Une société si vivante ! Cette parole nous interroge et nous interpelle. De quoi s’agit-il ? De quoi parle-t-on ? Sommes-nous exempts de tout immobilisme pour nous dire : « Et bien, oui, cette société est bien la nôtre ». La vie n’est pas toujours facile, mais, c’est sûr, notre société est bien en mouvement. « Une société si vivante » (1), c’est le titre d’un livre que vient de publier Jean Viard, ce sociologue dont nous avons tant appris dans ses livres précédents et notamment : « Le moment est venu de penser à l’avenir » (2).
Car Jean Viard sait nous présenter la société française telle qu’elle apparait aujourd’hui dans toute sa nouveauté, les lignes de force qui la traversent et aussi les situations de crise, une nouvelle carte de France, des grandes métropoles à la France des anciennes provinces, des villages et des petites villes.
Ce regard nouveau, cette intelligence que Jean Viard sait nous communiquer, c’est le fruit de son immersion de longue date dans la société française : « Je cherche depuis plus de quarante ans à lier un travail d’observation du quotidien, du local et une pensée du global et des révolutions qui nous bouleversent. Mon travail est de tenter de mettre notre monde en récit et de le faire partager le plus largement possible ». Et, « comme le disait Alberto Giacometto : « Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant ». Je pourrais ajouter, en écrivant et en me nourrissant du quotidien que j’ai choisi » (p 237).
Ce livre-ci est différent des précédents. Non pas tant dans le fond. Nous retrouvons les grands thèmes que nous avons déjà rapportés pour les lecteurs de ce blog, en suivant une écriture construite (2) : « Une nouvelle géographie ; une nouvelle analyse de la société ; tensions, oppositions, blocages ; ouvrir un nouvel espace ; permettre la mobilité ; recréer du récit ». Il est différent dans la forme puisque l’auteur nous présente ici « une cinquantaine de petits portraits » de notre monde et de notre société. « Il forme un tout. Car ce monde est dynamique, réactif, changeant tellement vite que souvent on n’y comprend plus rien et qu’on se croit perdu. Mais y-a-t-il un fil, de nouveaux liens, de nouveaux horizons, des utopies possibles ? Cherchons » (p 12-13).
Quelques portraits
A travers ce livre, l’auteur nous permet de prendre conscience de l’ampleur du changement dans la société française et d’en comprendre les ressorts. Et il nous permet à la fois d’envisager les aspects positifs, d’identifier les ressorts et de chercher des remèdes. En voici quelques exemples.
La révolution du temps
Le temps a profondément changé. « En un siècle, nous avons allongé la vie de chacun de l’équivalent d’une génération. Vingt ans. Et, dans cette vie allongée, la part que nous consacrons au travail est passée de 40% à 10%. En outre, nous dormons deux à trois heures de moins par jour… Nous sommes donc entrés dans la civilisation « des vies complètes » dont parlait l’économiste Jean Fourastié » (p 24). « Nous sommes contemporains plus longtemps dans des familles de plus en plus « quatre générations » (p 15). En conséquence, notre manière d’envisager la vie change. « L’ancienne stabilité – CDI, mariage, propriété- se transforme en aventure, étape, discontinuité ». « La grande question est alors : qui choisit et qui subit ? » (p 25). Quelle va être notre attitude ? Comment allons-nous vivre le temps ?
Une mobilité croissante
Hier les Roms. Aujourd’hui les migrants. « Au delà du principe de l’accueil, marque indéniable d’une civilisation, la question est : Pourquoi cette angoisse de l’envahissement ? Partout semble populaire une demande de sociétés de plus en plus fermées… Ces peurs et ces refus viennent d’un monde qui s’unifie. Le global fait exploser le local… » (p 30). Et si avec Jean Viard, on regardait une perspective d’avenir ? « C’est le temps du monde qui est neuf. Pas la peur des hommes. Nous sommes entrés dans le temps de l’humanité réunifiée après des millénaires de dispersion… ». Il va nous falloir apprendre à lier « unité de l’humanité » et « diversité des cultures ». Immense travail. Il nous faut des frontières, et des passages, des principes d’humanisme et de droit et la conviction de l’apport positif des migrations. Seules les civilisations mortes ont peur des arrivants. Les autres les intègrent et s’enrichissent de leurs apports » (p 31).
