« La guerre des civilisations n’aura pas lieu » de Raphaël Liogier
Dans son nouveau livre : « La guerre des civilisations n’aura pas lieu. Coexistence et violence au XXIè siècle » (1), Raphaël Liogier, sociologue et philosophe, poursuit son exploration du nouveau monde en voie d’émergence, recherche qui a déjà donné lieu à d’autres ouvrages de sa part, comme : « Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? » (2). Dans cet essai, l’auteur traite des conflits internationaux actuellement au devant de la scène. A travers la mise en évidence de tendances de fond, il nous permet de les situer et aussi d’en comprendre les limites. Notre monde est en mutation. Des transformations profondes sont en cours. Et bien sur, la crise actuelle appelle des changements majeurs dans la gouvernance mondiale.
Si certains, inquiets des méfaits du terrorisme djihadiste, sont tentés de valider la thèse d’un conflit inéluctable entre les civilisations, Raphaël Liogier nous met en garde contre ce piège. Tout d’abord, il met en évidence l’unification croissante du monde qui va à l’encontre d’un éclatement de celui-ci. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de ressemblances dans les modes de vie. « Dans le monde global, aucune société ne peut plus se représenter comme le centre du monde. La figure de l’autre ne se profile plus au delà des frontières qui, désormais, ne sont plus étanches. L’Autre circule partout, se mêle à nous : immigré ou touriste. Il n’est plus dès lors totalement autre. Dans cette situation nouvelle, se configure un système global régi par de nouvelles logiques au delà des apparences du chaos : un système auquel participent intensément des forces religieuses, pourtant réputées discordantes » (p 7).
Rapport entre les civilisations
Certes, la violence qui s’exerce aujourd’hui au Moyen Orient, le terrorisme djihadiste, suscite une crainte qui se nourrit également d’incompréhension. En regard, Raphaël Liogier développe une analyse des ressorts de cette situation qui nous paraît particulièrement éclairante. Remontant à l’épisode de la crise dite du canal de Suez, il nous montre à la fois les frustrations engendrées par une longue période de domination européenne dans les pays arabo-musulmans et les craintes suscitées encore aujourd’hui dans les nations européennes par la perte de leur positionnement privilégié. Il en résulte une crise d’identité qui peut se traduire dans une fixation sur une éventuelle menace de l’Islam.
L’insécurité est un terrain favorable pour la réception des idées de Samuel Huntington sur le choc des civilisations. Raphaël Liogier retrace l’histoire des idées qui, depuis le XIXè siècle, appuient cette option conflictuelle. C’est « le courant du « différencialisme », qui postule l’existence de différences infranchissables entre certains groupes humains » (p 8). La thèse de Samuel Huntington aboutit effectivement à « un retranchement sur son monde propre, y compris et surtout pour l’Occident qui, pour sa sauvegarde, « doit passer par le renouveau de son identité occidentale » (p 53). Parallèlement, certaines formes d’immigration sont considérées avec méfiance.
Importance et transformation du religieux dans la civilisation planétaire
La deuxième partie de ce livre porte sur « le religieux dans la civilisation planétaire ». L’auteur met en évidence l’importance du religieux dans la vie sociale et politique. Il nous apprend à percevoir une transformation profonde de la vie religieuse dans le monde : « Il existe aujourd’hui une nouvelle dynamique mythique générale, un métarécit émergent en phase avec la globalisation, « l’individuo-globalisme », qui allie « souci de soi et conscience du monde » et refond progressivement les traditions religieuses dans son moule imaginaire » (p 89).
Dans le cadre de cette dynamique, l’auteur distingue trois phénomènes religieux majeurs : spiritualisme, charismatisme, fondamentalisme.
Le courant spiritualiste renvoie à un ensemble diversifié de pratiques et de croyances qui visent au développement de l’intériorité, à une unification psychocorporelle, à une harmonie avec la nature, à une ouverture à plus grand que soi. Cette culture, nourrie pour une part, par des apports des pays d’Asie (yoga, reiki, qi gong), s’est répandue dans les sociétés industrielles avancées. Elle est bien présente aussi en France comme le montre Jean-François Barbier- Bouvet dans son enquête sur les « chercheurs spirituels » (3). L’auteur la perçoit comme un « spiritualisme rationnel ». Elle prospère dans les milieux dotés d’un « capital global à la fois économique et symbolique ».
Le courant charismatique se caractérise par une dynamique collective tournée vers le transcendant avec une forte tonalité émotionnelle. Présent dans différentes variantes confessionnelles, ce courant est particulièrement actif dans le pentecôtisme latino-américain, africain et coréen. Il prospère particulièrement dans des milieux à faible capital économique.
Comme tous les mouvements réactionnaires, le fondamentalisme vise à protéger « la tradition contre un mal omniprésent » (p 98). « Le fondamentalisme se déploie chez des fidèles en déficit de capital symbolique, chez ceux, autrement dit, qui sont en manque de reconnaissance, que ce manque caractérise des sociétés entières comme celles qui composent le monde arabe, ou qu’il caractérise des communautés minoritaires vivant au milieu de cultures dont elles se sentent exclues » (p 99). Là où il prospère, le fondamentalisme engendre l’exclusion et la violence.
« Les frontières religieuses classiques sont brouillées par ces nouvelles tendances qui, non seulement sont transnationales, mais aussi transconfessionnelles. Ces forces croyantes… traversent les religions traditionnelles qui ne peuvent que leur résister ou les amplifier » (p 95). « Il ne s’agit pas de nier qu’il existe des catholiques français, des luthériens suédois ou des orthodoxes russes attachés à leur foi traditionnelle. Mais ces populations, numériquement en baisse constante, ne sont plus au coeur des dynamiques religieuses contemporaines… » (p 142). Cependant, « si les postures sont multiples, le schéma croyant varie peu. Il n’y a donc pas de dérégulation, mais configuration de nouvelles régulations, de nouvelles règles du jeu à l’échelle planétaire… Les spécificités traditionnelles des grandes religions s’en trouvent atténuées…» (p 143). Les trois courants : spiritualisme, charismatisme, fondamentalisme se retrouvent dans les différentes religions, mais aussi elles les traversent. Par exemple, « un néo-soufi musulman sera souvent plus proche d’un bouddhiste occidentalisé que d’un musulman salafiste » (fondamentaliste) (p 13). L’auteur nous décrit la vitalité du religieux qui se déploient à l’échelle mondiale à travers de nombreuses organisations internationales. Des solidarités nouvelles apparaissent.
