La grande expérience

Selon Yascha Mounk

Nous vivons dans un régime démocratique, certes imparfait, mais qui nous assure des bénéfices inestimables, une participation à l’autorité politique, à la puissance publique à travers des élections libres, une garantie des droits fondamentaux tels qu’ils ont été proclamés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à travers un état de droit. Bref, si il y a des frustrations, il y aussi un espace où nous pouvons nous mouvoir pour susciter des changements et des améliorations. Nous vivons dans une république qui dépend de l’expression de chacun et est, en principe, l’affaire de tous. Mais avons-nous conscience de ce privilège ?

Cependant, la propagation d’une agitation à consonance autoritaire, se parant d’une référence au peuple, les divers populismes qui se sont répandus dans les dernières années sous des formes variées viennent nous interpeller et sonner l’alarme. En regard, il importe de comprendre le phénomène avec l’aide des sciences sociales. Ainsi, en 2018, un chercheur en sciences politiques Yascha Mounk a écrit un livre : « Le peuple contre la démocratie » (1).

Pourquoi des mouvements populistes en viennent-ils à mettre en cause le bon fonctionnement des institutions démocratiques ? On peut en distinguer quelques raisons comme la stagnation du niveau de vie depuis les années 1980, l’arrivée des migrants qui compromettent l’entre-soi national, ou bien l’emballement de la communication à travers les réseaux. Cependant, un des plus grands dangers est la montée d’un sentiment nationaliste et xénophobe dans une part de population qui se sent abandonnée, privée de son privilège national et sans espoir de promotion. Dans beaucoup de pays, en regard de la diversification de la population, on peut effectivement observer des phénomènes de rejet et une montée des tensions et des conflits. Le pouvoir politique devient alors un enjeu. Des forces contraires veulent se l’approprier pour neutraliser l’adversaire. Le débat politique, et tout ce qu’il implique et requiert : respect et compréhension, est alors compromis.

Or, effectivement, dans de nombreux pays occidentaux, de l’Angleterre à la Suède, de la France à l’Allemagne, une forte immigration est intervenue et la composition de la population a fortement changé. Aux Etats-Unis, si la diversité est constitutive, la diversification se poursuit autrement, avec une correction relative, mais positive des rapports de domination traditionnels. Comment les transformations démographiques en cours vont-elles modifier la vie politique ? L’enjeu est la réalisation d’une démocratie multiethnique. Chercheur en sciences politiques, d’origine allemande et aujourd’hui installé aux États-Unis, Yascha Mounk a intitulé son dernier livre : « la grande expérience » (2). Les démocraties occidentales vont-elles parvenir à un nouveau stade, celui d’une démocratie multiethnique ? Et comment ?

Yascha Mounk est bien qualifié pour aborder cette question. Car lui-même a grandi dans une famille polonaise, juive de confession, immigrée en Allemagne. Par expérience, il est sensible aux relations interculturelles. Yascha Mounk a fait ses études universitaires en Angleterre à Cambridge, puis il est devenu chercheur aux Etats-Unis. Il est maintenant professeur de politique internationale à l’Université John Hopkins. Il écrit dans de nombreuses revues et s’exprime dans de nombreuse conférences.

 

La transformation des sociétés et la question démocratique

 Yascha Mounk part d’abord d’un constat. C’est la diversification considérable de la population des démocraties au cours des dernières décennies. « A la fin de la seconde guerre mondiale au Royaume-Uni, moins d’une personne sur vingt-cinq était née à l’étranger. Aujourd’hui, c’est une personne sur sept. Il y a quelques décennies de cela, la Suède était l’un des pays les plus homogènes du monde. Aujourd’hui, un habitant sur cinq a des origines étrangères » (p 16). La France et l’Allemagne vont dans le même sens. La différence des européens, le Canada et les Etats-Unis se sont pensés comme des nations d’immigrés dès leur conception. « Et pourtant, à leur manière, les deux grandes démocraties du Nouveau Monde ont été profondément excluantes durant la majeure partie de leur existence » (p 17). Aux Etats-Unis, la jeune république a composé avec l’esclavage et refusé aux noirs les droits les plus élémentaires. L’abolition de l’esclavage en 1865 a marqué un grand tournant, mais les discriminations affectant les afro-américains sont revenus ensuite. Elles s’effritent aujourd’hui.

Dans ces différents pays où s’opère la transformation démographique, des tensions sont apparues et affectent la vie démocratique.

