A l’heure de Noël, à l’image de Jésus, l’enfant, promesse de vie

 

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« Chaque enfant apporte avec lui un nouveau commencement de vie dans le monde et se développe dans l’aurore de la plénitude à venir. S’ils sont des créatures de Dieu, ils sont créés pour cet avenir de sa création. Il faut donc considérer et accepter les enfants dans cette dimension transcendante où ils peuvent être eux-mêmes et se développer par eux-mêmes…Chaque enfant apporte avec lui quelque chose de nouveau dans le monde et ce renouvellement de la vie nous permet d’espérer quelque chose du royaume de paix promis avec sa plénitude de vie. « Les enfants sont différents », déclare à juste titre Maria Montessori en faisant référence à Emerson : « L’enfant est l’éternel Messie qui revient sans cesse dans l’humanité déchue pour la conduire vers le royaume des cieux » (1)

Dans son livre : « De commencements en recommencements », Jürgen Moltmann consacre ainsi son premier chapitre à « La promesse de l’enfant » (1) La reconnaissance du potentiel spirituel de l’enfant est une des découvertes de notre époque (2). La parole de Jésus, longtemps méconnue, est à nouveau entendue (3). Une bonne nouvelle à évoquer en ce temps de Noël que l’on aime recevoir comme un temps de nouveauté et de promesse.

 

J H

 

(1)            Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte temps présent, 2012 (Citation : p 28)  https://vivreetesperer.com/?p=572

(2)            « L’enfant, un être spirituel » : https://vivreetesperer.com/?p=340                                 Le livre de Rebecca Nye est maintenant traduit en français et publié sous le titre : « La spiritualité de l’enfant » : http://www.temoins.com/lenfant-est-un-etre-spirituel/

(3)            « Découvrir la spiritualité des enfants. Un signe des temps ? » http://www.temoins.com/decouvrir-la-spiritualite-des-enfants-un-signe-des-temps/

Quelle est notre image de Dieu ?

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« A la recherche du désir de Dieu au plus profond et au plus vivant de mon désir ».

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         Aujourd’hui, les croyances, qui prédominaient jusqu’ici,  ne  sont plus fondées sur une évidence sociale. Les uns et les autres nous sommes appelés à nous interroger personnellement sur le sens de notre existence. Et, en réponse à cette recherche, si la foi chrétienne garde toute sa pertinence, les formes dans lesquelles elle s’exprime, sont à réexaminer, car elles sont parfois marquées par des représentations perturbantes issues d’un héritage social et culturel, elles-mêmes en décalage ou en contradiction par rapport à la dynamique originelle de cette foi. 

         Ainsi, une analyse de nos représentations s’impose. « Notre vie spirituelle, notre mode de relation avec Dieu, dépendent pour une part de nos représentations, et, évidemment, en premier lieu de notre représentation de Dieu. Et à cet égard, un discernement s’impose… Selon les milieux, selon les époques,  des représentations collectives circulent. Elles viennent parfois d’un passé lointain et sont issues de la culture correspondante. Elles sont codées, reproduites, diffusées à travers des systèmes de pensées. Les historiens peuvent nous dire que certaines de ces croyances ont eu pour effet la peur, la domination, et, en retour, par opposition, des réactions parfois excessives jusqu’à l’incrédulité et à l’athéisme » (1a). Sur ce blog,  nous cherchons à répondre aux questions correspondantes en ayant recours à différentes ressources, comme la pensée théologique de Jürgen Moltmann (1).

         Nous avons découvert dans le blog : « Au bonheur de Dieu »  réalisé par Sœur Michèle (2), une prise en compte analogue de l’importance des représentations dans la vie spirituelle et une recherche pour développer des représentations à même d’engendrer la joie et la paix, les bons fruits à travers lesquels on reconnaît le bon arbre.  Dans un article publié sur son blog (3), Sœur Michèle nous rapporte une rencontre organisée au Centre Spirituel du Cénacle qui  met en évidence combien il est indispensable de développer une bonne image de Dieu. Nos inconscients sont souvent imprégnés à leur insu par des représentations négatives issues du passé et qui s’expriment jusque dans notre interprétation des textes bibliques. Ainsi, les propos de Sœur Michèle sont particulièrement bienvenus et ils touchent notre cœur parce qu’ils répondent à nos aspirations profondes dans lesquelles l’Esprit de Dieu se manifeste.

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J.H.

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Soirée avec Thierry Bizot.

( aubonheurdedieu-soeurmichele. Jeudi 16 févier 2012)

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         Vendredi dernier, au Centre Spirituel du Cénacle de Versailles, nous avons proposé une soirée pour des étudiants et des jeunes pro, pour écouter le témoignage de Thierry Bizot. Il est l’auteur du livre : « Catholique anonyme » d’où a été tiré le film : « Qui a envie d’être aimé ? » (4)

         Ce fut une superbe soirée. J’ai été particulièrement intéressée par une de ses réflexions, car elle rejoint ma propre expérience. Thierry Bizot pose la question suivante : le succès du livre et du film montre bien que beaucoup sont travaillé-es par la question de Dieu. Pourquoi si peu font-ils le pas de la conversion ? A cette question, il répond : « Parce que les gens ont peur de Dieu. ». Peur d’un Dieu qui demanderait forcément des choses à l’opposé de leurs désirs. Donc, on reste à distance pour ne pas entrer dans cette opposition.

         Thyerry Bizot répond que cette image est fausse. Dieu est au contraire celui qui nous aide à découvrir et à réaliser nos vrais désirs. Je signe mille fois cette réponse.

C’est cela que j’ai découvert en faisant les Exercices spirituels de St Ignace de Loyola. Cette expérience m’a permis de libérer mon désir profond. Ensuite, je n’ai pas cessé d’aider les gens que j’accompagne dans des retraites ou dans la vie, à découvrir cela.

         Cela rejoint la question de la fausse compréhension de la volonté de Dieu. Elle n’est pas à rechercher en dehors de soi. Comme si Dieu aurait écrit dans un grand livre ce que je dois faire. C’est terrible cette image, car comment découvrir ce qui y serait écrit ? Mais aussi quelle image de Dieu cela véhicule !: Un tyran qui décide à notre place.

         Non, l’expérience de Dieu m’aide à aller au plus profond de moi pour découvrir ce qui me fera le plus vivre à plein, libère les désirs les plus profonds, les plus humains, les plus vivants qui vont me permettre de bâtir ma vie.

Ce n’est donc pas un conflit entre mon désir et le désir de Dieu, mais la recherche du désir de Dieu au  plus profond, au plus fort et au plus vivant de mon désir.

Un épisode de l’Evangile le montre très bien. C’est en Marc au chapitre 1 verset 40 à 45. Un lépreux vient vers Jésus et lui dit : « Si tu le veux, tu peux me guérir » et Jésus répond : « Je le veux, sois guéri ». Le désir de Jésus est le même que le désir de cet homme.

