Découvrir les merveilles de la forêt à travers un esprit de découverte

Découvrir les merveilles de la forêt à travers un esprit de découverte alliant un savoir ancestral aux découvertes scientifiques les plus récentes

 La voix des arbres

Par Diana Beresford-Kroeger

Nous entrons aujourd’hui dans la découverte de merveilles du monde vivant jusque là inconnues. Ainsi, nous portons un regard nouveau sur les animaux, et plus récemment encore sur les végétaux, en particulier le monde de la forêt (1). Certaines personnes peuvent particulièrement nous en entretenir, car, elles-mêmes, sont engagées avec passion  dans un chemin de découverte. C’est le cas de Diana Beresford-Kroeger, auteure d’un livre : « To speak for the Tree », traduit et publié en français sous le titre : « La voix des arbres. Une vie au service des arbres, du savoir des druides aux plus récentes découverts de la botanique » (2). Cette œuvre est le fruit d’un parcours original qui nous est résumé ainsi : «  Une jeune orpheline en Irlande dans les années 1950 que les femmes de la vallée de Lisheens ont prise sous leurs ailes pour lui transmettre un savoir ancestral. Un esprit brillant, une scientifique accomplie, à la double compétence en biochimie médicale et en botanique. Une amoureuse passionnée de la forêt. Diana Beresford-Kroger est tout cela à la fois, et son itinéraire résolument atypique l’amène à opérer la synthèse de son héritage celte et des connaissances scientifiques actuelles pour réconcilier l’homme et la forêt. Depuis des années, elle consacre toute son énergie à préserver la biodiversité forestière, aussi bien en apportant sa caution scientifique à différentes luttes que dans l’espace de son arboretum canadien ,où elle s’acharne à regrouper et à hybrider des espèces particulièrement adaptées au changement climatique… » (page de couverture).

Harmonie celte. La vallée de Lisheens

 Diana a eu un père anglais et une mère irlandaise. Son père et sa mère se séparent. A l’âge de 12 ans, Dina perd sa mère dans un accident. Elle se retrouve seule, orpheline. Elle échappe à la menace, enfermée dans un pensionnat de mauvaise réputation, car un oncle accepte de la prendre sous sa responsabilité jusqu’à sa majorité à 21 ans. La relation avec celui-ci ira en s’améliorant dans le temps. Adolescente, elle bénéficie de la grande bibliothèque de son oncle et une conversation s’établit avec lui. Par ailleurs, sa réputation scolaire va croissante. A la fin de ses études secondaires, elle entrera à l’université. Cependant, Diana fait état des souffrances, de la solitude et de la peur, qui ont marqué ses jeunes années. En contre point, les vacances d’été qu’elle a passées dans la vallée de Lisheens ont été pour elle une planche de salut, car non seulement elle y a trouvé une chaleur affective, mais elle y a accédé à une sagesse, la sagesse celte encore présente dans le refuge de cette vallée.

« Aujourd’hui encore, Liesheens tient un place unique dans le paysage de mon esprit. Une générosité presque tangible y imprégnait l’atmosphère. J’ai eu la chance d’en bénéficier pendant le temps que j’ai passé là-bas avec Nellie (sa grand-tante) et Pat. En matière d’hospitalité, les lois (celtes) des brehons s’appliquaient toujours avec la même vigueur, or, en vertu de ces lois, en tant qu’orpheline, je devenais enfant de tous. Même le plus pauvre des pauvres se devait de me donner quelque chose… Après la mort de mes parents, mes liens avec les habitants de la vallée sont devenus plus profonds. Les gens me regardaient différemment. Ils me saluaient avec une chaleur qui me faisait monter les larmes aux yeux » (p 36-37).

« Pendant mon enfance, cette vallée rurale était peut-être le site le  plus riche et le mieux conservé de la culture celte dans tout le pays (p 38). Diana en décrit différents aspects : les artefacts en pierre, l’alphabet ogham, la langue gaélique. « D’habitude, le transfert de savoir d’une génération à l’autre n’avait lieu que dans le cadre de la famille ». Ici, on fit une exception pour Diana. Elle apprit par la voix douce de sa tante le projet de lui donner une éducation celte. « Elle m’a expliqué que j’allais bénéficier de ce qu’elle appelait « une tutelle brehonne », un arrangement grâce auquel on m’enseignerait tout ce que je devais savoir pour être autonome en tant que jeune fille, bientôt femme. J’aurais de nombreux professeurs qui m’enverraient chercher le moment venu. Elle serait la première et nos leçons devaient commencer sur le champ » (p 41).

Effectivement, Nellie emmena Diana dans des chemins et dans des lieux où poussaient de multiples plantes et de multiples fleurs. Elle cueillit une feuille parmi bien d’autres et la présenta à Diana en lui demandant de la sentir, de la mémoriser et en l’appelant par son nom. Elle poursuivit son instruction en lui présentant une plante médicinale « Il s’agit d’un remède important pour de nombreux maux. On s’en sert pour guérir les rhumes en hiver et pour éloigner les insectes ou traiter les piqûres en été. C’est une herbe très ancienne qu’on utilisait il y a bien longtemps dans les cérémonies et dont les propriétés sont puissantes… Elle passa à une autre plante avant de se lancer dans l’exposé de ses propriétés médicinales. C’est ainsi que s’est déroulée une promenade pharmaceutique… » (p 42). Déconcertée au départ, Diana s’est mise à apprendre petit à petit. « Entre les leçons de Nellie, ou à l’occasion celles de Pat, s’intercalaient d’autres leçons avec des professeurs répartis dans toute la vallée. L’effectif final dépassait les vingt personnes et l’infirmière, Madame Creedon, qui connaissait tout le monde à l’entour, était la grande organisatrice de mon planning » (p 43). Les leçons portaient sur différents sujets : poésie, propriétés des ‘simples’, compétences pratiques, psychologie de la vie quotidienne, méditation celte par le silence… Et puis, il y avait l’école de la vue : une relation heureuse avec les animaux de la ferme, et parfois un conseil thérapeutique comme celui qui lui permit de se débarrasser de verrues. Diana recevait des leçons très variées. « Ce n’est qu’en grandissant que certaines leçons ont pris un sens renouvelé pour des raisons diverses. Les unes m’ont appris des vérités profondes sur moi-même, des compétences et des manières d’approcher le monde qui m’ont propulsée vers mes plus grandes réussites. D’autres m’ont montré qu’on pouvait avoir un vision plus globale de la nature… » (p 63). En apprenant l’alphabet oghamique, Diana a découvert que la plupart des lettres portaient le nom d’un arbre. Dans la deuxième parie de son livre, elle entreprend une description des arbres et de leurs qualités en se référant aux lettres de cet alphabet.

«  A la fin de la troisième année d’enseignement, Nellie m’a emmenée au cabinet de l’infirmière… Quand nous sommes arrivés, il y avait là tous les gens de la vallée qui avaient contribué à mon éducation au cours de ma tutelle. C’était une cérémonie de fin d’études. Au milieu de la salle et de toutes ces vieilles personnes chères à mon cœur, je me suis sentie enveloppée d’amour, baignée dans une chaleur inouïe. J’étais capable de tout réussir, une certitude dont j’aurais besoin plus tard. Mary Cronin était là pour mettre un point final à ma tutelle en se penchant sur mon avenir. Mary était la prophétesse locale. Le don de clairvoyance se transmettait dans sa famille… A la fin, elle ouvrit les bras pour englober toute la salle et j’ai compris qu’elle m’indiquait ainsi que ces derniers mots venaient de tous les présents, de toute la vallée et de la tradition celte. « Diana, tu as reçu une charge sacrée », a-t-elle dit d’une voix brisée par l’émotion. « Nous sommes vieilles, nous ne vivrons pas éternellement. A notre mort, tu seras la dernière voix de l’ancienne Irlande. Il n’y en aura plus après toi » (p 84).

 

Une recherche intégrative

Une approche interdisciplinaire prenant en compte les savoirs ancestraux

Scolairement excellente, après ses études secondaires, Diana est entrée à l’Université de Cork. Elle a opté « pour un double cursus en biochimie médicale et en botanique ». Et très vite, elle exprime un grand enthousiasme pour des découvertes qui traduisent un lien entre les savoirs reçus dans son éducation celte et les connaissances botaniques. « Mon deuxième TD de Botanique portait sur Chondras crispus, une algue rouge connue sous le nom de « mousse d’Irlande ». La voir là sur la table du labo, c’était comme tomber sur un vieil ami dans un nouveau décor. Ma grand-tante Nellie m’avait parlé de cette algue à Lisheens… Elle m’avait appris qu’au temps de la grande Famine, au milieu du XIXe siècle, les gens étaient particulièrement exposés à la tuberculose à cause de la malnutrition. Chondras crispus, disait-elle, recelait le remède à ce mal. Il fallait arracher la plante du rocher et la faire bouillir entière, et elle libérait alors un mucilage visqueux aux puissantes vertus curatives efficaces dans le traitement de la tuberculose… En disséquant l’algue, j’ai constaté qu’elle contenait effectivement du mucilage. A la fin du TD, je me suis précipité à la bibliothèque de médecine. Et j’y ai appris que la substance gélatineuse issue du Chondras crispus avait de puissantes propriétés antibiotiques… » (p 89-90).

Ce fut là le premier croisement entre les savoirs reçus par Diana dans la vallée celte et son enseignement universitaire. Et cela a compté pour elle. « Il est difficile de décrire le sentiment que m’a procuré la confirmation des enseignements de Nellie. J’aimais beaucoup mes professeurs de Lisheens, mais je n’avais pas totalement exclu l’idée qu’ils m’avaient transmis de vieilles superstitions. J’avais besoin de vérifier par moi-même ce qu’ils m’avaient appris… Lire dans un volume de la faculté de médecine que Chondras crispus contenait bel et bien des actifs que Nellie avait évoqués, après avoir moi-même tiré de cette algue la substance dont elle m’avait parlé, voilà qui constituait la première preuve irréfutable que les leçons dispensées pendant ma tutelle étaient fondées sur des faits. J’en tirai du soulagement, un sentiment d’accomplissement et la joie que l’on éprouve face à la vérité de la nature ». Diana a compris là quelle serait sa mission. « Le savoir que j’avais reçu à Lisheens se transmettait oralement. Il n’existait sous aucune autre forme. Or, dans la bibliothèque de médecine, je retrouvais ces mêmes connaissances, obtenues et présentées de manière totalement différente, puisque consignées dans un livre. A cet instant, j’ai compris que je pouvais servir de pont entre ces deux mondes, celui de mes ancêtres et le monde scientifique. Cette prise de conscience extrêmement motivante me donna envie de mettre à l’épreuve tout ce qu’on m’avait enseigné à Lisheens (p 91).

Diana s’est donc engagée, au fur et à mesure, dans cette recherche. « Mon double cursus m’a équipée de l’association idéale pour éprouver les connaissances de Lisheens. J’ai pu très tôt déceler les liens entre le monde médical et le monde botanique » (p 92). Diana s’est intéressé aux propriétés biochimiques des plantes et elle a établi un lien avec ses nouvelles connaissances en biochimie humaine. Elle a poursuivi ensuite son approche intégrative expérimentée lors de son premier cycle universitaire. « Le modèle de recherche grossier que j’ai créé pour moi-même au premier cycle est celui dont je me suis servi pendant toute ma carrière universitaire. Les sources de connaissance sur lesquelles il est fondé – les savoirs celtiques ancestraux, la botanique classique et la biochimie médicale – ont façonné ma pensée. Quand j’étudie une plante, mon esprit a tendance à travailler dans deux directions à la fois. A partir de ma compréhension du végétal, je vais vers le corps humain, et à partir de ma compréhension du corps humain, je vais vers le végétal. Je n’ai jamais échoué à trouver un ou plusieurs points où se rejoignent ces deux directions. Chaque plante est intimement liée aux  êtres humains et à notre santé. Les gens de Lisheens le savaient aussi bien que d’autres choses encore. De ces toutes premières recherches jusqu’à aujourd’hui, j’ai pu confirmer scientifiquement presque tout ce qu’ils m’ont enseigné lors de ma tutelle. La seule chose qui ait échappé à mon entendement, c’est la télépathie, ces liens invisibles dont ils m’ont dit qu’ils existaient entre les esprits humains.  Je travaille encore dessus » (p 93).

 Diana réussit brillamment son premier cycle universitaire et elle se pose alors la question de son orientation. Elle en a envisagé deux : « poursuivre vers un diplôme de médecine – la suite logique de ma formation de biochimie – ou passer en maitrise » (p 98). Finalement, « elle a opté pour un master dans la continuité de ses études de biochimie et de botanique. C’était la voie qui m’offrait la vision et la compréhension les plus larges possibles du monde naturel. Mon sujet de recherche portait sur les hormones qui régulent les plantes et sur la résistance au gel de toutes les espèces… Je voulais comprendre les limites du monde végétal et l’une des clés pour cela consistait à comprendre l’action régulatrice des hormones chez les plantes ». Diana développait une vision globale : « La biochimie de l’humanité liée à celle des arbres et des plantes, ce qu’on pouvait voir dans les hormones ». Et, de même, elle a pris connaissance du processus de la photosynthèse et de son rôle crucial dans le maintien de l’équilibre climatique. « Que se passerait-il si les plantes – disons les forêts – disparaissaient de la planète ? La réponse est évidente : la vie s’éteindrait » (p 102-103). Dans les serres de l’université, « Diana a mesuré la taille, la croissance et les proportions d’un vaste éventail d’espèces placées dans différentes conditions environnementales. Elle examinait le plus largement possible la façon dont les plantes réagissent aux modifications de leur environnement… » (p 101). Ces premières recherches terminées en 1965, « ont permis d’identifier des caractéristiques permettant de déterminer les espèces les mieux équipées pour survivre dans un monde en transformation. J’ai moi-même suivi ce guide pour sélectionner et sauvegarder des espèces patrimoniales de plantes et d’arbres rares sur la ferme que j’habite aujourd’hui » (p 105).

Les excellents résultats universitaires de Diana lui permettaient de postuler à de nombreux postes. Elle a accepté une bourse fédérale américaine pour étudier la chimie nucléaire sur le campus de Storrs, université du Connecticut. Ella a choisi ensuite pour son doctorat l’Université Carleton à Ottawa au Canada. Le champ d’étude serait les hormones chez les plantes. « Me basant sur ma compréhension préexistante de la biochimie médicale, j’ai élargi mon champ d’investigation au delà de la botanique et comparé la fonction des hormones chez les plantes et les êtres humains. L’action de ces substances avaient été étudiées chez les hommes, mais leur existence chez les arbres n’était pas connue… J’ai prouvé que ces voies métaboliques existaient chez les plantes, plus chez certaines que chez d’autres, et surtout chez les arbres » (p 211). Ainsi, selon Diana, « les arbres contiennent les mêmes substances que notre cerveau ». Après avoir obtenu son doctorat, Diana a travaillé dans une ferme expérimentale, puis à la faculté de médecine d’Ottawa.

 L’itinéraire professionnel de Diana a donc été riche et fécond. Et néanmoins, elle a du « faire face aux frustrations familières à toute femme tentant de s’imposer au milieu professionnel dans les années 1970 et 1980 » (p 115). Cependant elle va s’installer définitivement au Canada. Elle se dit « redevable aux peuples autochtones d’Amérique du Nord qui, globalement, ont gardé intact le continent » ; à son arrivée, le Canada lui est apparu comme «  un pays d’une grande beauté où l’eau était abondante… Ici le système botanique était phénoménal. J’avais envie de crier au monde que ce pays était fabuleux… » (p 110). C’est là, dans une soirée à Carleton qu’elle rencontre celui qui va devenir son mari Christian Kroeger. « Nous sommes sortis ensemble, nous avons acheté un terrain, nous nous sommes mariés et nous nous sommes mis au travail, marteau en main, pour construire cette ferme où nous vivons maintenant depuis plus de quarante ans » (p 114).

 

La voix des arbres et des forêts

Diana va s’installer dans ce lieu et, avec Christian, elle va y réaliser un nouvel écosystème en partant à la recherche d’espèces en voie de disparition pour les accueillir dans cet ensemble. En se libérant de ses contraintes professionnelles, elle va consacrer à cette tâche toute son énergie. « Arrivée à un point où je ne supportais plus la situation à mon travail, je suis rentrée et j’ai dit à Christian que j’en avais assez des brimades, du harcèlement sexuel et de la mesquinerie typique des sciences à l’université. Nous avions déjà construit une maison, et planté des jardins et un verger » (p 115).

Lors de son mariage avec Christian en 1974, Diana s’était vu offrir par ses collègues les fruitiers rustiques qu’elle avait sollicité. Pour le développent du jardin potager, elle avait recours à « un large éventail de semences patrimoniales. « Quand nous avions tous les deux un peu de temps libre, nous nous lancions dans des expéditions pour dénicher des plantes locales dans l’est de l’Ontario… Je voulais des arbres aussi proches que possibles de la forêt primaire. ». Ils recherchaient tout particulièrement les lieux sauvages qui avaient ainsi échappé à l’éradication systématique des colons. « C’est là qu’on trouvait encore des arbres indigènes de qualité ». « Quand Christian et moi cherchions des fruitiers à ajouter à notre verger, nous nous mettions en quête de vestiges de ferme dans des secteurs inhabités identifiés comme des terres agricoles sur de vieilles cartes et toutes mes roses proviennent de boutures prélevées dans des cimetières oubliés… j’ai également créé mon allée de ‘simples’ perdus d’Amérique du Nord. La philosophie biochimique qui préside à ce secteur du jardin est basée sur les aérosols, ou composés organiques volatils, libérés par les plantes, fondement scientifique de bon nombre de vieux remèdes autochtones. Leurs propriétés curatives m’intéressent particulièrement en tant que scientifique… » (p 123).

