Emergence en France de « la société des modes de vie » : autonomie, initiative, mobilité…
La vision de Jean Viard sur le potentiel français.
Dans un livre récent : « Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie » (1), le sociologue Jean Viard, à la suite d’autres travaux témoignant d’une approche originale, nous présente une analyse de la mutation de la société française.
La crise bat son plein et assombrit notre perception de l’avenir, et, on le sait par ailleurs, les enquêtes d’opinion font apparaître chez les français un pessimisme plus marqué que dans d’autres pays. Aussi l’analyse de Jean Viard est bienvenue, car elle apporte des éléments stimulants pour notre réflexion et notre compréhension.
Jean Viard rejoint d’autres analystes qui, au cours des dernières décennies, ont étudié la transformation de la France : Jean Fourastié (2) et Joffre Dumazedier (3), Henri Mendras (4) et Michel Serres (5). Et, comme eux, il met en valeur l’ampleur des changements en cours, mais aussi des acquis considérables que nous avons parfois tendance à oublier.
Ainsi, par exemple, notre espérance de vie a augmenté de vingt cinq ans au XXè siècle. « Cette vie en plus » qui avoisine en moyenne les 40 % par rapport à la génération de 1900 est en partie due à une formidable réduction du travail et de son usure sur le corps » (p 14).
Expansion du temps libre
De fait, une transformation fondamentale s’est opérée dans la répartition du temps. « Là où en 1900, pour la très grande majorité des citoyens, le travail et le sommeil occupaient 70% du temps de la vie, ils n’occupent plus ensemble, en 2011, que 40% » (p 15). L’augmentation de la vie se conjuguant avec la réduction du temps de travail, un genre de vie radicalement différent est apparu. « Nous sommes passé de cent mille heures disponibles, hors sommeil et travail, à environ quatre cent mille pour soi, sa famille, ses temps libres, sa culture, ses engagements et ses voyages… Cette multiplication par quatre du temps disponible, hors sommeil et hors travail, est l’information essentielle. Dans cette dilatation du temps à faible contrainte se tient la révolution temporelle que nous vivons sans en être totalement conscients » (p 32) ;
La culture du temps libre.
Dès lors, la culture du travail demeure, mais perd sa prédominance. Son influence persiste dans certains contextes et dans certains milieux, mais partout, elle doit tenir compte de la culture nouvelle qui s’est développée et se développe dans le temps libre. Cette culture nouvelle engendre une nouvelle manière de vivre et de penser. « Aujourd’hui, la société a deux maîtres : le travail bien sûr, mais aussi à part quasi égale, le temps de non-travail. Ces deux maîtres luttent, s’associent, s’opposent pour construire la société, favoriser la productivité… modifier les codes et les normes, définir les espérances et les exclusives, favoriser telle ou telle région, telle ou telle cité » (p 9). « Si les liens issus du travail sont encore nourris de la culture hiérarchique et collective particulièrement prégnante en France, ils sont appelés de plus en plus à tenir compte de la culture du temps libre où les liens sont auto-organisés et souples » (p 42).
La culture du temps libre qui se déploie dans ce que le sociologue Joffre Dumazedier avait appelé « la civilisation des loisirs » s’inscrit dans une nouvelle répartition des temps sociaux, mais aussi dans le jeu d’une autonomie qui s’exerce dans un ensemble de changements techniques et sociaux qui se traduisent par une grande mobilité.
Ainsi, Jean Viard évoque une « civilisation des vies complètes » où quatre générations évoluent ensemble, une civilisation avec les « vieux présents » et les « bébés vivants ». Cette explosion de l’espérance de vie en trois ou quatre générations est le plus beau progrès des sociétés modernes… »
Notre société est aussi une « société de mobilité des individus dans l’ensemble de leur champ d’activité et d’existence y compris, pour une part, en matière de convictions et d’engagements. Nous sommes devenus multi-appartenants dans un monde qui s’est arraché dans la douleur aux systèmes collectifs d’appartenance » (p 29).
Et, de même, « le lien social se privatise au fur et à mesure que le temps se privatise et que les normes et le valeurs inventées pour vivre ce temps libre réorganisent notre culture. Le lien social lie aujourd’hui des individus autonomes, mobiles, acculturés à l’absence, en risque permanent, il est vrai, de solitude. Mais libres aussi » (p 39).
