par jean | Jan 7, 2021 | ARTICLES, Société et culture en mouvement, Vision et sens |
Une approche « optimiste » pour une action positive
Selon Rutger Bregman
Lorsqu’on remonte le cours de l’histoire, notre attention est attirée par les massacres qui la jalonnent, autant de malheurs engendrés par les ambitions, les égoïsmes, les fureurs collectives. Dans son livre sur la ,
philosophie de l’histoire, « Darwin, Bonaparte et le Samaritain », Michel Serres nous parle d’un âge dur symbolisé par la figure guerrière de Bonaparte (1). Il y a donc là la matière d’une dépréciation de l’homme. Dans une généralisation abusive, il peut nous apparaître comme violent et égoïste. Ce regard engendre la méfiance et cette méfiance alimente les tensions. Ainsi l’homme est perçu comme dangereux. Alors ses instincts présumés néfastes doivent être réprimés et il doit être encadré par un pouvoir fort, autoritaire et hiérarchique. En Occident, cette vision sombre de l’homme a été religieusement cautionnée par la théologie du péché originel (2), mais on la retrouve également chez ses penseurs matérialistes comme Freud (3). Cette vision négative de l’homme n’est pas sans conséquences. Loin de faire barrage, elle amplifie le mal. Elle ouvre la voie au fatalisme et à la résignation. Elle influe sur nos comportements. Ce problème a été abordé en France par un pionnier de la psychologie positive Jacques Lecomte (4). En psychologie aussi, si nous nous attardons uniquement sur nos dysfonctionnements, cette orientation fera barrage à une dynamique positive. Nous avons déjà présenté sur ce blog le beau livre de Jacques Lecomte : « La bonté humaine ». L’homme n’est pas monolithique. Il y a en lui des inclinations différentes.
Dans son récent livre : « Humanité. Une histoire optimiste » (5), le chercheur néerlandais, Rutger Bregman, s’engage dans la même voie à partir d’une recherche approfondie qui prend souvent la forme d’enquêtes. Il démonte le mythe que les gens sont « égoïstes » et « agressifs » et il ouvre la voie à une autre perception : « Les gens sont des gens bien » (p 21). On connaît de mieux en mieux les effets positifs de l’effet placebo. Notre imagination transforme les situations en bien, mais ce peut être aussi en mal, ce qu’on qualifie aujourd’hui d’ « effet Nocebo ». Voici la raison d’être du livre de Rutger Bregman : « Une vision négative de l’humanité n’a-t-elle pas aussi un effet nocebo ? Si nous croyons que la plupart des gens sont mauvais, c’est ainsi que nous allons nous traiter mutuellement. Du coup, nous allons flatter chez chacun et chacune les plus vils instincts. Après tout, peu d’idées ont autant d’influence sur le monde que notre vision de l’humanité. Ce que l’on présuppose chez l’autre, c’est ce que l’on suscite. Quand il s’agit des plus grands défis de notre époque, du réchauffement climatique au déclin de la confiance que l’on porte au prochain, je pense que la réponse commence par une autre perception du genre humain. Je ne compte pas prétendre dans ce livre que l’homme est naturellement bon. Nous ne sommes pas des anges. Nous avons tous une bonne et une mauvaise jambe. La question, c’est de savoir laquelle nous exerçons. Je souhaite simplement montrer que nous avons tous et toutes naturellement depuis l’enfance -que ce soit sur une ile inhabitée, lorsqu’une guerre éclate ou que les digues se rompent- une forte préférence pour notre bonne jambe. Ce livre rassemble un grand nombre d’éléments scientifiques. Il en ressort qu’il est réaliste d’avoir une vision plus positive de l’être humain. D’ailleurs, je pense que cela peut devenir encore plus réaliste si nous nous mettons à y croire » (p 28-29).
Tout au long de ce livre, Rutger Bregman relate des faits historiques ou des histoires. Il analyse les interprétations, et bien souvent, pour en diminuer les biais, il effectue des enquêtes en remontant le temps. Comme un détective, il découvre les dessous des faits étudiés. Rutger Bregman allie ainsi la démarche d’un auteur de roman policier et celle d’un historien et d’un sociologue. Il met sa grande culture au service d’une cause : la mise en évidence d’une nouvelle vision de l’humanité.
Un nouveau regard à propos de situations sociales en tension
Pour démonter les préjugés et introduire un nouveau regard, ce livre nous entraine dans un parcours. Et, tout d’abord, à partir d’exemples saisissants, il contredit des représentations négatives de situations sociales et nous apporte en regard une vision positive. Comme l’affirme Gustave Thibon dans « la psychologie des foules », est-il vrai que, dans des situations d’urgence, « l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation » ? (p 11). L’expérience dément cette prédiction. Lorsqu’en septembre 1940, les bombardiers allemands s’attaquèrent à la ville de Londres et commencèrent leur œuvre de destruction, la population, loin de s’effondrer sous le choc, résista. « Gustave Le Bon, le fameux psychologie des masses, n’aurait pas pu être plus éloigné de la vérité. La situation d’urgence ne convoquait pas le pire chez les êtres humains. Le peuple britannique s’était précisément élevé de quelques degrés sur l’échelle de la civilisation » (p 14). Etait-ce là un phénomène spécifiquement britannique ? Pas vraiment puisque lorsque par la suite des bombardements écrasèrent les villes allemandes, la population résista.
Rutger Bregman apporte d’autres exemples. Ainsi lorsque l’ouragan Katrina dévasta La Nouvelle Orléans aux Etats-Unis, il n’en résulta pas une sauvage anarchie comme cela fut rapporté par certains medias , mais au contraire un mouvement de solidarité et d’amour du prochain, un démenti au commentaire d’un historien britannique : « Retirez les éléments de base de la vie organisée et civilisée et nous retournerons en quelques heures à un état de nature hobbesien (à l’image de la théorie d Hobbes), celui d’une guerre de tous contre tous » (p 23). D’autres chercheurs montrent au contraire que, dans les situations d’urgence, c’est ce que les gens ont de meilleur qui revient à la surface (p 26). Le pessimisme dominant sur la nature humaine apparait dans un roman de William Golding : « Sa majesté de mouches » (Lord of the flies). C’est la désintégration d’un groupe d’écoliers britanniques ayant échoué dans une ile déserte. Cette histoire est une pure invention. Elle témoigne du parti pris de l’auteur : « L’homme produit le mal comme l’abeille produit le miel ». Ce livre a connu un grand succès. « Il a été traduit en plus de trente langues et est devenu un des plus grands classiques du XXè siècle » (p 42). En fait, il a rejoint et conforté un pessimisme ambiant . Rutger Bregman nous raconte combien ce livre l’avait attristé. Aussi lorsque le temps de sa recherche est arrivé, il a découvert un auteur « assez torturé » (p 43) et surtout, à sa manière de détective, il s’est mis à chercher si, en vrai, on avait des récits d’enfants naufragés et comment ils avaient réagi. Et, à partir d’internet, cette enquête a finalement abouti. Dans le Pacifique, six enfants avaient échoué sur une ile déserte. Ils s’étaient bien entendu et finalement ils avaient pu être libérés (p 41-57). Au total, Rutger Bregman nous rapporte les effets négatifs des récits cyniques sur notre vision du monde.
La nature humaine à travers l’histoire
Mais d’où vient l’humanité ? Quel est notre héritage ? Comment notre vie en société a-t-elle évolué jusqu’à aujourd’hui ? L’auteur s’engage dans une recherche anthropologique. Son chapitre sur l’état de nature commence par une évocation de la vision opposée de Hobbes et de Rousseau. « Hobbes, le pessimiste croyait que l’homme était naturellement mauvais. Seule la civilisation, pensait-il, pouvait nous sauver de nos instincts bestiaux. En face, Rousseau était convaincu que nous étions profondément bons. Mais il pensait que la civilisation nous avait abimé » (p 61) . L’auteur envisage l’évolution de l’humanité de l’homme de Néanderthal à l’Homo Sapiens. Si on a pu soupçonner l’Homo Sapiens d’avoir éliminé ses prédécesseurs, Rutger Bregman répond à cette accusation en mettant en valeur la spécificité positive de notre espèce : la sociabilité. Et, pour cela, il nous rapporte une expérience entreprise en Sibérie montrant la possibilité d’évolution de renards argentés d’une redoutable agressivité à une sensibilité extrême et à toutes les qualités attenantes. Cette extraordinaire expérience nous aide à percevoir les caractéristiques positives de l’Homo Sapiens : « Les êtres humains sont des machines à apprendre hypersensibles. Nous sommes nés pour apprendre, pour nouer des liens et pour jouer » (p 87).
Et cependant, la violence meurtrière est un fait historique. L’auteur n’élude pas le problème. Il y répond d’abord par un chapitre qui montre que, même dans l’armée, les soldats ne sont pas prédisposés à tirer pour tirer. Et de plus il semble que le phénomène de la guerre ait eu un commencement. « La guerre ne remonte pas à des temps immémoriaux. Selon l’éminent archéologue, Brian Ferguson, elle a eu un début ». « Disposons-nous de preuves archéologiques pour étayer l’existence de formes de guerre primitives antérieures à la domestication du cheval, à l’invention de l’agriculture et aux premières colonies de peuplement ? Quelles sont les preuves que nous sommes d’une nature belliqueuses ? Réponse : il n’y en a pratiquement pas… » (p 111).
Nous voici donc engagé dans une recherche historique. Selon Rutger Bregman, la guerre n’a guère prospéré chez les chasseurs cueilleurs, des sociétés portées au partage.
Cependant, le climat se réchauffant après la dernière période glaciaire, il y a environ 15000 ans, la lutte commune contre le froid a cessé. Les populations se sont installées. « Plus important encore, les gens ont commencé à accumuler des biens » (p 120). Le patrimoine s’est accru. Des pouvoirs autoritaires se sont mis en place. « Ce qui est fascinant, c’est que c’est justement à cette époque après la fin de la période glaciaire qu’ont eu lieu les premières guerres » (p 121). Il y a une corrélation entre le développement des états et des empires et l’expansion de la guerre. « Notre vision de l’histoire a été déformée. La civilisation est devenue synonyme de paix et de progrès tandis que la vie sauvage équivalait à la guerre et au déclin. En réalité, pendant la majeure partie de notre histoire, cela a été plutôt le contraire (p 131). De fait, « le véritable progrès est en fait très récent ». « Il ne s’agit donc pas d’être fataliste face à la civilisation. Nous pouvons choisir de réorganiser nos villes et nos Etats dans l’intérêt de chacun et de chacune… » (p 133).
Au nom de préjugés pessimistes, comment des expérience en psychologie sociale ont été dévoyées.
