Empathie et bienveillance. Révolution ou effet de mode ?

 La montée de l’empathie. 

14937267872_SHUM293_258Empathie est un terme de plus en plus fréquemment employé. Sciences Humaines, dans son numéro de juin 2017, nous offre un dossier sur l’empathie (1).

« L’empathie est une notion désignant la compréhension des sentiments et des émotions d’un autre individu, voire, dans un sens plus général de ses états non émotionnels, de ses croyances. En langage courant, ce phénomène est souvent rendu par l’expression : « se mettre à la place de l’autre ». Cette compréhension se traduit par un décentrement, et peut mener à des actions liées à la survie du sujet visé par l’empathie. Dans l’étude des relations interindividuelles, l’empathie est donc différente des notions de sympathie, de compassion, d’altruisme qui peuvent en résulter ». Cette définition de Wikipedia (2) converge avec les significations dégagées par Sciences Humaines : « L’empathie cognitives consiste à comprendre les pensées et intentions d’autrui… L’empathie affective est la capacité de comprendre, non pas les pensées, mais les émotions d’autrui…L’empathie compassionnelle est l’autre nom de la sollicitude. Elle ne consiste pas simplement à constater la souffrance ou la joie d’autrui, mais suppose une attitude bienveillante à son égard ». Ainsi, en regard d’un individualisme égocentré, l’empathie fonde une relation attentionnée à autrui : « Se mettre à la place des autres ». Elle débouche sur la sollicitude, sur la bienveillance, sur la sympathie. C’est une capacité qui nourrit les relations humaines.

 

La montée de l’empathie

Pour qui perçoit les expressions de ceux qui s’intéressent à la vie humaine et à sa signification, à la fois sur le Web et dans la littérature courante, il apparaît que le terme : empathie est de plus en plus employé. Et on observe la même évolution positive pour un terme comme : bienveillance. On ressent là un changement d’attitude, une évolution dans les représentations comme si un nouveau paradigme émergeait peu à peu dans la vie sociale. A une époque troublée comme la notre, où les menaces abondent, où la violence s’exprime de diverses manières, notamment sur le Web, n’y aurait-il pas là une tendance à long terme qui soit pour nous une source d’encouragement et d’espoir. Dans ce dossier de Sciences Humaines, un article introductif de Jean-François Dortier : « Empathie et bienveillance, révolution ou effet de mode ? », nous aide à y voir plus clair (3).

« Comment un mot quasi inconnu, il y a un demi-siècle, a pris autant d’importance en si peu de temps ? Ce succès du mot en dit long tant sur la façon de penser les rapports humains que sur nos attentes dans ce domaine ». Jean-François Dortier nous présente ainsi un graphique très évocateur sur l’usage du mot « empathie » dans les livres de langue française de 1950 à aujourd’hui. En lente progression durant les décennies 1960, 1970 et 1980, l’usage grimpe en flèche dans les décennies 1990 et 2000.

De fait, cette progression est d’autant plus puissante  que la recherche sur ce thème et l’intérêt qu’il éveille, s’exerce dans une grande variété de champs. «  Dans le monde animal, l’éthologue Franz de Waal se taille de beaux succès avec ses ouvrages sur l’empathie chez les primates… Dans le règne animal, la solidarité est omniprésente… Chez le petit humain, l’empathie joue un rôle fondamental dès la naissance… ». Et cette disposition est nécessaire dans tout le processus d’éducation. Mais, plus généralement, « l’empathie est devenue un enjeu humain majeur pour comprendre les humains et construire le « vivre ensemble ». Au travail, à l’école, à l’hôpital, et même en politique (4), l’empathie et son corollaire la bienveillance sont sollicitées pour rendre les collectifs humains plus viables ». Il peut y avoir des difficultés et des oppositions, mais progressivement secteur après secteur, la bienveillance gagne du terrain. Ainsi, à la fin du XXè siècle, elle s’impose dans la théorie et la pratique du « care ». Elle va de pair avec l’apparition de la « communication non violente » et l’essor de la psychologie positive au début du XXIè siècle. Et comme en traite deux articles dans ce dossier, elle inspire de plus en plus l’éducation et pénètre dans la gestion des entreprises. A cet égard, nous avons rendu compte sur ce blog du livre phare de Jacques Lecomte : « Les entreprises humanistes. Comment elles vont changer le monde » (5). Par ailleurs, la progression de l’empathie dans les mentalités se réalise à l’échelle internationale comme le montre l’économiste et philosophe américain, Jérémie Rifkin, dans un livre de synthèse : « The empathic civilization. The rise to global consciousness in a world in crisis » (2009) traduit en français sous le titre : Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie » (6).

 

Un changement de regard

Face à une vision pessimiste de l’homme qui enferme celui-ci dans le mal et la violence, une vision qui remonte loin dans le temps et s’est appuyée sur des conceptions religieuses et philosophiques (7),

à l’encontre, un puissant mouvement est apparu et met l’accent sur la positivité. Il se manifeste à la fois dans les idées et dans les pratiques. En février 2011, déjà, Sciences Humaines avait publié un dossier : « Retour de la solidarité : empathie, altruisme, entraide » (8). Et Martine Fournier, coordinatrice de ce dossier, pouvait écrire : « L’empathie et la solidarité seraient-elles devenues un paradigme dominant qui traverse les représentations collectives ? De l’individualisme et du libéralisme triomphant passerait-on à une vision portant sur l’attention aux autres ? Le basculement s’observe aussi bien dans le domaine des sciences humaines et sociales qu’à celles de la nature. Ainsi, alors que la théorie de l’évolution était massivement ancrée dans un paradigme darwinien « individualiste » centré sur la notion de compétition et de gêne égoïste, depuis quelques années un nouvel usage de la nature s’impose. La prise en compte des phénomènes de mutualisme, symbiose et coévolution entre organismes tend à montrer que l’entraide et la coopération seraient des conditions favorables de survie et d’évolution des espèces vivantes à toutes les étapes de la vie ».

Il y a là un changement de regard. Les découvertes elles-mêmes dépendent pour une part des questions posées, c’est à dire d’une nouvelle orientation d’esprit. Une transformation profonde de la manière de penser et de sentir est en cours. Cette transformation porte une signification spirituelle. Elle rompt avec des représentations anciennes. Elle s’inscrit dans un contexte d’universalisation où différentes traditions viennent apporter leur contribution. Pour notre part, nous nous référons à la « parabole du bon samaritain » rapportée dans l’Evangile de Luc (10.29-37). L’empathie compassionnelle s’y manifeste puissamment. « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba au milieu des brigands qui le dépouillèrent, le chargèrent de coups et s’en allèrent, le laissant à demi mort… » Passent deux religieux sans lui prêter attention. « Mais un samaritain qui voyageait, étant venu là, fut ému de compassion lorsqu’il le vit… Il prit soin de lui ». Dans un livre sur la philosophie de l’histoire : « Darwin, Bonaparte et le Samaritain », Michel Serres voit notre humanité en train de sortir d’un état de violence et de guerre dans lequel elle a été enfermée pendant des millénaires. Et si la paix commence à apparaître, Michel Serres voit dans la figure du Samaritain l’emblème de l’entraide et de la  bienveillance. Cette parole de Jésus a grandi et porté des fruits.

 

Empathie, bienveillance : l’audience de ces notions est-elle un effet de mode ou une révolution ? S’interroge Jean-François Dortier dans le titre de son article en introduction du récent dossier de Sciences Humaines. Dans les tempêtes de l’actualité, on perçoit et on déplore des pulsions de violence et d’agressivité. Mais, par delà, à une autre échelle de temps, on peut apercevoir un autre mouvement. Le montée de l’empathie et de la bienveillance nous parait plus qu’un effet de mode.  Lorsqu’on mesure l’ampleur et la pénétration de ce mouvement, on peut y voir une évolution en cours des mentalités.

 

J H

 

(1)            Dossier : Les pouvoirs de l’empathie, p 24-45. Sciences Humaines, juin 2017

(2)            Empathie : Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Empathie

(3)            Jean-François Dortier. Empathie et bienveillance. Révolution ou effet de mode ? Sciences Humaines, juin 2017, p 26-31

(4)            Pour la première fois à notre connaissance, la bienveillance est apparue en politique. Ce fut dans la campagne présidentielle en marche d’Emmanuel Macron. Edouard Tétreau nous fait part de cette réalité dans un article des Echos : « Les leçons de la start Up Macron » (15 mai 2017) : « Leçon numéro 3 : cette réussite tient aussi – surtout ? – à un mot et une réalité bien rarement vue et entendue dans ma génération et les précédentes, dans le monde du travail en France. Ce mot et cette réalité s’appellent la bienveillance. En jetant les bases de son mouvement et de son pari, Emmanuel Macron a exigé, et obtenu, de ses plus proches collaborateurs, cette qualité-là. La bienveillance entre eux, et vers l’extérieur. Les cyniques du XXème siècle, ceux qui n’ont rien compris au film de ces dernières semaines, doivent s’esclaffer à l’évocation de ce mot, signifiant le « sentiment par lequel on veut du bien à quelqu’un ». La bienveillance n’est pas la faiblesse, ou la gentillesse façon Bisounours. Elle est l’apanage des forts, qui choisissent de mettre de côté leurs petits intérêts privés pour se mettre au service de l’intérêt général. Les médiocres ne pouvant s’occuper que d’eux-mêmes ».