Cette nouvelle culture du temps libre se manifeste aussi en terme de réseaux. « Nous avons chacun des réseaux de relations multiples intra et extra familiales qui ont, peu à peu, submergé les liens rares et régulés du monde d’hier. Et le cœur de ce réseau de relations, c’est l’affection sous toutes ces formes et le « faire ensemble des chose différentes », ce qui est de plus en plus le modèle de la famille tribu » (p 41).
La culture du temps libre participe à une transformation des représentations, des attitudes, des comportements. C’est une transformation de grande portée. Ainsi, nous dit Jean Viard, cette nouvelle culture « joue également avec le recul de la force comme système de domination du travail, de la politique et des femmes (ce qui est le grand regret des droites extrêmes). Cette nouvelle société est par nature paritaire et métissée, même si elle peine à advenir » (p 50)
L’avènement de la mobilité.
En 1950, une personne parcourait en moyenne chaque jour cinq kilomètres. « Cinq kilomètres, c’est un monde du voisinage, de l’interconnaissance, du contrôle social de chacun… C’est un espace social dense… c’est un groupe fortement uni par un nous dans lequel la bataille de chacun consiste à se créer une parcelle de je… » (p 60-61). Aujourd’hui, la situation est complètement différente. Une personne parcourt en moyenne chaque jour quarante-cinq kilomètres (p 61). La majorité de ces déplacements est maintenant lié au temps de loisir. « Nous sommes entrés dans une période de « mobilité généralisée ». Des flux migratoires nouveaux apparaissent. Ainsi, beaucoup de jeunes, lorsqu’ils se stabilisent, recherchent une maison avec jardin peu éloignée d’une ville de province. C’est le mode de vie qui est le choix premier. De même, les jeunes retraités sont attirés vers des villes technologiques et culturelles comme Montpellier ou Nantes » (p 67).
Ainsi, nous sommes « face à une mobilité dominante, parfois plus subie que choisie » (p 69). « Demeure une forte part de la société qui n’a pas vécu ce basculement et qui tend à se replier dans des formes d’appartenance traditionnelles » (p 65).
Cette expansion de la mobilité modifie l’usage et la représentation de l’espace. Jean Viard évoque l’importance croissante du logement et les nouvelles requêtes envers celui-ci. « La question du logement est essentielle dans l’évolution des codes sociaux et dans leur démocratisation » (p 71-81).
Et, de même, notre représentation et notre usage du territoire ont complètement changé. C’est un « territoire en réseaux ». La mobilité physique se conjugue avec une « mobilité virtuelle de masse ». Une géographie nouvelle s’est mise en place. La ville a changé de visage. Depuis vingt-cinq ans, « elle se reconstruit comme espace de promenade, de divertissement et de rencontre » (p 92). C’est Paris Plage, le retour des tramways et le Vélib. Mais cette évolution n’est pas réservée à Paris. Elle se manifeste quasiment partout. Et, de même, les rapports entre l’urbanité et le monde vert ont changé (p 100-109). « On ne peut plus penser en terme de société urbaine et société rurale, ni d’ailleurs en terme de Paris et de province » (p 102). Il y a un étalement du tissu urbain. Jean Viard évoque ainsi une « ville nuage ». Les « extra urbains », « les habitants qui ont fait le choix de quitter l’urbain central » (p 102) se multiplient. Ils s’installent dans la France des villages, des campagnes, des bourgs et des petites villes. Alors la taille et la densité de chaque aire urbaine augmente. « Lorsque nous pensons « urbains et extra urbains », écoutons le mouvement, les représentations et les trajets, car tout cela fait système, chaînes et réseaux ».
Une dynamique nouvelle à accueillir et prendre en compte.
Pour progresser, nous avons besoin de prendre conscience des représentations du passé qui nous empêchent de voir le présent dans sa réalité et d’agir en conséquence. Le livre de Jean Viard nous montre combien les dynamiques nouvelles appellent des changements que nous ne pouvons pas mettre en oeuvre lorsque nous sommes prisonniers des représentations du passé. « Trop souvent aujourd’hui, on pense et on agit la société avec une vision issue du monde d’hier » (p 19). Cela vaut pour l’économie comme pour la politique. Dans des champs très variés, Jean Viard ouvre notre regard sur les transformations dont il faudrait tenir compte pour agir avec pertinence. En voici quelques exemples.
