Spiritualité et psychiatrie

Spiritualité et psychiatrie

La vision spirituelle du médecin psychiatre, Jacques Besson dans la découverte de nouveaux horizons : les neurosciences, les synchronicités, la lutte contre les addictions, l’usage des psychédéliques, le chamanisme…

Auteur d’un livre sur : Addiction et spiritualité (1), Jacques Besson, médecin psychiatre, addictologue, ancien chef du département de psychiatrie communautaire du département de psychiatrie du centre hospitalier universitaire vaudois, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, a été fréquemment interviewé dans des vidéos sur You tube (2). Il y met en évidence des relations sensibles entre spiritualité, présence d’une conscience, lutte contre les addictions, usage des psychédéliques, expérience de mort imminente, expérience du chamanisme. En même temps, Jacques Besson se présente comme un croyant enraciné dans une foi chrétienne d’inspiration protestante. En écoutant Jacques Besson, nous découvrons des réalités qui se manifestent aujourd’hui et sur la signification desquelles nous nous interrogeons. A partir de son expérience et des connaissances, il nous apporte un éclairage précieux. Voici donc quelques aperçus à partir d’une interview de jacques Besson par Didier Reinach : « Spiritualité et créativité de soi – l’esprit du bonheur » (3).

 

Cheminement professionnel et spirituel de Jacques Besson

Au départ, l’intervieweur rappelle les intérêts de Jacques Besson : « la psychiatrie communautaire, la santé mentale, les rapports entre la psychiatrie, la religion, la spiritualité et les neurosciences ». Il pose donc une première question : « Pourquoi la spiritualité est-elle un chemin de guérison ? » Et il l’interroge sur ses motivations : « Qu’est-ce qui te pousse, qu’est-ce qui te porte à introduire la dimension spirituelle ? ». La réponse porte d’abord sur les racines : « Je viens d’une longue tradition protestante. Comme enfant, j’ai eu des visions, des intuitions, des aspirations sur l’invisible, sur la lumière du monde. Cela m’a toujours intrigué et passionné. Depuis l’âge de cinq ans environ, je m’intéresse à l’individu, à la question de l’esprit ». Jacques Besson s’est donc dirigé vers la médecine ; puis, il s’est intéressé à la neurologie. Il est passé ensuite à la psychiatrie, puis à la psychanalyse. Et de la psychanalyse, il s’est dévoué pour des populations vulnérables, pour la médecine des pauvres au Centre Saint-Martin qui a accueilli des milliers toxicomanes. C’était une médecine communautaire, généreuse. De là, Jacques Besson est devenu un expert en addictologie, une science interdisciplinaire qui rassemble un ensemble de savoirs pour faire face à la complexité du problème de l’addiction. Il s’est engagé dans des psychothérapies et c’est là qu’il s’est rendu compte petit à petit que « la question du sens était centrale ». Jacques Besson a également été médecin dans l’Armée du Salut. Il a vu là un témoignage magnifique et il y a beaucoup appris. C’est là qu’il a rencontré « les alcooliques anonymes », un mouvement spirituel et non religieux qui a commencé dans les années 1930, où les participants se remettent à une puissance supérieure, à plus grand qu’eux-mêmes, pour leur rétablissement. Les « alcooliques anonymes » ont actuellement plusieurs dizaines de millions d’adeptes en traitement qui vont bien. Jacques Besson, bien au fait de la biologie moléculaire, a considéré les bienfaits engendrés par l’approche des alcooliques anonymes : les différentes étapes, le lâcher-prise et la conscience dans l’univers. Il s’est alors demandé : est-ce qu’il y aurait une neuroscience des alcooliques anonymes ? La réponse est oui. Il y a eu beaucoup de recherches en imagerie sur l’impact de la prière, de la méditation. Dans les années 1990, au cours d’une année sabbatique à Harvard, il a pu suivre les débuts de l’imagerie fonctionnelle cérébrale et il a découvert la puissance de l’instrument. « Entre addiction et spiritualité, il y a un rapport très étroit. D’un côté, l’addiction est une impasse de sens. De l’autre côté, la spiritualité est une ouverture à plus grand que soi. Donc la spiritualité est un instrument puissant pour la prévention et le rétablissement des addictions ». Après avoir fait une thèse sur la correspondance échangée entre Freud et le pasteur Pfister où les fondements du dialogue entre psychanalyse et religion étaient posés, Jacques Besson s’est engagé dans une étude de la pensée de Carl Jung et, pendant une dizaine d’années, il s’est formé à la psychanalyse jungienne en autodidacte, puisque celle-ci n’est pas agréée dans l’enseignement officiel. Il y a trouvé les ingrédients dont il avait besoin pour établir un lien entre science et spiritualité. « Il peut y avoir une science de l’esprit qui est plus grande que celle du cerveau ou de la psychologie, et la question de l’inconscient collectif, la question du Dieu inconscient, la question de ce qui nous transcende et de ce qui nous traverse sont des questions qui ont habité les humains depuis toujours et Jung a été un investigateur de génie sur ces questions ». Par la suite, Jacques Besson s’est tourné vers l’œuvre du sociologue médical, rescapé d’Auschwitz, Aaron Antoniovsy. Il a observé la vie dans les camps et « il en a tiré la conclusion que les humains avaient besoin de sens et de cohérence, de cohérence permettant d’aligner le somatique, le psychique et le spirituel, et d’être droit dans ses bottes, d’avoir un sens dans la vie. Voilà ce qui est générateur de ce qu’il a appelé lui-même la salutogenèse. La salutogenèse, à travers ses origines latines entend le salut à la fois comme santé et comme salut. La salutogenèse est le concept génial qui créé la promotion de la santé. Les médecins obsédés par les causes des maladies s’intéressent beaucoup moins aux attracteurs de santé et je me suis passionné pour le ‘solutionnisme’, c’est à dire conjuguer toutes les approches disponibles dans un champ comme les addictions où la médecine était très pauvre et pouvoir venir ainsi à l’aide de populations vulnérables ».

Mais, si l’on peut distinguer des groupes vulnérables, « nous sommes tous aujourd’hui vulnérables d’une certaine manière… Nous avons tous des carences, nous avons tous des maltraitances… la condition humaine fait que la vie est imparfaite et que nous sommes sur un chemin entre l’inaccompli et l’accompli. C’est une voie mystique qui ne me fait pas peur parce qu’elle est compatible avec la vision scientifique d’un monde évolutionnaire ».

Aujourd’hui, « l’humanité est traumatisée et elle n’accède pas, pas encore, aux instruments de guérison, cet alignement entre le physique, le psychique et le spirituel, entre la science de la nature, la science humaine et, peut-être la science de l’esprit. Donc, j’ai toujours cherché cette cohérence, cet alignement… Je n’ai jamais quitté cette ligne et je suis ‘le capitaine de mon âme’ » (cette expression en écho à celle du poème récité en priant, par Nelson Mandela dans sa prison).

 

L’être humain et la spiritualité

L’entretien se poursuit au sujet de la nature humaine. Nous ressentons aujourd’hui les effets nocifs du matérialisme. « Ce matérialisme, dans lequel nous sommes désespérément plongés, nous coupe de ce que les peuples premiers savaient très bien… C’est que le monde est un. Nous sommes dans une totalité ». En demandant à ses étudiants en médecine : où est l’esprit, Jacques Besson les amenait à penser qu’il n’était pas seulement dans le cerveau, dans le corps, mais que, pour vivre, l’être humain avait besoin d’un langage, de relations, d’une culture ; « il faut une humanité, il faut une planète, il faut un univers. Pour un seul être humain, il faut la totalité de l’univers et le grand mystère, c’est que chaque être humain représente une singularité ». Mais cette singularité se vit en complémentarité, dans un ensemble. « Plus on va vers soi-même, disent les sages du premier millénaire chrétien, plus on s’approche de Dieu, mais il s’agit de soi-même, au sens de Jung, c’est à dire d’une individuation. Il s’agit de bien comprendre le rapport entre le soi et la totalité ».

C’est un apport de la psychanalyse jungienne qui, elle-même, peut être envisagée comme une étape pour aller plus haut. A partir d’un épisode vécu et rapporté par Jung, du ‘rêve d’un scarabée par un patient et l’apparition de cet insecte à la fenêtre’, la conversation s’engage sur le phénomène des synchronicités. Jacques Besson a vécu de nombreuses synchronicités dans sa carrière et « il est convaincu que ce phénomène introduit une fenêtre sur un rapport différent au temps, au temps qui nous dépasse, au temps vertical, le grand temps, celui qui s’est déployé avec le big bang… ». L’accueil des synchronicité requiert « une grande ouverture au monde, à l’univers, à la conscience, qui est bien plus grande que ce qu’on peut imaginer, et pour les scientifiques, beaucoup d’humilité », vertu trop peu répandue… « Il faut être bien conscient des limites de la science pour accéder à un monde plus grand… La foi et la science ne s’oppose pas. On peut être scientifique et mystique. La science s’occupe des ‘comments’. Elle propose des modèles. La métaphysique propose des intuitions, des visions ».

La conversation se poursuit sur les ressources du cerveau humain. « Le cerveau a de nombreuses fonctions… Le cerveau est un univers à lui tout seul. C’est un microcosme. L’univers du cerveau est un univers infiniment complexe ». Ainsi, s’il y a un infiniment petit et un infiniment grand, « comme l’a intuitivement prédit, le génial Blaise Pascal, l’homme est le milieu de toutes choses et l’être humain est entre les deux infinis, le petit et le grand, et je suis arrivé à la conclusion qu’il détient le troisième infini qui est l’infiniment complexe… La science se préoccupe d’objectiver. La ligne de la science, c’est bien l’objectivité, mais nous autres, êtres humains, nous vivons aussi d’une subjectivité et la science du sujet est extrêmement importante. C’est la science de la conscience précisément… La totalité implique d’avoir recours à la science et à la conscience, à la science et à la spiritualité ».

 

Spiritualité, soin, médecine

Une question de l’interviewer : Est-ce que la spiritualité peut soigner des égos blessés, des égos malades ? Jacques Besson répond en évoquant « une nouvelle science qui a fait d’énormes progrès depuis une quinzaine d’années : la psycho-traumatologie. La psycho-traumatologie est l’étude interdisciplinaire des traumatismes psychiques. Nous avons tous un certain capital de santé mentale et nous pouvons supporter ainsi un certain nombre de souffrances. Mais s’il y a effraction, un abus trop fort, une agression trop violente, la blessure psychique qui en résulte est un traumatisme. La question du traumatisme est très importante parce qu’elle participe au diagnostic d’une vulnérabilité particulière chez certaines personnes qui peut être investiguée et surtout peut être traitée.