(5)            Jacques Lecomte. Les entreprises humanistes. Les Arènes, 2016. Mise en perspective sur ce blog : « Vers un nouveau climat de travail dans une entreprise humaniste et conviviale » : https://vivreetesperer.com/?p=2318

(6)            Jérémie Rifkin. Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie. Les Liens qui Libèrent, 2011. Mise en perspective sur le site de Témoins : « A propos du livre de Jérémie Rifkin » : http://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/

(7)            Ce regard négatif sur l’homme a été lié à une conception écrasante du péché originel. Voir à ce sujet : Lytta Basset. Oser la bienveillance. Albin Michel, 2014  Voir sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=1842 Un autre facteur a été le Darwinisme social associé à une conception matérialiste. Voir le chapitre : « The theory of evolution and christian theology : from « the war of nature » to natural cooperation and from « the struggle for existence » to mutual recognition » p 209-223, dans : Jürgen Moltmann. Sun of righteousness, arise ! God’s future for humanity and the Earth. Fortress Press, 2010

(8)            Le retour de la solidarité. Dossier animé par Martine Fournier. Sciences humaines, février 2011. Mise en perspective sur ce blog : « Quel regard sur la société et sur le monde ? » : https://vivreetesperer.com/?p=191

(9)            Michel Serres. Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire. Le pommier, 2016. Sur ce blog, mise en perspective : « Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort » : https://vivreetesperer.com/?p=2479

 

Voir aussi :

« Pour un processus de dialogue en collectivité » : https://vivreetesperer.com/?p=2631

« Branché sur le beau, le bien, le bon » :

https://vivreetesperer.com/?p=2617

« Comment la bienveillance peut transformer nos relations :

https://vivreetesperer.com/?p=2400

Pour des oasis de fraternité

https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/41lLBAkJuXL._SX262_BO1,204,203,200_.jpgPourquoi la fraternité ?
Selon Edgar Morin

Edgar Morin vient de publier un petit livre : « La fraternité. Pourquoi ? » (1). C’est une alerte. C’est un appel. C’est, en quelque sorte, un manifeste. Et ce manifeste nous est adressé par un des plus grands penseurs de notre époque (2). Au fil des années, Edgar Morin ne nous rapporte pas seulement une vie militante et créative, mais, sociologue et philosophe, il est également un immense penseur, un penseur encyclopédique, un penseur pionnier, auteur d’une série de livres intitulée : « La Méthode » : apprendre à envisager la globalité et à reconnaître la complexité.

Au cours de décennies de recherche, Edgar Morin a écrit un grand nombre de livres couronnés par une audience internationale, puisque traduits en 28 langues. Alors pourquoi y ajoute-t-il aujourd’hui un livre engagé, en réponse aux inquiétudes suscitées par les tensions et les dérives qui se manifestent dans nos sociétés ?

Face aux périls

Dans une récente vidéo (3), Edgar Morin n’hésite pas à déclarer :
« Le pire est envisageable, mais le meilleur est encore possible ». C’est dire l’importance de l’enjeu, mais quelles sont donc les menaces ?

Si l’individualisme comporte des aspects positifs comme les possibilités ouvertes par l’autonomie personnelle, il entraine également une « dégradation des solidarités » (p 38). De même, la mondialisation a un « effet paradoxal » : « Elle crée une communauté de destin pour toute l’humanité en développant des périls globaux communs : la dégradation de la biosphère, l’incertitude économique et la croissance des inégalités, la multiplication des armes… » (p 41). Et puis, Edgar Morin dénonce également des modes de pensée qui engendrent des effets négatifs. Certes, « La domination d’une pensée qui sépare et compartimente, et qui, elle-même, ne peut accéder aux problèmes fondamentaux et globaux de la société » nous paraît ancienne, mais elle prend force lorsque « le mode de connaissance dominant devient le calcul, qui traduit toutes les réalités humaines en chiffres et ne voit dans les individus-sujets que de objets » (p 39). Ainsi, dans ces conditions, les trois moteurs couplés : sciences-techniques-économies conduisent aux catastrophes écologiques, au péril mortel des armes nucléaires et autres, aux déshumanisations de tous ordres » et, en même temps, aux dangers du transhumanisme » (p 51). En regard, Edgar Morin nous présente un ensemble de propositions. Cette voie nouvelle passe par un « changement de notre façon de connaître et de penser, réductrice, disjonctive, compartimentée pour un mode de pensée complexe qui relie, capable d’appréhender les phénomènes dans leur diversité et leur unité ainsi que leur contextualité » (p 52).

Cependant, si la conflictualité prend des formes nouvelles, elle s’inscrit dans une longue histoire. Il y a bien des maux terribles dans notre passé. La mise en garde vis à vis des périls actuels ne doit pas nous les faire oublier (4). Edgar Morin ne les évoque pas ici, mais il analyse les racines anthropologiques et idéologiques de la conflictualité.

La force de l’entraide

Le grand livre de Darwin, « De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la lutte pour l’existence dans la nature » (1859-1861) a été lu, à une époque, comme « confirmant le développement des plus agressifs et mieux adaptés à un monde conflictuel, et utilisé comme justification pseudo-scientifique du darwinisme social. Le penseur libertaire, Pierre Kropotkine, s’opposa vigoureusement à cette doctrine politique comme à l’interprétation dominante du darwinisme où le « struggle for life » devenait le déterminant de la solution au profit des meilleurs… » (p 17). Edgar Morin nous montre comment le darwinisme social a perdu son emprise. Aujourd’hui, on reconnait l’importance de la symbiose et des relations associatives. Face aux forces de conflit et de destruction, « les forces

d’association et d’union s’activent dans les écosystèmes » (p 21) Aujourd’hui, l’entraide est reconnue comme une force motrice (5).

La fraternité : une grande aspiration

Le fraternité, c’est une nécessité sociale, c’est aussi un besoin intérieur… Ainsi Edgar Morin ne trace pas uniquement un chemin collectif. Il raconte l’histoire de sa vie. Il exprime un ressenti. « De même que je n’ai jamais pu vivre sans amour, je n’ai jamais pu vivre sans fraternité… Il y a les grandes fraternités durables. Mais il y a aussi les fraternités provisoires. Ces fraternités dues à la rencontre, au hasard, à la communion, à l’adhésion enthousiaste, à des je-ne-sais quoi où deux êtres se reconnaissent plus que camarades, sont des moments solaires qui réchauffent nos vies dans leur cheminement dans un monde prosaïque (p 35-36).

Liberté, égalité, fraternité, belle devise (6) mais « la fraternité ne peut pas venir d’une injonction statique, supérieure, elle doit venir de nous (p 9). Elle peut s’appuyer sur une aspiration humaine. Les sources du sentiment qui nous portent vers autrui, collectivement (nous) ou personnellement (tu) sont les sources de la fraternité (p 11).

Mais Edgar Morin sait combien cette fraternité doit être entretenue, car elle est menacée par des forces opposée. Il y a opposition entre tout ce qui pousse à l’union -eros- et, d’autre part, tout ce qui pousse au conflit -polemos- ainsi que ce qui nous pousse à la destruction et à la mort -thanatos- » (p 25). Il y a interaction. Ainsi, « tout ce qui ne régénère pas, dégénère et il en est ainsi de la fraternité »

Des oasis de fraternité

Face à des menaces bien identifiées, Edgar Morin entrevoit « un bouillonnement d’initiatives privées, personnelles, communautaires, associatives qui font germer ici et là les ébauches d’une civilisation vouée à l’épanouissement personnel dans l’insertion communautaire… il y a là comme des oasis… (p 44). On retrouve dans la description d’Edgar Morin un foisonnement d’innovations, des fablabs (laboratoires de fabrication collaboratifs) à toute la gamme des initiatives écologiques et sociales. A cet égard, le film : « Demain » nous avait bien montré le sens de ce mouvement (7) . Ce blog rapporte des innovations de ce genre (8).

« Nous devons tout faire pour sauvegarder et développer la fraternité des oasis. Le déferlement des forces négatives en notre époque de régressions éthiques et politiques généralisées, rend de plus en plus nécessaire la constitution de ces oasis. Nous devons créer des ilots de vie autre, nous devons multiplier ces ilots, car, ou bien les choses vont continuer à régresser et les oasis seront des ilots de résistance de la fraternité, ou bien, il y aura des possibilités positives et ce seront les points de départ d’une fraternité plus généralisée dans une civilisation réformée » (p 36).

