L’apport de femmes mystiques à la spiritualité contemporaine
Selon Shannon K Evans
Aujourd’hui, aux Etats-Unis, une partie du christianisme vit sous l’emprise d’une hiérarchie conservatrice qui maintient un esprit de domination qui s’exerce, entre autres, vis-à-vis des femmes. Soumises à cette pression, beaucoup de femmes s’interrogent dans leur for intérieur sur la voie à suivre, et s’engagent, en conséquence dans une quête spirituelle. Ainsi un livre vient de paraitre récemment : ‘The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today’ (Les mystiques voudraient prendre la parole. Six femmes qui ont rencontré Dieu et ont trouvé une spiritualité pour aujourd’hui) (1).
Le cheminement de l’auteure : d’une emprise conservatrice à une quête spirituelle libératrice
L’auteure, Shannon K Evans nous fait part des raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre. De fait, dans sa quête, Shannon K Evans s’est convertie au catholicisme. Cette jeune femme moderne qui se reconnait dans des aspirations féministes, se ressent de plus en plus mal à l’aise dans le milieu catholique dans lequel elle s’est inscrite. « Trop souvent, certains problèmes paraissent malvenus dans nos milieux religieux. Par exemple, quand je dis que je suis chrétienne et féministe, je trouve que le côté chrétien fait peur aux féministes et que le côté féministe fait peur aus chrétiens » (p 4).
Shannon raconte comment elle faisait partie d’un ministère catholique où ses écrits étaient appréciés au départ. Cependant, commençant à ressentir dans ce milieu, une tonalité conservatrice qui n’était pas la sienne, elle commença à s’autocensurer : « Je ne me sentais plus la permission de me faire confiance, de faire confiance à ma conscience et à la manière dont je comprenais l’Esprit au dedans de moi ». Shannon est parvenue à se détacher : « J’ai trouvé le courage de retourner à ma propre voie ». Elle nous raconte l’épreuve qu’elle a vécu. « Dans mes écrits, j’émettais de petites critiques vis-à-vis du patriarcat et je plaidais pour un leadership sérieux incluant l’ordination des femmes. Je critiquais le mélange entre l’église et l’état assurant des avantages aux politiciens. Je parlais ouvertement de mon amour pour le yoga et l’ennéagramme. Même si j’exprimais ces opinions uniquement sur mon blog personnel et des médias sociaux, mon statut à l’intérieur du ministère commença à s’‘écrouler. Des plaintes furent portées contre moi par des lecteurs de longue date. Un prêtre et un évêque travaillèrent pour me faire taire, ce qui m’ouvrit les yeux sur le mal du cléricalisme. Quand la direction du ministère me demanda de cacher entièrement mes convictions personnelles si je désirais rester dans le personnel, je démissionnais de la manière dont j’espérais qu’elle soit la plus amiable. Je ressentis un choc quand la grande majorité des femmes que je considérais comme des amies, ne me parlèrent plus. J’eus le sentiment d’avoir été utilisée puis abandonnée » (p 5).
Shannon a poursuivi sa quête spirituelle. Convertie depuis dix ans au catholicisme, elle nous raconte que les saintes y étaient toujours présentées comme ‘dociles’. Alors la lecture du livre de Mirabai Starr, ‘Wild mercy . Living the fierce and tender wisdom of women mystics’ (Miséricorde sauvage : vivre la sagesse intense et tendre des femmes mystiques), fut un évènement pour Shannon. Le livre présentait des femmes mystiques de différentes traditions religieuses et de différentes spiritualités. Cependant, un peu à sa surprise, les mystiques chrétiennes qu’elle y remarqua devinrent ses favorites. « Ces femmes étaient vraies, fascinantes, croyables ». Du coup, elle prit conscience des écueils de la présentation traditionnelle des saintes, conditionnée par le regard masculin. Alors, dans une relation d’amour spirituel avec ces femmes, elle se décida à écrire un livre à leur sujet. Ainsi, elle choisit : Thérèse d’Avila, puis Julian de Norwich, Hildegarde de Bingen, Margerie Kemp, Catherine de Sienne et enfin, après quelques hésitations, Thérèse de Lisieux.
On remarque qu’elles étaient en majorité des sœurs religieuses, les couvents à l’époque les libérant d’un certain nombre de contraintes familiales. Shannon précise le sens qu’elle attribue au terme de mystique. « Une mystique est juste quelqu’un qui a fait l’expérience de l’éternel et a choisi d’en connaitre plus. Le mysticisme n’est pas réservé à quelques privilégiés, mais chacun de nous y est invité. Il y a seulement une génération, le théologien jésuite Karl Rahner a dit : ‘Le chrétien du futur sera un mystique ou n’existera pas’ ». Dans ce livre, Shannon a découvert la sagesse de ces femmes mystiques comme un trésor : « Leurs visions demeurant pertinentes pour aujourd’hui ». « Je suis moi-même ébahie de voir combien leurs rêves allaient vers le progrès et combien elles semblent actuelles dans ce moment particulier de l’histoire » (introduction).