Puis, une grande question se pose : pourquoi moi ? Pourquoi à moi, m’est-il arrivé tel accident, tel malheur ? Et le ‘pourquoi moi’, est un grand mystère. C’est une blessure parce que c’est incompréhensible. Le monde est imparfait. L’arrivée d’un accident nous dépasse et la spiritualité nous aide à redonner du sens, à recouvrir notre âme… C’est la technique chamanique. C’est l’extraction d’esprit et le recouvrement d’âme. Les chamans sont spécialistes du trauma à leur manière. L’extraction d’esprit, c’est se détourner de ce qui nous a blessé, peut-être l’extraire ou tout au moins s’en détacher. Le recouvrement d’âme, c’est aller vers plus grand que soi. Et voilà un mouvement salutogénique. Et voilà, les peuples premiers ont cette intuition qu’il y un rétablissement possible. La santé mentale est le fruit d’une plasticité. Et cela, c’est tout l’espoir que peut avoir un psychiatre, un psychiatre psychothérapeute en l’occurrence. Le cerveau est plastique. C’est à dire que les connexions s’adaptent à l’environnement, à la culture. Les neurones dialoguent entre eux et se connectent. Et cela laisse de la trace.

Donc, du coup, l’expérience spirituelle, cela laisse de la trace. Pour en donner un exemple, la méditation en pleine conscience, qui s’est occidentalisé récemment, se révèle modifier la connectivité cérébrale, ainsi que montre les nouvelles techniques d’imagerie. On devient plus autonome affectivement et cognitivement, plus souple. Ce sont des encouragements très forts pour relier la médecine psychiatrique, la médecine somatique et la psychothérapie. Depuis plusieurs années, j’ai eu la chance d’introduire la santé spirituelle à la faculté de médecine, notamment à la suite de la rencontre publique avec le Dalaï Lama en 2013.

Je lui ai posé la question des trois ordres de la médecine et il m’a répondu avec beaucoup de chaleur que c’était une question qu’il fallait absolument explorer en Occident, car, pour la médecine tibétaine, il est évident que le premier rang de la santé est la santé spirituelle. En découle la santé psychique dont découle la santé physique. Or, en Occident, nous faisons très exactement le contraire. Nous avons jeté les bases d’une santé somatique, nous avons élaboré correctement une psychiatrie qui tient la route, mais nous somme encore très loin de la singularité du sujet, de la question du lien, de la question du sens qui sont les vraies questions qui mobilisent la salutogenèse et le rétablissement ».

Une création de sens ? suggère l’interviewer. C’est inné ou cela se travaille ? demande-t-il. « Les deux à la fois » répond Jacques Besson. « Je crois qu’il y a du divin dans l’homme, pour citer les Pères de l’Église ». En reprenant une expression latine, « l’homme est capable de Dieu. C’est-à-dire, il a une intuition du beau, du bien, du vrai, du juste, et il peut suivre ce chemin. C’est un possible. Alors cela nécessite évidemment un travail. Le Bouddha a dit : « Le bonheur est sur le chemin ». Alors, cheminons.

 

Psychédéliques, chamanisme, médecine ouverte

Jacques Besson envisage son approche de la guérison sous différents angles. Ainsi, dans un cadre psychiatrique, il participe à « la réhabilitation des psychédéliques (champignons hallucinogènes, Lsd, certaines formes d’ecstasy) », à des fins thérapeutiques. Historiquement, ces substances ont été stigmatisées après le premier développement de leur usage aux Etats-Unis, mais on observe aujourd’hui un retour parce qu’on a compris que ce n’est pas le même groupe de drogues que les opiacés, la cocaïne ; un groupe différent qui a la capacité de perturber l’ordre psychique, mais à petites dose, bien contrôlées et dans un cadre thérapeutique, cela peut permettre de modifier un ordre établi dans le sens d’ouvrir certaines mémoires qui étaient dans des tiroirs. Lorsqu’un traumatisme désorganisateur infecte une existence, il vaut mieux le sortir, l’aérer. Et cela, c’est l’extraction d’esprit et le recouvrement d’âme opérés par les chamans, c’est ce que la psychanalyse essaie de faire laborieusement avec de longs processus, c’est ce que l’hypnose essaie de faire par des conditionnements, mais les psychédéliques sont aujourd’hui le moyen le plus prometteur pour accéder aux souvenirs traumatiques dans un contexte sécurisé et élargir la conscience… On pense que les psychédéliques ont le pouvoir d’accroitre la plasticité neuronale, et notamment les champignons, ce que les peuples premiers savaient très bien. Aujourd’hui les médicaments les plus prometteurs en psychiatrie sont ceux qui ont été les plus ostracisés et maudits quand j’étais jeune. Le cannabis ouvre des perspectives intéressantes en médecine curative et les psychédéliques ouvrent des pistes intéressantes pour la santé mentale ».

Jacques Besson critique les préjugés engendrés par un matérialisme réductionniste vis-à-vis des pratiques des peuples premiers. « J’ai eu la chance de rencontrer plusieurs personnes qui se sont intéressées scientifiquement au chamanisme. Ainsi le docteur Olivier Chambon en France qui a écrit un texte de référence : « Psychothérapie et chamanisme ». Il évoque la psychologie transpersonnelle, notamment Stéphane Gros. Ce sont des psychologues qui acceptent qu’on puisse communiquer d’inconscient à inconscient et communiquer avec plus grand que soi. Le chamanisme, c’est aussi une communication avec un monde plus grand. Le chamane et à la fois prêtre et médecin. Aujourd’hui, nous avons rejeté le prêtre et garder le médecin.

Il est grand temps de réconcilier le prêtre et le médecin, le spirituel et le scientifique ». il y a un fossé à combler. Cependant, en médecine scientifique, on enseigne la psychologie médicale, les fondements de la relation médecin-malade, l’alliance thérapeutique et il y a maintenant une science établie de l’effet placebo. Le médecin revient au prêtre par des voies détournées. Et il utilise très largement, souvent inconsciemment, le chemin de la suggestion (suggestion que Freud n’aimait pas trop). Pour ma part, je pense que le médecin de famille est un homme de confiance. Il a le manteau du druide. Il fait de la suggestion. Et c’est une bonne chose ! Les médicaments parfois peuvent avoir un effet placebo sans le savoir ». Jacques Besson évoque une recherche sur les antidépresseurs qui montre qu’il n’y a que 5% de variance entre le placebo et le médicament. « Cela rend modeste quand on pense qu’on a dépensé des milliards pour des antidépresseurs.

« Je crois qu’il faut être juste et humble. Il y a un ordre somatique de la médecine. Il y a des gènes. Il y a des molécules. Il y a un déterminisme biologique. Il y a une génétique. Mais il y a aussi une épigénétique. Les gènes dialoguent avec l’environnement. Le sujet a une histoire dans sa nature, dans son contexte. Et c’est toute la force de l’ordre psychique. Nous avons une éducation, un environnement, une culture, des valeurs et cela produit de la plasticité ». Il y a des intuitions. L’intuition est une dimension de l’appareil psychique qui n’est pas étudiée en psychothérapie. Elle est souvent destinée aux « bonnes femmes » alors que la femme a beaucoup plus d’intuition que l’homme.

C’est probablement avec les femmes que l’on a eu les plus grandes découvertes de la sacralité. Certes, il y a des différences biologiques entre les hommes et les femmes, mais ces différences ne sont pas absolues. « Il y a l’ordre psychique, les apprentissages, les valeurs qui ont été transmises. Mais je pense que la réponse la plus appropriée est dans la psyché, les archétypes, l’animus et l’anima… La santé psychique, c’est le dialogue, le mariage entre l’animus et l’anima. C’est la rencontre des opposés. Pour atteindre la totalité, l’individuation, il faut avoir marié l’anima et l’animus… ». Cette analyse se poursuit au niveau de l’univers. « La rencontre du ciel et de la terre se fait pour que l’homme puisse accéder à plus grand que lui. Henri Bergson disait : « la terre est un incubateur de Dieu ». Tout se passe comme si la matière voulait être spiritualisée… ». C’est une vision de réconciliation.

Puis, Jacques Besson évoque l’amour des autres comme l’amour de soi. » Pour les bouddhistes, pas de sagesse sans compassion. Pour les chrétiens, pas de vérité sans charité. La conscience ne suffit pas… il faut passer par le don de soi ; par la créativité, par le nouveau. Si nous sommes dans un univers évolutionnaire, alors nous faisons partie de l’évolution. Nous avons une responsabilité. Nous sommes des co-créateurs ».

« La méditation, la prière, la sagesse des peuples premiers et la religion peuvent nous apporter quelque chose. La spiritualité n’a pas besoin d’être religieuse ; mais je pense qu’il y a des religions qui peuvent être spirituelles. Personnellement, j’ai beaucoup d’admiration pour le soufisme… Soyons humble. Gandhi a dit : « celui qui va au fond de sa religion, va au fond de toutes les religions ». Le noyau dur des religions, c’est la spiritualité, c’est la sacralité, c’est le rapport entre la vérité et la charité. C’est cela le noyau dur ».

 

Quelles lectures éclairantes ? Une inspiration biblique

L’intervieweur demande à Jacques Besson de nous conseiller. Et, entre autres, quelles lectures comptent pour lui ? La réponse va à l’encontre de la mode. C’est « lire la Bible ». « Parce que c’est, quand même, un livre incroyable. Ce sont des centaines d’auteurs qui écrivent ensemble dans des moments différents, dans des contextes différents, pour exprimer une forme de vérité profonde dont ils ont eu l’inspiration, la révélation pour le bien de la communauté. Il y a, bien sûr, des chapitres plus difficiles, mais lire la Bible avec la psychologie des profondeurs, avec de l’éveil, avec un regard chamanique, c’est très riche de sens, de lien, d’expérience d’autres humains, d’autres situations. Quand Moïse va chercher les tables de la loi et qu’il trouve les « couillons » avec le veau d’or, c’est une modernité effrayante. Et le Christ sur sa croix qui est plus fort que la mort – après, on peut l’interpréter de plusieurs manières – c’est actuel, je pense. Si on ne s’occupe pas trop de la mort, on devient tellement plus vivant. Il faut vivre l’instant ». Et donc, si la Bible n’est plus toujours appréciée, Jacques Besson s’écrie : « moi, je la lis ». Certains passages le touchent davantage ; « Ma petite préférence va à l’Évangile de Jean. Dans l’Ancien Testament, j’aime beaucoup le Livre de Job, le malheur de l’innocent… Il y a les psaumes qui sont merveilleux aussi et bien sûr les Évangiles. Septante trois guérisons du Christ. Le Christ est un exorciste. C’est un immense chaman. Le Saint-Esprit, vu par la spiritualité et les neurosciences, c’est le Grand Esprit, c’est l’âme du monde ». Paracelse est cité en évoquant ‘la lumière, l’âme du monde’. « Lisez Paracelse, lisez Jung, lisez la Bible, regardez la biographie de Gandhi ».