Face au déni du religieux qu’on peut observer dans certains milieux en France (4), Raphaël Liogier nous permet d’en percevoir toute l’importance dans le monde actuel. Il nous ouvre à la compréhension de son apport pour la vie des hommes d’aujourd’hui et nous permet d’en analyser les perversions avec plus de pertinence (5).
Pour une compréhension mutuelle
La troisième partie du livre porte sur « Guerres et paix dans la civilisation globale ». Raphaël Liogier nous décrit à grands traits, la nouvelle culture qui se vit à travers le monde global. Vivre ensemble dans ce nouveau monde, c’est refuser l’esprit d’exclusion, si néfaste dans l’histoire de l’humanité. A cet égard, « le différencialisme » est bien un pas en arrière. Quelles logiques permettent d’aller vers plus de compréhension mutuelle ? L’auteur en mentionne deux : celle du « décalage », traitant les différences non comme des différences de nature, mais comme des différences de degré » et la logique du « fondement » qui va plus loin en postulant que les régimes de vérité humains, aussi divers soient-ils, ont les mêmes fondements » (p 211). Cette seconde approche implique nécessairement « un accord sur des principes universels permettant de lire ensuite nos différences comme des variations et non comme des oppositions » (p 212).
Dans l’introduction du livre, Raphaël Liogier nous a dit comment une compréhension mutuelle peut advenir dans ce nouveau monde : « Il est urgent de penser la perméabilité des frontières et ainsi, la disparition de la figure de l’Autre radical, l’étranger, le barbare qui se situait jadis au delà de notre horizon existentiel, séparé de notre espace de vie. Comment les identités individuelles et collectives peuvent-elles se définir et coexister dans un monde sans frontières ? Lorsqu’aucun autre, n’est complètement autre. Lorsque les attentes sont forcément relatives » (p 17).
Pour une gouvernance mondiale
Pour parvenir à ce nouveau vivre ensemble, des changements institutionnels profonds sont également nécessaires. « Alors que les problèmes à résoudre ainsi que les grands défis sont aujourd’hui mondiaux, les centres de décisions majeurs restent nationaux » (p 217) et, dans ce nouveau monde, la logique de l’Etat-nation ne correspond plus au mouvement qui déborde un cadre devenu trop étroit. « L’Etat-nation alimente des logiques contradictoires, se balançant dangereusement entre la logique identitaire exclusive et la logique utilitariste inclusive, nourrissant alternativement l’une, puis l’autre, jouant l’une contre l’autre et inversement. Seule la perspective universaliste, s’appuyant sur la logique du fondement humain commun, est positive et capable de contrebalancer à la fois les tendances identitaristes et utilitaristes… » (p 220). Raphaël Liogier nous dit « l’urgence d’un gouvernement global » et il nous propose une approche pour y parvenir.
Appel à une compréhension renouvelée
Si nous sommes en présence aujourd’hui d’une grande mutation comme beaucoup s’entendent pour le dire (6), comment avancer dans l’étape actuelle ? Différentes disciplines peuvent contribuer à notre réflexion. Les sciences économiques, par exemple, sont souvent sollicitées, car l’économie est un aspect majeur de notre vie commune. Raphaël Liogier a choisi une autre approche qui s’appuie principalement sur la sociologie de la culture. Dans un champ aussi vaste, l’information ne peut pas être égale et quelques unes des schématisations peuvent prêter à discussion. Mais ce livre nous paraît tout à fait remarquable à la fois par l’esprit de synthèse qui nous permet d’apprécier les mouvements en cours et par l’originalité de la pensée qui ouvre des horizons. C’est un livre qui nous offre une carte pour aller de l’avant en traversant des tempêtes. Cet ouvrage affine notre compréhension du monde. Comprendre la dynamique culturelle du monde globalisé, percevoir les courants porteurs autant que les blocages à dépasser, c’est créer les conditions pour un vivre ensemble de l’humanité.
J H
(1) Liogier (Raphaël). La guerre de civilisation n’aura pas lieu. Coexistence et violence au XXIème siècle. CNRS éditions, 2016
(2) Liogier (Raphaël). Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? Armand Colin, 2012
(4) Sur ce blog : « Un silence religieux. En regard d’un manque qui engendre le pire, quelle dynamique d’espérance ? » : https://vivreetesperer.com/?p=2290
(6) Un monde en mutation. Sur ce blog : « Quel avenir pour la France et pour le monde ? Jean-Claude Guillebaud. Une autre vie est possible » : https://vivreetesperer.com/?p=937 « Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance. La guérison du monde selon Frédéric Lenoir » : https://vivreetesperer.com/?p=1048
Gilles Babinet, un guide pour entrer dans ce nouveau monde.
En ce temps de crise, la France est atteinte par le pessimisme et une perte de confiance. On voit bien le mal, mais on peine à distinguer les changements qui commencent à ouvrir des voies nouvelles. Cependant, il y a bien des analyses qui nous permettent de nous orienter.
Parmi ceux qui nous apportent une meilleure compréhension de la situation actuelle, on compte un jeune entrepreneur, engagé dans la pratique du numérique, et, en fonction de son expérience, appelé à exercer un rôle dans la vie publique comme premier président du Conseil national du numérique, puis comme représentant de la France auprès de la Commission européenne pour les enjeux du numérique. Cette compétence a permis à Gilles Babinet de publier un livre : « L’ère numérique. Un nouvel âge pour l’humanité. Cinq mutations qui vont bouleverser notre vie » (1).
Cependant, cet ouvrage n’est pas seulement le fruit d’une expérience de terrain. Il témoigne d’une culture historique et économique à même de situer et d’interpréter les développements en cours à partir d’une collecte d’informations particulièrement significatives. L’auteur sait aussi nous entraîner dans la compréhension des nouveaux processus avec beaucoup de pédagogie. Ce livre peut éclairer à la fois les décideurs et les acteurs. Accessible à tous, il met à la disposition de chacun une synthèse dynamique qui permet de prendre conscience de la dimension et de la portée de la révolution numérique comme une mutation en voie de transformer radicalement l’économie et la société.