Montée d’une prise de conscience

Il apparaît de plus en plus aujourd’hui que le rationalité technique et scientifique ne suffit pas. La relation humaine est essentielle dans toutes ses dimensions éthiques : care, empathie, fraternité. C’est un mouvement général qui s’exprime également sur le plan spirituel. Si, de par son histoire personnelle et le cheminement de sa réflexion, agnostique, Edgar Morin n’entre pas dans la dimension religieuse, son éloge de la fraternité rejoint les croyants engagés en ce sens.

L’amour partagé est au cœur de l’Évangile. Il a cheminé parfois en sous-main dans des moments peu avenants de la chrétienté. Michel Clévenot a pu écrire une histoire de la pratique chrétienne sous le titre : « Les hommes de la fraternité » (9). Et, dans son grand livre : « Le Phénomène humain » (10), Pierre Teilhard de Chardin voit dans l’amour, le cœur du vécu chrétien : « L’amour chrétien, chose incompréhensible pour ceux qui n’y ont pas gouté. Que l’infini et l’intangible puissent être aimable ; que le cœur humain puisse battre pour son prochain d’une charité véritable : ceci paraît à bien des gens que je connais tout simplement impossible… Et cependant, que fondé ou non sur une illusion, ce sentiment existe, et qu’il est même anormalement puissant, comment en douter – rien qu’à enregistrer brutalement les résultats qu’il ne cesse de produire autour de nous… Et n’est-ce pas un fait enfin, celui là, je le garantis, que si l’amour de Dieu venait à s’éteindre dans l’âme des fidèles, l’énorme édifice de rites, de hiérarchie et de doctrines que représente l’Eglise retournerait instantanément dans la poussière dont il est sorti » (écrit en 1938-1940). Aujourd’hui, à travers la pensée théologique de Jürgen Moltmann (11), nous apprenons à reconnaître l’inspiration de l’Esprit dans la manifestation de la fraternité où qu’elle soit, souvent dans des espaces où la référence religieuse s’en est allée.

Sur ce blog, un précédent article annonçait la recherche actuelle de fraternité : « Appel à la fraternité ». Ce livre d’Edgar Morin, accessible à tous est la contribution d’un grand penseur à cette quête. L’engagement d’un homme de savoir dans cette cause nous paraît hautement significatif.

J H

  1. Edgar Morin. La Fraternité. Pourquoi ? Actes Sud, 2019
  2. Edgar Morin Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Edgar_Morin
  3. Entretien avec Edgar Morin 28 mars 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=RghwWsPihs0
  4. Ne pas oublier l’âge dur dont nous sommes sortis depuis quelques décennies : Michel Serres  Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
  5. Face à la violence, l’entraide : le livre de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
  6. Une vision de la liberté, selon Jürgen Moltmann : https://vivreetesperer.com/une-vision-de-la-liberte/
  7. Le film « Demain » : https://vivreetesperer.com/le-film-demain/
  8. Le mouvement collaboratif, qui se développe actuellement, présente des facettes différentes : des communautés fraternelles, mais aussi des entreprises solidaires. Peu présent dans ce livre sur la fraternité, cet aspect économique doit être mis en valeur. La convergence est manifeste dans le livre d’Isabelle Delannoy : « L’économie symbiotique » . La présentation de ce livre est accompagnée de la mention des initiatives analysées sur ce blog : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/
  9. Michel Clévenot. Les hommes de la fraternité en 12 volumes « Les hommes de la fraternité. Une histoire post-moderne du christianisme » : https://www.religiologiques.uqam.ca/no9/cleve.pdf
  10. Pierre Teilhard de Chardin. Le phénomène Humain. Seuil (Points Sagesse) Citation : p 297-298
  11. Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999 « Un Esprit sans frontières » : https://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/
  12. Sur ce blog : « Appel à la fraternité » avril 2015 : https://vivreetesperer.com/appel-a-la-fraternite/

Tout se tient

https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/41konamFXZS._SX327_BO1,204,203,200_.jpgRelions-nous ! : un livre et un mouvement de pensée

 Les temps modernes se caractérisent par l’émancipation et l’autonomie de l’individu. Mais aujourd’hui, on ressent également les excès de l’individualisme. C’est ainsi qu’on appelle à plus de convivialité et plus de fraternité (1). Et de même, on prend conscience des méfaits de la domination de l’homme sur la nature à la suite de l’affirmation cartésienne. L’homme s’est extrait de la nature pour la dominer. Cette séparation produit aujourd’hui des fruits amers. Elle s’inscrit dans le développement d’une civilisation mécaniste. Mais aujourd’hui apparaît un mouvement en faveur d’un changement de paradigme. Face à une approche purement analytique qui débouche, en fin de compte sur un éclatement et un compartimentage des savoirs, une approche holistique se développe et on cherche actuellement une intégration dans la reconnaissance des interrelations. C’est l’avènement de l’écologie. Il y a aujourd’hui une nouvelle manière de connaître bien mise en évidence par de grands penseurs comme Michel Serres (2) et Edgar Morin (3). C’est la prise en compte de la complexité (3). Aujourd’hui, face au malaise engendré par la division, la séparation dans la vie sociale comme dans la vie intellectuelle, des mouvements se dessinent pour une nouvelle reliance. Ainsi un livre vient de paraître avec un titre significatif : « Relions nous ! » (4).

Ce livre se présente ainsi :

« Nous vivons une vraie crise de la représentation et donc une crise politique. Nous continuons à interpréter le monde selon des concepts dépassés… Aujourd’hui, le cœur des savoirs n’est plus la séparabilité, mais à l’inverse, les liens, les interdépendances, les cohabitations.

Cinquante des plus éminents philosophes, scientifiques, économistes, historiens, anthropologues, médecins, juristes, écrivains… chacun dans leur domaine, éclairent magistralement cette transition à l’œuvre et émettent des propositions pour mieux la conforter ou l’émanciper. Cette constitution dessine, à la lumière des liens, un nouveau paysage de la pensée et donc, d’une certaine manière, un nouveau corps politique… » (page de couverture).

 

En transition vers une nouvelle vision du monde

Cofondateurs des éditions : « Les liens qui libèrent », Henri Trubert et Sophie Marinopoulos, dans le prologue de cet ouvrage, nous disent comment ils envisagent le changement profond qui est en voie de transformer notre vision du monde et de susciter l’émergence d’un nouveau paradigme : « Nous continuons à penser le monde selon des conceptions dépassées issues des temps modernes. Aujourd’hui, le cœur des savoirs, son mouvement infus n’est plus la séparabilité et ses différents attributs : séparation homme/nature, homme considéré comme maitre et possesseur de lui-même ; les diverses notions de propriété, temps linéaire, objectivité, chosification, causalité locale, identité, déterminisme, verticalité… ainsi que leurs conséquences sociales et politiques, à savoir l’imaginaire du progrès infini, l’économisme, le réductionnisme, le rationalisme, l’individualisme, le productivisme… Ce serait plutôt l’interdépendance ou mieux la transdépendance (chaque domaine étant lui-même traversé par un dehors) (p7-8). En termes plus accessibles, les auteurs décrivent ainsi la transition : « Nous passons d’une société constituée d’objets distincts gouvernés par des forces extérieures à une société de relations, de compositions ou d’interactions » (p 8). Ce mouvement ne date pas d’hier. « Il est un long processus, mais qui n’a pas encore réellement infusé notre société… autant que nos manières d’éprouver et d’habiter le monde » (p 8).

 

Un milieu émergent

Comment le courant de pensée qui a pris conscience de la nécessité de cette transition se manifeste-t-il aujourd’hui ?

Ce recueil de textes s’accompagne d’une initiative de rencontre entre les participants. Les propositions des uns et des autres pour une nouvelle civilisation sont appelées à se présenter dans un «  parlement » pour faire une « constitution des liens ». « La « constitution des liens »… a pour ambition de partager un nouveau paysage… » « Il s’agit d’ouvrir un nouvel horizon »… « Cette constitution est une matière vive à délibérer, amender ou enrichir… Il est urgent collectivement d’expérimenter, de faire vivre cette transition qui touche à la fois nos savoirs, mais également nos perceptions et nos émotions » (p 9). Il y a aussi un effort de diffusion vers le grand public. Début juin 2021, les participants ont été appelés à participer à une conversation au Centre Beaubourg.

Les auteurs de ce recueil sont cofondateurs des éditions : Les liens que libèrent. Ce mouvement s’inscrit dans l’orientation engagée de longue date par cette maison d’édition telle qu’elle se présente sur son site (5) : « La maison d’édition LLL, Les Liens qui Libèrent, créée en association avec Actes Sud, se propose d’interroger la question de la crise des liens dans les sociétés occidentales. Depuis la fin du XIXè siècle, les liens sont reconnus constitutifs de toute expression de la réalité. Toute entité ou système se construit, se développe, se diversifie par les interactions qu’il entretient avec son milieu… Que ce soit en biologie… en physique… en psychologie… en ethnologie, dans les domaines de l’économie, sociaux… ou bien entendu environnementaux. Or nos sociétés occidentales sont marquées du sceau de la déliaison… C’est cette véritable crise de la déliaison de nos sociétés que nous nous efforcerons de questionner… ». Si nous envisageons différemment les auteurs de catalogue des éditions LLB, nous apprécions particulièrement les livres de deux d’entre eux : Jérémy Rifkin (6) et Pablo Servigne (7).