Interrogé sur l’esprit qui l’anime, Jacque Besson revient à son enfance : « Quand j’avais quatre ans, mon grand-père est mort dans des conditions assez tristes et ma mère a fait une assez grave dépression ; je me suis mis à avoir peur du noir. C’était assez angoissant. Un jour que ma nourrice s’occupait de moi, elle a remarqué que j’avais peur du noir et elle s’est adressée à moi avec beaucoup de gentillesse et beaucoup d’humanité, elle m’a dit : Jacques, il ne faut pas avoir peur du noir. Non, il ne faut pas avoir peur du noir parce que, dans le monde, il y a une lumière invisible. Oui, c’est une lumière qui éclaire et qui réchauffe le cœur des enfants. C’est un enfant aussi qui la donne. Il s’appelle Jésus. Cela m’a intéressé : il y aurait une lumière invisible et un autre enfant qui la donne. Et il est d’un autre ordre… Donc, à partir de quatre-cinq ans, je me suis intéressé à cette figure. On m’a envoyé à l’école du dimanche. Je me suis passionné pour les personnages de la Bible : Abraham, Isaac, Jacob, Joseph et les pharaons, Moïse, David, Goliath et puis, après, le Christ. J’ai toujours eu cette intuition qu’il y a du visible dans l’invisible. Et plus tard, j’ai découvert, avec les Pères du premier millénaire chrétien ce qu’ils appellent l’intelligible, non pas au sens de l’intelligence, mais au sens que dans l’invisible, il y a des choses qu’on peut comprendre, auxquelles on peut accéder, c’est une grâce divine. Alors, toute ma vie a été éclairée, d’un côté par mon intérêt sincère et rigoureux pour la science et mon intérêt sincère et rigoureux pour la spiritualité. Et, un jour j’ai découvert, je crois que c’est Jean Calvin qui l’a dit, « la science permet l’émerveillement ». J’avais une passerelle….

Cette contribution de Jacques Besson nous parait particulièrement éclairante et innovante. Elle reconnait et prend en compte des réalités émergentes comme par exemple les résultats de l’imagerie cérébrale, les synchronicités et le chamanisme. Des courants de pensée et de recherche, encore minoritaires sont pris en compte. Un nouveau paysage apparait.

Cette contribution nous parait doublement précieuse. A l’encontre d’un matérialisme encore puissant, elle instaure une nouvelle compréhension de la nature humaine et de l’ordre du monde d’autant qu’en plus des phénomènes mentionnés dans cet interview, on peut en ajouter d’autres comme les expériences de mort imminente présentées par l’auteur dans une autre vidéo. En même temps, elle installe la spiritualité dans la préservation et le recouvrement de la santé.

On peut ajouter un autre apport qui nous parait précieux dans la configuration religieuse actuelle où certains courants fondamentalistes manifestent une étroitesse d’esprit en considérant négativement des phénomènes émergeants jusqu’à les condamner et à les rejeter avec violence au nom d’une interprétation littérale de la Bible. Or, ici, Jacques Besson conjugue la reconnaissance de ces phénomènes avec un témoignage de foi chrétienne et une lecture de la Bible à la fois instruite et enthousiaste.

Ainsi, à tous égards, cette contribution nous parait appeler une particulière attention.

Rapporté par J H

 

1.Jacques Besson. Addiction et spiritualité. Spiritus contre spiritum. Erès, 2017. « L’auteur propose un voyage depuis l’aube de l’humanité en compagnie des substances psycho-actives jusqu’à l’épidémie addictive contemporaine. Il montre comment l’addiction représente une pathologie du lien et du sens. Les relations entre addiction et spiritualité sont explorées par les dernières recherches neuroscientifiques sur la méditation et la prière, dans ce qui est devenu une nouvelle science, la neurothéologie »
2. La CONSCIENCE , moteur de la prochaine REVOLUTION : https://www.youtube.com/watch?v=-bA52VG7wZg
Expériences de mort imminente : la science face à une énigme : https://www.youtube.com/watch?v=REoY0EwwnMM
3.Spiritualité et créativité de soi. L’esprit du bonheur : https://www.youtube.com/watch?v=M7C1FXvMzSA

Voir aussi :
The Awakened brain  ( Cerveau et spiritualité) : https://vivreetesperer.com/the-awakened-brain/
La nouvelle science de la conscience : https://vivreetesperer.com/la-nouvelle-science-de-la-conscience/
Comment nos pensées influencent notre réalité : https://vivreetesperer.com/comment-nos-pensees-influencent-la-realite/
Les expériences spirituelles : https://vivreetesperer.com/les-experiences-spirituelles/
Une révolution spirituelle. Une approche nouvelle de l’au-delà (Lytta Basset) : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
Jésus le guérisseur (Tobie Nathan) : https://vivreetesperer.com/jesus-le-guerisseur/

 

Dans la communion du  Saint Esprit

Dans la communion du  Saint Esprit

In the fellowship of the Holy Spirit

« In the fellowship of the Holy Spirit », c’est le titre d’un chapitre du livre de Jürgen Moltmann : « The source of life. The Holy Spirit and the theology of life » (1). A la suite d’un premier ouvrage de Moltmann : « The Spirit of life » (1992) traduit en français et publié en 1999 sous le titre : « L’Esprit qui donne la vie », ce livre, inédit en français, se propose d’apporter une théologie du Saint Esprit à l’intention d’un vaste public. Dans ce chapitre, Jürgen Moltmann nous introduit dans la personnalité du Saint Esprit à travers une caractéristique majeure : la « fellowship », ce terme évoquant par ailleurs le potentiel chaleureux de la vie associative, et pouvant dans ce cas, se traduire en français par toute une gamme de termes : amitié, fraternité, communion… « Dans la communion d’un Dieu trinitaire, Père, Fils et Saint Esprit, le Saint Esprit vient à notre rencontre et il communique avec nous, comme nous avec lui. De fait, il nous permet d’entrer en communion avec Dieu (« fellowship with God »). Avec lui, la vie divine nous est communiquée et Dieu participe à notre vie humaine. Ce qui advient ainsi dans la manifestation de l’Esprit, n’est rien moins qu’une communion avec Dieu (« fellowship with God ») (p 190). Cette lecture nous est précieuse parce qu’elle nous permet d’apprendre à vivre aves le Dieu vivant (« The living God ») en nous, pour nous, avec nous (2).

 

La communion : une caractéristique de l’Esprit

 « Que la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ et l’amour de Dieu et la communion (« fellowship ») de l’Esprit soient avec vous tous ». Ainsi s’énonce une ancienne bénédiction chrétienne (II Corinthiens 13.13). Jürgen Moltmann s’interroge. « Pourquoi le don particulier de l’Esprit est-il perçu comme la communion (fellowship), alors que la grâce est attribuée à Christ et l’amour à Dieu le Père ? ». Cette caractéristique a des conséquences considérables.  « Dans cette communion, l’Esprit est davantage qu’une force vitale neutre. L’Esprit est Dieu lui-même en personne. Il entre en communion avec les croyants et les attire en communion avec lui. Il est capable de communion et désire la communion » (p 89).

 

Les vertus de la communion fraternelle

 Le terme « fellowship » est difficile à traduire ici, car, dans la vie courante, il s’applique aussi à l’esprit associatif et on peut l’évoquer en terme de fraternité ; nous utiliserons ici le terme : communion fraternelle. « La communion fraternelle ne s’impose pas par la force et par la possession. Elle libère. Nous offrons une part de nous-même et nous partageons la vie d’une autre personne. La communion fraternelle se vit dans une participation réciproque et une acceptation mutuelle. La communion fraternelle surgit quand des gens qui sont différents, trouvent quelque chose en commun, et, que ce quelque chose en commun est partagé par différentes personnes… Il y a communion fraternelle dans une relation mutuelle : des fraternités engendrées par une vie partagée. Dans la plupart des fraternités humaines, les objectifs et les relations personnelles sont liés » (p 89). Et la communion fraternelle peut s’établir entre gens semblables, mais aussi entre gens différents.

 

La communion de Saint Esprit : un phénomène original

Si on considère ainsi la communion fraternelle, la fraternité dans le genre humain, qu’en est-il dans la communion fraternelle, telle qu’elle se manifeste à travers le Saint Esprit ? «  Si nous nous rappelons les différentes connotations et les différents significations de la fraternité humaines, alors la communion du Saint Esprit avec nous tous, devient un phénomène tout à fait étonnant. Dans l’Esprit, Dieu rentre en communion avec les hommes et les femmes : La vie divine nous est communiquée et Dieu participe à notre vie humaine. Dieu agit sur nous à travers sa proximité éveillante et vivifiante et nous agissons sur Dieu à travers nos vies, nos joies et nos souffrances. Ce qui advient en étant dans l’Esprit de vie n’est rien moins que la « fellowship », la communion fraternelle avec Dieu. Dieu est impliqué en nous, nous répond et nous lui répondons. C’est pourquoi l’Esprit peut porter de bons fruits en nous et c’est pourquoi nous pouvons aussi peiner et éteindre l’Esprit. En l’Esprit, Dieu est comme un mari, une épouse, un partenaire. Il nous accompagne et partage nos souffrances. Le Saint Esprit ne se comporte pas avec nous d’une manière dominatrice, mais avec tendresse et prévenance. De fait dans un esprit de communion fraternelle » (p 90).

 

Avec le Saint Esprit, entrer dans la communion de Dieu trinitaire.

