La traversée en voiture de la grande banlieue parisienne nous a préparées peu à peu au changement de paysage culturel dont nous faisons l’expérience en approchant du collège où nous devons intervenir.  Arrivées en avance, nous avons le temps de faire une halte dans un petit café tout proche. Pas une femme à l’intérieur. Nous amadouons le patron en lui disant que nous  venons prendre un réconfort avant d’attaquer notre tâche délicate dans le collège voisin : il nous fait apporter deux  tasses de café,  déposées sur le comptoir à côté d’un tronc marqué « Pour l’entretien de la mosquée ». « Vous êtes enseignantes ? », nous demande-t-il – Non, nous animons des séances d’éducation à la paix – Ah mesdames, il faut venir nombreuses, » répond-il, une expression soudainement triste sur le visage, «  ici on est dépassé par nos jeunes ! »

 

Quelques instants plus tard Marie Lou et moi traversons la cour du collège, surplombée par des barres d’immeubles où logent la plupart des élèves avec leur famille. Trois jeunes garçons, d’une douzaine d’années, nous sont amenés par l’éducatrice spécialisée. Nous sommes bientôt rejoints par Myriam, qui fait aussi partie du groupe, mais qui finissait juste de tresser les cheveux d’une amie !

 

Nous sommes conduits dans une salle accueillante, de taille réduite, réservée au travail de l’éducatrice qui, dans le cadre d’un Dispositif Nouvelle Chance agréé par l’Education nationale, accompagne des petits groupes d’élèves ayant décroché, pour motifs divers, de la scolarité courante.

Depuis quelques mois deux d’entre nous, engagées avec le programme Education à la paix, viennent une fois par semaine  pour contribuer à ce processus, avec nos propres activités.

Nous consacrons trois heures d’affilée à quatre de ces jeunes, différents d’une fois sur l’autre.

En début de séance, nous nous présentons puis nous invitons les enfants à visionner une courte vidéo, intitulée Caméra café, qui se veut drôle mais induit des situations de tensions entre les protagonistes de l’histoire. Nous remettons ensuite à chacun le texte imprimé du scénario pour le relire ensemble, ayant distribué les rôles. Nous constatons chez les jeunes de réels talents d’interprétation. Ils seront prompts, ensuite, à identifier les situations qui génèrent sentiments de violence ou d’injustice.

 

On en vient à parler de la vie au collège. Les jeunes nous font vite sentir qu’il y a un grand décalage entre les idées de notre programme et ce qu’ils vivent ici. Myriam prend respectueusement la parole ; elle s’exprime dans un français qui m’impressionne pour une fillette de onze ans « en difficulté scolaire » : « Vous savez, la plupart des jeunes ici n’ont pas ce langage que vous tenez. D’ailleurs c’est pas bien d’être ici, nous dit-elle, il y a beaucoup de grossièreté. Et puis, il n’y a pas de solidarité. » « Oui, ajoute un garçon, sur le mur d’entrée on voit liberté égalité fraternité, mais ici on vit pas ça. Et pour se défendre il faut savoir se battre. » Marie Lou acquiesce à l’idée qu’il faut se défendre, que c’est important, mais se défendre veut-il dire nécessairement frapper ?  « On  se voit pas faisant autrement, Madame, sinon on se ferait traiter de tapettes. Et puis il y a les grands frères qui s’en mêlent quelques fois. » Marie Lou demande : « Est-ce que vous êtes contents que ça marche comme ça ici, qu’on ne crée des relations que par la peur, et que ça devienne une habitude ? » Silence. « Vous voudriez d’un monde où c’est partout comme ça ? – Ben non bien sûr … –  Et bien, reprend Marie Lou, je vous assure que pour régler des conflits, il faut être hyper créatifs, hyper intelligents. – Oui mais justement nous on n’est pas vraiment … intelligents. – Qu’est ce que c’est être intelligent ? – C’est … être des intellos. » Et Myriam de nous expliquer que, par exemple, elle n’a pas de bons résultats scolaires. Marie Lou rétorque qu’il y a bien d’autres signes d’intelligence que les résultats scolaires.

 

Et nos quatre jeunes en seront bien la preuve. Lors d’une séquence de l’animation, une trentaine de photos, représentant des situations ou des objets les plus divers, seront étalées sous leurs yeux. Il leur sera demandé d’en choisir en silence deux chacun : une représentant un objet ou une situation qu’ils aiment, la seconde au contraire quelque chose qui leur déplait.

