Sortir du patriarcat
Au fondement du care, selon Carol Gilligan, il y a plus qu’une voix différente, une voix humaine.
Fondatrice de l’éthique du care (1) dans son livre initial paru il y a quarante ans, en 1982 aux Etats-Unis : ‘In a different voice. Psychological Theory and Women’s development’ (en français, ‘Une voix différente’) (2), Carol Gilligan développe et reformule sa pensée dans un nouveau livre paru en 2023 sous le titre : ‘In a human voice’ traduit en français sous le titre : ‘Une voix humaine. L’éthique du care revisitée’ (3).
« Quarante après la révolution d’ ‘Une voix différente’, le livre qui a fait entendre la voix des femmes dans le domaine de la vie morale, Carol Gilligan fait le bilan de ses travaux précurseurs sur l’éthique du care. La voix de l’empathie, du soin des autres, cette voix trop souvent réduite au silence, n’est pas uniquement celle des femmes. Elle est avant tout une voix humaine qui s’oppose à celle du patriarcat… Contre une hiérarchisation binaire du féminin et du masculin, ce livre développe une éthique de résistance et de libération destinée à tous. De Greta Thunberg à Spike Lee, des femmes qui avortent aux jeunes filles qui se rebellent, Carol Gilligan analyse les discours les plus subversifs de notre temps et inscrit définitivement son œuvre dans notre XXIe siècle » (page de couverture).
Une voix différente
Dans son livre fondateur : ‘Une voix différente’ (1), Carol Gilligan raconte comment son état d’esprit attentif et ouvert lui a permis de découvrir les failles qui existaient dans la psychologie dominante. Ainsi écrit-elle : « Voici dix ans que je suis à l’écoute des gens. Je les écoute parler de la morale et d’eux-mêmes. Il y a cinq ans, j’ai commencé à percevoir des différences entre toutes les voix, à discerner deux façons à parler de morale et à décrire les rapports entre l’autre et soi ». A partir de cette écoute, au travers de ces enquêtes, Carol Gilligan découvre que les voix de femmes ne correspondent pas aux descriptions psychologiques de l’identité du développement qu’elle-même avait lues et enseignées pendant des années. « A partir de cet instant, les difficultés récurrentes soulevées par l’interprétation du développement féminin attirèrent mon attention. Je commençais à établir un rapport entre ces théories et l’exclusion systématique des femmes des travaux permettant de construire les théories cruciales de la recherche en psychologie… On peut envisager une hypothèse : les difficultés qu’éprouvent les femmes à se conformer aux modèles établis du développement humain indique peut-être qu’il existe un problème de représentation, une conception incomplète de la condition humaine, un oubli de certaines vérités concernant la vie ». Carol Gilligan ne débouche pas sur une catégorisation absolue : « Les voix masculines et les voix féminines ont été mises en contraste ici afin de souligner les distinctions qui existent ente deux modes de pensée et d’élucider un problème d’interprétation. Je ne cherche pas à établir une interprétation quelconque sur l’un ou l’autre sexe ».
Dans une présentation d’ ‘Une voix différente’, Fabienne Bruguière nous en montre l’originalité. Carol Gilligan interpelle la théorie dominante du genre humain et les catégories d’interprétation morale de Kohlberg : « La morale a un genre : une morale masculine qui se veut rationnelle, imprégnée de lois et de principes, étouffe une morale relationnelle nourrie par le contexte social et l’attachement aux autres. Mais, bien plus encore, elle promeut une nouvelle éthique qui est un résultat de la clinique, un équilibre nouveau entre souci de soi et souci des autres. L’éthique est alors une manière de se constituer un point de vue ». Et, dans le même mouvement, « Gilligan ne préconise pas un féminisme de la guerre des femmes contre les hommes, mais de la relation entre sphère publique et sphère privée, raison et affects, éthique et politique, amour de soi et amour des autres ».
