Si l’actualité internationale nous parait sombre, avec Bertrand Badie, on peut néanmoins découvrir l’apparition de nouveaux chemins vers la paix.

Nous ressentons l’instabilité du monde. Nous entendons des bruits de guerre. Bien plus aujourd’hui, le massacre de la guerre est à nos portes, en Ukraine, à Gaza, au Liban. Et si nous regardons au passé, la guerre est omniprésente. Si près de nous au XXe siècle, deux guerres mondiales dévastatrices. Alors la guerre serait-elle une fatalité ? Notre esprit s’y refuse, nous pouvons évoquer des hommes qui ont œuvré pour la paix. Il y a quelques années. Michel Serres écrivait un livre : « Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire » (1) dans lequel il annonçait une émergence d la paix : « Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort ». Si, depuis lors, de nouveaux conflits sont apparus, il est bon de voir un expert des relations internationales, Bertrand Badie, confirmer l’apparition d’une tendance nouvelle qui porte la paix et ainsi publier un livre en osant le titre : « L’art de la paix » (2) en regard opposé à l’ouvrage célèbre du général chinois Sun Tsu qui, au VIe siècle avant Jésus-Christ, écrivit un ouvrage intitulé : « l’Art de la guerre ». Bertrand Badie ouvre un nouvel horizon : « La paix a changé de nature. Longtemps cantonnée à l’état de non-guerre, associée à des périodes de trêve obtenue par transactions géographiques, économiques, dynastiques, elle ne peut désormais être établie qu’à la condition d’être redéfinie comme un tout, considérée à l’heure de la mondialisation et des nouvelles menaces, notamment climatiques, qui pèsent sur notre planète » (page de couverture).

Après avoir rappelé la primauté de la guerre dans la culture grecque et romaine, la manière dont elle a ponctué les relations européennes, Bertrand Badie montre comment et en quoi la situation est en voie de changer. « Aucun décor n’est figé. Cette paix transactionnelle, soumise aux lois de la guerre, appartient à un temps qui est en train d’être dépassé. Évidemment, nul ne saurait en déduire qu’une paix impeccable lui succédera. Il sortira de la mondialisation ce qu’on en fera, le meilleur comme le pire. Mais une chose est sure : la paix de demain ne sera plus celle d’hier. « L’art de la paix » consiste à en déduire les traits futurs, et à définir les chemins qui y mènent en fonction de paramètres nouveaux… » (p 23-24). Et dans ce livre, chapitre après chapitre, Bertrand Badie aborde les nouvelles caractéristiques de cette paix nouvelle. La première consiste à se remettre à l’endroit, à comprendre ces liens de dépendance passée pour tenter de s’en défaire (chapitre 1). Dans un monde d’appropriation sociale du politique, la paix est appelée à s’humaniser, c’est-à-dire à se rapprocher des besoins humains fondamentaux (Chapitre 2). En cela, elle est appelée à prendre une dimension de plus en plus subjective, intégrant et respectant ce qui est construit par chaque être humain en termes de pensée, de ressenti, et de sens donné à ce qui l’environne (Chapitre 3). Elle se devra d’être systémique, appréhendant les défis qui lui sont opposés comme intimement liés entre eux, ne souffrant plus cette sectorisation de la pensée qui accrédite l’idée – insupportable aujourd’hui – qu’il y a un champ stratégique ou géopolitique autonome (chapitre 4). Elle devra donc être globale, intégrant pleinement l’idée que les vrais intérêts sensibles à défendre sont globaux et non plus nationaux (chapitre 5). Le livre se poursuit par la préconisation d’institutions adaptées, d’une diplomatie pragmatique, d’une vertu d’hospitalité, et d’un apprentissage de la paix.

 

Remettre la paix à l’endroit.

La non-guerre n’est pas la paix.

