Un contre récit positif pour traverser le chaos

Nous avons conscience de la grave menace du dérèglement climatique. Mais s’y ajoute une crise économique et sociale : la montée des inégalités. Et l’angoisse ambiante contribue à une augmentation de l’agressivité. Dans un livre récent ‘The life after doom’ (1), le pasteur et théologien américain Brian McLaren n’hésite pas à nous mettre en garde et à nous inviter au courage et à la sagesse dans un monde qui se défait. Cependant, on regarde maintenant généralement l’avenir en terme de transition, une transition écologique pour sortir d’une économie carbonée et enrayer ainsi le réchauffement climatique. Mais est-ce que ce mouvement est suffisamment rapide et profond ? Patrick Viveret (2) et Julie Chabaud ne le pensent pas et proposent une autre approche dans un livre au titre significatif ‘La traversée’ (3). Leur démarche est décrite en ces termes : « la bataille de la transition semble perdue faute d’avoir été réellement menée. Il nous faut faire preuve de lucidité et de radicalité tant dans la perspective que dans le diagnostic. Et, comme la chenille qui se transforme en papillon, raisonner dorénavant en terme de ‘métamorphose’. Voilà un exercice qui est loin d’être évident, car, pour la chenille, l’état de papillon représente la fin d’un monde, en tout cas de son monde ».

Les auteurs estiment que la transition est insuffisante : « Si les principaux responsables économiques et politiques avaient pris au sérieux les avertissements dont ils avaient connaissance dès les années 1980, ‘la transition écologique solidaire’ aurait pu être réussie. Mais ils se sont contentés de greenwashing et de petits gestes au lieu de s’attaquer aux écocides et aux inégalités sociales générées par l’hypercapitalisme ». Dès lors, les auteurs proposent une perspective nouvelle en employant le terme de traversée plutôt que celui de transition. « Cette traversée propose de comprendre et nommer les temps régressifs dans lesquels nous sommes entrés, sans pour autant céder aux perspectives déprimantes de l’effondrisme. Elle engage au réalisme sur la situation actuelle tout en orientant l’action civique par un imaginaire positif et en révélant de nouveaux équipements pour traverser le chaos de la chrysalide sans s’abimer. C’est la projection d’une humanité en voie d’apparition : plus sage et attentive, mieux connectée au vivant, faisant coopérer toutes les intelligences afin d’œuvrer pour l’habitabilité de la planète Terre, défi ultime qui nous relie tous » (page de couverture).

Après nous avoir proposé une métaphore éclairante, comparant notre situation au passage de l’état de chenille et de chrysalide à celui de papillon, les auteurs « ouvrent des chantiers aussi bien théoriques et pluridisciplinaires que pratiques et tournés vers l’action » (p 41) Se succèdent ainsi des chapitres exposant ‘les chantiers de la métamorphose’ en cinq grandes parties : «  Comprendre les anticorps des chenilles ; Les ruses de la chenille : pourquoi ne faisons-nous pas ce qu’il faut ; Les travaux de la métamorphose ; Traverser le chaos créateur de la chrysalide ; Se placer en posture de puissance créatrice ».

Dans ces chantiers, les auteurs apportent une vaste information nourrie par leurs connaissances sociologiques, mais aussi, tout particulièrement, par une grande expérience des initiatives innovantes, dans le changement écologique et dans le changement social, prenant en compte la diversité et la créativité des territoires. Les auteurs ont une expertise en ce domaine. Ainsi, Patrick Viveret n’est pas seulement un philosophe et un essayiste, une figure de proue dans le mouvement convivialiste, c’est aussi un homme d’action, issu de la Nouvelle Gauche dans un penchant autogestionnaire, ayant œuvré dans l’entourage de Michel Rocard et de Lionel Jospin et, par la suite très actif dans les mouvements altermondialistes et, aujourd’hui, dans plusieurs associations et collectifs.