Diana et Christian ont parlé avec de vieux fermiers. Ils sont partis à la recherche d’espèces d’arbres perdues de vue.

« Toutes les Premières nations connaissaient le Prela  trifoliata et s’en servaient dans leur médecine traditionnelle. Cet arbre contient un actif synergique qui stimule les principaux organes et augmente leur métabolisme… » (p 126). Elle a entamé une enquête pour le retrouver. Pas de réponse. « Cet arbre avait autrefois une immense valeur et je pense qu’il pouvait toujours en avoir une pour l’avenir, mais au lieu de cette puissance positive, capable de soigner, nous avons une soustraction, un trou en forme d’arbre – et du remède qui allait avec » (p 127). Cinq ans plus tard, dans une invitation au Texas, Diana a rencontré une riche personne qui possédait des terres au Nouveau Mexique, et notamment des terres rocailleuses. Or Prelea pousse dans la rocaille. Diana lui demanda donc si on pouvait trouver un Prelea dans son domaine. Et finalement, à la grand joie de Diana, on en a effectivement trouvé un au Nouveau Mexique.

Avec son mari, Diana est parvenu à développer un écosytéme bien pensé et bien géré. « Je peux dire aujourd’hui que l’intégralité  de nos soixante-cinq hectares est pensée de façon à encourager la vie. Les haies que nous avons plantées en périphérie attirent des oiseaux et des insectes qui trouvent amplement de quoi se nourrir et se loger quand ils arrivent, ainsi qu’un répit face à l’offensive chimique qu’ils subissent presque partout ailleurs. Des détails tels que l’emplacement des nichoirs sur notre promenade des Merles bleus ou la décision de laisser les pics maculés tranquilles, s’inscrivent dans une démarche cohérente. En contemplant le tout, on pourrait facilement croire qu’un plan unique a présidé à l’aménagement de notre ferme. Ce n’est pas faux. Dès le début, le plan consistait à tendre vers le plan inhérent de la nature… J’ai commencé à sauver des espèces parce que je les estimais trop importantes pour qu’on les laisse disparaitre. Quand j’ai choisi d’insister sur les résistances au gel et à la sécheresse, c’est parce que le travail fait pendant mon master m’avait convaincu que la déforestation mènerait tout droit au changement climatique » (p 137).

Un jour, Diana a pris conscience de l’originalité de ce processus. « Un matin, je me suis réveillée devant le spectacle d’un cardinal rouge qui me fixait depuis une branche de l’abricotier couvert de fleurs roses en étoile. J’ai alors vécu un instant d’harmonie, ou j’ai mesuré pour la première fois tout ce que j’avais construit en partenariat avec le monde naturel… J’ai inventé le terme « bioplanification » pour décrire ma démarche… Le « bioplan » est un « schéma directeur de toute l’interconnexion de la vie dans la nature ». C’est la toile visible et invisible qui relie le saule au pic maculé, au papillon, à l’ichneumon, et qui les relie tous à nous… La bioplanification, c’est l’acte de faciliter et d’encourager le bioplan. Dans un jardin ou sur une ferme, cela implique de réaligner le jardin pour faciliter son utilisation comme habitat naturel » (p 138).

Comme nous avons pu nous en rendre compte jusqu’ici, Diana accorde une grande importance aux arbres. Elle en connaît les vertus. Face au changement climatique, elle proclame l’importance des forêts (p 140-141). Diana consacre un chapitre à ce qu’elle appelle l’arbre mère. Elle évoque là de grands arbres qui entretiennent tout un écosystème, des oiseaux qui viennent se poser dans leurs branches jusqu’aux plantes qui poussent à l’ombre de leur feuillage. « Ce sont des points focaux d’activité et de vitalité… Les arbres mères sont des individus dominants dans n’importe quel système forestier. Ils produisent acides aminés, acides gras, protéines végétales et sucres complexes qui nourrissent le monde naturel… Bon nombre d’arbres mères protègent le sol qu’ils occupent en produisant un arsenal de composés allélochimiques qui, dès le printemps, se déversent automatiquement dans la terre. Cela permet à l’arbre de préparer son propre terrain à recevoir les minéraux dont il a besoin. L’arbre mère adulte diffuse dans l’air qui l’entoure des aérosols incitatifs ou dissuasifs. Il peut nourrir et protéger d’autres individus sous sa canopée. Il est un des meneurs de cette communauté que nous appelons forêt, et partout sur terre, les forêts représentent la vie » (p 149).

 

Un engagement

La vie de Diana se manifeste dans la recherche et dans l’expérimentation, mais aussi dans la promotion d’une vision et dans une action militante. Elle intervient pour protéger la forêt. Elle rend hommage à ceux qui en prennent soin. Ainsi raconte-t-elle comment dans un colloque consacré à la forêt, elle a fait l’éloge des peuples autochtones du Canada, des Premières Nations (p 154).

Cet engagement s’inscrit dans une vision spirituelle.

« J’ai eu la chance immense de naître juste à temps pour recevoir une instruction celtique… C’est armée de cette vision spirituelle de la nature que je suis entrée dans les cercles universitaires et j’ai découvert qu’elle n’y était pas la bienvenue. On m’a dit que la science et le sacré ne faisait pas bon ménage. Chez les universitaires, un scientifique n’est pas censé se fier au savoir des cultures autochtones. C’est cette attitude, entre autres, qui m’a éloignée des institutions scientifiques et éducatives et poussée dans la marge ; j’y ai œuvré de longues années avant de trouver un public avec qui partager ce que j’avais appris, ce que j’avais toujours su et ce que j’avais à dire. A présent, toutefois, je sais que cette foi dans la valeur spirituelle et scientifique des forêts n’est pas condamnée à rester à la marge de notre culture. Un mouvement de masse peut naître… » (p 160).

 Ainsi, le livre de Diana s’achève par une vision mobilisatrice. « Une divinité que nous comprenons tous se manifeste dans la nature. Quand on marche en forêt, qu’elle soit petite ou grande, on arrive dans un certain état d’esprit et on en ressort plus calme. On a cette sensation d’arpenter une cathédrale, et on n’est plus jamais le même. On sort du bois en sachant qu’il nous est arrivé quelque chose de plus grand. La science nous permet d’expliquer en partie cette expérience sacrée. Nous savons à présent que les alpha – et le bêta – pinènes produits par la forêt améliorent l’humeur et affectent le cerveau à travers le système immunitaire, que les pinènes libérés dans l’air par les arbres sont absorbés par notre corps, qu’ils nous recentrent et nous inspirent de la pitié par rapport à ceux que nous voyons. Une simple marche en forêt agit comme des vacances sur l’esprit et sur l’âme, et permet à votre imagination et à votre créativité de fleurir. A mon sens, c’est un miracle et il nous reste tant d’autres miracles à découvrir. Nous éprouverons la joie de ces miracles. Nous sauverons les forêts et notre planète… » (p 164).

 

Un livre original

 Ce livre nous présente un parcours particulièrement original puisque, pour une part essentielle, il témoigne du passage d’une civilisation traditionnelle à la culture moderne. La civilisation celte nous apparaît aujourd’hui comme une grande civilisation. Elle a même réussi à se maintenir pendant de siècles à l’ouest de l’Europe. Diana Beresford-Kroeger a pu en recueillir la substance avant qu’elle ne disparaisse sous la pression de la culture scientifico-technique occidentale. Cette dernière cependant entre aujourd’hui dans une crise profonde, parce que ses  dérives ont entrainé et entrainent de redoutables dérèglements. Si un courant se lève pour promouvoir un âge de vivant, il se heurte aux crispations de la culture moderne individualiste et à une mentalité technico scientifique analytique et réductionniste. La philosophe Corinne Pelluchon exprime clairement cette réalité : « Le potentiel de destruction attaché au rationalisme moderne doit être examiné ave la plus grande attention… Dans les dérives, Corinne Pelluchon envisage une raison se réduisant à une rationalité instrumentale, oubliant d’accorder attention à la dimension des fins : « ce qui vaut », et un dualisme séparant l’humain du vivant » (3).

De fait, l’approche écologique présente une dimension holistique. Les conceptions du monde qui prévalent dans de nombreuses sociétés, non occidentales, ne s’alignent pas sur la pensée mécaniste qui s’attarde en Occident. A cet égard, le parcours de Diana Beresford-Kroeger est extraordinairement éclairant. En effet, elle nous prouve la validité et la consistance de savoirs ancestraux fondés sur une expérience collective de longue durée et elle nous invite à reconnaître des valeurs spirituelles et éthiques en phase avec une recherche de sens renouvelée. On pourrait croiser cette approche avec celle de certains anthropologues.

Cependant, l’apport de Diana montre également l’efficacité et l’utilité de disciplines scientifiques comme la biochimie et, bien sur, la botanique. Et aujourd’hui, le scientisme est en recul. Comme le montre Vinciane Despret dans son livre : « Le loup habitera avec l’agneau » (4), aujourd’hui, en éthologie, le méthodologies rigides sont contestées. Pionnière de la recherche sur les chimpanzés, Jane Goodhall s’est distinguée par son ouverture, sa reconnaissance du vivant (5) et elle vient de recevoir le prix Templeton ; ce prix, décerné depuis plusieurs dizaines d’années montre que science et spiritualité peuvent faire bon ménage. Diane Beresford-Kroeger évoque « une expérience sacrée » en présence de la forêt. Jane Goodhall éprouvait un sentiment comparable dan la forêt de Gombé. Aujourd’hui, à l’âge du vivant, la spiritualité va de pair avec l’écologie. Ainsi, théologien, sociologue et acteur dans la vie civile, Michel Maxime Egger a écrit un livre intitulé : « Ecospiritualité » (6) : « L’écospiritualité affirme que l’écologie et la spiritualité forment un tout parce que sans une nouvelle conscience et un sens du sacré, il ne sera pas possible de faire la paix avec la Terre ». Et il nous appelle à « réenchanter notre relation avec le vivant » (7).

Le témoignage de Diana Beresford-Krueger apporte une note originale dans cette littérature. C’est d’abord l’histoire d’une vie qui a souffert de sa condition d’orpheline et qui ayant trouvé un réconfort dans une vallée d’Irlande peut nous entretenir de la grandeur de la civilisation celte juste avant qu’elle ne disparaisse. Elle nous lègue ainsi le trésor de ses savoirs et de ses pratiques, mais en en montrant la fécondité et l’actualité grâce aux études scientifiques qu’elle a pu entreprendre et à la recherche de grande ampleur qui s’en est suivie et qui a mis en valeur l’apport des arbres et des forêts

Jean Hassenforder

 

  1. Peter Wohlleben. La vie secrète des arbres. Les Arènes, 2017
  2. Diana Beresford-Kroeger. La voix des arbres. Une vie au service des arbres, du savoir des druides aux plus récentes découvertes de la botanique. Tana éditions, 2023. Les éditions Tana publient des livres concernant la pratique écologique
  3. Des lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
  4. Une vision nouvelle des animaux : https://vivreetesperer.com/une-vision-nouvelle-des-animaux/
  5. Jane Goodhall : Une recherche pionnière sur les chimpanzés, une ouverture spirituelle, un engagement écologique : https://vivreetesperer.com/jane-goodall-une-recherche-pionniere-sur-les-chimpanzes-une-ouverture-spirituelle-un-engagement-ecologique/
  6. Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
  7. Réenchanter notre relation avec le vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/

La nouvelle science de la conscience

Pour une science post-matérialiste

Le terme matérialisme évoque des sens différents selon le contexte auquel on l’applique. Ainsi, dans la vie quotidienne, on peut désigner comme « matérialiste », « une personne qui cherche des jouissance et des biens matériels » (définition google). Ainsi, beaucoup de gens dans notre société ont pu être perçus à la fois comme individualistes et matérialistes. Aujourd’hui, on peut constater, au plan social, le développement d’attitudes et de comportements en réaction contre ce matérialisme pratique. En ce sens, le sociologue américain Ronald Inglehart désigne, en terme de post-matérialiste, une évolution culturelle dans les pays économiquement avancés dans laquelle les gens cherchent moins à satisfaire des besoins physiques élémentaires et davantage des besoins immatériels tels que l’estime, l’épanouissement de la personne ou les satisfactions esthétiques.

Cependant, sur un autre registre, le matérialisme désigne une philosophie d’après laquelle « il n’existe d’autre substance que la matière », « une doctrine qui rejetant l’existence d’un principe spirituel ramène toute la réalité à la matière et à ses modifications » (Google). L’origine de cette philosophie remonte à l’antiquité où elle figurait en regard d’autres écoles philosophiques. Cependant, dans la foulée du progrès scientifique, une métaphysique matérialiste a influé sur l’activité scientifique si bien qu’on peut évoquer un « matérialisme scientifique ». Dans le chapitre d’un livre qui œuvre en faveur du développement d’un paradigme post-matérialiste, ‘La nouvelle science de la conscience’ (1), Mario Beauregard répond à une question préalable : Qu’est-ce que le matérialisme scientifique aujourd’hui ? : « Peu de scientifiques sont conscients que ce que l’on appelle « la vision scientifique du monde » repose sur un certain nombre de postulats métaphysiques – c’est-à-dire des hypothèses sur la nature de la réalité – qui ont été proposées pour la première fois par certains philosophes présocratiques. Ces postulats comprennent le matérialisme – l’idée selon laquelle tout ce qui existe est constitué exclusivement de particules et de champs matériels / physiques (les termes « matérialisme » et « physicalisme » peuvent être utilisés de manière interchangeable dans ce chapitre) – et le réductionnisme, le concept selon lequel les choses complexes ne peuvent être appréhendées qu’en les réduisant aux interactions des parties qui les constituent, ou à des choses plus simples et plus fondamentales telles que de minuscules particules matérielles. Le « mécanisme », l’idée que le monde fonctionne comme une machine, représente un autre de ces postulats. Au cours du XXe siècle, ces postulats se sont durcis, puis transformés en dogmes et en un système de croyances connus sous le nom de « matérialisme scientifique » (p 18). Cette idéologie exerce une influence dans le domaine des neurosciences. « Selon ce système de croyances, l’esprit et la conscience – et tout ce que nous vivons subjectivement (par exemple, nos souvenirs, nos émotions, nos objectifs et nos épiphanies spirituelles)… ne sont rien de plus que des processus électriques et chimiques dans le cerveau : ces processus cérébraux étant en définitive réductibles à l’interaction entre des éléments physiques fondamentaux. Une autre implication de ce système de croyances est que nos pensées et nos intentions ne peuvent avoir aucun effet sur nos cerveaux et nos corps, sur nos actions et le monde physique, puisque l’esprit ne peut impacter directement les systèmes physiques et biologiques. En d’autres termes, nous les êtres humains, ne sommes rien d’autres que des machines biophysiques complexes. En conséquence, notre conscience et notre spiritualité disparaissent automatiquement lorsque nous mourrons » (p 18).

Cependant, aujourd’hui, de plus en plus de découvertes viennent contredire les théories matérialistes. On peut envisager « une vague d’éveil pour une science et une société post-matérialiste » (p 63). « La science connaît actuellement un changement fondamental. Le matérialisme sur lequel elle s’est appuyée pendant plusieurs siècles fait aujourd’hui place à un nouveau paradigme dans lequel la conscience est considérée comme étant causale et fondamentale » (page de couverture).

 

Un mouvement pour une science post-matérialiste

De nombreux scientifiques se conjuguent aujourd’hui pour promouvoir un paradigme post-matérialiste. « L’Académie pour l’avancement des sciences post-matérialistes » a organisé en février 2014 en Arizona, un « Sommet international sur la science, la spiritualité et la société post-matérialiste ». Des scientifiques couvrant des domaines d’expertise allant de la biologie et des neurosciences à la psychologie, la médecine et la recherche psi ont participé à cet événement déterminant. Il en est résulté « un manifeste pour une science post-matérialiste » (2) auquel plus de 300 scientifiques et philosophes du monde entier ont apporté leur soutien » (p 14). Pendant le sommet, plusieurs participants ont décidé de réaliser « une anthologie des perspectives et des preuves relative à la science post-matérialiste », ouvrage publié en français sous le titre : « La nouvelle science de la conscience » (1). « Coordonné par Mario Beauregard et Guy E Schwartz, cet ouvrage appréhende les concepts post-matérialistes relatifs à l’esprit, au corps et à la santé. En s’appuyant sur de nombreuses preuves, il aborde l’organisation et les fonctions spécifiques des phénomènes non physiques, ouvrant la voie à la possibilité de considérer leur nature et leur influence dans le cadre d’une future science globale » (page de couverture).

 

Une recherche pionnière : Mario Beauregard

Dans un premier chapitre, Mario Beauregard nous introduit à une « prochaine grande révolution scientifique ». Ce chercheur travaille depuis longtemps en ce sens et nous avions rapporté une de ses conférences dans un article : « Comment nos pensées influencent la réalité » (3) et présenté un de ses livres : « Brain wars » (4).

En s’inscrivant dans la perspective du changement des paradigmes énoncée par Thomas S Kuhn, Mario Beauregard écrit : « Les scientifiques qui travaillent actuellement dans le domaine de la recherche sur la conscience et qui s’intéressent au problème : « esprit-cerveau », se trouvent dans une situation similaire à celle des physiciens au début du XXe siècle. Ils sont indéniablement confrontés à une quantité croissante de preuves d’anomalies qui ne peuvent être élucidées par les théories de la pensée matérialiste » (p 21). Mario Beauregard nous présente ensuite quelques unes de ces preuves.