« Gilles Babinet démontre que nous sommes, bien qu’au paroxysme de la crise, à l’aube d’une révolution de l’innovation sans précédent, d’un changement de paradigme majeur pourl’humanité. Il identifie cinq domaines dont l’évolution en cours, intrinsèquement liée au numérique, va changer toute notre vie : la connaissance, l’éducation, la santé, la production, l’Etat. Pour chacun d’eux, il explique les enjeux des changements et en précise les contours, nous invitant à retrouver foi dans l’innovation et la raison, nos meilleures chances de rebond, et peut-être de salut » (page de couverture).
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Evolution et croissance de la productivité.
Pour situer l’originalité et l’ampleur de la révolution numérique, l’auteur nous présente une rétrospective de l’évolution économique en mettant en évidence les aspects les plus significatifs. Ainsi consacre-t-il, à juste titre, un chapitre à l’étude de la productivité.
Pendant des siècles, celle-ci a stagné, mais depuis la première révolution industrielle au XVIIIè siècle, la productivité s’est accrue très rapidement. « On estime que, lors de la production d’une casserole, les gains de productivité se sont accrus de 150 à 500 fois entre le milieu du XVIIè siècle et l’époque actuelle » (p 43).
L’auteur retrace les grandes étapes de cette évolution. Ainsi, l’accès à l’énergie est un facteur important. La prospérité de l’Empire romain a dépendu d’une main d’œuvre asservie. « Avec la première révolutionindustrielle, on a trouvé un véritable substitut à la force de l’être humain en tant que source d’énergie. Ce substitut est le charbon ou, plus précisément, la houille utilisée pour alimenter la machine à vapeur, inventée en 1769 » (p 43). La seconde révolution industrielle est fondée sur l’électricité et le pétrole. Gilles Babinet nous rapporte l’épopée des inventions techniques qui se sont succédées pendant cette période.
Et, pour l’histoire récente, ilévoque la période des « Trente Glorieuses », les années de croissance économique qui ont suivi la seconde guerre mondiale et ont été appelées ainsi par Jean Fourastié, un grand économiste, qui, lui-même, a mis en évidence l’importance de la productivité et analysé la progression du niveau de vie, débouchant sur une transformation du genre de vie. Cette période de prospérité s’est achevée en raison du renchérissement du prix dupétrole, une tendance de fond liée à l’accroissement de la demande et qui se révèle avecacuité en 1973 à l’occasion de la guerre du Kippour et l’augmentation du prix du baril par l’Opep. Les années qui ont suivi ont pu être dénommées les « Trente Piteuses », caractérisées notamment par l’apparition et la persistance du chômage.
Gilles Babinet analyse finement les causes de cette crise, qui ne tiennent pas uniquement au coût de l’énergie. Il met en évidence un recul des gains de productivité. Le développement de l’informatique à partir des années 70 n’a pas eu d’effets immédiatement visibles.
De fait, on constate par ailleurs que les innovations techniques ne produisent pas immédiatement leurs effets en terme d’amélioration de la productivité. Cependant, la révolution numérique actuelle est si puissante que son impact se manifeste plus rapidement. « Dès que nous sommes entrés dans l’ère de l’ordinateur personnel et que l’on a commencé à connecter tous ces ordinateurs entre eux, à peu près au milieu des années 1990, il a été possible d’observer un accroissement de la productivité et de la croissance américaine » (p 65).
Aujourd’hui, en 2011, « les gains de productivité observés sont au plus haut niveau connu aux Etats-Unis » (p 67).
Le monde entier est désormais engagé dans la révolution numérique. « Qu’il s’agisse de paysans travaillant dans les campagnes reculées de pays en voie de développement ou de chercheurs de sciences fondamentales, tous vont connaître dans les années qui viennent un bouleversement de leurs méthodes de travail… La révolution numérique n’est qu’à ses prémisses et le rythme des innovations va progressivement s’accélérer » (p 67).
Quel horizon pour l’économie et la société ?
Nous sommes au courant des menaces qui se dessinent aujourd’hui, parmi lesquelles celles qui ont rapport ave les équilibres naturels. Cependant, Gilles Babinet met en évidence les difficultés de la prévision. « La complexification croissante de l’information disponible diminue notre capacité de séparer le signal du bruit » (p 31). Tout doit être fait pour réduire les risques, mais l’accélération du changement ne devrait pas induire une peur irraisonnée de la catastrophe.
« La thèse défendue dans cet ouvrage est que la révolution digitale va représenter une rupture de paradigme majeur pour l’ensemble de l’humanité » (p 33). Mais, « si l’histoire rencontre parfois des scenarii de rupture aux conséquences catastrophiques (la première guerre mondiale ), elle présente plus souvent que l’on ne veut bien l’accepter des ruptures de paradigme positives : l’invention de l’électricité, du moteur à explosion, du téléphone, de la pénicilline, des antibiotiques » (p 33). L’accroissement de la durée de vie est redevable aux nouveaux médicaments, mais aussi à la diminution de la pénibilité du travail.
La révolution numérique n’est pas un changement parmi d’autres. Elle concerne tous les registres de l’activité humaine. Après l’invention de l’écriture, puis de l’imprimerie, elle transforme radicalementla communication de l’information, mais entraîne également de nouvelles formes de production et une nouvelle manière de vivre en société. En étudiant, dans cinq chapitres, l’impact de la révolution numérique sur la connaissance,l’éducation, la santé, l’industrialisation et la production, l’Etat, Gilles Babinet nous montre, à travers des exemples concrets, l’ampleur et la portée des changements en cours et à venir. En lisant ces chapitres, on découvre avec émerveillement un potentiel immense. Les risques ne doivent pas être négligés, mais il y a là un horizon fabuleux. L’auteur évoque les opportunités d’une « société de la connaissance » (p 217-133).
Questions pour aujourd’hui
A travers l’histoire, on sait combien la réalisation de certaines innovations a entraîné des souffrances pour ceux qui n’ont pu s’y adapter et y participer. Aujourd’hui, on voit aussi combien tous ceux qui n’ont pas les ressources nécessaires pour entrer dans les nouvelles pratiques sont menacés. Il y a donc un immense besoin de formation et d’accompagnement. Et, parallèlement, comme le souligne l’auteur, il est nécessaire de ménager des transitions. « La transition, la mue sera complexe et potentiellement très douloureusedans certainssecteurs. On ne peut pas, du jour au lendemain, changer la fonction publique ou l’outil productif et mettre en chômage des millions de gens. Et, à contrario, ne rien faire, c’est l’assurance d’un décrochage massif et le risque d’une sortie de l’histoire du progrès » (p 229).
