Le courage de la nuance

https://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782021476736/grande/147673_couverture_Hres_0.jpgUne juste expression
Selon Jean Birnbaum

Lorsque l’insĂ©curitĂ© prĂ©vaut, lorsque l’angoisse qui en rĂ©sulte suscite une agressivitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e, lorsque cette agressivitĂ© s’exprime dans une polarisation idĂ©ologique et l’affrontement de camps opposĂ©s, alors l’expression libre de la pensĂ©e est menacĂ©e par les pressions sociales, et le dĂ©bat public est lui-mĂȘme handicapĂ©. Dans ce contexte, il importe de rĂ©sister. C’est l’appel lancĂ© par Jean Birnbaum dans un essai : « Le courage de la nuance » (1). « Tout commence par un sentiment d’oppression. Si j’ai Ă©crit ce livre, ce n’est pas pour satisfaire un intĂ©rĂȘt thĂ©orique, mais parce que j’en ai Ă©prouvĂ© la nĂ©cessitĂ© interne. Il fallait nommer cette Ă©vidence. Dans les controverses politiques comme dans les discussions entre amis, chacun est dĂ©sormais sommĂ© de rejoindre tel ou tel camp, des arguments sont de plus en plus manichĂ©ens, la polarisation idĂ©ologique annule d’emblĂ©e la possibilitĂ© mĂȘme d’une position nuancĂ©e ». « Nous Ă©touffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison » disait naguĂšre Albert Camus et nous sommes nombreux Ă  ressentir la mĂȘme chose aujourd’hui » (p 11).

Jean Birnbaum est en situation d’émettre un jugement sur la conjoncture du dĂ©bat intellectuel. En effet, depuis 2011, il dirige le Monde des Livres et, lui-mĂȘme, il a Ă©crit deux  essais : « Un silence religieux. La gauche face au djihadistes » (2), « La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous » dans lesquels il pointe des manques dans la culture actuelle face Ă  un Ă©lan religieux extĂ©rieur. Et nous dit-il, Ă  deux ans d’intervalle (2016 et 2018), participant, Ă  ce sujet, Ă  de nombreuses rencontres publiques, avoir observĂ© un changement de climat : « Dans la mĂȘme ville, parfois avec les mĂȘmes personnes, l’atmosphĂšre Ă©tait beaucoup moins ouverte. On pouvait observer une suspicion latente « avec une accusation qui effectue actuellement un grand retour et qui tient en quatre mots : « faire le jeu de » (p 14). « Vieille antienne. A l’époque du stalinisme dĂ©jĂ , le Ă©crivains qui dĂ©nonçaient le goulag Ă©taient accusĂ©s de faire le jeu du fascisme ».

En Ă©crivant ce livre, Jean Birnbaum se propose donc de nous offrir  « Un bref manuel de survie par temps de vitrification idĂ©ologique, pour faire piĂšce Ă  la suspicion. Non seulement parce qu’il cĂ©lĂšbre la nuance comme libertĂ© critique, comme hardiesse ordinaire, mais aussi parce qu’il est nourri par cette conviction que le livre, l’ancienne et fragile tradition du livre constitue pour la nuance le plus sĂ»r des refuges » (p 15). Et il Ă©crit un essai, car c’est un genre de livre oĂč la puissance de la nuance peut s’épanouir au mieux Ă  « la charniĂšre de la littĂ©rature et de la pensĂ©e » (p 16). Dans cette approche, Jean Birnbaum a eu l’idĂ©e de nous montrer combien on peut s’appuyer sur l’exemple « d’intellectuels et d’écrivains qui  illustrent un hĂ©roĂŻsme de la mesure ». Il fait appel Ă  « des figures aimĂ©es auxquelles il revient souvent et dont il est convaincu qu’en ce temps pĂ©rilleux, elles peuvent nous aider Ă  tenir bon, Ă  nous tenir bien » (p 17). Ce sont des personnes courageuses : Albert Camus, Georges Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillon ou encore Roland Barthes. Si ces noms nous sont pour la plupart connus, leur parcours ne l’est pas toujours et, avec Jean Birnbaum, il est bon de revisiter leur histoire et d’en apprĂ©cier le sens et la portĂ©e.

Cet essai n’est pas volumineux, mais il est riche et dense. Il appelle une lecture attentive et mĂȘme enthousiaste. Dans notre prĂ©sentation, nous nous bornerons Ă  situer ces auteurs dans l’histoire et, avec Jean Birnbaum, Ă©voquer quelques traits de leurs personnalitĂ©s.

https://youtu.be/o5fu8S1irZY

Le courage de la nuance face aux pressions totalitaires

Si il y a bien aujourd’hui une menace croissante de polarisation idĂ©ologique, la situation aujourd’hui ne nous paraĂźt pas aussi tendue et aussi dangereuse qu’elle a pu l’ĂȘtre, durant quelques dĂ©cennies au XXĂš siĂšcle, Ă  l’époque oĂč des rĂ©gimes totalitaires s’étaient installĂ©s en Europe et y exerçaient leur pression : Le fascisme, l’hitlĂ©risme et le stalinisme. Les auteurs mis en valeur dans ce livre ont vĂ©cu durant cette pĂ©riode.

Georges Bernanos

La menace fasciste s’est rĂ©vĂ©lĂ©e durant la guerre d’Espagne dans le putsch de l’armĂ©e contre la RĂ©publique espagnole et la guerre civile qui s’en est suivie. C’est lĂ  qu’on voit rĂ©agir Georges Bernanos dans son livre : « Les grands cimetiĂšres sous la lune » : « un tĂ©moignage sur la guerre d’Espagne rĂ©digĂ© Ă  chaud par le romancier connus pour engagements royalistes et chrĂ©tiens qui n’en proclame pas moins son dĂ©gout pour les crimes du GĂ©nĂ©ral Franco et ses complices en soutane »   (p 36). L’évĂ©nement est d’autant plus significatif que Georges Bernanos a longtemps Ă©tĂ© un militant d’extrĂȘme-droite. Or, il refuse de ne pas voir les atrocitĂ©s en cours et il intervient pour les dĂ©noncer. « NaguĂšre dĂ©vouĂ© au puissant mouvement monarchiste, Bernanos vient donc briser le consensus chez ses anciens compagnons et plus gĂ©nĂ©ralement chez les soutiens français de Franco » (p 31).

A quoi tient cet engagement ? Georges Bernanos se dit « un homme de foi ». Il refuse le dĂ©ni du mal et voit dans la mĂ©diocritĂ© une rĂ©alitĂ© spirituelle « qui mĂȘle dĂ©sinvolture morale, contentement de soi et furieuse cĂ©cité  Il en rĂ©sulte un parti-pris de ne pas voir ce qui crĂšve les yeux » (p 41). Georges Bernanos voit dans l’enfance « une grĂące Ă  prĂ©server, un Ă©lan qui se met Ă  travers de l’imposture et du fanatisme
 Nulle naĂŻvetĂ© ici… Sous la lumiĂšre de Bernanos, la nuance est un aveuglement surmonté » (p 44-45).

Georges Orwell

La guerre d’Espagne a Ă©galement mis en Ă©vidence le courage d’un autre Ă©crivain : Georges Orwell. Dans les deux camps, la guerre d’Espagne apparaĂźt Ă  beaucoup comme « un combat contre le mal, une lutte finale ». Et dĂšs lors, « la prioritĂ© est de serrer les rangs, et dire la vĂ©ritĂ© devient inopportun, voire criminel si la proclamation de cette vĂ©ritĂ© sert « objectivement les intĂ©rĂȘts de la partie adverse » (p 82). C’est contre ce mĂ©canisme que Georges Orwell s’est Ă©levé en affirmant la primautĂ© de l’humain et de ce qu’il appelle « la dĂ©cence ordinaire ». (p 86). « Ce qui fonde toute Ă©mancipation, c’est la justesse des idĂ©es, mais surtout la vĂ©ritĂ© des sentiments » (p 87). On comprend pourquoi son grand roman antitotalitaire « 1984 » a pour hĂ©ros un amoureux des mots que le rĂ©gime prive bientĂŽt de la possibilitĂ© non seulement d’écrire, mais de ressentir » (p 87). Et, de mĂȘme qu’Orwell sait manifester de la sympathie, il aime la franchise. « Chez lui, ce franc parler se conjugue au doute ; Dire son fait Ă  autrui, certes, mais aussi assumer ses propres failles
 se montrer « fair play ». La meilleure façon d’ĂȘtre honnĂȘte, c’est de renoncer Ă  une illusoire « objectivité »  Si « Hommage Ă  la Catalogne » est un rĂ©cit bouleversant, c’est parce que l’esprit critique et l’ironie y annulent d’avance toute vellĂ©itĂ© dogmatique » (p 90). « Refusant de cĂ©der au chantage idĂ©ologique
, Orwell nous lĂšgue sa conception de la nuance comme franchise obstinĂ©e. Avec, pour corollaire ce principe si prĂ©cieux : jamais une vĂ©ritĂ© ne devrait ĂȘtre occultĂ©e sous prĂ©texte qu’en nommant les choses on risquerait de se mettre Ă  dos telle personne importante ou de « faire le jeu » de telle idĂ©ologie funeste » (p 95).