Le nouveau livre de Carol Gilligan : ‘Une voix humaine’ confirme et poursuit ce mouvement. En effet, dans la poursuite de ses recherches, notamment sur l’évolution des filles et des garçons, elle a compris que c’était le système patriarcal qui était à l’origine de la perturbation « des facultés relationnelles humaines les plus élémentaires » (p 36). « A ce moment-là, le mot ‘patriarcat’ avait revêtu une signification toute particulière pour moi. Pour le définir simplement, le patriarcat se rapporte à un ensemble de règles de vie fondé sur la binarité et la hiérarchie de genre. Pour être un homme, il ne faut pas être féminin mais masculin et asseoir sa supériorité – vis-à-vis des hommes qui ne sont pas perçus comme de ‘vrais’ hommes ainsi que des femmes. Dans un système patriarcal, l’ordre s’établit comme tel : le masculin l’emporte sur le féminin, l’hétérosexuel sur l’homosexuel » (p 36). La nocivité du patriarcat s’est imposée à Carol Gilligan dans ses nouvelles recherches. « En sapant les aptitudes relationnelles de l’humanité, l’épreuve initiatique du patriarcat compromet, chez les enfants, leur capacité non seulement à subsister mais aussi à s’épanouir. Cette initiation prépare le terrain de toutes les autres formes d’oppression, qu’elles soient fondées sur la race, la classe, la caste, la sexualité, la religion etc. C’est pourquoi les enfants internalisent les codes de genre qui les obligent à se dissocier de certains aspects de leur humanité, que leur aptitude à percevoir et à résister à l’injustice finit par se troubler » (p 37).
Au total, la ‘conception du genre binaire et hiérarchique’ de la culture patriarcale « compromet les facultés relationnelles dont nous dépendons afin de survivre et de prospérer ». Dans cette perspective, le regard se porte au-delà de la subordination féminine sur l’organisation sociale et sur la conception de l’humain. « Ce qui avait été conçu, à première vue comme une question concernant spécifiquement les femmes, voire un problème typiquement féminin, s’est révélé, grâce à une écoute attentive – avec le temps et l’évolution des connaissances, de plus en plus étendues en la matière – être une problématique ‘humaine’ » (p 38).
Un chemin de recherche
Dans ce livre, Carol Gilligan nous rapporte son itinéraire professionnel. En 1973, titulaire d’un doctorat de psychologie, elle enseigne à Harvard. Elle a pour collègues des chercheurs réputés dans le champ de l’identité et de la morale : Erik Erikson et Lawrence Kohlberg et, à leur exemple, elle va s’engager dans cette voie de recherche. Cette orientation, nous dit-elle, est également inspirée par ses études précédentes en littérature anglaise, « ce qui a stimulé son intérêt pour la façon dont les gens se perçoivent eux-mêmes et perçoivent la moralité lorsqu’ils sont confrontés à des situations réelles de conflits et ce choix. Les questions identitaires et morales m’intéressaient, autrement dit, comme Larry Kohlberg le définissait à l’époque, le rapport entre jugement et action » (p 18).
Carol Gilligan souhaitait aborder « une situation qui oblige les gens à faire un choix, soulève en eux des questionnements identitaires et moraux, et les oblige aussi à devoir assumer les conséquences de leurs décisions. Et c’est à ce moment-là que la Cour suprême m’est venue en aide : arrêt Roe v. Wade. Mes recherches porteraient sur la décision d’avorter dans le cas de recours à des institutions publiques… » (p 19). « Entre 1973 et 1975, j’ai interrogé 29 femmes pendant le premier trimestre de grossesse, qui envisageait l’avortement » (p 19). C’était un échantillon diversifié. Venant de relire les transcriptions des entretiens, elle se rappelle avoir dit à une collègue : ‘Tu sais, je comprends pourquoi il est si difficile pour les psychologues de comprendre les femmes’. A l’époque, j’avais été en charge d’un cours qui portait sur les théories de Freud et Erikson, de Piaget et de Kohlberg, qui avaient tous sans exception, admis qu’ils étaient pour le moins déconcertés par la gent féminine, qu’ils considéraient moins développée que les hommes en termes de perception de soi et de capacité de jugement moral… En lisant ces entretiens et en prêtant une attention toute particulière à la façon dont elles parlaient d’elles-mêmes de leur sens moral, j’ai perçu chez elles une tendance à envisager différemment les questions morales – en les abordant, de fait, depuis un autre angle de vue, c’est-à-dire à partir du postulat de la connexion plutôt que de la séparation » (p 21-22).
