par jean | Jan 8, 2025 | ARTICLES, Vision et sens |
L’apport de femmes mystiques à la spiritualité contemporaine
Selon Shannon K Evans
Aujourd’hui, aux Etats-Unis, une partie du christianisme vit sous l’emprise d’une hiérarchie conservatrice qui maintient un esprit de domination qui s’exerce, entre autres, vis-à-vis des femmes. Soumises à cette pression, beaucoup de femmes s’interrogent dans leur for intérieur sur la voie à suivre, et s’engagent, en conséquence dans une quête spirituelle. Ainsi un livre vient de paraitre récemment : ‘The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today’ (Les mystiques voudraient prendre la parole. Six femmes qui ont rencontré Dieu et ont trouvé une spiritualité pour aujourd’hui) (1).
Le cheminement de l’auteure : d’une emprise conservatrice à une quête spirituelle libératrice
L’auteure, Shannon K Evans nous fait part des raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre. De fait, dans sa quête, Shannon K Evans s’est convertie au catholicisme. Cette jeune femme moderne qui se reconnait dans des aspirations féministes, se ressent de plus en plus mal à l’aise dans le milieu catholique dans lequel elle s’est inscrite. « Trop souvent, certains problèmes paraissent malvenus dans nos milieux religieux. Par exemple, quand je dis que je suis chrétienne et féministe, je trouve que le côté chrétien fait peur aux féministes et que le côté féministe fait peur aus chrétiens » (p 4).
Shannon raconte comment elle faisait partie d’un ministère catholique où ses écrits étaient appréciés au départ. Cependant, commençant à ressentir dans ce milieu, une tonalité conservatrice qui n’était pas la sienne, elle commença à s’autocensurer : « Je ne me sentais plus la permission de me faire confiance, de faire confiance à ma conscience et à la manière dont je comprenais l’Esprit au dedans de moi ». Shannon est parvenue à se détacher : « J’ai trouvé le courage de retourner à ma propre voie ». Elle nous raconte l’épreuve qu’elle a vécu. « Dans mes écrits, j’émettais de petites critiques vis-à-vis du patriarcat et je plaidais pour un leadership sérieux incluant l’ordination des femmes. Je critiquais le mélange entre l’église et l’état assurant des avantages aux politiciens. Je parlais ouvertement de mon amour pour le yoga et l’ennéagramme. Même si j’exprimais ces opinions uniquement sur mon blog personnel et des médias sociaux, mon statut à l’intérieur du ministère commença à s’‘écrouler. Des plaintes furent portées contre moi par des lecteurs de longue date. Un prêtre et un évêque travaillèrent pour me faire taire, ce qui m’ouvrit les yeux sur le mal du cléricalisme. Quand la direction du ministère me demanda de cacher entièrement mes convictions personnelles si je désirais rester dans le personnel, je démissionnais de la manière dont j’espérais qu’elle soit la plus amiable. Je ressentis un choc quand la grande majorité des femmes que je considérais comme des amies, ne me parlèrent plus. J’eus le sentiment d’avoir été utilisée puis abandonnée » (p 5).
Shannon a poursuivi sa quête spirituelle. Convertie depuis dix ans au catholicisme, elle nous raconte que les saintes y étaient toujours présentées comme ‘dociles’. Alors la lecture du livre de Mirabai Starr, ‘Wild mercy . Living the fierce and tender wisdom of women mystics’ (Miséricorde sauvage : vivre la sagesse intense et tendre des femmes mystiques), fut un évènement pour Shannon. Le livre présentait des femmes mystiques de différentes traditions religieuses et de différentes spiritualités. Cependant, un peu à sa surprise, les mystiques chrétiennes qu’elle y remarqua devinrent ses favorites. « Ces femmes étaient vraies, fascinantes, croyables ». Du coup, elle prit conscience des écueils de la présentation traditionnelle des saintes, conditionnée par le regard masculin. Alors, dans une relation d’amour spirituel avec ces femmes, elle se décida à écrire un livre à leur sujet. Ainsi, elle choisit : Thérèse d’Avila, puis Julian de Norwich, Hildegarde de Bingen, Margerie Kemp, Catherine de Sienne et enfin, après quelques hésitations, Thérèse de Lisieux.
On remarque qu’elles étaient en majorité des sœurs religieuses, les couvents à l’époque les libérant d’un certain nombre de contraintes familiales. Shannon précise le sens qu’elle attribue au terme de mystique. « Une mystique est juste quelqu’un qui a fait l’expérience de l’éternel et a choisi d’en connaitre plus. Le mysticisme n’est pas réservé à quelques privilégiés, mais chacun de nous y est invité. Il y a seulement une génération, le théologien jésuite Karl Rahner a dit : ‘Le chrétien du futur sera un mystique ou n’existera pas’ ». Dans ce livre, Shannon a découvert la sagesse de ces femmes mystiques comme un trésor : « Leurs visions demeurant pertinentes pour aujourd’hui ». « Je suis moi-même ébahie de voir combien leurs rêves allaient vers le progrès et combien elles semblent actuelles dans ce moment particulier de l’histoire » (introduction).
Thérèse d’Avila
« Avoir confiance en soi ne fait pas de vous une hérétique »
Ce chapitre sur Thérèse d’Avila commence par un rappel des expériences désagréables de pression que Shannon K Evans a vécu, une invitation de son environnement à la soumission. C’est aussi ce que beaucoup d’autres femmes éprouvent, nous dit-elle. « En vue de maintenir notre sens d’appartenance, nous nous disciplinons pour rester à l’intérieur des frontières de ce que nous sommes autorisées à penser, croire ou pratiquer plutôt que d’exprimer ce que nous pensons, croyons ou désirons pratiquer vraiment » (p 6). Mais Shannon précise « Cela ne signifie pas que nous voulions nous débarrasser de notre boussole intérieure. Si nous cherchons sincèrement à vivre en union avec l’Esprit, alors avoir confiance en nous-même comme portail de la vie divine peut être une voie pour nous mouvoir de l’enfance spirituelle à la maturité spirituelle. Jésus lui-même a dit que ‘le Royaume des Cieux n’est pas à votre gauche ou à votre droite, mais à l’intérieur de vous’ (Luc 17.21) » (p 6). Cela peut paraitre effrayant ; « Il peut paraitre plus sûr de chercher le Royaume des Cieux à l’extérieur de nous-mêmes, en regardant à des figures d’autorité, à la culture religieuse ou au filet de sécurité de l’orthodoxie. On ressent un certain sens de sécurité en croyant que quelqu’un d’autre sait mieux que nous ». En rappelant la parole de Jésus sur le Royaume des Cieux à l’intérieur de nous, Shannon évoque « une petite voix pour nous guider, une manière d’apprendre à écouter profondément ce que nous croyons déjà. C’est mettre l’accent sur une capacité d’avoir confiance en nous-même.
Shannon nous raconte la vie de Thérèse d’Avila. Elle est née en 1515. Sa lignée était juive, mais l’antisémitisme et la puissance impériale ont contraint son grand-père paternel à se convertir au catholicisme dans l’espoir d’un avenir meilleur pour ses enfants. Mais l’inquisition veillait. La famille fut suspectée et exposée à une vindicte populaire. Le père de Thérèse vécut enfant cette humiliation et jura de ne pas y retomber en adoptant un catholicisme rigide. Pourtant, dans la dernière moitié de sa vie, sa fille Thérèse fut elle aussi suspectée par l’inquisition. L’auteure nous raconte l’enfance et l’adolescence de Thérèse, une petite, puis jeune fille très douée : « charmante, imaginative, intense et charismatique ». « Elle était un leader naturel ». Avec son frère, elle s’est lancée dans des aventures pieuses. A l’adolescence, une certaine dissipation apparait. Ayant eu écho d’une relation amoureuse de sa fille, son père veuf et scrupuleux l’envoie vivre un moment dans un couvent. A la surprise de tous et à la sienne, elle s’y plait. « Après un temps de discernement, elle entre au monastère carmélite à 19 ans et prononça ses vœux, deux ans plus tard, prenant le nom de « Thérèse de Jésus » (p 9).
Durant sa vie consacré, Thérèse a énormément écrit. « C’était une femme qui avait quelque chose à dire et la confiance pour le dire. Chacune de ses quatre principales œuvres est considérée comme un apport inestimable pour l’évolution de la tradition mystique, mais c’est « Le Château intérieur » qu’elle écrivit vers la fin de sa vie, qui est généralement considéré comme son chef d’œuvre spirituel. Elle y décrit l’âme comme un château avec sept demeures ou maisons, dans une spirale interne. La première maison est le pas initial et sincère dans notre marche vers Dieu. La septième est celle où la personne vit l’expérience d’une pleine félicité dans l’union avec le divin. Et les cinq demeures entre ces deux états représentent des étapes progressives de maturité spirituelle et de conscience éveillée au long du voyage. Comme nous voyageons vers la maturité spirituelle, explique-t-elle, nous passons nécessairement par chaque demeure du château intérieur, avançant de plus en plus profondément en nous-même – et, en même temps – entrant en Dieu de plus en plus profondément ».
« Il ne peut être exagéré de souligner le caractère radical de cette idée venant d’une femme catholique espagnole au temps de l’inquisition ». A cette époque, la spiritualité de la plupart des gens consistait en une déférence vis-à-vis de l’autorité et une peur de la vie après la mort. « Les autorités ecclésiastiques prirent note de la radicalité des idées de Thérèse – et ils essayèrent de l’empêcher de parler ». Elle ne s’excusa pas et elle résista solidement aus hommes qui, dans leur pouvoir patriarcal, espéraient l’intimider en l’amenant à se soumettre.
Actualité de la spiritualité de Thérèse d’Avila
« Thérèse enseignait que l’unité avec Dieu ne se trouve pas en travaillant à monter à une échelle pour aller au ciel, mais plutôt en plongeant dans nos mines profondes à l’intérieur de nous-même. Non pas une ascension, dirait-elle, mais une descente. La distinction est importante. Beaucoup d’entre nous passent des années à recevoir le message religieux qui nous dit que nous devons nous transcender nous-mêmes pour être unie à Dieu, ce qui peut signifier : changer nos personnalités, ne pas penser à nous-mêmes, supprimer nos sexualités, nous obséder sur le péché, et toutes sortes d’autres choses… Thérèse nous dit que nous n’avons pas à monter au-dessus de nous-mêmes, pour rencontrer Dieu, mais plutôt, avec curiosité et vulnérabilité, nous devons plonger en nous-même… ‘Qu’est-ce qui serait pire que n’être pas chez soi (at home) dans notre propre maison’ dit-elle ». « Quel espoir avons-nous de trouver le repos en dehors de nous-même si nous ne pouvons pas être à l’aise à l’intérieur ? »
Cette vision doit être envisagée dans sa profondeur. Shannon K Evans raconte comment elle s’est fourvoyée, un moment, en cherchant dans quelle demeure elle pouvait se trouver. Elle a pu mieux se situer grâce à un écrivain versé en spiritualité, James Finley. Elle y a trouvé une mise en garde vis-à vis d’un désir de tout mesurer. « Nous essayons toujours d’évaluer si nous sommes en tête, derrière ou dans la moyenne. Nous cherchons désespérément à trouver une mesure pour savoir si nous sommes sur le bon chemin, si Dieu est satisfait de nous ou si nous devrions nous sentir fier ou honteux » (p 12). « Il y a une différence entre approcher la spiritualité sur le fondement de la production ou sur celui de la relation. A l’Ouest, nos structures religieuses reflètent presque toujours notre culture colonisatrice, où les victoires sont célébrées, où la compétition est une donnée, et ou le progrès est linéaire. Pourrions-nous élargir nos imaginations spirituelles ? Avec un fondement de relation – avec nous-même, avec les autres et avec Dieu – notre foi peut grandir dans un espace de connexion plutôt que dans un espace de performance et de conquête. Dans cette approche féminine plus traditionnelle, la santé et la plénitude des gens l’emportent sur le légalisme et sur les absolus immuables. La vie de Jésus est l’incarnation de ce qu’est un fondement spirituel relationnel. ‘Le sabbat a été fait pour les hommes et non les hommes pour le sabbat’, dit-il. Si notre formation spirituelle est enracinée dans la nourriture de la relation, alors notre croissance prend forme et est mesurée différemment » (p 12).
Selon Thérèse d’Avila, « la vie spirituelle n’est pas une ligne droite, mais une ondulation où nos pas semblent nous conduire loin de nos objectifs. Nous faire confiance. Faire confiance à l’Esprit qui nous conduit… On ne risque pas de perdre notre chemin, car c’est la Voie qui nous conduit » (p 13-14).
« Il est très important, mes amis, de ne pas penser à l’âme comme sombre. Nous sommes conditionnés pour ne voir que la lumière externe. Nous oublions qu’il y a la réalité de la lumière intérieure illuminant notre âme ». « Si ces paroles de Thérèse d’Avila étaient révolutionnaires au Moyen âge, d’une certaine manière, elles le paraissent encore aujourd’hui bien qu’un peu moins ». « Notre culture religieuse sélectionne des versets sur ‘mourir à soi-même’. Certains cercles critiquent des livres spirituels modernes en les assimilant à des livres d’auto-assistance (self-help) comme si la spiritualité et le fait de s’aider soi-même ne pouvaient pas aller de pair. »
Shannon K Evans rappelle ici que Thérèse d’Avila défendait la thèse que le soi (self) est digne de connaissance ; ses écrits se fondent sur l’assomption que votre soi, votre monde intérieur, chaque chose qui est communiquée en vous et à travers vous, est sainte et digne de découverte ; « Quelle honte qu’à travers notre inconscience, nous ne nous connaissions pas nous-mêmes », écrit-elle. « Thérèse d’Avila, une des maitresses de prière de l’histoire, est convaincue que nous ne pouvons pas connaitre Dieu en dehors de nous connaitre nous-même, que nous nous dirigeons vers l’union divine seulement quand nous cherchons à comprendre les secrets sacrés à l’intérieur de nous et les mystères sacrés qu’ils contiennent. Sachant combien elle est un ‘gourou’ mystique internationalement reconnu – ce que nous ne sommes pas ! – peut-être devrions-nous considérer sérieusement ce qu’elle dit » (p 15).