 

Une métamorphose de la chenille au papillon

Comparer l’évolution de la chenille et de la chrysalide au papillon à celle de notre humanité ‘n’est qu’une métaphore’, précise les auteurs à l’entrée de la séquence ‘les travaux de la métamorphose’ (p 91). « Nous ne sommes pas des chenilles en train de devenir des papillons, mais des êtres humains. La métaphore nous est utile pour nous donner de l’espérance et de l’énergie mais elle doit aussi intégrer des données essentielles : nous ne sommes pas dans l’ordre de la simple programmation déterministe du vivant. Là où les cellules imaginales de la chenille la mènent inexorablement au papillon, « nos » cellules imaginales sont des possibles, un papillon en latence » (p 91).

Après avoir rappelé très précisément les menaces et exprimer leur analyse d’un insuccès de la Transition, les auteurs nous proposent une perspective : « L’approche en terme de transition induit dans les esprits l’idée d’une progression linéaire et sans à-coups importants. Or, comme elle se heurte à une réalité contraire, elle finit par entretenir une vision désespérée de la situation. On ne connait pas de progression linéaire, mais souvent des régressions profondes. Il existe des seuils de bouleversement qui conditionnent la capacité de l’humanité à vivre la nouvelle ère écologique dans laquelle elle est désormais rentrée. En revanche, si l’on prend l’exemple de l’une des métamorphoses les plus connues et les plus spectaculaires, celle de la chenille au papillon, nous comprenons que du point de vue de la chenille, le papillon, c’est la fin du monde, ou en tout cas de son monde… L’hypothèse que nous voudrions donc développer dans ce livre est qu’il nous faut nommer et comprendre cette phase critique, si nous voulons saisir les moyens de la surmonter… L’approche que nous proposons permet de comprendre et de nommer les temps régressifs dans lesquels nous sommes entrés sans pour autant céder aux déni des uns ou aux perspectives déprimantes de l’ ‘effondrisme’ des autres ou de l’ ‘aquabonisme’. Elle intègre la situation de temps sombres tout en orientant l’action civique vers un imaginaire positif » (p 20-21).

Les auteurs nous expliquent le processus de la métamorphose de la chenille, puis de la chrysalide au papillon, et comment la compréhension de ce processus peut nous aider à comprendre et à affronter les différents passages du changement auxquels nous sommes confrontés. « La chrysalide est une marmite bouillonnante… où les repères connus disparaissent, fusionnent, se recombinent ou s’hybrident avec des références inconnues. La chrysalide est un chaos. S’y affrontent les forces du passé (la chenille) et les forces de la vie et de l’avenir (le papillon) » (p 22). Cette perspective nous aide à modifier nos manières de voir. « Cela signifie opérer une réforme de la pensée comme le propose Edgar Morin, mais aussi déposer nos armures lourdes et inadaptées. Cela signifie prendre soin… et se doter de nouvelles postures, furtives, créatives, coopératives et apprenantes » (p23).

Les auteurs nous signalent une particularité très éclairante : « De la métaphore de la métamorphose biologique de la chenille en papillon, nous retenons les cellules imaginales, ces cellules déjà présentes dans la chenille qui portent en elles une sorte de code signalant au corps de la chenille la manière de se transformer et de développer les attributs du futur papillon » (p 23). Cependant, « dans le bouillonnement de la chrysalide, les anticorps de la chenille se défendent contre le déploiement des cellules imaginales et donc du papillon ».

Les auteurs prennent appui sur cette image. Il y a des forces en nous et dans l’humanité que nous pouvons nourrir. « Nous ouvrirons un chantier pour nourrir les cellules imaginales des métamorphoses très-humaines, car les nouveaux imaginaires et leurs équipements s’expérimentent partout déjàIl s’agit de les donner à voir, à sentir et à comprendre pour que chacune et chacun d’entre nous puisse les assembler et les réinventer à notre goût et dans nos réalités » (p 24).