« Les différentes preuves examinées ici sont regroupées en deux catégories. La catégorie I comprend les preuves comme quoi une explication matérialiste, bien que couramment présentée, est moins appropriée qu’une explication post-matérialiste. Cette catégorie comprend les phénomènes suggérant que l’esprit ne soit limité ni par l’espace, ni par le temps. La catégorie II comprend des preuves qui sont rejetées d’emblée par les théories de la pensée matérialiste, mais qui viennent soutenir une perspective post-matérialiste, celle-ci étant incompatible avec la perspective matérialiste selon laquelle l’esprit et la conscience sont produits uniquement par le cerveau » (p 22). Ces différents éléments de preuve apparaissent dans la complexité de leur nature et de leur mise en œuvre, aussi notre compte-rendu sera sommaire en renvoyant le lecteur à la description formulée dans ce chapitre.

 

L’esprit au delà de l’espace et du temps

« L’un des éléments de preuve concerne les phénomènes dit « psi » qui comprennent la perception extra-sensorielle (PES), et la psychokinésie (PK). La perception extra-sensorielle désigne l’acquisition d’informations sur des événements ou des objets extérieurs par des moyens autres que la médiation d’un vecteur de communication sensorielle connu. Cela comprend la télépathie – l’accès aux pensées d’une autre personne sans l’utilisation d’aucun de nos vecteurs sensoriels connus, la clairvoyance – la perception d’évènements ou d’objets qui ne peuvent être perçus par les sens connus, et la précognition – la connaissance d’un événement futur qui ne peut être déduit à partir d’informations connues dans le présent. La psychokinésie (PK) se réfère à l’influence de l’esprit sur un système physique qui ne peut être totalement expliqué par la médiation d’un moyen physique connu » (p 22). Depuis plusieurs décennies, des expériences répétées à travers des dispositifs sophistiqués ont prouvé la réalité de ces phénomènes.

 

L’esprit au delà du cerveau

 D’autres phénomènes concernent « l’esprit au delà du cerveau » : les expériences de la mort imminente pendant un arrêt cardiaque et la mort clinique ; recherches sur la réincarnation et les vies antérieures ; recherches sur la médiumnité ; communications sur le lit de mort ». « Les expériences de mort imminente (EMI) sont des expériences intenses et réalistes qui transforment généralement profondément la vie des personnes qui ont été proches de la mort psychologiquement et physiologiquement. Les principales caractéristiques des EMI  sont un souvenir clair de l’expérience, une activité mentale décuplée, et la conviction que l’expérience vécue est plus réelle que celle de la conscience ordinaire à l’état de veille. L’expérience hors du corps (EHC) est une autre caractéristique typique des EMI ; la personne a l’impression réelle d’être sortie de son corps et d’observer les évènements qui se déroulent autour d’elle, ou parfois dans un lieu éloigné. Les EMI sont fréquemment évoquées lors d’un arrêt cardiaque… Étant donné que les structures cérébrales qui soutiennent l’expérience consciente et les fonctions mentales supérieures ( par exemple la perception, la mémoire et la conscience) sont gravement endommagées, on ne s’attend pas à ce que les survivants d’un arrêt cardiaque aient des expériences mentales claires et lucides dont ils se souviendront… Il convient de noter que les personnes ayant vécu une EMI déclarent avoir perçu des choses qui coïncident avec la réalité alors qu’elles étaient cliniquement mortes » (p 25). Un autre chapitre du livre, sous la plume de Pim Van Lommel, médecin cardiologue réputé, est consacré aux expériences de mort imminente, « une forte indication en faveur de la conscience non locale » (p 191-209).

L’auteur évoque également le cas de « jeunes enfants ayant rapporté des vies antérieures ». « Au cours des cinquante dernières années, plus de 2500 cas de ce genre ont été étudiés ». « La plupart de ces enfants ont des souvenirs de vie antérieure entre deux et cinq ans… Environ 80% des supposés souvenirs de vie antérieure des enfants évoquent des morts violentes… Beaucoup d’enfants ont des marques de naissance qui coïncident avec des blessures qui seraient associées à leur vie antérieure… il arrive souvent que l’on parvienne à identifier la personne à laquelle l’enfant fait référence… » (p 26-27). L’auteur propose des interprétations : « Il est possible que ces enfants se souviennent de vies antérieures qu’ils ont vécues comme ils le suggèrent ou qu’ils accèdent aux informations d’un individu décédé par des moyens inconnus (c’est-à-dire la théorie du super-psi appelée également « super ESP », la récupération d’informations par le canal psychique » (p 28).

Une autre approche de recherche est engagée auprès de médiums, « personnes déclarant pouvoir communiquer avec les personnes décédées », en présumant la bonne de foi de certains d’entre eux. Des protocoles sophistiqués ont été utilisés par certains chercheurs comme le Dr Gary E Schwartz, auteur d’un chapitre technique sur ce thème dans ce même livre. « Les résultats montrent qu’avec des essais réalisés en triple aveugle dans des conditions rigoureuse, certains médiums peuvent recevoir des informations justes et précises sur des personnes décédées. » (p 29).

Mario Beauregard mentionne également « les communications sur le lit de mort ou DBC (Deathbed communication) », une autre source de preuve suggérant que la conscience et la personnalité peuvent perdurer après la mort physique. Il s’agit de toute communication entre le patient et des amis ou des parents décédés… Ce type d’expériences a été rapporté dans diverses cultures à travers l’histoire. Les DBC incluent des aspects auditifs, visuels et kinesthésiques et se manifestent souvent pat des processus communicatifs non verbaux… Un type fréquent de DBC inclue des rencontre avec des présumés esprits de personnes décédées qui semblent accueillir l’expérienceur dans l’au-delà et converser avec lui/elle d’une façon interactive… Des recherches menées auprès d’infirmières et de médecins en soins palliatifs suggèrent que ces expériences sont relativement courantes… Il existe des cas de DBC qui ne peuvent être expliqués comme de simples hallucinations… : dans de tels cas, la personne mourante semble voir une personne qu’elle croyait vivante, mais qui est en fait décédée récemment, et exprime de la surprise » (p 30).

 

Une nouvelle vision postmatérialiste

 « Prises ensemble, les différentes preuves empiriques montrent clairement que l’idée que l’esprit et la conscience sont produits par le cerveau est erronée et obsolète… Vers la fin du XIXe siècle, le psychologue américain, William James a suggéré que le cerveau pouvait jouer un rôle permissif et transmissif concernant les fonctions mentales et la conscience. Il a en outre émis l’hypothèse que le cerveau pouvait agir comme un filtre qui limite / contraint / restreint l’accès à des formes de conscience élargie. Cette hypothèse a également été défendue par les philosophes Ferdinand Schiller et Henri Bergson… » (p 31). « Cette hypothèse de la transmission apporte un cadre théorique utile… ».

« Le moment est venu de nous libérer des chaines et des œillères de l’ancien paradigme matérialiste et d’élargir notre vision de l’Univers et du vivant. Même si nous n’avons pas encore toutes les réponses, il est toutefois possible d’esquisser les grandes lignes d’un paradigme post-matérialiste » (p 31). Mario Beauregard nous présente, de son point de vue, quelques éléments clés de ce nouveau paradigme.

1° « L’esprit est irréductible et son statut ontologique est aussi primordial que celui de la matière, de l’énergie et de l’espace-temps. De plus, l’esprit ne peut être issu de la matière et réduit à quelque chose de plus élémentaire. A ce propos, le philosophe David Chalmers et le cosmologiste, Andrei Linde ont tous deux soutenu que la conscience est un constituant fondamental de l’univers. Il semble plausible que les processus / phénomènes mentaux, y compris l’intériorité subjective, existent à des degrés divers et à tous les niveaux d’organisation de l’univers… A ce sujet, le physicien Freeman Dyson suggère que puisque les atomes se comportent en laboratoire comme des agents actifs et non comme de la matière inanimée… ils doivent posséder la capacité réflexive de faire des choix… au niveau moléculaire, il est prouvé que les molécules composées de quelques protéines simples ont la capacité d’interagir de manière complexe, comme si elles possédaient leur propre intelligence… Dans cette perspective, chaque niveau d’organisation comprend un aspect physique (extérieur) et un aspect mental/ expérientiel (intérieur) (p 32-33).

2° « Comme le révèlent les phénomènes psi, il existe une profonde interaction entre le monde mental (psyché) et le monde physique (physis) qui ne sont pas vraiment séparés – ils ne le sont qu’en apparence. En fait, la psyché et la physis sont profondément interconnectées, car elles sont des aspects (ou des manifestations) complémentaires issus d’une base commune. On peut concevoir que cette base représente un niveau transcendant de l’esprit / conscience qui constitue le principe fondamental qui sous-tend l’ensemble de la réalité… » (p 33).

3° « L’esprit / volonté agit comme une force, c’est-à-dire qu’il peut impacter l’état du monde physique et agir de manière non locale. Cela implique qu’il n’est pas limité à des points spécifiques dans l’espace tels que les cerveaux et les corps, ni à des points spécifiques dans le temps comme le moment présent. Les preuves présentées dans ce chapitre de façon succincte indiquent également que les phénomènes mentaux exercent une influence sur le fonctionnement du cerveau et du corps ainsi que sur le comportement… » (p 34).

4° « Le cerveau agit comme un émetteur récepteur de l’activité mentale, c’est-à-dire que l’esprit fonctionne grâce au cerveau mais n’est pas produit par lui. Le fait que les fonctions mentales soient perturbées lorsque le cerveau est endommagé ne prouvent pas que l’esprit et la conscience soient produits par le cerveau… Dans l’idée que le cerveau puisse être une interface pour l’esprit, cet organe peut être comparé à un poste de télévision qui reçoit des signaux de diffusion et les convertit en images et en sons ». Si il est endommagé, il y a des perturbations dans la réception. « De même, une lésion dans une région spécifique du cerveau peut perturber les processus mentaux médiés par cette structure cérébrale, cependant cette perturbation n’implique pas que ces processus soient réductibles à l’activité neuronale dans cette région du cerveau » (p 34-35).

 

Pour une science post-matérialiste

Mario Beauregard a participé à la rédaction du manifeste pour une science post-matérialiste (2). Une bonne partie de son argumentation se retrouve dans ce manifeste. La perspective est vaste Elle s’inspire également de la révolution intervenue en physique dans le surgissement de la mécanique quantique : « A la fin du XIXe siècle, les physiciens découvrirent des phénomènes empiriques qui ne pouvaient être expliqués par la physique classique. Durant les années 1920 et au début des années 1930, cela a conduit au développement d’une nouvelle branche révolutionnaire de la physique, appelée : mécanique quantique. La mécanique quantique a mis en question les fondations matérielles de l’univers en montrant que les atomes et les particules subatomiques n’étaient pas des objets réellement solides – ils n’existent pas avec certitude à des emplacements spatiaux définis et à des moments définis. Plus important, la mécanique quantique a introduit notre esprit dans sa structure conceptuelle de base puisqu’il a été trouvé que les particules étant observées et l’observateur –le physicien et la méthode utilisée pour l’observation – sont liés. Suivant une interprétation de la mécanique quantique, ce phénomène implique que la conscience de l’observateur est décisive pour l’existence des évènements physiques observés et que les évènements mentaux peuvent affecter le monde physique. Les résultats d’expériences récentes soutiennent cette interprétation. Ces résultats suggèrent que le monde physique n’est plus la première ou la seule composante de la réalité et que celle-ci ne peut être pleinement comprise sans faire référence à l’esprit ». Le manifeste se poursuit en mettant l’accent sur l’influence que la pensée peut exercer sur le comportement et la santé. Et il poursuit l’argumentation apportée ici par Mario Beauregard. Au total, le manifeste proclame que l’adoption du paradigme post-matérialiste aura des effets bénéfiques pour l’ensemble de la civilisation humaine. C’est dans la même perspective que s’achève le chapitre de Mario Beauregard.

«  Individuellement et collectivement, le paradigme post-matérialiste a des implications d’une portée considérable. Ce paradigme réenchante le monde et modifie profondément notre vision de nous-mêmes en nous rendant notre dignité et notre pouvoir en tant qu’êtres humains. Le paradigme post-matérialiste favorise également des valeurs positives telles que la compassion, le respect, la bienveillance, l’amour et la paix, car il nous fait prendre conscience que les frontières entre nous-mêmes et les autres sont perméables. Ce faisant, ce paradigme favorise une prise de conscience de la profonde interconnexion entre la nature et nous au sens large, y compris tous les niveaux d’organisation de l’univers. Ces niveaux peuvent englober des domaines non physiques et spirituels. A ce sujet, il convient de rappeler que le paradigme post-matérialiste reconnaît les expériences spirituelles qui se réfèrent à une dimension fondamentale de l’expérience humaine et qui sont fréquemment rapportées dans toutes les cultures… Et enfin, ce paradigme favorise également une prise de conscience concernant  les questions environnementales et la nécessité de préserver notre biosphère, en mettant l’accent sur le lien profond qui nous unit à la nature » (p 35).

 

Une ouverture

Ce livre nous présente différentes approches du nouveau paradigme scientifique post-matérialiste. Dans sa présentation des phénomènes qui permettent d’envisager l’esprit au delà du cerveau, on constate l’universalité de ces phénomènes répandus dans toutes les cultures. Il en découle une universalité de la réalité spirituelle dont ils témoignent. Cette universalité peut embarrasser certains groupes religieux voulant s’approprier un monopole de « la vie après la vie ». En regard, un récent livre de la théologienne chrétienne Lytta Basset nous offre une approche inclusive dans son livre : « Cet Au-delà qui nous fait signe ». (5). Cette approche de l’Au-delà apparaît comme une révolution spirituelle. Le paradigme post-matérialiste nous présente une réalité interconnectée. Ainsi, « il existe une profonde interaction entre le monde mental et le monde physique qui ne sont pas vraiment séparés ». « La conscience apparaît comme un constituant fondamental de l’univers ». « Le nouveau paradigme favorise une prise de conscience de la profonde interconnexion entre la nature et nous, au sens large, y compris tous le niveaux d’organisation de l’univers » « C’est dans une perspective analogue que, selon le théologien Jürgen Moltmann, nous envisageons l’œuvre de Dieu dans la création (6). Ici, la création apparaît comme une « communauté dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu ». Mario Beauregard envisage les incidences considérables de l’approche scientifique post-matérialiste sur notre culture. Sur le plan conceptuel, le matérialisme scientifique s’opposait à l’approche religieuse et à la perspective du salut. Ici cet obstacle est levé. « Le paradigme post-matérialiste reconnait les expériences spirituelles qui se réfèrent à un dimension fondamentale de l’expérience humaine ». Le nouveau paradigme « réenchante le monde ». C’est une perspective dans laquelle peut s’inscrire Michel Maxime Egger dans son livre : « Réenchanter notre relation au vivant » (7). Ce livre nous apporte une grande ouverture

J H

 

  1. Mario Beauregard, Gary R Schwartz, Natalie L Dyer, Marjorie Woollacott. La nouvelle science de la conscience. Visions d’un paradigme, post-matérialiste. Guy Trédaniel, 2021
  2. Manifesto for a post-materialist science : https://opensciences.org/files/pdfs/Manifesto-for-a-Post-Materialist-Science.pdf
  3. Mario Beauregard . Comment nos pensées influencent la réalité : https://vivreetesperer.com/comment-nos-pensees-influencent-la-realite/
  4. Potentiel de l’esprit humain et dynamique de la conscience : https://vivreetesperer.com/potentiel-de-lesprit-humain-et-dynamique-de-la-conscience/
  5. Une révolution spirituelle. Une nouvelle approche de l’Au-delà : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
  6. Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
  7. Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/

La pensée espérante est la pensée des possibles

Le mouvement de l’utopie

Selon Jürgen Moltmann

Apparue dans les années 1960, la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann a répondu à une grande aspiration et suscité une dynamique qui s’est poursuivie à travers le temps (1). Cette dynamique se poursuit et garde toute son actualité comme en témoigne un petit livre publié chez Labor et Fides et intitulé : « Utopie » (2). Cet ouvrage reprend quelques textes fondateurs de Moltmann en les introduisant par un avant-propos de Marion Muller-Colard et en les accompagnant des éclairages de quelques théologiens. Nous présentons ici le premier des trois chapitres de Moltmann : « Utopie et pensée utopique ». La tonalité du chapitre nous apparaît dans cette profonde pensée : « La pensée espérante est la pensée des possibles » (p 17).

Du passé, du présent et du futur

Jürgen Moltmann nous appelle à réfléchir sur notre rapport avec le passé et avec le futur en passant par notre vécu du temps présent.

« La vie humaine est le temps de l’histoire. Elle est en tension entre le futur et le passé. Le futur est le domaine du possible, le passé, celui du réel ; quant au présent, c’est la ligne de front sur laquelle des possibilités peuvent être réalisées ».

Mais comment entrons-nous en rapport avec notre passé ? Comment notre mémoire s’exerce-t-elle et quel est son rôle ?

«  Par le souvenir, nous rendons présentes les expériences passées, et par la mémoire, nous relions la réalité présente à la réalité passée » (p 13) ; Ainsi s’établit une « continuité rétrospective ». C’est la mémoire qui engendre également l’identité. « Aussi bien individuellement que collectivement, nous trouvons et confirmons notre identité grâce à une identification remémorant notre passé » (p 13). Notre ressenti de ces souvenirs peut être bien différent. Cependant, « ce passé peut influencer notre présent et notre futur, de telle façon que nous revenons toujours à ces évènements dont nous reconnaissons qu’ils font partie de notre histoire ».

Notre regard sur le futur est moins contraint. « Au regard de l’avenir, nous rendons présentes des expériences futures possibles par l’attente » (p 14). Là aussi, notre regard peut être différent. Ainsi la peur nous rend inquiet, mais peut-être aussi pré-voyant. « Nous devenons « pré-voyant » ». Autrement, « dans nos espoirs, nous anticipons également le futur et nous imaginons ce que serait le devenir des choses si nos désirs et nos attentes étaient exaucés. Par l’espérance, nous nous figurons un avenir désirable et concevons plans et projets pour le réaliser. Sans espoirs, ni plans, ni projets, nous passerions, aussi bien individuellement que collectivement, à coté de nos meilleures possibilités, pour la simple raison que nous ne les percevrions même pas » (p 15).