Shannon évoque sa maternité. Elle a donné naissance à quatre enfants. Elle nous raconte comment une de ses amies presse de baptiser le plus tôt possible les nouveau-nés. « L’urgence vient de l’accent sur le péché originel : la croyance que l’âme humaine est née intrinsèquement pécheresse et qu’elle doit être rachetée par le baptême aussi vite que possible » (p 15). Au contraire, l’expérience de la maternité a développé chez Shannon une autre croyance : « la conviction que l’âme humaine est premièrement marquée par ce que certains appellent ‘la bénédiction originelle’ (original blessing ) – ou selon Hildegarde de Bingen la ‘sagesse originale’ (original wisdom) – plutôt que par le péché originel » (p 16). Shannon n’ignore pas la réalité du péché, mais elle en refuse l’obsession. « En fait, le péché originel est un concept qu’on ne trouve pas du tout dans les écritures juives – dans ces écritures qu’on dit être le fondement de la foi chrétienne et que Jésus a étudiées et citées. L’idée du péché originel a été mise en œuvre pour la première fois par saint Augustin au Ve siècle » (p 16). On ne peut négliger la réflexion théologique. « Ce que nous croyons importe. La manière dont nous voyons notre état premier détermine ce que nous ressentons au sujet de nous-même, notre capacité à accepter l’amour de Dieu pour nous et la permission de faire confiance à l’Esprit » (p 16). C’est là que la pensée de Thérèse d’Avila parait libératoire. « Thérèse d’Avila mettait l’accent sur la ‘lumière intérieure’ (inner light) qui illumine notre âme. Shannon évoque la jeune femme du Cantique des Cantiques qui s’écrie : ‘Je suis sombre, mais belle’ (dark, but lovely). Et elle l’interprète ainsi : « Nous n’avons pas à prétendre que notre péché et notre faiblesse n’existent pas pour embrasser la lumière et la beauté de nos âmes. Nous résoudre à faire confiance à nos âmes ne signifie pas que nous croyons être parfaites. C’est simplement nous donner la dignité d’avoir confiance que quand nous provoquons du gâchis, quand nos ‘manquons le but’ (ce que le mot péché signifie littéralement), nous serons capables de rééquilibrer. La boussole à l’intérieur de nous est puissante et vraie, tenue solidement par l’Unique qui tient toutes choses ensemble. Nous pouvons être sombres, mais belles. Nous pouvons faire confiance à notre lumière intérieure pour nous guider parce que la réalité de ce que nous sommes est faite de bien plus que ce que nous pouvons voir ; la réalité de ce que nous sommes est que nous existons dans l’union Divine » (p 17).
« Thérèse d’Avila nous encourage à gouter l’immensité de l’âme, à la célébrer comme un éclat de Dieu, une part de l’étendue insondable de l’amour qui est le grand JE SUIS. Voilà en qui on peut faire confiance. Vous êtes dignes de confiance » (p 17).
Ce chapitre sur Thérèse d’Avila nous permet d’apprécier l’apport de Shannon k Evans dans son livre sur quelques femmes mystiques chrétiennes. De leur histoire, vient un souffle, le souffle de l’Esprit. Si ces femmes ont vécu des épreuves et rencontré des obstacles, la vie divine les a accompagnées et elles nous communiquent confiance et sagesse. Shannon nous montre combien leurs éclairages sont toujours actuels pour nous délivrer de nos enlisements à la manière dont elles-mêmes avaient répondu aux errements de leur époque à travers leur vécu de la vie divine. Et, comme le pouvoir patriarcal a été et est source de grandes déviations, leur expérience féminine de l’Esprit vient nous apporter un éclairage salutaire. Shannon K Evans nous montre concrètement en quoi cet éclairage est précieux pour tous les humains que nous sommes, mais aussi tout particulièrement pour les femmes, et donc pour les femmes qui conjuguent leur foi chrétienne et leur conscience féministe. Si Shannon K Evans nous parle à partir des Etats-Unis, il va de soi que son message est bienvenu dans toute la christianité. Elle nous propose une « spiritualité pour aujourd’hui ».
J H
- Shannon K. Evans. The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today. Convergent, 2024
Voir aussi :
Julian of Norwich : une vision de l’amour divin et de l’union mystique :
https://vivreetesperer.com/une-vision-de-lamour-divin-et-de-lunion-mystique/
Hildegarde de Bingen : L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/
par jean | Jan 8, 2025 | ARTICLES, Vision et sens |
L’inspiration de Bergson chez deux personnalités d’un nouveau monde : Léopold Sédar Senghor et Mohamed Iqbal selon le philosophe sénégalais, Souleymane Bachir Diagne.
Si, au travers de deux œuvres marquantes, ‘L’évolution créatrice’ et ‘Les deux sources de la morale et de la religion’, le philosophe Henri Bergson a ouvert une nouvelle vision dans la première moitié du XXe siècle, son influence revient aujourd’hui après une éclipse dans les années qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale comme en témoigne la parution d’un livre d’Emmanuel Kessler, ‘Bergson, notre contemporain’ (1). Il rappelle la novation ouverte par son livre ‘l’évolution créatrice’ paru en 2007 :
« L’objet de ‘l’évolution créatrice’ – titre qui porte en lui-même une ouverture et une marche en avant – consiste précisément à appliquer à la vie en général, celle des espèces dont l’homme bien sûr, ce qu’il avait mis à jour en explorant la vie psychique : la durée qui signifie à la fois continuité indivisée et création ». Tout n’est pas écrit et déployé à l’avance. « L’évolution répond à un mouvement dynamique et ouvert. Bergson va la nommer en utilisant une image : l’élan vital ». Emmanuel Kessler nous montre en Bergson un philosophe qui met en valeur la novation et le mouvement. « Alors qu’à première vue, la philosophie, depuis Platon, cherche les permanences solides au-delà des apparences trompeuses, bref ce qui demeure dans ce qui change, les idées éternelles, Bergson, lui renverse la table : le vrai, c’est justement ce qui change… Ce qui mérite notre attention n’est pas ce qui est figé, mais ce qui nait, car c’est ce qui vit… Essayons d’appréhender, d’accompagner et d’enclencher à notre échelle humaine et selon sa formule ‘la création continue d’imprévisibles nouveautés qui semblent se poursuivre dans l’univers’ ».
Certes, dans le monde d’aujourd’hui, en tension dans les transformations requises, des raidissements et des clôtures commencent à se manifester dans l’agressivité. Aussi, sommes-nous souvent désorientés et polarisés par l’immédiat. Nous perdons alors de vue le fil conducteur du changement auquel nous sommes appelés. La pensée de Bergson vient encourager et confirmer les tenants du mouvement, tant dans la recherche que dans l’action. C’est ainsi que Bergson dialogua avec deux scientifiques visionnaires : Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadsky (2). Et nous découvrons aujourd’hui que son influence s’est étendue bien au-delà du monde européen en contribuant à éclairer d’autres civilisations engagées dans une dynamique d’émancipation.
Ainsi, le grand retour de Bergson à l’orée du XXIe siècle, s’est accompagné d’un regain d’intérêt pour son influence exercée en dehors de France jusqu’en Inde et en Afrique comme en témoignent deux figures majeures de la lutte anticoloniale, le musulman Mohamed Iqbal et le catholique Léopold Sédar Senghor. A la fois poètes, penseurs et hommes d‘état, tous deux ont joué un rôle intellectuel et politique essentiel dans l’indépendance de leur pays et trouvé dans le bergsonisme de quoi nourrir leur philosophie : celle d’une reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam pour le premier, de désaliénation de l’avenir africain pour le second. Cette analyse est proposée dans un livre intitulé ‘Bergson postcolonial’ (3), ce titre mettant l’accent sur le mouvement de décolonisation comme un aspect majeur de l’histoire contemporaine. L’importance du phénomène de la décolonisation est effectivement une conviction de l’auteur, le philosophe sénégalais, Souleymane Bachir Diagne. Ainsi, dans un livre récent, ‘Universaliser’ (4), il montre combien la réduction du monopole de l’universalisme surplombant exercé par la pensée européenne, particulièrement française était nécessaire pour la construction d’un véritable universalisme comme une œuvre commune de toute l’humanité.
Le parcours de Souleymane Bachir Diagne est particulièrement évocateur de l’émergence d’une pensée nouvelle opérant une synthèse dynamique largement accueillie. « Souleymane Bachir Diagne est un philosophe sénégalais né à Saint Louis en 1965, professeur de philosophie et de français à l’université Columbia à New York. C’est un spécialiste de l’histoire des sciences et de la philosophie islamique » (5). Après des études secondaires au Sénégal, S B Diagne a étudié la philosophie en France dans les années 1970, intégrant Normale Sup. Ses thèses de doctorat portent sur la philosophie des sciences. De retour au Sénégal, il enseigne l’histoire de la philosophie islamique. Il rejoint l’Université Columbia en 2008. « La démarche de Souleymane Bachir Diagne se développe autour de l’histoire de la logique et des mathématiques, de l’épistémologie, ainsi que des traditions philosophiques de l’Afrique et du monde islamique. Elle est imprégnée de culture islamique et sénégalaise, d’histoire de la philosophie occidentale, de littérature et de politique africaine. C’est le mélange – la mutualité – qui décrit le mieux sa philosophie » (Wikipédia).
Bergson, Léopold Sédar Senghor et Mohamed Iqbal
Si la pensée de Bergson engendre une philosophie nouvelle, la ‘révolution bergsonienne’ étend son influence bien au-delà de la France.
« Qu’il s’agisse de la défense des valeurs de la Négritude de Léopold Sédar Senghor (1906-2001) ou du projet de Mohamed Iqbal (1877-1938) d’une ‘reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam’ (c’est le titre de son principal ouvrage en prose), au cœur de ces projets se trouve la pensée du philosophe Henri Bergson (1859-1951). La révolution bergsonienne et les principaux concepts dans lesquels elle s’incarne – le vitalisme, le temps comme durée, l’intuition comme une autre approche du réel, celle qui s’exprime tout particulièrement dans l’art – auront donc une influence considérable sur la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal » (p 9).
Il y a là de quoi s’interroger. « Pourquoi ces deux personnalités du monde colonisé furent-ils des bergsoniens ? Pour quelles raisons des entreprises aussi différentes que la Négritude senghorienne ou le réformisme islamique iqbalien ont-elles trouvé à prendre appui sur le bergsonisme ? » (p 10). A l’époque de leur formation, ces personnalités ont rencontré la philosophie de Bergson en plein épanouissement. Et, selon le philosophe Philippe Worms, cette philosophie avait pour caractéristique de s’assigner la tâche « d’intervenir dans la vie pour la réformer ou la transformer » et faisait l’objet d’un véritable engouement (p 10). Senghor et Iqbal furent sensibles au concept de durée introduit par Bergson dans sa thèse soutenue en 1889 : ‘Essai sur les données immédiates de la conscience’. « La véritable durée ou temps non sériel se compose de moments intérieurs les uns aux autres. De cette durée, nous ne pouvons avoir une connaissance du type que produit notre intelligence analytique et mécanicienne, celle qui sépare le sujet de l’objet et décompose celui-ci en parties. Au contraire, elle nous est donnée dans la connaissance vitale que nous en avons, dans l’intuition qui nous installe d’emblée au cœur de l’objet saisi comme une totalité organique » (p 11).
Senghor suivra Bergson pour entreprendre la tâche de retrouver une approche compréhensive du réel hors du cours de la pensée philosophique tel qu’il a été orienté par Aristote et tel qu’il a culminé dans la pensée mécanicienne de Descartes. Cette approche non mécanicienne lui apparait être la signification même que porte l’art africain où il voit une compréhension du réel, qu’il entend comme un accès à la sous-réalité des choses visibles. Il le suivra également pour prolonger sa pensée avec cet autre bergsonien qu’est le père Teilhard de Chardin, en celle d’une cosmologie émergente, d’une cosmogénèse qui voit la vie se libérer des aliénations qui l’entravent. C’est sous un tel éclairage bergsonien et teilhardien que Senghor entreprend de lire Marx et de proposer une doctrine de ce qu’il appelle « socialisme africain » (p 12).
« Pour Mohamed Ibqal également, il s’agit, avec Bergson, de sortir du cadre où la tradition philosophique après les présocratiques a enfermé la pensée. Il s’agit de retrouver une philosophie du mouvement où, dans un univers qui est constamment en train de se renouveler, l’humain advient et devient par son action créatrice qui fait de lui le ‘collaborateur » de Dieu’. Selon Ibqal, si la philosophie grecque a enrichi la pensée musulmane, elle l’a également limitée. « D’une cosmologie dynamique et continument émergente du Coran où Dieu est toujours à l’œuvre dans sa création, on est passé à une cosmologie fixée une fois pour toute par un ‘fiat divin’ qui s’est ensuite retiré du monde. Pour Ibqal donc, la révolution de Bergson en philosophie aide à une reconstruction de la pensée islamique en lui rappelant que la vie est innovation et changement. Il faut le lui ‘rappeler’ afin qu’elle puisse surmonter sa peur de l’innovation… et sortir d’un immobilisme fataliste auquel elle est identifiée, par exemple par le philosophe Leibnitz… » (p 13-14).
Léopold Sédar Senghor et l’inspiration de Bergson
Souleymane Bachir Diagne rappelle combien la publication de la thèse de Bergson, ‘L’essai sur les données immédiates de la conscience’ en 1889, parut, à certains, une révolution intellectuelle. Léopold Sédar Senghor a trouvé là une grande inspiration.
