Prendre le temps de la réflexion avec Thomas Friedman

 41FhTpYNmkL._SX327_BO1,204,203,200_Nous savons tous que notre monde se transforme à une vitesse accélérée. Thomas Friedman, triple prix Pulitzer, une éminente distinction américaine pour le journalisme, a couvert la vie internationale pour le New York Times pendant des décennies. Il a suivi l’expansion de la mondialisation en analysant les progrès fulgurants des processus scientifiques et techniques de la communication. En 2005, il publie un premier livre : « The world is flat » (1) qui montre comment le monde est devenu interconnecté. A travers une enquête internationale, ce livre fait apparaître un âge nouveau, et, en 2016, dans la même orientation, il publie un ouvrage qui va faire date en mettant en évidence l’accélération du changement et en nous interpellant sur les moyens d’y faire face : « Thank you for being late. An optimist’s guide to thriving in the age of acceleration » (2). Ce livre vient d’être traduit en français sous le titre : « Merci d’être en retard. Survivre dans le monde de demain » (3). Voilà un ouvrage qui éclaire singulièrement la scène sociale, politique et économique qui prévaut aujourd’hui. Comment et en quoi le changement s’est-il accéléré ? Comment faire face aux déséquilibres induits par cette accélération ? En quoi l’accroissement de la puissance appelle en regard une élévation de la conscience et comment envisager cette conscientisation ?  Dès sa parution en anglais, nous en avons présenté ici une analyse (4). Cette fois dans sa traduction française, nous nous centrons sur un aspect que nous avons peu abordé précédemment. Dans un contexte où les grandes données changent, non seulement « la machinerie, le marché et la nature », mais aussi la géopolitique, bien analysée par l’auteur, comment mettre en évidence la voie positive des innovations ? Thomas Friedman est pour nous un guide remarquable, à travers une expertise qui résulte aussi bien d’observations sur le terrain que de consultations des acteurs et des inventeurs du changement, et ce, pendant des décennies et sur tous les continents. Et, pour ce livre même, il a enquêté pendant deux ans et demi pour l’écrire : « J’ai du m’entretenir deux ou trois fois avec les principaux technologues pour vérifier que j’étais bien à jour ; ça ne m’était jamais encore arrivé. Comme si je poursuivais des papillons au filet » (p 190).  Voici donc un éclairage précieux à un moment où nous en avons particulièrement besoin en France.

 

Promouvoir l’innovation sociale et la formation permanente

L’accélération du progrès technologique suscite une pression généralisée.  « Les accélérations ont creusé un grand écart entre le rythme du changement technologique, celui de la mondialisation, celui des contraintes sur l’environnement et la capacité des individus et des institutions à s’y adapter et à les piloter » (p 191). Pour faire face, il y a une seule manière : « se maintenir dans une stabilité dynamique », innover dans tous les domaines et, en particulier dans le domaine social et éducatif. Comme les technologies matérielles évoluent à toute allure (selon la loi de Moore), en regard, les technologies sociales devraient « comprendre plus intimement comment fonctionnent la psychologie de l’individu, les organisations, les institutions et les sociétés afin d’accélérer leur adaptabilité et leur évolution ». « Chaque société, chaque collectivité doit accélérer le rythme auquel elle réimagine et réinvente ses technologies sociales » (p 193).

 

Mais demain qu’en sera-t-il du travail ? L’auteur rappelle la période heureuse et équilibrée de l’après-guerre. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, « l’emploi moyennement qualifié et bien payé a disparu comme ont disparu les pellicules Kodak. Il reste des  emplois très qualifiés, très bien payés. Il reste des emplois peu qualifiés, mal payés » (p 196). Il n’y a plus de chemin tout tracé. L’initiative est nécessaire, car « l’exigence de performances augmente pour tout le monde, individus et institutions » (p 192). L’auteur trace des voies nouvelles. Non, il n’y a pas de fatalité à ce que les robots s’emparent de tous les emplois. Cela n’arrivera que si nous les laissons faire, si nous n’innovons pas rapidement dans les domaines du travail, de la formation, des start-ups, si nous ne relançons pas le tapis roulant qui conduit de la formation initiale au marché du travail et à l’apprentissage tout au long de la vie » (p 195). De fait, l’emploi ne disparaît pas nécessairement comme on pourrait le redouter. Il se modifie. « La question centrale est celle des compétences et non des emplois en tant que tels. Il y a une grande différence entre automatiser certaines tâches et automatiser un emploi jusqu’à se passer de toute intervention humaine » (p 199).  Et même, d’après un chercheur américain, « l’emploi augmente significativement dans les métiers  qui ont davantage recours aux ordinateurs » (p 200). Ainsi les emplois ne disparaissent pas. Ils changent et ils requièrent des compétences nouvelles pour lesquelles on a besoin de formation. « Nos systèmes éducatifs doivent être repensés pour maximiser ces nouvelles compétences et aptitudes : « Bases solides en écriture, lecture, programmation et mathématiques ; créativité, sens critique, communication et collaboration, ténacité, automotivation, réflexes d’apprentissage continu, goût d’entreprendre  et d’improviser et, ce, à tous les niveaux » (p 204).