 

Des intervenants nombreux et bienvenus

Ce livre aborde un champ très vaste puisqu’il traite de plus de trente domaines de savoir. On passe de l’agriculture à l’architecture, de l’art à la biologie, de la croissance et du bien être à la démocratie, de l’éducation à la langue et aux médias. Rien n’échappe à cette table des matières où apparaissent le monde végétal et le monde animal, les sciences du vivant, les neurosciences et la physique quantique, l’économie, la santé mais aussi la religion…

Parmi les intervenants, on découvre des personnalité reconnues comme Patrick Viveret, acteur pour le développement de la convivialité, Pablo Servigne, auteur d’un livre pionnier sur l’entraide (7), Philippe Meirieu, réputé pour son œuvre en éducation, Baptiste Morizot, inventeur d’une nouvelle manière de communiquer avec le monde animal, Delphine Horvilleur, une femme rabbin à la parole qui porte, Abdennour Bidar, connaisseur de l’Islam et artisan d’une spiritualité ouverte et relationnelle. Il y a au total 54 intervenants.

Les contributions sont courtes et denses et s’accompagnent de propositions. Pour certaines, elles s’expriment dans un vocabulaire spécialisé et requièrent un effort du lecteur. C’est une observation qui a été également formulée par un(e) des journalistes en discussion avec Abdennour Bidar dans un dialogue sur France Inter à propos d’un colloque organisé à Beaubourg sur ce livre (8). Au total, nous dit Abdennour Bidar, il y a là un effort pour mettre en dialogue les uns et les autres. Si les participants participent à une culture commune, il peut y avoir également des différends entre eux. Le but de la conversation est de « construire des désaccords » et de « trouver des terrains d’entente ». Comment développer une espérance commune ? Il nous faut « construire une manière commune de résister au risque de l’effondrement intérieur lorsqu’on ressent la menace d’un effondrement de civilisation ». Cet appel au dialogue est au cœur du chapitre écrit par Abdennour Bidar et Delphine Horvilleur sur la religion. Comment favoriser le dialogue  entre athées, agnostiques, croyants ?

 

En regard de ce changement civilisationnel, une transformation spirituelle

Ce livre : « Relions-nous » témoigne d’une transformation profonde, intellectuelle et sociale. C’est un processus qui s’amplifie.

En regard, nous pouvons voir aussi une transformation spirituelle en cours aujourd’hui. Il y a dix ans déjà, dans son livre : « La guérison du monde » (2012) (9), Frédéric Lenoir évoquait une contestation de la vision « mécaniste » du monde, en faveur d’une vision « organique ». Et il observait une évolution dans les attitudes. « Si l’affirmation de l’individu est au cœur de la société moderne, il décrit trois phases successives dans la manifestation de l’autonomie : « L’individu émancipé, l’individu narcissique et l’individu global ». Dans cette troisième phase, un formidable besoin de sens se manifeste.

Cette montée de la spiritualité s’exprime en termes relationnels. Ainsi, au terme d’une remarquable enquête, dans son livre : « Something there » (10), David Hay définit la spiritualité, comme « une conscience relationnelle dans une relation avec soi-même, avec les autres , avec la nature et avec la présence divine ».

 

En regard, une théologie renouvelée

En regard de cette civilisation émergente, apparait une théologie émergente. La théologie pionnière de Jürgen Moltmann ouvre des horizons en phase avec cette civilisation émergente (11). Et justement, elle joue un rôle d’avant garde parce que elle relie les apports de traditions séparées et trop souvent étanches les unes aux autres. C’est le cas dans la théologie de l’espérance qui prend en compte la tradition juive du prophétisme ou la nouvelle théologie trinitaire et la théologie de la création qui accueille une dimension de la tradition orthodoxe (12). En affirmant sa veine écologique et l’œuvre de l’Esprit, Jürgen Moltmann associe sa voix à celles que nous venons d’entendre.

« La pensée moderne s’est développée en un processus d’objectivisation, d’analyse, de particularisation et de réduction. L’intérêt et les méthodes de cette pensée sont orientés vers la maitrise des objets et des états de chose. L’antique règle romaine de gouvernement : « Divide et impera » imprègne ainsi les méthodes modernes de domination de la natureA l’opposé, certaines sciences modernes, notamment la physique nucléaire et la biologie, ont prouvé à présent que ces formes et méthodes de pensée ne rendent pas compte de la réalité et ne font plus guère progresser la connaissance. On comprend au contraire beaucoup mieux les objets et les états de chose quand on les perçoit dans leurs relations avec leur milieu et leur monde environnant… La perception intégrale est nécessairement moins précise que la connaissance fragmentaire, mais plus riche en relations… Si donc on veut comprendre le réel comme réel et le vivant comme vivant, on doit le connaître dans sa communauté originale et propre, dans ses relations, ses rapports, son entourage… Une pensée intégrante et totalisante s’oriente dans cette direction sociale vers la synthèse, d’abord multiple, puis enfin totale… » (13).

Cette approche relationnelle inspire la nouvelle théologie trinitaire. « Dans le passé, on pensait en terme de « substances » plutôt qu’en terme de relations. Dans le nouveau mode de pensée, la Trinité est envisagée en terme de relations et de mouvements… Le renouveau de la pensée trinitaire s’inscrit dans une inspiration profondément biblique et en continuité avec les premiers siècles de l’Eglise… Les personnes divines habitent l’une dans l’autre. Dans cette interrelation, Dieu invite les êtres humains à entrer dans une unité ouverte… Dieu n’est pas un « Dieu solitaire qui soumet ses sujets comme des despotes terrestres l’on fait en son nom ». C’est un Dieu vivant, relationnel dans son être même et dans son rapport avec les créatures » (14).

Et de même, Dieu n’est pas un Dieu lointain qui a créé le monde une fois pour toute et le considère de l’extérieur… « Dieu n’est pas seulement le créateur du monde, mais l’Esprit de l’univers. Grace aux forces et aux possibilités de l’Esprit, le Créateur demeure auprès de ses créatures, les vivifient, les maintient dans l’existence et les mènent dans son royaume futur »… « L’Esprit saint suscite une communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu » (15).

La même approche relationnelle apparaît chez d’autres théologiens présents sur ce site. Ainsi Richard Rohr, franciscain américain, a écrit un livre inspirant : « la Danse Divine » (16) en évocation du Dieu trinitaire. Rappelant qu’Aristote mettait la « substance » » tout en haut de l’échelle et que cette conception a influencé la théologie occidentale, Richard Rohr écrit : « Maintenant nous voyons bien que Dieu n’a pas besoin d’être une « substance », Dieu lui-même est relation… Comme la Trinité, nous vivons intrinsèquement dans la relation. Nous appelons cela l’amour. En dehors de cela, nous mourrons rapidement ».

Bertrand Vergely, philosophe de culture orthodoxe, appelle à la conscience de la Vie dans tout ce qu’elle requiert et entraine. « Quand on vit, il n’y a pas que nous qui vivons. Il y a la Vie qui vit en nous et nous veut vivant. Il y a quelque chose à la base de l’existence… Quand nous rentrons en nous-même, nous découvrons un moi profond porté par la vie avec un grand V » (17).

Aujourd’hui, dans cette nouvelle conscience relationnelle, monte une nouvelle manière de croire.

C’est ce qu’exprime une historienne et théologienne américaine, Diana Butler Bass : « Ce qui apparaît comme un déclin de la religion organisée, indique en réalité une transformation majeure dans la manière dont les gens se représentent Dieu et en font l’expérience. Du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe à un sens plus intime du sacré qui emplit le monde. Ce mouvement d’un Dieu vertical à un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communauté humaine, est au cœur de la révolution spirituelle qui nous environne » (18). Nous voyons des convergences entre la pensée de Diana Butler Bass et de Jürgen Moltmann que nous exprimons dans le titre d’un article : « Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient » (19).

La prise de conscience écologique requiert et suscite une nouvelle approche théologique où la relation est première, une écothéologie. A cet égard, l’œuvre de Michel Maxime Egger nous paraît particulièrement éclairante. Depuis la publication d’un livre fondateur : « La Terre comme soi-même » (Labor et Fides, 2012), Michel Maxime Egger poursuit son engagement comme auteur et militant, comme sociologue, théologien et acteur spirituel (20).