C’est à partir de cette prise de conscience qu’est né ‘Une voix différente’, d’abord sous forme d’un article paru en 1977 dans la Harvard Educational Review, puis d’un livre publié en 1982. Carol Gilligan raconte combien la publication de cet article dans la Harvard Educational Review rencontra de grandes résistances, si il suscita ensuite une large audience. « Dès le départ, ‘Une voix différente’ avait été reconnu pour ce qu’il était : un élément perturbateur » (p 24).
Cependant, Carol Gilligan percevait le danger d’attribuer le care exclusivement aux femmes. « Je n’avais rien d’une essentialiste. Au contraire, le fait que l’on considère le care, l’acte de prendre soin comme typiquement ‘féminin’ m’a alerté sur la construction du genre selon une modalité binaire (soit masculine, soit féminine) et hiérarchisée (privilégiant le masculin)… Il était alors fondamental pour moi de m’attaquer à la confusion qui régnait entre les femmes et ce qui semble ou est considéré comme féminin » (p 26). « Pour reprendre le titre de la philosophe Manon Garcia, ‘On ne nait pas soumise, on le devient’, c’est le patriarcat qui façonne la vie des femmes » (p 27). « Une recherche auprès d’étudiant(e)s en médecine concernant les dilemmes moraux hypothétiques de Kohlberg a montré que si, du coté des femmes, un tiers prenait seulement la justice en compte, un autre tiers évoquait à la fois la justice et le care et un tiers encore ne se référait qu’au care, la positon des hommes étaient loin d’être monolithique : si la moitié des hommes faisait uniquement intervenir la justice, l’autre moitié présentait des considérations à la fois de justice et de care afin de résoudre des problèmes éthiques et moraux » (p 27).
Une étude auprès de jeunes enfants a montré que « le souci de l’oppression (par l’usage injuste du pouvoir) et celui de l’abandon (autrement dit de l’échec à prendre soin) sont des préoccupations de l’humanité tout entière, inscrite dans le cycle même de la vie humaine. Il suffisait de tendre l’oreille à la parole des enfants pour entendre qu’ils faisaient appel à la morale en s’exclamant : ‘C’est pas juste !’ ou ‘Tu t’en fiches !’ » (p 28 ).
« Mais c’est la recherche que j’ai menée auprès des jeunes filles qui m’a fait déplacer le curseur après avoir développé et explicité ce que j’entendais par une voix différente pour me déplacer sur une autre question : qu’est-ce qui peut bien inhiber notre perception, faire obstacle au point de ne pas voir ce qui se trouve sous nos yeux ? Et c’est là que la construction du genre selon une modalité binaire et hiérarchique s’est imposée comme le filtre qui nous empêche de voir et de dire ce qui est pourtant évident » (p 28).
La pression de la culture patriarcale : soumission ou résistance
Carol Gilligan nous permet de mieux identifier la culture patriarcale qui se manifeste puissamment dans nos sociétés. Elle nous décrit dans ce livre les recherches qu’elle a entreprises pour montrer comment cette culture en arrivait à formater la jeunesse en étudiant les réactions correspondantes : soumission ou résistance. « Au milieu du XIXe siècle, un psychiatre avait constaté que les filles étaient ‘plus susceptibles de souffrir à l’adolescence’. J’en suis venu à me pencher sur cette énigme. Toutes celles et ceux qui travaillent en milieu scolaire savent qu’avant l’adolescence, ce sont les garçons qui ont le plus tendance à éprouver des difficultés d’ordre psychologique… tandis que pour les filles, c’est à l’adolescence qu’on observe une soudaine hausse de dépression… ». Dans le cadre de sa recherche sur ‘la centralité de la relation dans le développement humain’, Carol Gilligan a formulé la théorie suivante : « La confrontation initiale des enfants à ce que le patriarcat impose en termes de binarité et de hiérarchisation des genres présente un danger pour leur résilience et se traduit donc par des symptômes de détresse psychologique. La temporalité du processus initiatique intervient plus tôt chez les garçons (entre 4 et 7 ans environ) et plus tard chez les filles (en général à l’adolescence) » (p 34).