C’est pourquoi Gilles Babinet propose des « régulations transitoires ». « Le principe de ces régulations serait d’offrir un délai raisonnable aux industries traditionnelles pour s’adapter au nouveau monde numérique, délai qui serait défini par avance » (p 230). A pluslong terme, c’est toute l’organisation sociale qui est appelée à changer. « La raréfaction du travail, conséquence des gains de productivité, va nous imposer de repenser avec une grande radicalité notre modèle social… » (p 229).
Cependant, une autre question est posée : la France va-t-elle entrer dans cette transformation, sans une longue et coûteuse résistance ? « La France est un pays qui reste bloqué dans le modèle de la seconde révolution industrielle, initiée il y a cent trenteans. Une ère de cycle long, au cours duquel nos institutions, nos grands corps ont été particulièrement adaptés. La thèse de cet ouvrage est que cette ère a commencé à se refermer, il y a près de quarante ans, avec la fin du plein emploi et le début de la crise énergétique. Une autre ère s’ouvre, qui n’a que peu à voir, en terme de codes, avec celle que nous quittons » (p 23).
Pour aller de l’avant, une impulsion politique est nécessaire. Mais, on se heurte ici à l’héritage d’un passé séculaire : un pouvoir centralisé, une société hiérarchisée (2).« La France est un pays jacobin, centralisé et les institutions de la République n’en sont pas moins néo-monarchistes. L’idée que la société civile puisse être, à l’instar de ce que l’on observe dans les pays scandinaves, largement associée à la marche de l’Etat, semble avoir du mal à faire son chemin » (p 22-23)
Gilles Babinet, un guide pour entrer dans un nouveaumonde.
Au début de son livre, Gilles Babinet nous raconte comment il a été appelé à devenir président du Conseil national du numérique et comment il a été alors confronté aux pesanteurs des institutions. On peut y voir un conflit entre une culture de l’authenticité et une culture du formalisme, une culture de la créativité et des formes répétitives. De plus, « D’une façon générale, l’ensemble du corps institutionnel n’a qu’une très faible idée de ce qui peut être faitavec lenumérique » (p 23). Voilà une des raisons qui a incité Gilles Babinet à écrire ce livre : « Faire comprendre à l’ensemble de ce corps, mais aussi à autant de décideurs que possible, que nous ne sommes pas condamnés au déclin, voire à l’effondrement » (p 22).
Nous recommandons tout particulièrement au lecteur les chapitres thématiques qui, à travers des études de cas et des histoires de vie, montrentune imagination créatrice à l’œuvre avec un impact considérable. Sur ce blog, nous avons évoqué la manière dont la révolution numérique permettait de mettre en œuvre une nouvelle manière d’enseigner, une nouvelle éducation (3). Nous rejoignons le mouvement décrit dans le chapitre sur l’éducation (4).
Dans sa globalité, ce livre nous apparaît comme un guide qui nous permet de comprendre les changements en cours et d’entrer dans une nouvelle dimension. Ainsi, face à la crise actuelle, nous voyons mieux les chemins pour en sortir. A cet égard, nous avions déjà trouvé un éclairage stimulant dans le livre de Jérémie Rifkin sur « La Troisième Révolution Industrielle » (5). Les angles d’approche de ces deux ouvrages sont différents, mais ils nous paraissent complémentaires. Et ils se rejoignent sur certains points, par exemple dans l’évocation de la raréfaction à terme du travail et l’avènement d’un nouveau modèle de société.
Il y a quelques mois, nous avons découvert et lu avec enthousiasme le livre de Anne-Sophie Novel et de Stéphane Riot : « Vive la co-révolution. Pour une société collaborative ». (6). A partir de la présentation de très nombreuses innovations qui sont fondées sur la mise en oeuvre de la collaboration et du partage sur le web, les deux auteurs peuvent écrire : « La bonne nouvelle, c’est que le temps est venu : la révolution à laquelle nous croyons est une révolution du cœur. Une révolution de l’ « être ensemble » qui peut rendre hommage à la société conviviale imaginée dans les années 70 par le père de la pensée écologiste : Ivan Illich ». Ces deux auteurs mettent ainsi un accent sur les valeurs quiirriguent ce courant nouveau en rapide progression. Cependant, le champ couvert par Gilles Babinet est beaucoup plus vaste, et dans ce cas, la réalité est plus complexe, plus contradictoire, plus diversifiée. Et pourtant, Gilles Babinet, lui aussi, à partir de la présentation d’études de cas (7), peut écrire : « D’une façon générale, la collaboration est devenue consubstantielle de l’internet. Elle s’y trouve au cœur » (p 85). Pour notre part, nous réjouissant de la réalité de ce mouvement, nous pouvons l’interpréter dans les termes de la pensée d’un théologien : Jürgen Moltmann : « L’ « essence » de la création dans l’Esprit est la « collaboration », et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font connaître l’accord général ». « Au commencement était la relation (M Buber) » (8).
Gille Babinet termine son livre par des remerciements. On peut lire en premier : « Je voudrais remercier avant tout Jimmy Wales, lefondateur de Wikipedia. Sans lui, ce livre n’aurait peut-être pas vu le jour, tant les sources, presqu’illimitées, qu’il m’a procurées via sa plateforme, ont été précieuses. (p 235). Ainsi, cette étude sur la révolution numérique s’inscrit, elle-même, dans la transformation de nos modes de travail. Et elle participe à une intelligence collective à laquelle nous sommes convié. Gilles Babinet nous ouvre un nouvel horizon.