« Ce qui, plus que tout autre aspect, fait, pour Léopold Sédar Senghor ‘la révolution de 1889’, c’est cette mise en évidence, sous l’intelligence analytique, c’est-à-dire celle qui pour connaitre analyse et sépare en paries extérieures les unes aux autres, d’une faculté de connaissance vitale au sens où elle saisit en un seul geste cognitif, instantané et immédiat, une composition, qui, parce qu’elle est vivante et non mécanique, ne saurait être décomposée… Sous l’intelligence qui analyse et calcule, il y a l’intelligence qui est synthèse toujours et qui toujours comprend » (p 19). Pour Senghor, « c’est en cette langue de l’intelligence qui comprend surtout (ce qui ne veut pas dire exclusivement) que s’expriment les pensées et les conceptions du monde africaines, celles qui pointent, en particulier, les œuvres d’art crées sur le continent » (p 20). Il nous est dit que « L’helléniste et aussi le catholique en Senghor ne manque jamais de rappeler qu’avant le tour pris par la pensée engagée dans la voie de l’analytique, qu’il voit comme étant celle de la « ratio », il y eut la réalité de ce qu’en poète il appelle un « logos » humide et vibratoire » (p 20). Et une autre distinction apparait, celle entre une « raison œil » et une « raison étreinte » (p 21).
Cette approche se retrouve dans l’appréciation de l’art africain par Léopold Sédar Senghor. Celui-ci, arrivant à Paris comme étudiant à la fin des année 1920, y a découvert les œuvres africaines au musée de la Place du Trocadéro. « A cette époque, la vogue de l’art nègre avait produit un effet certain sur l’art moderne » (p 33). La philosophie de Senghor vient éclairer et interpréter l’art africain. C’est la « raison-étreinte, celle qui ne sépare pas, qui peut créer, mais également goûter les formes géométriques si caractéristiques des sculptures et masques africains… ». « C’est la langue de cette ‘raison-étreinte’, du ‘logos humide et vibratoire’ qui est parlée par ces formes qui ne reproduisent, ni n’embellissent la réalité pour un regard qui la caresserait à distance. Au contraire, elles retiennent les forces ‘obscures’ mais explosives, dit Senghor, qui sont cachées sous l’écorce superficielle des choses » (p 34).
Sur un autre registre, l’auteur nous présente également le socialisme africain défendu et promu par Léopold Sédar Senghor. Là aussi, on perçoit l’inspiration de Bergson. En effet, « La philosophie politique de Senghor s’inscrit dans la continuité de sa pensée vitaliste, née de la rencontre qu’il organise, entre la philosophie de ‘l’Évolution créatrice’ et la vision du monde qu’il lit dans les religions africaines endogènes. Elle exprime ce que l’homme politique sénégalais a appelé ‘socialisme africain’ ou ‘voie africaine du socialisme’ ».
L’auteur résume en ces termes le parcours de Senghor : « rappeler l’engagement socialiste de Senghor dès ses premières années d’études en France à la fin des années 1920, examiner ce qu’est sa conception d’une lecture ‘africaine’ de Karl Marx qui exprime le socialisme spiritualiste lorsqu’en même temps il découvre la pensée de Pierre Teilhard de Chardin, envisager la manière dont cette philosophie a été articulée lorsqu’il a fallu, à l’aube des indépendances africaines et devant la tâche de construction de pays devenus souverains, penser les notions de fédéralisme, de nation, d’état, de planification » (p 37-38). L’engagement socialiste de Senghor débuta dans la France d’avant-guerre, mais « c’est après la seconde guerre mondiale que se met en place chez Senghor, la pensée politique qui sera développée au début des années 60 comme sa doctrine du socialisme africain ». « L’immédiat après-guerre, c’est le moment où, comme il dit, il ‘tombe en politique’ et devient député du Sénégal au parlement français. C’est le moment où avec beaucoup, il découvre les écrits du « jeune Marx » alors publiés sous le titre de « manuscrits de 1844 ». Ces manuscrits traitent de la notion d’aliénation sans structurer ce propos dans les termes d’un langage se voulant plus scientifique, mais qui reflète un positivisme scientiste ; Senghor retient la notion d’aliénation. « Il s’agit pour lui de celle de l ‘humain en général et celle de l’humanité colonisée en particulier » (p 45). Comment Senghor reçoit-il le message de Marx, dans ses premiers écrits ? « Définir l’aliénation, ainsi que le fait Marx, comme perte de substance vitale au profit d’un objet extérieur, étranger et qui se pose comme ‘hostile’ ne pouvait que parler à la philosophie vitaliste de Senghor » qui est, cela a été dit déjà, l’effet d’une rencontre entre une ontologie de forces qui est au principe de religions de différents terroirs africains et leur dénominateur commun pour ainsi dire, et la pensée bergsonienne de l’élan vital. Ainsi sont valides les principes suivants :
1 Être, c’est une force de vivre
2 Est bon pour l’être-force ce qui le renforce
3 Est mauvais pour lui ce qui le déforce (le néologisme est de Senghor)
4 Toute force tend naturellement à être plus forte, ou, en d’autres termes, la destination de l’être est de devenir plus être » (p 47). C’est là que Souleymane Bachir Diagne nous introduit plus avant dans la pensée de Léopold Sédar Senghor : « Ce quatrième principe, signalé par l’expression ‘plus-être’ fait écho à la cosmologie émergente ou cosmogénèse de Pierre Teilhard de Chardin. Si, à partir du moment où il découvre ce théologien philosophe, Senghor revient constamment à la lecture de ses ouvrages, c’est que Teilhard lui apparait comme le parachèvement de ce qu’il a trouvé chez Bergson comme philosophie de la poussée vitale et chez Marx comme philosophie d’une libération totale de l’humain de son état d’aliénation pour faire advenir un véritable humanisme ». « Cependant, Senghor n’a pas ressenti chez Marx une véritable attention aux peuples africains alors qu’il écrit à propos de Teilhard de Chardin que celui-ci était vraiment dégagé de l’eurocentrisme pour penser ce qu’il a appelé une ‘socialisation’ de la terre où il s’agit de ‘faire la terre totale’ en parachevant une ‘humanisation’ de toute la planète… C’est dans cette cosmologie de l’émergence continue que la poussée vers le plus-être s’effectue, l’horizon étant ce à quoi Senghor se réfère encore et toujours, en teilhardien qu’il est, comme étant la ‘civilisation de l’universel’ » (p 48-49). L’auteur explique en quoi Senghor garde un recul par rapport à Marx : « Senghor veut penser un humanisme qui se définirait comme accomplissement de Dieu dans l’achèvement de la création et non contre lui. C’est parce qu’il pense ainsi l’humanisme que Senghor a rencontré en celle de Mohamed Iqbal une pensée sœur, produite par ce qu’il appellera un ‘Teilhard musulman’. L’idée que l’humain est collaborateur de Dieu dans l’activité de création continue d’un monde ouvert est en effet au cœur de la pensée iqbalienne. Senghor la découvre probablement autour de 1955, date de la publication de la traduction de l’œuvre majeure du poète indien, ‘La reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam’.
L’auteur évoque ensuite le parcours politique de Senghor en Afrique où il devient premier président de la République du Sénégal en 1960 et où il cherche à éviter une balkanisation de l’Afrique par une approche fédérale.
En écrivant ce livre, Souleymane Bachir Diagne a mis en évidence le pouvoir des idées inattendues. L’œuvre de Bergson a fait irruption, s’est imposée et son influence s’est étendue au-delà de son berceau national, voire occidental. La manière dont la pensée de Bergson vient répondre à des esprits en recherche dans d’autres civilisations est non seulement éclairante, mais elle témoigne de convergences en humanité. De convergences, il y en a puisque la pensée de Bergson vient ici se rencontrer avec celle de Pierre Teilhard de Chardin, soutenir une pensée émancipatrice dans deux grandes civilisations, africaine et indienne ainsi que dans des traditions religieuses différentes, et enfin être rapportée par un philosophe sénégalais, lui-même au carrefour de différents univers intellectuels en témoignant en faveur d’un universel en construction. Cependant, puisque la philosophie de Bergson est au cœur de ce brassage et puisque l’élan vital en est une inspiration majeure, rappelons la recherche du théologien zambien : Teddy Chalwe Sakupapa (6) qui met en évidence l’importance de la force vitale dans la civilisation africaine : « La force vitale est une conception traditionnelle africaine dans laquelle Dieu, les ancêtres, les humains, les animaux, les plantes, les minéraux sont compris en terme de force ou d’énergie vitale ». Il énonce ensuite d’autres sociétés où ce concept apparait avec des nuances différentes. « En Europe, dans le premier XXe siècle, le philosophe français Henri Bergson a présenté la notion de force vitale comme un élan vital ». Nous nous reconnaissons dans la pensée de Teddy Chalwe Sakupapa lorsqu’il évoque à ce sujet la théologie de l’Esprit de Jürgen Moltmann.
Et il écrit : « Dans son accent sur la vie et la relationalité, la notion africaine de force vitale ouvre une avenue sur le souffle cosmique de l’Esprit ». En lisant le livre de Souleymane Bachir Diagne, nous y voyons convergence et émergence, un « levain dans la pâte ».
J H
- Comment, en son temps, le philosophe Henri Bergson a pu répondre à nos questions actuelles ? : https://vivreetesperer.com/comment-en-son-temps-le-philosophe-henri-bergson-a-repondu-a-nos-questions-actuelles/
- Un horizon pour l’humanité ? La Noosphère : https://vivreetesperer.com/un-horizon-pour-lhumanite-la-noosphere/
- Souleymane Bachir Diagne. Bergson postcolonial. CNRS Éditions, 2020
- Souleymane Bachir Diagne. Universaliser. « L ‘humanité par les moyens d’humanité ». Albin Michel,2024
- Souleymane Bachir Diagne. Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Souleymane_Bachir_Diagne
- Esprit et écologie dans le contexte de la théologie africaine : https://www.temoins.com/esprit-et-ecologie-dans-le-contexte-de-la-theologie-africaine/
par jean | Déc 5, 2024 | Vision et sens |
«Wonderstruck » par Helen De Cruz
Si le ressenti d’admiration et d’émerveillement exprimé par le terme anglais ‘awe’ est une réalité immémoriale, la recherche construite à son sujet est toute récente. Elle apparait au début du XXIe siècle et elle est relatée dans toute sa dimension par Dacher Keltner dans un livre publié en 2023 et dont nous avons rendu compte : ‘Awe. The new science of everyday wonder and how it can transform your life’ (1). Lorsque la recherche sur les émotions a commencé à aborder le champ des émotions positives, Dacher Keltner et un de ses collègue ont commencé à travailler pour élaborer une définition de la ‘awe’. Ils ont étudié une vaste littérature, de mystiques à des anthropologues et à un sociologue comme Max Weber. Il en résulte la définition suivante : « la ‘awe’ est le sentiment de la présence de quelque chose d’immense qui transcende notre compréhension habituelle du monde ». Une recherche internationale a été entreprise pour apprendre en quoi cette expérience se vivait aujourd’hui et comment elle était répandue, à partir de cette définition. Or, la moisson a été abondante. Cette expérience est répandue à travers le monde et s’exerce dans des situations variées. Dacher Keltner écrit : « La ‘awe’ commence avec les huit merveilles de la vie. Cette expérience se déroule dans un espace spécifique… Notre expérience quotidienne nous en offre de multiples occasions ». « Cette ‘awe’ nous tourne vers quelque chose plus grand que le soi ». Dacher Keltner relit le cours de l’histoire. Pendant des centaines d’années, la ‘awe’ a inspiré la manière d’écrire sur la rencontre avec le divin. Avec Emerson, Thoreau, elle était au cœur d’une écriture sur la rencontre émerveillée de la nature. Elle a amené des chercheurs comme Herschel à la recherche astronomique. Albert Einstein a ainsi écrit : « Les plus belles expériences que nous puissions faire est celle du mystérieux. C’est l’émotion fondamentale qui se tient au berceau de l’art et de la science ».
En quoi et comment la ‘awe’, l’admiration et l’émerveillement ont-ils contribué à l’origine et au développement de la culture dans ses différents aspects ? C’est la question à laquelle s’attache Helen de Cruz dans son livre ‘Wonderstruck. How wonder and awe shape the way we think ?’ (2024) (2). Ce livre se présente ainsi : « Une philosophe explore le rôle transformateur de l’émerveillement et de la ‘awe’, dans un monde incertain. L’émerveillement et la ‘awe’ se tiennent au cœur des plus profondes questions de la vie. ‘Wonderstruck’ montre comment ces émotions répondent à notre besoin fondamental de faire sens à notre sujet et à chaque chose autour de nous et comment elles nous permettent de nous engager avec le monde comme si nous faisions cette expérience pour la première fois. En s’appuyant sur les dernières découvertes concernant les émotions, Helen de Cruz avance que l’émerveillement et la ‘awe’ sont des conduites émotionnelles qui nous incitent à chercher et à découvrir des choses nouvelles et que l’humanité a délibérément nourri ces émotions dans des domaines culturels comme la religion, les sciences et la magie. Montrant comment l’émerveillement et la ‘awe’ unifient la philosophie, les humanités et les sciences, Helen de Cruz apporte des perspectives nouvelles sur des personnalités telles que Platon, Aristote, Adam Smith, William James, Rachel Carson, Maurice Merleau-Ponty, Jean-Paul Sartre et Abraham Heschel. En chemin, elle nous explique comment ces émotions singulières nous entrainent à avoir un esprit ouvert, à faire l’expérience de la joie et de l’espérance et à être résilient face aux troubles personnels et aux défis globaux » (page de couverture).
Le livre de Dacher Keltner sur la ‘awe’ met en évidence un phénomène à portée de chaque être humaine et porteur d’une dimension transcendante. Le livre d’Helen De Cruz nous apporte un éclairage complémentaire en nous présentant la ‘awe’ comme une caractéristique fondamentale de l’humanité, comme une force motrice et une composante majeure de la culture : la philosophie, la religion, la science.
Les huit chapitres du livre se développent en ce sens. Après avoir présenté la problématique du livre, Helen de Cruz, aborde la philosophie – « La soudaine surprise de l’âme. Comment l’émerveillement fonde la philosophie » – « Les mystères de l’esprit (mind). La psychologie de la ‘awe’ et de l’émerveillement (wonder) » – « L’émerveillement et les origines de la magie » – « Voir avec la fraicheur de la première fois (Seing with firstness). La religion comme une méthode pour développer la ‘awe’ et l’émerveillement » (religion as ‘awe’ and wonder technology) – « Le cabinet des merveilles. Comment la ‘awe’ et l’émerveillement régissent la science » – « Transformer le monde par la ‘awe’ et l’émerveillement ». Le titre du chapitre de conclusion s’impose : « Reclaiming our sense of wonder ». Aujourd’hui, il s’agit bien de récupérer notre sens de l’émerveillement ; de fait, la prise de conscience d’une réalité majeure, déjà là, mais jusqu’ici peu identifiée et peu reconnue.