Comment ce changement dans les représentations se manifeste-t-il dans le vécu quotidien ? A ce sujet, le témoignage écrit par Odile Hassenforder en 2008 nous paraît particulièrement significatif : « Assez curieusement, ma foi en notre Dieu qui est puissance de vie s’est développée à travers la découverte de nouvelles approches scientifiques qui transforment notre représentation du monde. Dans une nouvelle perspective, j’ai compris que tout se relie à tout et que chaque chose influence l’ensemble. Tout se tient. Tout se relie. Pour moi, l’action de Dieu s’exerce dans ces interrelations. Dans cette représentation, Dieu reste le même, toujours présent, agissant à travers le temps. Je fais partie de l’univers. Je me sens reliée à toute la création. Alors, dans un tel contexte, je conçois facilement que Jésus- Christ ressuscité relie l’humanité comme l’univers au Dieu Trinitaire… » (21).

Voici un parcours qui nous a mené de la prise de conscience par un milieu d’experts, de l’importance des relations dans tous les domaines de la pensée, des sciences à la philosophie et dans toutes les pratiques humaines, de l’agriculture à l’éducation et à la santé, à un mouvement spirituel et théologique. « Relions nous ! » Cependant le recueil, qui porte ce titre, aborde la religion sous un angle particulier : favoriser le dialogue entre différents interlocuteurs. Et pourtant, il y a bien plus à dire. La prise de conscience des interrelations est un mouvement qui nous concerne tous jusque dans l’essentiel de nos vies. C’est un mouvement qui monte et s’amplifie dans le registre spirituel et dans le champ religieux. « Tout se tient. Tout se relie ». Relions-nous…

J H

 

(1) Appel à la fraternité : https://vivreetesperer.com/appel-a-la-fraternite/ Pour des oasis de fraternité : https://vivreetesperer.com/pour-des-oasis-de-fraternite/

(2) Michel Serres. Petite Poucette : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-detre-et-de-connaitre-3-vers-un-nouvel-usage-et-un-nouveau-visage-du-savoir/

(3) Convergences écologiques : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/

(4) Relions nous. La constitution des liens. L’an1. Les liens qui libèrent, 2021

(5) Les liens qui libèrent : http://www.editionslesliensquiliberent.fr/unepage-presentation-presentation-1-1-0-1.html

(6) Vers une civilisation de l’empathie (Jérémie Rifkin) : https://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/

Un avenir pour l’économie : La troisième civilisation industrielle (Jérémie Rifkin) : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-un-avenir-pour-l’economie/

Le New Deal Vert (Jérémie Rifkin) : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-un-avenir-pour-l’economie/

(7) L’entraide. L’autre loi de la jungle. Pablo Servigne : https://vivreetesperer.com/?s=Entraide&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes

(8) Comment recréer du lien. Un grand face à face sur France inter : https://www.youtube.com/watch?v=E7_eZ-5QMys

(9) Frédéric Lenoir . La guérison du monde : https://vivreetesperer.com/un-chemin-de-guerison-pour-lhumanite-la-fin-dun-monde-laube-dune-renaissance/

(10) David Hay . Something there. La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle » : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/

(11) Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann : https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/

(12) L’évolution de la théologie de Moltmann. Une théologie qui relie : D Lyle Dabney : The turn to pneumatology in the theology of Moltmann https://place.asburyseminary.edu/cgi/viewcontent.cgi?referer=https://www.google.fr/&httpsredir=1&article=1474&context=asburyjournal

(13) Voir : Convergences écologiques : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/

(14) Dieu, communion d’amour : https://lire-moltmann.com/dieu-communion-damour/

(15) Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/

(16) Richard Rohr. La danse divine. https://vivreetesperer.com/?s=La+danse+divine&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes

(17) Bertrand Vergely Prier. Un philosophie https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-rencontrer-une-presence/

(18) Une nouvelle manière de croire : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-de-croire/

(19) Dieu vivant. Dieu présent. Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/

(20) L’espérance en mouvement : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/

Un chemin spirituel vers un nouveau monde :  https://vivreetesperer.com/un-chemin-spirituel-vers-un-nouveau-monde/

(21) Odile Hassenforder. Dieu, puissance de vie : https://vivreetesperer.com/dieu-puissance-de-vie/

Une communauté enfantine fondée sur l’amour

 

 

Comment je suis devenue « maman » de soixante orphelins à Brazzaville

 

Sœur Marie-Thérèse nous raconte comment son amour des enfants l’a conduite à tout quitter pour recueillir des orphelins et enfants des rues à Brazzaville. Au sein de la maison Notre Dame de Nazareth, tous se voient offrir une chance de vivre dans une famille d’adoption régie par l’amour. Sœur Marie-Thérèse nous présente cette grande aventure dans un « talk » diffusée par TEDx Paris (1) : « Comment je suis devenue « maman » de 60 orphelins de Brazzaville ».

 

En effectuant une visite quotidienne en prison, Sœur Marie-Thérèse a rencontré un petit garçon de trois ans, Albert, qui y vivait avec sa maman incarcérée. Bouleversée par cet enfant, elle l’a accueilli et gardé jusqu’à la libération de sa mère. A partir de là, Marie-Thérèse nous rapporte combien elle a été poussée par une forte motivation : « Cette étincelle est devenue en moi un feu dévorant. Ce feu pousse à prendre des décisions déroutantes, voire scandaleuses pour l’entourage, une folie pour les sages. Ce feu est impérieux. Il bannit la peur… Le 5 septembre 1998, pour être plus disponible aux enfants en détresse, j’ai tout quitté. Je suis partie de ma congrégation avec une vingtaine d’enfants. Je n’avais ni maison, ni argent, ni santé. Ma seule richesse était ma confiance en Dieu ».

 

C’est une grande aventure qui commence : « Les enfants et moi, étions au même niveau. Nous sommes toujours au même niveau. Je n’ai pas la fierté, la satisfaction et l’orgueil de celui qui donne. Nous vivons de dons. Ce n’est pas toujours facile, mais qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour donner de la joie aux enfants ! Aujourd’hui, ils sont une soixantaine, filles et garçons. Ils m’appellent maman ».

 

Cette communauté est organisée dans un esprit d’entraide et de soutien mutuel. « Le travail est le pilier de la maison et notre prière quotidienne en est le ciment ». Il y a quatre groupe de travail qui ont pour tâche : le ménage, la cuisine, la vaisselle, le soin porté aux enfants (toilette et sécurité). « A la tête de chaque groupe, il y a un aîné qui supervise le travail et me donne un compte-rendu. Tous les groupes se permutent chaque semaine de telle sorte que les responsabilités soient partagées en tenant compte des capacités de chacun. Ainsi, personne n’est laissé au bord du chemin. Chacun  a sa place et se sent valorisé ».

 

Cette grande famille est fondée sur la confiance mutuelle : « Il n’y a pas de famille s’il n’y a pas de confiance mutuelle les uns envers les autres. Pour cela, il faut que le dialogue ait une place de choix.  Dans le dialogue, la confiance prend racine. La confiance que je leur fais, peut leur permettre d’avoir confiance en eux. Je pense ainsi travailler à l’autonomie. L’entraide est une vertu cardinale de la maison. Les plus grands aident les plus petits. Ils les consolent quand ils ont des chagrins. Les bien portants aident les malades ».

 

 

Cette famille est une aventure fondée sur l’amour. « Comme toutes les familles, la  nôtre n’est pas parfaite. Il y a beaucoup de problèmes et de soucis. Notre famille est fragile, mais elle est fantastique. Elle est soudée et les aînés donnent le meilleur d’eux-mêmes dans l’adversité, dans la joie comme dans le malheur. Notre famille avance. Elle espère. Elle croit en la vie. Elle remercie. Elle dit toute sa reconnaissance à ceux qui l’aide.

Ce que j’apprend aux enfants lors de leur passage dans la famille est de bien faire ce qu’ils ont à faire et ce, jusqu’au bout, coûte que coûte.

L’amour est le socle de tout sans lequel toute entreprise est vide et stérile ».

 

J H

 

(1)            « Comment je suis devenue « maman » de soixante orphelins de Brazzaville » : un talk en vidéo sur le site de TED x Paris : http://www.tedxparis.com/comment-je-suis-devenue-maman-de-60-orphelins-de-brazzaville/

 

Sur ce blog, voir aussi : « De la décharge publique à la musique » : https://vivreetesperer.com/?p=1603

 

« Sur le chemin de l’école » : https://vivreetesperer.com/?p=1556

 

Plus généralement, sur la question de l’éducation :

« Et si nous éduquions nos enfants à la joie ? » : https://vivreetesperer.com/?p=1872

 

 

Vers une économie symbiotique

 Avec Isabelle Delannoy

 Face à la crise, l’économie symbiotique, c’est la convergence des solutions.