Dans les années 1950 et 1960, la psychologie sociale a grandi. C’est alors que dans l’humeur dominante de l’époque, de jeunes psychologues ont réalisé des expérimentations qui partaient de postulats négatifs sur la nature de l’homme. Certaines d’entre elles ont exercé une grande influence, par exemple une expérience menée par Stanley Milgram à l’université Yale. Des moniteurs étaient chargés d’envoyer des électrochocs (en réalité factices) à des cobayes donnant de mauvaises réponses. De fait, la majorité des moniteurs suivirent les consignes de l’expérimentateur jusqu’à de grandes décharges. Ces résultats furent abondamment diffusés. « Pour Milgram, tout tournait autour de l’autorité. Il décrit l’humain comme un être qui suivait des ordres sans broncher » (p 183). Un écho aux atrocités nazies… Comme pour d’autres expérimentations mettant en valeur le côté sombre de la nature humaine, Rutger Brugman a enquêté, remontant dans les archives et dans la mémoire humaine. Et, à partir de là, il met en évidence les biais de ces expériences. Ici, il montre les résistances larvées des participants. « Si vous pensez qu’une telle résistance ne sert à rien, lisez donc l’histoire du Danemark pendant la seconde guerre mondiale. C’est l’histoire de gens ordinaires témoignant d’un courage extraordinaire. Une histoire qui montre que cela a toujours un sens de résister même dans les circonstances les plus sombres » (p 196).
La violence meurtrière est un fait. Comment en comprendre les ressorts ?
Pendant la seconde guerre mondiale, on a pu constater les performances de l’armée allemande. Une contre propagande a été organisée. Les effets ont été limités. La recherche a montré quelles raisons bien plus simples permettaient d’expliquer les performances presque surhumaines de l’armée allemande. Kameradschaft : l’amitié… En fin de compte, les soldats ne se battaient pas pour un Reich millénaire, pour « le sang et le sol ». Ils se battaient pour leurs camarades qu’il ne fallait pas laisser tomber. « En fait, nos ennemis souvent nous ressemblent » (p 228). Même pour les terroristes, les liens sociaux comptent beaucoup. « Cela n’excuse pas leurs crimes, mais cela les explique » (p 230).
Ensuite, l’auteur rappelle les études qui montrent la répugnance de beaucoup de soldats à tirer sur leurs ennemis. « Il y a une aversion atavique des êtres humains pour la violence » (p 241). « La plupart du temps, on ne tire pas de près, mais de loin » (p 241). « Les guerres, de mémoire d’homme, se gagnent donc en employant le plus de gens possible pour tirer à distance » (p 241). « Enfin, il y a un groupe pour lequel il est aisé de garder une distance avec l’ennemi, c’est le groupe qui se trouve au sommet » (p 243). Alors comment se fait-il que les égoïstes, « les bandits, les personnalités narcissiques, les sociopathes pervers parviennent si souvent à se hisser au sommet de la hiérarchie ? » (p 204). Rutger Bregman s’interroge donc sur le pouvoir et, à cet égard, il rappelle les écrits de Machiavel : « la théorie selon laquelle il vaut mieux mentir et tricher si l’on veut parvenir à quelque chose » (p 216). L’auteur se montre très critique vis à à vis du pouvoir, de ses effets et de ses conséquences. Il rappelle le mot célèbre de lord Acton : « Tout pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument » (p 254). Par ailleurs le pouvoir va de pair avec le développement ou le maintien des inégalités. « Certaines sociétés ont donc monté quelque chose pour mieux distribuer le pouvoir. Nous appelons cela la démocratie ». Mais il y a des limites.
L’héritage des lumières
Le siècle des lumières : une étape majeure dans l’histoire occidentale. Rutger Bregman nous en montre les apports décisifs. Les lumières ont posé les fondements du monde moderne de la démocratie à l’état de droit, de l’éducation à la science » (p 265). Cependant certains philosophes des lumières comme Hobbes posaient sur l’homme un regard très pessimiste. « Face à la corruption de l’homme, ils s’appuyaient sur la raison ». « Ils se sont persuadés que nous pouvions développer des institutions intelligentes qui tiendraient compte de notre égoïsme inné » (p 266). L’économie a été envisagée comme la mise en œuvre des intérêts. Dans la première démocratie occidentale, les Etats-Unis, la constitution posait des contrôles et des contre-pouvoirs. « On doit faire jouer l’ambition contre l’ambition » (p 267).
Lorsqu’on dresse l’héritage des lumières, on y voit de grands bienfaits. Mais aussi, il y a une part d’ombre. Et, dès lors, on peut s’interroger pourquoi les institutions héritières des lumières (démocratie, état de droit, vie économique) se fondaient-elles sur une conception aussi pessimiste de la nature humaine. Pourquoi s’attachaient-elles à une vision si négatives de l’humanité ? Ces négations n’ont-elles pas nuit à une bonne marche des institutions ? « Pourrions-nous miser sur la raison et utiliser notre entendement pour créer de nouvelles institutions qui s’appuieraient sur une toute autre conception de l’humanité ? » (p 271). La recherche de Rutger Brugman va s’orienter dans ce sens.
L’influence des représentations sur les attitudes et les comportements. Les effets placebo et nocebo
Si, dans sa recherche de la vérité, l’auteur en était venu à se méfier des croyances, à un moment, il a commencé à douter du doute lui-même. C’est ici qu’il nous rapporte les célèbres recherches de Bob Rosenthal. « Les rats, dont les étudiants pensent, en fonction des informations qui leur ont été données, qu’ils sont plus intelligents et plus vifs, réussissent effectivement mieux » (p 277). Rosenthal découvre que « la façon dont les étudiants manipulaient les rats « intelligents »- plus chaleureuse, plus douce et plus chargée d’attentes- changeait la façon dont les rats se comportaient » (p 278). Et cette influence d’une image positive sur les réalisations de ceux à qui elle est affectée s’est confirmée brillamment dans une école. Les élèves dont il était cru qu’ils étaient plus doués que les autres, réussissaient beaucoup mieux. Rosenthal appelle sa découverte l’effet Pygmalion. L’effet Pygmalion rappelle l’effet placebo. Seulement, « il ne s’agit pas ici d’une attente d’un effet sur nous-même. Cette fois, c’est une attente qui produit un effet sur les autres » (p 279). Contrairement à d’autres, cette découverte a été validée maintes fois. Mais en a-t-on tiré tous les enseignements ? « Si nos attentes peuvent devenir réalité, c’est aussi le cas de nos hantises. Le jumeau maléfique de l’effet Pygmalion est appelé « l’effet Golem » (p 279). « Notre monde est tissé d’effets Pygmalion et d’effets Golem… L’homme est une antenne qui s’ajuste à la fréquence des autres » (p 280-281). C’est dire l’influence de nos représentations collectives et notamment du regard que nous portons sur la condition humaine d’autant qu’il y a des effets induits. On adopte ce que les autres adoptent. Les gens se laissent souvent entrainer par ce qui leur apparaît l’opinion dominante. Dès lors, Rutger Bregman s’interroge. « Notre conception négative de l’humanité relève-t-elle aussi de l’ignorance collective. Craignons-nous que la plupart des gens soient égoïste parce que nous pensons que c’est ce que pensent les autres ? Et nous conformons-nous à ce cynisme alors que nous aspirons en réalité à une vie plus riche en gentillesse et en fraternité » (p 283). Ne nous laissons pas enfermer dans des spirales négatives. « La haine n’est pas la seule à être contagieuse. La confiance l’est aussi » (p 283).
Puissance de la motivation intrinsèque
La conviction d’un homme peut susciter la confiance et des réalisations à contre-courant qui sortent de l’ordinaire. L’auteur nous donne l’exemple de Jos de Blok, fondateur de la Fondation Boutsorg, une organisation néerlandaise de soins à domicile ou prévaut l’entraide en dehors d’une tutelle hiérarchique (p 285). A cette occasion, Rutger Bregman met en valeur « une motivation intrinsèque ». « Pendant longtemps, on a cru que le monde du travail dépendait du « bâton et de la carotte ». Ainsi Frédéric Taylor, dans son « organisation scientifique du travail » assure que « ce que les employés attendent par dessus tout de leurs employeurs, c’est un bon salaire » (p 282). Cependant, en 1969, un jeune psychologue, Edward Deci rompt avec la psychologie behaviouriste où les être sont considérés comme passifs en montrant que l’effort n’est pas toujours proportionné à une récompense matérielle. Une prise de conscience de la motivation intrinsèque émerge. Mais elle tarde à se répandre dans les organisations. Cependant, il y a aujourd’hui beaucoup d’innovations qui vont dans ce sens. L’auteur nous en décrit plusieurs. Il y a bien une motivation intrinsèque. « Edward Deci, le psychologue américain grâce auquel notre façon d’envisager la motivation a été transformée de fond en comble, estime que la question n’est plus de savoir comment nous motiver les uns les autres. La vraie question est plutôt de savoir comment créer une société dans laquelle les gens se motivent eux-mêmes » (p 299-230). Rutger Bregman poursuit : « Et si nous fondions la société toute entière sur la confiance ? ». Ainsi évoque-t-il un mouvement de transformation sociale qui s’exprime dans des expériences éducatives et politiques. Il y a bien une évolution des mentalités. Ainsi prend-on conscience aujourd’hui de tout ce dont nous disposons en commun. C’est le terme anglais : « commons ». Pendant longtemps, tout ce qu’il y avait au monde faisait partie des « commons ». Cependant au cours des dix mille dernières années, la propriété s’est développée. Mais aujourd’hui, il y a de nombreuses situations où les « commons » prospèrent et il y a là un horizon nouveau.
Face à la violence
Dans la dernière partie du livre, Rutger Brugman envisage différentes stratégies pour diminuer la violence et résoudre les conflits. Le titre est significatif : « L’autre joue », en référence à une parole de Jésus. Et il commence en rapportant une anecdote. Agressé par un jeune qui s’empare de son porte-monnaie, un travailleur social lui propose de manger avec lui. Une relation s’établit. Rutger Bregman ne cache pas sa stupéfaction en entendant cette histoire. Elle lui fait penser aux clichés qu’enfant il entendait à l’église. Et il réfléchit. « Ce dont je me rend compte maintenant, c’est qu’en fait Jésus décrivait un principe très rationnel. Les psychologues modernes parlent ainsi de « comportement non complémentaire »… Il est facile de faire le bien autour de soi lorsqu’on est soi-même bien traité. Ou comme le disait Jésus : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? ». La question est de savoir si on peut aller un cran plus loin. Et si nous partions du principe que non seulement nos enfants, nos collègues et nos concitoyens, mais aussi nos ennemis ont un bon fond. Le mahatma Gandhi et Martin Luther King, les plus grands héros du XXè siècle brillaient par leurs comportements non complémentaires, mais c’étaient des figures presque surhumaines. D’où la question : en sommes-nous capables ? Et cela fonctionne-t-il aussi à grande échelle dans les prisons et les commissariats de police, après les attentats et en temps de guerre ? ». Dans ce livre, le lecteur découvrira quelques exemples. Ainsi l’auteur décrit des prisons norvégiennes ou l’engrenage de la violence est rompu par un climat de confiance. Et puis, il analyse des situations où un renouveau de compréhension résulte d’une réduction de l’isolement social et d’un abaissement des barrières entre les groupes. Il y a là un autre apport original de ce livre qui mérite une lecture approfondie.