Cependant, nous devons envisager la communion fraternelle de l’Esprit avec nous dans un paysage bien plus vaste. « Le Saint Esprit n’entre pas seulement en communion avec nous et ne nous attire pas simplement en communion avec lui. L’Esprit lui-même – elle-même – existe en communion avec le Père et le Fils, « d’éternité en éternité », et est adoré et glorifié ensemble avec le Père et le Fils comme le dit le credo de Nicée. Ainsi, la communion de l’Esprit avec nous se cache dans la communion éternelle avec Christ et le Père de Jésus – Christ. La communion du Saint Esprit avec nous correspond à sa communion divine éternelle. Elle ne correspond pas seulement à cette communion, elle est elle-même cette communion. Ainsi dans la communion de l’Esprit, nous sommes liés au Dieu trinitaire, pas seulement extérieurement, mais intérieurement. A travers l’Esprit, nous sommes attirés dans la symbiose éternelle ou la communion vivante du Père, du Fils et de l’Esprit, et nos vies humaines limitées participent au mouvement circulaire éternel de la vie divine. Ainsi, dans la communion du Saint Esprit avec nous tous, nous faisons l’expérience de la proximité de la vie divine et aussi l’expérience de notre vie mortelle comme une vie qui est éternelle. Nous sommes en Dieu et Dieu est en nous… Dans la communion du Saint Esprit, la Trinité divine est si grande ouverte que la création entière peut y demeurer. C’est une communion qui invite : « Qu’ils puissent tous être en nous », telle est la prière de Jésus dans l’Evangile de Jean ( Jean 17.21) » (p 90-91).

 

Une unité respectueuse de la diversité

Cette description de la place et du rôle du Saint Esprit dans la communion trinitaire peut-elle nous apprendre quelque chose sur le genre d’unité que les croyants vont développer dans la communion de l’Esprit ? Est-ce que l’Esprit se manifeste essentiellement dans l’animation de la communauté ou bien particulièrement dans la vie individuelle des croyants ? Jürgen Moltmann récuse cette alternative tranchée. « La communion du Saint Esprit ne renforce ni l’individualisme protestant dans la foi, ni le collectivisme ecclésial catholique. L’expérience de la riche variété des dons de l’Esprit est aussi primordiale que l’expérience de la communion dans l’Esprit. « Il y a une variété de dons, mais c’est le même Esprit » (I Cor 12.4)… L’expérience de la liberté qui donne à chacun ce qui lui est propre (I Cor 12.11) est inséparable de l’expérience de l’amour qui unit les gens ensemble dans l’Esprit. La vraie unité des croyants dans la communion de l’Esprit est une image et un reflet de la Trinité de Dieu et de la communion de Dieu dans des relations personnelles différentes. Ni une conscience collective qui réprime l’individualité des personnes, ni une conscience individuelle qui néglige ce qui est commun, ne peuvent exprimer cela. Dans l’Esprit, personnalité et socialité viennent ensemble et sont complémentaires » (p 92).

 

Le chapitre : « In the fellowship of th Spirit » se poursuit en deux autres séquences : « L’Église dans la communion de l’Esprit », et « La communion fraternelle entre les générations et les sexes ».

 La pensée théologique de Moltmann est entrée dans une nouvelle étape créative au début des années 1990 à travers sa théologie de la création, sa nouvelle théologie trinitaire et sa théologie de l’Esprit (2). Ce livre : « La source de vie » s’inscrit dans ce mouvement. Nous avons été inspiré par ce passage qui évoque pour nous la présence divine en terme de communion, dans un rapport à l’expérience de la communion fraternelle.

Rapporté par J H

  1. Jürgen Moltmann. The source of life. The Holy Spirit and the theology of life. Fortress Press, 1997
  2. Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/

 

Ebloui par l’émerveillement

Ebloui par l’émerveillement

« Awe and amazement »

Un autre regard

Sur son site : “Center for action and contemplation”, Richard Rohr nous entraine dans une séquence sur les bienfaits de l’admiration et de l’émerveillement dans la vie spirituelle. Cette séquence est intitulée : « awe and amazement » (1)

Le sens du terme de « awe »  a évolué dans le temps à partir d’un vocabulaire religieux où la révérence était accompagnée par une forme de crainte. Aujourd’hui, ce terme évoque admiration et émerveillement. Depuis le début de ce siècle, le phénomène correspondant est  l’objet d’une recherche. Aujourd’hui, la « awe » attire l’attention des chercheurs en psychologie. Le ressenti de transcendance, qui s’est inscrit dans une histoire religieuse, est reconnu aujourd’hui dans le champ plus vaste de la quotidienneté. Ainsi, Dacher Keltner, professeur de psychologie à l’Université de Berkeley, a écrit un livre : « Awe. The new science of everyday wonder and how it can transform your life” (L’admiration. La nouvelle science du merveilleux au quotidien et comment elle peut transformer votre vie » (2).

 

Vouloir être surpris

« Willing to be amazed »

Richard Rohr se réfère à Abraham Joshua Heschel et il affirme que la « awe », l’admiration, l’émerveillement, l’’éblouissement sont des expériences spirituelles fondatrices. « Je crois que l’intuition religieuse fondatrice, première, basique est un moment de « awe » », un moment d’admiration et d’émerveillement. Nous disons : « O Dieu, que c’est beau ! ». Pourquoi évoquons si souvent Dieu lorsque nous avons de tels moments ? Je pense que c’est reconnaitre que c’est un moment divin. D’une certaine manière, nous avons conscience que c’est trop bon, trop beau… quand cette « awe », l’admiration éblouie, sont absents de notre vie, nous bâtissons notre religion sur des lois ou des rituels, essayant de fabriquer des moments de « awe ». Cela marche parfois… ».

Richard Rohr met ensuite en valeur les bienfaits de l’admiration et de l’émerveillement. « Les gens dont la vie est ouverte à l’admiration et l’émerveillement ont une « plus grande chance de rencontrer le saint , le sacré (« holy ») que quelqu’un qui va seulement à l’église, mais ne vit pas d’une manière ouverte. Nous avons presque domestiqué le sacré en le rendant si banal ». Richard Rohr marque sa crainte que cela se produise dans la manière dont nous ritualisons le culte. « Jour après jour, je vois des gens venir à l’église sans aucune ouverture à quelque chose de nouveau et de différent. Et si quelque chose de nouveau et de différent arrive, ils se replient dans leur vieille boite. Leur attitude semble être : « je ne serai pas impressionné par l’admiration et l’émerveillement ». Je ne pense pas que nous allions très loin avec cette résistance au nouveau, au Réel, au surprenant. C’est probablement pourquoi Dieu permet que nos plus belles relations commencent par un engouement pour une autre personne – et je n’entends pas seulement un engouement sexuel, mais une profonde admiration et considération. Cela nous permet de prendre notre place comme apprenant et étudiant. Si nous ne faisons pas cela, il ne va rien arriver ».

Plus largement, Richard Rohr évoque la pensée de l’écrivain russe, Alexandre Soljhenitsyne. « Il écrivait que le système occidental, dans son état actuel d’épuisement spirituel, ne paraissait pas attractif. C’est un jugement significatif. L’esprit occidental refuse presque à être encore en émerveillement. Il est seulement conscient de ce qui est mauvais et semble incapable de rejoindre ce qui est encore bon, vrai et beau. Le seul moyen de sortie se trouve dans une imagination nouvelle et une nouvelle cosmologie, suscitée par une expérience de Dieu positive. Finalement, l’éducation, la résolution de problèmes et une idéologie rigide sont toutes, en elles-mêmes, inadéquates pour créer une espérance et un sens cosmique. Seule « une grande religion » peut faire cela et c’est probablement pourquoi Jésus a passé une si grande partie de son ministère à essayer de réformer la religion ».

Richard Rohr peut ensuite évoquer ce qu’apporte une religion saine. « Elle nous donne un sens fondamental de « awe », un émerveillement éveillant la transcendance… Elle réenchante un univers autrement vide. Elle éveille chez les gens une révérence universelle envers toutes choses. C’est seulement dans une telle révérence que nous pouvons trouver confiance et cohérence. C’est seulement alors que le monde devient une maison « home » sure. Alors nous pouvons voir la réflexion de l’image divine dans l’humain, dans l’animal, dans le monde naturel entier, qui est alors devenu intrinsèquement surnaturel ».

 

Nous sommes ce que nous voyons

« We are what we see”

Selon Richard Rohr, la contemplation approfondit notre capacité à nous étonner, à être surpris. « Les moments d’admiration et d’émerveillement (awe and wonder) sont les seuls fondements solides pour notre sentiment et notre voyage religieux ». Le récit de l’Exode noue en apporte un bon exemple : « Ce récit commence avec l’histoire d’un meurtrier (Moïse) qui s‘enfuit des représailles de la loi et rencontre « un buisson paradoxal qui brule sans être consumé ». Touché par une crainte révérentielle (awe), Moïse enlève ses chaussures et la terre en dessous de ses pieds devient une terre sacrée » (holy ground » (Exode 3.2-6). Parce qu’il a rencontré « Celui qui est » (Being itself) (Exode 3.14). Ce récit manifeste un modèle classique répété sous des formes différentes dans des vies différentes et dans le vocabulaire de tous les mystiques du monde ».

Certes, il y a des obstacles. « Je dois reconnaitre que nous sommes généralement bloqués vis-à-vis d’une grand impression de « awe » comme nous le sommes vis-à-vis d’un grand amour ou d’une grande souffrance. La première étape de la contemplation porte largement sur l’identification et le relâchement de ces blocages en reconnaissant le réservoir d’attentes, de présuppositions, et de croyances dans lesquelles nous sommes déjà immergés. Si nous ne voyons pas ce qu’il y a dans notre réservoir, nous entendrons toutes les choses nouvelles de la même manière ancienne et rien de nouveau n’adviendra »… La contemplation remplit notre réservoir d’une eau pure et claire qui nous permet de réaliser des expériences en étant libérés de nos anciens schémas ».

De fait, ajoute Richard Rohr, nous ne nous rendons pas compte qu’au moins partiellement, notre réaction enthousiaste ou colérique , peureuse n’est pas entrainée uniquement par la personne ou la situation en face de nous. « Si la vue d’un beau ballon dans le ciel nous rend heureux, c’est que nous sommes déjà prédisposés au bonheur. Le ballon à air chaud nous fournit juste une occasion. Et presque n’importe quoi d’autre aurait produit la même impression. Comment nous voyons déterminera largement ce que nous voyons et si cela provoque en nous de la joie ou, au contraire, une attitude de repli émotionnel. Sans nier qu’il y ait une réalité extérieur objective, ce que nous sommes capable de voir dans le monde extérieur, et prédisposé en ce sens, est une réflexion en miroir de notre monde intérieur et état de conscience sur le moment. La plupart du temps, nous ne voyons pas du tout et opérons sur le mode d’un contrôle de croisière.