 

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle peut engendrer une « assistance intelligente », par exemple sous la forme de « plateformes web et mobiles permettant à tous les actifs d’accéder à une formation continue qualifiante sur un temps libre » (p 204). L’auteur nous donne un bel exemple de la mise en œuvre de l’assistance intelligente dans la reconversion du personnel d’un grand groupe en la fondant sur une offre de formation continue personnalisée (p 205-210). Aujourd’hui, de nombreux cursus apparaissent en ligne. Parmi les nombreuses initiatives en ce sens, la « Khan Academy » est une des plus connue. « Elle offre de courtes vidéos d’apprentissage accessibles sur You Tube dans tous les domaines. Non contente d’être devenue le premier assistant intelligent mondial de culture générale, l’entreprise s’est associée en 2014 au College Board, l’institution qui administre la préparation aux tests d’entrée à l’université et a créé une plateforme gratuite conçue pour aider les lycéens à combler  leurs lacunes (p 217-218). Ainsi, dans de nombreux domaines de la formation à la flexibilisation du travail et à la formation professionnelle, ces dispositions intelligentes ouvrent de nouvelles possibilités et élèvent le niveau de qualification.

 

Et voici encore une bonne nouvelle. Dans l’économie de demain, on aura également besoin de qualités affectives et relationnelles. « En dépit de tout ce que les machines savent faire aujourd’hui… il leur manque toujours une caractéristique humaine. Elles n’ont pas de compétences sociales. Or ces compétences ( coopération, empathie, adaptabilité) sont devenues indispensables dans le monde du travail actuelLes emplois riches en compétences sociales ont cru en plus grand nombre que les autres depuis 1980. De plus, les seuls emplois dont la rémunération a progressé régulièrement depuis 2000, exigent des compétences à la fois analytiques et sociales…Pour préparer les étudiants à ce changement, les établissements d’enseignement  devront modifier leurs cursus. L’accent est rarement mis sur les compétences sociales dans l’éducation traditionnelle » (p 229).

 

Contrôle ou chaos : un défi dans la vie internationale

Pendant la guerre froide, partagé en deux sphères d’influence, le monde était stable. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une nouvelle configuration. Le paysage a changé. « Le défi posé par les accélérations de l’après-après-guerre froide est particulièrement complexe. Il s’agit à la fois de dissuader les grandes puissances rivales comme autrefois, d’endiguer le Monde du Désordre, de juguler la désintégration des états fragiles dont les réfugiés menacent la cohésion de l’Union Européenne, de contenir et de désarmer les supercasseurs, tout cela dans un monde de plus en plus interdépendant. C’est pourquoi il est absolument vital de ré-imaginer (humblement) la géopolitique » (p 237).

Thomas Friedman nous décrit l’apparition et l’expansion d’un « Monde du Désordre » qu’il connaît bien pour l’avoir parcouru ces dernières années et mesurer les facteurs qui entrainent cet effondrement. « Les mondes du désordre ne se limitent pas aux zones de guerre du Moyen Orient. Ils s’étendent aux régions d’Afrique touchées par la désertification » (p 251). L’auteur nous montre comment de nombreux états sont en train d’imploser sous la pression du changement climatique et dans l’incapacité de suivre les accélérations technologiques et économiques. Il nous fait voir la détérioration des conditions de vie. Il met en évidence l’apparition et la diffusion de nouveaux comportements.

Ces pages sont émaillées par les descriptions du reporter qui va sur place et qui nous rapporte le vécu. Ainsi perçoit-on en direct les conséquences de la grande sécheresse qui frappe l’Afrique Sahélienne et engendre une émigration sauvage. C’est par exemple le spectacle de la ville d’Agadez au Niger où convergent des jeunes cherchant à traverser le Sahara pour gagner la Méditerranée. « Des dizaines de pick-up Toyota où s’entassent des centaines d’hommes jeunes se regroupent pour former une longue caravane qui les mènent en Lybie dans l’espoir d’embarquer pour l’Europe… Les passeurs, connectés aux réseaux de traite humaine qui maillent l’Afrique de l’Ouest, coordonnent le rassemblement clandestin des migrants cachés dans les caves d’Agadez à l’aide de l’appli mobile de messagerie WhatsApp… Le spectacle est hallucinant… » (P 254-255) . Le  constat global est alarmant. «  Le désordre et l’essor des supercasseurs au Moyen Orient et en Afrique… sont le produit d’états faillis incapables de suivre le rythme des accélérations et d’équiper leurs jeunes pour qu’ils réalisent leur potentiel. Ces tendances sont exacerbées par le changement climatique, l’explosion démographique et la dégradation de l’environnement qui sape l’agriculture dont vivent la majorité des populations africaines et moyen-orientales » (p 274).