J H
(1)Babinet (Gilles). L’ère numérique. Un nouvel âge de l’humanité. Cinq mutations qui vont bouleverser notre vie. Le Passeur, 2014
(2)Voir : Algan (Yann), Cahuc (Pierre), Zylberberg (André). La fabrique de la défiance. Grasset, 2015. Présentation sur ce blog : « Promouvoir la confiance dans une société de défiance. Transformer les mentalités et les institutions. Réformer le système scolaire.Les pistes ouvertes par Yann Algan » https://vivreetesperer.com/?p=1306 Comment internet ébranle les structures hiuérarchiques : Clay (Shirky). Here comes everybody. The power of organising without organisation.Allen Lane, 2008. Sur le site de Témoins : « Le pouvoir d’organiser sans organisation. Les structures hiérarchiques en question » http://www.temoins.com/publications/le-pouvoir-d-organiser-sans-organisation.-les-structures-hierarchiques-en-question./toutes-les-pages.html
(3)Voir le livre de Michel Serres : Serres (Michel). Petite poucette. Le Pommier, 2012 (Manifestes). Présentation sur ce blog : « Une nouvelle manière d’être et de connaître » https://vivreetesperer.com/?p=820Sur ce blog : « Une révolution en éducation. L’impact d’internet pour un nouveauparadigme en éducation » https://vivreetesperer.com/?p=1565
(4)Le modèle de l’enseignement français correspond à l’ère industrielle aujourd’hui dépassée. Aujourd’hui, dans le mouvement de la révolution numérique, des innovations surgissent dans le monde et montrent une nouvelle voie. Gilles Babinet nous présente des études de cas particulièrement impressionnantes. En 2011, SebastianThrun, jusque là professeur à Stanford, crée : Udacity, y met en ligne un cours sur l’intelligence artificielle auquel 135 000 étudiants s’inscrivent, alors que le même enseignement était suivi par 200 étudiants à Stanford. Salman Khan, ayant aidé sa nièce à apprendre les mathématiques à travers des vidéos, constate que, mises en ligne sur You tube, ces vidéos sont consultées chaque jour par milliers. Il crée un organisme d’enseignement : la « Khan academy » qui diffuse aujourd’hui près de 5 000 vidéos (pour beaucoup, traduites en plusieurs langues). « Le plus frappant reste sans doute les commentaires qui accompagnent la plupart des vidéos. On y trouve d’innombrables histoires d’élèves qui s’estimaient incapables et qui ont retrouvé espoir grâce à ces vidéos ». Un chercheur indien en informatique, Sugatra Mitra lance en 1999 une expérimentation dans la banlieue sud de Delhi. Il met un ordinateur et un clavier connectés à internet à la disposition d’enfants de rue et d’eux seuls. Neuf mois après, il constate avec stupéfaction que ces enfants ont appris l’anglais. C’est la réussite d’une éducation informelle. Gilles Babinet évoque le fait que de nombreux entrepreneurs de l’économie de la connaissance aux Etats-Unis ont fait un passage dans des écoles de type Montessori qui privilégie l’éveil plutôt que le taux de réussite aux examens. « Un enseignement qui vient d’en haut » n’est plus reçu et Gilles Babinet dessine une « deuxième révolution éducative ».
(5)Rifkin (Jérémie). La Troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde. LLL Les liens qui libèrent, 2012. Présentation sur ce blog : « Face à la crise, un avenir pour l’humanité. La troisième révolution industrielle » https://vivreetesperer.com/?p=354
(6)Novel (Anne-Marie), Riot (Stéphane).Vive la Co-révolution ! Pour une société collaborative. Alternatives, 2012 (Manifeste). Présentation sur ce blog : « Une révolution de « l’être ensemble ». La société collaborative : un nouveau mode de vie ». https://vivreetesperer.com/?p=1394
(7)A partir de nombreux exemples, Gilles Babinet nous montre un développement de la coopération. Dans les pays en voie de développement, les changements introduits par le téléphone mobile sont spectaculaires. Les télécommunications rendent de multiples services. « Aujourd’hui, pour quatre milliards d’êtres humains, les smartphones représentent un moyen d’accès à internet. Leur vie en est changée… Il s’agit d’une révolution qui, en ce qui concerne l’accès à la connaissance, ne ressemble à rien de comparable dans toute l’histoire de l’humanité ». Ces possibilités nouvelles de communication renforcent le lien social. Dans son chapitre sur la connaissance, Gilles Babinet présente aussi les multiples innovations qui entraînent un développement de la collaboration : « Connaissance collective, crowd et cocréation. Crowd et gaind’opportunité dans le monde de la finance. Data et big data… ». Dans son chapitre sur l’industrialisation, en regard du développement de robots concentrés dans des usines où les hommes sont de moins en moins nombreux, Gilles Babinet décrit le développement des « fablabs » (laboratoires de fabrication) qui permettent de « distribuer massivement les moyens de conception, mais aussi de production et de les rendreaccessibles à tous ». Là aussi, la logique est celle de la collaboration.
(8)Moltmann (Jürgen). Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988 (citation p 25). La pensée théologique de JürgenMoltmann est présentée sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/
D’aide soignante à infirmière Une vie au service du care et de la santé
Mon père était médecin vétérinaire. Et, toute petite, je savais qu’il soignait les animaux. Moi, je me suis dit : Je ferai plutôt le métier d’infirmière. Et alors, je pourrai avoir des moments d’échange avec mon père sur le fait de soigner et sur l’évolution de la médecine. J’avais huit ans.
Plus tard, à 16 ans, pendant les trois mois de vacances, à la suggestion de ma tante, j’ai fait des stages bénévoles dans un dispensaire. Le matin, avant la tournée des religieuses soignantes, j’attirais l’attention des malades sur les précautions à prendre au niveau de l’hygiène. Déjà à cette époque, je participais à la prévention, par exemple en incitant les gens à avoir des moustiquaires pour faire face au paludisme.
Dans l’enseignement secondaire, j’ai fait des études en économie sociale et familiale (ESF). Dans ce cadre, je faisais également des stages. Je n’ai pas obtenu mon baccalauréat et je suis rentré directement dans la vie active. J’ai travaillé comme caissière dans une boulangerie. J’ai ensuite travaillé pendant dix huit mois dans le secteur santé de la garnison militaire de Yaoundé. Mes activités étaient très diverses : pansements ; participation à des consultations et même des accouchements ; un mois en réanimation…
Par la suite, je voulais entrer dans l’armée pour exercer dans le service de santé. Mes parents s’y sont opposés.
J’ai donc travaillé pendant cinq ans dans les cabines téléphoniques avec option conciergerie.
En 2002, je me suis mariée et j’ai rejoint mon mari en France en 2003. J’ai fait des petits boulots : garde d’enfant, femme de chambre.