Comme le psychologue américain Martin Seligman ne voyait pas l’origine de la dépression des filles dans leur enfance, Carol Gilligan a eu une intuition. « Ce sont les jeunes filles qui m’ont mis la puce à l’oreille. Elles résistaient aux structures patriarcales, à la binarité des genres, qui exigeaient d’elles de dissocier leurs pensées de leurs émotions, leur esprit de leur corps, leur soi – cette voix qui exprime ce qu’elles ressentent et ce qu’elles pensent – de leurs relations… C’est en les écoutant que je me suis intéressée pour la première fois à ce que je nomme initiation et résistance… » (p 34-35).
S’il y a bien une découverte fondamentale dans le champ des études consacrées au développement – qui débutèrent avec les filles dans les années 1980 et se poursuivirent dans les années 1990 chez les garçons et ce jusqu’à nos jours – c’est d’avoir compris que la binarité et la hiérarchie du genre du système patriarcal compromettent les facultés relationnelles humaines les plus élémentaires. En distinguant raison (masculine) et émotion (féminine), en séparant l’esprit du corps, de même que soi et les autres, cette approche binaire nuit à notre capacité à être en contact de ce que nous ressentons par la pensée, à connaitre le fonctionnement de notre corps, à cultiver nos relations avec les autres, et par conséquent à entretenir, bon gré, mal gré, une vie sociale en tant qu’être humain » (p 37).
En continuation de sa recherche sur les jeunes filles, Carol Gilligan a observé des troubles analogues chez de jeunes garçons de 4 à 7 ans environ, cette épreuve se rejouant à dernière année de lycée ou au début de leurs études supérieures… Les garçons se trouvent soumis à la pression de se positionner comme ‘vrai mec’, de légitimer leur appartenance au club des garçons… Ces enfants, alors qu’ils démontraient au départ une expression claire, authentique et fraiche dans leurs relations les uns avec les autres devenaient progressivement moins expressifs et francs entre eux… En revêtant une cape de masculinité, ils ne faisaient que se déguiser pour mieux protéger certains aspects d’eux-mêmes qui auraient été considérés comme non masculins (c’est-à-dire féminins) ou qui leur auraient valu d’être comparés à des femmes (efféminé, gay) » (p 58-59).
« En sapant les aptitudes relationnelles de l’humanité, l’épreuve initiatique du patriarcat compromet, chez les enfants, leur capacité non seulement à subsister mais aussi à s’épanouir. Cette initiation prépare le terrain de toutes les autres formes d’oppression, qu’elles soient fondées sur la race, la classe, la sexualité, la religion etc. » (p 37).
Une voix humaine
A travers son écoute, Carol Gilligan a pu reconnaitre chez certaines jeunes fille des voix qui s’élevaient en résistance contre l’emprise patriarcale. « Après avoir passé dix ans de ma vie à prêter attention à la parole de ces jeunes filles précisément à la période où elles font leur entrée dans une culture qui valorise l’honneur plutôt que la vie tout en privilégiant la voix des patriarches, je peux tout à fait l’expliquer » (p 52). « Il ne m’a pas échappé qu’on rétribuait toujours celles dont la voix devenait conforme aux valeurs et aux normes du patriarcat. Mais j’ai aussi pu observer les réticences des jeunes filles à s’y accorder et l’effet de cette résistance sur les femmes… Ce que je souhaite ici, c’est raconter comment la parole des femmes, de même que leur silence, nous éclairent dans la compréhension de ce qui demeure sinon une énigme du développement de l’espèce humaine : pourquoi nous accommodons-nous d’une culture qui compromet notre humanité ? Comme nous en sommes tous et toutes témoins aujourd’hui, les voix de ces jeunes filles peuvent être celles du changement radical, surtout quand, et si, elles sont entendues » (p 52). Carol Gilligan nous fait part alors de deux figures exemplaires : Greta Thunberg et Darnella Frazier. Greta Thunberg, cette petite jeune fille suédoise est connue de nous tous pour son engagement planétaire contre le réchauffement climatique. Darnella Frazier, âgée de 17 ans est, parmi les témoins du meurtre de George Floyd, la seule qui eut le réflexe d’enregistrer la scène sur son téléphone, permettant ainsi la condamnation ultérieure du coupable.