 

Les chemins de la métamorphose

Voici quelques-unes des pistes que tracent les auteurs :

Ils nous appellent à bien identifier les menaces et les enjeux. « Il y a les menaces qui relèvent des défis écologiques ». Mais « il y a aussi la guerre que nous nous faisons avec l’augmentation des violences ». Dans cette double menace, « ce sont les mêmes forces qui sont à l’œuvre, obsédées dans les deux cas par la peur de voir disparaitre leur ancien monde organisé autour de formes patriarcales, productivistes et autoritaires » (p 25). Face à ce double risque, il est encore temps d’organiser ce que nous pouvons appeler une grande ‘alliance des forces de vie’, car la grande majorité des êtres humains aspirent à vivre dans la paix, la justice et la liberté sur une planète habitable. Il est encore temps de s’appuyer sur le socle positif qui a permis à la planète de renaitre après la seconde guerre mondiale, celui notamment de la Déclaration universelle des droits humains… (p 26).

L’enjeu est celui d’une ‘civilité humaine’. Si le temps nous parait critique, nous pouvons l’envisager comme celui d’une « humanité en travail sur elle-même… » (p 27). « Ce travail sur soi (expression souvent utilisé à propos de la quête de sagesse d’une personne) concerne l’humanité dans son ensemble et aussi tous les corps collectifs qui la constituent : peuples, nations, états, religions, genres, ethnies, cultures, catégories sociales… »

Les auteurs, conscients des pièges du transhumanisme, envisagent la voie du ‘très-humain’… « La voie du très-humain conserve le meilleur de l’émancipation de la modernité sans le pire de la chosification du vivant et des humains eux-mêmes. Elle retrouve le meilleur du lien des sociétés de tradition : lien à la nature, lien social, lien de sens, sans céder à la face sombre de ce lien, celle qui, au lieu de nous libérer, nous contrôle et nous aliène. Elle nous fait grandir en humanité, en intelligence créatrice et en sagesse, mais ne prétend pas, ne souhaite pas nous faire sortir de l’humanité » (p 30).

Ainsi, les auteurs envisagent une société en voie d’apparition et non de disparition. Et, en conséquence, ils nous présentent un vaste chantier dans la promotion de multiples projets de vie et de nouvelles formes économiques… Un tel projet, qui écarte la violence, est aussi « une source de réorientation profonde vers l’essentiel de ce qui fait sens pour tout être humain et pour l’humanité elle-même dans son rapport à l’univers. En ce sens, elle est aussi une source de bien vivre… Nous pouvons nous fixer comme un objectif enthousiasmant celui d’une humanité qui, pour reprendre expression de Philippe Desbrosses, « ne serait pas une société en voie de disparition, mais en voie d’apparition » (p 34).

Les auteurs militent en faveur d’une ‘radicalité créatrice et démocratique’. « La colère est nécessaire et permet d’échapper au sentiment d’impuissance et de dépression, lorsqu’on voit le scandale absolu qu’évoque Oxfam, les 1% les plus riches posséder en fortune, l’équivalent de la moitié de la richesse mondiale et avoir une empreinte carbone égale à cette hypertrophie » (p 34). Cependant les auteurs mettent en garde vis-à- vis des tentations de la violence.

Et même, ils appellent à une lutte contre ce qu’ils appellent le ‘brutalisme’, une ‘éco-convivialité face au brutalisme’. « La résistance est sur deux fronts : celui de l’argent roi qui continue d’être au cœur de l’irresponsabilité écologique et aussi celui de la brutalité qu’exprime le pouvoir de domination sous toutes ses formes, de la brutalisation de la nature à celle des humains » (p 37).

Face au ‘brutalisme’, les auteurs opposent ‘l’éco-convivialisme’. « ‘Eco’, car à l’évidence, la question écologique est non seulement centrale mais vitale. ‘Convivialisme’, car ce terme nous parait mieux adapté que celui historiquement daté de ‘éco-socialisme’ ou celui de ‘éco-humanisme’. L’humanisme classique reste marqué par une vision justement peu écologique… et sa posture trop occidentale… Il nous semble donc que, sur ces deux terrains comme ceux aussi de l’alternative au patriarcat, le convivialisme inspiré à l’origine par les travaux de Ivan Illich et développé dans un manifeste signé par des intellectuels du monde entier, répond mieux à ce défi » (p 38-39).