 

En mouvement

« Selon la forme que prend l’anticipation d’une expérience future possible, nous la nommons rêve, vision, utopie, projet ou planification ». C’est une ouverture. « Aux modes temporels du passé et du futur, correspondent les modes d’être du réel et du possible ». Certes, il n’est facile de prendre du large par rapport à des situations bien installées et à leurs effets, mais il y a des marges : « A la différence du passé, ces possibilités ne sont pas fixées ; en tant que possibilités futures, elles comportent toujours un facteur de hasard, de contingence, de surprise ou de déception.

« Pour l’expérience du présent comme tel, il est tout aussi important de se représenter un futur que de se souvenir du passé. Les attentes futures marquent l’expérience du présent autant que l’agir actuel… Qui envisage le futur avec sérénité y investira… Pour la vie dans l’histoire, l’orientation vers le futur est d’importance vitale. C’est la raison pour laquelle nous connaissons une grande variété de modalités selon lesquelles nous regardons vers le futur : de la peur à l’espoir, de l’attente à la planification » (p 16-17). Nous dépendons de cet horizon. « Si il ne se passe « rien de neuf sous le soleil, nous n’avons plus qu’à nous résigner ». Alors dans quelles conditions et comment pouvons nous embrasser l’espérance ? « Tant que les systèmes politiques et économiques dans lesquels nous vivons sont « des systèmes ouverts », l’espérance nous fait vivre. Dans des « systèmes clos », il ne reste que la mort. Notre espérance subjective dépend de l’ouverture du monde objectif pour lequel elle s’engage en prenant soin. La pensée espérante est une pensée des possibles » (p 17).

 

L’approche planificatrice

« Nous pratiquons la pensée des possibles par la planification et par l’utopie ». Jürgen Moltmann décrit et analyse l’activité planificatrice courante et parfois centrale dans nos sociétés. « Sous le terme de « planification », nous comprenons une disposition anticipante pour l’avenir. La croissance de la masse des possibilités dans la société scientifique et technique ainsi que le nombre croissant des changements sociaux en jeu rendent plus signifiante une planification à moyen et long terme, destinée à éviter « les mauvaises surprises » (p 17). On entend procéder à partir des causes et de leurs effets.

« Mais si des prévisions causales sont effectivement possibles pour des phénomènes isolés, elles ne peuvent être appliquées à des « systèmes ouverts » dont le futur est encore partiellement indéterminé. Pour intervenir dans les systèmes ouverts, on doit faire appel aux calculs des probabilités. Par ailleurs, « référées à des réalités plus complexes et à des possibilités multiples, les planifications se trouvent toujours dans un rapport dialectique avec l’histoire faite et vécue » (p 19). Elles interfèrent avec le cours des évènements.

La planification implique et engage un choix de valeurs. « D’année en année, nous sommes mieux équipés pour atteindre ce que nous voulons, mais que voulons-nous au juste ? Il n’existe pas de planification indépendante de choix de valeurs » (p 20).

La planification est mise en œuvre par ceux qui disposent du pouvoir de l’entreprendre. « Dans notre société, les planifications d’envergure présupposent le pouvoir économique et politique, et servent à élargir et consolider le pouvoir. Le futur doit être réalisé comme progrès du présent… Ces planifications sont au service d’une image du futur dégagée à partir des tendances et des faits, du statu quo. La mentalité planificatrice est de part en part articulée à la conservation du pouvoir. Elle ne perçoit pas le futur comme l’arrivée de nouvelles possibilités, mais comme la continuation du présent. Il ne s’agit pas de rendre réel le futur, mais d’étendre le présent » (p 20).

 

La pensée utopique

« Par le terme « utopie », nous désignons des images d’un avenir souhaitable qui n’a pas encore trouvé d’autres lieux de réalisation que les rêves ou les désirs des hommes ». Jürgen Moltmann évoque des œuvres écrites dans le passé et décrivant des sociétés imaginées idéales comme « La Cité de Dieu » de Saint Augustin, « l’Utopie » de Thomas More ; « L’Abbaye de Thélème » de François Rabelais, « La Cité du soleil » de Tommaso Campanelle. « On peut enfin dire que la «  Réforme Radicale » vit foncièrement d’une pensée ou d’une quête utopique ». « Depuis la Révolution française et par delà les Lumières européennes, l’Utopie… apparaît dans le futur de l’histoire dans un avenir à accomplir » (p 21-22). Dans les criss actuelles, « la pensée utopique est devenue pertinente pour l’avenir, prenant la forme d’un rapport révolutionnaire au statu quo… On projette ses espoirs sur une vie dans l’avenir et on les confronte à un présent porteur de mort ou lourd d’aliénations. Les utopies du bonheur et de la liberté deviennent l’espoir d’avenir de ceux qui souffrent et sont prisonniers ; elles les mobilisent dans la réalisation de leurs buts » (p 22).

« On peut distinguer les buts réellement possibles et les facteurs d’espérance qui nécessairement les dépassent ». Jürgen Moltmann rappelle de grandes luttes où l’espérance a joué un grand rôle. « Sans le « rêve » de liberté et d’égalité, les noirs opprimés des Etats-Unis ne seraient pas descendus dans la rue avec le Mouvement pour les droits civiques de Martin Luther King. Sans le rêve d’une dignité propre, bien des peuples ne se seraient pas soulevés contre la dictature qui les opprimait, ni Nelson Mandela contre le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud ».

Dans les Temps modernes européens, les utopies se sont mobilisées, soit pour l’égalité, soit pour la liberté, utopies socialistes ou utopies démocratiques. Mais l’un ne va pas sans l’autre. « Pas de liberté sans justice, pas de justice sans égalité » (p 24). Ainsi, l’utopie socialiste de l’Union soviétique s’est effondrée. Aujourd’hui, « l’utopie capitaliste de la marchandisation globale de toutes choses et de la démocratie libérale a pris sa place. Selon Francis Fukuyama, la société du marché global doit être « la fin de l’histoire ». Mais tant que le libre marché récompensera les forts et pénalisera les faibles, il y aura des utopies opposées qui maintiendrons vivante l’espérance du peuple. Car cette « utopie universelle du statu quo » n’est souhaitable que pour le premier monde. A long terme, elle détruit l’humanité et la planète » (p 25).

 

Le Royaume de Dieu : nouvel avenir de l’humanité

Jusqu’ici, ce sont des utopies partielles qui ont été présentées. « La forme ultime du désir humain a toujours été appelée le « Bien Suprême » et identifiée à une réalité totalement nouvelle qui supprimerait cette réalité temporelle infirme et endommagée. Ce furent les religions, et, parmi elles, avant tout les religions d’espérance abrahamiques – judaïsme, christianisme, islam – qui attendent de l’avenir de l’histoire cette alternative totale ». Là où il y a espérance, elle tient lieu de religion, et la vérité de la religion est la lumière de cette utopie alternative et totale, « espérance en finalité et totalité » (p 25).

Au chapitre suivant, Jürgen Molmann abordera la pensée eschatologique. En christianisme, le Royaume de Dieu est une réalité primordiale. « L’utopie totale du « Royaume de Dieu » n’apporte pas un nouvel avenir historiquement situé, mais un nouvel avenir de l’histoire toute entière. Avec lui prend fin le temps historique et s’ouvre l’éternité. C’est pourquoi, dans ce « Royaume de Dieu », non seulement prennent fin famine et esclavage, mais avec eux disparaît tout le « schème » de ce monde à l’envers : péché, mort et diable ». (p 26). Cette nouvelle réalité est appelée à s’étendre au monde entier. « Cet accomplissement n’est pas seulement attendu par le monde humain n’ayant pas encore été racheté, mais également par « la création gémissant dans les douleurs de l’enfantement » (Rom 8.19). Il figure le dépassement de toute détresse et l’exaucement de tous les désirs. Puisque tout agir humain produit de nouvelles détresses, cette utopie totale a été liée à l’expérience religieuse et rapportée à la présence de la transcendance, c’est-à-dire à Dieu » (p 26-27).

Dans un avant-propos, l’écrivaine et théologienne protestante Marion Muller-Colard nous dit « l’actualité » du texte de Jürgen Moltmann qui date pourtant des années 1990 (p 7). Avec elle, nous pouvons considérer l’utopie en terme de « dynamique » et « c’est dans cette perspective que Jürgen Moltmann nous offre une perspective inspirante ». Nous retrouvons ici quelques paroles décisives de Moltmann comme : « Pour la vie dans l’histoire, l’orientation vers le futur est d’importance capitale ». Et, dans cette démarche, elle aussi reprend l’affirmation : « La pensée espérante est la pensée des possibles » (p 8).

J H

 

  1. Quelle vision de Dieu, du monde et de l’humanité en phase avec les aspirations et les questionnements de notre époque ? : https://vivreetesperer.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/
  2. Jürgen Moltmann. L’Utopie. Avant-propos de Marion Muller-Colard. Labor et Fides, 2023 (Dossier de l’encyclopédie du protestantisme N° 10)

Cette lumière qui est en nous

Selon Michelle Obama

Dans ce monde difficile et incertain, nous avons besoin de points de repère. Ce sont des personnalités dont nous sentons qu’elles peuvent nous inspirer à travers leur honnêteté, leur bienveillance, leur générosité. Parfois de telles personnalités sont particulièrement visibles à travers un rôle éminent dans la vie sociale et politique. Nous pensons à Barack Obama dont nous avons rapporté ici l’autobiographie (1). Mais sa femme, Michelle, qui l’a accompagné lors de sa présidence des États-Unis, apparaît également comme une personnalité remarquable. Elle a déjà relaté son parcours dans un livre : « Devenir » (2), mais dans son nouvel ouvrage : « Cette lumière en nous. S’accomplir en des temps incertains » (3), elle nous invite à une réflexion à partir de son expérience pour nous aider à affronter les obstacles, à grandir et à poursuivre un chemin de vie.

Et elle peut s’adresser à nous à partir de son parcours. (4). Née en 1964 à Chicago, elle grandit avec ses parents et son grand frère dans un quartier afro-américain de la ville. Elle est portée par un climat familial chaleureux et respectueux. « Dès son plus jeune âge, ses parents lui apprennent à faire entendre sa voix ». A 24 ans, elle est diplômée de la prestigieuse faculté de droit d’Harvard. Elle entre dans un cabinet d’avocat où elle reçoit, comme stagiaire, Barack Obama. Cette rencontre débouche sur leur mariage en 1992. Ensemble, ils auront deux filles. Le 4 novembre 2008, Barack Obama est élu président des États-Unis et elle est la première afro-américaine « première dame » des États-Unis.

Comme jeune fille noire, elle a du faire face à de nombreuses humiliations. De plus, elle évoque sa grande taille qui ne la servait pas. A partir de cette expérience, elle est qualifiée pour nous apprendre à faire face aux rebuffades et à développer persévérance et confiance. « Au fil des ces pages », nous dit-elle, « il sera question de trouver son pouvoir personnel, un pouvoir collectif et le pouvoir de surmonter les sentiments de doute et d’impuissance. Je ne dis pas que tout ça est facile… J’ai passé des décennies à apprendre de mes erreurs, à faire des ajustements et à modifier mon cap en cours de route » (p 27). Elle nous apprend à nous accepter et à reconnaitre notre potentiel. « J’ai appris que l’estime de soi et la vulnérabilité n’étaient pas incompatibles, bien au contraire, et que les êtres humains avaient tous au moins une chose en commun : nous aspirons à mieux, en toute circonstances et à tout prix. On devient plus audacieux dans la lumière. Connaître sa lumière, c’est se connaître soi-même ; c’est porter un regard lucide sur sa propre histoire. La connaissance de soi engendre la confiance en soi, qui nous permet d’être plus sereins et de prendre du recul. C’est ainsi que nous pouvons nouer des relations authentiques avec les autres… La lumière se transmet. Une famille forte donne de la force à d’autres familles. Une communauté engagée éveille chez les autres le désir de s’impliquer. Tel est le pouvoir de la lumière qui est en nous » (p 28).

Ainsi, le partage de cette expérience peut être bienfaisant et inspirant pour beaucoup, d’autant qu’aujourd’hui, en ces temps de crise, l’inquiétude s’est répandue et le questionnement s’est généralisé. « A l’origine, j’avais conçu ce livre pour proposer un accompagnement aux lecteurs qui traversaient de grands bouleversements, un ouvrage que j’espérais utile et réconfortant pour quiconque entamait une nouvelle phase de sa vie, qu’il s’agisse de la fin des études, d’un divorce, d’un changement de carrière ou d’un diagnostic médical, de la naissance d’un enfant ou de la mort d’un proche… » (p 29). Cependant, aujourd’hui, nous sommes tous entrés dans une période de tempête en percevant les échos de l’épidémie, de la guerre, des troubles politiques. Alors, Michelle Obama nous invite à nous poser « des questions plus pragmatiques sur la façon de rester debout au milieu des défis et des changements : Comment s’adapter ? Comment se sentir plus à l’aise, moins paralysés face à l’incertitude ? Quels outils avons-nous pour nous aider ? Où trouver des soutiens ? Comment créer de la sécurité et de la stabilité ? Et, si nous unissions nos forces, que pourrions-nous réussir à surmonter ensemble ? » (p 31).

Comment donc ce livre est-il conçu ? « Il n’existe pas de formule. Ce que je peux vous proposer, c’est de vous offrir ma propre boite à outilsCertains de mes outils sont des habitudes et des pratiques, d’autres sont véritablement des objets physiques ; et le reste consiste en une panoplie d’attitudes et de convictions issues de mon parcours et de mes expériences personnelles, de mon propre « devenir » toujours en cours. Ce livre ne prétend pas être un mode d’emploi. Vous y trouverez plutôt une série de réflexions honnêtes sur ce que la vie m’a enseigné jusqu’ici, sur les béquilles qui m’aident à tenir. Je vous présenterai certaines des personnes qui me maintiennent debout et partagerai avec vous les leçons que j’ai apprises auprès de femmes exceptionnelles pour faire face à l’injustice et à l’incertitude. Je vous parlerai des choses qui continuent à me mettre par terre et de celles sur lesquelles je m’appuie pour me relever. Je vous confierai aussi certaines attitudes dont je me suis débarrassée avec le temps ayant fini par comprendre qu’il fallait faire le tri entre outils et défenses, les premiers étant bien plus utiles que les secondes » (p 26).

« Ce livre se déroule en trois parties : la première évoque le processus qui permet de puiser de la force et de la lumière en soi ; la seconde évoque notre relation aux autres et la notion de bien-être affectif ; la troisième a pour but d’ouvrir une discussion sur les manières de mieux nous approprier, protéger et renforcer notre lumière, notamment dans les périodes difficiles » (p 27).

 

Manifester sa présence

Ce livre foisonne en de multiples propos et se prête peu à une analyse méthodique. A titre d’exemple, nous choisissons donc ici un des chapitres : « Suis-je visible ? », pour témoigner de l’actualité et de la pertinence du sujet et de l’authenticité de l’expérience ainsi rapportée.

Si on est confronté à des attitudes de domination et à la pression du conformisme, on hésite bien sûr à apparaître. On se tient prudemment en retrait. On comprend ainsi la question : « Suis-je visible ? ». De par son parcours, Michelle Obama est bien placée pour en parler. « Partout où je vais, je rencontre des gens qui me confient avoir du mal à être acceptés en tant qu’individus à part entière, que ce soit à l’école, au travail, ou au sein d’un groupe plus large. C’est un sentiment que j’ai connu et avec lequel j’ai du composer pendant la majeure partie de ma vie » (p 105).

Les motifs du ressenti de non acceptation peuvent être très divers. Ainsi, dans son enfance et dans son adolescence, ce fut pour Michelle, l’impression que sa grande taille physique la mettait à part. « Dans mon quartier, être noir n’avait rien de remarquable. A l’école, je fréquentais des enfants de tous milieux et cette diversité créait un environnement où nous pouvions être pleinement nous-même. En revanche, j’étais grande. Et il a fallu que j’apprenne à m’en accommoder. On ne voyait que ça. On m’a collé cette étiquette très tôt et je n’ai jamais pu m’en débarrasser… » (p 106). Elles ressent par exemple les appels à l’école où on classe les enfants : « les petits derrière, les grands devant ». Cela lui donne « l’impression d’être publiquement reléguée à la marge ». « Cette apparente disgrâce a créé en moi une blessure infime, une petite graine de détestation de soi qui m’empêchait de voir mes atouts » (p 106). « Rétrospectivement, j’ai compris que je m’adressais deux messages simultanés particulièrement toxiques lorsqu’ils sont associés : « Je ne suis pas comme les autres » et « Je ne compte pas » (p 107). A l’époque, le sport féminin n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui et ne lui offrait pas une voie d’affirmation.

Cependant, le ressenti de la différence comme source de rejet s’inscrit généralement dans une dimension sociale. Aux États-Unis, la discrimination vis-à-vis de la communauté afro-américaine prend des formes diverses. Michelle Obama évoque le cas « d’un certain nombre d’amies qui ont grandi dans des banlieues blanches aisées… La plupart racontent que leurs parents ont fait le choix de les élever dans des quartiers où les écoles publiques étaient bien dotées… ». Mais, il y avait alors une contrepartie. Ces enfants pouvaient se ressentir comme une exception. L’auteure nous raconte ici le cas d’Andrea. Comme fillette noire, « Elle a commencé à ressentir des flottements autour d’elle, dès son plus jeune âge… Cela n’a pas empêché Andrea de se faire des amis qui l’aimaient pour elle-même et d’avoir une enfance heureuse, simplement elle a été consciente de sa différence très tôt. Et elle a vite appris à décrypter les signaux lui rabâchant qu’elle n’était pas à sa place, à déceler les non-dits lui indiquant qu’elle était une intruse dans sa propre ville » (p 117). Ce sont là des blessures qui ont laissé des traces.