Une entrée dans la compréhension de l’émerveillement et de la ‘awe’.
Helen de Cruz commence par nous rapporter l’excitation qui avait saisi sa famille et ses voisins dans l’attente du phénomène de la lune rouge, cette nuit-là. Et elle poursuit en rappelant l’attention prêtée à la lune dans de vénérables civilisations : « La lune a provoqué l’émerveillement chez les gens à travers le monde » (p 2). De même, si les étoiles sont moins visibles aujourd’hui dans les villes en raison de la pollution du ciel, le spectacle de la voie lactée suscite toujours l’émerveillement, et la ‘awe’ dans un sens de la transcendance. « Dans un état d’esprit paisible et réflexif qui vous donnera souplesse et champ pour prendre du recul, vous aurez probablement des moments d’expérience d’émerveillement et de ‘awe’. Vous n’avez même pas besoin du ciel, la nuit. Quelque chose de petit et de commun comme un insecte grimpant sur un brin d’herbe ou une feuille d’automne à moitié submergée dans une flaque gelée est suffisant. L’expérience de l’émerveillement nous appartient à tous, pas seulement aux enfants, aux philosophes et aux scientifiques. Descartes appelait l’émerveillement la première des passions, la passion qui précède le jugement » (p 3-4).
Dacher Keltner, dans son livre sur la ‘awe’ a dû étudier l’évolution de la signification attachée à ce terme et les proximités sémantiques : émerveillement et admiration. Le passage de l’anglais au français ne nous parait pas évident. Si ‘wonder’ est traduit par émerveillement, la traduction de ‘awe’ par admiration nous parait en affaiblir la dynamique et le mot ; ‘émerveillement’ conviendrait à la puissante impression de la ‘awe’. Helen de Cruz a, elle aussi, cherché à définir les deux termes : ‘wonder’ and ‘awe’ associées par elle en fonction de leur grande proximité.
« Dans ce livre, je considérerai ‘awe’ et ‘wonder’ comme distinctes, mais comme des émotions apparentées psychologiquement ». Elle définit ainsi la ‘awe’. « La ‘awe’ est une émotion que nous ressentons quand nous percevons ou conceptualisons l’immensité, reliée à un besoin d’accommodement cognitif. L’accommodement cognitif signifie que nous désirons faire de la place pour cette immensité dans nos esprits. L’immensité peut être physique (la dimension) ou conceptuelle (la complexité). Des exemples de situations où nous pouvons être en ‘awe’ inclut le ciel dans la nuit, un grand monument tel qu’un temple ou une pyramide, une grande théorie englobante, des actions d’éclat par des êtres vivants ou un résultat mathématique étonnant. ‘Wonder’ est l’émotion qui s’élève du terrain inconnu qui se tient juste au-delà des marges de notre compréhension courante. Comme la ‘awe’, elle suscite un besoin d’accommodement cognitif. Mais elle ne requiert pas une dimension d’immensité (par exemple : un fossile inhabituel ou un cristal à la forme étrange) » (p 4). Helen de Cruz associe ‘wonder’ and ‘awe’ parce qu’ils sont étroitement connectés dans la pensée occidentale. Des mots comme le grec ancien ‘thauma’ ou le terme médiéval ‘admiratio’ recouvrent à la fois ‘awe’ et ‘wonder’. Les psychologues contemporains les traitent également ensemble.
Quelles sont leurs caractéristiques communes ? L’auteure en distingue deux. Ce sont des émotions épistémiques, c’est-à-dire des émotions qui nous motivent et nous incitent à explorer notre environnement et apprendre davantage à son sujet. Ce sont également des émotions self-transcendantes ; elles nous aident à « nous mouvoir au-delà de la centration sur nous-mêmes et de nos propres préoccupations ».
Helen de Cruz met en valeur un apport conjugué : « Les aspects épistémiques et self-transcendants de la ‘awe’ et de la ‘wonder’, de l’émerveillement et de l’admiration, œuvrent ensemble pour nous permettre d’apprendre davantage sur le monde et sur nous-même. Nous avons besoin de nous déshabituer. Nous avons besoin de penser en dehors des schémas existants » (p 6).
L’auteure envisage l’émerveillement et l’admiration dans leur contexte culturel. « Comme les autres émotions, elles font partie de notre environnement culturel » (p 6). Aussi, nous exprime-t-elle la manière dont elle envisage la culture. Et elle commence par nous raconter son itinéraire de vie. Elle a grandi dans une famille modeste en Belgique. Son père était un immigrant avec le métier de maçon et sa mère était ménagère. C’est dire que les difficultés financières ne manquaient pas. Cependant, son père faisait de la photo et sa mère, une collection de timbres. Sa sœur avait une passion pour les sciences et elle-même avait un grand nombre de livres et elle aimait visiter les musées. Sa famille, nous dit-elle, « se plaisait dans les quêtes les plus profondes de la vie humaine telles que la littérature, la musique, et la nature ». Elle nous dit « s’être trouvée fascinée, dès son plus jeune âge, par les arts, les sciences, les mathématiques et la théologie ». Helen de Cruz a passé une bonne partie de sa carrière académique à essayer de comprendre pourquoi les êtres humains s’engageaient dans la philosophie, la réflexion religieuse, les mathématiques, les arts et la science » (p 7). Pourquoi un tel investissement de force et d’énergie dans une recherche qui va bien au-delà du nécessaire pour survivre et se reproduire ? L’auteure remarque le dédain de certains politiques vis-à-vis des humanités parce qu’ils les considèrent non rentables. Et pourtant, l’attrait pour cette recherche demeure. « L’art, la philosophie et la religion réclament d’être sérieusement reconnus comme des universaux humains ». Nous les trouvons dans des sociétés très différentes. Helen de Cruz explique cette dynamique par le fait que la culture répond aux besoins humains qui relèvent tant du corps que de l’esprit. Et nos besoins ne sont pas uniquement matériels. L’auteure se réfère entre autres à la pensée du philosophe et psychologue américain, William James, qui souligne l’importance d’une « vaste gamme de besoins spirituels et cognitifs en vue de l’épanouissement humain » (p 11). « La thèse centrale d’Helen De Cruz à travers ce livre est que l’admiration et l’émerveillement sont des émotions qui nous équipent au moyen de pratiques culturelles, que nous nourrissons délibérément et qui font partie d’une boucle positive. Parce que nous ressentons admiration et émerveillement, nous faisons advenir des idées et des inventions dans les sciences, les arts, et d’autres domaines de la culture humaine. Ces idées à leur tour deviennent des objets d’admiration et d’émerveillement et nous amènent à de nouvelles hauteurs. Je considère l’admiration et l’émerveillement comme nous permettant de contribuer à notre engagement global dans le monde. Ils nous aident à apprendre davantage, ils entretiennent notre soif de connaissance et ils nous poussent à chercher cette connaissance en dehors de nos modes de pensée préexistants » (p 12). Nous ne pouvons rendre compte en détail d‘un livre aussi érudit et aussi dense et nous n’en rapporterons qu’un chapitre à titre d’exemple
La soudaine surprise de l’âme
Comment l’émerveillement nourrit la philosophie ?
Helen de Cruz est philosophe. Le chapitre du livre consacré à la philosophie est donc un de ceux dans lequel la réflexion de l’auteure peut le mieux se déployer Et comme elle reconnait que les philosophes aiment se considérer comme retenus et critiques, n’est-ce pas là un domaine où l’évidence d’une fécondité de l’émerveillement sera la plus probante.
Or, nous découvrons, avec Helen de Cruz, que « la philosophie est née dans l’émerveillement ». « Il y a une connexion intime entre l’émerveillement et la philosophie. Je développe l’idée que l’émerveillement est la passion motrice qui nous pousse à faire de la philosophie à la fois au sens ancien et au sens moderne » (p 21).
« Platon et Aristote ont tous deux fait une connexion entre émerveillement et philosophie. Les mots qui traduisent aussi bien l’émerveillement que l’admiration sont ‘thauma’ et ‘thaumazôn’, un concept connexe.
Dans l’ancienne littérature épique grecque, thauma signifie une surprise débordante et joyeuse… La valence de thauma est positive. C’est la surprise, la joie et l’admiration que nous pouvons ressentir quand nous sommes confrontés avec tel objet ou telle personne » (p 22). Platon met en œuvre le caractère épistémique de l’émerveillement. Aristote, étudiant de Platon, voit aussi l’émerveillement comme un fondement de la philosophie. « Aristote connecte l’émerveillement avec un désir d’apprendre et ultimement d’aboutir à la sagesse, un des thèmes centraux de son traité de métaphysique ». « Dans la perspective d’Aristote, l’émerveillement est non seulement à la base de la science et de la philosophie, mais également du mythe. Dans la Grèce ancienne, il y a une connexion entre l’émerveillement et ce que nous appellerions aujourd’hui la religion. L’amoureux du mythe est aussi celui de la sagesse. Aristote connecte ainsi religion, science, art et philosophie à notre désir de connaître, né de l’émerveillement… Celui qui s’émerveille réalise son ignorance et, de cette ignorance, nait le désir de connaitre. Le désir de connaitre engendre les idées philosophiques, les concepts scientifiques, les constructions religieuses et les contes » (p 34). Au Moyen Age, la mise en valeur de l’émerveillement comme moteur du savoir se poursuit.
Au début de la modernité l’émerveillement est également reconnu. Il anime les premiers scientifiques qui sont confrontés à des problèmes nouveaux : les contrés lointaines, les systèmes solaires, le monde étrange qui apparait au microscope. En effet, c’est l’époque où se révèlent des « merveilles microscopiques et macroscopiques ».
« En 1665, le Royal Society of London publie un livre stupéfiant : ‘Micrographia’. Ce livre présentait plus d’une trentaine de gravures d’une vaste gamme d’objets vus à travers un microscope donnant ainsi un aperçu du monde des petites choses » (p 25). L’auteur, Robert Hooke, a construit et conçu à la fois des télescopes et des microscopes. « Micrographia ouvrit à son public un monde émotionnel, un monde suscitant l’émerveillement (a world of wonder and awe). A la même époque, l’introduction des télescopes eut un effet comparable. « Elle étendit la vision des gens à une meilleure représentation du système solaire, et, au-delà, à beaucoup d’autres mondes potentiellement habités par une vie étrangère ». « Le vulgarisateur scientifique français et un penseur précoce des Lumières, Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657- 1757) explora les implications des télescopes dans son livre : ‘entretiens sur la pluralité des mondes’ (1686) (p 27). Le livre est écrit dans le style d’un roman et la forme de conversations successives. Le point de départ de ces conversations est une spéculation que « chaque étoile pourrait être un monde ». C’est dans ce contexte de la découverte astronomique que l’on peut entendre la réflexion philosophique de Blaise Pascal dans ses ‘Pensées’ (1670). « Pascal met en relief le vertige suscité par les télescopes et les microscopes ». Ainsi écrit-il : « Qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un rien comparé à l’infini, un quelque chose comparé au rien, un point milieu entre le rien et quelque chose, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes » (p 32).
« Dans ‘les passions de l’âme’ (1649), le philosophe, mathématicien et un des premiers scientifiques français, René Descartes, argumente en faveur de la centralité de l’émerveillement dans la recherche du savoir ». Son livre porte une ‘théorie des passions’. « Comment l’âme et le corps interagissent l’un avec l’autre ? ». Selon Descartes, les passions sont une manière selon laquelle le corps matériel affecte l’âme immatérielle. Ce sont des phénomènes physiques dans nos corps qui informent l’âme d’un avantage ou d’un mal potentiel d’un objet ou d’un évènement. Cela leur donne un rôle crucial à la fois dans la cognition et dans la manière où nous menons nos vies… Descartes distinguent six passions de base. L’émerveillement est la première passion parce que nous en faisons l’expérience quand nous rencontrons en premier un objet ou un évènement avant que nous portions un jugement s’il est bon ou mauvais pour nous. Descartes définit ainsi l’émerveillement (wonder) : « L’émerveillement est une soudaine surprise de l’âme qui l’amène à considérer avec attention les objets qui lui semblent inhabituels ou extraordinaires… Quand nous nous émerveillons vis-à-vis de quelque chose, nous n’avons pas encore examiné son usage ». L’émerveillement s’arrête là. « C’est une passion provisoire » (p 34-35). Cette représentation de Descartes diffère profondément des plus récentes théories de l’émerveillement telles que celles d’Abraham Heschel, Rachel Carson et Michelle Shiota qui pensent que nous devrions maintenir un sens continu d’émerveillement, y compris à la fin de notre recherche » (p 37).
Le chapitre se clôt par une analyse de la pensée d’Adam Smith (1723-1790) au siècle suivant. Adam Smith était un philosophe et un économiste écossais et il est bien connu pour son livre : ‘Wealth of Nations’ (1776) où il traite des facteurs économiques qui entrainent la ‘richesse des nations’. Mais il a aussi écrit un livre : ‘The theory of moral sentiments’ (1750) dans lequel il met en évidence la manière dont les sentiments interviennent comme motivation de l’action et où il s’élève contre les conceptions égoïstes et intéressées des actions en accordant au contraire une place centrale à la sympathie. Cependant Helen de Cruz mentionne ici Adam Smith pour d’autres raisons ; celui-ci a également écrit un livre sur l’histoire de l’astronomie. En fait, ce livre porte plutôt sur ‘nos motivations émotionnelles’ de pratiquer l’astronomie (p 39). Il y décrit finement les différentes dispositions : surprise, émerveillement, admiration. « A. Smith examine comment le sens de l’émerveillement au regard des évènements astronomiques et météorologiques constitue la base de la philosophie et de la religion » (p 42). Et de même, « comme la philosophie, les sciences sont nées du sens de l’émerveillement ». N’est-ce pas l’époque où les naturalistes sont en pleine activité, à la découverte des fossiles, en dessinant une nouvelle histoire de la terre. En ce qui concerne l’astronomie, Adam Smith met l’accent sur le rôle de l’émerveillement, le rôle des émotions comme motivation. « Chez Smith, la philosophie et la science ne mettent pas fin à l’état d’émerveillement. Comme elles engendrent de l’ordre et nous aident à comprendre le monde, elles nous offrent de nouvelles possibilités de constater des anomalies… Pour remarquer les irrégularités, on a besoin d’un ordre au départ » (p 44). « Au contraire de Descartes, Adam Smith prédit qu’il n’y aura jamais un état où nous cesserons de nous émerveiller » (p 45).