Un nouveau regard
La richesse de cet ouvrage nous a incité à écrire un long compte-rendu pour en partager l’apport et inviter à la lecture d’un livre qui, de bout en bout se lit passionnément. En effet, non seulement il nous invite à un regard neuf, mais il nous entraine dans un chemin d’exploration. Bien sur, nous ne suivons pas nécessairement l’auteur dans certaines de ses affirmations, il y a d’autres approches dans l’histoire qui mériteraient d’être mentionnées (6), mais il nous offre un livre facilement accessible qui nous permet d’accéder à un ensemble de recherches et d’innovations. C’est un livre qui ouvre notre regard. Ce n’est pas rien d’entendre un historien israélien renommé Yuval Noah Harari affirmer : « L’ouvrage de Rutger Brugman m’a fait voir l’humanité sous un nouveau jour ». Et, ce livre nous invite aussi à changer dans nos comportements comme il énonce « dix préceptes » en conclusion. « Le monde serait meilleur si nous portions sur l’autre un regard bienveillant et si nous cherchions à le comprendre. Le bien est contagieux » (p 420). Le sous-titre : « Une histoire optimiste » nous avait au départ déconcerté et amené à vérifier le sérieux du livre en nous renseignant sur l’auteur à travers un moteur de recherche. Le titre en anglais nous paraît plus approprié : « A hopeful history » (une histoire qui incite à l’espoir). Oui, la période actuelle est particulièrement difficile. Cependant, il y a aussi des courants, parfois encore peu visibles, qui se développent pour affronter les menaces et construire d’autres possibles. Pour y participer, cette lecture nous paraît très utile.
J H
- Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
- Bienveillance humaine. Bienveillance divine. Une harmonie qui se répand https://vivreetesperer.com/bienveillance-humaine-bienveillance-divine-une-harmonie-qui-se-repand/
- Vers une civilisation de l’empathie https://www.temoins.com/?s=empathie&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes
- La bonté humaine https://vivreetesperer.com/la-bonte-humaine/ Voir aussi : Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales https://vivreetesperer.com/vers-un-nouveau-climat-de-travail-dans-des-entreprises-humanistes-et-conviviales-un-parcours-de-recherche-avec-jacques-lecomte/
- Rutger Bregman. Humanité. Une histoire optimiste. Seuil, 2020 Rutger Bregman est également l’auteur du livre (best seller) : Utopies réalistes. Seuil, 2017
- Comment l’Esprit de l’Evangile a imprégné les sociétés occidentales, et, quoiqu’on en dise, reste actif aujourd’hui https://vivreetesperer.com/comment-lesprit-de-levangile-a-impregne-les-mentalites-occidentales-et-quoiquon-dise-reste-actif-aujourdhui/
par jean | Déc 26, 2016 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Dans une actualité tourmentée, comprendre les forces en présence et le jeu des représentations pour avancer vers un nouvel horizon.
Le climat politique international s’est assombri durant l’année 2016. Des forces marquées par l’autoritarisme et l’hostilité à l’étranger sont apparues sur le devant de la scène. Elles s’appuient sur les frustrations, les peurs, les agressivités. Elles viennent bouleverser les équilibres au cœur du monde occidental. Elles portent atteinte à ce qui fondent nos valeurs : le respect de l’autre. Ces forces régressives constituent ainsi une grave menace. Notre premier devoir est donc de nous interroger sur les origines de cette dérive. Et pour cela, nous avons besoin de comprendre les transformations sociales en cours. Cette recherche emprunte différentes approches. Et, par exemple, comme Thomas Piketty, on peut mettre l’accent sur les effets néfastes d’un accroissement des inégalités. Mais il y a place également pour des analyses sociologiques comme celle de Jean Viard dans son dernier livre : « Le moment est venu de penser à l’avenir » (1). Cet ouvrage s’inscrit dans une recherche de long terme sur les transformations de la société française (2), notamment dans sa dynamique géographique. Comment les différents milieux socio-culturels et les orientations induites s’inscrivent-elles dans l’espace, et bien sûr, dans le temps ? Des analogies apparaissent au plan international. Dans une approche historique, Jean Viard met aussi en valeur l’importance des représentations. Les catégories du passé s’effritent et s’effacent tandis que d’autres plus nouvelles, peinent encore à s’affirmer.
« Ce livre », nous dit-on, « est le récit des réussites de nos sociétés, mais aussi celui de leurs bouleversements : alors qu’une classe créative rassemble innovation, mobilité et initiative individuelle au cœur des métropoles productrices de richesse, les classes hier « dominantes » se retrouvent exclues, perdues, basculant leur vote vers l’extrême droite. Jean Viard propose une analyse sans concession des limites du politique dans la société contemporaine et exhorte les acteurs culturels à se réapproprier le rôle de guide en matière de vision sociétale à long terme. Des propositions innovantes pour repenser le vivre ensemble dans un monde qui a besoin de recommencer à se raconter » (page de couverture).
Comment la révolution économique transforme-t-elle le paysage géographique ? Quels sont les gains ? Quelles sont les pertes ?
Si la mutation dans laquelle nous sommes entrés engendre une grande crise, quelles sont les pistes pour y faire face ? Ce livre est particulièrement dense en données et en propositions originales. Nous nous bornerons à en donner quelques aperçus.
Une nouvelle géographie.
Le flux de la production qui irrigue le monde se déploie à travers les grandes métropoles. Les villes sont devenues un espace privilégié où se manifeste la créativité économique. « La révolution culturelle, économique et collaborative rassemble l’innovation, la mobilité, la liberté individuelle et la richesse au sein d’une « classe créative » de plus en plus regroupée au cœur des très grandes métropoles. Cœur des grandes métropoles où est produit aujourd’hui par exemple 61% du PIB français… On y est « Vélib » et high tech, low cost, usage plus que propriété, université, start up, communication, colocation, finance, COP 21. On y est nomade et mondialisé » (p 15).
Mais en regard, d’autres espaces reçoivent tous ceux qui ne sont pas parvenus à s’intégrer dans la nouvelle économie. Ce sont les zones périurbaines. « Les ouvriers de l’ancienne classe ouvrière sont partis vers les campagnes rejoindre dans un vaste périurbain, comme beaucoup de retraités, la précédente « classe dominante », celle des paysans. Le pavillon a remplacé la maison du peuple. L’idée de compenser par une mission historique les difficultés du quotidien a disparu. On y est face à son destin et on le vit sans perspective. 74% des salariés y partent travailler en voiture, plutôt diésel, sans autre choix possible ».
Les quartiers des anciennes banlieues ouvrières ont été abandonnées par une partie de leurs habitants et sont peuplés maintenant par des immigrants arrivés en vagues successives de différentes origines. Pauvres, mal desservis, ces quartiers sont néanmoins riches en potentiel.
Une nouvelle analyse de la société.
Notre représentation de la société en termes de classes sociales bien caractérisées est aujourd’hui bouleversée. Les anciens concepts qui ordonnaient notre vision du monde sont de plus en plus dépassés. Jean Viard exprime, avec clairvoyance ces bouleversements. « Ce que nous appelions « nation » ne peut plus être une totalité, car elle est elle-même dominée par la nature. Et elle vit grâce à un monde nomade en croissance qui lie des hommes, des savoirs, des biens, des services et des imaginaires au travers les grands vents de la planète. Les classes que nous avions pensées pour organiser le corps politique des nations se défont. Les anciennes classes dominantes, celles qui se sont raconté un destin historique, les paysans d’hier, puis les ouvriers, ne sont plus alors autre chose que des groupes en marge de l’histoire… » (p 25).
Une véritable révolution culturelle bat son plein. Elle est portée par une « classe nomade créative » » avec des guillemets, car ce n’est pas une classe au sens marxiste, faute de conscience de classe, mais un outil de classement aux sens culturel, esthétique, économique » (p 37). Cette « classe créatrice » est urbaine. Elle est internationale. Elle porte une nouvelle culture, un nouveau genre de vie.
Urbaine, elle porte New York et Paris, Toulouse, Nantes et Bordeaux, Montpellier et elle intègre une bonne part des 2,5 millions de Français qui sont allés vivre à l’étranger » (p 38). Elle se développe rapidement. « Les six plus grandes métropoles françaises n’ont pas cessé de créer des emplois depuis 2008 ».
Internationale, cette classe créatrice est « planétaire et non nationale et non continentale. Elle se structure autour des hubs de la mondialisation et non autour des ronds points autoroutiers ou des gares TGV. Nous sommes entrés dans une époque de multi-appartenances avec des nomades rapides…Nous avons à la penser, à la rêver et à l’organiser. L’Europe en est un échelon, une puissance, mais elle ne peut être notre nouvelle totalité… » (p 40).
Cette classe créatrice porte une nouvelle culture. Au fil de ses recherches, Jean Viard est bien placé pour nous en décrire l’origine et la trajectoire, comme la diversité et la cohérence de ses manifestations. Elle s’inscrit dans une révolution technologique et culturelle qui change profondément les rapports humains. « Sur les quatre millions et demi d’emplois créés en France en quarante ans, trois millions et demi sont occupés par des femmes. Un million seulement par des hommes ! » (p 40)
Tensions, oppositions, blocages.
Des évènements politiques récents comme le Brexit ou l’élection de Donald Trump, la progression des mouvements « populistes » en Europe, au delà des particularités de tel contexte, traduisent bien des oppositions radicales aux transformations induites par « la classe créative nomade ». Et d’ailleurs, la répartition des votes est significative. Les partisans du repli échouent dans les grandes villes.
Jean Viard nous éclaire sur ces affrontements. D’un côté, des forces nomades « « qui bousculent nos pays de l’intérieur et de l’extérieur. Au début du XXIè siècle, la révolution numérique est venue accélérer leur développement et rendre irrésistible ce qui était balbutiant. En 2015, avec la COP 21, on a admis qu’une nouvelle culture commune du développement était obligatoire. Jamais l’humanité n’a ainsi pensé ensemble, ni espéré pour sa survie…Nous vivions dans un monde de sédentaires avec des déplacements. Nous sommes dorénavant dans un monde de mobilité où l’enjeu est de chercher à associer liberté, mobilité et individus » (p 33).
« En face de ce monde accéléré et de cette contrainte écologique, sourdent partout, si l’on peut dire, des volontés de retrouver un sens perdu, un projet dépassé, un territoire déjà balisé, une croyance ancestrale, un mythe national » (p 35). L’affrontement revêt à la fois une dimension sociale et une dimension culturelle ». « Les groupes dominants du passé, paysans, ouvriers en particulier, mais aussi bourgeois, voire classes moyennes, se défont en tant que groupes et ne forment plus peuple. Leurs souvenirs collectifs, leurs luttes héritées ou vécues n’intéressent plus… Ne reste qu’une foule souvent exclue du cœur des métropoles, sans récit, ni destin, ni ascenseur social. Pour ce peuple défait, cette foule malheureuse, seules les pensées extrémistes tirées du passé font sens, car elles en appellent au déjà connu… » (p 16).