 

En regard, Thomas Friedman trace quelques pistes d’intervention.

« Ce que les Etats-Unis et l’Occident peuvent faire et n’ont pas commencé à faire, c’est d’investir dans les… outils qui permettent aux jeunes de réaliser leur potentiel…. Et combattre ainsi l’humiliation, la seule et unique motivation à vouloir tout casser (p 275). « La meilleure contribution passe par le financement et le renforcement des écoles et des universités au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique Latine… Les îlots de raison peuvent d’élargir… » (p 177).

Amplifier les opportunités de formation, mais aussi « amplifier la possibilités pour les plus pauvres en Afrique notamment de rester sur leurs terres dans leurs villages est aussi important. L’auteur nous entretient à ce sujet des initiatives de Bill Gates et de Monique Barbut à la convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification. Ce sont parfois des actions qui paraissent modestes, mais ont une grande portée. « A travers mon travail pour la Fondation », nous dit Bill Gates, « j’ai vu beaucoup de pauvres élever des poules et j’ai appris énormément à ce sujet. A l’évidence, quiconque vit  dans misère s’en sortira mieux en élevant des poules » ( p 278).

Monique Barbut partage l’idée de Bill Gates de réparer les fondations pour stabiliser le bas de la pyramide, de sorte que les gens ne soient pas contraints de « fuir ou de se battre ». Et cela passe par un soutien de l’agriculture de subsistance. « Cinq cent millions d’exploitations ont moins de trois hectares. Elles font vivre directement 2,5 milliards de personnes, soit un tiers de la population mondiale ». Pour combattre la désertification, elle veut promouvoir « la grande muraille verte », un rideau de projets de régénération des sols qui s’étend sur toute la frontière sud du Sahara pour retenir le désert et ancrer les populations dans leurs villages » (p 286).

Enfin , l’auteur souligne l’importance de la connectivité à haut débit sans fil. « Toutes les études montrent que relier les pauvres aux flux éducatifs, commerciaux, informationnels et de bonne gouvernance tire la croissance et permet aux gens  de générer des revenus sans quitter leurs pays » (p 281).

L’auteur nous entretient par ailleurs des problèmes de sécurité au regard de la politique étrangère des Etats-Unis.

 

Quelle politique pour une société en crise ?

Dans une société en crise, comment s’adapter à l’accélération du changement et répondre aux problèmes nouveaux ?

Thomas Friedman explore les enseignements que nous pouvons tirer de la nature parce que celle-ci se montre particulièrement capable de faire face à des situations nouvelles. « Adaptabilité, diversité, entreprenariat, propriété, durabilité, faillite, patience et couche arable… Parce qu’elle applique ces stratégies en vue d’entretenir sa résilience, la nature connaît la vertu des interdépendances saines qui veulent que les composants d’un système croissent ensemble au lieu de s’entrainer mutuellement dans leur chute » (p 293).

L’auteur voit dans la nature des processus d’adaptation dont il est possible de s’inspirer dans les politiques publiques. A partir de là, il traite de cinq applications à la gouvernance d’aujourd’hui :

1)   S’adapter sans se sentir humilié face à des étrangers en supériorité

2)   Accepter la diversité

3)   Assumer ses responsabilités et ses propres problèmes

4)   Trouver le point d’équilibre entre national et local

5)   Aborder la politique et la résolution des problèmes l’esprit ouvert : entrepreneurial, hybride, hétérodoxe et non dogmatique. C’est à dire combiner et améliorer toutes les idées ou idéologies susceptibles de produire énergie et résilience quelle qu’en soit l’origine » (p 295).

A l’image de la nature : reconnaissance de la diversité. Le pluralisme n’exige pas qu’on abandonne son identité et ses engagements, mais qu’on vive ses différences, même religieuses, non pas dans l’entre-soi, mais en relation à autrui. Le pluralisme réel est construit sur le dialogue, c’est à dire le langage et l’écoute, l’échange, la critique et l’autocritique… Le retour sur investissement dans le pluralisme va grimper en flèche et devenir le premier avantage compétitif d’une société, pour des raisons à la fois politiques et économiques… » (p 301).