D’aide soignante à infirmière
En arrivant en France en 2003, j’ai donc travaillé comme femme de chambre pendant cinq ans pour financer une formation d’aide soignante que j’ai suivi pendant dix mois. J’ai approfondi le coté relationnel qui était déjà ancré en moi, mais dont j’ai mieux compris l’application. Cela m’a conforté dans la vocation de soignante que j’avais depuis l’enfance. J’ai commencé à travailler dans les hôpitaux, en chirurgie viscérale en l’occurrence. Cela m’a permis d’asseoir mes connaissances pendant douze ans. Ensuite, j’ai voulu évoluer dans ma carrière professionnelle.
C’est alors que j’ai suivi une formation d’infirmière pendant trois ans. J’ai obtenu mon diplôme d’état d’infirmière en mars 2021.
Au départ, j’ai eu des difficultés, car je n’avais pas suivi d’études depuis longtemps. La formation d’infirmière est très variée et donc j’ai appris beaucoup de choses. Combiner la formation pratique et la formation théorique m’a beaucoup apporté. J’ai eu des difficultés dans le domaine de l’enseignement de la psychiatrie, parce que, au départ, j’associais ces troubles à la folie. J’avais du mal à prendre en charge ces personnes, mais au bout de la troisième semaine, j’ai réussi à surmonter cette difficulté avec l’aide du psychiatre.
Depuis le mois d’avril 2021, j’ai commencé à travailler dans un ephad et dans un hôpital.
Une vie au service du care et de la santé.
J’aime ma profession et je l’exerce de tout mon cœur. Quand je me lève le matin, j’ai le sentiment que je vais me rendre utile. Je demande à Dieu de m’utiliser comme un instrument entre ses mains, au service de ses créatures.
Pour moi, être infirmière, c’est être dans une écoute active, avoir de l’empathie, tout en étant authentique. Et, en retour, je reçois de la sympathie et de la bienveillance.
Dans les longues journées que je passe avec les patients, je trouve cette relation bénéfique. De par ma culture africaine, le respect, la proximité, l’intimité sont des éléments fondamentaux. Quand dans un ephad, un ainé me parle, je prends l’attitude de me taire et d’écouter. Cela me permet de donner une réponse. Je suis donc dans une attitude d’écoute active dans laquelle je mobilise mes connaissances et puis ainsi apporter une réponse adaptée. Je continue à apprendre constamment.
Les journées sont souvent longues et épuisantes, mais, en fin de parcours je me réjouis d’avoir été au service de personnes vulnérables et de leur avoir apporter, outre les soins, réconfort et soutien.
Cela donne un sens à ma vocation de soignante, ce que j’ai toujours voulu faire. C’est un accomplissement de ma vie selon tout ce que je crois : un ordre divin qui, par mon entremise, prend soin de ses créatures.
Susciter un espace de collaboration dans une entreprise hiérarchisée.
Ingénieur, Faubert travaille depuis quinze ans dans une entreprise de nouvelle technologie.
Quelles sont les caractéristiques de ce milieu professionnel ? « Tout d’abord, c’est un secteur en mouvement, en l’espèce la technologie de l’information. Comment pouvoir accéder à un contenu sous toutes les formes possibles ? Il y a différents médias. On doit pouvoir accéder aux contenus dans ces différents supports : téléphone mobile, télévision connectée, Ipad, PC portable, voiture connectée, maison connectée…
Pour répondre à ce besoin, nous devons développer de nouvelles technologies. Cela requiert de nouveaux types de compétences et nécessite une veille permanente sur les innovations. Le cycle de renouvellement de ces différents supports est assez bref. Dans ce domaine, la concurrence mondiale est très forte. Le mouvement est constant et rapide ».
Comment Faubert a-t-il commencé à travailler dans ce secteur d’activité ?
« J’étais passionné par les technologies. J’ai reçu une proposition pour un travail dans le domaine des technologies de l’information.
J’avais des idées claires sur les tendances des marchés. Mais tout était nouveau pour moi dans le métier où je m’engageais. Je découvrais qu’il y avait des contraintes industrielles qui limitaient ma capacité d’approfondissement. Passant du monde de la recherche au monde industriel, je ressentais des limitations et une certaine frustration. C’est un monde où on apprend différemment.
Et d’autre part, je découvrais l’importance des relations sociales : avec mes collègues, avec mes supérieurs, avec d’autres partenaires industriels ? C’est un éco système complexe. J’ai commencé à réaliser la distinction entre savoir-faire et savoir-être. Dans un secteur où les relations ont une grande importance, le savoir- être est très important.
Dans son travail, Faubert a vécu une expérience concernant l’organisation du travail. Il a pu jouer un rôle innovant.
« J’ai constaté que la structure des entreprises françaises est très hiérarchisée. En France, ceux qui dirigent, viennent de formations prestigieuses : Polytechnique, Normale Sup, ENA, HEC… Beaucoup d’entre eux n’ont pas cheminé comme la majorité des travailleurs. Ils ont peu d’expérience de terrain : une certaine durée dans le temps pour intégrer la réalité professionnelle. Certains paraissent parachutés. Beaucoup d’entre eux ont le sentiment de tout savoir puisqu’ils sont les meilleurs. Pour eux, être intelligent, c’est réfléchir rapidement et trouver très vite des solutions. Mais si cela peut valoir dans les études, dans le monde professionnel, la réalité est différente. Car, dans cette réalité, les relations sociales sont très importantes. Dans ce système, tout vient d’en haut. Et il y a une sorte de mimétisme par lequel ce modèle se propage à tous les niveaux. Une évolution commence à se manifester. En marge de ce système dominant,apparaissent de nouvelles formes d’entreprise où le management est moins hiérarchisé : Google, Facebook… »
Comment faire évoluer la manière de travailler dans ce contexte très hiérarchisé ?
« A l’époque, accédant à une rôle de manager , j’espérais peser dans les décisions et pouvoir diriger librement mon équipe. J’ai été confronté rapidement à la réalité de ma direction et dans ce contexte, j’ai ressenti que j’étais seulement le porte-parole de celle-ci. J’avais très peu de marge de manœuvre. Aussi, j’étais déçu dans l’exercice de ma nouvelle fonction. En parallèle, je souhaitais quand même ouvrir un espace de liberté au sein de mon équipe.