« Cette société tripolaire : classe nomade créatrice, anciennes classes dominantes, « quartiers populaires », n’a pas encore de mot et de récit… L’enjeu est de penser la place des nomades créatifs émergents et, en même temps, les liens et les lieux respectueux des anciens groupes sociaux et qui leur ouvrent un chemin vers le futur » (p 27).
Ouvrir un nouvel espace. Faciliter la mobilité.
Comment remédier aux tensions croissantes entre groupes sociaux ? De fait, les inégalités se manifestent de plus en plus dans la dimension de l’espace, dans la distance entre le centre et la périphérie.
Évoquant les propos de l’historien Pierre Nora, Jean Viard nous dit que, depuis les années 70, la France vit sa plus grande mutation historique. « La mutation la plus forte n’étant pas de passer d’un roi à un président de la République, mais de passer d’un système du « haut en bas », avec une domination du parisien et du central sur la province, à un système largement horizontal où il y a une relation à inventer entre le centre et la périphérie. Cela vaut d’ailleurs pour les classes sociales, pour les populations comme pour les espaces » (p 63).
La nouvelle dynamique économique se manifeste dans les grandes villes et plus généralement dans une civilisation urbaine. « La production de richesse se concentre depuis trente ans dans le monde urbain porté par la classe créatrice ». Les vieux métiers sont restructurés par la révolution numérique ou envoyés vers la périphérie des métropoles vers un monde rural de plus en plus ouvrier et résidentiel pour milieux populaires et retraités. Et, par ailleurs, les villes se transforment, associant production innovante, art de vivre et mise en valeur du patrimoine historique. « Les « deux formes de ville » que nous n’avons pas réussi à transformer : le périurbain et les « quartiers » sont les lieux des pires tensions. Là est l’enjeu urbain des trente prochaines années si nous voulons y rencontrer de la ville et du vivre-ensemble. Sinon, c’est entre ces territoires que se cristalliseront les tensions politiques » (p 50). De fait, ces tensions sont déjà là comme le montre la géographie électorale. En France, le Front National prospère dans le périurbain. Et récemment aux États-Unis, c’est à l’extérieur des grandes villes que Donald Trump l’a emporté.
Et par ailleurs, une nouvelle hiérarchie des territoires s’est imposée avec l’apparition des territoires délaissés : « Les anciennes régions du Nord et de l’Est, une part des périurbanités, mais aussi le nord de Londres, le sud de Rome « (p 55).
En regard, Jean Viard énonce différentes approches à même de redonner de la fierté aux habitants des friches industrielles. Ainsi la création d’un musée à Lens n’a pas été sans conséquences positives pour l’ensemble de la population. « Aujourd’hui, dans notre société de l’art de vivre, c’est la qualité du commun qui attire l’habitant, et l’entreprise suit sa main d’œuvre rare » (p 55). Et, de même, face à la géographie clivée de nos sociétés, il faut chercher les voies de la réunification en exploitant les atouts des territoires excentrés. « Parce que l’économie de la résidence, du tourisme, de la retraite, opère aussi de gigantesques transferts, que les cas particuliers sont nombreux : traditions locales, entreprises familiales, positions logistiques, et que le hors métropole produit quand même 40% de la richesse » (p 57).
Rompre les cloisonnements, c’est aussi accroitre la mobilité. Cette mobilité va permettre d’éviter une fixation sur le passé, là où il n’y a plus de restauration possible. La mobilité, c’est aussi susciter un brassage permettant à la jeunesse d’éviter un enfermement dans des contextes immobiles. Dans le contexte de la révolution productive, définissons « un droit à la ville/ métropole » pour la jeunesse afin que les jeunes passent quelques années au cœur de la métropole ». La construction d’un million de logements d’étudiants au centre des dix plus grandes métropoles ouvrirait un avenir à des centaines de milliers de jeunes venant des champs et des quartiers ». C’est au moins aussi important que de parler anglais » (p 59).
Recréer du récit
S’il n’y a plus de mémoire commune et pas de projet commun, il n’y a plus de points de repère et les gens se sentent abandonnés. Et lorsque les valeurs communes s’effritent, le pire est possible. Ainsi le peuple ouvrier, qui se sentait autrefois porteur d’une mission collective, se réduit de plus en plus à un ensemble d’individualités frustrées et désemparées. Dans ces conditions, une instabilité dangereuse apparaît. Jean Viard compare ainsi le peuple et la foule. « Le peuple a une mémoire et un vécu, des luttes partagées, des foucades et des haines. C’est ainsi qu’il forme groupe. Mais la foule, elle, est « individu voisinant » et se réfugie dans la sédentarité cherchant une identité dans le territoire, dans les frontières, dans les appartenances d’hier sociales ou religieuses. Contre « les autres » généralement. Il y a danger, car alors « la foule écrase le peuple et souvent le trahit » comme le disait Victor Hugo « (p 15).
Aujourd’hui, au moment où les concepts de « classe » et de « nation » perdent en pertinence par rapport aux réalités nouvelles de la vie, nous avons besoin d’un récit collectif qui rende compte des dynamiques et des aspirations nouvelles et qui rassemble tous ceux qui sont à la recherche d’un avenir. La société change. Elle n’est plus structurée par des statuts, des métiers. « Le social qui avait remplacé la religion comme organisateur exclusif, se trouve marginalisé. La religion revient en force comme toutes sortes de groupes structurés par habitus, origines, pratiques amoureuses. Chacun a besoin d’une identité multiple. Si l’on n’est pas capable de fournir la pensée et les mots de cette appartenance plurielle et complexe, chacun va penser dans sa boite à outils d’identités héritées monistes : la nation, la religion, la classe sociale… vieux mots auxquels on peut s’accrocher en période de peur et de désarroi … Alors, en regard, inventons plutôt un commun positif qui intègre, par une vision du futur et des mots nouveaux pour le dire, ces croyances qui deviennent certitudes par désarroi » (p 45).
L’individu aujourd’hui est au centre de notre société. Comment « attirer les individus vers le commun qui peut nous rassembler et vers la création vivante ou héritée ? C’est le rôle à la fois du monde numérique et de la culture, des évènements urbains, d’un nouveau langage politique et du projet à faire humanité et de survivre » (p 46).
Jean Viard note que déjà, au niveau du local, on peut observer un désir de partage. « Toutes les structures de proximité : familles, amis, entreprises, communes, ont une image positive » (p 47).
Et puis, à une échelle plus vaste, on peut également discerner des tendances positives et les mettre en valeur. « Dire la métropolisation comme mine numérique et écologique, dire société horizontale, mobilité, individu, liberté. Dire économie locale, économie de production et économie présentielle…Dire cela et avec ces mots là, permet à la fois de sortir des mots devenus creux de la révolution industrielle et de dessiner un chemin possible pour l’action de millions d’acteurs, autonomes, mais inscrits dans des réseaux, des compétences, des croyances et des peurs » (p 181).
Si dans notre imaginaire français, le mot révolution s’inscrit le plus souvent dans un vocabulaire politique, cette révolution là n’est pas du même ordre. « C’est l’épanouissement d’une révolution culturelle, née à la fin de la reconstruction et des Trente Glorieuses, qui a emporté avec elle l’hégémonie du politique, y compris les totalitarismes et les colonialismes » (p 181).
Et, pour nous tourner vers l’avenir, il est important de ne pas nous enfermer dans le regret et la déploration, mais de pouvoir nous appuyer sur la conscience des changements positifs qui, au cours des dernières décennies, sont intervenus dans les mentalités. « Cette immense révolution culturelle permet enfin aux femmes d’accéder au statut d’adultes à part entière dans tous les domaines de leur vie, et, à l’humanité de vivre dans la nature et non dans la domination, les deux étant profondément liés » (p 182). La conscience écologique grandissante modifie nos perceptions politiques et elle devient maintenant l’axe majeur d’un projet et d’un récit commun. « La seule vraie échelle de notre avenir est la terre comme totalité écologique. Cette conviction, depuis la Cop 21, surplombe l’ensemble de nos actions et de nos nations… » (p 185). « Sur le marché mondial du sens, proposons un chemin de progrès pour un écosystème terre en cogestion nécessaire » (p 185).
Dans un monde en crise, quelle perspective ?
Cette année 2016, la montée des frustrations, des peurs, des agressivités ont entrainé une victoire des extrémismes comme autant de chocs au coeur du monde occidental. Pour faire face à cette situation, il est urgent de comprendre les ressorts de cette poussée. Ce livre nous apporte une réponse. L’analyse de Jean Viard ouvre des horizons.
Sur ce blog, dans une approche d’espérance, nous cherchons à considérer la crise actuelle en terme de mutations (3) et à discerner les courants émergents (4), parfois encore peu visibles, qui traduisent cependant une transformation des mentalités et le développement de nouvelles pratiques. Oui, une nouvelle vision du monde commence à apparaître comme en témoigne l’enthousiasme de plusieurs amis ayant récemment visionné le film « Demain » (5). Nous rejoignons ici l’approche de Jean Viard lorsqu’il met en évidence la nécessité d’un récit rassembleur et mobilisateur.
La construction d’un tel récit requiert différents apports, jusqu’à associer par exemple « rationalité occidentale et pensée mythique » (p 41). A cet égard, si le religieux est aujourd’hui, dans certaines formes et dans certains lieux, tenté par un retour en arrière, nous proposons ici le regard d’une foi chrétienne, inspirée par une théologie de l’espérance (6) et alors, dans le mouvement de la résurrection du Christ et la participation à une nouvelle création, orientée vers l’avenir. De cette foi là, on peut attendre une contribution à un grand récit fédérateur. Comme l’exprime un verset biblique : « Sans vision, le peuple périt » (7).
Dans cette actualité tourmentée, nous avons besoin d’une boussole pour analyser les changements en cours et développer des stratégies pertinentes. Trop souvent, les débats politiques actuels ne prennent pas en compte une approche prospective de la vie sociale. Ce livre nous apporte un éclairage qui renouvelle nos représentations et nous permet de mieux entreprendre. C’est une lecture mobilisatrice.