Bertrand Badie porte tout particulièrement son attention sur l’histoire européenne au cours de ces derniers siècles parce que c’est là que s’est forgé un mode de relation d’état à état qui s’est ensuite répandu dans le monde entier. C’est en Europe que l’état-nation est apparu, son invention étant formulée par Jean Bodin dès 1576 comme étant « la puissance absolue et perpétuelle d’une république, n’obéissant à nul autre ‘ni grand, ni plus petit, ni égal à soi’ » (p 28). C’est ‘l’exclusivité de la puissance qui va faire la loi’. « L’intuition de Machiavel prenait tout son sens : Le pouvoir politique était désormais fondé par des ‘prophètes armés’ : la définition et le nouveau statut de la paix ne pouvaient que s’en ressentir, s’installer durablement dans l’état de principe subordonné » (p 29). En 1651, dans son livre : « Le Léviathan », Thomas Hobbes met en valeur un état souverain qui n’a de compte à rendre à personne. Dès lors, ‘les princes sont dans une continuelle suspicion…’. « L’État-nation ne peut que recourir à la guerre… La paix sera seconde, entre-deux-guerres ». « La guerre devient le rouage fondamental de la concurrence entre souverains » (p 29-30). C’est la puissance qui parait la garantie et c’est également ainsi que l’on tend à l’hégémonie. « La plus grande des puissances va briser la prétention souveraine et construire simultanément sa paix et son hégémonie » (p 32). On se souvenait de la « pax romana ». Différentes hégémonies vont se succéder, de la « pax britannica » à la « pax americana ». L’auteur montre les limites et finalement les échecs des hégémonies.

On peut également rechercher l’équilibre des forces. Cependant, l’expérience de l’histoire montre que « l’équilibre des forces, fragile par nature, n’est qu’une illusion précaire ». L’auteur mentionne le regard avancé de l’abbé de Saint-Pierre qui, dès le XVIIIe siècle, dans son « Mémoire pour rendre la paix perpétuelle, sut disqualifier l’équilibre de puissance comme panacée à toute paix » (p 37). Aujourd’hui, les temps changent. « Les rapports de puissances deviennent indéchiffrables en une époque post-bipolaire faîte de fragmentation, d’interdépendance, de multiplication de régimes de puissance… ». « A l’équilibre de puissance, il convient désormais d’opposer les vertus de l’intégration responsable » (p 37).

La transaction est longtemps apparue comme le mode classique de résolution des conflits. « Tous les résultats convergeaient pour concevoir la paix comme le résultat d’une relation gérée, que ce soit sur le mode d’arbitrage, de la médiation ou de la conciliation, et somme toute de la transaction » (p 37). Certes, l’idée de transaction a pu être « sanctifiée comme un art de la concorde ». « Elle est même confortée par la lecture de la démocratie fondée sur l’art du compromis, voire du marchandage » (p 38). Cependant, Bertrand Badie met en lumière les limites de la transaction. « Nul doute bien sûr que la transaction a en soi une propriété d’apaisement… Mais tout principe de paix pourrait-il se réduire à la transaction et son ambition finale ne risque-t-elle pas de réduire les minorités au silence ? Où place-t-on dans ce grand marchandage les principes de respect, de sécurité humaine ou les grands enjeux de survie ? La transaction ne réduirait-elle pas inversement, la paix à la simple trêve, comme pour en alimenter la précarité, voire la dénaturation ? Surtout, a-t-elle aujourd’hui les mêmes vertus et la même efficacité qu’hier ? La question mérite d’être posée à une époque où les traités sont devenus rares et où ceux qui ont pu être conclus sont restés sans effets ? » (p 39). Les limites et les défaites de la transaction apparaissent dans une longue histoire qui nous est retracée par l’auteur. « Cette grammaire de la négociation s’est nourrie au fil du temps, nourrie de considérations territoriales et dynastiques. La mécanique de la force et de la ruse jouait à plein rendement, mais ne servait que de très courtes fins, réduisant la paix à l’état de trêve » (p 40). Ce fut l’époque où « sous l’effet d’une bataille décisive, le vainqueur imposait au vaincu une cession de territoire qui mettait fin ainsi à la guerre » (p 41). Ce procédé devient de plus en plus inadapté aujourd’hui en raison de ‘la progressive appropriation sociale des territoires’. Aujourd’hui, « l’appropriation sociale des territoires se défie de toute obédience institutionnelle » (voir les résistances des palestiniens, des sahraouis, des érythréens, des kurdes). « Les transactions territoriales disparaissent peu à peu et le annexions se font hors de tout accord de paix » (p 42). Au total, nous sommes entrés dans une nouvelle période. « Les accords de paix ne mettent plus fin aux guerres. Le constat est là : les traités perdent de leur force et de leur vertu d’antan » (p 46). Les accords eux-mêmes paraissent instables.