Les deux choix de Myriam et Kevin seront les mêmes, mais pour des raisons opposées ! Une photo représente quatre vieilles femmes parlant ensemble sur un banc au soleil : Myriam aime cette photo qui lui fait penser à ses conversations avec sa grand-mère, au Maroc. Cette grand-mère qui dit à sa petite fille que même si elle n’aime pas l’école, elle a de la chance d’apprendre à lire et écrire. « J’aime parler avec les vieilles personnes, on apprend toujours des choses intéressantes », insiste Myriam malgré les moqueries de ses camarades que cette scène de vieillards révulse franchement. Ce n’est pas pour rien que Kevin l’a choisie comme le dernier endroit où il voudrait être. « C’est vrai que quelquefois les vieux disent des choses pas intéressantes, dit Myriam, mais ça m’est égal, et dans ce cas là je m’endors à côté d’eux, je me sens en sécurité. »  Quant à la scène des amoureux, c’est celle-là qui la révulse : « C’est dégoûtant, c’est violent, j’aurais honte qu’un membre de ma famille me voit dans cette position !  – Ouais, tu dis ça, mais dans quelques années tu changeras d’avis »,  s’esclaffent les garçons. Et d’ailleurs Kevin ne cache pas du tout que lui rêverait de vivre déjà une histoire amoureuse, c’est pour cela qu’il a choisi cette photo comme sa préférée ! Les choix des autres jeunes seront aussi des occasions d’échanges animés,  les images interpellant vivement leurs imaginaires et leur univers émotionnel.

 

La fin de la séance approche. On distribue à chacun une feuille de papier qui préfigure une lettre qu’il va s’écrire à lui-même. Celle-ci sera ensuite glissée dans une enveloppe sur laquelle sera inscrite l’adresse de l’auteur. Dans un mois nous expédierons les lettres.  Marie Lou va d’un garçon à l’autre pour les aider à entrer dans le jeu. La démarche est prise au sérieux. Chacun se concentre dans son coin. Quant à Myriam, elle me confie qu’elle n’est « pas bonne à l’écrit » et me demande si je peux écrire ce qu’elle va me dire. « Mais c’est personnel, c’est secret », lui dis-je. « Je n’ai rien à cacher », rétorque la fillette.  Puis elle regarde droit devant elle et après un petit silence me dicte les réponses qu’elle veut donner aux trois questions pré imprimées sur sa feuille : Chère Myriam,  …     Voilà ce que tu as retenu de l’animation à laquelle tu as participé le … juin au collège : (Réponse de Myriam)  ce que je pense de moi-même est plus important que ce que les autres pensent de moi. Je peux régler mes problèmes autrement que par la bagarre.

Voici ce que tu aimerais voir changer dans le collège : (Réponse de Myriam) qu’il y ait moins de grossièreté, plus de respect et que les gens arrêtent d’avoir des préjugés les uns sur les autres d’après les vêtements qu’on porte ou comme on parle.

Voici ce que tu es prête à faire pour aider les choses à changer : (Réponse de Myriam) plutôt que de taper, je parlerai avec les autres pour comprendre la cause du problème. Je serai plus coopérante pour les aider  Je ferai comme je sens qui est bien au fond de moi et qui m’apporte la paix. Je devrais être plus concentrée en classe. »

 

Pardon Myriam de divulguer ainsi tes pensées : j’ai changé ton nom pour préserver  l’anonymat. J’ai  une grande excuse : faire savoir que dans des milieux difficiles grandissent des enfants comme toi qui ont plein de pépites au fond du cœur et dont l’intelligence vibre déjà très fort à l’interpellation de valeurs qui ne sont pas celles du milieu ambiant. Ton répondant  à notre animation justifie tous les efforts entrepris pour mettre au point des programmes d’éducation à la paix dans tous les milieux. Et il constitue un grand message d’espoir!

 

Nathalie CHAVANNE

 

 

Le Programme Education à la Paix, est un des programmes portés par l’Association Initiatives et Changement.

Il met au point des espaces structurés de réflexion et d’expression, où, dans des contextes divers, les jeunes peuvent développer leurs compétences sociales en faveur d’un meilleur vivre ensemble et d’une ouverture à l’initiative citoyenne.

 

Programme : Education à la paix

Dialoguer, apprendre à vivre ensemble, agir en citoyen.

7 bis, rue des Acacias

92130 Issy-les-Moulineaux

http://www.fr.iofc.org/

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