Thérèse d’Avila
« Avoir confiance en soi ne fait pas de vous une hérétique »
Ce chapitre sur Thérèse d’Avila commence par un rappel des expériences désagréables de pression que Shannon K Evans a vécu, une invitation de son environnement à la soumission. C’est aussi ce que beaucoup d’autres femmes éprouvent, nous dit-elle. « En vue de maintenir notre sens d’appartenance, nous nous disciplinons pour rester à l’intérieur des frontières de ce que nous sommes autorisées à penser, croire ou pratiquer plutôt que d’exprimer ce que nous pensons, croyons ou désirons pratiquer vraiment » (p 6). Mais Shannon précise « Cela ne signifie pas que nous voulions nous débarrasser de notre boussole intérieure. Si nous cherchons sincèrement à vivre en union avec l’Esprit, alors avoir confiance en nous-même comme portail de la vie divine peut être une voie pour nous mouvoir de l’enfance spirituelle à la maturité spirituelle. Jésus lui-même a dit que ‘le Royaume des Cieux n’est pas à votre gauche ou à votre droite, mais à l’intérieur de vous’ (Luc 17.21) » (p 6). Cela peut paraitre effrayant ; « Il peut paraitre plus sûr de chercher le Royaume des Cieux à l’extérieur de nous-mêmes, en regardant à des figures d’autorité, à la culture religieuse ou au filet de sécurité de l’orthodoxie. On ressent un certain sens de sécurité en croyant que quelqu’un d’autre sait mieux que nous ». En rappelant la parole de Jésus sur le Royaume des Cieux à l’intérieur de nous, Shannon évoque « une petite voix pour nous guider, une manière d’apprendre à écouter profondément ce que nous croyons déjà. C’est mettre l’accent sur une capacité d’avoir confiance en nous-même.
Shannon nous raconte la vie de Thérèse d’Avila. Elle est née en 1515. Sa lignée était juive, mais l’antisémitisme et la puissance impériale ont contraint son grand-père paternel à se convertir au catholicisme dans l’espoir d’un avenir meilleur pour ses enfants. Mais l’inquisition veillait. La famille fut suspectée et exposée à une vindicte populaire. Le père de Thérèse vécut enfant cette humiliation et jura de ne pas y retomber en adoptant un catholicisme rigide. Pourtant, dans la dernière moitié de sa vie, sa fille Thérèse fut elle aussi suspectée par l’inquisition. L’auteure nous raconte l’enfance et l’adolescence de Thérèse, une petite, puis jeune fille très douée : « charmante, imaginative, intense et charismatique ». « Elle était un leader naturel ». Avec son frère, elle s’est lancée dans des aventures pieuses. A l’adolescence, une certaine dissipation apparait. Ayant eu écho d’une relation amoureuse de sa fille, son père veuf et scrupuleux l’envoie vivre un moment dans un couvent. A la surprise de tous et à la sienne, elle s’y plait. « Après un temps de discernement, elle entre au monastère carmélite à 19 ans et prononça ses vœux, deux ans plus tard, prenant le nom de « Thérèse de Jésus » (p 9).
Durant sa vie consacré, Thérèse a énormément écrit. « C’était une femme qui avait quelque chose à dire et la confiance pour le dire. Chacune de ses quatre principales œuvres est considérée comme un apport inestimable pour l’évolution de la tradition mystique, mais c’est « Le Château intérieur » qu’elle écrivit vers la fin de sa vie, qui est généralement considéré comme son chef d’œuvre spirituel. Elle y décrit l’âme comme un château avec sept demeures ou maisons, dans une spirale interne. La première maison est le pas initial et sincère dans notre marche vers Dieu. La septième est celle où la personne vit l’expérience d’une pleine félicité dans l’union avec le divin. Et les cinq demeures entre ces deux états représentent des étapes progressives de maturité spirituelle et de conscience éveillée au long du voyage. Comme nous voyageons vers la maturité spirituelle, explique-t-elle, nous passons nécessairement par chaque demeure du château intérieur, avançant de plus en plus profondément en nous-même – et, en même temps – entrant en Dieu de plus en plus profondément ».