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Sœur Michèle

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(1)            Un blog permettant d’accéder à la pensée théologique de Jürgen Moltmann : L’Esprit qui donne la vie http://www.lespritquidonnelavie.com/  . La citation est empruntée à la présentation de ce blog : http://www.lespritquidonnelavie.com/?page_id=641   Dans le même sens, nous faisons également appel au témoignage et à la réflexion d’Odile Hassenforder dans son livre : « Sa présence dans ma vie » (Empreinte, 2011. Voir sur ce blog : « Confiance ! Le message est passé » : https://vivreetesperer.com/?p=1246

(2)            aubonheurdedieu-soeurmichele http://aubonheurdedieu-soeurmichele.over-blog.com/ En présentant des pistes de lecture et des commentaires à propos de textes évangélique, souvent utilisés pour une animation de retraites, ce blog nous apparaît comme un lieu de ressourcement dans une dynamique de Vie. Ainsi, commentant la parole de Marthe à Jésus, Sœur Michèle écrit : « L’écouter, le regarder pour qu’il nous soit donné de quitter nos fausses images de nous-même et de Dieu et pouvoir confesser que Dieu est Seigneur de vie et de liberté »

         (3)            sur le blog aubonheurdedieu-soeurmichele : jeudi 16 février 2012

Le Journal 7. Soirée avec Thierry Bizot

 

Comment les Béatitudes viennent éclairer nos parcours personnels et contribuer au développement d’une contre-culture

Un livre de Frédéric de Coninck, bibliste et sociologue

Les paroles de Jésus dans les Béatitudes apparaissent comme majeures dans son enseignement et elles viennent donc inspirer la vie chrétienne, mais pour un grand public, il peut être utile d’en rapporter la présentation dans Wikipédia : « Les Béatitudes (du latin beatitudo : le bonheur) sont le nom donné à une partie du Sermon sur la montagne, rapporté dans l’Évangile selon Matthieu (5.3-12) et à une partie de Sermon dans la plaine de l’Évangile selon Luc (6.20-23) » (1).

Malgré l’importance de ces paroles dans l’enseignement de Jésus, leur réception ne va pas de soi comme en témoigne Frédéric de Coninck en racontant des étapes de son long cheminement dans son approche des Béatitudes jusqu’à la rédaction de son livre. Maintenant Frédéric peut nous dire ici combien ces paroles de Jésus sont là pour inspirer notre vie chrétienne tant personnelle que collective. Très tôt cependant, Frédéric avait été touché par la manière dont les sœurs protestantes de Pomeyrol proclamaient l’esprit des Béatitudes en termes de « joie, simplicité, miséricorde », en phase avec la galaxie spirituelle de « la Fraternité spirituelle des veilleurs », des sœurs de Grandchamp et de la communauté de Taizé (p 10-13).

Cependant, au terme de son long cheminement, Frédéric vient nous dire que ce message des Béatitudes est accessible à tous et qu’il est aussi indispensable pour tous, face aux aléas de la vie. « Je voudrais montrer la pertinence de ce message pour encourager les chrétiens à le prendre au sérieux et à se tourner vers Dieu pour lui demander son aide. Je le fais d’abord pour eux parce que la radicalité de l’évangile est libératrice et source de bonheur ».

« Je le fais ensuite pour le monde autour d’eux ». Jésus ne s’est pas adressé seulement aux disciples, mais à la foule qui l’entourait. « Il m’importe que ce peuple qui vit les Béatitudes ne soit pas limité à des petits cercles restreints dans l’espace et faciles à isoler. Il importe que « la foule » entende quelque chose de ce message. C’est cela qui donnera corps et chair à notre témoignage et qui pourra montrer au monde autour de nous que Dieu ne l’a pas oublié et qu’il a aujourd’hui encore quelque chose à lui dire, une bonne nouvelle à lui annoncer » (p 17).

Voici pourquoi Frédéric de Coninck a intitulé son livre : « Les Béatitudes au quotidien. La contre-culture heureuse des Évangiles dans l’ordinaire de nos vies » (2).

 

Quelques clés pour comprendre les béatitudes. La construction de ce livre

La lecture des Béatitudes n’est pas sans présenter quelques difficultés. Frédéric de Coninck nous présente quelques approches pour en faciliter la compréhension. « Il est très éclairant », nous dit-il, de rattacher les phrases des Béatitudes à l’ensemble de l’évangile de Matthieu ainsi qu’à d’autres livres de la Bible ». « Ce bref texte ne doit pas être extrait de l’évangile de Matthieu et regardé pour lui-même ». On doit le considérer en rapport avec ce qui précède (les tentations de Jésus) et ce qui suit. « Ce texte est un moment dans l’ensemble du ministère de Jésus, auxquels de nombreux autres moments font écho » (p 20).

Et, d’autre part, une bonne part des mots ont une histoire dans l’Ancien Testament. On tiendra compte également de la traduction dans le passage du lexique hébreu au lexique grec.

Frédéric de Coninck nous invite à entrer dans «la visée du texte : faire entrer dans une spiritualité plutôt que d’édicter des règles de conduite ».

« Les Béatitudes heurtent en effet, si on les prend comme des devoirs à accomplir. Plus même que heurter, elles écrasent. Naturellement, Jésus recommande certaines attitudes au travers de ce texte. Mais son propos est plutôt d’ouvrir l’accès à une vie libre et heureuse. C’est ainsi qu’il a vécu, lorsqu’il est venu parmi nous, et c’est ainsi qu’il nous invite à le rejoindre, au milieu de nos aliénations, de nos errances et de nos fausses pistes » (p 21).

L’auteur ouvre quelques orientations.

° Les Béatitudes ouvrent à une pratique. « Elles nous incitent à mettre en œuvre l’esprit de pauvreté, la construction de la paix, la recherche de la justice etc. à la mesure de nos forces ».

° Elles répondent à beaucoup d’énigmes et d’impasses qui taraudent le monde d’aujourd’hui.

° « Enfin, les Béatitudes ne sont pas seulement des poteaux indicateurs. Elles sont aussi une voie d’entrée pour construire une relation avec le Christ. Nous comprenons mieux qui est Dieu en nous, en nous mettant à l’écoute de ses paroles et cela modifie la relation que nous avons avec lui. Et qui dit relation transformée, dit vie transformée : nous nous approchons de l ’esprit des Béatitudes au fil de l’évolution de notre rapport avec Dieu ».

« Porter attention à la visée communautaire, voire collective, de ces aphorismes majeurs, éclaire leur sens et nous fournit une clé d’entrée majeure pour les actualiser ».

Frédéric de Coninck nous rappelle l’enfermement de l’individualisme prégnant dans la société contemporaine.

Or, « les Béatitudes sont écrites au pluriel ». « Elles concernent le peuple tout entier ». Ainsi, selon Frédéric, « les Béatitudes, à la fois nous rejoignent dans notre intimité, dans nos réactions les plus personnelles et les plus secrètes, et elles se projettent vers des formes collectives où elles peuvent se vivre ». On peut donc lire les Béatitudes comme le socle d’une spiritualité intime, aussi bien que communautaire, voire sociale. Et les trois lectures s’enchaînent l’une avec l’autre. Le bonheur qu’elles procurent s’approfondit si on suit le passage entre ces trois niveaux. Elles nous appellent à vivre les uns avec les autres d’une manière renouvelée et joyeuse et c’est ainsi qu’elles prennent corps et sortent de l’idéalisme dont on peut les soupçonner. Et c’est pour cela que je parle de contre-culture : ce ne sont pas seulement des choix ponctuels, ce ne sont pas seulement des choix individuels, c’est une autre manière de voir le monde et d’y vivre ».

C’est dans cette perspective que le livre a été conçu. Les chapitres portant successivement sur chaque Béatitude, sont coupés en deux parties ; d’abord l’étude du texte, en le rattachant au reste de l’Évangile de Mathieu et aux passages de l’Ancien Testament qui l’ont précédé, ensuite une actualisation que j’ai appelée : « au quotidien ». Cette actualisation montre les dégâts causés par le fait de tourner le dos, individuellement et collectivement,  à l’esprit des Béatitudes. Elle trace ensuite la voie d’une spiritualité heureuse, à la suite du Christ et dans la lumière de l’Esprit au niveau individuel et intime d’abord. Ensuite j’examine les retentissements communautaires et potentiellement sociaux de cette spiritualité » (p 26-27). Il y a là un horizon potentiellement socio-politique. « Celui qui tente de suivre (sans même y parvenir complétement) la démarche proposée par les Béatitudes se retrouve à rebours des tendances dominantes, inscrit dans une contre-culture. Et il découvre que cette contre-culture est une contre-culture heureuse, au milieu de sociétés d’abondance, inquiètes, déboussolées et malheureuses » (p 27).