Hannah Arendt

La guerre d’Espagne fut un prĂ©lude Ă  l’expansion de l’Allemagne nazie. La philosophe Hannah Arendt a fui cette domination pour se rĂ©fugier aux États-Unis en 1941. Elle a Ă©prouvĂ© les effets de la « bĂȘtise », ce qu’elle dĂ©signe par : « un certain rapport Ă  soi, une maniĂšre de coller Ă  ses propres prĂ©jugĂ©s jusqu’à devenir sourd aux vues d’autrui » (p 58). « Pas de pensĂ©e sans dialogue avec les autres et pour commencer avec soi. Avoir une conscience aux aguets, se sentir capable d’entrer dans une dissidence intĂ©rieure, voilĂ  le contraire du mal dans sa banalité ; pour Arendt, la pensĂ©e a moins Ă  voir avec l’intelligence qu’avec le courage. C’est un hĂ©roĂŻsme ordinaire. D’oĂč son insistance sur « le manque d’imagination » d’Eichman, l’impossibilitĂ© qui Ă©tait la sienne de se mettre Ă  la place des autres. Aussi « cet hĂ©roĂŻsme de la pensĂ©e se confond-il largement avec le gĂ©nie de l’amitiĂ©. C’est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux parler avec moi-mĂȘme, c’est Ă  dire penser » (p 59).

Raymond Aron

Le sociologue et philosophe Raymond Aron, lui aussi, a Ă©tĂ© confrontĂ© avec le nazisme. En 1933, nommĂ© Ă  un poste d’assistant de philosophie en Allemagne, il dĂ©couvre la montĂ©e hitlĂ©rienne. C’est une Ă©preuve oĂč il va apprendre le caractĂšre prĂ©cieux de la dĂ©mocratie. Et dans cette tourmente, il forge un idĂ©al de luciditĂ©. La luciditĂ© est la « premiĂšre loi de l’esprit », Ă©crit-il dĂšs 1933 dans sa « lettre ouverte d’un jeune français Ă  l’Allemagne » (p 73). Et sa ligne de conduite repose sur le « pluralisme culturel ». Face aux emportements, le choix de Raymond Aron est « une Ă©thique intraitable du doute. « En ce sens, si l’on mentionne souvent Kant et Tocqueville comme les principales sources de sa pensĂ©e, on peut dire qu’Aron fut d’abord un disciple d’Aristote, ce grand philosophe de la prudence » (p 76). Ainsi cĂ©lĂšbre-t-il « le suprĂȘme courage de la mesure ». C’est dans cet esprit que Raymond Aron a fait face aux totalitarismes, du fascisme au stalinisme.

Germaine Tillon

Au cours des annĂ©es qui prĂ©cĂšdent la guerre 1939-1945, Germaine Tillon est ethnologue, en recherche en AlgĂ©rie chez les berbĂšres Chaouis (p 105). En 1940, elle choisit la rĂ©sistance  et « crĂ©e, avec d’autres, le cĂ©lĂšbre RĂ©seau du MusĂ©e de l’Homme, un des premiers rĂ©seaux de rĂ©sistance en territoire occupé » (p 106). Elle est dĂ©portĂ©e Ă  Ravensbruck en 1943. A sa libĂ©ration, elle poursuit son Ɠuvre de recherche oĂč elle tient ensemble « enquĂȘte serrĂ©e et expĂ©rience sensible» (p 108). Elle va Ă©crire surtout des « essais », « autrement dit des livres qui avancent Ă  tĂątons en assumant leurs propres fragilité » (p 104). Durant la guerre d’AlgĂ©rie, Germaine Tillon se bat, cĂŽtĂ© français pour que cessent les exĂ©cutions capitales, et, en mĂȘme temps, elle dialogue avec un des meneurs algĂ©riens de la lutte armé » (p 111). « Femme de conviction, elle prĂ©servait cependant comme un trĂ©sor fragile la nĂ©cessitĂ© de ne jamais leur sacrifier la vĂ©ritĂ© et la possibilitĂ© de nouer des liens authentiques avec des gens aux idĂ©es diffĂ©rentes, voire opposĂ©es » (p 111).

Albert Camus

Albert Camus est lui aussi interpellĂ© par la guerre d’AlgĂ©rie puisqu’il est originaire de ce pays. « NĂ© en AlgĂ©rie au sein d’une famille modeste, trĂšs tĂŽt orphelin de pĂšre, Ă©levĂ© par une grand-mĂšre pĂ©nible et une mĂšre illettrĂ©e, l’auteur de « La Peste » a Ă©tĂ© atteint par la tuberculose alors qu’il n’avait que 17 ans » (p 24). C’est une dure Ă©preuve. Ce fut une expĂ©rience subie, mais « sa patience n’en demeura pas moins active ». Contre les rigiditĂ©s « d’un rationalisme sans nuance, elle nourrit des engagements ancrĂ©s dans la vie sensible. Ainsi, on ne comprend rien aux positions de Camus sur la guerre d’AlgĂ©rie si on n’a pas en tĂȘte le lien si charnel qui a uni ce fils de pied noirs aux ĂȘtres et aux paysages de ce pays. Au moment de la guerre d’AlgĂ©rie, il formule l’impossible rĂȘve d’une formule « fĂ©dĂ©rale », qui aurait permis Ă  la fois la fin du systĂšme colonial et l’invention d’un nouveau « vivre ensemble », mais cela ne l’a pas empĂȘchĂ© de dĂ©fendre trĂšs tĂŽt les nationalistes algĂ©riens et leur lutte contre la puissance française, ses lois d’exception et ses « codes inhumains » (p 25). Inscrit au parti communiste dans sa premiĂšre jeunesse, Camus en a Ă©tĂ© banni. Il formule Ă  son Ă©gard deux griefs qu’il « relancera plus tard au fil des annĂ©es, en direction des intellectuels « progressistes » : d’une part, la prĂ©tention Ă  faire entre la rĂ©alitĂ© sociale dans un carcan thĂ©orique, d’autre part, le refus d’admettre qu’un adversaire politique peut avoir raison » (p 26)
 « ManichĂ©isme politique et mensonge existentiel sont insĂ©parables. La langue de bois est secrĂ©tĂ©e par un cƓur en toc » (p 26).

Albert Camus a suivi un sentier Ă©troit, mais juste. « Comment concilier indignation et lucidité ? Un ĂȘtre humain peut-il donner libre cours Ă  son « goĂ»t pour la justice » et, en mĂȘme temps, « tenir les yeux ouverts ? » (p 26). « Il y a un courage des limites, une radicalitĂ© de la mesure » (p 27).

Roland Barthes 

Jean Birnbaum adjoint à cet ensemble de portraits, Roland Barthes, philosophe, critique littéraire et sémiologue.

« Barthes s’est fixĂ© cette tĂąche impossible, non seulement prendre soin des mots, mais encore ne jamais laisser le langage se figer, toujours le maintenir dans cet Ă©tat de rĂ©volution permanente qu’on appelle littĂ©rature » (p 118). Roland Barthes distingue une « parole ouverte » en terme de souffle et une « parole fermĂ©e », hermĂ©tique, comme un bloc de clichĂ©s, ce qu’il appelle la « brique » (p 119). Lors d’un voyage dans la Chine MaoĂŻste, Roland Barthes saisit « la tyrannie des stĂ©rĂ©otypes » (p 121) et il Ă©touffe. A partir des annĂ©es 1970, « le sĂ©miologue fait de la nuance un souci constant et une mĂ©thode active. Je veux vivre selon la nuance », proclame-t-il » (p 122). Ainsi, « maitresse des nuances, la littĂ©rature est une permanente remise en question, une parade face aux dogmatismes » (p 122). Roland Barthes s’établit dans le « refus du surplomb », le « refus de l’arrogance ».

Des attitudes communes

Si le contexte d’une mĂȘme Ă©poque est un dĂ©nominateur commun entre les personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es dans ce livre, Jean Birnbaum voit chez eux des attitudes voisines. Et il Ă©voque cette perception dans de courts chapitres intermĂ©diaires, des « interludes ». Les titres en sont parlants : « Des mots libres pour des hommes libres » ; « Il faut parler franc » ; « La blague est quelque chose d’essentiel » ; « Vous avez dit : « faire le jeu de » ; « L’inconnu, c’est encore et toujours notre Ăąme » ; « La littĂ©rature, maitresse des nuances ». On reconnaitra lĂ  les remarques de l’auteur Ă  propos des personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es dans ce livre. Jean Birnbaum les a choisis dans une communautĂ© d’attitudes et de dĂ©marches : « Les hommes et les femmes que j’ai voulu rĂ©unir dans ce livre, ne savaient pas oĂč se mettre. Ils Ă©taient trop nuancĂ©s pour s’aligner sur des slogans. Trop libres pour supporter la discipline d’un parti. Trop sincĂšres pour renoncer Ă  la franchise. Trop mobiles pour obĂ©ir Ă  une politique de frontiĂšres  » (p 129). Ces diverses figures « s’inscrivent dans une mĂȘme constellation de sensibilitĂ© et de vigilance », ce que Hannah Arendt nommait « une tradition cachĂ©e » (p 130). Alors, nous dit Jean Birnbaum, « J’ai voulu
 entendre cette petite troupe d’esprits hardis, dĂ©livrĂ©s de tout fanatisme, qui ont acceptĂ© de vivre dans la contradiction, et prĂ©fĂ©rĂ© rĂ©flĂ©chir que haĂŻr » (p 137).