 51AtX99cxLL._SX366_BO1,204,203,200_         Symbiose est un mot inventé à la fin du XIXè siècle et qui signifie : vivre ensemble. « Il décrit l’association étroite et pérenne entre deux organismes différents qui trouvent, dans leurs différences, leurs complémentarité. La croissance de l’un permet la croissance de l’autre et réciproquement » (p 52). En proposant le terme d’économie symbiotique, Isabelle Delannoy a écrit un livre (1) sur ce thème dans lequel elle ouvre un avenir à partir de la mise en évidence de la complémentarité d’approches innovantes qui sont déjà à l’œuvre aujourd’hui. « La vraie révolution que l’on a apporté avec l’économie symbiotique, c’est de faire croiser trois sphères : la matière avec la sphère de l’économie circulaire, la sociosphère avec l’économie collaborative, l’ingénierie écologique et l’utilisation des écosystèmes du vivant, pour qu’on puisse restaurer nos écosystèmes naturels et ne plus rester dans la logique extractive » (Laura Wynne) (2).

Ce livre est le fruit d’un parcours. Ingénieur agronome, Isabelle Delannoy a très vite mesuré l’ampleur du déséquilibre écologique. « Nous relâchons en quelques décennies un carbone que des êtres vivants ont mis des centaines de milliers d’années à enfouir ». (p 23). Et elle a participé à la réalisation du film « Home » de Yann Arthus Bertrand. « Dans ce film diffusé en 2009, nous disions une vérité lourde : Si nous ne sommes pas capables d’inverser la tendance avant dix ans, nous basculerons dans une planète au visage inconnu. A la suite de la détérioration du socle des équilibres planétaires, la détérioration des écosystèmes d’un côté, la croissance des émissions de gaz à effet de serre de l’autre, le climat pourrait entrer dans une phase d’emballement qui ferait basculer la terre dans un autre état thermodynamique global… » (p 28). Mais Isabelle Delannoy n’a pas voulu rester sur le registre de la mise en garde. Elle s’est engagée dans une recherche de solutions qui a abouti à la publication de ce livre. Et cette recherche a couvert toute la gamme des approches innovantes  que l’on peut observer aujourd’hui. « J’ai alors cherché systématiquement les logiques économiques et productives qui pouvaient participer à répondre à cette déstabilisation de l’écosystème Terre et à renverser la tendance » (p 28). En regard, elle a trouvé une pléthore d’innovations, mais « aucune de ces logiques ne suffisait… Toutes semblaient nécessaires, mais largement insuffisantes » ( p 29).

C’est alors qu’Isabelle Delannoy a vu se dessiner un mouvement global. « A mesure que je cherchais, il se formait un motif, un design commun. Je me rendais compte que, sous leur diversité apparente, elles présentaient des analogies de fonctionnement remarquable.. . Pour l’ingénieur agronome que je suis, c’est à dire une scientifique à orientation technique, les principes que je voyaient se dessiner étaient comme les rouages d’un nouveau moteur, les éléments unitaires d’un nouveau système logique économique » (p 29). Isabelle Delannoy a développé ces principes pour en faire le fondement d’une « économie symbiotique ». Tout au long de cet ouvrage, elle nous présente cette économie en devenir.

 

Vers une économie symbiotique

 

Dans cette période de mutation, nos regards se transforment. La mise en évidence des processus symbiotiques est elle-même le fruit d’une inflexion récente de la recherche. « La symbiose fut longtemps ignorée face à la compétition mise en avant par Charles Darwin dans sa théorie publiée au XIXè siècle… Depuis ces dernières décennies, la symbiose a le vent en poupe. Des chercheurs comme Lynn Margulis, Olivier Perru, Marc-André Sélosse… montrent que la symbiose en particulier, et les mécanismes coopératifs en général agissent également comme un des moteurs principaux de l’évolution » (p 52) (3). L’auteure cite l’exemple des coraux qui sont la résultante d’une symbiose entre deux organismes : l’un constructeur : le polype, l’autre nourricier : la zooxanthelle, une algue qui sait capter l’énergie lumineuse grâce à la photosynthèse. Aujourd’hui, le sens du mot  symbiose est de plus en plus réservé aux « relations à bénéfices réciproques entre deux ou plusieurs organismes qui se lient de façon pérenne » (p 53). L’économie symbiotique s’inscrit ainsi dans dans un univers caractérisé par la complémentarité, la réciprocité, la synergie. En examinant différentes approches innovantes à elle seule insuffisantes pour répondre au grand défi, Isabelle Delannoy « s’est rendu compte que, sous leur diversité apparente, elles présentaient des analogies de fonctionnement remarquables…. Je voyais converger l’agroécologie, la permaculture, l’ingénierie écologique, l’économie circulaire, l’économie de la fonctionnalité, les smart grids, l’économie collaborative et du pair à pair, la gouvernance des biens communs et les structures juridiques des coopératives. Dans tout ce qui fait économie, ressources vivantes, ressources techniques, ressources sociales, une nouvelle logique…était apparue » (p 30). A partir de l’observation des pratiques nouvelles, Isabelle Delannoy a élaboré une théorie, « un système logique commun qui peut se traduire jusque dans des formulations mathématique, systémique et thermodynamique » ( p 30)

 

Penser en terme d’écosystème

 

« En écologie, un écosystème est un ensemble formé par une communauté d’êtres vivants en interrelation avec un environnement » (Wikipedia). Penser en terme d’écosystème, c’est reconnaître et encourager une dynamique interrelationnelle. Et cette approche est particulièrement active dans ce livre sur l’économie symbiotique : « une économie de l’information ; réanimer les ressorts de la terre ; une économie structurée en écosystèmes, l’énergie et la matière ; une économie en écosystèmes… ».

 

Les milieux naturels se lisent en terme d’écosystèmes. Et, dans l’agriculture, on prend conscience actuellement des méfaits de la monoculture mécanisée et on reconnaît les avantages de la diversité et de la complémentarité. En France, la ferme du Bec Hellouin est  ainsi reconnue dans son expérimentation innovante dans l’esprit de la permaculture (4). Et le même esprit est présent dans une ferme en Autriche dans une vallée peu propice à la culture. Or, un pionnier, Sepp Holzer y a construit un écosystème agricole ultra productif. Comment a-t-il atteint cette performance ? « Sepp Holzer a réfléchi à sa ferme comme un ensemble d’écosystèmes. A la petite échelle de la parcelle, il met en compétition les espèces qui vont s’enrichir mutuellement. Ainsi chaque arbre est planté avec un ensemble de graines d’une cinquantaine de plantes différentes qui entreront en synergie. Elles trouveront leur complémentarité dans la différence de taille, de morphologie, d’enracinement, d’écosystèmes microbiens associés, de synthèse de molécules, de préférence pour l’ombre et la lumière. Ces coopérations engendrent des relations nutritives entre les plantes et permettent de se passer d’engrais. Elles entretiennent une diversité d’hôtes et de prédateurs et il et possible de s’affranchir des pesticides… Mais Sepp Holzer a également créé une association d’écosystèmes diversifiés selon un design très précis permettant leur mise en synergie… Ainsi, à mesure des années, il a créé un ensemble de soixante dix mares et étangs et étagé le relief en terrasses. Le miroir créé par la surface de l’eau envoie les rayons du soleil sur les coteaux qui la surplombent et produit de nouvelles conditions climatiques pour des espèces qui n’auraient pu se développer  dans les conditions initiales… » (p 59-60). « Le système entre  en croissance selon un mécanisme synergique et enrichit son milieu. Sepp Holzer a créé un système productif qui ne détruit pas les ressources écologiques, mais qui, au contraire, en crée » ( p 60).

 

Cependant, les écosystèmes vivants ne sont pas à même de remplacer toutes les industries. « Ces industries doivent être alimentées en matériaux et en énergie pour fonctionner. De plus, de nombreuses infrastructures, machines et outils, ne peuvent exclusivement faire appel à des matériaux biosourcés. Il s’agit donc d’organiser les systèmes économiques et productifs  qui permettront une réutilisation maximale de la matière qui la compose » (p 109). Alors Isabelle Delannoy nous expose les voies innovantes d’une économie en écosystèmes pour traiter de l’énergie et de la matière. Et là aussi, elle s’appuie sur de nombreuses études de cas.

Ainsi une architecture bioclimatique produit des bâtiments consommant un minimum d’énergie pour le chauffage et la climatisation. C’est l’exemple de l’entreprise Pocheco dans le nord de la France qui est devenu autosuffisante en matière de chauffage, six jours sur sept (p 115). Au Val d’Europe, une zone d’activité de la région parisienne,  le data center de la banque Natixis a été conçu dès son implantation comme une centrale à la fois de données et de chauffage. L’activité des serveurs est intense et dégage une grande chaleur. Cette énergie est la base d’un réseau de chaleur faisant circuler une eau à 55°C qui alimente un centre aquatique, une pépinière d’entreprises, deux hôtels et une centaine de logements collectifs (p 119).