Michelle Obama a grandi dans un quartier où elle se sentait chez elle. « De ce fait, jusqu’à mes 17 ans, je n’ai jamais été « l’exception ». C’est à l’université que j’ai découvert cette forme d’invisibilité paradoxale ». Princeton est une prestigieuse université américaine dans un site magnifique. Mais Michelle s’y retrouvait dans un « environnement peuplé majoritairement de jeunes hommes blancs ». Elle a pu cependant trouver un lieu convivial dans un « centre multiculturel où se réunissaient les étudiants non blancs ». Dans ce milieu, il était possible d’exprimer des expériences de discrimination, de les comparer. « Nous n’étions pas fous. Ce n’était pas simplement dans notre tête. Le sentiment d’exclusion et d’isolement… n’était pas une vue de l’esprit. Et ce n’était pas non plus la conséquence d’une déficience ou d’un manque d’effort de notre part. Nous n’imaginions pas les préjugés qui nous rejetaient aux marges. C’était réel » (p 123). Ce sentiment étant présent et répandu, une question apparaît : « Qu’en faire ? ».

«  Notre père dont les tremblements et la claudication attiraient parfois l’attention des passants dans la rue, nous disait toujours avec un haussement d’épaules : « Aucune critique ne peut vous atteindre si vous êtes en accord avec vous-même » (p 123). Michelle nous fait un portrait de son père. « Mon père ne se souciait pas du regard des autres. Il était bien dans sa peau. Il connaissait sa propre valeur et il était équilibré mentalement à défaut de l’être physiquement » (p 123). Le père de Michelle avait été lui aussi confronté à l’arbitraire. « Il n’avait jamais eu les moyens de faire des études supérieures. Il avait subi les politiques discriminatoires du logement et de l’éducation ». Mais il a refusé de s’engager dans l’amertume. « Il avait appris que, dans certaines circonstances, savoir ignorer les vexations et laisser couler était une force. Il était conscient de l’injustice, mais ne voulait pas céder au désespoir… Il a préféré nous inciter, mon frère et moi, à nous intéresser au fonctionnement du monde, et nous parler d’égalité et de justice » (p 124). Il savait mesurer sa valeur sur ce qu’il avait et non sur ce qu’il n’avait pas. « Le regard qu’on porte sur soi est déterminant. C’est la base, le point de départ pour changer le monde autour de soi. Voilà ce qu’il m’a appris. L’équilibre de mon père m’a aidée à trouvé le mien » (p 125).

« Aucune critique ne peut vous vous atteindre si vous êtes en accord avec vous-même ». Michelle nous raconte comment elle a évolué dans sa manière de penser et de se comporter. « On pourrait dire que tout a commencé par l’acceptationPeu à peu, j’ai compris que si je voulais changer la dynamique des lieux que je fréquentais, pour moi-même et ceux qui me suivraient, si je voulais qu’ils accueillent plus largement la différence, que chacun s’y sente à sa place, je devais d’abord trouver en moi la fierté et l’aplomb nécessaires. Au lieu de cacher qui j’étais, j’ai appris à le revendiquer… Je devais m’entrainer à être à l’aise avec ma peur. C’était ça ou renoncer. La vie de mon père m’avait enseigné une chose : on fait avec ce qu’on a. On se forge des outils, on s’adapte et on avance. On persévère, en dépit de… » (p 106).

L’auteure nous rapporte des incidents révélateurs de mentalités imprégnées par une pensée d’exclusion. Ainsi Stacey Abrams, aujourd’hui femme politique, rapporte que major de sa promotion de lycée en 1991, elle fut invitée à une réception du gouverneur de Géorgie, et que s’y rendant avec ses parents, elle fut l’objet d’un rejet par un agent de sécurité. Elle parvint à passer parce que ses parents avaient parlementé, mais ce fut là un souvenir cuisant. « De tels messages ont un pouvoir annihilateur, surtout s’ils s’adressent à un sujet jeune dont l’identité se construit… » (p 132). L’auteure rapporte également « la légèreté avec laquelle une conseillère d’orientation, au lycée, a balayé ses ambitions au bout de dix minutes d’entretien, insinuant qu’il était inutile que je postule à Princeton, car, à ses yeux, je n’avais pas « le profil » adéquat » (p 132). « On ne perçoit pas toujours la portée de ce genre de message, c’est pourquoi il faut être attentif à la manière dont ils sont formulés et reçus. Les enfants et les adolescents désirent qu’on reconnaisse la lumière qui est en eux. Ils en ont besoin. C’est ce qui les aide à grandir. Et si on leur fait sentir qu’ils sont invisibles, alors ils trouveront d’autres moyens moins productifs de se faire remarquer » (p 133). Michelle Obama revient sur ceux qui ont fait barrage. Elle les perçoit comme « des figurants dans les récits plus vastes et plus intéressants qui témoignent de notre place dans ce monde. Leur seul pouvoir, au bout du compte, est de nous rappeler pourquoi nous persévérons » (p 135).

 

Pourquoi ce livre ? Les intentions de Michèle Obama

Quelles étaient les intentions de Michelle Obama en écrivant ce livre ? Elle nous répond dans une interview exclusive sur Brut où elle échange avec l’autrice Leïla Slimani (5).

Comme l’intervieweuse remarque que, dans son livre, elle n’hésite pas à exprimer combien elle a pu connaitre des angoisses et des doutes, et à montrer « la femme derrière l’icône », Michelle Obama répond que c’est là une manifestation « d’authenticité et de vulnérabilité ». « Parfois, il est facile de se dire que quand on est perçu comme un modèle, on doit avoir toutes les réponses, on ne doit montrer aucune faiblesse, mais je crois que c’est placer la barre trop haut à un niveau impossible à atteindre pour les personnes qui vous admirent et en fait ce n’est pas vrai. Nous souffrons tous de la peur. Nous traversons tous ces épisodes dépressifs. Nous nous demandons tous si nous sommes à la hauteur. Dans mon cas, le fait de l’admettre, c’est le « code source » de ma puissance. Comment mes différences et ma singularité ont fait de moi celle que je suis, plutôt que de chercher à les cacher, plutôt que de porter un masque de la perfection ».

Cependant que penser d’un rôle modèle ? Comment envisager cette notion de modèle ? Michelle Obama répond que les femmes qui sont présentes sur la scène publique ont une responsabilité. Comme femme noire, elle est singulière. Elle fait partie de femmes qui se sentent marginalisées comme si elles n’avaient pas de chemin bien défini à suivre parce qu’elles n’ont pas de modèles… Elle veut donc contribuer à « réécrire l’histoire qui est laissée de côté pour imposer notre image ». C’est permettre à des jeunes de se dire : moi aussi, je peux y arriver.

Des questions sur différents thèmes lui sont ensuite adressées. Et, comme elle a écrit un chapitre sur l’amitié, et que l’amitié tient une grande place dans sa vie, Leila Slimani lui demande d’en parler. Michelle Obama répond qu’elle a été surprise par le nombre de lecteurs qui ont réagi à ce chapitre «parce que beaucoup d’entre eux disaient qu’ils n’avaient pas d’amis ». Ainsi, en parlant à des femmes sur-occupées par leur activité professionnelle et leur responsabilité familiale, elle a constaté qu’elles n’avaient pas pu donner une priorité à l’amitié, et alors, « on se réveille un jour sans amis ». « Ma communauté de soutien a toujours été essentielle pour moi. Je la décris comme ma « table de cuisine ». J’ai choisi cette métaphore parce que, quand j’étais petite et que je vivais dans les quartiers sud de Chicago, la table de cuisine était l’endroit où tout le monde se réunissait dans notre petit appartement. C’est là qu’on réglait tous nos problèmes pendant que ma mère préparait le diner. C’est là que mes amies venaient pendant la pause déjeuner pour parler des soucis de la journée. C’est un endroit où on pouvait retirer son masque et être complètement soi-même… C’était un espace de confiance où on pouvait partager ses expériences, baisser le masque et être relevée, guérir des blessures du monde… C’est fondamental… Je pense qu’on ne peut pas tenir pour acquise cette communauté, qu’il faut la construire. On ne doit pas perdre cette habitude pas seulement de tisser des amitiés, mais de les entretenir dans la durée ».

L’intervieweuse pose une dernière question sur la devise proclamée par Michelle Obama à la convention démocrate de Philadelphie en 2016 : « Quand ils s’abaissent, nous nous élevons ». C’est un appel à la dignité et au courage, mais certains s’impatientent et se radicalisent. « Comment continuer à nous battre dans la dignité ? ». Michelle Obama répond qu’elle s’en est expliquée dans un chapitre. « Une devise n’est rien sans action. S’élever ne veut pas dire être complaisant… Pour moi, s’élever, c’est passer de la rage à l’action… Je cite John Lewis… « La liberté, ce n’est pas un état, mais un acte. Ce n’est pas un jardin enchanté… Il faut travailler intelligemment et prévoir stratégiquement. C’est comme cela que le mouvement des droits civiques a fonctionné. On parle toujours de la marche de Washington, mais la marche de Washington n’était que la cerise sur le gâteau. Il y avait des projets pour changer les lois. Il y avait des boycotts qui ont duré des années… ». Michelle Obama parle d’« une action à long terme où on cherche à savoir quel sera le résultat final de nos actions. Vont-elles ouvrir l’esprit des gens, les amener à mieux me comprendre ou vont-elles les amener à me craindre davantage ? J’explore cela d’une façon très détaillée ». Les générations actuelles peuvent s’interroger sur la vitesse du changement. « Mais, au final, je crois que l’intégrité, la dignité, la patience, la détermination, la préparation sont les clés et qu’elles ne passeront jamais de mode ».

Notre condition sociale comme les circonstances de la vie peuvent nous avoir courbé, étouffé, humilié. Une prise de conscience se généralise aujourd’hui. Cette situation n’est pas inéluctable. Il y en nous un potentiel qui peut se mobiliser. Michelle Obama nous appelle à découvrir cette force latente, en découvrant « la lumière en nous ».

Parce qu’elle-même a connu des situations dans lesquelles elle a été méconnue, et, en particulier, celle d’une jeune fille noire confrontée aux préjugés ambiants, elle peut écrire à partir de son expérience. Son expression authentique, sincère, contraste avec des approches plus convenues. Ainsi s’opère une rencontre avec lectrices et lecteurs. Un courant passe qui engendre la confiance. Ce livre suscite une prise de conscience libératrice. La parole de Michelle Obama porte d’autant plus qu’avec ses deux filles, elle a partagé la vie de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis.

Sur ce blog, nous avons suivi différents épisodes de cette présidence (1). Dans une histoire longue, la présidence de Barack Obama s’inscrit dans un mouvement d’émancipation et de solidarité qui a connu des étapes marquantes comme la lutte pour les droits civiques menées par Martin Luther King. On peut y voir une inspiration chrétienne telle qu’on peut la percevoir notamment dans le titre des mémoires de Barack Obama : « Terre promise » (1). En s’adressant à un grand public, la tonalité du livre de Michelle Obama nous paraît plus psychologique dans une forme où s’allie l’expérience et le bon sens et où s’exprime une dynamique de vie.

J H

 

 

  1. Barack Obama. Une Terre promise. Fayard, 2020. Compte-rendu avec un rappel des liens à différents articles sur ce blog portant sur différents épisodes et différentes facettes de cette présidence.
  2. Michelle Obama. Devenir. Fayard, 2018
  3. Michelle Obama. Cette lumière en nous. S’accomplir en des temps incertains. Flammarion, 2022
  4. Michelle Obama. Une vie. Brut You Tube : https://www.google.fr/search?hl=fr&as_q=Michelle+Obama++Brut&as_epq=&as_oq=&as_eq=&as_nlo=&as_nhi=&lr=&cr=&as_qdr=all&as_sitesearch=&as_occt=any&safe=images&as_filetype=&tbs=#fpstate=ive&vld=cid:deef07ed,vid:3ttPTHXihrQ
  5. Interview exclusive de Michelle Obama sur Brut : https://www.youtube.com/watch?v=cv7tEPpJk9o

Pistes de résistance face à la montée d’une technocratie déshumanisante

Pour un retour du soin face au mirage d’une médecine algorithmique transhumaniste

Selon Dr Louis Fouché

A notre insu, nous pouvons parfois être soumis à l’emprise d’une culture techniciste animée par une raison instrumentale et portée par une technocratie calculatrice. Si cette réalité apparaît aujourd’hui, jusqu’au risque d’une culture totalitaire, elle est le produit d’une transformation progressive qui remonte loin dans le temps. Certes, la prise de conscience écologique s’inscrit en face de ce danger, mais il nous faut entrevoir toutes les dimensions du problème. De fait, cette menace peut être perçue dans différents aspects de la vie. A cet égard, les transformations actuelles du système de santé peuvent être envisagées comme un révélateur de tendances profondes qui comportent de graves dangers. C’est le thème d’un livre du Docteur Louis Fouché : « Agonie et renouveau du système de santé. Mirage d’une médecine algorithmique transhumaniste et frémissement d’un retour au soin » (1).

Face à un technicisme déshumanisant, comment protéger et promouvoir une médecine mettant en priorité le soin et le souci de l’autre ? Le propos du docteur Louis Fouché est radical, mais il dévoile une réalité qui n’a pas encore donné lieu à une prise de conscience largement répandue. En fait, le docteur Louis Fouché est apparu sur la scène publique à l’occasion de la crise suscitée par l’épidémie du Covid. Il est alors entré en résistance vis-à-vis des directives sanitaires officielles. Médecin anesthésiste, il a manifesté beaucoup de courage en s’y opposant jusqu’à être contraint à suspendre son activité professionnelle avec le sacrifice financier correspondant. Dans ce contexte, il a animé un réseau d’entraide. Son livre témoigne de cette expérience. Cependant, plutôt que de s’enfermer dans une rancœur, même si il s’exprime parfois dans des termes choquants, il nous paraît chercher à comprendre les facteurs de la dérive et les pistes à explorer pour développer une médecine « intégrale et intégrative » dans des contextes humains appropriés.

 

Ce livre se présente donc en ces termes :

« Héritier de la pensée complexe, chère à Edgar Morin et Henri Laborit, le Dr Louis Fouché cherche la confrontation des regards, la fécondité du dissensus. Anthropologie, philosophie, éthique, sociologie, permaculture et non-violence nourrissent une réflexion renouvelée sur notre rapport à la Santé et au vivant.

Notre système de soins est à la croisée des chemins : consumérisme transhumaniste toxique, administré par quelques multinationales ; ou médecine intégrale et intégrative qui met la nature, les professionnels du soin et les patients en lien, pour une sagesse du vivant. A nous de choisir…

La crise du système de santé, mise à nue par le Covid, est une des volutes de la crise systémique profonde que nous devons traverser. Quand tout pousse à désespérer, quand des tutelles corrompues finissent d’achever nos institutions, ce livre est une porte vers l’émancipation, l’autonomie et la responsabilité » (page de couverture).

Si les analyses de Louis Fouché nous paraissent substantielles tant par l’expérience que par la culture de son auteur, nous ne les suivons pas sans réserve, mais surtout nous pouvons en contester l’interprétation.

Certes, la corruption peut affecter de grandes entreprises, de grandes institutions publiques peuvent être sous influence, mais on ne peut en déduire nécessairement un plan concerté visant à une domination mondiale. On pourrait davantage envisager une contagion des mentalités : la propagation d’une culture techniciste et technocratique telle que l’auteur la décrit. Au total, nous ne disposons pas en ce domaine d’une expertise suffisante pour avancer des évaluations.

Autre réserve : les propos de l’auteur sont empreints de passion, ce qui nous entraine et interpelle utilement, mais, dans ce mouvement, on peut regretter d’y voir parfois des jugements offensants ou ce qui nous apparait comme des exagérations. Il serait toutefois dommage que ces quelques réserves nous empêchent de saisir la portée de cet ouvrage qui nous apporte un éclairage majeur sur des dérives redoutables en cherchant ensuite des pistes de réponse dans une perspective constructive et généreuse. Nous essaierons de rapporter ce livre, non en terme d’un examen systématique, mais en empruntant le chemin de l’auteur à travers des passages significatifs.

 

L’apparition du Docteur Fouché sur la scène publique

Dans l’introduction du livre, l’éditeur explique son engagement en faveur de l’auteur et de son ouvrage. A quel titre le Dr Louis Fouché a-t-il été entendu durant la période critique du Covid ?

« Ce ne saurait être strictement son expertise en anesthésie et réanimation qui a interpellé le public lors de ses prises de parole. Ce qui a été entendu, c’est une synthèse et une mise en perspectives à la fois complexes et intelligibles, respectueuses de l’intelligence de chacun et humbles dans leur exposé. Le fruit en somme de ce qu’il avait patiemment additionné comme formations, expériences et réflexions, et qui venaient là créer une entaille dans le narratif prêt à consommer des discours officiels. Le docteur Louis Fouché n’est pas apparu avec la crise, c’est la crise qui a fait émerger tout un travail de l’ombre, des années de lecture, de patience, d’assemblages de concepts, de regards croisés, de mises en applications pratiques et de tous les détours qui les accompagnent… Et lorsque la parole émerge, elle prend immédiatement forme et résonne différemment aux oreilles, car elle a déjà modelé le réel » (p 10).