A titre d’exemple, nous présenterons maintenant un chapitre consacré à une des Béatitudes.

 

Heureux les doux, car ils hériteront la terre

L’auteur consacre le chapitre 5 à la béatitude : « Heureux les doux, car ils hériteront la terre », en donnant pour titre à ce chapitre : De la tragédie du pouvoir à une politique de la douceur. Une spiritualité de la grâce en action.

Son premier commentaire explicite ce titre. « Cette béatitude et les mentions (rares, mais décisives) de la douceur de Jésus lui-même dans l’évangile de Matthieu nous entrainent vers un sujet crucial : le pouvoir, ses tragédies et le moyen de traverser les espaces politiques (dans tous les sens du terme) d’une manière heureuse et pertinente. Autour du thème de la douceur, on peut parcourir toute la gamme qui va du choix individuel à une pratique communautaire, jusqu’à un contre-modèle de ce qui structure un bonne partie des pratiques sociales » (p 59)

Comme à l’habitude, Frédéric de Coninck éclaire la béatitude en rapportant l’inspiration de l’Ancien Testament, ici en se référant au Psaume 37. En effet, cette béatitude est une citation littérale de la version grecque du Psaume 37, qui traduit par « doux », un mot hébreu qui peut aussi vouloir dire « pauvre » ou « humble ». Dans le Psaume 37, c’est la formule : « Ils hériteront de la terre » qui sert de leitmotiv. Cependant, en hébreu, il n’y a qu’un mot pour dire ‘le pays’ ou ‘la terre’. Pour le Psalmiste, ce sont plutôt finalement les doux, les justes, ceux qui espèrent le Seigneur et qui gardent ses voies, qui posséderont le pays… Sur un mode apaisé et distancié, ce texte fait bien écho à la tragédie du pouvoir… Celui qui est en position de pouvoir a tendance à en abuser… A l’inverse, les prophètes et les psaumes ne cessent de souligner que l’on n’accède pas au pouvoir par le pouvoir » (p. 61)

L’auteur voit dans l’opposition entre Saul et David, « une illustration majuscule de la tragédie du pouvoir ». David n’est pas un doux au sens où nous l’entendons, mais il manifeste un respect du pouvoir royal (en tant qu’institution), une sensibilité aux autres, une écoute de la critique qui en fait un antitype de Saul. Il possède une forme d’humilité et d’ouverture aux autres qui tranche avec l’orgueil et l’enfermement de Saul ». Frédéric de Coninck commente cette histoire (p 62-66).

« Dans le psaume 37, Jésus sélectionne le verset le plus éloigné de la vengeance à savoir celui qui parle de la douceur. Le mot hébreu signifie plutôt ce qui est humble et respectueux. Jésus lui-même se dira : « doux et humble » (Mt 11-29). C’est le sens le plus proche. On est à l’opposé de la tragédie du pouvoir… ». D’autre part, Jésus n’envisage pas le succès d’une nation ou d’un parti. « La version grecque qui avait déjà élargi du « pays » à la « terre » est, dans le cas présent, pertinente » (p 67). Du côté de la tragédie du pouvoir, Jésus a refusé « tous les royaumes du monde et leur gloire » (Mat 4.8) que le diable lui proposait. « La douceur et l’humilité s’opposent trait pour trait à la violence ». Qu’entend donc Jésus par « hériter la terre » ? « En fait, la douceur (de même que la miséricorde et la fabrique de la paix) correspond à la grâce en action. C’est pour cela que cette béatitude décrit plus encore que les autres, Jésus lui-même. Et c’est pourquoi il dira explicitement : « Je suis doux et humble de cœur » (Mat 11.29)… La grâce et le mode d’être et d’agir de Jésus dans ce monde brutal et déchiré par la tragédie du pouvoir. Jésus fait grâce et cela se traduit par son accueil et sa douceur… Au-delà de la dénonciation du pouvoir, cela construit des espaces de vie plus vastes qu’on ne l’imagine souvent : des espaces de vie sociale heureuse qui vont jusqu’aux limites de la terre. C’est là l’héritage que Jésus nous promet. La « terre » est, si l’on veut, l’ici-bas, traversé par une logique contre-culturelle » (p 68-69).

Frédéric de Coninck cite la parole de Jésus : « Venez à moi, vous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » (Mat 11.28-30). « Les mots de « joug » et de « fardeau », ne sont pas employés au hasard, nous dit l’auteur. « Il s’agissait, quasiment, pour les juifs qui écoutaient Jésus, de termes techniques qui désignaient les devoirs de la loi ». « Jésus appelle donc ceux qui souffrent une dure domination à venir vers lui pour desserrer l’étreinte. Et, il pense, en premier lieu, à la torture morale que les personnes subissent en s’efforçant d’observer la loi. C’est de ce fardeau qu’il entend en premier lieu les délivrer ». « Pour la plupart des habitants d’Israël, la religion était devenue un carcan difficile à porter. Jésus se pose en rupture. Il est celui qui vient alléger le poids du fardeau » (p 69-72).

En Jésus, la douceur s’est également manifestée dans sa recherche de proximité en contraste avec l’isolement du pouvoir. Jésus « cherche à rejoindre l’autre dans les difficultés et les pénibilités de la vie, à marcher avec lui. C’est ce que Kierkegaard a appelé « l’école du christianisme ». L’attitude de la grâce que Jésus enseigne à adopter dans cette école rejoint celui qui est prêt à répondre à un appel et non pas celui qui est contraint d’obéir à un ordre… La stratégie éducative de Jésus est en ligne avec sa stratégie politique. Il renonce là aussi à cadrer de trop près par la loi… » (p 72). « Quel est donc le territoire étrange que Jésus entend construire à travers cette école particulière ? Il ressemble sans doute plus à un réseau où les personnes se reconnaissent mutuellement proches les unes des autres, qu’à un espace délimité régi par un souverain » (p 72-73).

On retrouve mention de cette douceur dans le récit de la passion. Matthieu s’inspire du prophète Zacharie à propos de l’épisode du jour des Rameaux. « Voici que ton roi vient à toi, doux et monté sur une ânesse et sur un ânon (Mat 21.4-30). L’auteur constate que Matthieu s’inspire beaucoup du prophète Zacharie, mais « il y pioche dans les épisodes les plus opposés au triomphe militaire… On comprend indirectement que pour Matthieu, Jésus a pleinement accompli la prophétie de Zacharie en restant le roi doux monté sur un âne et sans avoir besoin de faire appel au versant sombre et violent des autres passages » (p 75).

Frédéric de Coninck s’interroge ensuite sur les effets de cette attitude « au quotidien ». Comment cet esprit s’est-il manifesté dans l’histoire ? Il nous entretient d’une longue « éclipse de la politique de la douceur », de la violence dominatrice qui s’est imposée lorsque la christianisme a pactisé avec l’empire, « jusqu’à la résurgence franciscaine, puis la Réforme radicale au XVIe siècle » (p 78).