« Toute personne a droit Ă  la libertĂ© de pensĂ©e, de conscience et de religion » affirme la dĂ©claration universelle des droits de l’homme dans son article 18 et l’article 19 ajoute : « Tout individu a droit Ă  la libertĂ© d’opinion et d’expression » (3). Malheureusement, il y a encore certains Ă©tats oĂč ces libertĂ©s sont bafouĂ©es. Il y faut du courage pour penser, c’est Ă  dire penser librement. Cependant la menace vis Ă  vis de l’exercice de la pensĂ©e ne vient pas seulement des pouvoirs politiques dictatoriaux. D’une façon plus subtile, elle peut aussi s’exercer Ă  partir de pressions sociales et idĂ©ologiques dans une imitation servile. Des modĂšles s’imposent en terme d’oppositions simplistes, d’une pensĂ©e en blanc et noir. Ici, le courage de penser, c’est aussi le « courage de la nuance » pour reprendre le beau titre du livre de Jean Birnbaum. Les exemples vivants qu’il nous apporte en ce sens viennent nous accompagner et nous encourager.

J H

  1. Jean Birnbaum. Le courage de la nuance. Seuil, 2021 Interview vidĂ©o de l’auteur : https://www.youtube.com/watch?v=o5fu8S1irZY
  2. Un silence religieux : https://vivreetesperer.com/un-silence-religieux/
  3. LibertĂ© de penser. LibertĂ© d’expression : http://www.francas40.fr/var/francas/storage/original/application/93286c030c46cedd732730e0917a7c13

Un nouvel an, ensemble, en route


Nouvel An. Un commencement
 Comment est ce que nous considĂ©rons l’avenir ? On sait que les reprĂ©sentations de l’avenir varient selon les religions, les civilisations. Notre reprĂ©sentation de l’histoire est inspirĂ©e, implicitement ou explicitement par le message que nous avons reçu Ă  travers la Bible, une foi en la promesse de Dieu qui nous met en mouvement Ă  l’exemple d’Abraham ou du peuple juif sortant d’Egypte pour une nouvelle destinĂ©e. Et pour les chrĂ©tiens, entendre que Christ est ressuscitĂ© d’entre les morts et que la puissance de Dieu est Ă  l’Ɠuvre, dĂšs maintenant, pour accomplir la rĂ©surrection des morts et la libĂ©ration de l’humanitĂ© et de la nature, nous parle « dans un mĂȘme mouvement du fondement de l’avenir et de la pratique de la libĂ©ration des hommes et de la rĂ©demption du monde » (JĂŒrgen Moltmann, JĂ©sus, le Messie de Dieu (Cerf), p. 328). C’est le fondement d’une thĂ©ologie de l’espĂ©rance. C’est une inspiration pour notre sociĂ©tĂ© en ce temps de crise oĂč les menaces abondent, et aussi, pour nous personnellement dans un chemin oĂč se mĂȘlent les joies et les Ă©preuves et oĂč parfois on ne voit plus clair.

 

A un moment oĂč on prend de plus en plus conscience des interrelations entre l’humanitĂ© et la nature dans laquelle elle s’inscrit, un exemple issu du monde animal vient nous apporter un Ă©clairage qui fonctionne comme une parabole.

Le magnifique film sorti en 2001 : « Le peuple migrateur » est prĂ©sent dans nos mĂ©moires 
 et aujourd’hui accessible sur internet :

http://www.youtube.com/watch?v=ks_nLiTSvb4

Et, sur le site Flickr, on trouve des photos parfois impressionnantes d’oiseaux en migration. En voyant les images des oies sauvages en vol pour Ă©chapper au froid de l’Arctique et gagner les pays du soleil, comment ne pas admirer l’instinct qui les conduit. On est saisi par la beautĂ© de ces crĂ©atures. Et lorsqu’on sait qu’un vol d’oies sauvages est aussi une expĂ©rience collective oĂč une solidaritĂ© se manifeste, n’est-ce pas pour nous une source d’inspiration, la mĂ©taphore d’un mouvement oĂč la foi s’exercerait dans la communion. Ainsi, en ce Nouvel an, une superbe photo de ces oies en vol nous interpelle :

http://www.flickr.com/photos/warmphoto/6320042255/lightbox/

Elle nous suggĂšre foi, courage, solidaritĂ©. N’aspirons-nous pas aussi Ă  faire route les uns avec les autres comme beaucoup d’hommes dĂ©jĂ  engagĂ©s sur ce chemin ?

 

JH

De la décharge publique à la musique

Au Paraguay, des jeunes forment un orchestre Ă  partir d’instruments fabriquĂ©s Ă  partir de dĂ©chets.

Quel contraste ! Dans une banlieue d’Asuncion, la capitale du Paraguay, au bidonville de Cateura, un lieu envahi de dĂ©tritus qui y sont rejetĂ©s, un orchestre formĂ© par des jeunes est nĂ©.  C’est le « Landfill Harmonic ». Le processus de dĂ©gradation a Ă©tĂ© retournĂ©. Une vidĂ©o (1) retrace pour nous une histoire Ă©mouvante de la maniĂšre dont des instruments de musique ont Ă©tĂ© fabriquĂ©s Ă  partir du recyclage de dĂ©chets apportant ainsi une espĂ©rance Ă  des enfants, Ă  des jeunes dont l’avenir auraient Ă©tĂ©, sans  cela dĂ©pourvu de sens. Quel Ă©lan de vie ! « Le monde nous envoie des ordures. Nous lui renvoyons de la musique ».

Cette expĂ©rience a commencĂ©, il y a cinq ans. Favio Chavez, musicien, joueur de clarinette et de guitare, avait commencĂ© Ă  dĂ©velopper un petit orchestre dans un autre lieu. C’est alors qu’il trouve un nouvel emploi Ă  Cateura : un travail d’animateur dans une association environnementale en vue d’apprendre aux ramasseurs de dĂ©tritus (« garbage collectors ») Ă  se protĂ©ger eux-mĂȘmes. Favio Chavez reprend alors son activitĂ© d’animation musicale auprĂšs des jeunes. Mais pour cela, il a besoin d’instruments de musique. Favio Chavez en parle Ă  un ramasseur de dĂ©tritus, Nicolas Gomez, qui dĂ©couvre dans la dĂ©charge un  ancien tambour, puis le rĂ©pare. De fil en aiguille, comme il a Ă©tĂ© charpentier, il se met Ă  l’ouvrage et fabrique une guitare Ă  partir de matĂ©riaux trouvĂ©s dans la dĂ©charge. BientĂŽt, d’autres instruments vont apparaĂźtre. Alors, Favio Chavez peut crĂ©er un orchestre formĂ© par des jeunes qui vont commencer Ă  jouer de la musique de grande qualitĂ©, de Beethoven et Mozart Ă  Henry Mancini et les Beattles.

Et l’orchestre « Lanfill Harmonic » part maintenant en tournĂ©e dans d’autres pays d’AmĂ©rique Latine. Aujourd’hui, sa prestation est connue bien au delĂ , notamment aux Etats-Unis comme en tĂ©moignent les articles de presse paru sur un site qui soutient cette remarquable initiative et la prĂ©paration d’un film Ă  son sujet (2), et le visionnement de la vidĂ©o sur You Tube et Vimeo par plus d’un million d’internautes.

Combien l’enthousiasme manifestĂ© par les jeunes sur la vidĂ©o est capable des nous Ă©mouvoir. « Quand j’entend le son d’un violon, je sens comme des papillons qui s’envolent en moi. C’est un sentiment que je ne peux expliquer », dĂ©clare une jeune adolescente. « Sans la musique, ma vie serait sans valeur », nous dit une autre. Cette initiative ne change pas seulement la vie de ces jeunes. Elle transforme Ă©galement, par osmose, la vie de leur famille, la vie de la communautĂ© locale. Ainsi, a-t-on pu voir tel parent renoncer Ă  la drogue ou tel autre reprendre des Ă©tudes.

Ici, l’harmonie n’est pas seulement un effet de la musique. C’est aussi une harmonie entre les cƓurs. Sympathie, Ă©merveillement : une Ɠuvre de l’Esprit.

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J H

(1)            Landfill Harmonic : la vidĂ©o prĂ©sentant cette initiative : http://www.youtube.com/watch?v=fXynrsrTKbI  « Landfill » peut ĂȘtre traduit en français par : dĂ©charge publique. Les ramasseurs de dĂ©tritus (« garbage collectors ») travaillent pour une rĂ©utilisation, un recyclage des ordures. L’orchestre : « Landfill Harmonic » a pu ĂȘtre appelĂ© l’orchestre du recyclage.

(2)         Sur le site : Kickstarter, qui soutient, entre autres, cette initiative et la prĂ©paration d’un film Ă  son sujet, une vaste information sur « landfill harmonic », notamment Ă  travers un renvoi à  des articles de presse : http://www.kickstarter.com/projects/405192963/landfill-harmonic-inspiring-dreams-one-note-at-a-t

Une vision nouvelle des animaux

« Quand le loup habitera avec l’agneau »

Selon Vinciane Despret

Dans le contexte de la mutation actuelle qui ramĂšne l’humanitĂ© au sein de la nature, des reprĂ©sentations humaines changent en profondeur. Ce changement de reprĂ©sentations, entre autres des femmes, des enfants, et, plus rĂ©cemment, des animaux, traduit, Ă  l’encontre des malheurs du siĂšcle, une Ă©volution en profondeur de la conscience humaine. Aujourd’hui, on constate un changement spectaculaire de la reprĂ©sentation des animaux. Vinciane Despret, Ă  la fois philosophe et Ă©thologiste, nous propose un rĂ©cit engagĂ© qui vient nous surprendre et nous Ă©tonner au sens le plus fort. DĂ©jĂ  auteur de livres pionniers sur ce sujet, elle nous offre une vision d’ensemble dans son ouvrage le plus rĂ©cent : « Le loup habitera avec l’agneau » (1).