 

Une expérience et une conscience des failles et des dysfonctionnements du système de santé

De fait, c’est bien avant la crise du Covid que le Dr Louis Fouché a perçu les dérives du système de santé. Et ces dérives allaient à l’encontre de la « nécessaire humanité dans le soin ». Dès 2017, il avait demandé à s’inscrire dans un master II d’éthique et anthropologie médicales et il avait gagné en expérience dans les rencontres au cours de cette formation. Dans sa demande d’inscription, il avait clairement posé les problèmes : « Dans mes multiples casquettes professionnelles, je butte sur de multiples incohérences permanentes. Je dois soigner, mais je dois surtout « faire des actes ». Je dois « faire des économies ». Je suis égaré dans l’absence de bien commun clairement identifié… L’hôpital est encombré de complications insolubles, induites par des gouvernances technocratiques, dont les rouages sont opaques et les finalités inavouables. Le hiatus est de plus en plus flagrant entre un système de santé qui industrialise le soin et la réalité que je perçois chaque jour de la réalité des patients. La Haute Autorité de Santé le dit presque en ces termes : « Nous sommes là pour liquider le modèle artisanal de la médecine ». « Epur », chaque jour, je constate que c’est bien cet « artisanat » qui fait le soin. C’est bien la relation, et comment nous l’habitons, bref, notre éthique qui fait le soin, pas les « process » (p 23). Son mémoire de fin d’études avait été bien apprécié. Il y dénonçait notamment « les ravages d’une idéologie entrepreneuriale numérique appliquée à la santé humaine » et « la toute puissance algorithmique numérique en Santé » (p 25). Nous retrouverons ces thèmes tout au long du livre.

 

Une profession trop fermée

Louis Fouché nous raconte comment il a ressenti durant sa formation de médecin un manque d’ouverture. « Il serait bon d’avoir du recul. Et pourtant, tout médecin que je suis, je n’ai jamais eu d’histoire de la médecine dans mes cours de faculté. Il n’y a pas eu d’histoire des sciences non plus. Pas d’épistémologie. Pas de questionnement sur l’histoire du Vrai. Aucun retour sur les compétitions économiques ayant structuré les marchés de la santé. On y apprend la génétique, la biophysique, la biochimie, la biologie moléculaire. On nous apprend tous les détails. Mais jamais, on ne nous donne une vue d’ensemble… ». Il y a là un enfermement qui paraît stupéfiant. « Pas de philosophie, de sociologie ou de psychologie… Il n’y a pas de regards croisés avec d’autres médecines… ». Louis Fouché ne se résout pas à vivre et à penser dans cet univers clos. « Pourtant, il y a d’autres univers de soin, non ? Qu’est-ce que la médecine ayurvédique indienne ? Qu’est-ce que la médecine chinoise traditionnelle plurimillénaire ?… Pourquoi les guérisseurs africains connaissent-ils tous la botanique et les plantes qui guérissent ? Pourquoi quand il y a un malade, veulent-ils guérir tout entier le village ? Au fait, pourquoi n’apprend-on rien de la botanique et des plantes médicinales ?… » (p 36). Aujourd’hui, à la suite de la crise du Covid, Louis Fouché repose toutes ces questions et milite pour une médecine « intégrale et intégrative ».

Et il s’interroge également sur la manière dont la médecine s’est professionnalisée. A partir de l’exemple anglais, ne peut-on pas y voir plutôt un corporatisation ? (p 38). L’auteur examine également le cas américain. Au début des années 1900, au nom d’une certaine conception de la scientificité, le rapport Flexner préconise la « réorganisation et la centralisation des institutions médicales » au bénéfice d’une « médecine médicamenteuse ». Il en est résulté un recul du soin naturel, un poids croissant de l’industrie pharmaceutique, un recul drastique du nombre de médecins (p 39-40). Ces différentes observations concourent à mettre en évidence aujourd’hui des manques et des dérives dans la profession médicale. Dans sa veine radicale, Louis Fouché écrit : « La logique à l’œuvre, c’est la conquête méthodique des marchés… Nous sommes en train, de détruire le système de soin pour réattribuer le monopole du marché des soins aux multinationales de la finance et de la data ».

 

Une entrée en résistance

Face à l’épidémie de Covid, on observe un ensemble de réactions. C’est une situation complexe qui n’est pas exposable dans ce cadre. On notera seulement ici le choc ressenti par le docteur Louis Fouché au vu de certaines directives sanitaires. « Ce qui était raconté par le pouvoir et les médias ne correspondait pas à ce que je constatais dans mon service de réanimation. Intubez précocement. Mais les malades survivaient mieux si je les laissais sans ventilation invasive… Pas de traitement précoce. Mais tous ceux qui en avaient eu un guérissaient mieux. Les pontes avaient donné des consignes. Constat de réalité : ils avaient 40% de létalité dans leur réanimation quand nous en avions 5 à 20% en faisant autrement. Et pourtant, on n’a pas pu en parler Aucune possibilité de communiquer. Ils ont raison. Tais-toi. Point à la ligne. Pas de discussion » (p 30). Nous voyons en la réaction du docteur Fouché une exigence de conscience. « Il y eu un appel à parler. Une injonction à dire. Si toi, au contact des malades en réanimation, tu ne dis pas… Qui diras ? Alors, j’ai crié ce que je voyais. Et puis j’ai crié à l’aide. Et le plus surprenant, ça a été d’en trouver… Et nous avons essayé de nous entraider. Nous avons essayé de comprendre. Nous n’avons pas renoncé » (p 31). En conséquence, le docteur Louis Fouché a été sanctionné. Il a été contraint à la suspension, à l’été 2021.

 

La disruption, entraine une rupture

Notre société est caractérisée par un changement technique accéléré (2) lequel entraine l’économie et influe sur la vie sociale. L’auteur accorde une grande attention aux effets des ruptures qui peuvent ainsi intervenir en les caractérisant sous le terme de disruption. « La disruption est l’accélération sans précédent du rythme de la mutation technique. Il en résulte une incapacité pour le groupe d’en contrôler les usages et les règles. Corollairement, les systèmes techniques et leurs maitres (la classe des banquiers, des ingénieurs et des marchands) induisent la dislocation des systèmes sociaux et des individus » (p 66).

Louis Fouché expose les méfaits de disruption sous différents angles. Ainsi, sur le plan économique, elle s’inscrit dans les théories de Schumpeter. « Elles postulent que la destruction est créatrice… Détruire, c’est permettre de reconstruire. C’est faire changer de main la matière et donc générer du profit. Dans un postulat capitalistique, l’accélération de la rotation du capital… permet de générer du profit à l’infini. Comprenez bien, car c’est toute une économie de la prédation sur les ressources sans cesse accélérée qui trouve là une justification » (p 43). Cependant, l’innovation disruptive se développe dans une volonté de pouvoir. L’auteur y voit « la mainmise, sans partage, ni régulation d’aucune sorte, sur un marché ». Et, selon lui, il y a tentative d’appropriation des « systèmes institutionnels régulateurs ». Il y a donc là une menace totalitaire. « La disruption correspond à une façon iconoclaste de considérer un écosystème, en trouvant sa faille logicielle et organisationnelle, en vue d’en tirer le meilleur profit et d’effondrer les organisations traditionnelles de ce système » (p 44-45).

Cependant, Louis Fouché envisage également les effets de l’innovation de rupture accélérée, la disruption, sur les mentalités et sur les valeurs qu’elles portent. Le secteur de la santé offre un exemple des chamboulements induits par l’accélération technique. L’adoption d’une invention, d’une nouvelle technique requiert son acceptation par tous ceux qui sont concernés. « Un nouveau système technique doit être « métabolisé » par un groupe socio-culturel pour en faire jaillir le meilleur bien commun. Le groupe socio- culturel et les individus se trouvent transformés au passage. Dans la disruption, le rythme de mutation technique accéléré empêche ce métabolisme » (p 71). Si la mutation technique dépasse les capacités adaptives, le « Nous » se disloque. « La technique s’impose au réel. Le groupe se retrouve « toujours en retard ». Et puisqu’il est en retard, il perd sa capacité à rêver le bien commun qui pourrait advenir. Il y a perte des repères du « Nous », perte de sa raison d’être » (p 77). A cet égard, Lois Fouché peut nous fait part de son expérience en milieu hospitalier. Il y a constaté l’imposition de règles mécaniques et d’une uniformisation normative. «Quand les systèmes techniques visent à établir une automaticité algorithmique des processus, il s’ensuit une prolétarisation croissante des humains ». Les procédures se multiplient et l’artisanat se mue en routine. L’auteur porte un regard critique vis à vis de processus qui visent à remplacer l’artisan par une chaine de montage, et puis de remplacer l’ouvrier par des robots. Et, in fine, de remplacer le salarié par des algorithmes de traitement de données de masse. Il faut éradiquer l’imprévu. Et l’imprévu, c’est le vivant… » (p 73).

Si l’on en revient à l’épidémie du Covid, le docteur Louis Fouché en garde l’amère expérience d’un service de réanimation bouleversé par des règles technocratiques imposées d’en haut sans aucune pertinence par rapport à la réalité des patients. « Petit à petit, nous avons été expropriés de notre pratique médicale » (p 77). En quelque sorte, la communauté du « Nous » s’est disloquée et chacun a travaillé dans l’isolement. « La disruption résulte en la destruction du lien social et l’isolement progressif des individus atomisés » (p 79).

« Il y a dislocation du tissu social, destruction des appartenances et interdépendances antérieures, et mise en place d’une crispation totalitaire, pour tenter de maintenir, par la sclérose du mensonge, le Nous en effilochement » (p 81).

 

Technocratie et santé industrialisée

Le docteur Louis Fouché ressent une pression technocratique grandissante et il en décrit les caractéristiques et les effets dans un chapitre : « Technocratie et santé industrialisée ». Il entre d’emblée dans une interpellation au vif du sujet : « Pour planter le décor : cette exclamation de M Claude Le Pen, professeur en économie de la santé, en 2014, au Collège de France : « Nous sommes là pour liquider sans regret le modèle artisanal de la Médecine » ». Dit autrement, commente l’auteur : « Nous sommes là, nous économistes de la santé, représentant la Haute autorité de santé, pour mettre en place un marché industrialisé, normatif, rationalisé et évalué de production et de consommation de biens et services de soins. Voilà les ambitions des organisateurs du système de santé » (p 47). Et dès lors, le pouvoir s’exerce d’en haut. La décision politique se fond par ailleurs avec des motivations économiques. « Le régulateur officiel, en l’espèce l’Etat, prend en fait des décisions sous l’influence d’un régulateur occulte ». Selon Louis Fouché, ce régulateur occulte, « c’est l’ensemble des industriels du médicament, des multinationales de la finance et de la data ». « Le lexique et les méthodes de rationalisation managériale et productiviste de l’industrie s’imposent au soin » (p 50). « Il se produit l’envahissement du champ sanitaire par le champ managérial et organisationnel qui entend plier à ses modalités rationnelles, perfectionnistes, l’ensemble des strates du monde des soignants » (p 51). Pourrait-il en résulter un gain économique ? Le commentaire de l’auteur ne va pas dans ce sens. « Car on assiste à une multiplication de la fameuse tarification à l’acte. Plus on réalise d’actes, plus on gagne de l’argent… Il se produit une augmentation inarrêtable des actes… » (p 51). L’auteur décrit la dérive financière et incrimine le profit que certains en retirent. Dans cette évolution, le rôle des médecins se dégrade : « Le système de santé doit produire des soins industriellement avec efficience. Les soignants y deviennent des rouages d’une logique techno-industrielle et numérique. La Haute Autorité de santé, haute et autoritaire, impose administrativement aux soignants une praxis conforme à une justification d’efficience et d’équité » (p 54). « L’adossement du système de soins à un système technique industriel réduit la pratique soignante au pilotage d’un système technique » (p 54). A lire ce livre, on ressent une impression de déshumanisation. L’auteur se livre à une critique implacable d’un système où les bonnes intentions sont détournées et où le pouvoir revient à un milieu animé par des préoccupations administratives, techniques et commerciales. Ce système apparait comme de plus en plus omniprésent, jusqu’à influencer la production des savoirs. On se reportera à l’analyse détaillée de la critique de Louis Fouché qui, dans sa logique, peut paraître extrême. Il envisage un système où « une interdépendance est inéluctablement bâtie par le modèle industriel entre le monde du soin et le monde marchand de production technique des remèdes et des savoirs » (p 59).

 

L’expansion du numérique

Nous assistons aujourd’hui à une expansion massive du numérique. Comment ne pas en percevoir aujourd’hui les innombrables bienfaits ? Bien sûr, il y a toujours un revers de la médaille.

En garde vis-à-vis de l’accélération technique, Louis Fouché analyse la part d’effets nocifs de la numérisation dans le domaine de la santé. « Les prémices d’industrialisation formelle du soin ont permis la remise en cause de l’utilité même de l’humain comme agent du Soin. L’idéologie dominante propose désormais le modèle d’une Santé fondée sur le traitement algorithmique du big data numérique. Il s’agit en l’espèce d’accéder encore à un surcroît automatisé d’efficacité logistique opérationnelle » (p 87). La disruption numérique vient porter atteinte à la praxis des soignants. « Les soignants comme les soignés sont pris de vitesse par une technique qui vise l’efficience et le profit comme premières cibles… » (p 97). Les reproches de l’auteur vis-à-vis de effets de l’irruption du numérique dans le système de santé s’inscrivent dans une critique radicale d’« un monde rationalisé automatique » et de la menace totalitaire correspondante. Et il prend pour cible l’utopie du philosophe anglais Hobbes qui « avait proposé que la cité idéale soit comme un mécanisme d’horlogerie où tous les rouages s’imbriquent sans heurt… jubilation perfectionniste et mécaniciste qui voudrait que l’erreur disparaisse. Ce monde automatique à la « nous sommes tous des rouages » (p 98).

 

La menace de l’idéologie transhumaniste

Certes, nous traversons aujourd’hui une crise profonde, si profonde qu’elle est qualifiée d’« agonique » par Louis Fouché. Et il impute cette crise à une idéologie désignée comme « transhumaniste » Le transhumanisme est une forme réitérée de « l’hubris des philosophe grecs » « Volonté de puissance, folie des grandeurs, il s’est donné pour objectif de détruire la part faillible et fragile en l’humain pour faire advenir le transhumain en perfection » (p 32). « Le transhumanisme est une idéologie. Sa rationalité est tout entière tenue à faire advenir un monde automatique où l’humain augmenté serait libéré de la contingence » (p 32). L’auteur voit dans la disruption qui bouscule l’héritage du passé, « le mode opératoire de l’avènement de l’idéologie transhumaniste ». Louis Fouché perçoit ainsi une menace globale : « Transhumanisme, mode opératoire disruptif, outil transformatif numérique sont dans une même généalogie. Ces concepts réunis composent un antihumanisme radical » (p 33). Il y a là en quelque sorte une menace vis-à-vis de la nature humaine : « Le transhumanisme vient tuer le vivant en nous » (p 34). « Peut-on combattre cette rationalité de la perfection lisse au nom de l’attachement à un humain faillible, souffrant, mais digne et bien vivant » (p 34).

 

Un monde qui s’égare ?

C’est à partir de sa condition de médecin anesthésiste, de médecin hospitalier que le Docteur Louis Fouché a pris conscience des perturbations qui affectent notre société à partir de l’exemple des problèmes du système de santé. Et plus précisément, la défaillance de ce système vis–à-vis de la crise du Covid a joué pour lui un rôle de révélateur. En conscience, il est entré en résistance. Mais, à partir de là, sa réflexion s’est encore élargie. Sa réflexion dépasse maintenant de beaucoup la situation du système de santé, elle porte sur l’évolution de la société et de l’économie. Son livre traite certes de l’agonie et du renouveau du système de santé, mais ce thème y est inscrit plus généralement dans une analyse de la crise économique et sociale, et au delà encore, écologique. Son interpellation est radicale.

Il nous a semblé que nous ne pouvions pas ignorer cette interpellation, car elle correspond à des problèmes majeurs de notre époque.

Certes nous gardons une réserve par rapport aux interprétations de l’auteur. Nous n’entrons pas dans un style très polémique où la colère affleure et s’exprime dans des accusations catégoriques et des généralisations abusives. Entre autre : « C’est triste, mais l’histoire de notre médecine, n’est qu’une histoire de pognon et de pouvoir… » (p 40) ou « Le mandat des directeurs d’hôpitaux publics n’est pas que les gens soient bien soignés. Le mandat est de détruire l’hôpital public pour faire advenir la e-santé aux mains des multinationales de la data » (p 98). La véhémence de certains propos de l’auteur est contre productive.

Cependant, les menaces évoquées par Louis Fouché sont, au moins pour certaines, bien réelles. Ses analyses nous paraissent souvent pertinentes. Cependant, ce livre soulève de grandes questions. D’une part les dérives actuelles ne sont souvent que l’amplification de phénomènes plus anciens. Ainsi, la désappropriation des travailleurs de leurs pratiques de travail, la séparation entre direction, conception et exécution, remontent au XIXe siècle. Le même problème se pose à l’ère du numérique. Et, de même, dans le registre écologique, le pillage de la planète est une réalité de longue date. Face à des tendances qui s’inscrivent dans la longue durée, comment changer de cap et changer de cap rapidement. Des philosophes et des sociologues s’expriment à ce sujet (3). Mais le problème est aussi spirituel. C’est bien le cas lorsqu’on doit faire face à la montée de l’« hubris ». D’autre part, de grands changements comportent à la fois une part positive et une part négative. Comment pourrait-on méconnaitre les apports du numérique ?

Louis Fouché n’est pas indifférent à ces questions puisque, dans la dernière partie de son livre, il esquisse des pistes de renouveau.

 

Sortir de l’impuissance

Conscient des périls, cette lecture nous enseigne parfois d’autres menaces. La radicalité des propos de Louis Fouché nous indiquent peu de points d’appui d’autant qu’il induit de la suspicion vis à vis de nombreuses instances. Pourtant, dans la dernière partie de son ouvrage, il communique sa vitalité en traçant de nombreuses pistes.