Citant une personnalité de cette Réforme radicale, Pilgram Marpeck, Frédéric de Coninck distingue deux logiques d’action : Ou on parle beaucoup d’attention « à l’ordre social que produisent le droit et l’usage légitime de la force », ou on recherche un mode de vie inspiré par « la grâce, la pitié, l’amour de l’ennemi, la patience et la foi au Christ sans coercition ». Cette seconde approche engendre quelque chose plutôt de l’ordre de la thérapeutique. D’ailleurs, « la figure de Jésus thérapeute est fréquente chez Marpeck ». « Est-ce que cela a du sens de vivre l’amour dans un mode brutal ? C’est ce qu’annonce cette béatitude. Cela a du sens même individuellement. Et collectivement, cela produit un espace social particulier. Quand les chrétiens s’interrogent sur le rôle social qu’ils peuvent tenir dans la société, ils sous-estiment souvent la portée d’une attitude de douceur, d’accueil de l’autre, de compassion. Ils sous-estiment également la consistance du territoire qui se construit de cette manière » (p 78).

Qu’en est-il aujourd’hui ? « Quels territoires émergent, mettant en œuvre la grâce et la douceur ? On en a plusieurs exemples dans l’Église comme hors de l’Église. Les démarches coopératives ou associatives, par exemple, construisent des entités fragiles, bien plus fragiles que les états… Mais l’élan, la capacité à faire face à des situations critiques, l’invention de nouvelles manières de vivre ensemble, sont clairement du côté des espaces de vie où l’on s’accueille les uns les autres avec douceur et bienveillance » (p 79). Significativement, un des premiers sociologues des religions, Henri Desroche, s’est intéressé d’un coté à ce qu’on appelle ‘Les religions de contrebande’, et de l’autre aux mouvements coopératifs contemporains. Entre La société vue d’en bas par les contrebandiers de la religion et les coopératives, il y a des analogies et des familiarités » (p 79).

Il y a grand besoin de douceur « dans nos sociétés contemporaines qui sont malades de la faiblesse des relations de proximité et de la force des relations sociales formelles qui poussent à l’individualisme ». (p 80).

Le chapitre se conclut ainsi : « La douceur est un portail d’entrée dans la contre-culture heureuse à laquelle nous invite le Christ. Elle est même, peut-être, le trait qui se rapproche le plus de sa personne. C’est en tout cas le trait que souligne l’Évangile de Matthieu.

« Heureux les doux, car ils hériteront la terre » (p 80).

 

Une ouverture évangélique

Dans son livre, Frédéric nous aide à lire les Béatitudes dans leur contexte biblique. Comme dans ses nombreux livres parus depuis les années 1990 et souvent présentés sur le site de Témoins (3), Frédéric allie la compétence et une intelligence informée par une culture originale tant à travers son métier de sociologue qu’à travers les questions qu’il pose et auxquelles il cherche à répondre. C’est une recherche en évolution, car Frédéric est lui-même constamment en quête, comme il nous en décrit ici le cheminement.

En évoquant une contre-culture nourrie par les Béatitudes, Frédéric de Coninck nous parait bien inspiré. Car, on prend partout conscience que notre société fait fausse route. La prise de conscience écologique contribue à la mise en évidence de l’inadéquation d’une culture instrumentale et individualiste. Avec Corinne Pelluchon, comment entrer dans l’âge du vivant ? (4) Une aspiration spirituelle se développe.

Si le mal est, hélas très actif aujourd’hui, Il y a donc bien également un nouvel état d’esprit à même d’entendre le message des béatitudes. Ainsi avons-nous présenté le livre de Michel Serres : « Une philosophie de l’histoire » (5) : « Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort ». Des courants alternatifs apparaissent et se développent. Parmi ces mouvements, on peut noter la promotion de la sollicitude et du soin dans un culture et une société du « care ». (6). A la même époque, apparait également la promotion de la non-violence à travers le mouvement de la « communication non-violente ». (7) On peut voir ici une œuvre de l’Esprit de Dieu qui agit bien au-delà des Églises. L’inspiration des Béatitudes vient nous énoncer le dessein de Dieu à travers les paroles de Jésus. Si ce texte est répété à maintes reprises dans l’enseignement chrétien, le livre de Frédéric de Coninck vient renouveler et actualiser notre compréhension.

J H

 

  1. Les Béatitudes , dans Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Béatitudes
  2. Frédéric de Coninck. Les Béatitudes au quotidien. La contre-culture heureuse des Évangiles dans l’ordinaire de nos vies. Exelcis, 2023
  3. Frédéric de Coninck sur le site de Témoins : https://www.temoins.com/?s=Fr%C3%A9d%C3%A9ric+de+Coninck&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes
  4. Des Lumières à l’âge du vivant. Selon Corinne Pelluchon : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
  5. Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
  6. Une voix différente. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
  7. Marshall Rosenberg et la communication non violente : https://vivreetesperer.com/vois-la-beaute-en-moi-un-appel-a-entendre/

Jean Jaurès : mystique et politique d’un combattant républicain, selon Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson

Une vision spirituelle, dans et pour le monde

 A certains moments dans l’histoire, de grandes personnalités émergent. Elles portent une cause et vivent un idéal. Ce fut le cas de Mandela et de Gandhi (1). En France, ce fut le cas de Jean Jaurès. Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson ont écrit à leur sujet. Et nous revenons ici sur un de leurs livres : «  Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain » (2). « Tout le monde croit connaître Jean Jaurès, icône républicaine qui demeure encore dans les mémoires, cent ans après sa mort (en 1914), le père du socialisme français, le fondateur de « l’Humanité », l’historien de la Révolution Française, l’inlassable combattant dreyfusard, le champion parlementaire de la séparation des Eglises et de l’Etat, le pacifiste assassiné à la veille de la Grande Guerre (3).  Mais d’où lui venait ce souffle qui l’habitait, quel était le fondement de son élan humaniste et en quoi croyait-il ? » (2a). Eric et Sophie Vinson décrivent et analysent ici la pensée philosophique, métaphysique de Jean Jaurès dans le contexte de son époque.

Voilà une recherche qui nous concerne. A certains moments de l’histoire, dans telle conjoncture, l’accès à une inspiration religieuse peut être entravé parce que l’institution correspondante s’enferme, s’éloigne de la vie, adopte une posture dominatrice . Au XIXè siècle, l’Eglise catholique s’érigea en pouvoir hostile aux acquis de la Révolution Française. Ce fut « la guerre des deux France ». Mais alors comment le christianisme pouvait-il être vécu, lui, qui, en France, avait été associé, pour une part importante, au catholicisme ? Comment l’inspiration évangélique allait elle contribuer à irriguer la société française ? Lorsque l’eau vive se heurte à un barrage, elle prend de nouveaux chemins. Dans  notre humanité, il nous faut explorer et reconnaître les formes nouvelles qui viennent compenser un manque. Aujourd’hui, au cours des dernières décennies, un écart s’est creusé entre les institutions religieuses, accusé pour certaines, moindre pour d’autres, et une nouvelle manière de vivre et de penser. Aujourd’hui encore des scandales apparaissent qui témoignent de l’inadéquation et de la faillite de tel système religieux Alors, pour que l’inspiration spirituelle, l’inspiration évangélique, puissent continuer à irriguer notre société, il est important que des pensée et des formes nouvelles apparaissent en apportant, dans toute sa diversité, une offre renouvelée. La question s’est posée à la fin du XIXè siècle. Dans une autre contexte, elle se pose aujourd’hui.

Voilà pourquoi, le livre d’Eric et de Sophie Vinson nous paraît important, car il nous montre, entre autres, comment, à cette époque, Jean Jaurès a fondé son action politique et sociale sur une vision spirituelle. Cette vision s’est exprimée dans une dimension philosophique.  « Jean Jaurès est non seulement un philosophe, normalien, agrégé, un auteur rivalisant avec Bergson, mais aussi un authentique spirituel. Si l’on néglige sa thèse sur « la réalité du monde sensible », si l’on passe à côté de sa spiritualité- qui s’oppose au pouvoir temporel de l’Eglise catholique, mais reconnaît en l’homme la présence du divin-, on ignore les principes mêmes qui ont guidé toute son action » (2a).