Certes, il est difficile de rendre compte d’une pensĂ©e qui est particuliĂšrement subtile et mouvante, examinant telle proposition et son contraire, et refusant de s’arrĂȘter Ă  telle hypothĂšse pour en tester d’autres Ă  la recherche d’un juste milieu. Cependant, cette intelligence attire, et, Ă  sa suite, nous y voyons plus clair sur les mĂ©andres de la recherche en ce domaine et la maniĂšre dont elle sort aujourd’hui des schĂ©mas idĂ©ologiques du darwinisme social et du behaviorisme. DĂ©pourvue d’expertise en ce domaine, cette prĂ©sentation a seulement pour but d’attirer notre attention sur un changement majeur dans notre maniĂšre de considĂ©rer les animaux, et par suite les rapports entre le monde animal et le monde humain. Tout commence par un constat amplement rapportĂ© sur la page de couverture :

« Les animaux ont bien changĂ© au cours des derniĂšres annĂ©es. Les babouins mĂąles qui semblaient tellement prĂ©occupĂ©s de hiĂ©rarchie et de compĂ©tition nous disent Ă  prĂ©sent que leur sociĂ©tĂ© s’organise autour de l’amitiĂ© avec les femelles. Les corbeaux qui avaient si mauvaise rĂ©putation nous apprennent que quand l’un d’eux trouve sa nourriture, il en appelle Ă  d’autres pour la partager. Les moutons, dont on pensait qu’ils Ă©taient si moutonniers, n’ont aujourd’hui plus rien Ă  envier aux chimpanzĂ©s du point de vue de leur intelligence sociale. Et, nombre d’animaux qui refusaient de parler dans les laboratoires behavioristes se sont mis Ă  entretenir de vĂ©ritables conversations avec leurs scientifiques. Ces animaux ont Ă©tĂ© capables de transformer les chercheurs pour qu’ils deviennent plus intelligents et apprennent Ă  leur poser enfin de bonnes questions. Et ces nouvelles questions ont, Ă  leur tour, transformĂ© les animaux ». Ainsi le changement de reprĂ©sentation des animaux intervient au carrefour du changement de mentalitĂ©s des humains emportĂ©s dans une vision nouvelle et qui se dĂ©partissent de leur Ă©gocentrisme et de leur esprit dominateur, et par suite des projections en ce sens sur les animaux, de fait manipulĂ©s, et de la reconnaissance d’une forme de crĂ©ativitĂ© animale qui peut ĂȘtre encouragĂ©e par des attitudes nouvelles de la part des humains.

 

Autour des origines de l’homme

L’humanitĂ© s’inscrit dans le continuum du vivant et donc dans un rapport avec la vie animale. Elle en dĂ©rive selon la thĂ©orie de l’évolution Ă©laborĂ©e par Darwin au XIXe siĂšcle. Mais alors, on s’est interrogĂ© sur l’origine de l’homme. « Les occidentaux vont chercher dans la nature celui qui sera leur ancĂȘtre. Le primate non humain en sera l’élu » ( p 39). L’auteure examine comment Darwin a choisi cette option. Son projet a Ă©tĂ© de « repĂ©rer les Ă©lĂ©ments qui plaident pour la continuitĂ© des formes du vivant, pour en retracer l’histoire. Il faut trouver des similitudes et des diffĂ©rences qui permettent de retracer notre histoire selon un ordre cohĂ©rent avec l’idĂ©e de progrĂšs. Il faut donc montrer que le singe qui deviendra le singe des origines nous ressemble suffisamment sous certains aspects, pour tĂ©moigner de la filiation. Or le singe n’est pas le seul en cause dans cette histoire de l’origine. Le sauvage est lui aussi convoquĂ© Ă  tĂ©moigner
 Il doit se situer entre le primate et l’homme civilisĂ©. Le primitif doit tĂ©moigner de son progrĂšs par rapport au premier (le singe), et du progrĂšs du second (l’humain) par rapport Ă  lui-mĂȘme » (p 45). Or, dans la culture Ă  laquelle appartient Darwin, le sauvage de cette Ă©poque est mal famĂ©. Darwin s’est tournĂ© alors vers les primates. Et il perçoit chez eux une vertu : « la rĂ©gulation de la sexualitĂ© – dont la jalousie du mĂąle devient la garantie » (p 49). Si d’autres reprĂ©sentations de l’animal Ă©taient prĂ©sentes dans cette culture, Darwin, aprĂšs avoir beaucoup hĂ©sitĂ©, a choisi « un animal de conflit, de compĂ©tition, de guerre et de jalousie » (p 51). « On pourrait dire que ce mĂąle belliqueux mobilisĂ© par une compĂ©tition sans fin autour des femelles est sans doute tout Ă  fait dans la logique de la thĂ©orie darwinienne, puisque la sĂ©lection est fondĂ©e sur la compĂ©tition des individus » (p 44).

Au XXe siĂšcle, ce modĂšle de la dominance des mĂąles a encore polarisĂ© l’attention des primatologues dans leurs recherches. Mais depuis quelques dĂ©cennies, cette approche dominante a Ă©tĂ© battue en brĂšche, notamment Ă  travers l’engagement de femmes primatologues. A cet Ă©gard, le rĂŽle de Jane Goodhall fut emblĂ©matique (2). Une toute autre conception de la vie sociale des primates est apparue.

Sur un autre registre, rappelons que Freud s’est inspirĂ© de la conception darwinienne des origines humaines. « C’est autour d’un extrait de Darwin que la proposition freudienne de l’origine de toute l’histoire s’articule : « Des habitudes de vie des singes supĂ©rieurs, Ă©crit Freud, Darwin a conclu que l’homme a lui aussi vĂ©cu primitivement en petites hordes, Ă  l’intĂ©rieur desquelles la jalousie du mĂąle le plus ĂągĂ© et le plus fort empĂȘchait la promiscuitĂ© sexuelle » (p 42). Freud envisagera donc notre ancĂȘtre comme « un mĂąle jaloux et belliqueux » (p 42) Ă  partir duquel il construira un rĂ©cit des origines, une vision mortifĂšre que dĂ©nonce Jeremy Rifkin dans son plaidoyer pour l’empathie (3).

A la fin du XIXe siĂšcle, un naturaliste russe rĂ©fugiĂ© en Angleterre pour des raisons politiques, c’est Ă  dire pour son adhĂ©sion aux thĂšses anarchistes, Pierre-Alexandre Kropotkine conteste l’accent mis par Darwin sur la compĂ©tition des individus comme fondement de la sĂ©lection naturelle. Certes, nous dit l’auteure, cette contestation peut ĂȘtre imputĂ©e Ă  diffĂ©rents motifs : la philosophie politique de Kropotkine, pour une part, mais aussi parce que la nature est diffĂ©rente en Russie. Mais cette critique se fonde sur une analyse de la vie animale trĂšs diffĂ©rente de celle de Darwin. Dans son livre de 1902, « l’Entraide, un facteur de l’évolution », Kropotkine interroge les thĂšses darwiniennes. Il ne perçoit pas chez les animaux, une lutte de tous contre tous, une compĂ©tition fĂ©roce, mais « au contraire, des preuves de soutien mutuel, d’amitiĂ© et de solidarité : nourrir l’étranger, adopter l’orphelin, aider l’autre en difficulté  (p 53) (4). Si la guerre entre les diffĂ©rentes espĂšces est un fait, il y a « tout autant ou peut-ĂȘtre mĂȘme plus, du soutien mutuel, de l’aide mutuelle entre les animaux
 Les primates ne contredisent pas ce modĂšle
 On peut affirmer que la sociabilitĂ©, l’action en commun, la protection mutuelle et un grand dĂ©veloppement de sentiments
 caractĂ©risent la plupart des espĂšces de singe » (p 54).

L’auteure met en valeur l’originalitĂ© de la pensĂ©e de Kropotkine. « Les singes Ă  qui Darwin demande d’apporter les preuves de la sĂ©lection naturelle et de l’évolution viennent chez Kropotkine apporter leurs concours Ă  un autre projet : celui de tĂ©moigner de l’évolution de la nature, mais cette fois en rompant avec le rĂ©gime de la compĂ©tition. De la mĂȘme maniĂšre que les primitifs semblent exiger, au fur et Ă  mesure du temps et des recherches, une autre maniĂšre de les connaĂźtre, la nature enrĂŽle Kroptkine dans une autre histoire » (p 63). Dans l’approche de Kropotkine, l’auteure fait reconnaĂźtre une proximitĂ© avec sa propre critique des schĂ©mas stĂ©rĂ©otypĂ©s d’une mĂ©thode scientifique longtemps dominante. « Comment pourrait-on prĂ©tendre rendre compte de ceux qu’on ne se donne pas la peine de connaĂźtre et de comprendre ? Comment peut-on prĂ©tendre s’intĂ©resser Ă  ceux Ă  qui on ne donne aucune chance de nous mobiliser ? Comment espĂ©rer construire un savoir fiable Ă  propos de ceux Ă  qui n’est laissĂ©e aucune possibilitĂ© de surprendre, d’étonner, de dĂ©centrer celui qui s’adresse Ă  eux, et de raconter une autre histoire ? (p 62).