J H
(1) Viard (Jean). Le moment est venu de penser à l’avenir. Editions de l’Aube, 2016
(2) Jean Viard, sociologue, éditeur, a écrit de nombreux livres aux Editions de l’Aube. Sur ce blog : « Émergence en France de la « société des modes de vie » : autonomie, initiative, mobilité… » : https://vivreetesperer.com/?p=799
(3) « Quel avenir pour le monde et pour la France ? » (Jean-Claude Guillebaud. Une autre vie est possible) : https://vivreetesperer.com/?p=937 « Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance » ( Frédéric Lenoir. La guérison du monde » : https://vivreetesperer.com/?p=1048 « Comprendre la mutation actuelle de notre société requiert une vision nouvelle du monde » (Jean Staune. Les clés du futur) : https://vivreetesperer.com/?p=2373
(4) « Une révolution de l’être ensemble. La société collaborative » (Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot. Vive la co-révolution » : https://vivreetesperer.com/?p=1394 « Appel à la fraternité. Pour un nouveau vivre ensemble » : https://vivreetesperer.com/?p=2086 « Un mouvement émergent pour le partage, la collaboration et l’ouverture : OuiShare » : https://vivreetesperer.com/?p=1866 « Un nouveau climat de travail dans des entreprises humaniste et conviviales. Un parcours de recherche avec Jacques Lecomte » : https://vivreetesperer.com/?p=2318 « Cultiver la terre en harmonie avec la nature. La permaculture : une vision holistique du monde » : https://vivreetesperer.com/?p=2405 « Pour une éducation nouvelle, vague après vague » (Céline Alvarez. Les lois naturelles de l’enfant) : https://vivreetesperer.com/?p=2497
(5) « Le film : Demain » : https://vivreetesperer.com/?p=2422
(6) Une vue d’ensemble sur la théologie de Jürgen Moltmann : « Une théologie pour notre temps » : http://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/ Auteur d’une théologie de l’espérance, Jürgen Moltman nous en parle comme une force vitale qui nous incite à regarder en avant : « Nulle part ailleurs dans le monde des religions, Dieu n’est liée à l’espérance humaine de l’avenir…Un « Dieu de l’espérance » qui marche « devant nous » et nous précède dans le déroulement de l’histoire, voilà qui est nouveau. On ne trouve cette notion que dans le message de la Bible… De son avenir, Dieu vient à la rencontre des hommes et leur ouvre de nouveaux horizons…Le christianisme est résolument tourné vers l’avenir et invite au renouveau…Avoir la foi, c’est vivre dans la présence du Christ ressuscité et tendre vers le futur royaume de Dieu… ». La force vitale de l’espérance, p 109-110 (Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Empreinte, 2012) Sur ce blog : « Une dynamique de vie et d’espérance » : https://vivreetesperer.com/?p=572
(7) « Lorsqu’il n’y a pas de vision, le peuple périt » (Proverbes 29.18)
par jean | Juin 3, 2018 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
La France en mouvement, selon Jean Viard
Une société si vivante ! Cette parole nous interroge et nous interpelle. De quoi s’agit-il ? De quoi parle-t-on ? Sommes-nous exempts de tout immobilisme pour nous dire : « Et bien, oui, cette société est bien la nôtre ». La vie n’est pas toujours facile, mais, c’est sûr, notre société est bien en mouvement. « Une société si vivante » (1), c’est le titre d’un livre que vient de publier Jean Viard, ce sociologue dont nous avons tant appris dans ses livres précédents et notamment : « Le moment est venu de penser à l’avenir » (2).
Car Jean Viard sait nous présenter la société française telle qu’elle apparait aujourd’hui dans toute sa nouveauté, les lignes de force qui la traversent et aussi les situations de crise, une nouvelle carte de France, des grandes métropoles à la France des anciennes provinces, des villages et des petites villes.
Ce regard nouveau, cette intelligence que Jean Viard sait nous communiquer, c’est le fruit de son immersion de longue date dans la société française : « Je cherche depuis plus de quarante ans à lier un travail d’observation du quotidien, du local et une pensée du global et des révolutions qui nous bouleversent. Mon travail est de tenter de mettre notre monde en récit et de le faire partager le plus largement possible ». Et, « comme le disait Alberto Giacometto : « Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant ». Je pourrais ajouter, en écrivant et en me nourrissant du quotidien que j’ai choisi » (p 237).
Ce livre-ci est différent des précédents. Non pas tant dans le fond. Nous retrouvons les grands thèmes que nous avons déjà rapportés pour les lecteurs de ce blog, en suivant une écriture construite (2) : « Une nouvelle géographie ; une nouvelle analyse de la société ; tensions, oppositions, blocages ; ouvrir un nouvel espace ; permettre la mobilité ; recréer du récit ». Il est différent dans la forme puisque l’auteur nous présente ici « une cinquantaine de petits portraits » de notre monde et de notre société. « Il forme un tout. Car ce monde est dynamique, réactif, changeant tellement vite que souvent on n’y comprend plus rien et qu’on se croit perdu. Mais y-a-t-il un fil, de nouveaux liens, de nouveaux horizons, des utopies possibles ? Cherchons » (p 12-13).
Quelques portraits
A travers ce livre, l’auteur nous permet de prendre conscience de l’ampleur du changement dans la société française et d’en comprendre les ressorts. Et il nous permet à la fois d’envisager les aspects positifs, d’identifier les ressorts et de chercher des remèdes. En voici quelques exemples.
La révolution du temps
Le temps a profondément changé. « En un siècle, nous avons allongé la vie de chacun de l’équivalent d’une génération. Vingt ans. Et, dans cette vie allongée, la part que nous consacrons au travail est passée de 40% à 10%. En outre, nous dormons deux à trois heures de moins par jour… Nous sommes donc entrés dans la civilisation « des vies complètes » dont parlait l’économiste Jean Fourastié » (p 24). « Nous sommes contemporains plus longtemps dans des familles de plus en plus « quatre générations » (p 15). En conséquence, notre manière d’envisager la vie change. « L’ancienne stabilité – CDI, mariage, propriété- se transforme en aventure, étape, discontinuité ». « La grande question est alors : qui choisit et qui subit ? » (p 25). Quelle va être notre attitude ? Comment allons-nous vivre le temps ?
Une mobilité croissante
Hier les Roms. Aujourd’hui les migrants. « Au delà du principe de l’accueil, marque indéniable d’une civilisation, la question est : Pourquoi cette angoisse de l’envahissement ? Partout semble populaire une demande de sociétés de plus en plus fermées… Ces peurs et ces refus viennent d’un monde qui s’unifie. Le global fait exploser le local… » (p 30). Et si avec Jean Viard, on regardait une perspective d’avenir ? « C’est le temps du monde qui est neuf. Pas la peur des hommes. Nous sommes entrés dans le temps de l’humanité réunifiée après des millénaires de dispersion… ». Il va nous falloir apprendre à lier « unité de l’humanité » et « diversité des cultures ». Immense travail. Il nous faut des frontières, et des passages, des principes d’humanisme et de droit et la conviction de l’apport positif des migrations. Seules les civilisations mortes ont peur des arrivants. Les autres les intègrent et s’enrichissent de leurs apports » (p 31).
Le sécateur et le lien social
Jean Viard nous rapporte des faits d’observation qui témoignent de bouleversements dans notre vie quotidienne. Et puisqu’il vit dans le midi, il s’agit ici des vendanges. « Hier, les vendanges étaient la fête de la campagne. Tout le monde y allait : les femmes, que l’on voyait peu dans les champs, les chômeurs, les étudiants, des bataillons d’espagnols… A midi, on mangeait au bord des vignes… ». Aujourd’hui, « la cave vinicole ouvre à trois heures du matin. Il faut essayer d’être le premier pour ne pas attendre le déchargement. La vendange se fait avec une machine… Trois hommes. Bruit des moteurs, travail au phare… Le village est réveillé par les bennes qui remontent à vide… Vers huit heures, on fait un copieux déjeuner. La sieste sera longue et solitaire… » (p 42-43). Pour tous ceux qui ont connu la vie des campagnes autrefois, quelle perte d’humanité ! Ainsi, cette évolution de notre société a de bons et de mauvais côtés. L’important, c’est de comprendre. « Comment assurer la protection des hommes et réfléchir à la nouvelle solitude du travail ? Comment inventer de nouveaux lieux pour se blaguer et vivre le plaisir d’être ensemble ? ».
Bon Noël à chacun
Noël, c’est bien une fête de la famille propice au bonheur. Comment est-elle vécue dans la société française d’aujourd’hui ? A la fois un grand changement dans la composition de la famille et une continuité dans le partage affectif. « En 2017, 60% des bébés sont nés hors mariage, contre 30% en 1990, 6% en 1968 » (p 10). C’est un bouleversement. Mais, pour Jean Viard, il s’inscrit dans une évolution plus large où la famille se recompose autrement. « Une famille mobile, recomposée… une famille aussi de quatre générations… » (p 73). Et de noter par ailleurs la force de ces liens familiaux. « Le repas du dimanche est redevenu un must, 70% des gens partent en vacances en famille, 20% des emplois sont trouvés grâce à ce réseau de solidarité quand Pôle emploi plafonne à 9% » (p 98). « Nous avons rebâti discrètement le plus solide maillon des sociétés, la famille… en engendrant par moyenne deux enfants par maman. Donc une société nataliste, dynamique. Mais avec des failles, des tristesses. Celle des solitaires, nombreux, des mamans seules. Des enfants qui ne verront pas leur papa à Noël. Des SDF, solitaires absolus qui ont perdu tous les liens : travail, logement, famille, amitié… Au bilan, nouveaux bonheurs privés, faiblesse des liens sociaux et des projets communs. « Fraternité », demandait-on en 1848. Pour 2048 aussi ! Bon Noël à chacun ! » (p 74).
Faire tête ensemble
Nous sommes tous embarqués dans une même mutation, une mutation mondiale, la révolution numérique.
« 3,81 milliards de cerveaux humains sont connectés par internet, soit 41% des cerveaux de l’humanité. 75% des terriens possèdent un téléphone portable. Bien sûr, les hommes se sont toujours reliés par des mots, des concepts qui, pour eux, font sens : Dieu, Révolution, Nation, Amour. Cette capacité à vivre et à mourir pour des mots pourrait même définir l’espèce humaine. Mais là, ce que nous avons inventé est encore plus fantastique – et dérangeant… Le savoir est à portée de la main de qui sait le trouver. Le mensonge aussi, bien sûr. La propagande. Mais retenons ici le positif et sa force à peine explorée. Nous sommes balbutiants comme aux prémices de l’écriture. Mais déjà tout s’accélère… Blablacar déplace chaque mois, en France, deux millions de passagers… Une immense révolution est en marche. Une révolution dans le proche comme dans le lointain » (p 116-117). Cette révolution va inclure également un nouveau rapport avec la nature… « Notre idée de nature et notre agriculture, notre management de la planète devrait entrer peu à peu dans la civilisation numérique et collaboratrice… ». « Cette révolution numérique favorise aussi une classe créative » qui tire en avant nos sociétés. C’est elle qui restructure nos sociétés et nos entreprises… 61% de la richesse française sont ainsi produits dans les treize plus grandes cités. Mais il y a ceux qui sont loin, dans les quartiers, dans les villages, dans les Suds. Eux qui cherchent du sens et en sont privés. Eux aussi sont derrière l’écran, mais souvent sans les moyens de consommer, sans avoir assez étudié pour apprendre. La société collaborative produit ainsi ses néosédentaires qui souvent ont la haine. Il va falloir apprendre à faire tête ensemble – comme le disent les Créoles – sur cette toile qui se tend… comme on a appris, il y a un siècle, à bâtir l’école pour tous et l’éducation populaire. Il faut donner à chacun les clefs pour apprendre sur internet » (p 118-119).