 

La réalité du monde sensible

 Eric et Sophie Vinson nous exposent la pensée de Jaurès telle qu’elle se déploie dans sa thèse principale de philosophie : « De la réalité du monde sensible » éditée en 1891 et rééditée quasiment à l’identique en 1902. « Nous voulons », disent-ils, « présenter cette philosophie en elle- même, à partir de sa dimension spirituelle ». Dans ce bref article, nous ne pouvons suivre le fil du raisonnement qui nous est décrit dans ce livre auquel on se reportera. Nous nous bornerons à quelques notations.

En affirmant la « réalité du monde sensible », Jaurès s’oppose d’une part au « subjectivisme qui réduit le monde sensible, matériel, au sujet », et, d’autre part, « au matérialisme qui réduit le sujet au monde matériel » (p 68). Et il dépasse « le divorce du sujet et de l’objet, grâce à la notion d’être, ce grand « englobant » métaphysique injustement oublié par les deux courants rivaux : subjectivisme et matérialisme (p 55).

Ce qu’affirme Jaurès, c’est « l’unité dynamique de tout ce qui est » (p 64). « Nous constatons qu’il y a  dans toutes les consciences individuelles , une conscience absolue et indépendante de tout organisme étroit et éphémère, qu’elle est présente partout sans être enchainée nulle part, qu’elle n’a d’autre sens que l’infini lui-même, et qu’ainsi toutes les manifestations de l’infini, l’espace, la lumière, le son, trouvent en elle, leur centre de ralliement et une garantie d’éternelle réalité »  ( p 57). Et c’est dans cette perspective que Jaurès envisage la divinité : « Dieu ne doit pas être pensé sur notre modèle, seulement plus grand. Il est la réalité elle-même… ». « La conscience absolue n’est pas un moi comme les autres, elle est le moi de tous les mois, la conscience de toutes les consciences… » ( p 65). Les auteurs nous expliquent les ressorts de cette pensée. « Ce Dieu-conscience absolue » semble être en quelque sorte l’« intériorité » profonde  – autrement dit le « cœur » – des mois particuliers, des consciences individuelles comme des vérités rationnelles. Présent en eux au tréfonds, Il ne se réduit pas à eux et les dépasse qualitativement de manière infinie. Mais Il les rassemble aussi par Sa seule présence, « unité de toutes les unités ». Actif au cœur de toutes les réalités finies, Lui, l’infini divin, il les contient ainsi toutes d’un certain point de vue…Et cela constitue l’ ordre ordinaire des choses simples, simplement incompris et même inaperçu par la plupart ». A deux reprises, Jaurès cite textuellement le discours de Paul devant l’aéropage (Actes 17. 28) : « En la Divinité, nous avons la vie, le mouvement et l’être » (p 64).

A la suite de ce raisonnement, la conclusion de la thèse vient nous éclairer en rejoignant notre expérience quotidienne : « Précisément parce que c’est la conscience  absolue qui fait la réalité du monde, tous les individus, toutes les forces du monde gardent leur réalité familière et leurs devoirs familiers . Dieu, en se mêlant au monde, n’y répand pas seulement la vie et la joie, mais aussi la modestie et le bon sens… Dans la conscience absolue et divine, ce n’est pas seulement le ciel grandiose et étoilé qui trouve sa justification, mais aussi la modeste maison où, outre la table de famille et le foyer, l’homme, avec ses humbles  outils, gagne pour lui et les siens, le pain de chaque jour » (p 66) .

Dans un chapitre : « Du panthéisme à la « Philosophia Perennis », les auteurs s’emploient à situer la pensée de Jaurès parmi les grandes tendances philosophiques. Nous retiendrons ceci : « Dieu et le monde sont un de point de vue de l’immanence divine… mais du point de vue de la transcendance divine, Dieu et le monde sont également distincts et dans un rapport « hiérarchique » puisque Dieu ne se limite pas au monde… C’est un point de vue qui peut être reconnu comme panenthéiste » : Dieu est partout, en tout et tout est en Dieu… mais tout n’est pas Dieu au sens où la réalité divine excède infiniment la réalité perceptible qu’il habite néanmoins intimement et qui ne saurait être sans Lui » (p 75). Dans le mouvement de la théologie chrétienne, Jürgen Moltmann vient aujourd’hui éclairer cette dimension panenthéiste dans sa théologie de la création (4) .

 

Reliance spirituelle à travers l’histoire

 En cette fin du XIXè siècle, l’institution catholique s’oppose au mouvement des idées et s’enferme dans la défense d’un système dominateur . Et, à l’opposé, s’affirme une conception athée et matérialiste. Dans ce contexte, nous avons vu combien Jean Jaurès exprime une vision spirituelle. Eric et Sophie Vinson nous montre qu’il n’est pas isolé. Il s’inscrit dans un courant de pensée, vaste et diversifié. C’est dire que, face aux enfermements, il y a là beaucoup de chercheurs qui oeuvrent pour une ouverture spirituelle. L’inspiration chrétienne peut y trouver sa place.

« Comme l’a montré Paul Bénichou, dans sa monumentale étude sur les « Romantismes français », l’intelligence et les lettres françaises sont travaillées par une question fondamentale : après l’ouragan de la Révolution, le catholicisme peut-il encore incarner l’autorité spirituelle ? Au prix de quelles adaptations ?  Et si l’Eglise doit perdre le mandat du Ciel » en même temps que la monarchie, par quoi, par qui et comment la remplacer ? » ( p 109) ?

Les auteurs évoquent ensuite de nombreuses personnalités, parmi lesquelles nous retiendrons ici : « Edgar Quinet qui espérait « protestantiser » la France pour établir durablement la démocratie, Alexis de Tocqueville qui initia une longue « tradition sociologique » de recherche sur l’impact de la problématique religieuse en matière de transformation sociale et de transformation du lien social, Lamennais, Lacordaire et Ozanam, pionniers de la question sociale venus du catholicisme, Pierre Leroux et Philippe Buchez, porteurs d’un « socialisme chrétien ». Ils évoquent de nombreux courants : «  les effusions politico-religieuses de 1848, la montée des idéaux démocratiques et sociaux dans la franc-maçonnerie, le « socialisme utopique » français,  un ésotérisme, le courant occultiste, Victor Hugo, « le plus grand poète français, conscience morale de la République naissante, prophète d’un avenir démocratique et social » sans compter presque tous les grands écrivains français d’alors (Balzac, Stendhal, Flaubert, Georges Sand etc) chez lesquels on peut trouver des passages ou des livres entiers, en rapport avec le spirituel et l’ésotérisme » (p 103-105).

On ne doit pas seulement envisager le mouvement des idées à l’échelle française, mais plus largement à l’échelle européenne. Et, à cet égard, Jean Jaurès s’est également inspiré de la pensée germanique, en particulier de la « Naturphilosophie » (p 106). Les auteurs citent un article de Jaurès sur le poème de Victor Hugo, intitulé « Dieu » : « Si tout est nature, il faut comprendre la nature dans sa profondeur et dans son mystère et, comprise à fond, elle révèle Dieu, ou plutôt, elle est l’expression même de Dieu… La nature est embrasée d’esprit et l’esprit, sans sortir de l’ordre naturel et de ses lois, peut prétendre à de prodigieux développements » ( p 107-108). Cette vision du monde se traduit en action. « Si Dieu est, c’est à dire qu’il y a un foyer idéal et réel tout ensemble de nature et de la conscience, nous pouvons sans contradiction tenter d’élever la nature et toutes les consciences à l’unité à l’ordre, à la justice, à la joie.  En ce sens aussi, Dieu est agissant… Je vous assure qu’il se fait en ce moment dans les esprits un travail immense pour retrouver Dieu dans la nature et l’idéal dans le réel. En même temps que les foules souffrantes aspirent vers le juste, les âmes pensantes font effort vers le vrai et vers le divin. Il y a dans le socialisme aussi des ferments mystiques : les hommes qui ont le sens de l’éternel comme Hugo, sont les seuls qui aient vraiment le sens de leur temps » ( p 108-109). Si ce texte date de la fin du XIXè siècle, on peut penser qu’il éveille un écho dans  notre société en recherche de sens, d’un nouveau rapport avec la nature et d’une dimension écologique.