J’ai agi en conséquence. J’ai formé un noyau de trois personnes pendant deux ou trois ans aussi bien sur le métier et sur le savoir-être. Je les ai aidé à bien comprendre le cycle de développement d’un produit. D’autre part, j’ai développé une relation confiante entre ce noyau et moi. J’ai voulu leur permettre d’avoir un sens critique. Qu’ils puissent me confier ce qui n’allait pas dans le service : cela pouvait être en rapport avec moi, avec l’équipe ou avec l’entreprise. C’était aussi leur donner la possibilité de faire des propositions et d’en parler ensemble. Pour moi, ce qui était important, c’est que chacun puisse s’exprimer. Certes, les propositions n’étaient pas toujours retenues, mais les choix, qui étaient faits en tenant compte des contraintes de l’entreprise, étaient expliqués. L’équipe a grandi dans ce mode de relation et cela a engendré un sens de la responsabilité beaucoup plus grand chez mes collègues, et parallèlement une vraie autonomie.
Cette période a été enthousiasmante, mais très difficile. Je voyais le fruit de ce travail de formation, mais je subissais de fortes pressions de ma direction. On m’imposait des décisions qui ne correspondaient pas à la réalité. Je devais m’adapter, essayer de trouver un compromis entre ces décisions imposées d’en haut et la réalité de l’équipe. Il n’y avait pas de possibilité de retourner un feedback vers la direction. Cela suscitait chez moi de la souffrance. Cela m’épuisait ».
Après cette période de recherche et d’innovation sociale, comment la situation a-t-elle évolué ?
« Tout simplement, il y a eu des résultats très positifs au sein de mon équipe qui ont permis à la direction de me donner plus d’autonomie. La direction a perçu une très forte implication de mon équipe. Petit à petit, j’ai gagné une marge de liberté. J’avais réussi à ce que mon équipe soit motivée et responsable. Cela se voyait à l’extérieur. Nous réalisions une activité beaucoup plus grande en volume et en qualité que celle qui advenait dans d’autres groupes de l’entreprise.
Plus on avançait dans le temps, plus l’ensemble de l’équipe prenait des responsabilités. Ce n’était plus seulement le noyau qui était particulièrement actif. Tous les collègues étaient également impliqués. Pour que cela se passe, il fallait partager l’information. Chaque collègue était informé sur l’ensemble des activités et des projets. Dans cette période de transition, le noyau a perdu son privilège, mais, en même temps, son périmètre s’est étendu, car les responsabilités de ses membres se sont accrues, par exemple à travers des délégations. Une confiance réciproque s’est instaurée.
Récemment, il y a eu un changement de direction dans mon entreprise. Le nouveau directeur a essayé de comprendre les manières de fonctionner. A ce moment là, il m’a fallu constamment expliquer, convaincre pour qu’il se fasse sa propre opinion. Dans ce travail d’explication, mon équipe a été en première ligne. L’aventure se poursuit ».
Où Faubert a-t-il puisé la force d’aller ainsi à contre-courant pour réaliser cet espace de liberté et ce climat de confiance ?
« Dans tout cet itinéraire, j’ai été inspiré par des valeurs chrétiennes. Face à la pression que j’ai rencontrée, face à la nécessité de gérer ce grand écart, j’avais le choix entre deux attitudes : soit démissionner, soit poursuivre l’approche que j’avais engagée. Au fond de moi-même, j’étais convaincu que l’approche, que j’avais adoptée, était juste, mais, à ce moment là, je ne pouvais pas l’expliciter. Je savais simplement au fond de moi-même que, dans les difficultés, je pouvais beaucoup apprendre et également grandir. En parallèle, j’ai senti en moi une force pour supporter les grandes pressions auxquelles j’étais confronté. Je subissais de grands stress avec quelques conséquences physiques, mais j’avais la force de continuer mon œuvre. S’il y avait ainsi en moi cette force de continuer, c’est parce que je pensais que le travail que je réalisais, était juste. Cette pensée me donnait de la force. Quand je repense aujourd’hui à cette période qui a duré plusieurs années, je me dis : comment ai-je pu faire ? Je me rend compte que Dieu a agi en moi et m’a transformé en me permettant de m’affirmer, par exemple en étant capable de dire non, le cas échéant.
J’ai vu les fruits de mon travail dans le développement d’un climat de confiance au sein de mon équipe. Aujourd’hui, je suis en meilleure position par rapport à la direction pour pouvoir faire passer des messages. M’exprimant en vérité, je me sens de plus en plus en paix.
En 2016, le ciel s’est assombri. Des évènements inquiétants ont ponctué l’actualité. Et, en ce début d’année 2017, nous sommes en attente d’un horizon. Il y a bien des signes contradictoires, mais choisir la vie, c’est discerner le positif pour tracer notre chemin.
Il y a le temps court et il y a le temps long. Dans l’immédiat, tout s’enchevêtre. Dans la durée, des tendances apparaissent. Il est bon de pouvoir distinguer ces tendances.
Comme le montre Yann Algan, dans son livre : « La fabrique de la défiance » (1), on enregistre en France un manque de confiance bien plus élevé que dans beaucoup d‘autres pays. Dans le désarroi actuel, cela se traduit en pessimisme, en cynisme, en rejet. Alors, on peut remercier ceux qui regardent au delà et affrontent la morosité ambiante pour mettre en évidence des évolutions positives dans la durée. Ainsi, le livre publié tout récemment par Jacques Lecomte vient exposer une réalité à même de nous encourager : « Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez » (2). Cet ouvrage vient à la suite d’une réflexion de fond que l’auteur a entreprise sur le potentiel de l’homme. Si les méfaits de l’histoire humaine sont affichés (3), l’homme n’est pas nécessairement voué au mal. Il montre aussi une aptitude à la bonté, des dispositions à l’altruisme, à l’empathie et à la générosité. Jacques Lecomte a pu ainsi écrire un livre sur « la bontéhumaine » (4). Et, dans un autre ouvrage, à partir de l’analyse d’un grand nombre d’études, il met en évidence l’émergence d’attitudes et de pratiques nouvelles dans des « entreprises humanistes » où se développent un climat de travail plus collaboratif et plus convivial.