Il semble que nous, humains, sommes des miroirs à deux faces reflétant à la fois le monde intérieur et le monde extérieur. Nous nous projetons nous-mêmes sur les choses extérieures et ces mêmes choses nous renvoient au déploiement de notre propre identité. La mise en miroir est la manière dont les contemplatifs voient de sujet à sujet plutôt que de sujet à objet ».

 

Une « awe », émerveillement ébloui, qui connecte

« An awe that connects »

Richard Rohr fait appel à Judy Cannato qui met l’accent sur la surprise, l’ébahissement comme point de départ de la contemplation. « Dans son livre : « Le pleur silencieux », la théologienne allemande Dorothee Sölle écrit : « Je pense que chaque découverte du monde nous plonge dans la jubilation ; une surprise radicale qui déchire le voile de la trivialité ». Quand le voile est déchiré et que notre vision est claire, alors émerge la reconnaissance que toute vie est connectéeune vérité qui n’est pas seulement révélée par la science moderne, mais qui résonne avec les mystiques anciens. Nous sommes tous un, connectés et rassemblés dans un Saint Mystère, au sujet duquel, dans toute son ineffabilité, nous ne pouvons demeurer indifférents »

Or, d’après Sölle, la surprise, l’ébahissement est un point de départ. « Elle maintient qu’une surprise radicale est le point de départ pour la contemplation. Souvent, nous pensons que la contemplation appartient au domaine du religieux, à un stade ésotérique de prière avancée que seuls les gens spirituellement doués possèdent. Ce n’est pas le cas. La nature de la contemplation telle que je la décris ici est qu’elle demeure à l’intérieur de chacun de nous.

Pour utiliser une parole familière, la contemplation consiste à avoir un long regard amoureux vis-à-vis du réel.  La posture contemplative qui découle d‘une surprise radicale, d’un ébahissement, nous attrape dans l’amour – l’Amour qui est le Créateur de tout ce qui est, le Saint Mystère qui ne cesse de surprendre, qui ne cesse de prodiguer l’amour en nous, sur nous, autour de nous ».

Mais comment reconnaitre et nous approcher du « réel » ? Judy Cannnato nous répond en ce sens. « La contemplation est un long regard d’amour sur ce qui est réel. Combien de fois ne sommes-nous pas trompés par ce qui imite le réel ? Vraiment nous vivons dans une culture qui affiche le faux et prospère dans une fabrication scintillante. Nous sommes tellement bombardés par le superficiel et le trivial que nous pouvons perdre nos appuis et nous abandonner à un genre de vie qui nous vide de notre humanité… Quand nous nous engageons dans une pratique de surprise radicale (« radical amazement »), nous commençons à distinguer ce qui est authentique de ce qui est frelaté.

Saisis par la conscience contemplative et enracinés dans l’amour, nous commençons à nous libérer de nos conditionnements culturels et à embrasser la vérité qui demeure au cœur de toute réalité : nous sommes un ».

Ainsi la contemplation n’est pas réservée à une élite religieuse ou spirituelle, elle donne à voir à tous. « Ce qui devient plus apparent aujourd’hui, c’est que nous devons devenir des contemplatifs, pas seulement dans la manière où nous réfléchissons ou prions, mais dans la manière où nous vivons éveillés, alertes, engagés, prêts à répondre aux gémissements de la création ».

 

La dignité de toutes choses

« The dignity of all things”

 Le rabbin Abraham Joshua Heschel est connu pour son action prophétique et pour son engagement en faveur d’une surprise radicale. Le théologien Bruce Epperly explique :

« Au cœur de la vision mystique d’Heschel, il y a l’expérience d’une surprise radicale. La merveille est essentielle à la fois pour la spiritualité et la théologie. La « awe », émerveillement ébloui, donne le sens de la transcendance. Elle nous permet de percevoir les signes du divin dans le monde. La merveille mène à la surprise radicale dans l’univers de Dieu. Créé à l’image de Dieu, chacun de nous est surprenant. La merveille mène à la spiritualité et à l’éthique. Comme Heshel le déclare : « Simplement être est une bénédiction. Simplement vivre est saint. Le moment est la merveille ».

Comment cette sensibilité affecte-t ’elle notre vision du monde ? Elle fonde la vision du monde d’Heshel. « Le monde se présente à moi de deux manières : comme une chose que je possède ; comme un mystère qui se présente à moi. Ce que je possède est une bagatelle ; ce qui se présente à moi est sublime. Je prends soin de ne pas gaspiller ce que possède ; je dois apprendre à ne pas manquer ce qui se présente à moi.

Nous traitons ce qui est accessible à la surface du monde ; Nous devons également nous tenir en révérence (« awe ») vis-à-vis du mystère du monde »

Reprenons donc notre approche de la « awe », de l’émerveillement ébloui.

« La « awe » est plus qu’une émotion. C’est une manière de comprendre, une entrée dans un sens plus grand que nous. Le commencement de la « awe », c’est reconnaitre la merveille, s’émerveiller ». Et « le commencement de la sagesse est la « awe », cet émerveillement ébloui et révérenciel. « La « awe » est une intuition de la dignité de toutes choses. C’est réaliser que les choses ne sont pas seulement ce qu’elles sont, mais qu’elles se tiennent là, quelqu’en soit l’éloignement, pour signifier quelque chose de suprême.

L’« awe » est un sens du mystère au-delà de toute chose. Elle nous permet de sentir dans les petites choses le début d’un sens infini, de sentir l’ultime dans le commun et le simple ; de sentir le calme de l’éternel dans la précipitation de ce qui passe. Nous ne pouvons pas comprendre cela par l’analyse ; Nous en devenons conscient par la « awe ». Voilà aussi un éclairage pour la foi : « la foi n’est pas une croyance, l’adhésion à une proposition. La foi est un attachement à la transcendance, au sens au-delà du mystère… La « awe » précède la foi. Elle est à la racine de la foi… »

C’est dire combien la « awe » est fondamentale. « Si notre capacité de révérence diminue, l’univers devient pour nous un marché. Un retour à la révérence est le premier prérequis pour un réveil de la sagesse, pour la découverte du monde comme une allusion à Dieu ».

 

La pratique spirituelle de la « awe ».

« The spiritual practice of awe”

Comment pouvons-nous vivre dans un état d’esprit d’émerveillement porteur d’une pratique spirituelle ? La question est posée à Cole Arthur Riley, écrivain et liturgiste. Il nous décrit « la « awe » comme une pratique spirituelle ». « Je pense que la « awe » est un exercice à la fois dans le faire et l’être. C’est un muscle spirituel de l’humanité que nous pouvons empêcher de s’atrophier si nous l’exerçons habituellement. Je m’assois dans la clairière derrière ma maison écoutant le chant des hirondelles rustiques se mêlant au bruit des voitures accélérant. J’observe le courant de lait dans mon thé et les petites feuilles danser librement hors de leur enclos… Quand je parle de merveille, j’entends la pratique de contempler le beau. Contempler le majestueux – le sommet enneigé des Himalayas, le soleil se couchant sur la mer – mais aussi les petits spectacles du quotidien… Plus que dans les grandes beautés de nos vies, la merveille réside dans notre présence d’attention à l’ordinaire. On peut dire que trouver la beauté dans l’ordinaire est un exercice plus profond que grimper dans les montagnesRencontrer le saint, le sacré dans l’ordinaire, c’est trouver Dieu dans le liminal, la marge d’où nous pourrions inconsciemment l’exclure… »

Arthur Riley décrit comment l’émerveillement développe la capacité de nous aimer, d’aimer notre prochain, d’aimer l’étranger. « L’émerveillement inclut la capacité d’être en « awe », en émerveillement vis-à-vis de nous-même » Arthur Riley nous incite à être attentif à la vie quotidienne. « Qu’à chaque seconde, nos organes et nos os nous soutiennent est un miracle. Quand nos os guérissent, quand nos blessures se cicatrisent, c’est un appel à nous émerveiller de nos corps – leur régénération, leur stabilité et leur fragilité. Cela fait grandir notre sentiment de dignité. Être capable de s’émerveiller du visage de notre prochain, avec la même « awe », le même émerveillement que nous avons pour le sommet des montagne ou la réflexion du soleil, c’est une manière de voir qui nous empêche de nous détruire les uns les autres ». L’émerveillement, ce n’est pas nous dissoudre, mais nous sentir vivement dans notre connexion avec chaque créature. « Dans un saint émerveillement, nous faisons partie de l’histoire ».

 

Le privilège de la vie elle-même

« The privilege of life itself”

 Ici Richard Rohr s’est adressé à Brian McLaren pour lequel l’émerveillement, la « awe » sont essentiel pour rencontrer la création. « Les premières pages de la Bible et les meilleures réflexions des scientifiques actuels sont en plein accord. Au commencement, tout a commencé quand l’espace et le temps, l’énergie et la matière, la gravité et la lumière sont apparus dans une soudaine expansion. A la lumière du récit de la Genèse, nous dirions que la possibilité de l’univers s’est épanchée dans l’actualité comme Dieu, l’Esprit créateur, prononçait l’invitation première, originale : Qu’il en soit ainsi ! (« Let it be »). Et, en réponse, qu’est-ce-qui est arrivé ? La lumière, le temps , l’espace, la matière, le mouvement, la mer, la pierre, le poisson, le moineau, vous, moi, nous réjouissant de ce don inexprimable, ce privilège d’être ici, d’être en vie », Brian McLaren évoque la beauté qu’on peut entrevoir dans la diversité des dons et des talents. Comme les autres auteurs présents dans cette séquence, il exprime son admiration pour la création. «  Est-ce que nous ne nous sentons pas comme des poètes qui essaient d’exprimer la beauté et la merveille de cette création ? Est-ce que nous ne partageons pas une commune stupeur en envisageant notre voisinage cosmique et en nous éveillant au fait que nous sommes réellement là, réellement vivant, juste maintenant ? ». Brin McLaren nous entraine dans l’admiration et l’émerveillement vis-à-vis des merveilles de la montagne et de la mer jusqu’à « regarder avec délice un simple oiseau, un arbre, une feuille ou un ami et à sentir qu’ils murmurent au sujet du créateur, de la source de tout ce que nous partageons ».