Une compréhension des nouvelles orientations du travail fonde une réflexion prospective concernant la politique économique. On ne peut plus confondre aujourd’hui travail et production de biens. « 40% des emplois sont occupés par des gens qui s’occupent des autres : enseigner, soigner, divertir. Là est la vraie novation de nos sociétés. L’énorme investissement en éducation et en santé que nous avons fait au XXè siècle est la cause profonde des nouveaux équilibres à l’œuvre. Ensuite 30% environ des emplois gèrent la logistique de la société (commerce, sécurité, transport, politique et administration), 10% travaillent l’espace (agriculture, urbanisme, logement) et moins de 20% produisent des objets. Autrement dit, 70% des emplois sont liés aux habitants et, donc, accentuent les flux migratoires» (p 174).
Un phénomène nouveau est apparu. La recherche d’un genre de vie attractif est devenue moteur. Les entreprises sont progressivement amenées à suivre le mouvement. « Quand on étudie les migrations nationales en France depuis les années 1960, il ressort nettement que les régions touristiques attirent à la fois plus de nouveaux habitants que les autres, et plus d’entreprises dans les nouveaux secteurs économiques » (p 142). L’économie se déploie vers les zones de consommation et vers les grandes régions de tourisme. « Certaines villes comme Lyon et Lille ont su remarquablement se repositionner dans cette nouvelle géographie… Mais le plus surprenant est la puissance nouvelle des régions du soleil : Nice, Grenoble, Aix, Montpellier, Toulouse… « (p 143-144). « Les régions du sud, puis de l’ouest deviennent des pôles high tech considérables » (p 157)).
Dans cette perspective, « le tourisme est au XXè siècle un des éléments décisifs de restructuration de l’image des territoires et de leur attractivité « post- touristiques ». Et de même, le dynamisme des grandes villes françaises est lié pour une part à leur politique de mise en valeur de leur patrimoine culturel et de leurs ressources touristiques. « Réfléchissons à ce rôle du tourisme si peu étudié dans la mise en désir des territoires. Comprenons qu’après les mines, les usines et l’administration d’état au XIXè siècle, le tourisme est au XXè siècle, un des éléments décisifs de restructuration de l’image des territoires et de leur attractivité « post-touristiques ». (p 84).
La prise de conscience des orientations nouvelles peut guider une politique économique. Elle est indispensable pour concevoir une organisation politique en phase avec la manière dont la vie se déroule aujourd’hui.
Effectivement, on constate l’inadaptation des structures administratives et politiques héritées du passé et, en particulier, de la France rurale. « Les cadres territoriaux et mentaux issus du mythe paysan français ne servent plus qu’aux élus et à l’administration » (p 180). « Si la gestion des villes s’est renouvelée, les difficultés du monde extra-urbain et des banlieues appelle « une réforme territoriale puissante » (p 108). Et, bien sûr, ce qui reste du modèle centralisé et jacobin est complètement dépassé. Il est même parfois court-circuité si l’on constate avec Jean Viard que « le local est maintenant en lien direct avec le global ». « La société locale est immédiatement mondiale, là où le centre post-jacobin est souvent encore empêché dans une logique centre/périphérie qui fleure bon son Richelieu » (p 134).
Jean Viard consacre un chapitre aux « transformations de la cité politique ». Il esquisse un ensemble de propositions. Il nous appelle à un regard nouveau ; « Nous n’avons pas su réorganiser la politique, pour que le gouvernement de la cité soit en harmonie, en écoute des attentes, des individus mobiles… » (p 186). Le danger du repli, du rejet, de l’ethnicisme et du souverainisme est bien là. Nous sommes appelés à « inventer des cadres et des règles pour une cité politique nourrie de liberté individuelle, de multiplicité des objets et des expériences, de discontinuité , de besoin de vie romanesque » (p 186).
Un horizon pour la France.