Voici donc quelques unes des réflexions originales engagées par Jean Viard à partir de faits singuliers : données statistiques et observations personnelles. Nous apprenons ainsi à nous situer dans un monde nouveau. Car les anciennes grilles d’analyse qui sont à l’origine de l’opposition gauche-droite, classes et ordres s’épuisent aujourd’hui. La montée de l’individualisme, la part croissante de l’autonomie individuelle, nous appellent en regard à rechercher ce qui fait lien. « Il faut que nous retrouvions une direction, un chemin. Un sens à ce monde, un commun. Mais un commun du futur ». « La révolution est culturelle » (p 205). Dans les années 60, « On est sorti d’une société de groupe, de classe, pour devenir une société d’individus autonomes qui a favorisé la place nouvelle des femmes, de la nature, le tourisme, et la mondialisation aussi. Comme la mobilité des gens augmentait, il a fallu inventer des techniques pour se lier. C’est bien la rupture culturelle des années 60, qui a induit des besoins technologiques, lesquels ont à leur tour bousculé la société. C’est elle qui bouscule actuellement le travail et lie l’humanité en une grande communauté sur une terre si petite, perdue dans l’univers… » (p 206-207).
Ce nouveau livre de Jean Viard, comme les précédents, contribue à la vie citoyenne en clarifiant les enjeux (3). Il appelle le croyant à apporter sa part à la recherche de sens pour cette humanité en devenir (4). Il peut aider chacun à comprendre ses situations de vie, c’est à dire à réduire les peurs et à développer une bienveillance constructive.
J H
(1) Jean Viard. Une société si vivante. Editions de l’aube, 2018
(2) Jean Viard. Le moment est venu de penser à l’avenir. Editions de l’aube, 2016. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2524 Et aussi : Jean Viard. Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie. Editions de l’aube, 2011. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=799
(3) La réflexion citoyenne requiert une compréhension de l’évolution de la société, une analyse des aspirations et des besoins. Ainsi, les livres de Jean Viard m’ont apporté un éclairage lors de la dernière campagne présidentielle. De la même manière, j’ai apprécié l’apport d’un livre de Thomas Friedman, journaliste au New York Times sur les incidences du changement technologique accéléré à l’échelle mondiale : Thomas Friedman. Merci d’être en retard. Survivre dans le monde de demain. Saint Simon, 2017. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2624 Et aussi, mise en perspective de la version originale : Thank you for being late : https://vivreetesperer.com/?p=2560
(4) Notre engagement personnel dans la société s’inscrit dans une vision chrétienne dans l’esprit de « la nouvelle création » qui se prépare dans la mouvance de Christ ressuscité. C’est la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann très présente sur ce blog. Dans cette perspective, « le christianisme est résolument tourné vers l’avenir et invite au renouveau » (Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Empreinte, 2012 (p 100-101)
par jean | Fév 17, 2020 | ARTICLES |
« The making of the western mind » de Tom Holland
« Dominion : The making of the western mind » (la formation de la mentalité occidentale », c’est le titre du livre d’un historien britannique, Tom Holland, traduit en français sous un titre plus explicite : « Les chrétiens. Comment ils ont changé le monde » (1). Qu’est-ce à dire ? A une époque où la pratique chrétienne recule dans les pays occidentaux et particulièrement en Europe, le christianisme continue-t-il à inspirer nos sociétés ? C’est la question que s’est posé cet historien. Il y répond dans un volume de plus de 600 pages qui déroule la fil de l’histoire du christianisme à travers vingt siècles comme une véritable épopée, alternant récit épique et analyse historique dans une vingtaine de grands moments répartis entre l’antiquité, la chrétienté et la modernité.
« Le fracas des armes, le choc des ego, les guerres civiles qui scandent l’histoire des religions monothéistes nous le rappellent : la plus grande histoire du monde, l’avènement du christianisme, de l’antiquité jusqu’aux crises migratoires, est une épopée. Une histoire pleine de bruits et de fureurs opposant athées et croyants, islam et chrétienté. Face à la montée du matérialisme, du divorce entre l’Eglise et le message évangélique à la crise de foi et aux nouvelles guerres de religion, la chrétienté maintiendra-t-elle sa suprématie ? Ou, confrontée au recul du sacré, fait-elle partie du monde d’hier ? » (page de couverture).
Sans doute, dans cette affaire, l’usage du mot chrétienté porte à question. Ce que nous dit l’auteur, c’est qu’au long de cette histoire, le message de l’Evangile a été un levain et qu’il a été et reste la matrice des grandes valeurs qui inspirent le monde occidental. Tom Holland nous dit comment personnellement il a été amené à se poser ces questions à partir de son expérience de l’antiquité en prenant conscience de la violence insupportable qui y régnait. Il nous montre en quoi le christianisme a été un choc culturel par rapport à la civilisation romaine, et l’inspiration évangélique, une force transformatrice au cours des siècles, dans le sillage du Christ crucifié, prenant le parti des pauvres face aux riches et aux puissants. Cependant, le christianisme a souvent été desservi et trahi par les institutions. Le reflux du « christianisme organisé » témoigne d’un porte-à-faux. Cette histoire est donc complexe. Cependant, Tom Holland nous montre qu’aujourd’hui encore, l’imprégnation évangélique est toujours active jusque dans des milieux séculiers et éloignés de la religion . Ce sont des valeurs chrétiennes qui inspirent les mouvements contemporains au service du respect de l’humanité et des droits humains quelle qu’en soit la forme.
Comment Tom Holland a pris conscience de l’originalité de l’inspiration chrétienne
Tom Holland s’est d’abord orienté vers l’étude de l’antiquité . Ses premiers ouvrages d’historien ont porté sur les invasions perses de la Grèce et les ultimes décennies de la civilisation romaine. Au départ, il était fasciné par la civilisation gréco-romaine et ses personnages emblématiques. Et puis, progressivement, il a pris conscience de la barbarie que cette civilisation véhiculait. Et elle lui est apparue comme de plus en plus étrangère : « Les valeurs de Léonidas, dont le peuple avait pratiqué une forme particulièrement atroce d’eugénisme en entrainant les jeunes à assassiner de nuit les « untermenschen », les sous-hommes, n’étaient pas les miennes, ni celles de César qui aurait tué un million de gaulois et réduit en esclavage un million d’autres … Ce n’était pas seulement leur violence extrême qui me troublait, mais leur absence totale de considération pour les pauvres et pour les faibles » (p 27).
Tom Holland, après une enfance pieuse, s’était éloigné de la foi chrétienne, même « s’il continuait vaguement de croire en Dieu ». « Le Dieu biblique lui apparaissait comme l’ennemi de la liberté et du plaisir » ( p 26). Alors, dans cette prise de conscience, il a compris combien les valeurs chrétiennes étaient précieuses. « L’effacement de ma foi chrétienne au cours de l’adolescence ne signifiait pas que j’eus cessé d’être chrétien. Les postulats avec lesquels j’ai grandi sur la meilleure manière de gouverner une société et sur les principes qui devraient être les siens, ne proviennent pas de l’antiquité classique, encore moins d’une quelconque « nature humaine », mais très clairement de son passé chrétien. L’impact du christianisme sur le développement de l’Occident est un fait si profond qu’il en est venu à ne plus être perçu … Ce livre explique ce qui a rendu le christianisme si subversif et perturbateur, comment il a fini par imprégner la mentalité de la chrétienté latine et pourquoi, dans un Occident souvent incrédule à l’égard des prétentions de la religion, nos attitudes restent, pour le meilleur et pour le pire, profondément chrétiennes » ( p 28).
Face à la domination et à la violence, l’élan de la révélation chrétienne
Notre image de l’antiquité gréco-romaine nous renvoie généralement au prestige de grandes œuvres intellectuelles ou monumentales. Nous recevons ainsi un héritage. Mais il s’agit de la meilleure part, car, comme Tom Holland en a pris progressivement conscience, il y a à l’arrière-plan des mœurs barbares où la violence des puissants se déploie au dépens des faibles dans une omniprésence de l’esclavage.
Le châtiment de la crucifixion est emblématique de la puissance romaine. Tom Holland nous décrit cette horreur répandue au cœur de Rome et dans tout l’empire . Ce livre commence par une effroyable description d’un quartier de Rome longtemps réservé à une crucifixion de masse. « Aucune mort ne semblait égaler la crucifixion dans l’ignominie. Cela en faisait le châtiment tout désigné pour les esclaves…. Pour se montrer dissuasif, celui-ci devait s’exécuter en public. Et, rien n’évoquait avec plus d’éloquence l’échec d’une révolte que la vue des centaines et des centaines de corps suspendus à des croix alignées le long d’une voie ou amassées au pied d’une cité rebelle ou encore de collines alentour dépouillées de leurs arbres » ( p 12). Si la cruauté de ce châtiment n’échappait pas à certains esprits, « l’effet salutaire des crucifixions sur ceux qui menaçaient l’ordre républicain ne faisait guère de doute aux yeux des romains » (p 11).
Ainsi, la croix était l’instrument d’un système glorifiant la puissance des hommes de pouvoir et des dieux au détriment des opprimés. En mourant sur une croix, Jésus a bouleversé l’ordre dominant. Et cette subversion s’est répandue dans l’histoire. « Que le fils de Dieu, né d’une femme et condamné à la mort d’un esclave, ait péri sans être reconnu par ses juges était propice à faire réfléchir même le plus arrogant des monarques » Il y avait là la source « d’un soupçon capital que Dieu était plus proche des faibles que des puissants, des pauvres que des riches » ( p 20).
Par ailleurs, à tous égards, en la personne de Paul, la prédication chrétienne s’est avérée révolutionnaire. Dans un chapitre : « Mission », il nous est montré toute la portée de ce message. « Les juifs, tels des enfants soumis à la protection d’un tuteur, avaient reçu la grâce de se faire le gardien de la loi divine. Mais la venue du Christ avait rendu cette mission caduque…. Le caractère exclusif de cette alliance était abrogée. Les anciennes distinctions entre eux et les autres, dont la circoncision masculine constituait le symbole, se voyaient transcendée. Juifs et grecs, galates et scythes, tous égaux dans la foi en Jésus-Christ, formaient désormais le peuple saint de Dieu » ( p 102). « Et la loi du Dieu d’Israël pouvait être lue et inscrite dans le cœur humain par son Esprit » ( p 113). L’universalité de ce message était et est encore révolutionnaire. C’était et c’est encore un message d’amour et de respect. Dans un monde où la domination masculine s’imposait, c’était également proclamer la dignité de la femme. Dans le monde de Néron, un monde où la débauche sexuelle était à son paroxysme, comme l’auteur nous en décrit la réalité suffocante, Paul proclame le respect du corps, « temple du Saint Esprit » ( p 119). Là aussi c’est un message révolutionnaire. Pendant des siècles, ce message a transformé les consciences et il a transformé l’Occident. Si cet idéal a bien souvent été bafoué, il a néanmoins changé les mentalités en profondeur.