Yascha Mounk s’interroge à partir de l’histoire. La démocratie multiethnique ne va pas de soi. Ainsi, dans le passé, « les citoyens des démocraties les plus respectées du monde ont porté leur pureté ethnique en étendard. D’Athènes à Rome, de Venise à Genève, les tentatives pré-modernes d’auto-gouvernance ont toutes été restreintes au groupe ethnique concerné » (p 14). A contrario, on a pu observer la réussite de sociétés multiethniques au sein d’empires où le pouvoir échappait à toute compétition entre des groupes. Ainsi, l’élargissement des démocraties rencontre des obstacles. Pour que la grande transformation s’effectue, « le récit qu’elles se font d’elles-mêmes, leur roman national, repose encore trop sur la fiction de leur homogénéité » (p 19). L’histoire d’une domination brutale exerce toujours son ombre dans telle société marquée par l’esclavage. Dans de  nombreuses sociétés apparait un risque de fragmentation culturelle. « Certains groupes d’immigrés forment aujourd’hui une classe socio-économique défavorisée » (p 20). En regard des faits, Yascha Mounk observe une « ascension des pessimistes », mais son analyse porte réponse au « besoin d’optimisme » (p 22-34).

 

Avancer vers une démocratie multiethnique, c’est possible

Le terme de « démocratie multiethnique » peut donner lieu à des malentendus. En fait, l’ampleur est plus vaste. D’autres qualificatifs l’accompagnent : démocratie multiculturelle et multiconfessionnelle. (p 11). L’évolution vers cette nouvelle forme de démocratie est une traversée semée d’embuches, mais cette « grande expérience » n’est pas vouée à l’échec. Elle est possible et d’autant plus possible qu’on en perçoit les différents aspects et qu’on croit à sa réussite. « Si nous voulons que la ‘grande expérience’ réussisse, il nous faudra développer une vision optimiste » (p 27). Le livre aborde les différents aspects de la question en trois parties : Quand les sociétés multiethniques tournent mal ; de l’avenir souhaitable des démocraties multiethniques ; comment les démocraties multiethniques pourraient-elles s’épanouir ?

De fait, des recherches sur l’intégration en Europe montrent qu’à moyen terme, l’intégration en pays d’accueil se réalise. « L’intégration linguistique aussi bien que culturelle paraît plus lente en Europe qu’en Amérique du Nord, mais les tendances sont les mêmes. Il existe bien quelques exemples d’immigrés de deuxième ou même de troisième génération parlant mal la langue locale, mais, en général, les enfants nés en Italie, en France, en Suède ou en Grèce la parlent avec beaucoup plus de facilité que la langue de leurs ancêtres » (p 254).

Mais qu’en est-il du gouffre économique qui sépare encore la majorité historiquement dominante et les groupes minoritaires ? En fait, là aussi, il faut du temps selon les générations. « Ceux qui sont curieux de l’état actuel de nos démocraties multiethniques feraient bien de regarder les statistiques sur le parcours d’immigrés de très longue date afin de déterminer si leurs conditions de vie s’améliorent » (p 260). Et, dans l’ensemble, les conclusions sont positives. « Ainsi, aux Etats-Unis, les immigrés s’en sont très bien sortis, augmentant rapidement leurs revenus d’une génération à la suivante. Par ailleurs, la vitesse de cette progression dépend à peine de leur pays d’origine. Les enfants d’immigrés de presque tous les pays d’origine améliorent plus rapidement leurs conditions économiques que les enfants de parents nés aux États-Unis» (p 261).

Par ailleurs, à partir de différentes recherches, l’auteur tempère nos inquiétudes concernant une insécurité potentielle. « La plupart des immigrés partagent les valeurs de leur société d’accueil » (p 270). Si la menace terroriste est redoutable, elle n’a qu’une petite minorité pour origine.