Bertrand Badie conclut par deux observations. « En premier lieu, l’art de la transaction semble considérablement affaibli, indiquant que la paix suppose aujourd’hui une approche plus globale, plus inclusive, construite sur un ordre partagé plutôt que sur le partage de trophées. En second lieu, la cause de la paix reste piégée par cette vision de ‘non-guerre’ qui la rabaisse sans cesse au statut de ‘trêve’, empêche la paix de s’accomplir : Cette dernière approche ‘empêche la paix de s’accomplir’ : elle se doit donc de réinventer son propre fondement » (p 47-48).

 

Penser la paix.

Placer le social avant la force

La mise en avant de la paix s’inspire de penseurs que Bertrand Badie nous indique. Ainsi, le grand philosophe grec Aristote exprime la conviction que « la paix est la condition de ‘l’homme parfait’. « Aristote n’a pas une lecture négative de la paix, mais l’assimile positivement au bonheur de l’homme en société ». Plus tard, l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau et Kant s’inscriront dans son sillage (p 52). Dans la crise entrainée par la chute de Rome au début du Ve siècle, Saint Augustin s’inspire de la source chrétienne pour affirmer que « la paix transcende les relations inter-individuelles et procède de l’amour divin, de l’amour-caritas ». La cité des hommes, si « elle n’exclut pas la guerre puisqu’une telle cité est fondée sur l’amour de soi et le mépris de Dieu, ne saurait être dissociée de l’aspiration à la paix céleste, celle de la Cité de Dieu qui est fondée sur le principe inverse, et donc, précisément sur ce ‘souverain bien’ dont nous parlait Aristote » (p 53). Par la suite, au XVIIIe siècle, dans l’inspiration de la philosophie des Lumières, critique d’un pouvoir absolu, une œuvre s’impose, celle d’Emmanuel Kant : ‘Vers la paix perpétuelle’ (1795). « La guerre est conçue désormais comme une donnée à surmonter. La paix accède au rang d’impératif catégorique qui s’impose à tous… cassant la dépendance du politique par rapport à la guerre ». « Parmi les ‘articles préliminaires’ de l’ouvrage figurent donc l’interdiction pour un État d’en ‘acquérir un autre’, le rejet de toute armée permanente, la prohibition de toute immixtion dans la constitution d’un autre État ». Le philosophe prolonge ces condamnations par trois articles définitifs : « La constitution des États doit être républicaine, le droit des gens suppose un ‘fédéralisme d’États libres’ et un droit cosmopolitique doit promouvoir l’hospitalité universelle » (p 60-61). La puissance émergente de cette pensée nous parait admirable. Bertrand Badie voit là « des acquis décisifs pour penser la paix, en même temps principe en soi et fondamentalement humaine ». « Le politique ne saurait recourir à n’importe quel moyen et perd sa posture d’antériorité comme Martin Luther King sut le rappeler dans sa lettre adressée depuis la prison de Birmingham, le 16 avril 1963. ‘On ne gouverne pas seulement avec des instruments : il faut y ajouter des principes’. Il s’en dégage autant de pistes pour l’avenir, précisant le contour de cette paix humanisée. On voit poindre trois directions qui vont s’épanouir à la faveur de la dernière crise montante d’un pouvoir politique qui doit faire face au tournant de ce millénaire, à l’essor de la mondialisation et à une réaction populiste aujourd’hui rigoureuse : une paix d’utilité sociale, une paix de développement social, une paix correctrice des souffrances sociales » (p 61).