Et, en même temps, dans l’industrie, une approche systémique se développe. « La logique de fonctionnement actuelle est très mal adaptée à la limitation des ressources. Elle repose sur une logique linéaire : j’extrais, je transforme, je consomme, je jette. Son efficience tend vers zéro » (p 12). On peut agir autrement : « ne plus bâtir des « chaines » de production, mais des écosystèmes de production en agissant sur toutes les étapes. Ainsi, à Kalundberg, au Danemark, les industriels se sont rendus compte que les uns achetaient comme matière première ce que les autres rejetaient en tant que déchets. Ils sont entrés en coopération et celle-ci s’est étendue à des échanges de matière et d’énergie ( p 126-127). Cet écosystème industriel est aujourd’hui un exemple. « En bout de chaine, avec l’apparition du web, une telle organisation collaborative se répand chez les consommateurs. Ils forment des écosystèmes ou chacun peut être à la fois fournisseur, acheteur ou usager d’un bien » (p 128).

Lorsque les consommateurs se rapprochent de la production et inversement, on enregistre des gains très importants d’efficience. C’est le cas lorsqu’au lieu de vendre des objets, le fabricant en vend l’usage. C’est une « économie de fonctionnalité ». « Puisqu’il reste propriétaire de son bien, le fabricant a tout intérêt à en prolonger la durée de vie ». et il pourra, en fin de cycle, récupérer les matériaux .

Spécialisé dans la fabrication de photocopieuses, Rank Xerox est une des références les plus anciennes. « Aujourd’hui, Rank Xerox réutilise 94% des composantes de ses anciennes machines pour en fabriquer de nouvelles (p 133). « Les modèles dynamiques d’accès  permettent de vendre beaucoup en produisant peu » (p 136).

Et, bien sur, la nouvelle économie portée par le Web abonde en systèmes écoproductifs. « Ce sont des projets open source. L’open source est un exemple des principes symbiotiques appliqués à l’innovation et à la production : une diversité d’acteurs partageant des valeurs similaires et un centre d’intérêt commun mettant en partage leurs savoirs et savoir-faire. De leur coopération naissent des logiciels (tel Wordpres, Firefox, Linux), des encyclopédies du savoir telle Wikipedia… » ( p 143).    L’émergence des fablabs pour permettre une mutualisation des outils industriels à l’intention d’acteurs de terrain témoigne de même de la métamorphose de la production (p 146-148).

« Dans les fablabs, la combinaison d’internet et le libre partage de l’innovation accélèrent le brassage des innovations. Il se crée un écosystème entre concepteurs, usagers et ateliers de fabrication qui change radicalement la logique de la production industrielle : ouverte, coopérative, locale, personnalisée »  (p 155).

Ainsi, Isabelle Delannoy nous montre l’avancée de l’économie symbiotique dans son visage industriel. C’est une métamorphose radicale de la fabrication des biens d’équipement et de consommation. On peut maintenant envisager « la transformation de la chaine industrielle en un vaste écosystème mondial reliant des écosystèmes locaux » ( p 160).

 

Le temps de l’information

 

Nos yeux s’ouvrent et nous commençons à voir le monde en terme d’information. Nous prenons conscience du rôle prépondérant de l’information. « Depuis son origine, la Terre n’a cessé de créer de l’information. Grâce à elle, des mouvements ordonnés de la matière se sont créés, donnant lieu à une diversité de formes, de couleurs, de mouvements, exceptionnelle : la vie telle que nous la connaissons. De cette information motrice, l’une a été motrice plus que tout autre. Il s’agit de celle qui est codée dans les gènes du végétal portant les mécanismes de la photosynthèse » (p 43).  La photosynthèse est un processus exceptionnellement puissant. « La photosynthèse permet de capter une énergie brute et immatérielle, l’énergie lumineuse, de la stocker et de la distribuer de façon extrêmement fine… ». Grâce aux informations contenues dans sa bibliothèque génétique, le végétal va ainsi à l’encontre des lois physiques de l’énergie qu’on appelle l’entropie » (p 44). Le vivant se caractérise par la richesse de l’information. Il en déborde. Apprenons à la respecter. « C’est très simple. Si nous coupons une forêt pour bruler son bois, nous aurons perdu l’intelligence contenue dans le matériau bois qui aurait pu servir pour la construction, mais aussi l’intelligence chimique de ses molécules qui auraient pu servir à la pharmacopée, et encore celle apportée par l’écosystème forêt réparatrice de la qualité de l’eau, de la fertilité du sol, du climat » (p 45).

Nous pouvons faire mieux. En terme d’information, l’intelligence humaine est elle-même extrêmement créatrice. L’intelligence humaine peut devenir catalysatrice. « En agissant comme un catalyseur des écosystèmes vivants, l’espèce humaine devient un facteur multipliant leur efficience naturelle » (p 46). Le rôle de l’information va en croissant. Dans les écosystèmes vivants, il y a d’abord une construction de structures. « Ils créent alors beaucoup de biomasse et tissent peu de réseaux. Mais lorsque leurs structures deviennent plus matures, les réseaux s’enrichissent…les racines se connectent…des signaux chimiques s’échangent…. La faune vient s’installer. Les informations circulent extrêmement abondantes » (p 48). On peut envisager une évolution comparable dans l’histoire humaine. Ne serions-nous pas arrivé dans la phase de maturité où « presque toute l’efficience à produire des services vient de la capacité à produire et à traiter de l’information ».

Isabelle Delannoy nous ouvre un horizon. « Admirons l’improbable conjoncture que forme notre époque. Nous vivons l’instant où le niveau de destruction des écosystèmes menace la perpétuation de nos conditions de vie en même temps que nous accédons à un stade de structuration des écosystèmes dans son plein niveau possible d’efficience (p 49).

 

Emergence

 

 

Isabelle Delannoy a mené une recherche pour mettre en évidence les principes qui fondent une économie symbiotique et toutes les synergies que celle-ci engendre. Des exemples, comme le nouveau mode de fabrication permis par la voiture électrique sont particulièrement éloquents (p 241-244). La moindre chaleur émise permet une grande souplesse et inventivité dans la mise en œuvre des matériaux. Ainsi, avec Isabelle Delannoy, nous assistons à une émergence : émergence de nouvelles pratiques, mais également avec elle, émergence d’un nouveau regard : « Il semble que, dans le silence, un nouveau regard, une métamorphose  sociale et économique soit en train de naitre. Apparues sans concertation, les différentes logiques économiques et productives que nous avons successivement présentées  couvrent toutes les activités économiques et forment un écosystème  économique complet. Sous leur apparente diversité et la multiplicité des termes : ingénierie écologique, permaculture,  biomimétisme, écologie industrielle, économie circulaire, économie de la fonctionnalité, smart grids, open source, makerspaces, open data, économie de pair à pair, contribution sociale et solidaire, elles sont d’une extraordinaire cohérence dans leur système de fonctionnement et peuvent être décrites selon les mêmes principes » (p 227). Isabelle Delannoy a « qualifié ces principes,  et le principe logique dont ils sont le cœur, de « symbiotique ». « Ce système logique est utilisable en tant que tel, sans même vouloir développer une économie symbiotique complète. Il caractérise un fonctionnement continu et typique d’une nouvelle logique émergente » (p 227).

La recherche d’Isabelle Delannoy a commencé en 2009 dans la conscience de la menace du basculement climatique. Cette menace n’a pas disparu. On doit y faire face et il y a urgence. Le remède passe par une transformation de l’économie. Isabelle Delannoy nous apporte une bonne nouvelle. Non seulement, cette transformation est possible, mais  elle a déjà commencé. Un puissant mouvement est déjà en cours.

« Une nouvelle forme de pensée se développe partout dans le monde. Extraordinairement cohérente, non concertée, apparue majoritairement ces cinquante dernières années, elle laisse entrevoir que, dans le silence, est en train de naitre une métamorphose économique, technique et sociale radicale de nos sociétés… cette nouvelle économie a le potentiel de devenir symbiotique et régénératrice au niveau global…Elle organise une symbiose entre les écosystèmes vivants, les écosystèmes sociaux et l’efficience de notre technique » (p 313-314). On assiste donc à une multiplication d’écosystèmes innovants. L’économie symbiotique grandit à partir des réalités locales. On peut imaginer une économie décentralisée avec « des places de marché locales et reliées ». Cette économie nouvelle surgit de toute part.

 

Vers une nouvelle civilisation

 

Ce livre nous fait entrer dans un monde en transformation : une métamorphose, un changement de paradigme, une nouvelle civilisation en germination. C’est bien ce qui apparaît à Isabelle Delannoy dans l’exploration qu’elle a entrepris et qu’elle nous rapporte dans cet ouvrage. Si nous définissons une civilisation comme « l’ensemble des traits qui caractérisent une société donnée du point de vue technique, intellectuel, économique, politique et moral, cette étude m’amène à penser qu’émerge aujourd’hui une nouvelle civilisation » (p 19).