Pourquoi l’approche de Kropotkine a-t-elle Ă©tĂ© oubliĂ©e ensuite pendant des dĂ©cennies ? Sans doute, sa biologie comme sa pensĂ©e politique, sont apparues Ă  son Ă©poque, comme « exotique » par rapport Ă  la culture dominante. « Il fut longtemps relĂ©guĂ© aux oubliettes de l’histoire naturelle » (p 66). Mais, soixante-dix ans plus tard, les suspicions de Kropotkine rĂ©apparaissent dans la contestation du « rĂŽle que l’on a fait jouer, dans l’histoire de nos origines, Ă  un babouin belliqueux et jaloux : la critique de l’idĂ©ologie qui marque les mythes des origines ; le rĂŽle dĂ©cisif d’un nouvelle anthropologie dans la maniĂšre d’en interroger les acteurs ; la remise en cause des gĂ©nĂ©ralisations hĂątives au dĂ©part de quelques espĂšces de primates choisies ; l’exigence d’une autre maniĂšre de poser les questions dans une perspective marquĂ©e par une conscience politique » (p 66).

 

RĂ©vĂ©ler le potentiel de l’animal

 Et si nous interrogeons les animaux en les inscrivant dans nos questions, pourrait-on leur donner une chance de s’exprimer en nous instruisant ? AprĂšs s’ĂȘtre rĂ©fĂ©rĂ© aux ouvrages de Darwin et de Kropotkine, Vinciane Despret nous introduit dans un livre original, trop vite oubliĂ©. Au milieu du XIXe siĂšcle, «  le naturaliste anglais, Edward Pett Thompson s’attela au superbe travail de mieux faire connaĂźtre les animaux Ă  ses contemporains
 dans son troisiĂšme et dernier ouvrage : « The Passions of animals », publiĂ© en 1851, les singes seront des acteurs privilĂ©giĂ©s  » (p 68). « Le singes mis en scĂšne par Thompson
 ces singes justiciers, espiĂšgles, manipulateurs d’outils, guerriers stratĂšges, menteurs impĂ©nitents ou rois de l’évasion, nous ressemblent. Le choix de ces histoires n’a rien de fortuit : d’abord, ces singes prĂ©sentent des compĂ©tences que nous avons longtemps pensĂ© ĂȘtre exclusivement les nĂŽtres. Non seulement leur intelligence est stupĂ©fiante, leur sens de la coopĂ©ration Ă©difiant, mais ils semblent aussi partager les mĂȘmes Ă©motions que les nĂŽtres » (p 71). Cependant, l’ambition de Thompson va plus loin : «  Ce n’est pas une simple dĂ©monstration de compĂ©tence qu’il s’agit d’élaborer. Il demande plus au singe : il lui demande certes de l’aider Ă  construire la proximitĂ© – « comme il nous ressemble ! » – mais en y prenant la part la plus active possible, en tĂ©moignant de sa propre volontĂ© de se conduire en humain » (p 72).

Une perspective Ă©volutionniste implique une continuitĂ© entre le monde animal et l’humanitĂ© qui apparait Ă  sa suite. Mais Thompson ne s’inscrit pas dans la thĂ©orie de l’évolution. Il est crĂ©ationniste. « La chaine continue des « existants » est une chaine statique agencĂ©e telle quelle dĂšs les premiers jours du travail divin ». Pourtant, dans ce contexte, depuis le XVIIe siĂšcle, Ă©tait apparue une certaine conception : « la thĂ©orie de la chaine du vivant ». On y remarqua des intervalles et « nombre de penseurs s’attelĂšrent Ă  la tĂąche de les remplir en se mettant Ă  traquer les ressemblances » (p 73-74). Il y donc, dĂšs cette Ă©poque, une recherche des ressemblances. Mais, « ce n’est cependant pas dans cette perspective mĂ©taphysique que Thompson s’efforce de maximaliser les ressemblances ». Ici, « les singes ne sont mobilisĂ©s ni dans un problĂšme de continuitĂ© d’une chaine statique, comme ils l’étaient jusqu’alors, ni dans un projet d’évolution comme ils le seront quelques annĂ©es plus tard  ». C’est un autre projet que Thompson s’est efforcĂ© de rĂ©aliser. « L’objectif de ce livre sera de collaborer Ă  la promotion d’une meilleure estimation de la valeur et de l’utilitĂ© de la vie animale, en Ă©veillant une attention adĂ©quate et des sentiments de bontĂ© pour les crĂ©atures animales, afin d’obtenir pour elles l’admiration et la protection qu’elles mĂ©ritent » (p 75). Thompson va rĂ©futer la maniĂšre dont la rĂ©ussite des animaux est principalement attribuĂ©e Ă  l’instinct. « Il ne s’agit pas de nier le rĂŽle de l’instinct, mais de laisser, parallĂšlement Ă  l’existence d’invariants, les possibilitĂ©s pour la variabilitĂ©, et surtout pour le changement (p 77). « La critique de l’instinct est une piĂšce majeure
 Si Thompson fait tant d’effort pour dĂ©monter ce vieux prĂ©jugĂ© de l’instinct, ce n’est pas seulement parce que l’instinct fait de l’animal une sorte de mĂ©canique aveugle
 C’est parce qu’il empĂȘche les animaux de changer ; ou plutĂŽt, parce qu’il s’agit surtout d’un malentendu, parce qu’il empĂȘche les hommes de penser que les animaux peuvent changer » (p 81).

Thompson « s’attaque Ă  une autre prĂ©jugĂ© : celui qui nous mĂšne Ă  hiĂ©rarchiser les animaux selon qu’ils soient domestiques ou sauvages ». Et de mĂȘme, il conteste la prĂ©fĂ©rence accordĂ©e aux herbivores par rapport aux carnivores jugĂ©s violents et cruels. Certains carnivores se laissent apprivoiser. « Les carnivores s’attachent Ă  leurs gardiens ». « Les animaux sauvages sont en fait le plus souvent domesticables, pour une raison trĂšs simple : ils sont sociaux » (p 82). Thompson incite Ă  une action d’apprivoisement, de domestication. « Ne laissons pas passer notre chance de les arracher Ă  ce qui les rend sauvage ». « Cette chance est pourtant Ă  la portĂ©e de notre main : C’est ce dont tĂ©moigne le miracle de l’apprivoisement de la hyĂšne, celui des extraordinaires compĂ©tences des singes qui vivent en bonne entente avec l’homme et, plus gĂ©nĂ©ralement, le miracle de la socialisation des ĂȘtres. C’est le miracle de la domestication : faire Ă©merger chez l’animal tout ce qui n’est qu’en puissance chez lui, ce qui tend Ă  s’amĂ©liorer : la bontĂ©, la douceur, la sociabilitĂ©. « Ils sont maintenant sauvages, mais quand les circonstances qui les contraignent Ă  l’ĂȘtre changeront, la transformation morale deviendra un facteur naturel de la rĂ©volution intellectuelle et sociale que les prophĂštes hĂ©breux  prĂ©disent » ( p 85). C’est ici qu’apparait le devenir Ă  long terme et le fabuleux rĂȘve de Thompson : accomplir ce que Dieu a promis : accomplir la plus vieille et la plus belle des prophĂ©ties, la prophĂ©tie d’IsaĂŻe : « Le loup dormira avec l’agneau
 et un petit enfant les conduira par la main » (p 85).

Vinciane Despret vient ici commenter le livre de Thompson et en montrer l’extraordinaire fĂ©conditĂ©. A partir de cette prophĂ©tie, pourquoi ne pas « anticiper ? ». « Pourquoi ne pas donner Ă  cette rĂ©volution annoncĂ©e par EsaĂŻe ce qui est le destin de toutes prophĂ©ties : l’accomplir ? » (p 85). « Pourquoi ne pas nous transformer afin de pouvoir transformer les animaux ? La chance est Ă  la portĂ©e de notre main : si nous nous transformons, si nous nous intĂ©ressons Ă  eux, si nous cherchons avec patience tout ce qui n’attend que de s’actualiser, nous pourrons alors rĂ©aliser la prophĂ©tie » (p 86).

Et, en ce sens, c’est aussi modifier nos savoirs. « Les contraintes qui pĂšsent sur le savoir des hommes sont importantes. Le monde ne sera intĂ©ressant que si nous avons la chance de nous y intĂ©resser. Il ne pourra ĂȘtre transformĂ© que si nous acceptons de passer nous-mĂȘmes par la transformation. Nous avons le monde que nos savoirs mĂ©ritent » (p 87).Vinciane Desprez prĂ©cise : si domestication, il y a, « l’arrachement Ă  la nature n’a rien d’un dĂ©tachement. Il s’agit plutĂŽt d’une « socialisation » par laquelle les animaux entrent dans un monde qui s’efforce de se construire comme monde commun, et sont liĂ©s d’une maniĂšre nouvelle Ă  ceux qui habitent ce monde… Emanciper, dans la perspective de Thompson, c’est libĂ©rer des mauvaises contraintes : ce n’est pas dĂ©tacher, c’est attacher mieux. C’est trouver, comme le dit si joliment Bruno Latour, « dans les choses attachantes elles-mĂȘmes, celles qui procurent de bons et durables liens ». Ce que Thompson propose en somme, c’est d’attacher mieux : les animaux aux hommes ; les hommes au monde, et le futur aux prophĂ©ties » (p 87). C’est une vision dynamique que Vinciane Despret exprime en ces termes : «  Il faudra plus de savoirs et plus de pratiques pour crĂ©er un bon monde commun : celui dans lequel « le loup habitera avec l’agneau », celui dans lequel se trouvera, chez les enfants des hommes, quelqu’un pour les conduire par la main » (p 88).