La spiritualité de Jaurès fut, à l’époque, méconnue par ceux qui ne voulaient pas la voir. Et aujourd’hui, il en est de même. Selon les auteurs, le terme de « Dieu » serait devenu « pesant et incongru à la fois, en tout cas hors d’un contexte confessionnel » . Cependant dans le mouvement écologique qui se développe aujourd’hui, une vision nouvelle de la nature apparaît . Certains  y reconnaissent la présence du divin . Une théologie de la création se manifeste. Des articles parus sur ce blog témoignent de cette évolution (5). En 1988, paraît en France un livre pionnier de Jürgen Moltmann : « Dieu dans la création », intitulé, dès cctte époque : Traité écologique de la création » (4). L’œuvre de l’Esprit y est mise en évidence : « Le Dieu trinitaire inspire sans cesse toute sa création. Tout ce qui est, existe et vit grâce à l’affluence permanente des énergies et des possibilités de l’Esprit cosmique. C’est pourquoi, il faut comprendre toute réalité créée de façon énergétique, comme possibilité réalisée de l’Esprit divin. Grâce aux possibilités et énergies de l’Esprit, le Créateur lui-même est présent dans sa création . Il ne s’oppose pas à elle par sa transcendance, mais entre en elle et lui demeure en même temps immanent » (p 22-23). En se reportant à la pensée de Jean Jaurès dans sa thèse : « De la réalité du monde sensible », il y a une proximité dans les deux approches.

 

Une inspiration pour notre temps

 Dans leur livre sur Jean Jaurès, Eric et Sophie Vinson expriment  « l’urgence démocratique actuelle de trouver une voie – d’entendre une voix – pour relier, dynamiser, concrétiser la quête de sens individuelle et collective, en pleine faillite du désordre établi » (p 24).  « Leur essai propose, textes sources à l’appui, un fil conducteur stimulant, original dans le dédale de cette existence remarquable. Ce fil conducteur ? Le spirituel suivi à travers les principales facettes – de faits inséparables et quasi simultanés – de cet homme-fleuve. Un fil conducteur spirituel qui pourrait, en outre, avoir quelque utilité pour nous,  qui errons dans un monde sans repères en plein bouleversement. Revisiter l’ouverture jaurésienne, c’est se poser les questions des rapports entre spiritualité et démocratie, entre mystique et politique, entre métaphysique et socialisme, entre éthique et pouvoir, entre conviction et responsabilité… » (p 25-26). On peut ajouter la pertinence de cette pensée dans notre  avancée écologique.

Conscients de ce besoin de sens et d’inspiration, Eric et Sophie Vinson  envisagent la personnalité de Jean Jaurès parmi d’autres figures historiques qui leur paraissent présenter des ressemblances. C’est ce qu’ils appellent « la famille des « spirituels engagés » ou des « mystiques militants » parmi lesquels ils rangent M K Gandhi, Nelson Mandela (1), Martin Luther King, le Dalaï Lama pour ne citer que les plus connus. « Et si l’étude de ces spirituels engagés, à commencer par Jaurès si typiquement français, nous permettait d’entrevoir l’aube d’un nouvel humanisme en politique… » ( p 26).

Cependant cette aspiration s’inscrit dans une durée historique. A travers le temps, nous voyons ainsi un fil conducteur dans la vision d’un monde qui n’est pas abandonné à une destinée aveugle, mais habité par la présence du divin. C’est l’approche de Jean Jaurès dans sa thèse sur « la réalité du monde sensible ».   Aujourd’hui, c’est aussi celle de Jürgen Moltmann dans sa théologie de l’espérance. Une nouvelle vision de la création émerge et accompagne la prise de conscience écologique. Ainsi, on peut redire avec Jean Jaurès : « Si Dieu est, c’est à dire qu’il y a un foyer idéal et réel tout ensemble de la nature et de la conscience, nous pouvons sans contradiction tenter d’élever la nature et toutes les consciences à l’unité, à l’ordre, à la justice, à la joie » ( p 108).

 

J H

  1. Eric Vinson. Sophie Viguier-Vison. Mandela et Gandhi. La sagesse peut-elle changer le monde ? Albin Michel, 2018 Mise en perspective : « Non violence. Une démarche spirituelle et politique » : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  2. Eric Vinson. Sophie Viguier-Vinson. Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Albin Michel, 2014 2a quatrième de couverture   Nous n’avons abordé ici qu’une partie limitée de ce livre remarquable qui couvre tous les aspects de la vie de Jean Jaurès, ce « prophète ». C’est une lecture particulièrement fructueuse.
  3. Un fait marquant dans la lutte de Jaurès pour la paix : « Un été pas comme les autres. Le début de la grande guerre et l’assassinat de Jaurès. Un édito vidéo d’Antoine Nouis dans Réforme » : https://www.temoins.com/un-ete-pas-comme-les-autres-le-debut-de-la-grande-guerre-et-lassassinat-de-jean-jaures-un-edito-video-dantoine-nouis-dans-reforme/
  4. Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1998 « Si on comprend le créateur, la création et son but de façon trinitaire, alors le créateur habite par son Esprit dans l’ensemble de la création et dans chacune de ses créatures et il les maintient ensemble et en vie par la force de son Esprit » ( p 8)
  5. « Le Dieu vivant et la plénitude de vie » : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/ « Un Esprit sans frontières » : https://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/                    « Convergences écologiques : « Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin » :  https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/         La publication de l’encyclique Laudato Si’ par le Pape François est un moment important dans la montée d’une théologie écologique.

 

 

Jean Jaurès : mystique et politique d’un combattant républicain, selon Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson

Jean Jaurès le prophète - Albin MichelUne vision spirituelle, dans et pour le monde

A certains moments dans l’histoire, de grandes personnalités émergent. Elles portent une cause et vivent un idéal. Ce fut le cas de Mandela et de Gandhi (1). En France, ce fut le cas de Jean Jaurès. Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson ont écrit à leur sujet. Et nous revenons ici sur un de leurs livres : «  Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain » (2). « Tout le monde croit connaître Jean Jaurès, icône républicaine qui demeure encore dans les mémoires, cent ans après sa mort (en 1914), le père du socialisme français, le fondateur de « l’Humanité », l’historien de la Révolution Française, l’inlassable combattant dreyfusard, le champion parlementaire de la séparation des Eglises et de l’Etat, le pacifiste assassiné à la veille de la Grande Guerre (3).  Mais d’où lui venait ce souffle qui l’habitait, quel était le fondement de son élan humaniste et en quoi croyait-il ? » (2a). Eric et Sophie Vinson décrivent et analysent ici la pensée philosophique, métaphysique de Jean Jaurès dans le contexte de son époque.