Effectivement, le convivialisme, ‘philosophie de l’art de vivre ensemble’ (4) se répand dans le monde. En 2020, le mouvement convivialiste a publié un « ‘second manifeste’ qui énonce cinq principes et un impératif pour prendre soin de la nature et des humains ». « Le but du convivialisme est de contribuer à l’édification d’un monde post-néolibéral… en opérant des formes de regroupement entre tous les réseaux qui visent ce même objectif… ». Le ‘Second manifeste convivialiste. Pour un monde post-néolibéral’ (5) est soutenu par près de 300 signataires, venant de 33 pays différents, et pour beaucoup d’entre eux des chercheurs réputés comme le montre la liste publiée en fin de manifeste.

Les auteurs poursuivent en marquant une spécificité et une originalité du convivialisme dans un monde en tensions tenté par la violence et par la guerre. « Cette proposition se fonde sur le fait que le contraire de la dureté n’est pas la mollesse, mais la douceur » (p 39). Le projet préconise de profonds changements dans la vie sociale et économique. Ainsi évoque-t-il « une ‘écolonomie’, une économie réencastrée dans les besoins du vivant et des vivants ». « Notre économie ne peut perdurer que si elle se ‘réencastre’ dans l’écologie et donc dans le rapport au vivant » (p 100). On pourra lire en regard le livre d’Eloi Laurent : « Économie pour le XXIe siècle » (6). C’est un projet ambitieux. « Un tel projet allie bien sûr la transformation personnelle et la transformation sociale » (p 40). Ce n’est pas seulement « un projet politique, mais un projet anthropolitique » (p 40), c’est à dire qu’il envisage la vie humaine en profondeur.

Dans ce livre : « La Traversée » Patrick Viveret et Julie Chabot nous apportent un éclairage pour comprendre et affronter les remous d’une société confrontée aux changements climatiques et aux troubles sociaux engendrés par la montée des inégalités. Ainsi nous permettent-ils d’envisager différemment la transition écologique en nous montrant le chaos dans lequel elle s’effectue, à travers l’image du passage de la chenille et de la chrysalide au papillon et en nous présentant ainsi la transition comme une métamorphose. En terme de ‘chantiers’, les auteurs nous aident alors à influer sur les processus de la métamorphose dans les différents domaines impliqués. A travers l’expertise des auteurs, ce livre nous apporte des ressources. Conjugué à la transformation sociale, la transformation personnelle est mise en valeur. A cet égard, on pourra trouver une inspiration spirituelle dans le livre écrit par Joanna Macy et préfacé par Michel Maxime Egger : ‘L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état du monde sans devenir fou’ (7). Ce livre sur ‘La  traversée’ est également éclairant parce qu’il nous offre un horizon social, politique et économique en s’inscrivant dans la dynamique d’un courant de pensée et d’action en pleine expansion : le convivialisme. Nous pouvons ainsi réfléchir aux questions actuelles à l’échelle du monde.

J H

 

  1. Brian McLaren. Life after doom. Wisdom and courage for a world falling apart. Hodder and Stouchton, 2024
  2. Patrick Viveret. Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Viveret
  3. Patrick Viveret. Julie Chabaud. La Traversée du temps des chenilles à celui des métamorphoses. Un contre récit positif pour traverser le chaos ; Les liens qui libèrent, 2023
  4. Mieux vivre ensemble : https://convivialisme.org
  5. Internationale convivialiste. Second manifeste convivialiste. Pour un monde post – néolibéral. Actes sud, 2020
  6. Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Face à la crise écologique, comment réaliser une transition juste : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-ecologique-realiser-des-transitions-justes/
  7. Joanna Macy. Chris Johnstone. L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état de notre monde sans devenir fou : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/
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