 

Une manifestation nouvelle des animaux

Si la vision de Thompson est longtemps restĂ©e sans hĂ©ritiers, au cours des toutes derniĂšres dĂ©cennies, le regard sur les animaux est en train de changer (4). Si les animaux ont Ă©tĂ© maltraitĂ©s dans une Ă©conomie industrielle, aujourd’hui, ils sont pris en considĂ©ration Ă  travers une sensibilitĂ© nouvelle. Et, dans la recherche psychologique, on assiste Ă  un retournement spectaculaire des comportements Ă  leur Ă©gard. Des lors, on dĂ©couvre chez eux des qualitĂ©s qui rejoignent celles que Thomson avait mis en valeur.

Vinciane Despret dresse un bilan. «  Nous n’avons toujours pas Ă©tĂ© enrĂŽlĂ©s par les animaux comme Thompson le souhaitait : l’élevage intensif, la disparition de nombreuses espĂšces, notre envahissement progressif de leurs territoire et, plus gĂ©nĂ©ralement le traitement infligĂ© aux animaux tĂ©moignent de l’extension massive de contraintes qui ont rarement eu pour effet de « bien attacher ».

Mais des choses ont cependant changĂ©. Certains d’entre nous sont en train d’inventer de nouveaux modes de communication, de nouvelles façons de penser le monde commun, de nouvelles habitudes, des enrĂŽlements inĂ©dits. On retrouvera par exemple, du cĂŽtĂ© des mouvements antispĂ©cistes, les mouvements qui contestent le privilĂšge accordĂ© Ă  l’humain, des hĂ©ritiers tout-Ă -fait Ă©tonnants du projet de Thompson » (p 89).

Cependant, aujourd’hui, la dĂ©marche de certains chercheurs rejoint particuliĂšrement l’inspiration de Thompson. « Pour construire la paix, et pour prĂ©server leurs animaux, les Ă©thologistes ont modifiĂ© certaines de leurs habitudes. Shirley Strum raconte ainsi que lorsque des bergers se sont trouvĂ© confrontĂ©s au problĂšme d’une trop grand prĂ©dation de leurs moutons, par les coyotes, des Ă©cologistes tentĂšrent l’expĂ©rience de dĂ©gouter les prĂ©dateurs en leur faisant ingĂ©rer une viande de mouton Ă  laquelle avait Ă©tĂ© ajoutĂ© un vomitif puissant
 Il s’agit bien de modifier les habitudes pour rendre la paix possible.

Ce qui a changĂ© aussi et qui constituait un des ressorts du projet de Thompson n’a Ă©chappĂ© Ă  personne : certains animaux ont rĂ©ussi Ă  nous mobiliser dans de nouvelles histoires. Ils ont ainsi rĂ©ussi, avec leur porte-parole humains, non seulement Ă  nous intĂ©resser, Ă  nous donner envie de les connaĂźtre, mais aussi Ă  actualiser des compĂ©tences inattendues, Ă  ĂȘtre transformĂ©s, et Ă  revenir en force depuis le temps oĂč Thomson les convoquait dans ses histoires pour leur demander de nous surprendre
 Le corbeau qui s’est liĂ© avec le chien nous reviendra ces derniĂšres annĂ©es, dans les recherches de Bernd Heinrich
 Les babouins qui s’organisent pour piller les jardins obligeront Shirley Strum Ă  modifier ses pratiques
 Elle les a « arrachĂ© Ă  ce qui les contraignait Ă  ĂȘtre ce qu’ils Ă©taient », c’est-Ă -dire un problĂšme pour les cultivateurs
 Ceux qui ont Ă©tĂ© observĂ©s par Hans Kummer arriveront Ă  convaincre ce dernier qu’il est leur berger » (p 91).

Longtemps, la culture dominante a fait opposition au projet de Thompson. « Tous ces animaux, corbeau amical, orang-outan organisĂ©, singe menteur, babouin coopĂ©ratif ont du attendre longtemps avant de revenir sur le devant de la scĂšne, avant de rĂ©ussir Ă  mobiliser notre intĂ©rĂȘt, avant que leurs compĂ©tences nous mĂšnent Ă  nous adresser Ă  eux » (p 92). Une certaine conception de la science faisait obstacle. MarquĂ©s par « des ambitions de « faire science », les scientifiques s’obligeaient Ă  renoncer Ă  la tentation de chercher chez les animaux des traits qui les donnent comme semblables Ă  nous » (p 94). Le « pĂ©chĂ© d’anthropomorphisme » Ă©tait inacceptable pour la primatologie et la psychologie animale Ă  cette Ă©poque (p 93). Et, d’autre part, l’extraordinaire ne pouvait ĂȘtre pris en compte dans des dispositifs adonnĂ©s Ă  la rĂ©pĂ©tition en vue de l’obtention d’une preuve (p 95). L’auteure nous relate ensuite la maltraitance Ă  laquelle les animaux ont Ă©tĂ© soumis dans les laboratoires. Cependant, une nouvelle pratique scientifique a rĂ©ussi Ă  dĂ©passer ces Ă©garements. L’auteure nous ouvre la perspective d’une « éthologie » en devenir.

 

Une recherche respectueuse et ouverte à la nouveauté

 Vinciane Despret nous fait part d’un renouvellement de la conception de l’éthologie. « L’éthologie, gĂ©nĂ©ralement science des comportements, y renoue avec son Ă©tymologie : « ethos », les mƓurs, les habitudes ». L’auteure envisage donc l’éthologie comme « pratique des habitudes » (p 126). « En traduisant l’éthologie comme une pratique des habitudes, je peux dĂ©finir ma recherche comme l’exploration de l’agencement de ces habitudes. Comment les habitudes des chercheurs et celles de leurs animaux ont-elles constituĂ©, les uns pour les autres, des occasions de transformation ? » (p 126). En examinant les habitudes des chercheurs, l’auteur en vient Ă  cĂ©lĂ©brer « les rĂ©ussites, lisibles dans les transformations les plus intĂ©ressantes dont leurs recherches tĂ©moignent : « la politesse de faire connaissance ». Je peux, Ă  la suite de Shirley Strum, dĂ©finir cette politesse comme l’exigence de ne pas construire un savoir « dans le dos » de ceux Ă  qui elle adresse ses questions. Ainsi Vinciane Despret envisage « l’éthologie qui l’intĂ©resse comme « une pratique polie des habitudes ». « Pour rendre compte du travail des Ă©thologues les plus polis, je peux, comme ils le font pour leurs animaux, chercher « ce qui compte pour eux » (p 126).

Ainsi, dit-elle s’intĂ©resser aux histoires trĂšs diverses des Ă©thologistes dans la relation avec leurs animaux. Elle nous rapporte diffĂ©rentes histoires. Par exemple, elle revient sur la recherche concernant les primates. Elle y constate « un regain de politesse de la part des chercheurs ». Les primatologues ont dĂ©cidĂ© « de s’intĂ©resser Ă  ce qui intĂ©resse ceux qu’ils interrogent ». « Ils ont Ă©tĂ© enrĂŽlĂ©s par les problĂšmes de ceux Ă  qui ils adressaient leurs questions» (p 136). Une histoire exemplaire fut celle de Jane Goodhal auprĂšs des chimpanzĂ©s de GombĂ© et trouvant chez l’un d’entre eux, David Greybeard, non seulement une personnalitĂ© crĂ©ative, mais aussi « un alliĂ© mĂ©diateur lui enseignant les rĂšgles de politesse et d’hospitalité » (p 142-143) (2).

Vinciane Despret a trouvĂ© chez le philosophe amĂ©ricain William James un accompagnateur dans son approche de recherche. « Cette vertu de l’action pratique que je propose de cultiver sous la forme de « juste milieu », et qui dĂ©signe dans ce que j’essaie de faire, une des maniĂšres de rĂ©pondre Ă  l’exigence de politesse du « faire connaissance », me fait en fait rejoindre un des philosophes les plus « polis » de notre tradition : le philosophe William James » (p 137). L’auteure nous dit en quoi elle se trouve confortĂ©e par cette philosophie. « Nous ne devons pas nous contenter de chercher chez le seul sujet connaissant les conditions qui rendent possible cet Ă©vĂ©nement : « connaĂźtre ». Nous devons interroger aussi et surtout, les possibilitĂ©s d’ĂȘtre connu dans ce qui se donne Ă  connaĂźtre
 Nous saisirons que « ce qui rĂ©ellement existe, ce ne sont pas les choses faites, mais les choses en train de se faire ». (p 138). « Pour bien connaĂźtre, « Placez-vous au point de vue du faire Ă  l’intĂ©rieur des choses » (p 140). Et, « connaĂźtre, ce n’est pas traduire comment nos idĂ©es sont pensĂ©es, mais comment elles nous font penser ». « ConnaĂźtre, c’est explorer un rĂ©gime d’autorisation et de « rendre capable » (p 148). Au total, Vinciane Despret nous invite Ă  explorer « la maniĂšre dont les animaux se prĂ©sentent comme participants actifs dans la constitution de ce qui peut compter comme savoir scientifique : la maniĂšre dont ils font faire des choses Ă  leurs chercheurs ». Comme l’écrit si justement, Donna Haraway, « du point de vue des projets des biologistes, les animaux rĂ©sistent, rendent capables, perturbent, engagent, contraignent et exhibent. Ils agissent et signifient ».