« Il ne peut être exagéré de souligner le caractère radical de cette idée venant d’une femme catholique espagnole au temps de l’inquisition ». A cette époque, la spiritualité de la plupart des gens consistait en une déférence vis-à-vis de l’autorité et une peur de la vie après la mort. « Les autorités ecclésiastiques prirent note de la radicalité des idées de Thérèse – et ils essayèrent de l’empêcher de parler ». Elle ne s’excusa pas et elle résista solidement aus hommes qui, dans leur pouvoir patriarcal, espéraient l’intimider en l’amenant à se soumettre.
Actualité de la spiritualité de Thérèse d’Avila
« Thérèse enseignait que l’unité avec Dieu ne se trouve pas en travaillant à monter à une échelle pour aller au ciel, mais plutôt en plongeant dans nos mines profondes à l’intérieur de nous-même. Non pas une ascension, dirait-elle, mais une descente. La distinction est importante. Beaucoup d’entre nous passent des années à recevoir le message religieux qui nous dit que nous devons nous transcender nous-mêmes pour être unie à Dieu, ce qui peut signifier : changer nos personnalités, ne pas penser à nous-mêmes, supprimer nos sexualités, nous obséder sur le péché, et toutes sortes d’autres choses… Thérèse nous dit que nous n’avons pas à monter au-dessus de nous-mêmes, pour rencontrer Dieu, mais plutôt, avec curiosité et vulnérabilité, nous devons plonger en nous-même… ‘Qu’est-ce qui serait pire que n’être pas chez soi (at home) dans notre propre maison’ dit-elle ». « Quel espoir avons-nous de trouver le repos en dehors de nous-même si nous ne pouvons pas être à l’aise à l’intérieur ? »
Cette vision doit être envisagée dans sa profondeur. Shannon K Evans raconte comment elle s’est fourvoyée, un moment, en cherchant dans quelle demeure elle pouvait se trouver. Elle a pu mieux se situer grâce à un écrivain versé en spiritualité, James Finley. Elle y a trouvé une mise en garde vis-à vis d’un désir de tout mesurer. « Nous essayons toujours d’évaluer si nous sommes en tête, derrière ou dans la moyenne. Nous cherchons désespérément à trouver une mesure pour savoir si nous sommes sur le bon chemin, si Dieu est satisfait de nous ou si nous devrions nous sentir fier ou honteux » (p 12). « Il y a une différence entre approcher la spiritualité sur le fondement de la production ou sur celui de la relation. A l’Ouest, nos structures religieuses reflètent presque toujours notre culture colonisatrice, où les victoires sont célébrées, où la compétition est une donnée, et ou le progrès est linéaire. Pourrions-nous élargir nos imaginations spirituelles ? Avec un fondement de relation – avec nous-même, avec les autres et avec Dieu – notre foi peut grandir dans un espace de connexion plutôt que dans un espace de performance et de conquête. Dans cette approche féminine plus traditionnelle, la santé et la plénitude des gens l’emportent sur le légalisme et sur les absolus immuables. La vie de Jésus est l’incarnation de ce qu’est un fondement spirituel relationnel. ‘Le sabbat a été fait pour les hommes et non les hommes pour le sabbat’, dit-il. Si notre formation spirituelle est enracinée dans la nourriture de la relation, alors notre croissance prend forme et est mesurée différemment » (p 12).
Selon Thérèse d’Avila, « la vie spirituelle n’est pas une ligne droite, mais une ondulation où nos pas semblent nous conduire loin de nos objectifs. Nous faire confiance. Faire confiance à l’Esprit qui nous conduit… On ne risque pas de perdre notre chemin, car c’est la Voie qui nous conduit » (p 13-14).
« Il est très important, mes amis, de ne pas penser à l’âme comme sombre. Nous sommes conditionnés pour ne voir que la lumière externe. Nous oublions qu’il y a la réalité de la lumière intérieure illuminant notre âme ». « Si ces paroles de Thérèse d’Avila étaient révolutionnaires au Moyen âge, d’une certaine manière, elles le paraissent encore aujourd’hui bien qu’un peu moins ». « Notre culture religieuse sélectionne des versets sur ‘mourir à soi-même’. Certains cercles critiquent des livres spirituels modernes en les assimilant à des livres d’auto-assistance (self-help) comme si la spiritualité et le fait de s’aider soi-même ne pouvaient pas aller de pair. »
Shannon K Evans rappelle ici que Thérèse d’Avila défendait la thèse que le soi (self) est digne de connaissance ; ses écrits se fondent sur l’assomption que votre soi, votre monde intérieur, chaque chose qui est communiquée en vous et à travers vous, est sainte et digne de découverte ; « Quelle honte qu’à travers notre inconscience, nous ne nous connaissions pas nous-mêmes », écrit-elle. « Thérèse d’Avila, une des maitresses de prière de l’histoire, est convaincue que nous ne pouvons pas connaitre Dieu en dehors de nous connaitre nous-même, que nous nous dirigeons vers l’union divine seulement quand nous cherchons à comprendre les secrets sacrés à l’intérieur de nous et les mystères sacrés qu’ils contiennent. Sachant combien elle est un ‘gourou’ mystique internationalement reconnu – ce que nous ne sommes pas ! – peut-être devrions-nous considérer sérieusement ce qu’elle dit » (p 15).