« Parce que j’ai pu suivre des jeunes filles de la phase intermédiaire de l’enfance à l’adolescence et constaté leur évolution, j’ai observé que cette résistance saine à leur dépossession de la parole et de la relation se transforme en résistance politique lorsque ces filles disent la vérité aux autorités – élevant ainsi la vérité, par leur voix, au rang du pouvoir ; songez à Greta et Darnella ou encore à Claudette Colvin qui n’avait pas encore 16 ans lorsqu’elle a revendiqué son droit constitutionnel en s’opposant à la ségrégation… » (p 57).
Pour entendre la voix différente des femmes et puis la voix humaine qui s’affirme en dépit de la culture patriarcale, Carol Gilligan a pratiqué ‘une écoute radicale’. « L’écoute radicale correspond à une modalité d’écoute qui plonge à la racine de ce qui est dit comme de ce qui n’est pas dit ; elle définit une façon de s’accorder à la voix sourde sous-jacente, à cette autre conversation qui se joue entre les lignes du dialogue… Au cours de mes recherches sur le développement moral, j’ai pris conscience de la nécessité d’une écoute radicale grâce à une femme que j’interrogeais. Je lui avais présenté l’un des dilemmes que les psychologues utilisent pour évaluer le stade de développement moral d’une personne et lui avais posé la question habituelle : que devrais faire Heinz ? Si je me souviens bien ; la femme avait à peu près mon âge et je l’avais vu hésiter, elle ne m’avait pas quitté des yeux. « Vous voulez savoir ce que je pense, m’avait-elle demandé. Ou vous voulez savoir ce que je pense vraiment ?… Elle me disait ainsi entre les lignes qu’elle avait appris à réfléchir aux questions morales d’une manière différente de ce qu’elle pensait réellement. De plus, elle était consciente de la différence… Elle m’a fait comprendre la nécessité d’une pratique radicale de l’écoute, où l’on tend à la fois l’oreille à une voix initiée et à une voix qui résiste à l’initiation. » (p 61-62). C’est à ce changement que je voyais certaines filles résister, répugnant à faire taire la voix qui exprimait ce qu’elles pensaient ou ressentaient ‘vraiment’ » (p 62).
Carol Gilligan a pu ainsi aller de découverte en découverte : « Ces dernières années, il est apparu de plus en plus évident que cette ‘voix différente’ qui semblait ‘féminine à l’oreille’ au motif qu’elle relie la raison à l’émotion, l’esprit au corps et le moi aux relations, est en fait ‘une voix humaine’ – pour reprendre les mots de la poétesse Louise Glück, une voix ‘indomptée’, une voix ‘non initiée’ » (p 73).
Dans l’épilogue de ce livre, Carol Gilligan nous présente le mouvement de sa pensée à travers lequel l’affirmation d’une voix différente se reconnait comme l’affirmation d’une voix humaine et se fonde une éthique du care.
« En tant que philosophie morale de la relation, l’éthique du care est un guide qui permet de connaitre les autres et de se connaitre soi… J’ai aujourd’hui le recul nécessaire pour clarifier ce qui était moins visible ou moins bien formulé quand j’ai publié mes premiers travaux : quoique d’abord perçue comme une voix féminine, la ‘voix différente’ (la voix de l’éthique du care) est une voix humaine : c’est une voix qui diffère de la voix patriarcale (restez à l’affut des signes de répartition et de hiérarchie binaire) ; là où le patriarcat s’impose en force, la voix humaine est une voix de résistance et l’éthique du care est une éthique d’émancipation » (p 164).