« La démographie n’est pas un destin ». L’auteur prend en exemple les Etats-Unis. Une partie de la population blanche redoute de devenir une minorité brimée à l’avenir. Mais il y a de grandes différences dans l’évolution des groupes en croissance : les latinos, les asiatiques américains et les métis. L’auteur montre par exemple le caractère spécifique de la réussite intellectuelle des asiatiques américains. « Les asiatique américains ne représentent qu’un dixième de la population des Etats-Unis, mais un quart des élèves qui rentrent à l’Université Harvard. A l’Université Berkeley, presque la moitié des étudiants américains entrés en 2020 étaient des asiatiques américains ». La réussite économique va de pair (p 288). L’auteur montre également un développement rapide du groupe des métis. Il y a quelques décennies, le métissage rencontrait beaucoup d’hostilité. En 1980, seuls 3% des nouveau-nés étaient métis. A la fin des années 2010, un enfant sur sept était métis (p 284). Ainsi, les trajectoires de ces groupes sont différentes. Elles permettent une évolution des attitudes politiques. Elles vont à l’encontre d’une fatale confrontation entre « blancs » et « gens de couleur ».

Yascha Mounk estime que l’exemple américain est instructif et que les tendances qui y sont observées peuvent l’être également dans d’autres pays. « Des groupes qui nous semblent aujourd’hui soudés se fractureront sans prévenir. La démographie n’est pas un destin. Les habitants des démocraties multiethniques, dans leur grande diversité, sont embarqués sur le même bateau. Ceux d’entre nous qui pensons que la grande expérience peut réussir, devons remplir une tâche clé dans les décennies à venir : nous battre pour un avenir dans lequel le plus de personnes possibles se penseront non comme les membres de tribus mutuellement hostiles, mais comme citoyennes de démocraties multiethniques fières et optimistes » (p 304). Yascha Mounk , conscient des dangers du nationalisme, préconise en regard un patriotisme civique, inclusif et capable de rassembler les divers composantes de la population.

Dans quelle mesure les politiques publiques peuvent-elles aider à hâter cet avenir ?

 

Quelles politiques mettre en œuvre ?

Dans ce livre, Yascha Mounk ne se contente pas de proposer des analyses et des diagnostics ; en fin de parcours, il esquisse des orientations. « Quelles politiques publiques (aussi modestes soient-elles) pourraient contribuer à la réussite des démocraties multiethniques ? ».

Il importe d’abord d’identifier les obstacles majeurs.

« D’abord, de nombreuses personnes n’ont connu quasiment aucun progrès dans leurs conditions de vie ces dernières années. Elles s’inquiètent même d’une future dégradation. Comme l’a montré une étude sociologique, cela les rend beaucoup plus enclines à regarder avec peur ou dédain les membres des autres groupes démographiques.

Deuxièmement, certains groupes ethniques ou religieux subissent encore des conditions socio-économiques dégradées…

Troisièmement, les institutions des démocraties multiethniques peinent aujourd’hui à prendre des décisions efficaces. Elles sont insuffisamment réactives aux yeux de l’opinion ou elles excluent des minorités des processus de décision. En conséquence, les citoyens n’ont plus le sentiment d’être maitres de leur destin collectif, ce qui augmente le risque de tensions intergroupes.

Enfin, la polarisation croissant empêche les citoyens des démocraties multiethniques de considérer leurs opposants politiques avec bienveillance… » (p 307-308).

Dès lors, Yascha Mounk propose quelques orientations politiques majeures.

« Les démocraties doivent offrir à leurs citoyens une ‘prospérité garantie’ : encourager la croissance économique et s’assurer que ses gains finiront dans la poche des citoyens ordinaires. Elles doivent accentuer encore la ‘solidarité universelle’ : construire un État-providence généreux qui évitera la course à échalote entre groupes ethniques » (les avantages accordés à certains groupes peuvent susciter la jalousie et finalement s’avérer contre-productifs). Elles doivent bâtir des institutions efficaces et inclusives : donner à chaque citoyen le sentiment que ses préférences seront prises en compte. Enfin, elles doivent fonder une culture de respect mutuel… » (p 308).

Traduit de l’anglais, très fondé sociologiquement, comme en témoigne une annexe volumineuse de notes bibliographiques, ce livre se lit agréablement en couvrant une question majeure puisqu’il s’agit de l’avenir des démocraties multiethniques à l’échelle internationale. Et, en France, nous sommes directement concernés. Nous découvrons dans ce livre la pensée éclairante d’un chercheur engagé dans l’étude de problèmes politiques majeurs.

J H

 

  1. Yascha Mounk. Le peuple contre la démocratie. L’Observatoire, 2018
  2. Yascha Mounk. La grande expérience. La démocratie à l’épreuve de la diversité. L’Observatoire, 2022

Interview de l’auteur https://www.youtube.com/watch?v=3aLoeIWTTUk

https://www.youtube.com/watch?v=lqhxrUdUiPU

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