Le sécateur et le lien social
Jean Viard nous rapporte des faits d’observation qui témoignent de bouleversements dans notre vie quotidienne. Et puisqu’il vit dans le midi, il s’agit ici des vendanges. « Hier, les vendanges étaient la fête de la campagne. Tout le monde y allait : les femmes, que l’on voyait peu dans les champs, les chômeurs, les étudiants, des bataillons d’espagnols… A midi, on mangeait au bord des vignes… ». Aujourd’hui, « la cave vinicole ouvre à trois heures du matin. Il faut essayer d’être le premier pour ne pas attendre le déchargement. La vendange se fait avec une machine… Trois hommes. Bruit des moteurs, travail au phare… Le village est réveillé par les bennes qui remontent à vide… Vers huit heures, on fait un copieux déjeuner. La sieste sera longue et solitaire… » (p 42-43). Pour tous ceux qui ont connu la vie des campagnes autrefois, quelle perte d’humanité ! Ainsi, cette évolution de notre société a de bons et de mauvais côtés. L’important, c’est de comprendre. « Comment assurer la protection des hommes et réfléchir à la nouvelle solitude du travail ? Comment inventer de nouveaux lieux pour se blaguer et vivre le plaisir d’être ensemble ? ».
Bon Noël à chacun
Noël, c’est bien une fête de la famille propice au bonheur. Comment est-elle vécue dans la société française d’aujourd’hui ? A la fois un grand changement dans la composition de la famille et une continuité dans le partage affectif. « En 2017, 60% des bébés sont nés hors mariage, contre 30% en 1990, 6% en 1968 » (p 10). C’est un bouleversement. Mais, pour Jean Viard, il s’inscrit dans une évolution plus large où la famille se recompose autrement. « Une famille mobile, recomposée… une famille aussi de quatre générations… » (p 73). Et de noter par ailleurs la force de ces liensfamiliaux. « Le repas du dimanche est redevenu un must, 70% des gens partent en vacances en famille, 20% des emplois sont trouvés grâce à ce réseau de solidarité quand Pôle emploi plafonne à 9% » (p 98). « Nous avons rebâti discrètement le plus solide maillon des sociétés, la famille… en engendrant par moyenne deux enfants par maman. Donc une société nataliste, dynamique. Mais avec des failles, des tristesses. Celle des solitaires, nombreux, des mamans seules. Des enfants qui ne verront pas leur papa à Noël. Des SDF, solitaires absolus qui ont perdu tous les liens : travail, logement, famille, amitié… Au bilan, nouveaux bonheurs privés, faiblesse des liens sociaux et des projets communs. « Fraternité », demandait-on en 1848. Pour 2048 aussi ! Bon Noël à chacun ! » (p 74).
Faire tête ensemble
Nous sommes tous embarqués dans une même mutation, une mutation mondiale, la révolution numérique.
« 3,81 milliards de cerveaux humains sont connectés par internet, soit 41% des cerveaux de l’humanité. 75% des terriens possèdent un téléphone portable. Bien sûr, les hommes se sont toujours reliés par des mots, des concepts qui, pour eux, font sens : Dieu, Révolution, Nation, Amour. Cette capacité à vivre et à mourir pour des mots pourrait même définir l’espèce humaine. Mais là, ce que nous avons inventé est encore plus fantastique – et dérangeant… Le savoir est à portée de la main de qui sait le trouver. Le mensonge aussi, bien sûr. La propagande. Mais retenons ici le positif et sa force à peine explorée. Nous sommes balbutiants comme aux prémices de l’écriture. Mais déjà tout s’accélère… Blablacar déplace chaque mois, en France, deux millions de passagers… Une immense révolution est en marche. Une révolution dans le proche comme dans le lointain » (p 116-117). Cette révolution va inclure également un nouveau rapport avec la nature… « Notre idée de nature et notre agriculture, notre management de la planète devrait entrer peu à peu dans la civilisation numérique et collaboratrice… ». « Cette révolution numérique favorise aussi une classe créative » qui tire en avant nos sociétés. C’est elle qui restructure nos sociétés et nos entreprises… 61% de la richesse française sont ainsi produits dans les treize plus grandes cités. Mais il y a ceux qui sont loin, dans les quartiers, dans les villages, dans les Suds. Eux qui cherchent du sens et en sont privés. Eux aussi sont derrière l’écran, mais souvent sans les moyens de consommer, sans avoir assez étudié pour apprendre. La société collaborative produit ainsi ses néosédentaires qui souvent ont la haine. Il va falloir apprendre à faire tête ensemble – comme le disent les Créoles – sur cette toile qui se tend… comme on a appris, il y a un siècle, à bâtir l’école pour tous et l’éducation populaire. Il faut donner à chacun les clefs pour apprendre sur internet » (p 118-119).