Ce chapitre sur le rôle moteur de l’émerveillement en philosophie nous permet de constater la rigueur de pensée et l’érudition d’Helen de Cruz. C’est une invitation à poursuivre cette lecture en étudiant d‘autres chapitres où on découvrira des apports originaux. En épilogue, consciente des obstacles que l’émerveillement rencontre dans la société actuelle, Helen De Cruz plaide en sa faveur, dans le mouvement de sa magnifique démonstration : « Nous pouvons nous entrainer nous-même à devenir plus enclins à l’émerveillement et à cultiver une sensibilité éthique vis-à-vis des choses dont nous nous émerveillons… ‘Awe’ and ‘wonder’, l’émerveillement et l’admiration peuvent nous aider à réclamer ce qui rend la vie digne d’être vécue, ou comme William James l’a exprimé, rendre la notion de simple existence tolérable, (make the notion of mere existence tolérable) » (p 178-179).
Dans son livre sur la ‘awe’, Dacher Keltner nous apprend à reconnaitre la puissante émotion d’émerveillement qui, manifeste au long des siècles, peut aujourd’hui être ressentie dans le quotidien. L’apport d’Helen de Cruz peut être perçu comme complémentaire, car il se développe sur un autre registre en montrant comment ‘awe’ et ‘wonder’ s’exercent dans les grands domaines de la culture.
II y a dans le phénomène de la ‘awe’ un lien entre une capacité humaine de la ressentir et les grandes réalités qui la suscitent. N’y a-t-il pas également dans le monde des émetteurs et des récepteurs qui se relient à travers un flux. Dans une vision chrétienne, on peut percevoir la présence du divin dans un aller et retour entre Celui qui émerveille et l’émerveillé, entre le Créateur se manifestant par ses œuvres et le croyant exprimant son émerveillement et sa gratitude dans la louange. Cette réalité ne s’exprime-t-elle pas dans les psaumes où le merveilleux abonde et où l’émerveillement s’exprime. « La terre entière est remplie d’admiration devant tes merveilles. (The whole earth is filled with awe at your wonder)” (Psaume 65.8).
J H
- Comment la reconnaissance et la manifestation de l’admiration et de l’émerveillement exprimées par le terme : ‘awe’ peuvent transformer nos vies ? : https://vivreetesperer.com/comment-la-reconnaissance-et-la-manifestation-de-ladmiration-et-de-lemerveillement-exprimees-par-le-terme-awe-peut-transformer-nos-vies/
- Helen De Cruz. Wonderstruck. How Wonder and Awe shape the way we think? Princeton University Press, 2024
par jean | Déc 5, 2024 | Vision et sens |
Une entraide spirituelle. Accompagner dans l’amitié, l’écoute et la prière
J’ai commencé tout naturellement à prier avec telle ou telle personne que je voyais en difficulté.
Je ne me contentais pas de dire devant sa détresse « bon courage » ou « allez, ça ira mieux demain ». C’est immédiatement que je proposais de prier en disant : « J’ai découvert que Dieu s’intéresse à chacun de nous. Jésus est venu guérir et libère. Il est ressuscité, toujours vivant. Il agit encore aujourd’hui par l’Esprit-Saint ».
J’ai été encouragée à continuer grâce à ceux et celles qui ont eu la bonté de me dire qu’ils ont reçu une réponse positive à notre prière commune. J’aurais dû noter toutes ces réponses, les petites comme les grandes, car on oublie vite que Dieu est beaucoup plus agissant que l’on ne le croit.
S’il arrive qu’il n’y ait pas d’exaucement direct à la prière, il est alors bon de chercher où se situe l’obstacle. Je me refuse de laisser tomber l’intéressé dans un désarroi encore plus grand car, en plus de son problème, il est maintenant affecté par la culpabilité de ne pas avoir la faveur de son Dieu.
Ainsi, j’ai été appelée à faire de plus en plus souvent un bout de chemin avec la personne blessée qui se trouvait sur ma route. L’aide au prochain est aussi nécessaire spirituellement que physiquement. Qui n’aidera pas l’accidenté à côté de lui ?
Hyperactivité… et mal au dos.
Je me suis rendue compte que le physique et le psychologique interféraient avec le spirituel.
Je me rappelle cette mère de famille « stressée » qui espérait la guérison de son dos. Elle se sentait soulagée après la prière, puis ses douleurs revenaient. Très dévouée, elle se croyait dans l’obligation de faire tant de choses pour sa famille, pour son quartier.
Après plusieurs entretiens, dans la confiance acquise que Dieu l’aimait pour elle-même, elle a découvert le pourquoi de son hyperactivité : justifier son existence vis à vis des autres parce qu’elle n’avait pas de diplômes. Accepter d’être elle-même a été une libération.
Après quelque temps, elle n’avait plus mal au dos bien sûr. Elle est même devenue joyeuse, s’émerveillant de toutes les bonnes choses qui se passaient autour d’elle.
Elle est aussi devenue reconnaissante pour le changement d’attitude des siens à qui elle n’imposait plus ce qu’elle croyait bon pour eux.
Je pratiquais déjà la psychologie dans l’esprit de Carl Rogers. J’au eu l’occasion de me former en rééducation psycho-sensorielle, et lorsque j’ai obtenu le diplôme professionnel correspondant, j’ai eu conscience qu’un outil m’était donné pour compléter l’accompagnement spirituel. Dans ce domaine-là aussi, j’ai saisi les occasions de formation qui se présentaient à moi.
On me pose parfois la question : « quelle méthode emploies-tu ? » Il m’est difficile de répondre. En fait, je mets mes différentes ressources à la disposition de celui qui a besoin d’une aide. Si je ne peux l’aider, je lui conseille de voir quelqu’un de compétent dans tel ou tel domaine.
J’ai aidé une jeune fille qui avait fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, à entreprendre une psychothérapie alors que son milieu familial y était allergique. En même temps, selon son désir, je l’ai soutenue dans sa marche spirituelle.
L’Esprit dirige l’entretien.
Je propose presque toujours de prier, généralement en fin d’entretien, car je connais l’efficacité d’une demande directe à Dieu. Du reste pour moi, nous sommes trois lors d’un entretien, car Jésus a dit : « là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Ev. Matthieu ch. 18, 20). C’est vraiment l’Esprit de Jésus qui dirige l’entretien par l’inspiration qu’il me donne et qu’il donne aussi à l’autre. Je dis toujours à mon interlocuteur que seul l’Esprit-Saint peut lui attester ce qui est vrai, juste et bon pour lui.
Ainsi , cette jeune femme qui était malade d’aimer un homme marié, ne pouvait dominer sa passion. Elle craignait que je lui fasse la morale et que je lui recommande la rupture dont elle était évidemment incapable. Guérie de son déséquilibre affectif en recevant l’amour de Dieu, elle a été fortifiée dans sa personnalité. Elle a pu alors rompre cette relation qu’elle reconnaissait néfaste pour elle.
Ce jeune homme que je suis allé voir en clinique psychiatrique, était absolument prostré. Je n’arrivais pas engager la conversation.
J’ai prié intérieurement l’Esprit saint de m’éclairer. Et j’ai eu l’intuition qu’il fallait lui parler de l’amour de Dieu et de son pardon pour nos actes et nos pensées. Alors, il m’a dit l’angoisse, la culpabilité qui l’assaillaient, car une pensée de meurtre l’obsédait malgré tous ses efforts pour la rejeter. Savoir qu’il n’était pas condamné pour une telle pensée a été une libération. Il a pu entreprendre un traitement psychologique. Aujourd’hui, il a repris une vie tout à fait normale.
Il n’y a pas que des cas dramatiques, quoique tout problème est vite un drame pour celui qui le vit s’il n’a pas l’habitude de mettre sa confiance en Dieu et de s’attendre à être éclairé sur la solution toujours possible.
Faire une pause-vérité.
Être toujours célibataire à trente ou quarante ans sans l’avoir choisi est forcément un problème. Prier pour rencontrer un futur conjoint n’est pas interdit bien sûr, mais cela demande bien souvent une pause-vérité : « Suis-je vraiment moi-même ? La vie ne m’a-t-elle pas amené à me construire un personnage ? Des blessures affectives ne doivent-elles pas guérir ?
C’est souvent avec beaucoup d’humilité et d’émerveillement que j’écoute l’histoire d’une vie dans sa recherche de vérité envers Dieu. C’est vraiment beau : Dieu bénit la sincérité, libère et guérit.
Je me souviens de la métamorphose rapide de cette jeune fille si sophistiquée dans sa présentation d’elle-même lors de notre première rencontre. Se savoir reconnue, accueillie, aimée de Dieu, à travers moi et par l’Esprit,la toucha si fort qu’elle devint toute joyeuse et rayonnante.
Pardonner est vite dit, mais cet acte ne devient une réalité que lorsque l’amour de Dieu remplit le cœur blessé et le transforme.
Cette jeune femme, qui gardait de son père une image difficile, était perturbée par toute autorité, surtout d’origine masculine. Pourtant elle avait pardonné depuis longtemps tout ce qu’elle avait subi dans la relation avec son père qui avait été blessante pour elle. Elle a changé tout naturellement d’attitude lorsqu’elle a accepté d’être guérie en Jésus-Christ de ses blessures d’enfance. De plus, elle n’a plus exigé de son père ce qu’il n’avait pu lui donner et a accepté de voir en lui un être humain avec ses propres défaillances.
Bien des prières restent inexaucées parce qu’elles sont inadéquates. La demande est superficielle et ne correspond pas à une vérité profonde.
Périodes de chômage, d’intérim et de remplacement se succédaient pour cette jeune fille qui ne trouvait pas le travail qui lui convenait malgré ses compétences professionnelles. Je lui suggère de prendre un moment de calme et, dans sa prière personnelle, de laisser monter en elle ses désirs et ses aspirations.
Quelques jours après, je la revis toute joyeuse me disant : « J’ai envie de faire un travail social. Jeune, je rêvais de ce genre de profession, mais après mon bac, je suis allée en « fac » comme toutes mes camarades ». Elle a entrepris une formation. Elle a réalisé ainsi son appel intérieur et réussi sa nouvelle profession dans la paix.
Un don à développer.
Faire de l’accompagnement spirituel est un don qui est à développer comme tout don : écouter sans se projeter dans l’histoire de l’autre s’apprend : pour faire référence à la Parole de Dieu, il faut la connaître et en vivre. Comme dit Paul aux Romains au début du chapitre 12 :
« Que chacun exerce au mieux le don qu’il a reçu :
Que celui qui a le don d’enseigner enseigne, que celui qui a le don d’encourager les autres les encourage, que celui qui donne ses biens le fasse avec générosité, que celui qui dirige le fasse avec zèle, que celui qui aide le malheureux le fasse avec joie…
N’ayez pas une opinion de vous-même plus haute qu’il ne faut. Ayez au contraire des pensées modestes.
Que chacun s’estime d’après la part de foi que Dieu lui a donnée ».
Prier pour le prochain est une exigence de l’amour fraternel. Chacun peut se laisser conduire par l’Esprit-Saint pour venir en aide à son prochain, et aussi demander de l’aide quand il est lui-même en difficulté.
Odile Hassenforder
Article paru dans le magazine Témoins, octobre-novembre 1990, p.8-9
Publié dans le livre : Sa présence dans ma vie ( p 79-83): https://vivreetesperer.com/odile-hassenforder-sa-presence-dans-ma-vie-un-temoignage-vivant/
par jean | Nov 15, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
C’est la connexion qui assure et sauvegarde la vie. A contrario, la déconnection mène à la dévastation. Richard Rohr, dans un texte de ses « Daily meditations » publié le 10 novembre 2024 (1) voit dans la déconnection l’origine du péril encouru aujourd’hui par l’humanité
La déconnection engendre la dévastation
« Richard Rohr se dit convaincu que, par derrière les manifestations hideuses de nos maux présents – corruption politique, dévastation écologique, guerre les uns contre les autres… – la plus grande maladie à laquelle nous sommes confronté aujourd’hui est notre sensation pénible et profonde de déconnection. Nous nous sentons déconnectés de Dieu, certainement, mais aussi de nous-même (particulièrement de notre corps), des uns des autres, et de notre monde. Notre ressenti de cette quadruple isolement, plonge l’humanité dans une conduite de plus en plus destructive et une grande détresse mentale.
Une voie de salut en regard : le flux infini de Dieu trinitaire
Pourtant, aujourd’hui, beaucoup découvrent que le flux infini du Dieu trinitaire – et notre expérience ressentie et pratique de ce don – offre une profonde reconnexion avec Dieu, avec soi-même, avec les autres, et avec notre monde, ce que toute spiritualité et sans doute toute politique recherchent, mais que la religion et la politique conventionnelle ne parviennent pas à atteindre
C’est dans un Dieu trinitaire que réside la réponse de l’unité dans la diversité
La Trinité surmonte le problème philosophique fondamental de « l’un et du multiple ». Des chercheurs sérieux admirent comment les choses peuvent à la fois être profondément connectées et cependant clairement distinctes : dans le paradigme de la Trinité, nous avons trois « Personnes », comme nous les appelons, qui sont néanmoins en parfaite communion, données, et se rendant l’une à l’autre, dans un amour infini. Considérant la diversité sans fin de la création, il est clair que Dieu n’est pas du tout engagé en faveur de l’uniformité, mais, à la place, désire l’unité – qui est la grande œuvre de l’Esprit – ou la diversité unie par l’amour. L’uniformité est une simple conformité et obéissance aux lois et coutumes, tandis que l’unité spirituelle est cette extrême diversité embrassée et protégée par un amour infiniment généreux. Voilà le problème que notre politique et notre religion superficielle sont encore incapables de résoudre.