Dns une première séquence, il apporte un état des lieux. C’est le constat d’un sentiment d’impuissance largement répandu. Puisqu’on constate que la technique ne résout pas la souffrance, « il ne reste plus rien qu’un être à la dérive sans abri et sans histoire. L’individu est découplé du réel, enchevêtré dans d’innombrables et factices réseaux sociaux numériques Il ne sait plus écrire un récit symbolique et social qui fasse sens. Le bout de la rupture entre le réel et sa narration est le totalitarisme numérique. Nous y sommes. Lost in Metaverse » (p 161).

Après avoir réitéré sa critique d’un monde ultra technique où l’humain perd sa consistance, l’auteur s’engage dans une proposition. « Y a- il un renouveau salutaire ? Voilà ce que nous allons tenter d’explorer dans cette dernière partie. Rien ne sert de démonter à tout prix la faillite du système. La plupart de nos contemporain, intuitivement, la ressente déjà. Les souffrances psychologiques et relationnelles traversées aujourd’hui sont proprement faramineuses. Il suinte, dans tous les faux bonheurs consuméristes, une solitude, une tristesse et une angoisse étouffantes… Dans les sociétés occidentales post-industrielles, coexistent à des niveaux variés, mais pour une majorité d’entre nous, une anxiété flottante sans objet, un mécontentement flottant sans objet, une perte de sens à l’existence et au travail, une perte de lien social et un isolement individualiste » (p 152). Cet état induit une fragilité sociale et politique. « Ces conditions réunies sont le terreau d’un mécanisme de masse totalitaire ». Cette insatisfaction peut se focaliser sur un objet commun dans un nous collectif.

Cependant, nous dit Louis Fouché, il ne suffit pas de comprendre en adoptant la posture d’un spectateur. Cette posture induit « une aspiration par la société du spectacle » (p 153). Il y un autre écueil : « Certains sont tentés de baisser les bras… Nous sommes impuissants quand nous somme isolés. C’est humain, mais c’est une dynamique suicidaire. On doit se mettre en lien » (p 154).

A partir de son expérience dans ses rencontres au cours de la crise du Covid, Louis Fouché peut encourager. Pendant cette crise, certains ont réagi. « Ils se sont réunis et ils ont accueilli leurs souffrances mutuelles. C’est le premier de tous les mécanismes thérapeutiques : l’écoute empathique. Avant même d’agir, savoir qu’on n’est pas seul, qu’on n’est pas fou, est le début de la mise en action » (p 156). L’auteur appelle à « aller vers le lien et l’appel du Réel ». « Réussir à sortir d’un paradigme où l’on reste à contrôler et prédire, pour aller vers l’imprévu de ressentir et s’ajuster » (p 156). Louis Fouché rapporte son action pour permettre l’expression et le partage de nombreuses expériences positives en cours aujourd’hui, des alternatives innovantes : la réalisation d’un documentaire : « Tous résistants dans l’âme ». « Un pas pour que les gens osent raconter la beauté et la transformation en cours autour d’eux. Ce faisant, j’espère qu’émergera un autre récit dominant que celui des multinationales » (p 156). Louis Fouché examine les différentes motivations de nos actions. Et, par exemple, il évoque la figure psychologique du triangle de Karpman : « des rôles qui oscillent entre celui de victime et celui de bourreau en passant par celui de sauveur » (p 160). Pour sortir de ce triangle infernal, revenir à la souveraineté. « Qu’est ce qui est en mon pouvoir, et à quel endroit je peux agir juste pour faire advenir le monde que je veux ? » (p 161). C’est un appel à la responsabilité. « Il en va dans ces considérations sur l’espoir et la souveraineté d’un enjeu de réenpuissancement. Il s’agit de reprendre sa puissance d’agir par un regard tourné sur les enjeux et les responsabilités. Il ne s’agit pas de vaincre. Il ne s’agit pas d’avoir raison. Il ne s’agit pas d’aller lutter contre. Il s’agit déjà de transformer ses propres attentes, son propre regard. Et de précipiter dans la matière une action juste par un changement d’intentions, d’émotions et d’espérances. « Be the change you want to see in the world » (Gandhi) (p 162).

 

Pistes d’action

En fonction de ses analyses et de ses idéaux, l’auteur nous propose des pistes d’action dans plusieurs chapitres successifs : « agir juste, une affaire institutionnelle, une affaire technique, quelle gouvernance ? transformation culturelle et récit positif ». En énonçant ces pistes, l’auteur s’inscrit dans l’histoire d’un non conformisme et il cherche à éviter le piège de la récupération par un ordre social et technique omniprésent. Nous renvoyons à la lecture de ces chapitres.

Louis Fouchè rappelle l’histoire du machinisme au XIXe siècle, où les ouvriers se voyaient dépossédés de leurs qualifications par l’arrivée des machines. Ils s’y opposèrent dans le mouvement luddiste. « L’irruption de la machine industrielle a suscité une désappropriation… Au-delà des bénéfices productivistes, et l’accroissement du confort matériel à bas coût du consommateur, il y a la destruction d’une classe manufacturière » (p 165). L’auteur pointe d’autres désappropriations dans le monde d’aujourd’hui. Il évoque des mouvements néoluddistes « résolument techno-critiques ». Le commentaire est nuancé : « L’action sur le cours profond des choses peut sembler faible, mais elle participe à un éveil des consciences sur les conséquences de la technique habituellement tenues sous le boisseau » (p 169).

« La pratique de l’obsolescence programmée est « le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise en marche d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement »… Concept machiavélique, s’il en est, des tenants de la destruction créatrice… Il porte en lui toute l’absurdité du système capitaliste consumériste… » (p 170). Cependant, face à cette absurdité, la riposte est décisive. En France, en 2015, l’obsolescence programmée est devenue un délit entrainant jusqu’à deux ans de prison. Surtout, « il y a une source immense d’espoir : l’avancement d’une culture de la pérennité matérielle. Les pays en voie de développement, comme de très nombreux mouvements écologistes ou de bon sens, privilégient le réusage, le recyclage et la réparation. Paradoxalement, le meilleur outil de diffusion de cette culture est justement la technique numérique moderne. Aujourd’hui des sites internet entiers sont consacrés aux low-tech lab, aux recycleries, aux ressourceries qui voient le jour un peu partout » (p 171).

L’auteur évoque également le boycott. « Les mouvements d’action collective de consommateurs visant à infléchir le comportement d’une entreprise ou d’une institution sont prometteurs. Ils permettent de rééquilibrer les rapports de force entre une communauté, ses tutelles et les entreprises marchandes » (p 176). Il y a une histoire du boycott, tel le boycott réussi de la marche du sel engagée en 1930 par Gandhi en Inde. Mais comme le souligne l’auteur, il y a une condition préalable. « Le premier travail en amont du boycott et le plus essentiel est de réunir une communauté » (p 179).

Louis Fouché constate qu’on ne peut se passer de structures protectrices à condition qu’elles soient participatives. « Les collectifs citoyens créent des alternatives aux structures institutionnelles défaillantes ou déshumanisées. Mais ces alternatives ne doivent pas rester des alternatives. Elles doivent dessiner les contours d’une institution désirable ». Il faut travailler à permettre que tous ceux qui veulent quitter le système puissent le faire. La question est posée sur différents registres, y compris la monnaie.

L’auteur pose également la question de la gouvernance. Au niveau national, des choix idéologiques conditionnent les politiques. Au plan international, l’auteur a conscience de la forte demande de régulation internationale. Mais il redoute une corruption systémique. Des conditions doivent être posées. « Il est indispensables d’avoir des espaces et des institutions internationales, mais il faut bien définir leur mandat. Leur rôle est de permettre la rencontre, le dialogue et la négociation, les coopérations, les échanges… Elles ne sont qu’une table qui permet la diplomatie ». L’auteur est par contre très méfiant vis-à-vis des autorités supranationales. « Il est, en revanche, probablement dangereux de vouloir fondre les cultures, les langues, les visions du monde dans un même idéal et sous un même ordre législatif et social » (p 197).

Dans la transformation culturelle en cours, nous avons besoin d’un « récit positif » qui puisse nous inspirer. La prise de conscience écologique fait bouger les lignes. Louis Fouché évoque ces changements à sa manière. Et il se rallie à la vision de la permaculture. « Dans le paysage écologique finalement très complexe, la permaculture semble bien la vision la plus sage et la plus intégrale. La permaculture serait une façon de penser les problèmes dans une logique écosystémique » (p 206). Ces principes de réflexion issus d’une expérimentation agricole, de par leur nature écosystémique, ont touché tous les champs de l’activité humaine. L’auteur énonce ces principes (p 205) qui s’accompagnent de « trois fondamentaux éthiques : Prendre soin de la terre, prendre soin de l’humain, partager équitablement ». La permaculture prend en compte les différents niveaux de réalité. « La logique écologique a conduit progressivement à penser les problèmes, en particulier sanitaires, comme des interactions écosystémiques intégrées complexes. Dans la permaculture, la notion d’écosystème est centrale dans les rouages de compréhension. C’est une logistique plus exigeante et élargie qui contient déjà en son sein une régulation morale et un appel au non-réagir. La transformation est déjà en cours… » (p 213).

Louis Fouché nous fait part d’un exemple spectaculaire de l’application des principes permaculturels dans le domaine de la santé. C’est l’entreprise Buurtzorg aux Pays-Bas, fondée par Jos de Blok en 2006 (4). Avant Buurtzorg, le système de soins infirmiers aux Pays-Bas avait la même trajectoire d’hyper-rationalisation bureaucratique de service de soins qu’en France. Les infirmiers avaient en général un planning établi par le siège pour optimiser leur temps de transport. Le patient n’avait pas d’infirmier défini. Les soins étaient normalisés et le temps de réalisation de l’acte minuté… Ce système a généré une insatisfaction grandissante chez les patients. Jos de Blok a quitté ce système dépersonnalisé. Il a mis en place une entreprise avec quelques amis en 2006… « Ils ont revu leurs façons de concevoir le soin. Au lieu de réaliser le soin prescrit par le médecin, ils ont commencé par prendre une collation avec le patient et discuter avec lui de son réseau social et de ses besoins réels. Puis rapidement, ils ont entrepris de densifier le réseau d’aide autour des personnes et de valoriser leurs ressources propres… ». Revenue à une raison d’être qui faisait sens, s’étant réapproprié sa façon de faire, l’entreprise a adopté « le système de petites équipes autonomes sans hiérarchie de maximum douze personnes, en charge localement d’autogérer leurs plannings, leur gouvernance, leur matériel, leurs dépenses » (p 214-215). L’entreprise s’est massivement développée jusqu’à regrouper 10 000 infirmiers. Un audit a montré que cette organisation faisait économiser 40% des actes médicaux prescrits, diminuait de 30% les hospitalisations en urgence… 50% du temps paramédical était économisé… » (p 215).

Dans le mouvement de la pensée, « depuis la fin des années 2000, a réémergé l’idée des communs. Il s’agirait d’une voix médiane entre la propriété et le collectivisme… La proposition du mouvement des communs est une réappropriation des biens communs par les communautés locales ». Louis Fouché évoque les « communs de soin et de santé intégrant aussi bien les patients et les soignants à une échelle locale » (p 217).

Tout au long de ce livre, Louis Fouché se confronte aux menaces engendrées par un modèle économique marchand, mais aussi par celles qu’il attribue à l’expansion du numérique.

Cependant, les apports du numérique ne sont-ils pas considérables ? Comment pourrait-on les refuser ? Or l’auteur répond à cette question dans une séquence : « la technique comme pharmakon » (p 186-189). « Pharmakon, c’est le poison… et le remède. L’idée du pharmakon correspond à celle des cornucopiens qui voient dans la technique une source d’abondance. Si la technique est le poison, elle devrait aussi le remède… La technique va résoudre les problèmes qu’elle a créés. » (p 186). L’auteur est dubitatif vis-à-vis de cette prétention. « Je pense que nous avons atteint un seuil de contre-productivité ». « Pourtant, je dois le concéder, la résistance dans la crise du Covid n’aurait pas existé sans les réseaux sociaux ». Dès lors, la réflexion se fait nuancée. « Ressentir et s’ajuster, et non pas essayer d’imposer une utopie au réel. Nous en reparlerons avec la non-violence et la prudence. Quand tout s’effondre, il s’agit de bâtir ensemble une bulle de cohérence autour de nous pour passer l’épreuve. Et pour la bâtir, tous les morceaux intéressants du réel peuvent être récupérés » (p 188). Cependant, Louis Fouché met en garde vis-à-vis de « l’extension totalisante du numérique ». Il « décrie une utilisation pseudo-rationalisée de la technique, puisqu’elle ne change pas l’intentionnalité fondamentale sous-jacente de ne jamais se heurter à la limite » (p 188). « En synthèse, une seconde vision du pharmakon est qu’il faut utiliser la technique à de justes fins. Pour cela, il faut redonner une hétéronomie à la technique en travaillant sur les usages mis en place par les citoyens, puis sur les conceptions symboliques des créateurs eux-mêmes, sur leur intention. Ceci ne peut se lire en première lecture qu’en mettant des freins politiques et législatifs sur le pouvoir économique » (p 193).

 

Vers un nouveau système de santé

Dans ce livre, Louis Fouché entre dans une nouvelle conception de la santé et du soin qui s’inscrit dans « la logique permaculturelle », la logique écologique ; et de par son engagement lors de la crise du Covid, il est au cœur des processus collaboratifs qui ont alors émergé. L’innovation fleurit dans les marges. Un paysage nouveau est en train d’émerger. Un horizon est en train d’apparaître. Louis Fouché peut s’exclamer : « Voilà rien moins qu’un système de santé à établir. C’est un magnifique défi » (p 219).

La logique permaculturelle renouvelle note regard. D’une certaine manière, les mouvements de médecine holistique, tels que proposés par les anthroposophes ou la plupart des ethnomédecines traditionnelles, sont dans cette ligne là. Il s’agit de concevoir l’humain en interaction et intégré dans le plus grand pour pouvoir l’aider à rester en santé… la coopération des médecins est porteuse d’espoir, mais nécessite des outils d’évaluation d’impact pertinents… » (p 207).

Il est important de prendre en considération tous les éléments. « Si vous comptez les kilos perdus dans les six mois post sleeve gastrectomie versus régime seul chez un obèse, la sleeve gastrectomie va devenir la méthode de référence. Arracher et agrafer l’estomac sera meilleur à court terme que de créer un réseau social de qualité, de rééduquer à une alimentation saine, de passer quelques lois interdisant aux industriels les distributeurs automatiques des ‘nuts’, le sur-sucrage des produits préparés, de réfléchir sur le contenu culturel, philosophique et spirituel de la personne avec lenteur et patience… L’obésité n’a pas à voir qu’avec perdre des kilos dans le minimum de temps. Le côté obscur est toujours plus rapide, plus facile, plus tentant. Mais le côté obscur n’est pas le bon chemin » (p 208).

C’est la force des ethnomédecines traditionnelles. Elles ont pour elles la sagesse du temps long. « Toutes ont en commun d’être non scientifiques, hautement symboliques, très attachées à la dimension sociale et relationnelle du déséquilibre de santé. Et toutes ont en commun de rechercher l’homéostasie avec le monde. Elles réémergent et c’est une chance ». Ainsi Louis Fouché nous parle d’une rencontre où « il y avait un ethnomédecin chinois traditionnel, un médecin ayurvédique de Pondichéry, un médecin de Daramsala en Inde en exil avec le Dalaï Lama, un druide celtique, un guérisseur africain ivoirien, un médecin anthroposophe, un homéopathe, des médecins généralistes allopathiques, un anthropologue, un réanimateur. Quelle richesse ! Quel foisonnement d’intelligences et de partages !… Médecine lente et basse-technologie permaculturelle » (p 209).

Louis Fouché réfléchit à la manière permaculturelle de dépenser le moins d’énergie pour le meilleur résultat. Une pratique low-tech. C’est une orientation : « Refaire avec le sens clinique, avec l’observation patiente. Redonner du sens à l’interprétation du réel par le praticien. J’avais ainsi proposé, il y a cinq ans, la mise en place de projets médicaux de réanimation et d’anesthésie low-tech » (p 209). L’auteur raconte comment un groupe d’internistes à Paris s’est mis à donner un cycle de cours sur « les signes » aux médecins réanimateurs. Leur parcours pédagogique visait à réhabiliter les investigations au lit du malade, à resensibiliser à l’observation clinique » (p 210). L’auteur rapporte comment l’humain reprend ses droits par rapport à une pression techniciste. « En réanimation, la sédation évolue dun cocktail meurtrier à fortes doses d’hypnotiques, de morphiniques et de curares, encore utilisés par certains services arriérés, vers une sédation light où le patient coopère et participe au soin. A preuve, le Covid où la ventilation et la prise en charge techniciste lourde ont démontré leur faiblesse et leur toxicité versus une approche physiologique peu invasive avec oxygénothérapie à haut débit. Les décisions de limitation thérapeutique sont désormais prises en concertation avec les familles, le personnel et même le patient… On utilise de plus en plus les critères créés par les patients et non par les médecins. On utilise des « patients traceurs » pour aller regarder ce que l’évaluation comptable ne sait pas regarder. Ils racontent leurs vécus d’hospitalisation et ouvrent des perspectives de progression inattendues puisqu’ils parlent tous des insuffisances du lien et de l’accompagnement humain… Au cœur même du monstre, il y a un élan, un appel à plus d’humanité… » (p 211-212).

Une culture de la coopération commence à se développer. Ainsi « apparaissent de nombreuses initiatives de soin mettant en réseau des professionnels d’horizons variés… La rencontre avec la médecine institutionnelle de tous ces acteurs est une condition de la survenue d’une médecine permacole. Les patients eux-mêmes sont en train de monter en compétence de manière extrêmement rapide. Les didacticiels, les formations en ligne, les ateliers se multiplient pour que les savoir-faire et les savoirs anciens soient transmis. Je constate avec un étonnement croissant que toute une partie de la population aspire à l’autonomie en Santé et utilise des pratiques comme le Tai Chi, le Qi Gong, le yoga ou la méditation. Il me semble que ce mouvement est désormais prégnant et qu’aucune multinationale au monde ne saura l’arrêter » (p 210-211).