En exprimant cette admiration, cette « awe » vis-à-vis de toutes les merveilles qu’on peut entrevoir, Brian McLaren, théologien engagé, ne perd pas de vue les maux de nos sociétés et la nécessité de nous y confronter (3). Mais, dans sa vision enthousiaste, il s’appuie sur un fondement biblique. « La Genèse » signifie : commencements. Elle parle à travers une poésie profonde, à plusieurs couches, et des histoires anciennes et sauvages. La poésie et les récits de la Genèse révèlent des vérités profondes qui nous aident à être plus pleinement vivants aujourd’hui. Elles osent proclamer que l’univers est l’expression de Dieu lui-même. La parole de Dieu agit. Cela signifie que toute chose, partout, est toujours sainte, spirituelle, ayant de la valeur, signifiante. Toute matière importe. La Genèse décrit la grande bonté qui apparait à la suite d’un long processus de création. Cet ensemble harmonieux est si bon que le Créateur prend un jour de congé, juste pour s’en réjouir. Ce jour de repos en réjouissance nous dit que le but de l’existence n’est pas l’argent ou le pouvoir ou la renommée, ou la sécurité ou quoique ce soit moins que ceci : participer à la bonté, à la beauté et à la vitalité de la création.

 

Un autre regard

Les représentations du monde sont multiples en étant influencées par de nombreux facteurs et, tout particulièrement par ce que nous entendons des évènements. Cette séquence inspirée par Richard Rohr est intitulée : « awe and amazement » ; elle nous apprend à nous émerveiller, tout éblouis par les merveilles qui se présentent à nous, à ciel ouvert, mais aussi au départ dissimulées, cachées à nos yeux parce que nous n’y prêtons pas attention. Ce mouvement d’émerveillement exprimé par le terme « awe », dont le sens s’est déplacé à travers l’histoire de « crainte révérentielle » dans un contexte religieux à un émerveillement ébloui accompagné par un sentiment d’ouverture à la transcendance, doit être aujourd’hui pleinement reconnu. Par-delà des apparences souvent trompeuses ou l’assujettissement à de sombres situations, nous sommes appelés à reconnaitre dans la contemplation une Réalité spirituelle, une présence divine. Cet éclairage, et parfois cette illumination peuvent nous surprendre. Cependant, ce sentiment d’admiration, cette « awe », ne sont pas réservés à des moments privilégiés. On peut les éprouver dans le quotidien et même en regardant de belles photos comme l’écrit le rabbin Hara Person dans un texte final : « une part de beauté » (« A slice of beauty »). Bref, au total, nous sommes conviés à un autre regard.

Sans expertise professionnelle de la traduction, rapporté par J H

 

  1. Awe and amazement. Avec la présentation et la référence des six textes constituant la séquence : https://cac.org/daily-meditations/awe-and-amazement-weekly-summary/
  2. Comment la manifestation de l’admiration et de l’émerveillement exprimée par le terme « awe » peut transformer nos vies : https://vivreetesperer.com/comment-la-reconnaissance-et-la-manifestation-de-ladmiration-et-de-lemerveillement-exprimees-par-le-terme-awe-peut-transformer-nos-vies/
  3. Reconnaitre aujourd’hui un mouvement émergent pour la justice dans une inspiration de long cours : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-aujourdhui-un-mouvement-emergent-pour-la-justice-dans-une-inspiration-de-long-cours/

 

On pourra lire aussi :

La participation des expériences spirituelles à la conscience écologique : https://vivreetesperer.com/la-participation-des-experiences-spirituelles-a-la-conscience-ecologique/

Avoir de la gratitude :

https://vivreetesperer.com/avoir-de-la-gratitude/

Quelles visions du monde ?

Quelles visions du monde ?

Pour une vision du monde incarnationnelle.
 Selon Richard Rohr (1)

Il y a plusieurs manières d’envisager le monde et de nous y situer. A cet égard, Richard Rohr distingue quatre grandes visions du monde que nous pouvons identifier en y regardant bien. Richard Rohr prend soin de nous dire qu’elles peuvent s’exprimer de bien des manières et qu’elles ne sont pas nécessairement séparées .

« Ceux qui ont une vision du monde matérielle croient que l’univers extérieur, visible est le monde ultime et « réel ». Les gens qui partagent cette vision du monde nous ont donné la science, la technologie, la médecine et beaucoup de ce que nous appelons aujourd’hui la civilisation. Une vision matérielle du monde tend à engendrer des cultures fortement orientées vers la consommation et vers la compétition et qui sont souvent préoccupées par le manque, puisque les biens matériels sont toujours limités ».

« La vision spirituelle du monde caractérise de nombreuses formes de religion et quelques philosophies idéalistes qui reconnaissent la primauté et la philosophie de l’esprit, la conscience, le monde invisible derrière toutes les manifestations. Cette vision du monde est en partie bonne aussi parce qu’elle maintient la réalité du monde spirituel, laquelle est déniée par de nombreux matérialistes. Mais, portée aux extrêmes, la vision du monde spirituel s’intéresse peu à la terre, au prochain, à la justice, parce qu’elle considère le monde pour une bonne part comme une illusion ».

Richard Rohr décrit ensuite une troisième vision. « Ceux qui adhèrent à ce que j’appellerai une vision du monde « sacerdotale » sont généralement des gens sophistiqués, qualifiés et expérimentés qui pensent que leur travail est de nous aider à mettre ensemble la matière et l’Esprit. Le mauvais côté est que cette vision du monde assume que ces deux mondes sont en fait séparés et ont besoin de quelqu’un pour les lier à nouveau ensemble ».

Richard Rohr fait ressortir une quatrième vision du monde. En contraste avec les trois visions précédentes, c’est une vision incarnationnelle selon laquelle la matière et l’Esprit sont envisagés comme n’avoir jamais été séparés. La matière et l’Esprit se révèlent et se manifestent l’un à l’autre. Cette vision du monde se fie davantage à l’éveil qu’à l’adhésion, davantage au voir qu’à l’obéissance, davantage à la croissance dans la conscience et l’amour qu’au clergé, aux experts, à la moralité, aux écritures ou à la prescription de rituels ».

Mais dans quels milieux les différentes visions du monde se manifestent-elles ? Dans l’histoire chrétienne, la vision incarnationnelle se manifester des plus fortement chez les premiers Pères de l’Eglise orientaux, dans la spiritualité celtique, chez beaucoup de mystiques associant la prière avec un intense engagement social, dans  la spiritualité franciscaine en général, chez beaucoup de mystiques de la nature et dans l’éco-spiritualité contemporaine. Dans l’ensemble, une vision matérialiste est répandue dans le domaine technocratique et les domaines que ses adhérents colonisent. La vision du monde spirituelle est portée par toute une gamme de gens ardents et ésotériques et on trouve la vision du monde sacerdotale dans presque toutes les religions organisées ».

Richard Rohr nous introduit ensuite dans le vécu de cette vision incarnationnelle. « Une vision du monde incarnationnelle fonde la sainteté chrétienne dans une réalité objective et ontologique au lieu de seulement une conduite morale. C’est son grand bienfait. Cependant, c’est le saut important qu’un si grand nombre de gens n’ont pas fait. Ceux qui ont franchi le pas peuvent se sentit saint dans un lit d’hôpital ou un bistrot aussi bien que dans une chapelle. Ils peuvent voir Christ dans ce qui parait défiguré et brisé aussi bien que dans ce qui est appelé parfait ou attractif. Ils peuvent s’aimer et se pardonner eux-mêmes parce qu’ils portent également l’image de Dieu (« imago Dei »). La conscience du Christ incarné mènera normalement vers des implications immédiates, pratiques et sociales. Ce n’est jamais une abstraction ou une théorie. Ce n’est pas même une agréable idéologie.

Si c’est un christianisme vraiment incarné, alors c’est toujours une religion vécue comme expérience concrète et non pas seulement de l’ésotérisme, des systèmes de croyance ou une médiation sacerdotale

Pour mieux envisager cette vision du monde incarnationnelle, on se reportera au livre de Richard Rohr : « The divine dance », tel que nous l’avons présenté sur ce blog (2).  Nous y voyons un univers sans frontière, interrelationnel, ou circule le flux divin. « Dieu est celui que nous avons nommé Trinité, le flux (« flow » qui passe à travers toute chose sans exception et qui fait cela depuis le début. Ainsi, toute chose est sainte pour ceux qui ont appris à le voir ainsi… Que nous le voulions ou pas… Ce n’est pas une invitation que nous puissions accepter ou refuser. C’est une description de ce qui est en train de se produire en Dieu et dans toute chose créée à l’image et à la ressemblance de Dieu » (p 37-38).

Texte de Richard Rohr rapporté  par J H

  1. « An incarnational Worldview » (Une vision du monde incarnationnelle : https://cac.org/daily-meditations/an-incarnational-worldview/
  2. La danse divine : https://vivreetesperer.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/

 

 

 

Une source à l’intérieur de nous

Une source à l’intérieur de nous

« A spring within us » (1)

Selon Richard Rohr

C’est le titre d’un article de Richard Rohr autour de la source intérieure dont parle Jésus dans l’épisode de la femme samaritaine au chapitre 4 de l’Évangile de Jean. Il y voit le flux incessant de la grâce de Dieu envers nous.

« Dans les Écritures chrétiennes, nous lisons un texte au sujet de Jésus encourageant une femme samaritaine à puiser de l’eau d’un puit public et à lui en donner (Jean 4.7). A cet ancien puit, les rôles attendus sont renversés. Une vulnérabilité réciproque se révèle comme Jésus invite la femme à être à la fois la réceptrice et « la source », la donatrice de l’eau vive. Dans un genre de flux presque trinitarien, Jésus décrit ce transfert comme « l’eau que je vous donnerai sera comme une source à l ’intérieur de vous se déversant jusque dans la vie infinie » (Jean 4.14).

 

Une source à l’intérieur de nous

Richard Rohr nous invite à voir là une œuvre de personnalisation. « En d’autres mots, l’ancien puit spirituel est entièrement transféré à la personne individuelle. C’est maintenant une œuvre intérieure et elle a un effet de jaillissement qui est exactement l’image que des mystiques espagnols du XVIe siècle : Francisco de Osuna, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, aimaient tant. Ce thème est également répété quand Jésus dit que, de son cœur, jailliront des courants d’eau vive (Jean 7.38).

Richard Rohr met l’accent sur l’intériorité. Ce qui se joue est à l’intérieur, non à l’extérieur. « La plus merveilleuse métaphore de Jésus pour décrire cette expérience intérieure de grâce, c’est « une source à l’intérieur de vous ». La source n’est pas à l’extérieur de nous. Elle est à l’intérieur et elle bouillonne jusque dans la vie éternelle ».