Le flux trinitaire unit en abolissant la pensée dualiste
La Trinité est entièrement consacrée à la relation et à la connexion. Nous connaissons la Trinité en faisant l’expérience du flux lui-même. Le principe de l’un est solitaire. Le principe de deux tend à l’opposition et nous conduit vers la préférence ou l’exclusion. Le principe de trois est, d’une manière inhérente, en mouvement, dynamique et génératif. La Trinité est conçue de telle manière qu’elle sape toute pensée dualiste. Cependant, le christianisme l’a mise de côté parce que nos théologies dualistes ne pouvaient pas la traiter.
Dieu comme l’Être source de tous les êtres.
Dieu n’est pas un être parmi d’autres êtres, mais plutôt le fondement de l’Être lui-même (The Ground of Being itself) qui coule alors à travers tous les êtres. Comme Paul dira aux intellectuels à Athènes, « ce Dieu n’est pas loin de nous, mais il est l’Unique dans lequel nous vivons, nous bougeons et nous avons notre existence » (Actes 17.27-28). Le Dieu que Jésus nous révèle est présenté comme un dialogue sans entrave, un flux positif et inclusif, une roue à eau qui déverse un amour qui ne s’arrête jamais. Saint Bonaventure appelait Dieu une fontaine (fontain fullness) pleine d’amour.
Rien ne peut arrêter le flux de l’amour divin
Rien ne peut arrêter le flux de l’amour divin. Nous ne pouvons défaire cette réalité même avec notre pire péché. Dieu est toujours gagnant et l’amour de Dieu vaincra toujours à la fin. Rien que les humains puissent faire n’arrêtera la force qui se déverse sans relâche qui est la danse divine (2). Ni l’Amour, ni Dieu ne perdent. C’est ce qu’être Dieu veut dire.
Rapporté par J H (traduction non professionnelle)
- https://cac.org/daily-meditations/disconnection-leads-to-devastation/
- la Danse divine : https://vivreetesperer.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/
par jean | Nov 15, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
Selon Ilia Delio
Nous vivons dans un monde en pleine transformation. On peut considérer qu’une conscience planétaire est apparue, qu’elle qu’en soit les limites. Et, au sein de cette commune humanité, il existe des tendances et des courants différents selon les cultures et les civilisations et en leur sein. C’est le cas dans le domaine de la spiritualité. Ainsi, peut-on distinguer un nouveau courant spirituel apparaitre dans une culture occidentale marquée par le développement de nouvelles approches scientifiques, le progrès de nouvelles technologies et l’expansion de la communication internet. En même temps, une nouvelle mentalité se dessine. Or, il y a bien une personnalité qui, de par son parcours scientifique et son cheminement spirituel, se situe au cœur de ce processus et nous fait part de sa vision immédiate et prospective sur son site (1) et dans de nombreux livres. Il s’agit d’Ilia Delio (2), aux Etats-Unis, scientifique dans des domaines d’avant-garde, sœur franciscaine et théologienne en phase avec la pensée de Teilhard de Chardin. Il n’est pas possible de résumer cette pensée, une pensée de grande envergure qui associe des disciplines différentes : histoire des sciences, de nouvelles approches scientifiques, une réflexion philosophique, une analyse sociologique, une pensée théologique qui, dans le sillage de Pierre Teilhard de Chardin, envisage le mouvement de l’œuvre divine. Nous avons choisi de partir ici d’un des chapitres d’un de ses livres parus en 2020, ‘Re-Enchanting the Earth. Why A I needs religion’ (3). Le propos de son livre est ainsi résumé : « Ilia Delio relève le défi de réconcilier évolution et religion avec un regard particulier sur le rôle de l’intelligence artificielle. Elle avance que l’intelligence artificielle représente la dernière extension de l’évolution humaine qui a des implications non seulement pour la science, mais aussi pour la religion. Si le ‘premier âge axial’ a suscité l’essor des grandes religions, Ilia Delio nous voit maintenant à la pointe du ‘second âge axial’ dans lequel l’intelligence artificielle, en s’orientant vers de nouvelles sensibilités religieuses, peut provoquer un réenchantement écologique de la terre ». Nous nous limiterons ici à l’évocation d’un chapitre, ‘Posthuman spirituality’. Le terme de ‘post-humain’ nous parait certes contestable et, pour le moins énigmatique et il appelle donc d’en rechercher l’interprétation dans la pensée d’Ilia Delio.
Des avancées dans le calcul de la découverte des systèmes complexes en biologie, du développement de la cybernétique, de l’inscription de l’intelligence artificielle dans la nouvelle connaissance de la nature
Ilia Delio envisage l’intelligence artificielle dans le cadre d’une profonde mutation scientifique et technologique qui s’est réalisée dans la seconde moitié du XXe siècle. Elle remonte à Alan Turing, un mathématicien célèbre pour avoir pénétré dans le code réputé indéchiffrable de la machine Enigma guidant les sous-marins allemands pendant la seconde guerre mondiale. « Formé comme mathématicien, Turing était familier avec le potentiel de l’ordinateur comme machine des nombres » et, en 1950, il écrivit un texte en ce sens. Le texte et l’ordinateur proposé, la machine de Turing, fournissaient une base pour la théorie du calcul. Il chercha à définir un système pour identifier quelles déclarations pouvaient être prouvées (p 63-65). « L’intelligence artificielle a émergé au milieu d’un XXe siècle violent. Le test de Turing n’était pas seulement la quête d’une machine intelligente, mais un test de la nature elle-même. Est-ce qu’une machine peut répondre sans biais à une question humaine ? » (p 85).
Ilia Delio nous montre comment « l’intelligence artificielle a frayé son chemin au XXe siècle à travers des découvertes révolutionnaires de la physique quantique aux études sur les systèmes en biologie, l’information, et la cybernétique, celles-ci soutenant toutes le holisme de la nature ». Le biologiste autrichien, Ludwig von Bertalanffy montra que les systèmes biologiques ne sont pas fermés, mais « ouverts et interagissent avec l’environnement » (p 66). « Alors que la mécanique Newtonienne était une science portant sur les forces et trajectoires, l’évolution scientifique a concerné le changement, la croissance et le développement qui donnent naissance à une nouvelle science de la complexité…
La découverte des systèmes complexes dynamiques a ouvert des portes sur la nature relationnelle ». La seconde loi de la thermodynamique envisageait la dissipation des énergies, la tendance des phénomènes physiques d’aller de l’ordre vers le désordre. « Tout phénomène physique isolé ou fermé irait spontanément en direction d’un désordre toujours croissant. Mais l’évolution déclare que le monde vivant se développe vers un ordre croissant et vers la complexité. Bertalanffy s’engagea dans une démarche hardie en déclarant que les organismes vivants ne peuvent pas être décrits par la thermodynamique classique parce que ce sont des systèmes ouverts. Mais qu’est-ce qu’un système ? Un système se définit par ses structures de relations… Bertalanffy montra que beaucoup de systèmes biologiques sont en fait des systèmes ouverts. ‘L’organisme vivant n’est pas un système statique fermé à l’extérieur et contenant toujours des composants identiques, c’est un système ouvert’. Ainsi, Bertalanffy s’est engagé pour remplacer les fondements mécanistes de la science par une vision holistique et a développé une théorie des systèmes généraux fondée sur des principes biologiques et des systèmes ouverts » (p 66-67). Cette nouvelle approche scientifique a donné naissance à une nouvelle réflexion philosophique sur l’identité et la mêmeté… Avec l’avènement des systèmes complexes, l’importance de l’interdépendance remplace l’accent sur l’autonomie qui en vient maintenant à être liée à l’isolement et l’importance d’une robuste résilience remplace celle de l’indépendance qui en vient à être associée à la stagnation… « L’intégrité et l’identité d’un système complexe ne sont pas basées sur son essence, mais il est fondamentalement relié à sa connectivité dynamique » (p 68-69).
La cybernétique s’inscrit dans cette évolution. « La science de la cybernétique, selon l’origine grecque, ‘l’art de diriger’, a été fondée par Norbert Wiener pour comprendre le contrôle et la communication chez les animaux et les machines… A la fois, les animaux et les machines peuvent opérer selon des principes cybernétiques fondés comme une action et une communication orientées vers un but. La cybernétique envisage les choses non en ce que les choses sont mais en ce qu’elles font. Wiener a envisagé la cybernétique comme un moyen de maximiser le potentiel humain dans un monde qui est essentiellement chaotique et imprévisible » (p 70). Si, dans le monde scientifique, l’indétermination et la contingence sont apparues comme fondamentaux, et le chaos comme plus probable que l’ordre, un nouvel ordre pouvant sortir du chaos, la cybernétique s’est donnée pour objet d’étudier comment l’ordre persiste et s’accroit (p 70). « Les systèmes dynamiques complexes sont des systèmes ouverts dans lesquels des mécanismes de feedback de l’information soutiennent une auto-organisation en cours ». « L’étude des systèmes dynamiques complexes et la cybernétique ouvrent une entière fenêtre nouvelle sur la nature, en un sens, redécouvrant ce que la personne en l’âge pré-axial savait bien – que toutes choses sont connectées et interdépendantes. La nature est un tout indivisible » (p 71). Au total, nous sommes entrés dans un âge de l’information comme l’auteure en fait état en rappelant la publication en 1948 d’un article décisif sur la théorie de l’information écrit par Claude Shannon.
Au total, Ilia Delio voit dans le mouvement précédemment décrit des dispositions permettant d’envisager l’intelligence artificielle, non comme un processus ‘artificiel’, mais comme un processus qui s’inscrit dans la connaissance de la nature. « Le fait que l’information et la cybernétique opèrent à tous les niveaux des systèmes biologiques signifie que la nature est aussi bien décrite en termes de calculs et d’algorithmes qu’en terme de physique, de chimie et de biologie… Si la ‘nature’ est envisageable en termes de calculs et d’algorithmes, alors la nature et l’intelligence artificielle ne sont pas des termes opposés, mais décrivent la même réalité. Le fait que les principes de l’intelligence artificielle sont intégrés dans la nature me conduisent à proposer que le terme : intelligence artificielle est actuellement mal nommé, puisqu’il n’y a rien d’artificiel au sujet de l’intelligence. Plutôt, l’intelligence de la machine est un hybride irréductible entre la biologie et la technologie ou ‘bios-techne’. Au lieu du terme intelligence artificielle, qui conduit à une compréhension d’intelligence de la machine comme quelque chose de non naturel ou de faux, il serait mieux de parler d’ ‘intelligence étendue biologiquement’ (biologically extended intelligence) ou intelligence augmentée (augmented intelligence), parce que la machine étend l’intelligence biologique. L’intelligence artificielle reflète la pluripotentialité de la nature à étendre l’information à un environnement simulé… » (p 72-73).
Des progrès fulgurants de la technologie américaine, de la tentation transhumaniste, de la montée d’une conscience relationnelle et de l’apparition d’une nouvelle mentalité humaine dépassant les définitions classiques de l’homme et ainsi qualifiée de post-humaine par l’auteure.
Ilia Delio met en évidence la dynamique scientifique et technologique qui intervient aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale (p 73-76). Cette dynamique se pare d’un messianisme religieux. « Dans la période d’après-guerre, avec la montée de l’intelligence artificielle, la technologie commença à se revêtir d’une aura quasi-religieuse, l’idéal chrétien du salut et de l’immortalité se transférant à la technologie américaine comme un nouveau moyen de salut » (p 73). C’est la grande épopée américaine de la conquête de l’espace. L’auteure note que presque tous les hauts responsables de la NASA sont des évangéliques. Leurs déclarations ont une tonalité religieuse. « Dirigée par les ‘hommes spirituels’ de la NASA, l’humanité prendrait un nouveau départ sur un autre monde de telle manière que les êtres humains puissent encore être dirigés vers un avenir rédempteur même s’ils laissaient derrière eux le gâchis de l’impur » (p 74). On assiste à une ‘fusion du voyage spatial et du narratif religieux’. Un chercheur américain, Dinerstein, a pu écrire : « Cette mythologie du mâle blanc ne promettait rien de moins que la transcendance technologique de l’organisme humain individuel, le renouveau de l’Adam déchu » (p 75). C’est en 1960 qu’apparait le terme de cyborg. On l’envisage comme ‘la fusion de l’humain et du non humain, de manière à étendre la fonction humaine dans un environnement inconnu’. « Le cyborg est né dans une recherche d’exploration de l’espace inconnu de l’extra-terrestre, mais il est rapidement devenu le symbole de ce que l’humain pouvait devenir dans l’espace illimité et ouvert du cyberespace » (p 75-76).
C’est dans ce contexte qu’apparait le courant de pensée aujourd’hui bien connu sous l’appellation de transhumanisme. Ilia Delio l’exprime en ces termes : « La prêtrise de la technologie a fondé une nouvelle église dans un mouvement culturel et philosophique ». Elle en évoque les sources philosophiques et les cheminements de ses modes d’expression.