Une théologie en phase avec l’éthique du care : Elisabeth Moltmann-Wendel et Jürgen Moltmann
Au même moment où Carol Gilligan publie ‘une voix différente’ (1982), se déroule un dialogue entre Elisabeth Moltmann-Wendel, une des premières théologiennes féministes et son mari Jürgen Moltmann, un des plus grands théologiens de notre époque, à la Conférence œcuménique internationale de Sheffield en 1981 avec pour thème : « Devenir des personnes dans la communauté nouvelle des hommes et des femmes » (4).
Elisabeth et Jürgen nous ont par ailleurs fait part de leur expérience personnelle à ce sujet. Elisabeth Moltmann-Wendel nous rapporte qu’« elle fréquentait des femmes chrétiennes bien éduquées, exerçant un grand contrôle sur elles-mêmes. Je me suis rendu compte qu’elles ne parvenaient pas à s’aimer elles-mêmes. Alors en réaction, j’ai proclamé ces trois affirmations : ‘Je suis bonne. Je suis unifiée. Je suis belle’. J’empruntais l’idée d’unité, de complétude, de plénitude (wholeness) à la théologie féministe qui assume la femme, corps et âme… ». Jürgen Moltmann interrogé sur cette question a certes confirmé le caractère innovant et authentiquement chrétien de cette théologie, mais il s’est exprimé aussi d’une façon plus personnelle. Il rappelle combien l’éducation des jeunes garçons, des hommes, a, elle aussi, été entachée par la négativité et la violence : ‘Vous n’êtes rien, vous ne pouvez rien, vous devez faire… Quelle terrible éducation !’ (5).
Elisabeth Moltmann-Wendel proclame une théologie féministe : « L’expérience des femmes que Jésus est un ami qui partage leurs vues, qui donne chaleur, intimité, et tendresse à tous ceux qui sont abandonnés et sans soutien, est oubliée… Le féminisme, le mouvement des femmes dans le monde occidental, a donné à beaucoup de femmes le courage de se découvrir, d’exprimer à nouveau leurs propres expériences de Dieu, de la Bible avec des yeux nouveaux et de recouvrir leur rôle unique et original dans l’Évangile ». Elisabeth incrimine le système patriarcal. « Ce système est incompatible avec l’identité et les conceptions des femmes… Aujourd’hui, les femmes comprennent Jésus comme ce qu’il a été pour elles. Elles veulent se débarrasser de la domination du système patriarcal ».
Jürgen Moltmann s’accorde avec Elisabeth dans sa contestation du système patriarcal : « L’ordre patriarcal est ancien et répandu. A un stade précoce, l’Église a été reprise en main dans une culture patriarcale. En conséquence, le potentiel libérateur du christianisme a été paralysé… Ainsi, la libération des femmes et, en conséquence celle des hommes, pour sortir du système patriarcal, est connectée avec la redécouverte de la liberté de Jésus et une nouvelle expérience des énergies de l’Esprit. Nous devons laisser derrière nous le Dieu monothéiste des seigneurs et des mâles, et découvrir, depuis les origines du christianisme, le Dieu de la communauté qui est riche en relations, capable de souffrance et apporte l’unité. C’est le Dieu vivant, le Dieu de la vie que le système patriarcal a déformé à travers les idoles de la domination. En lui, les hommes aussi expérimentent une libération de la distorsion dont les femmes ont souffert et souffrent encore comme conséquence du système patriarcal ».
Voilà une vision théologique qui nous parait résonner avec l’affirmation d’une ‘voix humaine’ par Carol Gilligan, cette voix qui, dans la poursuite de la proclamation d’une ‘voix différente’ exprime une écoute et un respect de la personne et appelle à la sortie du système patriarcal.
J H
- Carol Gilligan. Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? Précédé d’un entretien avec Fabienne Bruguière. Champs essais, 2019
- Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
- Carol Gilligan. Une voix humaine. L’éthique du care revisitée. Climats, 2024
- Femmes et hommes en coresponsabilité dans l’Église : https://www.temoins.com/femmes-et-hommes-en-coresponsabilite-dans-leglise/
- Quelle vision de Dieu, du monde, de l’humanité… ? : https://vivreetesperer.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/