Vinciane Despret nous apprend dans ce livre Ă  envisager de multiples points de vue, de multiples propositions qui se cĂŽtoient pour trouver un chemin, un dĂ©passement Ă  travers les oppositions. C’est une Ă©cole de pensĂ©e. Et elle aborde ici la grande question des origines de l’humanitĂ© et des rapports entre l’humanitĂ© et le monde animal. Les idĂ©es Ă  ce sujet ont beaucoup Ă©voluĂ© au cours de ces deux derniers siĂšcles. Au cours des toutes derniĂšres dĂ©cennies, un tournant est apparu : dans des formes diverses, la dĂ©couverte d’une conscience animale et une reconnaissance progressive de la personnalitĂ© des animaux. Il y a lĂ  un mouvement culturel de grande ampleur (4). Les Ă©thologues et les primatologues, Ă©chappent peu Ă  peu aux prĂ©jugĂ©s contraignants auxquels ils voulaient soumettre les animaux. L’humanitĂ© perçoit de plus en plus aujourd’hui qu’elle s’inscrit dans un continuum avec le monde animal. Elle n’échappe pas Ă  la nature, mais en fait partie. Cependant, nous ressentons aujourd’hui les tourments qui affectent le monde. Nous nous rappelons ici un texte de Paul selon lequel « la crĂ©ation gĂ©mit dans les douleurs de l’enfantement » (Épitre aux Romains). Cependant, dans une perspective chrĂ©tienne, en Christ, il y a bien un mouvement en cours vers une terre nouvelle dans la perspective des prophĂ©ties bibliques dont fait partie le texte d’EsaĂŻe : « Le loup habitera avec l’agneau, le lĂ©opard se couchera prĂšs du cabri, le veau et le jeune lion mangeront ensemble. Un petit garçon les conduira » (EsaĂŻe 11.6-10). On peut envisager la montĂ©e de la conscience unifiante qui apparaĂźt aujourd’hui, cette exigence de respect et de comprĂ©hension avancĂ©e par Vinciane Despret comme une Ă©tape. Et c’est le terme ‘prĂ©figuration’ qui nous vient Ă  l’esprit.

 

J H

 

  1. Vinciane Despret. Le loup habitera avec l’agneau. Nouvelle Ă©dition augmentĂ©e. Les empĂȘcheurs de tourner en rond, 2020
  2. Jane Lindall : une recherche pionniÚre sur les chimpanzés, une ouverture spirituelle, un engagement écologique : https://vivreetesperer.com/jane-goodall-une-recherche-pionniere-sur-les-chimpanzes-une-ouverture-spirituelle-un-engagement-ecologique/
  3. Vers une civilisation de l’empathie. A propos du livre de JĂ©rĂ©mie Rifkin : https://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/
  4. Nicole Laurin. Les animaux dans la conscience humaine. Questions d’aujourd’hui et de toujours. ThĂ©ologiques, 2002 : https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2002-v10-n1-theologi714/008154ar/

Questions sur la bonne gouvernance

En passant par la Toscane au XIVĂšme siĂšcle

Les fresques d’Ambogio Lorenzetti sur le bon et le mauvais gouvernement

La Toscane est une province italienne dont on sait la beautĂ© des paysages  et des Ɠuvres d’art. Elle est jalonnĂ©e par des villes rĂ©putĂ©es : Florence, Sienne.  Des amis ayant rĂ©cemment visitĂ© cette rĂ©gion, Ă  leur retour, je leur ai demandĂ© s’ils pouvaient nous communiquer des Ă©chos de cette beautĂ©. Au cours d’une conversation  avec Etienne Augris, professeur d’histoire et gĂ©ographie dans un lycĂ©e lorrain (1), j’ai dĂ©couvert qu’il avait tout particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© une Ɠuvre d’art qui se situe dans le « Palazzo Pubblico » de Sienne. Ce sont des fresques rĂ©alisĂ©es entre 1337 et 1340 par Ambrogio Lorenzetti pour reprĂ©senter en allĂ©gories le bon et le mauvais gouvernement et, sur un registre rĂ©aliste, les effets qui s’en suivent (2).

#Si ces fresques sont considĂ©rĂ©es aujourd’hui comme un chef d’Ɠuvre et commentĂ©es comme tel (3), leur sujet mĂȘme nous paraĂźt particuliĂšrement original. Certes, il correspond aux questions qui se posaient dans des citĂ©s indĂ©pendantes  oĂč le pouvoir Ă©manait des notables, une situation qui ouvrait le champ des interrogations sur l’exercice de celui-ci. Dans un univers oĂč les rivalitĂ©s et les conflits abondaient, la paix et la guerre Ă©taient Ă©troitement liĂ©es aux dĂ©cisions des dirigeants. Ainsi ces fresques mettent en Ă©vidence les effets du bon et du mauvais gouvernement . On peut se demander quel message ces figures artistiques peuvent nous apporter encore aujourd’hui. On se rappellera alors que le thĂšme de la bonne gouvernance est toujours d’actualitĂ©. Des recherches rĂ©centes (4) ont montrĂ© que le dĂ©veloppement Ă©conomique des pays pauvres dĂ©pend largement de l’exercice du pouvoir politique.

 L’attention se portera ici sur les caractĂ©ristiques de la bonne gouvernance telle qu’elle nous est reprĂ©sentĂ©e par ces fresques. Qu’est-ce que les gens de cette Ă©poque ont Ă  nous dire sur les valeurs, les attitudes et les comportements qui fondent une bonne gouvernance ? Comme historien, mais aussi comme citoyen, Etienne Augris  nous donne quelques pistes pour comprendre le message de ces fresques.

Rencontre avec les fresques d’Ambrogio Lorenzetti

Ressenti et rĂ©flexion d’un historien 

Interview d’Etienne Augris

Etienne, qu’as tu apprĂ©ciĂ© durant ton voyage en Toscane ?

J’ai apprĂ©ciĂ© une certaine douceur de vivre, une sĂ©rĂ©nitĂ© qu’on ressent notamment Ă  la vue des paysages.  Et par ailleurs, je suis trĂšs sensible Ă  la richesse historique et patrimoniale de cette rĂ©gion, en particulier dans les villes. Dans certaines villes, on a mĂȘme l’impression que le temps s’est arrĂȘtĂ©. Pour moi qui suis historien, j’apprĂ©cie le sentiment d’une prĂ©sence du passĂ©, aujourd’hui.

Pourquoi et en quoi, les fresques de Lorenzetti Ă  Sienne t’ont-elles particuliĂšrement impressionné ?

Ce qui frappe en premier, c’est la beautĂ© de ces fresques dans le contexte mĂȘme de leur crĂ©ation, un lieu trĂšs important puisqu’il Ă©tait le siĂšge d’un des principaux pouvoirs de la ville. Avant toute chose, ce qui a accrochĂ© mon regard, c’est la couleur, et, en particulier, la couleur bleue. Ce qui m’a plu aussi, c’est la dimension historique. C’est un vĂ©ritable document.

Quelles sont les principales caractéristiques de ces fresques ?

Les fresques sont particuliĂšrement rĂ©pandues en Italie et le mot : fresque est lui-mĂȘme issu de l’italien : « fresco ». Ces fresques sont une commande publique passĂ©e par les autoritĂ©s de la ville Ă  un artiste rĂ©puté : Ambrogio Lorenzetti. Et cet artiste est lui-mĂȘme un citoyen engagĂ© au service de la rĂ©publique. Ne disposant pas du contrat, on ne sait pas dans quelle mesure Lorenzetti Ă©tait entiĂšrement libre dans sa reprĂ©sentation. Ces fresques couvrent trois des quatre cĂŽtĂ©s d’une grande salle. Cette salle accueillait la rĂ©union du conseil des 9, des notables dĂ©signĂ©s temporairement pour diriger la ville dans la premiĂšre moitiĂ© du XIVĂšme siĂšcle.

Peux-tu nous décrire ces fresques telles que tu les vois ?

#Ces fresques s’étendent sur trois murs.

#Lorsqu’on rentre dans la salle, on voit d’abord l’allĂ©gorie et les effets du mauvais gouvernement. Sur ce mur, le personnage principal est une sorte de diable qui incarne la tyrannie. Il est entourĂ© par la reprĂ©sentation de nombreux vices. Ces vices Ă©voquent des travers sociaux et politiques plutĂŽt que des pĂ©chĂ©s individuels : l’orgueil, l’avarice, la vanitĂ©. Au pied de la tyrannie, se trouve la justice ligotĂ©e. On retrouve ce thĂšme omniprĂ©sent de la justice dans les autres fresques. Elle figure dans les inscriptions qui accompagnent les personnages, soit pour regretter son absence, soit pour louer sa prĂ©sence, son rĂšgne. On voit Ă©galement sur ce mur les effets du mauvais gouvernement dans une ville et une campagne entiĂšrement dĂ©vastĂ©es sur lesquelles rĂšgne la peur.