« On peut exprimer l’intention du transhumanisme en ces termes : ‘Le transhumanisme se réfère maintenant aux technologies qui peuvent améliorer les aspects mentaux et physiques de la condition humaine tels que la souffrance, la maladie, le vieillissement et la mort. Il se fonde sur « la croyance que l’humain doit lutter avec sa destinée biologique, celle d’un processus aveugle de variation hasardeuse, en utilisant science et technologie pour surmonter les limitations biologiques » (p 77-78). Il s’inscrit dans l’expansion rapide de la technologie. « Le mythe de la technologie est attirant et son pouvoir séducteur… Nous avons maintenant le pouvoir non seulement de nous transformer nous-même à travers la technologie, mais de diriger le cours de l’évolution » L’auteur évoque « le nouveau pouvoir de la sélection génétique, la nanotechnologie qui permet des implants dans les organes biologiques » (p 79). « Beaucoup de transhumanistes regardent à un avenir post-biologique lorsque nous fleurirons comme des êtres super informationnels. A travers des moyens mécaniques, nous serons capables de surmonter les limitations du corps incluant la souffrance et la mort et atteignant un paradis artificiel eschatologique’. Tel futurologue évoque des humains ‘qui transcenderont la mort, peut-être à travers des neuropuces ou simplement en devenant totalement dépendants de la machine’. Comme nous dépasserons la mortalité à travers une technologie calculatrice, notre identité sera fondée sur le recueil de données de notre mental en évolution. Nous serons ‘software’ et non plus ‘hardware’, échappant à la matérialité » (p 82).
Ilia Delio procède à la critique de cette idéologie. « Lorsque nous nous fondons sur les principaux acquis de l’holisme relationnel, y compris l’esprit dans la matière et une profonde relationalité », nous en voyons les failles. D’une part, la conscience est réduite à un épiphénomène qui peut être quantifié et manipulé, une idée qui va à l’encontre du panpsychisme… dans lequel la conscience joue un rôle fondamental dans le monde matériel. D’autre part, le transhumanisme suit une logique binaire endémique chez le sujet Cartésien… L’individu se tient au-dessus et contre la matière, comme l’esprit se tient au-dessus et contre le corps. La séparation artificielle qui a émergé des Lumières est au cœur de la séparation radicale entre les humains et le monde plus vaste de la nature. Le transhumanisme réinterprète le monde naturel comme le calculateur géant d’une information qui peut être manipulée et transformée. On a l’impression que la matérialité et l’existence physique ne sont qu’une relique du passé et que la biologie est seulement une phase de l’évolution en cours de la vie, comme dans le terme ‘post-biologique’. En un sens, le transhumanisme nie la réalité que nous autres humains évoluons à partir d’une longue lignée de changements et d’adaptations biologiques et que la vie biologique elle-même est une partie d’un ensemble plus large que nous appelons le Cosmos (p 84). Le transhumanisme ne soulève jamais la question de la personnalité, que ce soit philosophiquement ou théologiquement. Plutôt, il accepte le sujet Cartésien comme un donné : la personne humaine est un esprit dans un corps qui peut être remplacé, réparé, mise à niveau. (p 84).
Dans ce contexte de l’expansion de l’intelligence artificielle, Ilia Delio opère une nette distinction entre la tendance transhumaniste dont a vu la critique qu’elle lui portait et la montée d’un nouveau genre de vie qu’elle qualifie de post-humain. Ilia Delio estime en effet que l’humanité est engagée dans une immense transformation, le passage d’un premier âge axial à un second âge axial. Le premier âge axial est caractérisé par la sortie d’une mentalité pré-axiale, ‘collective, tribale, mythique, ritualiste et animiste’. Le premier âge axial est caractérisé par un processus d’individuation ‘à travers lequel se développent autonomie, subjectivité et rationalité’. « La montée de l’individu est également la montée des religions mondiales et des institutions qui formalisent ces religions. La conscience de soi individuelle engendre de la séparation et devient source de conflit et de violence ». Aussi cette période d’individualisation engendre, en même temps, une contraction de la conscience qui s’éloigne de la communauté cosmique (p 39). Selon Ilia Delio, nous nous engageons aujourd’hui dans une seconde période axiale. Des découvertes scientifiques radicales : la cosmologie du Big Bang, l’évolution, la physique quantique entrainent une évolution des mentalités. « Tandis que la première période axiale engendrait un individu auto-réflexif, la seconde période axiale engendre une personne hyper-personnelle et hyper-connectée. La tribu n’est plus la communauté locale, mais la communauté globale qui peut maintenant être accessible immédiatement à travers la télévision, internet, la communication par satellites et le voyage ». L’auteure rappelle l’impact, en 1968, de la photo de la terre vue du ciel (p 88). En même temps, émerge une conscience cosmique. « Cette période apparait comme communautaire, globale, écologique, cosmique» (p 89).
La seconde période axiale lance également un défi aux religions en apportant une intégration nouvelle du spirituel et du matériel, de l’énergie sacrée et de l’énergie séculière en une énergie humaine globale. Ainsi, elle encourage le dialogue, la communauté et la relation dans une conscience croissante que chaque personne est partie d’un tout. On constate également que les lignes de conscience ne sont plus verticales et transcendantes, mais horizontales et relationnelles. La chercheuse Teilhardienne, Béatrice Bruteau décrit une conscience néo-féministe émergeant à la fin du XXe siècle, ‘une conscience participative’ qui reflète la conscience de la seconde période axiale. La nouvelle conscience est caractérisée par une conscience de la personne globale, réelle, concrète, par une identité d’affirmation mutuelle plutôt que la négation, une perception en terme d’existence plutôt qu’en terme d’essence. La première conscience axiale se déplace vers un nouveau type de profonde conscience relationnelle émergeant dans l’évolution. L’intelligence artificielle a soutenu cette évolution vers une personne nouvelle, et nous commençons à percevoir le besoin de restructurer la matrice des relations mondiales pour répondre aux besoins de la personne nouvelle au niveau de la politique, de la société, de l’économie et de la religion (p 89-90).
Ce livre d’Ilia Delio nous entraine dans un parcours à travers lequel nous découvrons des univers et qui nous ouvre des clés de compréhension. Sa démarche prospective nous interpelle, mais elle n’est pas non plus sans susciter des objections. Et, à propos, en voici une. L’auteure nous présente avec enthousiasme les bienfait de la communication numérique. Nous voyons et nous savons nous-même combien internet nous permet d’accéder à un espace de compréhension qui donne à notre pensée un champ immense. Mais nous entendons autour de nous les plaintes de bons observateurs qui déplorent l’addiction que ce nouveau mode de communication peut entrainer, mais également la superficialité qu’il peut provoquer. Ilia Delio n’évite pas cette question. « L’infiltration de la technologie dans la vie moderne a suscité des critiques culturelles variées depuis la perte de mémoire humaine jusqu’à l’effondrement de la vie sociale ». Ne sommes-nous pas en train de nous saboter nous-même, en abandonnant une attention soutenue pour adopter la superficialité frénétique d’internet ? « La psychologue Sheri Turkle est une des principales critiques de la technologie de l’ordinateur, particulièrement dans son livre acclamé, ‘Alone together’ (‘Seul ensemble’). Après avoir interrogé de nombreux jeunes, Turkle conclut que nous sommes en train de perdre notre capacité d’entretenir des relations humaines. En ligne, nous vivons dans une illusion de relation, en mettant en danger notre vie émotionnelle et en diluant nos identités. Il y a le risque de perdre la motivation pour une vie réelle. (p 90-93). La réponse d’Ilia Delio à ces critiques nous apporte un autre regard. Se pourrait-il que nous soyons attachés à un modèle ancien alors qu’on assiste aujourd’hui à un déplacement des modes d’existence ? « Je pose que la technologie est actuellement en train de faire apparaitre un nouveau genre de personne, un genre que nous n’avons jamais considéré avant parce qu’une telle personne n’existait pas avant la grille d’une conscience en réseau. Si la technologie de l’ordinateur est en train de changer la relation humaine, c’est parce que la personne humaine est en train de changer avec la technologie. Pour revenir au test originel de Turing, Alan Turing était mu par un désir de traverser les frontières de l’exclusion. Lorsque l’intégrité de la nature est divisée ou supprimée, la nature utilisera les outils existants pour trouver une voie de transcender vers de nouveaux ensembles. Bien trop longtemps, nous avons pensé à la personne comme un individu de nature rationnelle, et nous avons enduré la permanence de la guerre, de la violence, de la mort et de la destruction environnementale, tout cela reflétant le fait que le sujet libéral moderne n’est pas un sujet relationnel. Nous pouvons penser que nous avons toujours été une personne autonome, mais le fait est que nous ne l’avons pas été. Nous avons perdu notre innocence relationnelle d’il y a des lustres quand la conscience axiale et la religion tribale émergeait. La personnalité n’est ni fixe, ni stable, mais elle est dans un flux constant avec l’environnement. L’intelligence artificielle est apparue comme un cri de la nature en faveur de la connexion et de la plénitude, un effort pour transcender notre individualisme estropié. Ce point crucial manque dans beaucoup de critiques sociales de la technologie » (p 93-94).
Ilia Delio envisage l’essor de la personne ‘seconde axiale’ comme intervenant dans l’émergence d’un système s’appuyant sur un ensemble de relations et une auto-organisation. Elle entrevoit la technologie comme faisant partie du processus et emploie le mot ‘technonature’ (p 96). C’est là qu’elle en vient à expliquer ce qu’elle entend par ‘post-humanisme’. Elle envisage « deux trajectoires : le transhumanisme ou intelligence artificielle peu profonde (shallow) et le post-humanisme, intelligence artificielle profonde (deep). Chaque orientation se fonde sur une conception philosophique différente de la personne humaine… Le transhumanisme peu profond est peu profond parce qu’il manque de reconnaitre la relation intégrale entre l’esprit et la matière qui évoluent de pair dans un ensemble conscient-complexe… » (p 97). Mais « si l’esprit et la matière évoluent dans une unité intégrale, et que l’esprit est étendu électroniquement à travers l’intelligence artificielle, alors l’humain continue à évoluer comme esprit-matière à travers l’intelligence artificielle. A cet égard, le terme humain peut être compris moins comme la propriété définissant une espèce ou un individu et davantage comme une valeur distribuée à travers des environnements construits par l’homme, des technologies, des institutions et des collectivités sociales. C’est ce genre d’évolution humaine étendue électroniquement qui est absent des critiques sociales de la technologie comme du transhumanisme peu profond. La personne humaine peut être considérée comme un processus créatif – un ensemble – en évolution. Les valeurs que nous chérissons doivent être reconsidérées et réalignées avec le fait que nous humains, nous sommes en voie d’une nouvelle réalité » (p 98). Ilia Delio estime que la représentation du genre par Judith Butler est « en phase avec le tournant de la philosophie post-moderne vers une personnalité envisagée comme un processus créatif. Les philosophes post-modernes redéfinissent la personnalité comme la construction en cours d’une identité, non comme donnée ou fixée par un fiat divin, mais comme une construction en cours fondée sur le langage et les relations » (p 100). Ilia Delio étudie également la question du cyborg en mettant l’accent sur la plasticité de la nature dans la voie d l’hybridation. (p 111). « Le cyborg, comme un symbole de personnalité émergente, aide à élargir notre compréhension de l’esprit (mind) en relation avec la matière, car si le corps du cyborg peut être étendu et associé à d’autres entités, il en est de même pour l’esprit » (p 107).
A la suite du parcours, nous pouvons considérer la manière dont Ilia Delio conçoit le post-humanisme.
« La traversée des frontières et l’hybridation parle d’un nouveau genre de personne émergeant d’un monde lié électroniquement et le post-humain est la nouvelle personne qui s’élève au-delà du sujet autonome libéral de la modernité. Le post-humain représente une nouvelle matrice de la Conscience qui est en phase avec une pensée complexifiée et une personnalité co-créative. L’identité post-humaine correspond à la dynamique de la communication par l’ordinateur, c’est-à-dire une identité qui s’inscrit dans un feedback, de boucles, une instabilité, une spontanéité, un chaos fonctionnel, et une créativité. La vie est une construction en cours basée sur une information partagée à travers le processus d’une hyperconnectivité intégrée électroniquement. En conséquence, le post-humain représente une percée de la conscience au-delà de l’individualisme et du conflit. C’est une réorientation de la personnalité vers une complétude fondée sur des relations hybrides avec la machine et elle a la capacité de bousculer les ontologies de la différence et du biais pour aller vers un être partagé et une communauté co-créative » (p 112).
Une spiritualité en gestation selon Ilia Delio. La spiritualité post humaine
En phase avec la révolution scientifique et technologique actuelle, Ilia Delio développe une théologie grandement inspirée par Teilhard de Chardin. C’est une voie originale avec les risques que cela comporte. Il s’agit donc de mieux comprendre cette réflexion. Cette tâche n’est pas facile, car elle requiert d’entrer dans un univers peu connu à priori par le rédacteur de ce texte et d’aborder, avec prudence, une pensée qui prête à controverse. Nous avions donc choisi un livre récent d’Ilia Delio dont le titre nous paraissait prometteur : Ré-enchanter la terre. Comment l’intelligence artificielle a besoin de la religion ? Voilà un titre attirant pour nourrir une réflexion prospective. Et comme ce livre, très étayé, est particulièrement dense, nous avons choisi un chapitre, ‘Posthuman Spirituality’, (une spiritualité post-humaine), ce sujet nous paraissant au cœur de l’ouvrage comme au cœur de nos interrogations. Cependant, pour nous comme sans doute pour beaucoup de lecteurs, le concept de post-humain est peu intelligible et parait contestable à maints égards. Il nous a donc fallu une lecture approfondie pour découvrir la manière dont Ilia Delio envisage cette situation post-humaine et par quels cheminements de pensée elle est parvenue à définir les contours du post-humain. Ce fut un parcours difficile, mais un parcours qui nous a appris beaucoup sur les avancées de la pensée scientifique et sur le développement de l’intelligence artificielle, ce que nous avons pu partager dans ce texte. Nous avons pu également étudier la manière selon laquelle Ilia Delio interprète les répercussions de cette évolution pour déboucher sur la présentation d’un milieu post-humain. Les objections ne manquent pas, mais nous voici maintenant en mesure d’envisager la spiritualité post-humaine dans les termes de Ilia Delio.