Ce livre est excellent. Jean Viard pose un diagnostic sur l’état de la France. Il montre les problèmes et les dangers, mais il ne s’y attarde pas, car ses constats et ses analyses nous aident à comprendre les dysfonctionnements. Il met en évidence les transformations radicales qui sont intervenus dans notre pays au cours des dernières décennies. Il nous décrit une dynamique nouvelle qui se manifeste dans des modes de vie différents. Et, face au pessimisme ambiant, Jean Viard esquisse des propositions et montre le potentiel de la France. Il met en évidence les atouts de notre pays : Paris, la grande « ville monde », des villes dynamiques, des ressources touristiques considérables, un art de vie attractif. Jean Viard fait apparaître un ensemble de capacités qui fonde une politique de développement.
Bien sûr, il y a des difficultés, il y a des drames. Oui, il y a la montée du chômage et des inégalités, de la souffrance sociale et de l’exclusion. Mais « la faiblesse de l’analyse de la créativité de la société depuis un quart de siècle a contribué à diffuser dans l’opinion l’idée, fausse, que la pauvreté a augmenté et qu’elle est notre avenir probable… Car si on n’éclaire pas le mouvement de la société, chacun ne voit plus que ce qui se déstructure et, au lieu de mettre son énergie à accompagner, renforcer et diffuser le mouvement, chacun s’enferme dans une vision noire… » (p 197). « Il nous faut sortir des imaginaires de la chute qui nous ont envahis et redécouvrir les forces de vie aussi à l’œuvre dans le présent » (p 22). La France peut entrer dans ce monde nouveau en étant elle-même. « Demandons-nous pourquoi les autres viennent autant chez nous et bâtissons notre position économique dans la mondialisation à partir de ces désirs là » (p 194).
On peut contester tel ou tel point ou estimer que l’analyse néglige certains aspects. Cet ouvrage va-t-il assez loin dans l’analyse de l’origine, du parcours et des conséquences d’une culture traditionnelle individualiste et défensive qui engendre la défiance ? (6). Et comment aider les groupes économiquement et socialement enfermés dans des conditions anciennes de vie à entrer dans une nouvelle étape ? Mais ce livre apporte un message tonique. Il est publié dans une série intitulée : « L’urgence de comprendre ». Oui, il y a urgence de comprendre en sachant que la compréhension engendre ici une intelligence des situations et une vision, source d’encouragement et de dynamisme. Le livre de Jean Viard nous aide à percevoir la réalité sociale dans laquelle nous vivons. Partageons cette lecture qui contribue à éveiller notre intelligence collective.
J H
(1) Viard (Jean). Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie. L’aube, 2011 (Monde en cours). Ce livre court (200p) et très accessible peut être l’objet de cercles de discussion. Sociologue, économiste de formation, Jean Viard dirige également les éditions de l’aube.
(2) Economiste, Jean Fourastié a mis en évidence les modalités de mutation économique intervenue après la seconde guerre mondiale : « Les trente glorieuses. La révolution invisible de 1945 à 1976 » (Fayard, 1979) (réédition en livre de poche). A côté de l’évolution du niveau de vie, il a mis l’accent sur la notion de genre de vie et a développé une réflexion philosophique à propos de l’évolution des mentalités.
(3) Sociologue et militant de l’éducation populaire, Joffre Dumazedier a été le pionnier de la sociologie des loisirs. Un classique : « Vers une civilisation des loisirs » (Seuil 1962)
(4) Sociologue de la vie rurale, Henri Mendras a ensuite étudié les transformations de la société française. Il a publié, entre autres, un ouvrage essentiel pour comprendre l’évolution de notre société : « La Seconde Révolution Française : 1965-1984 » (Gallimard, 1988)
(5) Michel Serres est un philosophe réputé qui réfléchit à la mutation de la société. Un essai éclairant comme réflexion sur l’évolution dans le long terme. : « Temps des crises » (Le Pommier, 2009)
(6) Sur le site de Témoins : « Défiance ou confiance. Quel style de relation ? Quelle société ? » http://www.temoins.com/societe/defiance-ou-confiance.html
Sur ce blog, on pourra lire également une mise en perspective du livre de Jérémie Rifkin : « La troisième révolution industrielle » : https://vivreetesperer.com/?p=354