 

Reconnaissons que le Ciel est déjà donné et le don délivré

A partir de là, Richard Rohr nous appelle à un travail de reconnaissance. « En réalité, la cognition et la connaissance spirituelles sont toujours re-cognition, reconnaissance. C’est la reconnaissance de ce que nous savons déjà être vrai à un niveau profond. Nous avons eu une intuition où nous avons soupçonné que nous pouvions être un enfant bien-aimé de Dieu, mais nous pensons souvent que c’est trop bon pour être imaginé ». Richard Rohr revient sur la réalité d’une présence divine déjà là. « Le Ciel est déjà donné et le don a déjà été délivré. Jésus le dit très directement à la femme au bord du puit. « Si vous saviez le don de Dieu, vous lui auriez demandé et il vous aurait donné de l’eau vive » (Jean 4. 10). A elle et à nous, Jésus dit que nous avons déjà le don de Dieu. L’Esprit a été déversé dans nos cœurs au moment de notre création. Nous sommes déjà des enfants de Dieu. L’eau bouillonne à l’intérieur de nous, mais souvent nous n’osons pas y croire ».

 

Arrêtons de chercher notre dignité et apprenons à jouir du don de Dieu

Richard Rohr comprend bien notre embarras. « La bonne nouvelle est juste trop bonne, trop impossible, trop éloignée. Nous disons : « Seigneur, je ne suis pas digne ». Mais la bonne nouvelle, c’est que cette dignité n’est pas même le problème. Qui, parmi nous, est digne ? Suis-je digne, est-ce que l’évêque est digne ? Est-ce que les prêtres sont dignes ? Je ne le pense pas. Nous sommes tous à des degrés divers d’indignité ou de faillibilité, mais quand nous commençons à nous rendre à cette réalité/identité/connaissance, la fontaine de grâce commence à couler et nous commençons à connaitre le don de Dieu. Nous arrêtons de chercher notre propre dignité et nous commençons à connaitre le don de Dieu. Nous commençons à réaliser que c’est tout don et que c’est tout gratuit, que nous l’avons déjà. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’apprendre à en jouir. Cela change tout ».

D’après Richard Rohr, J H

  1. A spring within us : https://cac.org/daily-meditations/a-spring-within-us/

Comment les Béatitudes viennent éclairer nos parcours personnels et contribuer au développement d’une contre-culture

Un livre de Frédéric de Coninck, bibliste et sociologue

Les paroles de Jésus dans les Béatitudes apparaissent comme majeures dans son enseignement et elles viennent donc inspirer la vie chrétienne, mais pour un grand public, il peut être utile d’en rapporter la présentation dans Wikipédia : « Les Béatitudes (du latin beatitudo : le bonheur) sont le nom donné à une partie du Sermon sur la montagne, rapporté dans l’Évangile selon Matthieu (5.3-12) et à une partie de Sermon dans la plaine de l’Évangile selon Luc (6.20-23) » (1).

Malgré l’importance de ces paroles dans l’enseignement de Jésus, leur réception ne va pas de soi comme en témoigne Frédéric de Coninck en racontant des étapes de son long cheminement dans son approche des Béatitudes jusqu’à la rédaction de son livre. Maintenant Frédéric peut nous dire ici combien ces paroles de Jésus sont là pour inspirer notre vie chrétienne tant personnelle que collective. Très tôt cependant, Frédéric avait été touché par la manière dont les sœurs protestantes de Pomeyrol proclamaient l’esprit des Béatitudes en termes de « joie, simplicité, miséricorde », en phase avec la galaxie spirituelle de « la Fraternité spirituelle des veilleurs », des sœurs de Grandchamp et de la communauté de Taizé (p 10-13).

Cependant, au terme de son long cheminement, Frédéric vient nous dire que ce message des Béatitudes est accessible à tous et qu’il est aussi indispensable pour tous, face aux aléas de la vie. « Je voudrais montrer la pertinence de ce message pour encourager les chrétiens à le prendre au sérieux et à se tourner vers Dieu pour lui demander son aide. Je le fais d’abord pour eux parce que la radicalité de l’évangile est libératrice et source de bonheur ».

« Je le fais ensuite pour le monde autour d’eux ». Jésus ne s’est pas adressé seulement aux disciples, mais à la foule qui l’entourait. « Il m’importe que ce peuple qui vit les Béatitudes ne soit pas limité à des petits cercles restreints dans l’espace et faciles à isoler. Il importe que « la foule » entende quelque chose de ce message. C’est cela qui donnera corps et chair à notre témoignage et qui pourra montrer au monde autour de nous que Dieu ne l’a pas oublié et qu’il a aujourd’hui encore quelque chose à lui dire, une bonne nouvelle à lui annoncer » (p 17).

Voici pourquoi Frédéric de Coninck a intitulé son livre : « Les Béatitudes au quotidien. La contre-culture heureuse des Évangiles dans l’ordinaire de nos vies » (2).

 

Quelques clés pour comprendre les béatitudes. La construction de ce livre

La lecture des Béatitudes n’est pas sans présenter quelques difficultés. Frédéric de Coninck nous présente quelques approches pour en faciliter la compréhension. « Il est très éclairant », nous dit-il, de rattacher les phrases des Béatitudes à l’ensemble de l’évangile de Matthieu ainsi qu’à d’autres livres de la Bible ». « Ce bref texte ne doit pas être extrait de l’évangile de Matthieu et regardé pour lui-même ». On doit le considérer en rapport avec ce qui précède (les tentations de Jésus) et ce qui suit. « Ce texte est un moment dans l’ensemble du ministère de Jésus, auxquels de nombreux autres moments font écho » (p 20).

Et, d’autre part, une bonne part des mots ont une histoire dans l’Ancien Testament. On tiendra compte également de la traduction dans le passage du lexique hébreu au lexique grec.

Frédéric de Coninck nous invite à entrer dans «la visée du texte : faire entrer dans une spiritualité plutôt que d’édicter des règles de conduite ».

« Les Béatitudes heurtent en effet, si on les prend comme des devoirs à accomplir. Plus même que heurter, elles écrasent. Naturellement, Jésus recommande certaines attitudes au travers de ce texte. Mais son propos est plutôt d’ouvrir l’accès à une vie libre et heureuse. C’est ainsi qu’il a vécu, lorsqu’il est venu parmi nous, et c’est ainsi qu’il nous invite à le rejoindre, au milieu de nos aliénations, de nos errances et de nos fausses pistes » (p 21).

L’auteur ouvre quelques orientations.

° Les Béatitudes ouvrent à une pratique. « Elles nous incitent à mettre en œuvre l’esprit de pauvreté, la construction de la paix, la recherche de la justice etc. à la mesure de nos forces ».

° Elles répondent à beaucoup d’énigmes et d’impasses qui taraudent le monde d’aujourd’hui.

° « Enfin, les Béatitudes ne sont pas seulement des poteaux indicateurs. Elles sont aussi une voie d’entrée pour construire une relation avec le Christ. Nous comprenons mieux qui est Dieu en nous, en nous mettant à l’écoute de ses paroles et cela modifie la relation que nous avons avec lui. Et qui dit relation transformée, dit vie transformée : nous nous approchons de l ’esprit des Béatitudes au fil de l’évolution de notre rapport avec Dieu ».

« Porter attention à la visée communautaire, voire collective, de ces aphorismes majeurs, éclaire leur sens et nous fournit une clé d’entrée majeure pour les actualiser ».

Frédéric de Coninck nous rappelle l’enfermement de l’individualisme prégnant dans la société contemporaine.

Or, « les Béatitudes sont écrites au pluriel ». « Elles concernent le peuple tout entier ». Ainsi, selon Frédéric, « les Béatitudes, à la fois nous rejoignent dans notre intimité, dans nos réactions les plus personnelles et les plus secrètes, et elles se projettent vers des formes collectives où elles peuvent se vivre ». On peut donc lire les Béatitudes comme le socle d’une spiritualité intime, aussi bien que communautaire, voire sociale. Et les trois lectures s’enchaînent l’une avec l’autre. Le bonheur qu’elles procurent s’approfondit si on suit le passage entre ces trois niveaux. Elles nous appellent à vivre les uns avec les autres d’une manière renouvelée et joyeuse et c’est ainsi qu’elles prennent corps et sortent de l’idéalisme dont on peut les soupçonner. Et c’est pour cela que je parle de contre-culture : ce ne sont pas seulement des choix ponctuels, ce ne sont pas seulement des choix individuels, c’est une autre manière de voir le monde et d’y vivre ».

C’est dans cette perspective que le livre a été conçu. Les chapitres portant successivement sur chaque Béatitude, sont coupés en deux parties ; d’abord l’étude du texte, en le rattachant au reste de l’Évangile de Mathieu et aux passages de l’Ancien Testament qui l’ont précédé, ensuite une actualisation que j’ai appelée : « au quotidien ». Cette actualisation montre les dégâts causés par le fait de tourner le dos, individuellement et collectivement,  à l’esprit des Béatitudes. Elle trace ensuite la voie d’une spiritualité heureuse, à la suite du Christ et dans la lumière de l’Esprit au niveau individuel et intime d’abord. Ensuite j’examine les retentissements communautaires et potentiellement sociaux de cette spiritualité » (p 26-27). Il y a là un horizon potentiellement socio-politique. « Celui qui tente de suivre (sans même y parvenir complétement) la démarche proposée par les Béatitudes se retrouve à rebours des tendances dominantes, inscrit dans une contre-culture. Et il découvre que cette contre-culture est une contre-culture heureuse, au milieu de sociétés d’abondance, inquiètes, déboussolées et malheureuses » (p 27).

A titre d’exemple, nous présenterons maintenant un chapitre consacré à une des Béatitudes.

 

Heureux les doux, car ils hériteront la terre

L’auteur consacre le chapitre 5 à la béatitude : « Heureux les doux, car ils hériteront la terre », en donnant pour titre à ce chapitre : De la tragédie du pouvoir à une politique de la douceur. Une spiritualité de la grâce en action.