Shannon évoque sa maternité. Elle a donné naissance à quatre enfants. Elle nous raconte comment une de ses amies presse de baptiser le plus tôt possible les nouveau-nés. « L’urgence vient de l’accent sur le péché originel : la croyance que l’âme humaine est née intrinsèquement pécheresse et qu’elle doit être rachetée par le baptême aussi vite que possible » (p 15). Au contraire, l’expérience de la maternité a développé chez Shannon une autre croyance : « la conviction que l’âme humaine est premièrement marquée par ce que certains appellent ‘la bénédiction originelle’ (original blessing ) – ou selon Hildegarde de Bingen la ‘sagesse originale’ (original wisdom) – plutôt que par le péché originel » (p 16). Shannon n’ignore pas la réalité du péché, mais elle en refuse l’obsession. « En fait, le péché originel est un concept qu’on ne trouve pas du tout dans les écritures juives – dans ces écritures qu’on dit être le fondement de la foi chrétienne et que Jésus a étudiées et citées. L’idée du péché originel a été mise en œuvre pour la première fois par saint Augustin au Ve siècle » (p 16). On ne peut négliger la réflexion théologique. « Ce que nous croyons importe. La manière dont nous voyons notre état premier détermine ce que nous ressentons au sujet de nous-même, notre capacité à accepter l’amour de Dieu pour nous et la permission de faire confiance à l’Esprit » (p 16). C’est là que la pensée de Thérèse d’Avila parait libératoire. « Thérèse d’Avila mettait l’accent sur la ‘lumière intérieure’ (inner light) qui illumine notre âme. Shannon évoque la jeune femme du Cantique des Cantiques qui s’écrie : ‘Je suis sombre, mais belle’ (dark, but lovely). Et elle l’interprète ainsi : « Nous n’avons pas à prétendre que notre péché et notre faiblesse n’existent pas pour embrasser la lumière et la beauté de nos âmes. Nous résoudre à faire confiance à nos âmes ne signifie pas que nous croyons être parfaites. C’est simplement nous donner la dignité d’avoir confiance que quand nous provoquons du gâchis, quand nos ‘manquons le but’ (ce que le mot péché signifie littéralement), nous serons capables de rééquilibrer. La boussole à l’intérieur de nous est puissante et vraie, tenue solidement par l’Unique qui tient toutes choses ensemble. Nous pouvons être sombres, mais belles. Nous pouvons faire confiance à notre lumière intérieure pour nous guider parce que la réalité de ce que nous sommes est faite de bien plus que ce que nous pouvons voir ; la réalité de ce que nous sommes est que nous existons dans l’union Divine » (p 17).
« Thérèse d’Avila nous encourage à gouter l’immensité de l’âme, à la célébrer comme un éclat de Dieu, une part de l’étendue insondable de l’amour qui est le grand JE SUIS. Voilà en qui on peut faire confiance. Vous êtes dignes de confiance » (p 17).
Ce chapitre sur Thérèse d’Avila nous permet d’apprécier l’apport de Shannon k Evans dans son livre sur quelques femmes mystiques chrétiennes. De leur histoire, vient un souffle, le souffle de l’Esprit. Si ces femmes ont vécu des épreuves et rencontré des obstacles, la vie divine les a accompagnées et elles nous communiquent confiance et sagesse. Shannon nous montre combien leurs éclairages sont toujours actuels pour nous délivrer de nos enlisements à la manière dont elles-mêmes avaient répondu aux errements de leur époque à travers leur vécu de la vie divine. Et, comme le pouvoir patriarcal a été et est source de grandes déviations, leur expérience féminine de l’Esprit vient nous apporter un éclairage salutaire. Shannon K Evans nous montre concrètement en quoi cet éclairage est précieux pour tous les humains que nous sommes, mais aussi tout particulièrement pour les femmes, et donc pour les femmes qui conjuguent leur foi chrétienne et leur conscience féministe. Si Shannon K Evans nous parle à partir des Etats-Unis, il va de soi que son message est bienvenu dans toute la christianité. Elle nous propose une « spiritualité pour aujourd’hui ».
J H
- Shannon K. Evans. The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today. Convergent, 2024
Voir aussi :
Julian of Norwich : une vision de l’amour divin et de l’union mystique :
https://vivreetesperer.com/une-vision-de-lamour-divin-et-de-lunion-mystique/
Hildegarde de Bingen : L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/