Dans ce livre, nous voyons apparaître une ligne de force majeure : la reconnaissance du vivant dans toutes ses dimensions. Cela induit une nouvelle vision de l’humain. « Ces travaux ont renouvelé ma conception de l’être humain et de sa place dans l’univers. Nous avons une vision très négative de l’homme vis-à-vis du vivant. L’idée que nous devons choisir entre notre développement et celui de la nature est profondément ancrée. Il s ‘agit donc au mieux de faire le moins de mal possible. L’économie symbiotique apporte (et requiert) une vision positive de l’espèce humaine et de son rôle dans l’univers (p 35-36). Aujourd’hui, l’humain prend un autre rôle dans le vivant. Il n’observe plus la nature pour la soumettre,  pour en devenir « maitre et possesseur » comme l’expriment Francis Bacon et René Descartes, pères du rationalisme occidental moderne, mais pour en comprendre et en faciliter les équilibres afin de favoriser son développement et sa croissance (p 37). L’auteure nous indique un changement de cap majeur dans les attitudes et les représentations : «  Nous pensions quantité, masse, forces. En comprenant que nous pouvons devenir symbiotes de notre planète, notre génie se déploie. Nous pensons informations, liens, synergie (5). Jamais notre imagination n’a été nourrie de la possibilité que le beau puisse être efficace, que ce qui est doux puisse être puissant » (p 37).

 

Ouvertures spirituelles

 

A la suite de cette vaste enquête et de ce travail de synthèse, Isabelle Delannoy nous permet d’entrevoir la montée d’une civilisation nouvelle. Celle-ci commence à se frayer un chemin à travers de nouvelles représentations et de nouvelles pratiques. Et, dans le même mouvement, une nouvelle éthique et une nouvelle spiritualité apparaissent. Isabelle Delannoy évoque « une nouvelle alliance » ( p 103-106), reconnaissance et respect du vivant par l’humanité. Dans le même mouvement, c’est aussi l’affirmation de valeurs comme la bienveillance, la collaboration, l’entraide, la solidarité. Des pièces du puzzle rassemblées par l’auteur, on voit apparaître un paysage nouveau.

Laissons libre cours à notre émerveillement. Et, pour les chrétiens, à partir d’une approche théologique nouvelle, sachons reconnaître l’œuvre de l’Esprit. Nous pouvons écouter cette interpellation de Pierre Teilhard de Chardin, scientifique et théologien précurseur, cité par Isabelle Delannoy (p 57). « Si les néohumanistes du XXè siècle nous déshumanisent sous leur Ciel trop bas, de leur côté, les formes encore vivantes du théisme ( à commencer par la chrétienne) tendent à nous sous-humaniser dans l’atmosphère raréfié d’un Ciel trop haut. Systématiquement fermées encore aux grands horizons et aux grands souffles de la Cosmogenèse, elles ne se sentent plus vraiment avec la terre, une Terre dont elles peuvent bien encore, comme une huile bienfaisante, adoucir les frottements internes, mais non (comme il le faudrait) animer les ressorts ».

Et, déjà, pour participer à l’évolution en cours, pour y apporter une contribution, le christianisme est appelé à retrouver son esprit d’origine dans une marche en avant qui regarde vers la nouvelle création à venir et qui s’inscrit dans une théologie de l’espérance. « Dieu est lié à l’espérance humaine de l’avenir. C’est un Dieu de l’espérance qui marche « devant nous » et nous précède dans le déroulement de l’histoire » (Jürgen Moltmann) (6). L’Esprit de Dieu est « l’Esprit qui donne la vie » (7). Cet Esprit n’est pas seulement  l’Esprit rédempteur, c’est aussi l’Esprit créateur à l’œuvre dans une création qui se poursuit (8). Ainsi, Jürgen Moltmann peut-il écrire : « Dieu est celui qui aime la vie et son Esprit est dans toute la création. Si on comprend le créateur, la création et son but de façon trinitaire, alors le créateur habite par son Esprit dans l’ensemble de la création et dans chacune de ses créatures et il les maintient ensemble et en vie par la force de l’Esprit » (9). Ainsi l’Esprit Saint anime et relie. « Si l’Esprit Saint est répandu dans toute la création, il fait de la communauté des créatures avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures  communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu…L’ « essence » de la collaboration dans l’Esprit est, par conséquent, la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure  où elles font reconnaître l’ « accord général ». « Au commencement était la relation » (Martin Buber) (9). Cette vision fait apparaître une correspondance entre l’inspiration de l’Esprit qui induit reliance et créativité et ce que nous entrevoyons  dans la civilisation symbiotique en voie d’émergence.

Nous vivons à un tournant de l’histoire. Nous ne voyons que trop les menaces engendrées par les abus de l’humanité vis à vis de la nature. Les remèdes sont en route, mais le temps presse. Comme d’autres observateurs, Jürgen Moltmann  nous rapporte une parole du poète allemand, Friedrich  Hölderlin : « Dieu est proche et difficile à saisir. Mais , au milieu du danger, se développe le salut » (6).

Dans ce contexte, ce livre sur l’économie symbiotique arrive au bon moment. Isabelle Delannoy met en évidence la convergence de nouveaux courants économiques qui débouchent sur une transformation générale de l’économie et portent un changement de mentalité.  Sur ce blog, notre attention va dans le même sens. Nous essayons de mettre en évidence les émergences positives (10) et de contribuer ainsi à l’évolution des représentations. L’action dépend de l’horizon qui lui est proposée. « Nous devenons actifs pour autant que nous espérions. Nous espérons pour autant que nous puisions entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons être possible » (Jürgen Moltmann) (11). A juste titre, Isabelle Delannoy évoque la puissance de la pensée. Elle cite Lune Taqqiq : « Le poids d’une pensée peut faire basculer le cours de l’humanité » (p 316). Ce livre sur l’économie symbiotique participe à notre « conscientisation ». En faisant apparaître l’émergence d’une économie et d’une société nouvelle à travers l’apparition de multiples innovations signifiantes, il nous enseigne, il nous éclaire, il nous mobilise. Merci à Isabelle Delannoy !

 

Jean Hassenforder

 

(1)            Isabelle Delannoy. Préf. de Dominique Bourg. L’économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie et la société. Domaines du possible. Actes Sud/Colibris.  Voir aussi : Isabelle Delannoy. L’économie symbiotique. TED x Dijon : https://www.youtube.com/watch?v=9BL0fJErgmQ

(2)            Laura Wynn. « L’économie symbiotique est un modèle qui donne espoir » You tube : https://www.youtube.com/watch?v=Pvp4cxI_ENs

(3)            « L’entraide, l’autre loi de la Jungle par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle » : https://vivreetesperer.com/?p=2734   Autre source : Dans son itinéraire scientifique, Lynn Margulis à montré le rôle important de la symbiose dans l’évolution. Comme le montre Jean-François Dortier, dans son blog : « La quatrième question », à l’époque, cette théorie symbiotique s’est heurtée à une vive opposition de la théorie Darwinienne alors dominante :               https://www.dortier.fr/lynn-margulis-et-levolution-des-etres-complexes/

(4)            « Cultiver la terre en harmonie avec la nature » (la permaculture et la ferme du Bec Hellouin) : https://vivreetesperer.com/?p=2405

(5)            « Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres »  Michel Serres nous parle de l’entrée de l’humanité dans un âge  doux…https://vivreetesperer.com/?p=2479

(6)            Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Empreinte, 2012 (p 109-110 et p 69)

(7)            Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999

(8)            « Un Esprit sans frontières » :  https://vivreetesperer.com/?p=2751

(9)            Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Cerf, 1988 ( p 8 et 24-25)

(10)      Des initiatives écologiques à l’économie collaborative (voir ci-dessous)

(11)      « Agir et espérer. Espérer et agir » : https://vivreetesperer.com/?p=2720

 

 

Nouvelles initiatives et mouvements de pensée

1 « Cultiver la terre en harmonie avec la nature » : https://vivreetesperer.com/?p=2405

2 « Incroyable, mais vrai ! Comment les « incroyables comestibles » se sont développés en France

https://vivreetesperer.com/?p=2177

3 « Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin » : https://vivreetesperer.com/?p=2151

4 « Vivre en harmonie avec la nature. Ecologie, théologie et spiritualité » : https://vivreetesperer.com/?p=757

« Anne Sophie Novel : militante écologiste et pionnière de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1975

5 « Quand l’arrivée d’un oiseau annonce une vie nouvelle pour les terrils » : https://vivreetesperer.com/?p=2713

6 « Le film : Demain » : https://vivreetesperer.com/?p=2422

7 « Blablacar. Un nouveau mode de vie » : https://vivreetesperer.com/?p=1999

8 « OuiShare, communauté leader dans le champ de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1866

9 « Vive la co-révolution. Pour une société collaborative »

https://vivreetesperer.com/?p=1394

10 « Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales » : https://vivreetesperer.com/?p=1394

 

Voir aussi, en prospective économique :

« Un monde en changement accéléré » (Thomas Friedman) : https://vivreetesperer.com/?p=2560

« Comprendre la mutation actuelle de notre société requiert une vision nouvelle du monde » (Jean Staune) : https://vivreetesperer.com/?p=2560