Son premier commentaire explicite ce titre. « Cette béatitude et les mentions (rares, mais décisives) de la douceur de Jésus lui-même dans l’évangile de Matthieu nous entrainent vers un sujet crucial : le pouvoir, ses tragédies et le moyen de traverser les espaces politiques (dans tous les sens du terme) d’une manière heureuse et pertinente. Autour du thème de la douceur, on peut parcourir toute la gamme qui va du choix individuel à une pratique communautaire, jusqu’à un contre-modèle de ce qui structure un bonne partie des pratiques sociales » (p 59)

Comme à l’habitude, Frédéric de Coninck éclaire la béatitude en rapportant l’inspiration de l’Ancien Testament, ici en se référant au Psaume 37. En effet, cette béatitude est une citation littérale de la version grecque du Psaume 37, qui traduit par « doux », un mot hébreu qui peut aussi vouloir dire « pauvre » ou « humble ». Dans le Psaume 37, c’est la formule : « Ils hériteront de la terre » qui sert de leitmotiv. Cependant, en hébreu, il n’y a qu’un mot pour dire ‘le pays’ ou ‘la terre’. Pour le Psalmiste, ce sont plutôt finalement les doux, les justes, ceux qui espèrent le Seigneur et qui gardent ses voies, qui posséderont le pays… Sur un mode apaisé et distancié, ce texte fait bien écho à la tragédie du pouvoir… Celui qui est en position de pouvoir a tendance à en abuser… A l’inverse, les prophètes et les psaumes ne cessent de souligner que l’on n’accède pas au pouvoir par le pouvoir » (p. 61)

L’auteur voit dans l’opposition entre Saul et David, « une illustration majuscule de la tragédie du pouvoir ». David n’est pas un doux au sens où nous l’entendons, mais il manifeste un respect du pouvoir royal (en tant qu’institution), une sensibilité aux autres, une écoute de la critique qui en fait un antitype de Saul. Il possède une forme d’humilité et d’ouverture aux autres qui tranche avec l’orgueil et l’enfermement de Saul ». Frédéric de Coninck commente cette histoire (p 62-66).

« Dans le psaume 37, Jésus sélectionne le verset le plus éloigné de la vengeance à savoir celui qui parle de la douceur. Le mot hébreu signifie plutôt ce qui est humble et respectueux. Jésus lui-même se dira : « doux et humble » (Mt 11-29). C’est le sens le plus proche. On est à l’opposé de la tragédie du pouvoir… ». D’autre part, Jésus n’envisage pas le succès d’une nation ou d’un parti. « La version grecque qui avait déjà élargi du « pays » à la « terre » est, dans le cas présent, pertinente » (p 67). Du côté de la tragédie du pouvoir, Jésus a refusé « tous les royaumes du monde et leur gloire » (Mat 4.8) que le diable lui proposait. « La douceur et l’humilité s’opposent trait pour trait à la violence ». Qu’entend donc Jésus par « hériter la terre » ? « En fait, la douceur (de même que la miséricorde et la fabrique de la paix) correspond à la grâce en action. C’est pour cela que cette béatitude décrit plus encore que les autres, Jésus lui-même. Et c’est pourquoi il dira explicitement : « Je suis doux et humble de cœur » (Mat 11.29)… La grâce et le mode d’être et d’agir de Jésus dans ce monde brutal et déchiré par la tragédie du pouvoir. Jésus fait grâce et cela se traduit par son accueil et sa douceur… Au-delà de la dénonciation du pouvoir, cela construit des espaces de vie plus vastes qu’on ne l’imagine souvent : des espaces de vie sociale heureuse qui vont jusqu’aux limites de la terre. C’est là l’héritage que Jésus nous promet. La « terre » est, si l’on veut, l’ici-bas, traversé par une logique contre-culturelle » (p 68-69).

Frédéric de Coninck cite la parole de Jésus : « Venez à moi, vous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » (Mat 11.28-30). « Les mots de « joug » et de « fardeau », ne sont pas employés au hasard, nous dit l’auteur. « Il s’agissait, quasiment, pour les juifs qui écoutaient Jésus, de termes techniques qui désignaient les devoirs de la loi ». « Jésus appelle donc ceux qui souffrent une dure domination à venir vers lui pour desserrer l’étreinte. Et, il pense, en premier lieu, à la torture morale que les personnes subissent en s’efforçant d’observer la loi. C’est de ce fardeau qu’il entend en premier lieu les délivrer ». « Pour la plupart des habitants d’Israël, la religion était devenue un carcan difficile à porter. Jésus se pose en rupture. Il est celui qui vient alléger le poids du fardeau » (p 69-72).

En Jésus, la douceur s’est également manifestée dans sa recherche de proximité en contraste avec l’isolement du pouvoir. Jésus « cherche à rejoindre l’autre dans les difficultés et les pénibilités de la vie, à marcher avec lui. C’est ce que Kierkegaard a appelé « l’école du christianisme ». L’attitude de la grâce que Jésus enseigne à adopter dans cette école rejoint celui qui est prêt à répondre à un appel et non pas celui qui est contraint d’obéir à un ordre… La stratégie éducative de Jésus est en ligne avec sa stratégie politique. Il renonce là aussi à cadrer de trop près par la loi… » (p 72). « Quel est donc le territoire étrange que Jésus entend construire à travers cette école particulière ? Il ressemble sans doute plus à un réseau où les personnes se reconnaissent mutuellement proches les unes des autres, qu’à un espace délimité régi par un souverain » (p 72-73).

On retrouve mention de cette douceur dans le récit de la passion. Matthieu s’inspire du prophète Zacharie à propos de l’épisode du jour des Rameaux. « Voici que ton roi vient à toi, doux et monté sur une ânesse et sur un ânon (Mat 21.4-30). L’auteur constate que Matthieu s’inspire beaucoup du prophète Zacharie, mais « il y pioche dans les épisodes les plus opposés au triomphe militaire… On comprend indirectement que pour Matthieu, Jésus a pleinement accompli la prophétie de Zacharie en restant le roi doux monté sur un âne et sans avoir besoin de faire appel au versant sombre et violent des autres passages » (p 75).

Frédéric de Coninck s’interroge ensuite sur les effets de cette attitude « au quotidien ». Comment cet esprit s’est-il manifesté dans l’histoire ? Il nous entretient d’une longue « éclipse de la politique de la douceur », de la violence dominatrice qui s’est imposée lorsque la christianisme a pactisé avec l’empire, « jusqu’à la résurgence franciscaine, puis la Réforme radicale au XVIe siècle » (p 78).

Citant une personnalité de cette Réforme radicale, Pilgram Marpeck, Frédéric de Coninck distingue deux logiques d’action : Ou on parle beaucoup d’attention « à l’ordre social que produisent le droit et l’usage légitime de la force », ou on recherche un mode de vie inspiré par « la grâce, la pitié, l’amour de l’ennemi, la patience et la foi au Christ sans coercition ». Cette seconde approche engendre quelque chose plutôt de l’ordre de la thérapeutique. D’ailleurs, « la figure de Jésus thérapeute est fréquente chez Marpeck ». « Est-ce que cela a du sens de vivre l’amour dans un mode brutal ? C’est ce qu’annonce cette béatitude. Cela a du sens même individuellement. Et collectivement, cela produit un espace social particulier. Quand les chrétiens s’interrogent sur le rôle social qu’ils peuvent tenir dans la société, ils sous-estiment souvent la portée d’une attitude de douceur, d’accueil de l’autre, de compassion. Ils sous-estiment également la consistance du territoire qui se construit de cette manière » (p 78).

Qu’en est-il aujourd’hui ? « Quels territoires émergent, mettant en œuvre la grâce et la douceur ? On en a plusieurs exemples dans l’Église comme hors de l’Église. Les démarches coopératives ou associatives, par exemple, construisent des entités fragiles, bien plus fragiles que les états… Mais l’élan, la capacité à faire face à des situations critiques, l’invention de nouvelles manières de vivre ensemble, sont clairement du côté des espaces de vie où l’on s’accueille les uns les autres avec douceur et bienveillance » (p 79). Significativement, un des premiers sociologues des religions, Henri Desroche, s’est intéressé d’un coté à ce qu’on appelle ‘Les religions de contrebande’, et de l’autre aux mouvements coopératifs contemporains. Entre La société vue d’en bas par les contrebandiers de la religion et les coopératives, il y a des analogies et des familiarités » (p 79).

Il y a grand besoin de douceur « dans nos sociétés contemporaines qui sont malades de la faiblesse des relations de proximité et de la force des relations sociales formelles qui poussent à l’individualisme ». (p 80).

Le chapitre se conclut ainsi : « La douceur est un portail d’entrée dans la contre-culture heureuse à laquelle nous invite le Christ. Elle est même, peut-être, le trait qui se rapproche le plus de sa personne. C’est en tout cas le trait que souligne l’Évangile de Matthieu.

« Heureux les doux, car ils hériteront la terre » (p 80).

 

Une ouverture évangélique

Dans son livre, Frédéric nous aide à lire les Béatitudes dans leur contexte biblique. Comme dans ses nombreux livres parus depuis les années 1990 et souvent présentés sur le site de Témoins (3), Frédéric allie la compétence et une intelligence informée par une culture originale tant à travers son métier de sociologue qu’à travers les questions qu’il pose et auxquelles il cherche à répondre. C’est une recherche en évolution, car Frédéric est lui-même constamment en quête, comme il nous en décrit ici le cheminement.

En évoquant une contre-culture nourrie par les Béatitudes, Frédéric de Coninck nous parait bien inspiré. Car, on prend partout conscience que notre société fait fausse route. La prise de conscience écologique contribue à la mise en évidence de l’inadéquation d’une culture instrumentale et individualiste. Avec Corinne Pelluchon, comment entrer dans l’âge du vivant ? (4) Une aspiration spirituelle se développe.

Si le mal est, hélas très actif aujourd’hui, Il y a donc bien également un nouvel état d’esprit à même d’entendre le message des béatitudes. Ainsi avons-nous présenté le livre de Michel Serres : « Une philosophie de l’histoire » (5) : « Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort ». Des courants alternatifs apparaissent et se développent. Parmi ces mouvements, on peut noter la promotion de la sollicitude et du soin dans un culture et une société du « care ». (6). A la même époque, apparait également la promotion de la non-violence à travers le mouvement de la « communication non-violente ». (7) On peut voir ici une œuvre de l’Esprit de Dieu qui agit bien au-delà des Églises. L’inspiration des Béatitudes vient nous énoncer le dessein de Dieu à travers les paroles de Jésus. Si ce texte est répété à maintes reprises dans l’enseignement chrétien, le livre de Frédéric de Coninck vient renouveler et actualiser notre compréhension.

J H

 

  1. Les Béatitudes , dans Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Béatitudes
  2. Frédéric de Coninck. Les Béatitudes au quotidien. La contre-culture heureuse des Évangiles dans l’ordinaire de nos vies. Exelcis, 2023
  3. Frédéric de Coninck sur le site de Témoins : https://www.temoins.com/?s=Fr%C3%A9d%C3%A9ric+de+Coninck&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes
  4. Des Lumières à l’âge du vivant. Selon Corinne Pelluchon : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
  5. Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
  6. Une voix différente. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
  7. Marshall Rosenberg et la communication non violente : https://vivreetesperer.com/vois-la-beaute-en-moi-un-appel-a-entendre/