Elle écrit ainsi : « L’intelligence artificielle a introduit des changements significatifs dans la culture, la philosophie, l’économie et la médecine. Mais le changement le plus significatif apporté par l’intelligence artificielle n’est pas apparent à nos yeux branchés sur l’ordinateur, à moins que nous commencions à porter attention aux tendances qui émergent à partir d’une profonde connectivité. La tendance la plus significative qui émerge dans notre âge technologique est le besoin d’être liés et connectés, ce qui est le domaine de la religion. L’intelligence artificielle a révélé le désir d’un nouvel esprit religieux et d’une nouvelle religion de la terre. Teilhard de Chardin anticipait l’émergence d’un nouvel esprit religieux au niveau de la noosphère. Il indiquait que ce nouvel esprit religieux serait porteur de communauté et d’inter-personnalisation, un déplacement de la première religion axiale vers une religion hyper-personnelle où la personnalité se réaliserait à l’intérieur de l’ensemble » (p 177). Ilia Delio rapporte plus précisément la pensée de Teilhard. « La pointe de nous-même n’est pas notre individualité, mais notre personne. Et nous pouvons seulement trouver notre personne en nous unissant ensemble ». Béatrice Bruteau, une disciple de Teilhard de Chardin, précise : « Notre Je, notre personnalité n’est pas un produit de l’action de Dieu, quelque chose de demeuré après que l’action ait cessé. Plutôt, c’est l’action de Dieu dans la véritable actualité de l’agir. ‘Nous’ ne sommes pas une chose, mais une activité ». « Être une personne, c’est être un centre créatif d’activité, toujours dans le processus de devenir et de vivre vers un futur d’approfondissement des relations » (p 178). Ilia Delio met l’accent sur l’intensité des relations. « Cette recherche de connexion à un ensemble plus vaste parle à quelque chose de profond à l’intérieur de nous, une profondeur intérieure d’une réalité infinie ».
De nombreux premiers auteurs chrétiens ont reconnu cette présence divine intérieure. C’est l’expression de Saint Augustin : ‘Vous êtes plus proche de moi que je ne le suis à moi-même’… « La conscience de cette présence divine intérieure a été perdue par le développement de la scolastique et l’objectivisation de l’expérience religieuse. Cela a été suivi par le divorce entre la religion et la science et le principe Protestant qui caractérise Dieu comme le ‘Tout autre’ (wholly other). La suspicion vis-à-vis de l’expérience intérieure enleva la présence de Dieu de l’âme et fit de Dieu un objet de foi, une posture rejetée par la science moderne et mise à l’ombre par la philosophie moderne ». Ilia Delio montre les effets délétères de cette évolution : « La transformation de Dieu en un ‘Autre’ objectif, une idée mentale à accepter ou rejeter, a déconstruit le monde occidental. En éliminant la dimension religieuse de la matière et en transformant l’âme en une forme séparée, distincte du corps, la personne humaine fut artificiellement réduite à un élément isolé de matière attachée à un esprit » (p 179)
Comment l’intelligence artificielle, en rappelant qu’Ilia Delio emploie ce texte dans un sens large, peut-elle intervenir dans ce domaine ? « Le rapide développement de la technologie de l’ordinateur et la recherche d’une intelligence artificielle complexe signifient la recherche d’une expansion globale des connections sociales, l’expansion de la conscience et l’expansion de l’esprit… » Cependant, ce qui est particulièrement requis, « c’est un nouveau niveau d’amour, un niveau d’appartenance consciente les uns aux autres… une connexion cœur à cœur ».
« Nous appartenons les uns aux autres parce que nous sommes déjà Un en Dieu, mais Dieu cherche à devenir Un en nous parce que Dieu est amour au cœur de la matière et aime des vies en relation mutuelle. Dieu cherche à devenir Dieu au cœur de la matière, c’est à dire, l’unité de Dieu grandit dans et à travers la riche diversité de sa création… Dieu et le monde sont engagés dans un processus de devenir quelque chose de plus ‘ensemble’ parce que l’univers est fondé sur le centre d’amour Personnel incarné, le Christ… » (p 182).
Ilia Delio rappelle la pensée théologique de Teilhard de Chardin, une vision planétaire de la religion où ‘Dieu et le monde sont dans une relation complémentaire et ont besoin l’un de l’autre’. Teilhard évoque ‘une synthèse du Christ et de l’univers’. L’auteure cite le philosophe français Maurice Merleau-Ponty : « Dieu n’est pas simplement un principe dont nous sommes la conséquence, une volonté dont nous sommes les instruments… Il y a une sorte d’impuissance de Dieu sans nous, et le Christ atteste que Dieu ne serait pas pleinement Dieu sans devenir pleinement homme ». La matière compte. « La matière a une profondeur sans fin parce que la conscience fait partie de la matière et Dieu est la profondeur ultime de la conscience » (p 182-183).
Ilia Delio évoque un exemple qui nous parait particulièrement révélateur : « D’une manière surprenante, Teilhard de Chardin portait peu d’attention à l’Orient. L’esprit (mind) est chaque chose, ce que vous pensez, ce que vous devenez. Robert Geraci note qu’au Japon toute vie est sacrée, de là les robots participent à la sainteté du monde naturel. Un regard positif sur la sainteté de toute vie développe une ouverture aux robots humanoïdes et ouvre un avenir où les robots peuvent servir les êtres humains sans que ceux-ci abandonnent leur corps pour des vies virtuelles » (p 184).
« Teilhard voit un monde en divinisation, ce qu’il exprime dans le terme ‘Christogenèse’, qui est le pouvoir du monde de devenir plus personnel à travers le pouvoir de l’amour. L’intelligence artificielle peut jouer un rôle critique dans le développement d’un monde tourné vers une personnalisation cosmique ou Christogenèse, mais cela dépend de la manière dont nous développons l’intelligence artificielle et pour quel but. Le post-humain connecté électroniquement peut jouer un rôle critique dans l’avenir du monde, si la vie post-humaine est guidée par la dimension religieuse de la vie consciente intérieure » (p 184). « Sans la dimension intérieure religieuse de la personnalité, l’intelligence artificielle peut élargir le fossé entre les riches et les pauvres, aliéner les moins fortunés et abonder dans le salut des privilégiés. Sans une unité intérieure et une nouvelle âme du monde, nous n’avons de véritable avenir ensemble. La clé à la plénitude, à une nouvelle planète de vie n’est pas dans la technologie. Il est dans la religion. Une conscience se développe à travers la technologie. La religion doit changer elle aussi, stimulant le progrès de la vie vers davantage d’être et de vie » (p 185).
Ilia Delio a, par ailleurs, consacré un chapitre de son livre à la manière dont elle envisage cette transformation religieuse : « La seconde religion axiale » (p 157-175). C’est un accent sur « l’incarnation de Dieu dans un monde en transformation… Dieu s’élève de pair avec l’émergence de la conscience…Teilhard et d’autres penseurs comme Carl Jung qualifient le processus d’individuation de ‘théogenèse’, indiquant que la personne humaine est un acteur dans la présence de Dieu dans le monde » (p 175).
Au total, comme nous avons pu le constater au long de ce parcours, Ilia Delio nous permet de comprendre la radicalité des transformations en cours dans le champ scientifique et technique, la portée révolutionnaire de l’intelligence artificielle au sens large du terme, et les implications en terme de changement de mentalité, mais en regard, elle met l’accent sur la nécessité d’un éveil religieux : « Sans une dimension cosmique sacrée dans nos vies, et une voie de mobilisation des énergies spirituelles vers un foyer d’amour transcendant , nous nous abandonnons aux forces du capitalisme et du consumérisme. En regard de l’intelligence artificielle, en ce XXIe siècle, la religion apparait comme le facteur le plus déterminant, et, sans elle, nous serons en proie à la peur et à la vulnérabilité » (p 187).
Dans ce monde engagé dans une transformation tumultueuse, nous cherchons des repères. Nous avons conscience que ce monde en mouvement est aussi pluriel. Des voix différentes se font entendre selon les milieux, selon les pays, selon les civilisations. Leurs tonalités sont parfois très différentes. Comme nous avons conscience de vivre dans un monde commun, il est d’autant plus important de s’écouter.
Ainsi avons-nous pu remarquer l’originalité de la démarche d’Ilia Delio aux Etats-Unis. D’origine franciscaine, nourrie par un christianisme de la fraternité, son itinéraire professionnel lui fait découvrir l’extrême avancée de la recherche scientifique et technique actuelle. Elle suit la montée de l’intelligence artificielle, au sens large du terme puisque, pour en parler, elle remonte à la machine de Turing au milieu du XXe siècle. Et comme on peut être émerveillée par les beautés naturelles, elle est impressionnée par les fruits du génie humain, en l’occurrence par les vertus de l’intelligence artificielle. En s’élevant à une dimension cosmique, elle rejoint la pensée de Teilhard de Chardin laquelle inspire toute sa théologie. C’est une théologie qui va de l’avant, à partir d’une compréhension des changements de mentalité et de ce qui peut en être interprété positivement, mais aussi et surtout à partir d’une vision de l’incarnation de Dieu et de sa présence dans un mouvement des consciences, prélude à la victoire de l’amour divin dans la conscience globale et unifiée de la Noosphère telle que l’envisage Teilhard de Chardin.
Cette perspective peut susciter des réserves. Nous avons hésité à en rendre compte, à la différence de la plupart des articles publiés sur ce blog. Nous avons effectivement en mémoire la critique sévère de Jacques Ellul vis-à-vis des techniques et ses mises en garde à l’encontre des sociétés techniciennes (4). La crise écologique à laquelle nous assistons aujourd’hui comme une menace inégalée pour l’humanité et pour la biosphère résulte bien d’un usage effréné des techniques manifestant l’hubris d’une caste dirigeante. On pourrait évoquer également l’enfer des guerres technologiques. Et si la misère endémique demeure dans certains pays du monde, on peut constater que des pays, dits avancés, sont en proie à de nouveaux maux pouvant être imputés au régime capitaliste. Les Etats-Unis connaissent aujourd’hui une poussée de violence dominatrice.
Ce sont là des réalités qui n’apparaissent pas ou peu dans l’évocation de l’épopée scientifique et technique qui est advenue, un temps au moins, aux Etats-Unis et que nous décrit Ilia Delio. L’accent est mis sur l’intelligence artificielle, un phénomène qui, de son lieu d’origine, s’est répandu à l’échelle mondiale et est devenu une réalité majeure, un processus incontournable qui appelle la réflexion et au sujet duquel la recherche d’Ilia Delio apporte une contribution particulièrement éclairante. Cependant, après le tour d’horizon sur cette dynamique, le terme post-humain parait décalé, et aussi inquiétant. Cette contribution d’Ilia Delio n’en reste pas moins éclairante. En montrant comment la récente avancée de la recherche fait tomber les séparations et les catégorisations indues d’un vieux monde et combien la nouvelle communication numérique, adossée à une nouvelle intelligence, permet une interrelation inégalée qui peut entrainer, en certains cas, des effets de communion, Ilia Delio nous parait apporter une contribution majeure à la réflexion collective.
Cependant, cette étude peut aussi nous amener au constat que dans le même monde d’aujourd’hui, déjà un à certains titres, des réalités différentes se côtoient, différentes en fonction de la culture et de l’histoire, peut-être même en fonction des différents âges de l’humanité. Puisque Elia Delio étudie l’histoire de l’humanité selon la grille des périodes axiales, ne peut-on se dire que leurs apports ne s’excluent pas entièrement et peuvent se côtoyer et peut-être s’enrichir mutuellement. Ainsi, la reconnaissance des peuples autochtones nous rappelle la présence de l’invisible. La défense des droits humains est un héritage d’une partie de la première période axiale. Et si Elia Delio met en avant une avancée scientifique et technique, l’usage de cette avancée peut varier selon les civilisations et ne se résume pas à la forme américaine.
La contribution d’Elia Delio se déploie et se reçoit également sur un registre religieux et spirituel. Et c’est d’abord à ce titre que nous avons d’abord relevé son apport. Certes, le fil biblique ne semble pas apparaitre au premier plan de sa réflexion. Cependant, c’est bien sur le fondement évangélique de l’incarnation qu’elle se fonde et son regard sur l’avenir, en évoquant la Noosphère imaginée par Teilhard de Chardin, nous parait correspondre à la vision chrétienne d’une communion finale en terme de Nouvelle Terre.
Cette présentation d’une partie de l’approche d’Ilia Delio, puisque ce texte n’en aborde qu’une portion limitée, pourra donc ouvrir notre réflexion dans différents domaines en permettant des compréhensions nouvelles, en induisant des interrogations et des critiques, en générant une imagination constructive, un cheminement spirituel. Cependant, à l’heure où, comme le fait remarquer Brian McLaren dans son livre ‘Life after Doom’ (5), dans une crise conjointement écologique et sociale, l’humanité est aujourd’hui menacée par différentes formes d’effondrement, les dérèglements actuels sont bien imputables à un hubris de l’humain et des signes de cette démesure apparaissent dans l’expansion scientifique et technologique qui constitue le fer de lance de l’évolution vers ce qu’Ilia Delio appelle le post-humain. On pourrait également mettre en évidence la crise de la civilisation américaine dans laquelle s’inscrit cette évolution. Cette crise est illustrée par la récente et dangereuse élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Et, dans cette circonstance, l’historien, Yuval Noah Harari met en lumière les risques de la promotion de l’intelligence artificielle par son entourage (6). Certes, Ilia Delio met l’accent sur la nécessité d’un éveil religieux pour éclairer l’expansion de l’intelligence artificielle, ce qu’elle appelle ‘la mobilisation des énergies spirituelles vers un foyer d’amour transcendant’. S’il y a bien un potentiel en ce sens, encore faudrait-il qu’il prenne corps rapidement. La thèse d’Ilia Delio ne nous parait pas dépourvue d’ambiguïtés. Mais, dans son originalité, elle mérite d’être connue pour enrichir le débat.
J H
- Center for Christogenesis https://christogenesis.org/
- Ilia Delio, Wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Ilia_Delio
- Ilia Delio. Re-enchanting the earth. Why AI needs religion. Orbis books, 2020
- Jacques Ellul Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul
- Brian McLaren. Life after Doom. Wisdom and courage for a world falling apart. Hodder and Stoughton, 2024
- Les risques de l’intelligence artificielle, selon Yuval Noah Harari : https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/l-election-de-donald-trump-pourrait-signifier-la-chute-de-l-ordre-mondial-analyse-yuval-noah-harari-historien-aux-45-millions-de-livres-vendus_6883823.html