Voilà une recherche qui nous concerne. A certains moments de l’histoire, dans telle conjoncture, l’accès à une inspiration religieuse peut être entravé parce que l’institution correspondante s’enferme, s’éloigne de la vie, adopte une posture dominatrice . Au XIXè siècle, l’Eglise catholique s’érigea en pouvoir hostile aux acquis de la Révolution Française. Ce fut « la guerre des deux France ». Mais alors comment le christianisme pouvait-il être vécu, lui, qui, en France, avait été associé, pour une part importante, au catholicisme ? Comment l’inspiration évangélique allait elle contribuer à irriguer la société française ? Lorsque l’eau vive se heurte à un barrage, elle prend de nouveaux chemins. Dans  notre humanité, il nous faut explorer et reconnaître les formes nouvelles qui viennent compenser un manque. Aujourd’hui, au cours des dernières décennies, un écart s’est creusé entre les institutions religieuses, accusé pour certaines, moindre pour d’autres, et une nouvelle manière de vivre et de penser. Aujourd’hui encore des scandales apparaissent qui témoignent de l’inadéquation et de la faillite de tel système religieux Alors, pour que l’inspiration spirituelle, l’inspiration évangélique, puissent continuer à irriguer notre société, il est important que des pensée et des formes nouvelles apparaissent en apportant, dans toute sa diversité, une offre renouvelée. La question s’est posée à la fin du XIXè siècle. Dans une autre contexte, elle se pose aujourd’hui.

Voilà pourquoi, le livre d’Eric et de Sophie Vinson nous paraît important, car il nous montre, entre autres, comment, à cette époque, Jean Jaurès a fondé son action politique et sociale sur une vision spirituelle. Cette vision s’est exprimée dans une dimension philosophique.  « Jean Jaurès est non seulement un philosophe, normalien, agrégé, un auteur rivalisant avec Bergson, mais aussi un authentique spirituel. Si l’on néglige sa thèse sur « la réalité du monde sensible », si l’on passe à côté de sa spiritualité- qui s’oppose au pouvoir temporel de l’Eglise catholique, mais reconnaît en l’homme la présence du divin-, on ignore les principes mêmes qui ont guidé toute son action » (2a).

 

La réalité du monde sensible

 Eric et Sophie Vinson nous exposent la pensée de Jaurès telle qu’elle se déploie dans sa thèse principale de philosophie : « De la réalité du monde sensible » éditée en 1891 et rééditée quasiment à l’identique en 1902. « Nous voulons », disent-ils, « présenter cette philosophie en elle- même, à partir de sa dimension spirituelle ». Dans ce bref article, nous ne pouvons suivre le fil du raisonnement qui nous est décrit dans ce livre auquel on se reportera. Nous nous bornerons à quelques notations.

En affirmant la « réalité du monde sensible », Jaurès s’oppose d’une part au « subjectivisme qui réduit le monde sensible, matériel, au sujet », et, d’autre part, « au matérialisme qui réduit le sujet au monde matériel » (p 68). Et il dépasse « le divorce du sujet et de l’objet, grâce à la notion d’être, ce grand « englobant » métaphysique injustement oublié par les deux courants rivaux : subjectivisme et matérialisme (p 55).

Ce qu’affirme Jaurès, c’est « l’unité dynamique de tout ce qui est » (p 64). « Nous constatons qu’il y a  dans toutes les consciences individuelles , une conscience absolue et indépendante de tout organisme étroit et éphémère, qu’elle est présente partout sans être enchainée nulle part, qu’elle n’a d’autre sens que l’infini lui-même, et qu’ainsi toutes les manifestations de l’infini, l’espace, la lumière, le son, trouvent en elle, leur centre de ralliement et une garantie d’éternelle réalité »  ( p 57). Et c’est dans cette perspective que Jaurès envisage la divinité : « Dieu ne doit pas être pensé sur notre modèle, seulement plus grand. Il est la réalité elle-même… ». « La conscience absolue n’est pas un moi comme les autres, elle est le moi de tous les mois, la conscience de toutes les consciences… » ( p 65). Les auteurs nous expliquent les ressorts de cette pensée. « Ce Dieu-conscience absolue » semble être en quelque sorte l’« intériorité » profonde  – autrement dit le « cœur » – des mois particuliers, des consciences individuelles comme des vérités rationnelles. Présent en eux au tréfonds, Il ne se réduit pas à eux et les dépasse qualitativement de manière infinie. Mais Il les rassemble aussi par Sa seule présence, « unité de toutes les unités ». Actif au cœur de toutes les réalités finies, Lui, l’infini divin, il les contient ainsi toutes d’un certain point de vue…Et cela constitue l’ ordre ordinaire des choses simples, simplement incompris et même inaperçu par la plupart ». A deux reprises, Jaurès cite textuellement le discours de Paul devant l’aéropage (Actes 17. 28) : « En la Divinité, nous avons la vie, le mouvement et l’être » (p 64).

A la suite de ce raisonnement, la conclusion de la thèse vient nous éclairer en rejoignant notre expérience quotidienne : « Précisément parce que c’est la conscience  absolue qui fait la réalité du monde, tous les individus, toutes les forces du monde gardent leur réalité familière et leurs devoirs familiers . Dieu, en se mêlant au monde, n’y répand pas seulement la vie et la joie, mais aussi la modestie et le bon sens… Dans la conscience absolue et divine, ce n’est pas seulement le ciel grandiose et étoilé qui trouve sa justification, mais aussi la modeste maison où, outre la table de famille et le foyer, l’homme, avec ses humbles  outils, gagne pour lui et les siens, le pain de chaque jour » (p 66) .

Dans un chapitre : « Du panthéisme à la « Philosophia Perennis », les auteurs s’emploient à situer la pensée de Jaurès parmi les grandes tendances philosophiques. Nous retiendrons ceci : « Dieu et le monde sont un de point de vue de l’immanence divine… mais du point de vue de la transcendance divine, Dieu et le monde sont également distincts et dans un rapport « hiérarchique » puisque Dieu ne se limite pas au monde… C’est un point de vue qui peut être reconnu comme panenthéiste » : Dieu est partout, en tout et tout est en Dieu… mais tout n’est pas Dieu au sens où la réalité divine excède infiniment la réalité perceptible qu’il habite néanmoins intimement et qui ne saurait être sans Lui » (p 75). Dans le mouvement de la théologie chrétienne, Jürgen Moltmann vient aujourd’hui éclairer cette dimension panenthéiste dans sa théologie de la création (4) .

 

Reliance spirituelle à travers l’histoire

En cette fin du XIXè siècle, l’institution catholique s’oppose au mouvement des idées et s’enferme dans la défense d’un système dominateur . Et, à l’opposé, s’affirme une conception athée et matérialiste. Dans ce contexte, nous avons vu combien Jean Jaurès exprime une vision spirituelle. Eric et Sophie Vinson nous montre qu’il n’est pas isolé. Il s’inscrit dans un courant de pensée, vaste et diversifié. C’est dire que, face aux enfermements, il y a là beaucoup de chercheurs qui oeuvrent pour une ouverture spirituelle. L’inspiration chrétienne peut y trouver sa place.

« Comme l’a montré Paul Bénichou, dans sa monumentale étude sur les « Romantismes français », l’intelligence et les lettres françaises sont travaillées par une question fondamentale : après l’ouragan de la Révolution, le catholicisme peut-il encore incarner l’autorité spirituelle ? Au prix de quelles adaptations ?  Et si l’Eglise doit perdre le mandat du Ciel » en même temps que la monarchie, par quoi, par qui et comment la remplacer ? » ( p 109) ?

Les auteurs évoquent ensuite de nombreuses personnalités, parmi lesquelles nous retiendrons ici : « Edgar Quinet qui espérait « protestantiser » la France pour établir durablement la démocratie, Alexis de Tocqueville qui initia une longue « tradition sociologique » de recherche sur l’impact de la problématique religieuse en matière de transformation sociale et de transformation du lien social, Lamennais, Lacordaire et Ozanam, pionniers de la question sociale venus du catholicisme, Pierre Leroux et Philippe Buchez, porteurs d’un « socialisme chrétien ». Ils évoquent de nombreux courants : «  les effusions politico-religieuses de 1848, la montée des idéaux démocratiques et sociaux dans la franc-maçonnerie, le « socialisme utopique » français,  un ésotérisme, le courant occultiste, Victor Hugo, « le plus grand poète français, conscience morale de la République naissante, prophète d’un avenir démocratique et social » sans compter presque tous les grands écrivains français d’alors (Balzac, Stendhal, Flaubert, Georges Sand etc) chez lesquels on peut trouver des passages ou des livres entiers, en rapport avec le spirituel et l’ésotérisme » (p 103-105).