 

Face au défi de cette grande mutation, de ce changement accéléré, Thomas Friedman propose une approche innovante.

« Il faudra innover au travail pour identifier précisément ce que les hommes font mieux que les machines et encore mieux avec les machines, et former de plus en plus de gens à ces nouveaux métiers.

         Il faudra de l’innovation géopolitique pour diriger ensemble un monde où le pouvoir de l’individu, celui des machines, des flux et  de la multitude renversent les états faibles, arment les destructeurs et mettent sous tension les états forts.

         Il faudra de l’innovation politique pour réformer l’offre traditionnelle gauche-droite des partis nés de la révolution industrielle… et répondre aux nouvelles exigences de la résilience sociale et à l’ère des trois grandes accélérations.

         Enfin, il faudra de l’innovation sociétale, construire de nouveaux contrats sociaux, offrir de la formation tout au long de la vie, étendre les partenariats public-privé afin d’arrimer et d’énergiser des populations plus diverses et de bâtir des collectivités plus dynamiques » (p 192).

 

Certains livres nous permettent de trouver des repères dans le nouveau monde qui est en train d’apparaître. C’était le cas récemment avec le livre de Jean Staune : « Les clés du futur » (5). Cet ouvrage de Thomas Friedman ouvre également notre regard. Voilà pourquoi, nous ajoutons ici ce commentaire de la traduction française à celui que nous avions écrit à partir de la version originale (4). Nous avons centré cette analyse sur les innovations en cours ou à venir. Voici une réflexion qui se déroule à l’échelle internationale, mais qui vaut aussi pour notre pays et qui vient y éclairer utilement le débat public. L’auteur met en évidence les dangers et les menaces qui résulte des difficultés d’adaptation au changement accéléré qui s’opère actuellement. Mais on peut tirer parti positivement de la nouvelle technologie : « Je suis émerveillé par le potentiel qu’offre l’assistance intelligente pour diminuer la pauvreté, découvrir de nouveaux talents et trouver des solutions.. » (p 338). « Si nous parvenons à obtenir le minimum de coopération politique permettant le développement des technologies sociales pour encaisser le choc, à maintenir notre économie ouverte et à améliorer la formation de la population active, je suis convaincu que jamais dans l’histoire de l’humanité, autant de gens n’auront eu à leur portée une vie décente » ( p 339).

Cependant, c’est de notre regard que dépend notre manière d’aller de l’avant. Et, dans l’édition originale, Thomas Friedman insiste sur la nécessité d’un renouveau moral et spirituel. Ainsi, nous incite-t-il à appliquer « la règle d’or » quelque soit la version selon laquelle elle nous a été transmise. « La règle d’or, c’est de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’on vous fit ». C’est simple, mais cela produit beaucoup d’effet. Cela peut paraître naïf. Mais « Je vais vous dire ce qui est vraiment naïf. C’est ignorer ce besoin d’innovation morale à une époque où abondent des gens en colère, maintenant superpuissants. Pour moi, cette naïveté, c’est le nouveau  réalisme » (Version originale p 348).

Cette traduction rapide et bien écrite du livre de Thomas Friedman est particulièrement bienvenue dans la conjoncture actuelle. Elle porte comme sous-titre : « Survivre dans le monde de demain ». C’est l’évocation d’un appel qui monte dans notre société. De fait, la réponse de l’auteur va plus loin. Il trace un chemin pour vivre, comme ose l’affirmer le sous-titre de l’édition anglophone : « An optimist guide to thriving in the age of accelerations ». C’est un appel à la confiance.

 

J H

 

(1)            Thomas Friedman. The world is flat. A brief history of the twenty-first century. Farras, Strauss and Giroux, 2005                                 Voir « La grande mutation, les incidences de la mondialisation » sur le site de Témoins : http://www.temoins.com/la-grande-mutation-les-incidences-de-la-mondialisation/  Ce livre a été publié en français en 2006 : « La terre est plate ». une brève histoire du XXIè siècle »

(2)            Thomas Friedman. Thank you for being late. An optimist’s guide to thriving in the age of acceleration. Allen Lane, 2016

(3)            Thomas Friedman. Merci d’être en retard. Survivre dans le monde de demain. Saint Simon, 2017. Traduction de Pascale-Marie Deschamps

(4)            « Un monde en changement accéléré. La réalité et les enjeux selon Thomas Friedman… » : https://vivreetesperer.com/?p=2560

(5)            Jean Staune. Les clés du futur. Réinventer ensemble la société, l’économie et la science. Plon, 2015                       « Comprendre la mutation actuelle de notre société requiert une vision nouvelle du monde » : https://vivreetesperer.com/?p=2373

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