 

Approcher une paix subjective

Chercher à comprendre l’Autre

Si on doit envisager la paix dans son rapport avec les phénomènes de pouvoir, combien il est important de voir comment elle s’inscrit dans le tissu des relations humaines. « La paix ne s’accomplit qu’en étant clairement pensée comme un lot commun, et compréhensible, une ‘sympathie des âmes’. Cette sympathie suppose trois attributs dont nulle paix ne peut se départir : l’intégration sociale n’est possible que si elle se conçoit dans l’inclusion, la reconnaissance et l’altérité. A ce niveau, l’affirmation et même l’attention ne sont pas décisives… La réussite dépend totalement du reçu et donc du perçu : l’intersubjectivité n’a pas été suffisamment prise en compte en relations internationales. Et pourtant ce ressentiment – qui a une force belligène et une charge si violente – nait de la réaction de l’Autre, dont nous dépendons alors totalement. L’art de la paix, ici, est clair et précis : savoir créer la confiance chez l’Autre, savoir gérer et guérir sa méfiance » (p 70-71).

« Rien n’est possible sans l’inclusion. Si le mot de la paix est l’intégration, celle-ci suppose non seulement une véritable universalité, mais aussi le sentiment partagé d’une universalité réellement accomplie » (p 71). Bertrand Badie met l’accent sur l’importance du ressenti. Ains, « le monde occidental a pu concevoir la plus belle des universalités, mais celle-ci devient source de tension si elle n’est pas reçue partout comme telle ». Par exemple, si « la Déclaration universelle des droits de l’homme est profondément respectable », elle peut susciter des réserves parce qu’elle a été élaborée par une commission de rédaction composée de personnalités de haute probité, mais appartenant toutes à la civilisation occidentale (p 72) ; « Cette universalité, incertaine et incomprise, se retrouve dans l’ordinaire des relations internationales contemporaines. Le sens et l’importance de la décolonisation n’ont jamais été admis, ni intégrés. De nouvelles exigences sont apparues comme « intégrer dans le nouveau jeu mondial des cultures qui rompaient avec l’homogénéité de l’Europe moderne, mais aussi de nouveaux acteurs revendiquant le droit à la co-gouvernance du monde et un accès égal à l’élaboration des normes internationales » (p 74). L’inclusion requiert également l’égalité des genres. « L’idée mit du temps à cheminer dans un univers où le couple ‘guerre et paix’ était partout teinté de masculinité ». Des résolutions du Conseil de sécurité ont finalement reconnu la présence des femmes (p 75). Être reconnu est une aspiration humaine fondamentale. Sur le plan collectif, sur le plan politique, « la reconnaissance d’État a été conçue comme un procédé juridique consistant à accepter que naisse, sur l’échiquier mondial, une situation de souveraineté applicable à un territoire, un peuple, des autorités constituées. Elle prend tout son sens si elle est multilatérale, et non le résultat d’une volonté individuelle et unilatérale d’un seul État ». (p 76) Cependant, ce processus juridique et institutionnel présente des limites ; « La reconnaissance subjective va bien au-delà » (p 77). Elle requiert le respect et implique un principe d’égalité comme le met en exergue la Charte des Nations Unies, l’application duquel étant par contre limitée comme en témoigne l’étroitesse du Conseil de sécurité. C’est là que Bertrand Badie engage son analyse des méfaits de l’humiliation. « La cause profonde des guerres, ou tout simplement des crispations vindicatives, se trouve presque toujours, et de plus en plus aujourd’hui dans l’humiliation vécue » (p 78). Les exemples abondent : la mémoire de la Chine, les conséquences du traité de Versailles, la gestion du passé colonial… Il en résulte parfois des actes de vengeance terribles. Bertrand Badie précise cependant une distinction nécessaire entre « l’humiliation comme perception individuelle ou collective structurant les schémas de pensée, et l’humiliation comme stratégie, récupérée et exploitée par les entrepreneurs politiques » (p 79). L’humiliation peut avoir des conséquences variées comme être source d’une rage destructrice. « Croire que la paix n’est que ‘celle des diplomates et des soldats’ risque de nous faire passer à côté des dangers essentiels : son art est de plus en lié à la reconnaissance d’un Autre collectif, à la capacité de retenir les peuples avant qu’ils ne sombrent dans l’humiliation, à l’aptitude à gérer les émotions collectives des sociétés voisines et encore plus de celles qui sont éloignées » (p 82). Bertrand Badie invite à « assumer un principe d’altérité comme l’exigence de compréhension qui en dérive » (p 82). Il identifie ‘des postures belligènes’ et pose une vision contrastée : « l’humanité unique a dû faire face à une diversité d’expériences qui a conduit à une pluralité de sens et de compréhension de l’histoire. Cette pluralité construit l’identité. Elle doit être à tout prix respectée jusqu’à en faire une pièce maitresse de l’art de la paix. C’est en y manquant que la plupart des conflits ont fait souche » (p 85). Pour ce faire, trois questions doivent dominer nos démarches analytiques et relationnelles. D’abord, comment l’Autre perçoit-il le contexte que je partage avec lui ? Ensuite comment intellectuellement a-t-il une compréhension du même contexte, enfin comment pense-t-il que j’interprète sa proptre perception ?… Aujourd’hui, la réponse à ces trois questions ne facilitera la paix que si elle mobilise l’art de l’anthropologue, de l’historien et du linguiste… » (p 86). La paix requiert la prise en compte d’un « entrecroisement de sens » (p 77).