On ne doit pas seulement envisager le mouvement des idées à l’échelle française, mais plus largement à l’échelle européenne. Et, à cet égard, Jean Jaurès s’est également inspiré de la pensée germanique, en particulier de la « Naturphilosophie » (p 106). Les auteurs citent un article de Jaurès sur le poème de Victor Hugo, intitulé « Dieu » : « Si tout est nature, il faut comprendre la nature dans sa profondeur et dans son mystère et, comprise à fond, elle révèle Dieu, ou plutôt, elle est l’expression même de Dieu… La nature est embrasée d’esprit et l’esprit, sans sortir de l’ordre naturel et de ses lois, peut prétendre à de prodigieux développements » ( p 107-108). Cette vision du monde se traduit en action. « Si Dieu est, c’est à dire qu’il y a un foyer idéal et réel tout ensemble de nature et de la conscience, nous pouvons sans contradiction tenter d’élever la nature et toutes les consciences à l’unité à l’ordre, à la justice, à la joie.  En ce sens aussi, Dieu est agissant… Je vous assure qu’il se fait en ce moment dans les esprits un travail immense pour retrouver Dieu dans la nature et l’idéal dans le réel. En même temps que les foules souffrantes aspirent vers le juste, les âmes pensantes font effort vers le vrai et vers le divin. Il y a dans le socialisme aussi des ferments mystiques : les hommes qui ont le sens de l’éternel comme Hugo, sont les seuls qui aient vraiment le sens de leur temps » ( p 108-109). Si ce texte date de la fin du XIXè siècle, on peut penser qu’il éveille un écho dans  notre société en recherche de sens, d’un nouveau rapport avec la nature et d’une dimension écologique.

La spiritualité de Jaurès fut, à l’époque, méconnue par ceux qui ne voulaient pas la voir. Et aujourd’hui, il en est de même. Selon les auteurs, le terme de « Dieu » serait devenu « pesant et incongru à la fois, en tout cas hors d’un contexte confessionnel » . Cependant dans le mouvement écologique qui se développe aujourd’hui, une vision nouvelle de la nature apparaît . Certains  y reconnaissent la présence du divin . Une théologie de la création se manifeste. Des articles parus sur ce blog témoignent de cette évolution (5). En 1988, paraît en France un livre pionnier de Jürgen Moltmann : « Dieu dans la création », intitulé, dès cctte époque : Traité écologique de la création » (4). L’œuvre de l’Esprit y est mise en évidence : « Le Dieu trinitaire inspire sans cesse toute sa création. Tout ce qui est, existe et vit grâce à l’affluence permanente des énergies et des possibilités de l’Esprit cosmique. C’est pourquoi, il faut comprendre toute réalité créée de façon énergétique, comme possibilité réalisée de l’Esprit divin. Grâce aux possibilités et énergies de l’Esprit, le Créateur lui-même est présent dans sa création . Il ne s’oppose pas à elle par sa transcendance, mais entre en elle et lui demeure en même temps immanent » (p 22-23). En se reportant à la pensée de Jean Jaurès dans sa thèse : « De la réalité du monde sensible », il y a une proximité dans les deux approches.

 

Une inspiration pour notre temps

 Dans leur livre sur Jean Jaurès, Eric et Sophie Vinson expriment  « l’urgence démocratique actuelle de trouver une voie – d’entendre une voix – pour relier, dynamiser, concrétiser la quête de sens individuelle et collective, en pleine faillite du désordre établi » (p 24).  « Leur essai propose, textes sources à l’appui, un fil conducteur stimulant, original dans le dédale de cette existence remarquable. Ce fil conducteur ? Le spirituel suivi à travers les principales facettes – de faits inséparables et quasi simultanés – de cet homme-fleuve. Un fil conducteur spirituel qui pourrait, en outre, avoir quelque utilité pour nous,  qui errons dans un monde sans repères en plein bouleversement. Revisiter l’ouverture jaurésienne, c’est se poser les questions des rapports entre spiritualité et démocratie, entre mystique et politique, entre métaphysique et socialisme, entre éthique et pouvoir, entre conviction et responsabilité… » (p 25-26). On peut ajouter la pertinence de cette pensée dans notre  avancée écologique.

Conscients de ce besoin de sens et d’inspiration, Eric et Sophie Vinson  envisagent la personnalité de Jean Jaurès parmi d’autres figures historiques qui leur paraissent présenter des ressemblances. C’est ce qu’ils appellent « la famille des « spirituels engagés » ou des « mystiques militants » parmi lesquels ils rangent M K Gandhi, Nelson Mandela (1), Martin Luther King, le Dalaï Lama pour ne citer que les plus connus. « Et si l’étude de ces spirituels engagés, à commencer par Jaurès si typiquement français, nous permettait d’entrevoir l’aube d’un nouvel humanisme en politique… » ( p 26).

Cependant cette aspiration s’inscrit dans une durée historique. A travers le temps, nous voyons ainsi un fil conducteur dans la vision d’un monde qui n’est pas abandonné à une destinée aveugle, mais habité par la présence du divin. C’est l’approche de Jean Jaurès dans sa thèse sur « la réalité du monde sensible ».   Aujourd’hui, c’est aussi celle de Jürgen Moltmann dans sa théologie de l’espérance. Une nouvelle vision de la création émerge et accompagne la prise de conscience écologique. Ainsi, on peut redire avec Jean Jaurès : « Si Dieu est, c’est à dire qu’il y a un foyer idéal et réel tout ensemble de la nature et de la conscience, nous pouvons sans contradiction tenter d’élever la nature et toutes les consciences à l’unité, à l’ordre, à la justice, à la joie » ( p 108).

J H

 

  1. Eric Vinson. Sophie Viguier-Vison. Mandela et Gandhi. La sagesse peut-elle changer le monde ? Albin Michel, 2018 Mise en perspective : « Non violence. Une démarche spirituelle et politique » : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  2. Eric Vinson. Sophie Viguier-Vinson. Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Albin Michel, 2014 2a quatrième de couverture   Nous n’avons abordé ici qu’une partie limitée de ce livre remarquable qui couvre tous les aspects de la vie de Jean Jaurès, ce « prophète ». C’est une lecture particulièrement fructueuse.
  3. Un fait marquant dans la lutte de Jaurès pour la paix : « Un été pas comme les autres. Le début de la grande guerre et l’assassinat de Jaurès. Un édito vidéo d’Antoine Nouis dans Réforme » : https://www.temoins.com/un-ete-pas-comme-les-autres-le-debut-de-la-grande-guerre-et-lassassinat-de-jean-jaures-un-edito-video-dantoine-nouis-dans-reforme/
  4. Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1998 « Si on comprend le créateur, la création et son but de façon trinitaire, alors le créateur habite par son Esprit dans l’ensemble de la création et dans chacune de ses créatures et il les maintient ensemble et en vie par la force de son Esprit » ( p 8)
  5. « Le Dieu vivant et la plénitude de vie » : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/ « Un Esprit sans frontières » : https://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/                    « Convergences écologiques : « Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin » :  https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/         La publication de l’encyclique Laudato Si’ par le Pape François est un moment important dans la montée d’une théologie écologique.