Lorsqu’on poursuit dans le sens de la lecture, on trouve ensuite l’allĂ©gorie du bon gouvernement.

Et on commence par la reprĂ©sentation de la justice sur un trĂŽne. Elle est inspirĂ©e par un petit personnage au dessus de sa tĂȘte qui symbolise la sagesse. Chacune de ses mains tient les plateaux d’une balance. La justice punit. La justice rĂ©tribue.

En dessous de la justice, se trouve la concorde. Elle rassemble les fils qui viennent de la justice pour former une seule corde qui est transmise à la procession des notables qui représentent les habitants de Sienne, unis par ce lien de la concorde.

Cette corde remonte ensuite vers un personnage majestueux, aux couleurs de la ville et qui reprĂ©sente le bien commun. Ce fil est attachĂ© Ă  son poignet. Ce personnage est entourĂ© de nombreuses allĂ©gories qui reprĂ©sentent des vertus. Il y a de nouveau la justice.  Et puis, il y a la paix : une femme semi allongĂ©e qui a l’air trĂšs sereine. Elle est au centre du mur, une de celles qui attirent le plus le regard par sa clartĂ© et son rayonnement.  Au dessus de la tĂȘte du bien commun, il y a les trois vertus thĂ©ologales : foi, charitĂ©, espĂ©rance. C’est une des seules rĂ©fĂ©rences religieuses directes dans cette fresque. Parmi les vertus, il y a des vertus actives et des vertus passives. Et elles sont placĂ©es en alternance, par exemple : justice et tempĂ©rance.. C’est sur ce mur que figure la signature de Lorenzetti.

#Le troisiĂšme mur qui fait face Ă  celui Ă©voquant le mauvais gouvernement reprĂ©sente les effets du bon gouvernement comme en miroir. On y reprĂ©sente la ville de Sienne identifiĂ©e par la prĂ©sence de la cathĂ©drale et de symboles de la ville. La campagne environnante est Ă©galement reprĂ©sentĂ©e. Sur cet espace, la ville et la campagne, rĂšgne l’allĂ©gorie de la sĂ©curitĂ© qui permet une vie quotidienne paisible, animĂ©e et ponctuĂ©e de rĂ©jouissances : mariage, danses. C’est une ville dont la construction se poursuit. La campagne est pleine de richesses. Le paysage qui est dĂ©crit ressemble beaucoup au paysage actuel de la Toscane caractĂ©risĂ©e par des collines oĂč on cultive des cĂ©rĂ©ales, la vigne et les oliviers.

Dans cette salle, Lorenzetti fait appel aux représentations de son époque. Mais il est un des seuls à en rassembler autant dans un tel agencement. Sur ces murs, on a à la fois des allégories et des représentations réalistes.

#Cette Ɠuvre nous parle de gouvernance. Quel message cette Ɠuvre envoie aux gens de cette Ă©poque ?

C’est un message destinĂ© Ă  ceux lĂ  mĂȘme qui siĂšgent dans la salle et plus gĂ©nĂ©ralement Ă  la ville de Sienne et Ă  sa population. La ville et la campagne qui subissent la tyrannie ne sont pas des espaces Ă©trangers, mais pourraient eux-mĂȘmes ĂȘtre la ville de Sienne et ses environs.  C’est donc un rappel permanent des risques qui guettent la citĂ©. Le rĂ©gime qui est mis en avant, est clairement rĂ©publicain par opposition Ă  la tyrannie. Mais cette rĂ©publique Ă©tait comprise au sens de l’époque et non comme une dĂ©mocratie au sens moderne du mot.  Rappelons que tous les habitants de la ville ne participent pas Ă  la dĂ©signation des dirigeants rĂ©servĂ©e Ă  une Ă©lite fortunĂ©e.

Cette rĂ©publique met en avant des principes et non des intĂ©rĂȘts  individuels. Dans cette rĂ©publique, on craint la personnalisation du pouvoir. Les membres du Conseil des 9 eux-mĂȘmes ne sont dĂ©signĂ©s que pour deux mois. Le fil conducteur de cette fresque, c’est la justice qui est reprĂ©sentĂ©e, Ă  plusieurs reprises, et qui apparaĂźt comme l’élĂ©ment indispensable d’une bonne gouvernance. La concorde elle-mĂȘme puise sa source dans la justice et permet aux citoyens de cette rĂ©publique de travailler ensemble pour le bien commun. Parce qu’il y a la justice et aussi la concorde, les intĂ©rĂȘts individuels sont compatibles avec le bien commun.

Cette fresque est Ă©galement complexe. Pour moi, elle tĂ©moigne de la complexitĂ© du gouvernement de cette rĂ©publique et de la fragilitĂ© de ses Ă©quilibres. Dans la rĂ©alitĂ© historique, on sait que les pĂ©riodes de paix ont souvent Ă©tĂ© Ă©phĂ©mĂšres.  Quelques annĂ©es aprĂšs la rĂ©alisation de ces fresques, une nouvelle pĂ©riode de troubles politiques, de guerres, d’épidĂ©mies, s’est ouverte. Le gouvernement des 9 lui-mĂȘme a disparu et a laissĂ© place Ă  une nouvelle forme de gouvernement. Si la situation est aussi fragile, c’est parce que les pouvoirs sont multiples. Ainsi, et Ă  cĂŽtĂ© du pouvoir qui Ă©tait exercĂ© par le Conseil des 9, il y avait aussi le pouvoir de l’évĂȘque et celui du reprĂ©sentant de l’empereur. L’équilibre Ă©tait fragile, et, Ă  cette Ă©poque, les rapports de force changeaient rĂ©guliĂšrement.

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Qu’est ce que ce message peut nous apprendre aujourd’hui encore ?

La question de la gouvernance tourne aujourd’hui autour de l’idĂ©e de la dĂ©mocratie et de son exercice. Ces fresques nous apprennent que le bon gouvernement est une rĂ©alitĂ© fragile qui peut ĂȘtre menacĂ©e de l’extĂ©rieur, mais aussi de l’intĂ©rieur. Le problĂšme ne vient pas en premier des ennemis extĂ©rieurs, mais des faiblesses internes.

La dĂ©mocratie n’est pas nĂ©cessairement Ă©tablie pour toujours, mais c’est un processus permanent et jamais achevĂ©. La question de la justice est centrale. Elle conditionne l’adhĂ©sion des citoyens Ă  cette dĂ©mocratie. Un citoyen qui constate l’injustice dans un rĂ©gime dit dĂ©mocratique n’aura sans doute pas la volontĂ© de s’engager en faveur de la dĂ©mocratie.

         Dans la fresque, on commence par voir la situation qu’on ne veut pas pour arriver Ă  celle qu’on souhaite. Et on propose effectivement un ensemble de principes positifs et aussi un Ă©tat d’esprit.

         Les questions, que se posaient les habitants de Sienne autrefois, se posent aussi Ă  nous aujourd’hui. Comment passer d’une indignation face Ă  l’injustice et Ă  la tyrannie Ă  la mise en avant de principes et d’un Ă©tat d’esprit permettant une bonne gouvernance ?

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Contribution d’Etienne Augris.

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Notes 

(1) Professeur d’histoire et gĂ©ographie, Etienne Augris a crĂ©Ă© un   blog concernant l’enseignement de ces disciplines : histoire-gĂ©ographie terminales
.. http://histoire-geo-remiremont.blogspot.fr/

(2) Sur wikipedia, « les effets du bon et du mauvais gouvernement » https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Effets_du_bon_et_du_mauvais_gouvernement  « The allegory of good and bad government » http://en.wikipedia.org/wiki/The_Allegory_of_Good_and_Bad_Government.  On trouvera des photos des fresques d’Ambrogio Lorenzetti sur la « Web gallery of art » : « Frescoes of the good and bad government »  http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/l/lorenzet/ambrogio/governme/index.html; Cette galerie apporte des ressources considĂ©rables en reproductions d’Ɠuvres d’art. C’est la source des quelques photos illustrant cet article (parmi un ensemble de 19 auquel on pourra se reporter)

(3) Ces fresques sur le bon et le mauvais gouvernement sont remarquablement commentĂ©es en anglais dans une vidĂ©o prĂ©sentĂ©e sur YouTube parmi une sĂ©rie de productions rĂ©alisĂ©e par  « Smart history » en vue de dĂ©velopper l’éducation artistique. Les lecteurs pourront apprĂ©cier cette vidĂ©o Ă  laquelle nous donnons accĂšs sur ce site. http://www.youtube.com/watch?v=jk3wNadYA7k

(4) Sur ce blog, voir : « Pour rĂ©former la finance ». Dans cet article, James Featherby mentionne plusieurs livres qui mettent l’accent sur l’importance du rĂŽle de l’état pour la promotion du bien commun . « Dans un livre intitulé : « Why nations fail » (Pourquoi des nations Ă©chouent), Daron Acemoglu et James Robinson nous disent que l’existence d’institutions destinĂ©es Ă  servir l’intĂ©rĂȘt public plutĂŽt que l’exploitation privĂ©e, explique pourquoi certains pays rĂ©ussissent et d’autres s’effondrent » https://vivreetesperer.com/?p=882