Dans une conférence rapportée en vidéo sur le thème : « Vers une société de la fraternité » (5), Jacques Lecomte, un des pionniers de la psychologie positive en France (6), présente sa démarche en commençant par nous raconter son parcours personnel. Brisé par le contexte familial de sa jeunesse, il en réchappé en rencontrant un environnement bienveillant et convivial. Il a vécu là une conversion chrétienne « qui a radicalement changé sa vie et où il a surtout compris que les forces de l’amour et de la bonté sont plus fortes que les forces de la violence et de la haine ». De cette expérience, il a compris que le meilleur peut sortir du pire et que le pire n’est pas une fatalité. A partir de là, Jacques Lecomte a développé un optimisme réaliste, un « optiréalisme ». C’est une disposition d’esprit qui permet de percevoir dans une situation, tout ce qu’elle porte de positif, en germe ou en activité, et, ainsi, de susciter une évolution favorable. Dans son livre : « Le monde va beaucoup mieux que vous ne croyez », Jacques Lecomte met en œuvre cette approche dans une évaluation de l’évolution du monde.
Le monde va mieux que nous le croyons
« Comment le monde pourrait-il aller mieux quand le chômage, la guerre, les attentats, le réchauffement climatique et tant d’autres mauvaises nouvelles font la une des médias ?… Pourtant les chiffres nous disent ceci : ces dernières décennies, sur l’ensemble du globe, la pauvreté, la faim, l’analphabétisme et les maladies ont fortement reculé comme jamais avant… Quant à la violence, elle connaît, depuis plusieurs siècles, un inexorable déclin… En résumé, contrairement à une opinion largement répandue, l’humanité va mieux qu’il y a vingt ans, même s’il reste encore malheureusement de fortes zones sombres… Quant à la planète, elle est certes en moins bonne posture sur certains aspects, mais en meilleur état sur d’autres… « (p 9-10). Chapitre après chapitre, l’auteur analyse la situation à partir des meilleures sources : « L’humanité vit mieux… Et en meilleure santé. Environnement : on avance… Jamais aussi peu de violence » (p 209-210).
Bref, l’auteur rompt avec la vision catastrophiste du monde qui nous influence bien souvent. Cette vision est suscitée par l’attrait de nombreux médias pour le sensationnel. Elle abonde là où manque la culture nécessaire pour trier les informations et distinguer ce qui relève du court terme et du moyen terme. Bien sur, nous souffrons personnellement de l’inquiétude qui nous atteint ainsi.
Certes, les responsables de l’information peuvent estimer qu’il est nécessaire d’alarmer pour sensibiliser. Mais cette attitude est bien souvent contre-productive. « Les prophètes de malheur nous démobilisent. Ils mènent souvent à des mesures politiques autoritaires » (p 15). « Fournir des informations catastrophistes sans présenter des moyens d’agir, pousse à l’immobilisme, voire au rejet des informations… » (p 31). La peur est mauvaiseconseillère. « De nombreuses études montrent que les périodes d’anxiété sociale ont tendance à accentuer le désir de soumission à l’autorité… Le ressenti de menace est une cause d’autoritarisme au sein de la population. Ainsi, aux Etats-Unis, pendant les périodes menaçantes, les Eglises à tendance autoritaire bénéficient d’un afflux de conversions, alors que ce sont les Eglises non autoritaire qui vivent ce phénomène pendant les périodes non menaçantes » ( p 43).
A l’inverse, il y a une manière de partager l’information à même de produire des effets positifs. Et il y a des faits significatifs qui font exemple. Ainsi, aujourd’hui, en apprenant que le trou d’ozoneest en train des se refermer grâce à la mise en œuvre du protocole de Montréal (1987), nous voyons là « le premier succès majeur face à un problème environnemental mondial » (p 107), Manifestement, cette victoire suscite l’espoir et contribue à nous mobiliser dans la lutte contre le réchauffement climatique.
« Si nous voulons un monde meilleur, nous devons être conscient des progrès accomplis, et inspirer plutôt qu’accuser » (couverture). Ce livre est source d’encouragement. Il nous aide à réfléchir sur les modes de communication. Ainsi, l’ignorance des évolutions positives tient pour une part à une communication qui met en exergue les mauvaises nouvelles.
Cependant, ne doit pas aller plus loin dans l’analyse du catastrophisme. Comme le complotisme, cet état d’esprit n’est-il pas lié à une agressivité qui se déploie à la fois contre soi-même et contre les autres ? Et ne témoigne-t-il pas d’une absence d’espérance personnelle et collective ? Comme l’écrit le théologien Jürgen Moltmann, agir positivement dépend de notre degré d’espérance : « Nous devenons actif pour autant que nous espérions. Nous espérons pour autant que nous puissions entrevoir des possibilité futures. Nous entreprenons ce que nous pensons possible ». « Si une éthique de la crainte nous rend conscient des crises, une éthique de l’espérance perçoit les chances dans les crises ». Pour les chrétiens, « l’espérance est fondée sur la résurrection du Christ et s’ouvre à une vie à la lumière du nouveau monde suscité par Dieu » (7). Ainsi, quelque soit notre cheminement, notre comportement dépend de notre vision du monde. En ce sens, Jacques Lecomte ne se limite pas à nous offrir des données positives concernant la situation du monde à même de nous encourager, il conclut son livre par la vision d’ « une grande réconciliation ». « Une société plus fraternelle et conviviale est possible (5), dès lors que l’on y croit et que l’on s’engage à la faire advenir » (p 197).
J H
(1) Algan (Yann), Cahuc (Pierre), Zybergerg (André). La fabrique de la défiance, Grasset, 2012. Sur ce blog : « Promouvoir la confiance dans une société de défiance » : https://vivreetesperer.com/?p=1306
(2) Lecomte (Jacques). Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez ! Les Arènes, 2017
(3) « Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres. Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort » : https://vivreetesperer.com/?p=1306
(4) Lecomte (Jacques). La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité. Odile Jacob, 2012. Sur ce blog : « La bonté humaine, est-ce possible ? » : https://vivreetesperer.com/?p=674
(7) Moltmann (Jürgen). Ethics of life. Fortress Press, 2012 (p 3-8)
Voir aussi : « Quel avenir est possible pour le monde et pour la France? (Jean-Claude Guillebaud. Une autre vie est possible) » : https://vivreetesperer.com/?p=937