Tout au long de ce livre, Tom Holland nous montre comment ce message s’inscrit encore aujourd’hui dans les esprits, chez ceux qui vivent la foi chrétienne, mais aussi dans ceux qui l’ont délaissée et ont quitté les institutions religieuses. « Comment se fait-il qu’un culte inspiré par l’exécution d’un obscur criminel dans un empire disparu ait pu imprimer une marque si profonde et durable dans le monde ? » ; C’est la question à laquelle Tom Holland répond dans ce livre. « Il suit les courants de l’empire chrétien qui se sont répandu le plus largement et ont survécu jusqu’à nous » (p 23). « Aujourd’hui, alors que nous sommes les témoins d’un réalignement géopolitique sismique, que nos principes se révèlent moins universels que certains d’entre nous ne l’auraient imaginé, le besoin de reconnaître à quel point ceux-ci sont culturellement contingents, est plus puissant que jamais. Etre citoyen d’un pays occidental revient à vivre dans une société toujours saturée de convictions et de supputations chrétiennes » (p 23).
De manière visible ou invisible, l’inspiration de l’Evangile active au fil des siècles et toujours aujourd’hui.
En rapportant l’histoire de la civilisation chrétienne, Tom Holland a cherché à en montrer les accomplissements et les crimes, mais, comme il nous le dit, son jugement a été lui-même conditionné par les valeurs chrétiennes. Ce sont ces valeurs qui, de fait, ont engendré la proclamation des droits humains, même si cette origine, fut dès l’époque plus ou moins passée sous silence. « Des deux côtés de l’Atlantique, les révolutionnaires considéraient que les droits de l’homme existaient naturellement depuis toujours et qu’ils transcendaient le temps et l’espace » Pour l’auteur, c’est là « une croyance fantastique ». « Le concept des droits de l’homme avait été à ce point médiatisé, depuis la Réforme, par les juristes et les philosophes protestants qu’il en était venu à masquer ses véritables origines. Il ne provenait pas de la Grèce antique, ou de Rome…C’était un héritage de jurisconsultes du Moyen-Age…. ».
Tom Holland nous montre la prégnance des valeurs chrétiennes jusque dans les mouvements qui sont sortis des cadres sociaux du christianisme. Les adversaires du christianisme s’y opposent bien souvent en fonction même de l’esprit de l’Evangile. « Alors même que Voltaire présente le christianisme comme hargneux, provincial, meurtrier, son rêve de fraternité ne faisait que trahir ses origines chrétiennes. De même que Paul avait proclamé qu’il n’y avait ni juif, ni grec dans le Christ Jésus, un avenir baigné dans d’authentiques Lumières ne comporterait ni juif, ni chrétien, ni musulman. Toutes leurs différences seraient dissoutes. L’humanité ne ferait qu’un « ( p 434). Le souci des humbles et des souffrants, qui mobilise aujourd’hui tant d’hommes et de femmes pour de grandes causes, est, lui aussi, directement issu du christianisme. Des adversaires extrêmes du christianisme le montrent bien puisqu’ils rejettent à la fois le vécu chrétien et les idéaux de compassion et d’égalité. Ce fut le cas de Nietzsche ( p 513-514).
Et, aujourd’hui, dans les débats sur les questions de société, des positions adverses s’inspirent de valeurs chrétiennes reprises différemment. « L’idée que la guerre de religion en Amérique se livre entre les chrétiens d’un côté et ceux qui se sont émancipés du christianisme de l’autre, est une exagération que les deux parties ont intérêt à promouvoir.. En réalité, évangéliques comme progressistes sont issus de la même matrice. Si les adversaires de l’avortement héritent de Macine qui avait parcouru les décharges de la Cappadoce à la recherche d’enfants abandonnés à sauver, ceux qui les combattent s’appuient sur la supposition non moins chrétienne que le corps de la femme devrait être respecté comme tel par tout hommes. Les partisans du mariage homosexuel se montrent pour leur part tout autant inspirés par l’enthousiasme de l’Eglise pour la fidélité monogame que ses opposants par les condamnations bibliques des hommes qui couchent avec des hommes » ( p 586).
Si dans l’histoire du christianisme, il y a bien des épisodes qui sont marqués par la violence et la domination, « les normes selon lesquelles ils furent condamnés pour cela restèrent chrétiennes ».
Et, aujourd’hui encore, ces normes, bien souvent non identifiées comme telles, restent vigoureuses. « Même si les Eglises devaient continuer à se vider dans tout l’Occident, il semble peu probable que ces normes changeraient rapidement. « Dieu a choisi les éléments faibles du monde pour confondre les forts ». Tel est le mythe auquel nous persistons à nous accrocher. En ce sens, la chrétienté reste la chrétienté » ( p 592).
Passé, présent et avenir
Les lectures de l’histoire du christianisme différent selon les regards qui lui sont portés. L’approche d’un historien dépend de son contexte personnel qui, lui-même induit tel ou tel questionnement.
Ainsi Jean Delumeau a exploré le climat de peur engendré par une image de Dieu et un système répressif.. Son oeuvre historique milite en faveur d’un christianisme ouvert à la modernité. Conscient de l’écart entre les propositions du christianisme institutionnel et la culture actuelle, souvent désignée comme ultra-moderne, nous avons cherché un éclairage dans des lectures historiques montrant comment l’élan du premier christianisme s’était figé et emprisonné dans une système hérité de la conjonction entre l’empire romain et l’Eglise et ayant perduré pendant des siècles avant de soulever des vagues de protestation. Quant à lui, Tom Holland s’attache à mettre en évidence le caractère révolutionnaire du message chrétien à son apparition dans le monde antique et la puissance de la matrice chrétienne à travers les siècles jusqu’à aujourd’hui. Il retient notamment son engagement en faveur des pauvres et des faibles et son caractère universaliste . Dans cette entreprise, il accorde une place majeure à la croix alors qu’on pourrait mettre également en évidence la résurrection du Christ, l’œuvre de l’Esprit et l’espérance qui est ainsi déployée. N’est-ce pas cette espérance qui a animé certains mouvements contemporains comme la campagne pour les droits civiques engagée par Martin Luther King contre la discrimination raciale ou la théologie de la libération. C’est la théologie de l’espérance exprimée par Jürgen Moltmann (2)
Ainsi, il y a bien un lien entre passé, présent et avenir
L’importance de ce livre nous paraît résider dans le fil conducteur qui met en valeur l’influence majeure de la matrice chrétienne dans la civilisation occidentale, et, tout particulièrement dans la manière dont cette influence continue à s’exercer dans une société sécularisée, apparemment déchristianisée. Ainsi parle-t-on aujourd’hui d’une « sortie de la religion », mais tout dépend de ce qu’on entend par ce terme. Tom Holland nous dit qu’en réalité le message évangélique est toujours présent et actif dans la profondeur des mentalités. Et, à bien y réfléchir, on mesure les gains accomplis au cours des siècles par rapport aux mœurs barbares qui prédominaient dans l’antiquité. C’est comme si le message chrétien avait agi comme un levain. Si le monde aujourd’hui est en danger, il y a aussi des atouts dans la créativité scientifique et technologique et les prises de conscience qui se multiplient : conscience écologique, mais aussi conscience de la montée d’une nouvelle donne relationnelle : promotion des femmes, respect des minorités, nouveau regard où prend place l’empathie, la bienveillance, le « care »… Voici un horizon où on peut lire une présence du levain évangélique quel que soit soit le déphasage des institutions. Et, dans une attention et une écoute croyante, ne peut-on y voir l’oeuvre de l’Esprit et regarder ainsi en avant ?
J H
- Tom Holland. Les Chrétiens. Comment ils ont changé le monde. Editions Saint Simon, 2019 . Ce livre a été présenté sur France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/ce-que-lesprit-occidental-doit-au-christianisme Tom Holland a été interviewé en France sur la portée et la pertinence de ce livre : https://www.youtube.com/watch?v=LMRwkqcl3Lw&feature=emb_logo
- Un accès à la pensée théologique de Jürgen Moltmann sur le blog : « l’Esprit qui donne la vie » : https://lire-moltmann.com
par jean | Fév 1, 2015 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Transformation sociale et transformation personnelle vont de pair
Le grand mouvement international Avaaz (1) vient de lancer une campagne pour la promotion de principes éthiques : « Faisons preuve de gentillesse et de respect. Tendons vers la sagesse. Pratiquons la reconnaissance ». Cette initiative nous paraît témoigner d’une évolution prometteuse dans un changement de mentalités à l’échelle internationale. Transformation sociale et transformation personnelle vont de pair. Quel est le parcours du mouvement Avaaz ? Quels principes éthiques veut-il promouvoir ? Comment cette initiative s’inscrit-elle dans une transformation des mentalités où action sociale et spiritualité font alliance ?
Avaaz . Un mouvement citoyen en ligne.
« Avaaz – qui signifie « Voix » » dans plusieurs langues d’Asie, du Moyen-Orient et de l’Europe de l’Est – a été lancée en janvier 2007 avec une mission démocratique simple : « fédérer les citoyens de toutes les nations pour réduire l’écart entre le monde que nous avons et le monde voulu par le plus grand nombre et partout.
Avaaz offre à des milliers de personnes venues de tous les horizons la possibilité d’agir sur les questions internationales les plus urgentes, de la pauvreté à la crise du Moyen Orient et au changement climatique. Le modèle de mobilisation par internet permet à des milliers d’efforts individuels, aussi petits soient-ils, de se combiner rapidement pour devenir une puissante force collective. Active dans 14 langues, et animée par une équipe professionnelle présente sur cinq continents et des bénévoles partout dans le monde, Avaaz agit, en signant des pétitions, en finançant des encarts dans les médias, en envoyant des messages et des appels téléphoniques aux dirigeants, en organisant des manifestations et des évènements pour faire en sorte que l’opinion et les valeurs des citoyens du monde influent sur les décisions qui nous concernent tous ».
En quelques années, Avaaz est devenu un mouvement d’envergure mondiale (1). En effet aujourd’hui, il affiche une participation de 40 millions de membres. Cependant il faut préciser que le degré d’implication de ces membres varient beaucoup ; Beaucoup d’entre eux ont simplement signé une pétition lancée par Avaaz sur internet. Le site d’Avaaz nous permet de savoir quelles sont les pétitions qui ont eu le plus d’impact et quels ont été les temps forts du mouvement. Nous avons nous-même signé plusieurs de ces pétitions. On peut voir en ligne les participants qui affluent de nombreux pays. Les causes défendues sont nombreuses et diverses : du soutien apportée à la production indienne de médicaments génériques accessibles aux plus démunis jusqu’à la lutte contre les pesticides qui détruisent les abeilles en passant par la dénonciation des méfaits de Boko Haram.