 

Construire une paix systémique

Penser la paix comme un tout.

En regard de l’histoire classique européenne, la guerre a changé de visage. « La guerre a perdu son évidence d’antan ». « La guerre est devenue un jeu complexe et multiforme, affectant d’innombrables acteurs et de multiples fonctions sociales dont l’Etat a le plus grand mal à conserver le monopole. Elle implique une pratique nouvelle de la paix, mobilise tant d’efforts inédits et de ressources variées qu’elle ne dépend plus d’une simple mobilisation entre acteurs princiers. La guerre du Sahel, celle d’Afghanistan et du Yémen, celle qui ensanglante le Congo (RDC) depuis si longtemps ne s’éteignent pas comme la guerre de Trente Ans, sous l’effet d’une transaction diplomatique : cette paix insolite qui suppose maintenant moult concours devient ainsi par sa nature protéiforme, une « paix systémique » (p 92).

La plupart des nouveaux conflits sont ‘d’essence intra-étatique’. « La paix est aujourd’hui principalement défiée par une trop grande faiblesse et parfois une simple disparition du contrat social » (p 94).

« Ces conflits intra-étatiques dérivent très souvent vers leur internationalisation, mais il reste que l’origine de la déstabilisation se trouve dans une crise intérieure qui rend la construction de la paix solidaire d’une redéfinition, voire d’une réintégration complète, des relations entre citoyens » (p 94). L’auteur décrit de nombreuses situations où s’affrontent de nombreux acteurs locaux. « Il est clair, dans ces conditions, que le pari de la paix suppose que ses promoteurs parviennent à toucher, prioritairement et de manière sensible, tous les acteurs de la vie politique, économique et sociale de manière à créer un scénario d’intégration suffisamment crédible et attirant pour l’ensemble des parties. Il faut même faire en sorte que l’acte d’intégrer paraisse plus rémunérateur que celui de combattre » (p 101). Bertrand Badie prône ‘une paix systémique’. « Plus que jamais, cette idée de paix actualisée se rapproche de celle de l’intégration » (p 107). Finalement, « la priorité est de viser la reconstitution du lien social à la base même du jeu social en crise. Tant que celui-ci sera incertain (ou inexistant), les ferments de conflictualité auront libre cours. Si ce lien se construit, il peut favoriser une dynamique de confiance allant du bas vers le haut, entrainant peu à peu le mieux-être institutionnel par la force du mieux-être social » (p 108). « Il s’agit, pour gagner, de privilégier le local, vraie base de reconnaissance, de l’aide visible, de la réinvention de l’autorité légitime, et l’expérience des bienfaits de la coopération : en un mot, vrai laboratoire d’une paix réelle et non pas manipulée. Une telle orientation donne une part importante de responsabilité aux formes diverses de coopération décentralisées, aux ONG, aux agences multilatérales ou à celles qui sont perçues comme distinctes des politiques de puissance, dans le respect évident de la souveraineté de chaque état concerné. Cette socialisation locale constitue le point de départ de la réinvention inéluctable des États nationaux grossièrement importés » (p 108-109).

 