Ainsi, Louis Fouché voit dans toute cette évolution un profond changement de mentalité qui s’inscrit dans la montée de la culture écologique. « La logique écologique a conduit progressivement à penser les problèmes en particulier sanitaires, comme des interactions écosystémiques intégrés complexes. Dans la permaculture, la notion d’écosystème est centrale dans les rouages de la compréhension. C’est une logique plus exigeante et élargie qui contient déjà en son sein une régulation morale et un appel au non agir » (p 213).

Cependant, dans ce contexte en mouvement, comment favoriser l’avènement d’un nouveau système ?  « Pouvons-nous inventer des communs de soin et de santé à des échelles locales intégrant aussi bien les patients et les soignants, sans intervention de l’Etat ou des multinationales ? » L’auteur en donne un exemple : « les Oasis Pleine Santé » qui sont en train d’émerger. « En lien avec les collectifs locaux sur les territoires de Forcalquier et de Lyon, elles proposent un système de soins, avec une autre logique financière et sanitaire… Je participe à bâtir patiemment et pierre par pierre, un réseau de ces initiatives locales bigarrées. Elles émergent des collectifs issus de la crise du Covid et des soignants suspendus comme des citoyens ayant à cœur de retrouver leur autonomie en santé. Le réseau qui se tisse doucement a pour nom : Une Nôtre Santé. Il est articulé avec RéinfoSanté qui veut devenir une sorte d’université citoyenne de création du savoir en Santé pour le grand public » (p 217).

Et voici qu’en quelques lignes, Louis Fouché nous présente sa vision d’un  nouveau système de santé : « Élaborer du savoir, mettre en place une praxis des soins autonomes et avec un gouvernance locale. Proposer la coopération de différents soignants autour d’un patient, avec le soutien économique de toute la communauté locale. Faire intervenir les patients eux-mêmes dans les processus de salutogenèse comme cela a été fait souvent en pathologie psychiatrique et en addictologie… Revenir à des éléments de soin low-tech et à des outils de santé façonnables localement. Conserver de notre médecine en effondrement ce qui fait sens comme l’anesthésie et la chirurgie. Voilà rien moins qu’un système de santé entier à établir. C’est un magnifique défi. Et il ne sera relevé que par un Nous réconcilié, en commun » (p 217-219).

 

Une aspiration spirituelle

Dans ce livre, Louis Fouché nous interpelle : A quoi tenons-nous ? Quelle vie voulons nous vivre ? Nous croyons nous en relation ? « Les sociologues appellent parfois le récit commun unifiant : « protension collective positive ». Il s’agit de trouver ce vers quoi le Nous a envie d’aller ensemble. Il s’agit de trouver les quelques valeurs, les quelques intentions qui rassemblent les Je atomisés en une humanité qui cherche à vivre ensemble » (p 221). L’auteur énonce quelques-unes de ces valeurs. Il nous appelle à considérer la société dans laquelle nous vivons. Nous avons vécu pendant des décennies dans un développement économique ininterrompu. Aujourd’hui, nous prenons conscience que la croissance ne peut être indéfinie. Les ressources s’épuisent. Alors il nous fait envisager une décroissance. « La décroissance est une baisse du niveau de matérialité nécessaire à la vie humaine. Comment l’homme s’y adapte est toute la question » (p 221). Si nous restons dans une demande de « toujours plus », comme le monde ne pourra offrir ce « toujours plus », plus dure sera la chute (p 222). Si nous subissons une grande frustration, il y aura parallèlement de fortes tensions . « La décroissance subie promet la guerre de tous contre tous. Au contraire, la décroissance volontaire est un chemin non violent de transformation »… « La logique de la sobriété heureuse consiste à travailler sur le désir individuel et collectif ». L’auteur évoque la pensée de Pierre Rabhi. « Dans l’ensemble, il s’agit de travailler individuellement à un changement dans ses attentes par un retour aux besoins fondamentaux. Ce retour permettra de définir clairement les priorités. Il est entendu que la société dans son ensemble changera par cette augmentation de conscience individuelle. L’imaginaire des décroissants rejoint celui de Gandhi dans sa célèbre phrase : « Be the change you want to see in the world » (p 222 ). « La sobriété heureuse est souvent associée au concept d’« insurrection des consciences » et « au pouvoir créateur de la vie civile ». En cela, elle prétend à une portée à la fois spirituelle et politique » (p 222).

Mais avons-nous des exemples historiques d’un tel changement ? Louis Fouché nous apprend qu’effectivement, « la décroissance volontaire a déjà été historiquement formulée et expérimentée. L’exemple le plus célèbre reste celui du christianisme d’état de la fin de l’empire romain. Une partie de la classe aristocratique et bourgeoise dominante, lassée de ses orgies et de la vassalisation oppressive des colonies, décide de poursuivre des objectifs non matérialistes. Elle revient de manière volontaire au dénuement. Les mouvements anachorète, puis monastique ouvrent cette ère mystique de la transition vers le Moyen Age » (p 223).

La question du récit commun désirable convoque nécessairement la question de la spiritualité. Certes, ce terme fait question pour certains embarrassés par des souvenirs religieux encombrants. C’est sans doute pourquoi le titre de ce chapitre est formulé interrogativement : « Ecospiritualité laïque ? ». Cependant Louis Fouché insiste : « Par nature, l’intention que je peux porter sur demain est de nature spirituelle. Je crois que l’Occident entre dans une époque franciscaine. Saint François d’Assise, c’est celui qui a renoncé à toutes les entraves du confort. Il est l’ami de toute chose et de tout être. Dans les Fioretti et les principales prières de François d’Assise, il y a une cosmogonie intégrée de l’homme avec l’univers. La vie est sacrée. La Création est sacrée. Elle contient le divin dans chaque fibre de l’univers et de chaque être » (p 224). Il y a là une vision à l’opposé du « cartésianisme à l’œuvre dans l’imaginaire occidental depuis les Lumières ».

« En synthèse, la Sobriété heureuse est une protension collective positive pour amoindrir les conséquences individuelles et collectives de l’effondrement. Elle constitue un travail incontournable sur l’intention individuelle dont l’espoir est d’avoir une portée socio-politique. La crise que nous traversons est en train de recréer du Sacré à tour de bras. Le vivant que l’on pourchasse partout au nom du profit et de l’efficience est sacré. L’humain est un être parmi d’autres, à nul autre pareil, dans un biotope dont il procède et dont il a besoin. A vouloir le sacrifier, on le rend sacré » (p 225).

Ce chapitre se poursuit par l’éloge de deux vertus : la prudence et la non-violence. Comme sagesse pratique appliquée, « La prudence cherche une juste mesure de l’action dans l’incertitude et la contingence du réel ». Et, autre apport, « Dans l’action comme dans la pensée, la prudence est l’intelligence du courage ». « La prudence est une sorte de sagesse conceptuelle de l’action. La prudence indique la précaution élémentaire. Il y a aussi un petit air de lenteur dans les plis du concept. Une sorte de lenteur qui observe le réel avant de prendre sa décision » (p 226).

Louis Fouché s’exprime comme un adepte de la non-violence. Il nous en décrit l’esprit et la pratique. « Rien n’est jamais gagné ou perdu. L’arène met simplement en place la nécessité d’une rencontre. Et là nait le rapport de force. Celui qui amène dans la danse la volonté de l’autre est celui dont la volonté est la plus stable. Elle reste au centre. Et l’autre reste dans mon centre. Si mon centre vacille, l’autre me balaie et m’effondre. Quelle est ma volonté ? Quel est mon centre ? C’est l’autre qui m’aide à le trouver. C’est par les attaques incessantes de l’adversaire qui cherche à me détourner de moi-même, que j’apprends qui je suis » (p 228).

Dans sa conclusion, Louis Fouché reprend au départ son expression d’indignation en évoquant une déchéance humaine. Et puis, le vent tourne. Louis Fouché évoque une parole motrice des « Dialogues avec l’ange » : « Celui qui aide, parle. La parole de consolation et d’amour plane au dessus de vous. Sans l’Amour, rien ne peut s’accomplir, ni Connaissance, ni Paix, ni Félicité. La Connaissance éclaire, le Silence remplit, le Rayon apporte la chaleur, mais seul, l’Amour relie ». Alors, je dois œuvrer aussi fort que je peux, pour qu’autre chose advienne… Pour que le courage tienne… » (p 232-233). Louis Fouché convoque la résistance et il évoque un processus dans lequel les hommes s’éveillent et se rassemblent.

Ce texte nous donne accès à l’idéal de Louis Fouché, à ce qui l’anime en profondeur. C’est une certaine vision de l’humain, une manière d’envisager la vie bonne

« On veille à l’héritage. On chérit la beauté. On contemple et on console le moribond qui meurt. On admire, on écoute, avec intelligence, l’expérience inédite que l’aîné nous partage. Tous entourent et cajolent ceux qui sont en souffrance. Celui qui souffre encore ne peut être seul. Les sages nous transmettent des vérités cachées. On rétame. On répare. Toujours, on rafistole… Et surtout, l’on maintient la précieuse flamme, la joyeuse santé. Le corps est une nef. Qui conduit au sacré. Des mystères délivrent à tous des lumières. On initie chacun pour qu’il soit dissemblable. Et, Je, unique au monde, s’assemble à la tribu. La fête est bouleversante… » (p 233-234). Dans cette inspiration poétique, nous voyons une inspiration spirituelle

 

A l’écoute de questions de fond pour l’avenir de notre société

Nous découvrons de plus en plus la diversité et l’ampleur des crises qui affectent nos sociétés. En réponse, la première requête est d’en étudier le contexte et de comprendre les données correspondantes et quelles en sont les incidences et les interprétations. C’est ce que nous essayons de faire sur ce blog en toute modestie dans les limites de nos capacités. Et, à chaque fois, nous nous demandons quel pas en avant nous pouvons réaliser, quelle ouverture proposer. Il y a des domaines où nous ne aventurons pas parce que nous manquons des compétences correspondantes. Nous évitons également les questions qui soulèvent des polémiques exacerbées parce que ce contexte rend difficile une approche honnête et nuancée (5).

Nous avons donc beaucoup hésité à présenter le livre du docteur Louis Fouché : « Agonie et renouveau du système de santé ». Car, assurément, l’auteur est très contesté. Son engagement dans une opposition vis à vis des directives sanitaires officielles lors de la crise du Covid a suscité de vives critiques non seulement à l’endroit de ses positions, mais aussi, dans la guerre idéologique qui a fait rage jusqu’à aujourd’hui, vis à vis de sa personne. Nous reportant à Wikipedia, nous n’y avons pas trouvé le portrait nuancé que nous attendions, mais plutôt un procès généralisé contre un médecin considéré comme « un diffuseur majeur de fausses informations sur la crise sanitaire » (6). Cependant, l’écoute des interviews en vidéo nous a paru infirmer les opinions très négatives circulant à son sujet (7). Certes, on pouvait naturellement être en désaccord sur certains points. On pouvait également trouver son langage excessif et même parfois choquant. Mais, le ressenti est également important. Et ici, nous ressentions chez cet homme de l’honnêteté, du courage, de l’expérience, de la compétence, une manière d’être pouvant susciter de la sympathie.         Nous avons donc lu son livre. Cette lecture a éveillé une prise de conscience de la puissance avec laquelle un technicisme numérisé se répand aujourd’hui et peut porter atteinte au bon sens humain. En étudiant le parcours du système de santé en France, Louis Fouché nous introduit dans des enjeux de civilisation, tant dans l’examen des menaces que dans la perspective des opportunités. Avec lui, nous découvrons des dynamiques positives jusqu’à un éclairage spirituel à la fin du livre. Nous ne nous sommes pas sentis autorisés à passer sous silence un ouvrage peu conventionnel, mais interpelant jusque dans son approche visionnaire.

La personnalité de Louis Fouché est apparue au grand public à l’occasion de l’épidémie du Covid . Il en va de même pour le préfacier de l’ouvrage, le docteur Didier Raoult. Dans la peur qu’elle a suscitée, l’épidémie a suscité un choc violent. Dans ce contexte, les directives sanitaires officielles se sont imposées. Elles ont été portées par les pouvoirs publics et par l’accueil d’une majorité de la population. Des voix critiques ou contestataires n’ont pas été entendues. Le camp majoritaire s’est imposé dans une forme de guerre idéologique. Cependant, une résistance est apparue en terme d’objection de conscience. Aujourd’hui, le débat autour de ces politiques est en train de s’ouvrir. Le livre de Louis Fouché est une contribution à ce débat en l’inscrivant dans un cadre beaucoup plus vaste.

Cet ouvrage met en évidence la menace constituée par la montée d’un technicisme numérisé en phase avec une économie capitaliste et un pouvoir marchand. La critique des abus de la technique avait déjà été portée par des auteurs comme Jacques Ellul et Ivan Illitch. Elle s’inscrit ici dans une actualité vive, mais elle se déploie également dans une analyse historique rejoignant le rejet du machinisme au XIXe siècle. Puisque l’auteur, à juste titre, prend en compte le temps long, les questions que nous lui adressons, portent sur ce registre.

Certes, nous pouvons aujourd’hui percevoir la menace totalitaire d’un technicisme numérique s’exerçant dans le contexte d’un écart entre direction et exécution, de la puissance des émotions médiatiques, du pouvoir de l’argent. Notre inventivité  pour répondre à cette menace doit être d’autant plus grande que cette menace vient de loin en remontant le passé. Il nous faut changer le cap et l’allure d’un grand navire. Sur le registre écologique, la question se pose de la même façon. Et d’autre part, dans la dérive actuelle, nous ne devons pas oublier les acquis de l’évolution passée : les libertés chèrement acquises par rapport aux oppressions politiques et religieuses (3), mais aussi les gains réalisés en réponse à des besoins vitaux. Bref, il nous faut garder le sens des proportions.

Si, à partir de l’exemple du système de santé, cet ouvrage nous montre une puissance destructrice à l’œuvre, la pression de la « disruption », et si, en l’occurrence, il envisage l’agonie et l’effondrement de ce système de santé, il s’achève dans l’anticipation d’un renouveau. L’auteur nous permet d’entrevoir ainsi les forces à l’œuvre. Source d’espoir, il nous donne à voir qu’un esprit nouveau est déjà l’œuvre. Si elle n’a pas encore atteint les objectifs souhaités, la pensée écologique est déjà à l’œuvre et elle modifie la manière de poser les problèmes afin des les résoudre. Ainsi, « dans la pensée écosystémique, les problèmes ne sont plus seulement vus dans une perspective locale et immédiate, mais sur l’ensemble d’un système vivant dans le temps » (p 205). Issue d’un  nouvelle manière d’envisager la culture de la terre, la permaculture devient une approche méthodologique polyvalente. Louis Fouché écrit ainsi  que « la logique permacultuelle promet de grands espoirs en Santé si elle commence à être étudiée et appliquée » (p 207). Dans cet âge du Vivant, nous changeons d’échelle, nous entrons dans une vision holistique.

C’est bien dans une vision relationnelle que se présente aujourd’hui la spiritualité. Dans son livre pionnier : « Something there » (8), David Hay envisage la spiritualité comme « une conscience relationnelle ». Une analyse de conversation avec des enfants montre combien ceux-ci se sentent reliés à la nature, aux autres personnes, à eux-mêmes et à Dieu ». Aujourd’hui, à la suite du grand théologien Jürgen Moltmann, dans la Communion Divine, l’Esprit Saint nous apparaît comme « l’Esprit qui donne la vie ». « Dans les années 1980 déjà, dans son livre : « Dieu dans la création », Jürgen Molmann écrit : « Si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté entre toutes les créatures, avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu » (9). « En Lui, nous avons le mouvement, la vie et l’être » (Actes 1.28) ». Sa présence est active pour susciter une humanité fraternelle (10) ; C’est dans le même veine que se situait la théologie de François d’Assise appréciée par Louis Fouché : « une cosmogonie intégrée de l’homme tissée avec l’univers. La vie est sacrée. La Création est sacrée. Elle contient le divin dans chaque fibre de l’univers et de chaque être » (p 224). « Le corps est une nef. Qui conduit au sacré » écrit Louis Fouché dans sa conclusion (p 234). N’est-ce pas le respect de l’humain qui inspire la résistance de Louis Fouché à l’encontre d’une emprise techniciste et mécaniste à son encontre. « Le transhumanisme vient tuer le vivant en nous » (p 35).

J H

 

(1) Dr Louis Fouché. Agonie et renouveau du système de santé. Mirage d’une médecine algorithmique transhumaniste et frémissement d’un retour au soin. Note de l’éditeur. Préface par Didier Raoult. Exuvie, octobre 2022. Ce livre est présenté par son auteur dans une interview You Tube : « Origine et éthique d’un médecin engagé » : https://www.youtube.com/watch?v=ynqcf5SwcMs

Louis Fouché est également l’auteur du livre : « Tous résistants dans l’âme » (14 octobre 2021) et du film qui porte le même titre

(2) Face à une accélération et à une chosification de la société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/

(3) Des Lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/

(4) A travers les méandres de l’histoire, une humanité meilleure qu’il n’y paraît : https://vivreetesperer.com/a-travers-les-meandres-de-lhistoire-une-humanite-meilleure-quil-ny-parait/

(5) Le courage de la nuance : https://vivreetesperer.com/le-courage-de-la-nuance/

(6) Wikipedia : Louis Fouché : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Fouch%C3%A9

(7) Louis Fouché. Le nouveau monde. Intreview Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=ld_iQMzerjk

(8) La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/

(9) Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/

(10) Il y en a assez pour chacun : https://vivreetesperer.com/il-y-en-a-assez-pour-chacun/