Avaaz laisse libre ses membres des soutenir uniquement les causes avec lesquelles ils se sentent en affinité. « Chez Avaaz, nous reconnaissons que des gens de bonne foi seront souvent en désaccord sur des détails précis. Au lieu de s’échiner à obtenir le consensus, chacun d’entre nous décide de participer ou non à chacune des campagnes. Mais, sous chaque campagne d’Avaaz , se trouve un ensemble de valeurs, la conviction que nous sommes avant tout des êtres humains dotés de responsabilités envers chacun, envers les générations futures et la planète ». Cependant, le terme de « membre » employé pour désigner celui qui participe aux activités d’Avaaz, nous paraît quelque peu excessif. Le terme de sympathisant, associé ou partenaire pourrait être plus pertinent.
Mais Avaaz ne sollicite pas seulement ses membres pour développer des campagnes. Elle est également à leur écoute.
« Chaque année, Avaaz définit ses priorités générales à partir d’un sondage proposé à tous ses membres et les idées de campagne sont soumises par sondage et testées chaque semaine auprès de panels de 10000 membres choisis au hasard ». Avaaz suit ainsi le mouvement réformateur dans l’opinion mondiale. Ces campagnes sont mises en oeuvre à partir d’un travail avec des partenaires et des experts et d’une prise en compte de moments charnières entre crise et opportunité. « Dans la vie d’un enjeu ou d’une cause, il apparaît parfois un moment où une décision doit être prise et ou une mobilisation du public peut tout à coup faire bouger les choses »
Avaaz, par son origine, par ses dirigeants, par son organisation, témoigne du nouveau contexte international où une conscience mondiale est en train d’émerger. Certes des critiques peuvent être émises sur tel ou tel point, mais, dans l’ensemble, Avaaz a remporté des victoires dans la défense de causes positives et il apparaît, selon le journal « Guardian », comme le plus grand et le plus puissant mouvement citoyen mondial en ligne.
Promotion de principes de vie : comment être meilleur pour soi et pour les autres.
C’et pourquoi on peut accorder une attention toute particulière à une campagne qu’Avaaz vient d’entreprendre et qui vise à développer des comportement fondés sur une vision éthique et spirituelle (2). Cette campagne a pour but de favoriser une transformation personnelle. « Engagez-vous dans une aventure intérieure pour comprendre comment être meilleur pour soi et pour les autres. C’est une partie cruciale du changement qie nous souhaitons tous ». C’est dire que transformation sociale et transformation personnelle vont de pair.
Avaaz invite ses membres à vivre selon trois principes : gentillesse et respect, sagesse et reconnaissance. La formulation de ces principes est elle-même instructive et prometteuse.
Faire preuve de gentillesse et de respect.
Nous ferons preuve de gentillesse et de respect envers nous-même et les autres aussi souvent que possible : tout le monde livre au moins une bataille dont nous ne savons probablement rien.
Tendons vers la sagesse.
Nous ferons notre possible pour prendre les décisions justes en nous écoutant et en écoutant attentivement les autres. Nous chercherons l’équilibre entre notre raison, notre cœur et nos intuitions dans une harmonie qui sonne juste.
Pratiquons la reconnaissance
Nous prendrons régulièrement le temps de penser à toutes les personnes et choses pour lesquelles nous éprouvons de la reconnaissance, parce que cela met les choses en perspective, dissout la négativité et nous aide à nous concentrer sur ce qui compte vraiment.
Avaaz s’engage dans cette campagne avec détermination. « Notre communauté soutient avec une écrasante majorité ces trois grands principes qui peuvent nous aider à changer le monde. Rejoignez les milliers de membres qui ont pris cette résolution envers eux-mêmes et partagez votre expérience et l’histoire de votre aventure intérieure sur notre chat enligne ». Et, pour la suite, Avaaz ne manque pas d’ambition puisqu’elle se propose : « quand nous serons 500000 à avoir pris cet engagement, nous inviterons les dirigeants du monde entier à nous rejoindre ».
Et, dans un message aux membres d’Avaaz, Ricken Patel et toute l’équipe propose des suggestions pratiques. « A propos de la reconnaissance, si vous ne l’avez jamais fait, essayez de faire cet exercice : Fermez les yeux, respirez profondément et prenez trente secondes pour penser à ce pour quoi et pour qui vous vous sentez reconnaissant. Si vous faites cet exercice à deux ou à plusieurs, ce sera encore mieux. Vous pourrez alors partager ce que vous ressentez. Nous l’avons fait lors des réunions publiques de la Marche des citoyens pour le climat (et même pendant la Marche elle-même) et c’était vraiment extraordinaire ».
« Soyez le changement que vous voulez pour le monde »
Cette initiative d’Avaaz nous paraît s’inscrire dans un état d’esprit dont Gandhi a été un porte-parole emblématique lorsqu’il proclame : « Soyez le changement que vous voulez dans le monde » (3).
Dan les dernières décennies, à la suite des « groupes d’Oxford » fondé par le pasteur américain, Frank Buchman, le « Réarmement moral », à partir de 1938, a voulu s’opposer à la montée du nazisme, en développant un renouveau spirituel accessible à tous et fondé sur une pratique de l’écoute dans le silence (4). Dans l’après-guerre, ce mouvement a beaucoup travaillé en faveur de la résolution de conflits internationaux par la réconciliation et le pardon. Sa devise rejoint celle de Gandhi : « Changer soi-même pour que le monde change ». L’appellation : « Réarmement moral » a correspondu à une époque, mais elle n’était plus adaptée à la notre. Mais le mot d’ordre : « Changer soi-même pour que le monde change » a été repris aujourd’hui par le mouvement : Initiatives et changement » (5), lui-même héritier des valeurs du Réarmement moral. La conscience de notre responsabilité personnelle par rapport aux problèmes avec lesquels l’humanité est confrontée, nous paraît aller grandissant. C’est ainsi que le mouvement « Colibris », inspiré par Pierre Rahbi, se réfère à une légende amérindienne : face à un immense incendie de forêt, un petit colibri s’active en allant chercher quelques gouttes d’eau pour les jeter sur les flammes. Il sait bien que cette tentative de petit pompier est dérisoire, mais « il fait sa part ».
Dans son ouvrage : « La guérison du monde » (6), Frédéric Lenoir envisage le monde actuel dans une perspective historique, de « la fin d’un monde » à « l’aube de la renaissance », et ce livre se conclut par un chapitre intitulé : « Se transformer soi-même pour changer le monde ». « C’est quand la pensée, le cœur, les attitudes auront changé que le monde changera ». « La modernité a mis l’individu au centre de tout. C’est donc aujourd’hui sur lui plus que sur les institutions et les superstructures que repose l’enjeu de la guérison du monde ». Bonne nouvelle ! Frédéric Lenoir perçoit une évolution dans les attitudes. Il distingue trois phases successives dans la manifestation de l’autonomie : « l’individu émancipé, l’individu narcissique et l’individu global ». « Dans cette troisième phase, nous assistons depuis une quinzaine d’années à la naissance d’une troisième révolution individualiste. Différents mouvements convergent : « besoin de redonner du sens à la vie commune à travers un regain des grands idéaux collectifs, besoin de donner du sens à sa vie personnelle à travers un travail sur soi et un questionnement existentiel » (p 289). Ici idéal social et conscience spirituelle se conjuguent. Dans ce contexte, on comprend mieux l’initiative d’Avaaz dans la promotion de trois principes de vie.
Si les menaces abondent dans notre monde tourmenté, on peut y voir un temps de crise qui est aussi un passage vers une civilisation nouvelle. Aujourd’hui, face aux épreuves, en lutte pour la la sauvegarde de la vie et pour la justice, en conscience de plus en plus universelle, les hommes ont besoin de changer dans leurs comportements dans le sens des principes formulés par Avaaz . C’est une requête et une aspiration qui nous appelle à puiser dans une inspiration qui se manifeste dans une diversité de traditions religieuses et philosophiques. Personnellement, nous entendons le message exprimé et vécu par Jésus : « Tu aimeras le prochain comme toi-même ». (Matthieu 22.39). Et nous voyons l’œuvre de l’Esprit dans une humanité en marche à la recherche de la justice et de la fraternité. Comme l’écrit le théologien Jürgen Moltmann : « A l’encontre de toutes les forces contraires, le projet de Dieu est l’harmonie entre les êtres » (7). En lutte contre ce qui défigure aujourd’hui l’humanité et la nature, Avaaz s’inspire de valeurs qui fondent son combat. A travers la promotion de principes de vie, elle s’engage dans une approche globale où transformation personnelle et transformation collective sont appelées à se conjuguer.
J H
(1) Site d’Avaaz : http://www.avaaz.org/fr/ . Pour une information sur l’histoire et le fonctionnement d’Avaaz, voir Wikipedia francophone et anglophone. Pour un éclairage sur le fonctionnement d’Avaaz et sur la personnalité et le rôle de son fondateur, Ricken Patel, nous avons apprécié un article de Carole Cadwallade sur le site du Guardian : « Inside Avaaz. Can online activism really change the world ? » http://www.theguardian.com/technology/2013/nov/17/avaaz-online-activism-can-it-change-the-world
(2) Trois principes de vie : https://secure.avaaz.org/fr/three_principles_loc/?pv=592&rc=fb
(3) « Soyez le changement que vous voulez pour le monde » : Cette parole de Gandhi est rappelée par Frédéric Lenoir dans son livre : « La guérison du monde » et aussi dans un chapitre du livre : « Nos voies d’espérance » : Sur ce blog : « Discerner les voies d’une société plus humaine » : https://vivreetesperer.com/?p=1992
(4) Témoignage sur le Réarmement moral : Philippe et Lisbeth Lasserre. La voix intérieure. Témoins, N° 120, mars 1996, p 10-11. Consultable sur le site de Témoins : http://temoins.com/about-joomla/la-memoire-de-temoins/les-43-magazines/temoins-nd-120.html
(5) Site d’Initiatives et Changement : http://fr.iofc.org/. Sur ce blog : « Une jeunesse engagée pour une société plus humaine et plus durable. Interview de Myriam Bertrand, volontaire du service civique à Initiatives et changement (sept 2013-mars 2014) : https://vivreetesperer.com/?p=1780 « Construire une société où chacun aura sa place. A propos de la relation France-Maghreb » : https://vivreetesperer.com/?p=1240
(6) Frédéric Lenoir. La guérison du monde. Fayard, 2012. Sur ce blog : « Un chemin de guérison pour l’humanité » : https://vivreetesperer.com/?p=1048 Commentaire : « Emergence d’une nouvelle sensibilié spirituelle et religieuse. En regard du livre de Frédéric Lenoir : La guérison du monde » : http://www.temoins.com/evenements-et-actualites/recherche-et-innovation/etudes/emergence-dune-nouvelle-sensibilite-spirituelle-et-religieuse-en-regard-du-livre-de-frederic-lenoir-l-la-guerison-du-monde-r
(7) Introduction à la pensée de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/ Voir sur ce blog : « Vivre en harmonie » : https://vivreetesperer.com/?p=43 « L’essence de la création dans l’Esprit est par conséquent la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font connaître l’ « accord général ».