Inventer une paix globale

Un terrain désormais planétaire

Il y a bien une vision nouvelle. Face aux privilèges des États nationaux, une conscience mondiale apparait peu à peu se manifestant dans des organisations internationales de la Société des Nations à l’Organisations des Nations Unies. Bertrand Badie incite à stabiliser une paix institutionnelle, à savoir trouver de justes normes universelles. « On ne saurait transcender les particularités et les rivalités autrement qu’en insérant les acteurs – et tout particulièrement les États – dans un ensemble de codes et de chaines organisationnelles qui stabilisent leurs rapports et donc permettent le maintien d’une paix durable (p 137). Certes, on peut observer une résistance des souverainetés. L’auteur plaide pour le multilatéralisme. De nouveaux chemins se cherchent tels qu’un ‘multilatéralisme social’ destiné à donner de nouvelles chances à la paix en contournant le souverainisme étatique, offrir davantage d’effectivité aux agences onusiennes qui travaillent au quotidien sur les tissus sociaux, engageant les ONG dans leur sillage. C’est une sorte de dynamique par le bas… » (p 143). Le lecteur pourra suivre dans ces chapitres les politiques proposées par Bertrand Badie pour ‘réinventer une éthique multilatérale, réformer la notion de sécurité, prévenir le conflit plutôt que le guérir’.

Ce livre de Bertrand Badie nous introduit dans une vision nouvelle des relations internationales. A une époque où retentissent les bruits de guerre et où la paix nous apparait comme un bien d’autant plus précieux qu’elle nous parait menacée, il est bon d’entendre Bertrand Badie nous expliquer que la valeur primordiale de la paix s’est à peu imposée au cours des derniers siècles alors que la guerre est longtemps apparue comme la norme dominante. Il nous introduit dans la pensée qui a concouru à imposer la paix. A ceux qui se sont distingués par leur action aujourd’hui renommée en faveur de la paix tels que Gandhi, Mandela (3) et Martin Luther King, on pourra ajouter les Églises de paix constamment engagées (4). Si on peut assister aujourd’hui à des poussées de nationalisme comme la récente élection présidentielle américaine le manifeste, ce livre nous montre un mouvement d’ensemble qui porte de nouveaux chemins de paix. Il est bon de pouvoir envisager un horizon nouveau.

J H

 

  1. Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
  2. Bertrand Badie. L’Art de la paix. Neuf vertus à honorer et autant de conditions à établir. Flammarion, 2024
  3. Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  4. Les Églises pacifistes (Société religieuse des amis ‘Quakers’, Église des frères, Mennonites…) Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Églises_pacifistes
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