Voici donc quelques unes des réflexions originales engagées par Jean Viard à partir de faits singuliers : données statistiques et observations personnelles. Nous apprenons ainsi à nous situer dans un monde nouveau. Car les anciennes grilles d’analyse qui sont à l’origine de l’opposition gauche-droite, classes et ordres s’épuisent aujourd’hui. La montée de l’individualisme, la part croissante de l’autonomie individuelle, nous appellent en regard à rechercher ce qui fait lien. « Il faut que nous retrouvions une direction, un chemin. Un sens à ce monde, un commun. Mais un commun du futur ». « La révolution est culturelle » (p 205). Dans les années 60, « On est sorti d’une société de groupe, de classe, pour devenir une société d’individus autonomes qui a favorisé la place nouvelle des femmes, de la nature, le tourisme, et la mondialisation aussi. Comme la mobilité des gens augmentait, il a fallu inventer des techniques pour se lier. C’est bien la rupture culturelle des années 60, qui a induit des besoins technologiques, lesquels ont à leur tour bousculé la société. C’est elle qui bouscule actuellement le travail et lie l’humanité en une grande communauté sur une terre si petite, perdue dans l’univers… » (p 206-207).
Ce nouveau livre de Jean Viard, comme les précédents, contribue à la vie citoyenne en clarifiant les enjeux (3). Il appelle le croyant à apporter sa part à la recherche de sens pour cette humanité en devenir (4). Il peut aider chacun à comprendre ses situations de vie, c’est à dire à réduire les peurs et à développer une bienveillance constructive.
J H
(1) Jean Viard. Une société si vivante. Editions de l’aube, 2018
(2) Jean Viard. Le moment est venu de penser à l’avenir. Editions de l’aube, 2016. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2524 Et aussi : Jean Viard. Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie. Editions de l’aube, 2011. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=799
(3) La réflexion citoyenne requiert une compréhension de l’évolution de la société, une analyse des aspirations et des besoins. Ainsi, les livres de Jean Viard m’ont apporté un éclairage lors de la dernière campagne présidentielle. De la même manière, j’ai apprécié l’apport d’un livre de Thomas Friedman, journaliste au New York Times sur les incidences du changement technologique accéléré à l’échelle mondiale : Thomas Friedman. Merci d’être en retard. Survivre dans le monde de demain. Saint Simon, 2017. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2624 Et aussi, mise en perspective de la version originale : Thank you for being late : https://vivreetesperer.com/?p=2560
(4) Notre engagement personnel dans la société s’inscrit dans une vision chrétienne dans l’esprit de « la nouvelle création » qui se prépare dans la mouvance de Christ ressuscité. C’est la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann très présente sur ce blog. Dans cette perspective, « le christianisme est résolument tourné vers l’avenir et invite au renouveau » (Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Empreinte, 2012 (p 100-101)
Gagner la paix et obtenir justice à travers la non violence
A travers le monde, nous voyons les ravages engendrés par les guerres. La violence répond à la violence. De grandes souffrances en résultent. Est-il possible d’échapper à cet engrenage ?
Jamila Raqib peut nous apporter une réponse à cette question. En effet, non seulement travaille-t-elle depuis treize ans à développer des stratégies et des pratiques d’action non violente dans des organismes comme Albert Einstein Institution ou le Center for International Studies au Massachusetts Institute of Technology (1), mais elle a elle-même vécu l’expérience d’une situation de guerre et de violence. Ainsi, pouvons-nous entendre son témoignage et son enseignement dans une vidéo de Ted Talks Live (2).
Afghane, Jamila Raqib est née en Afghanistan, six mois après l’invasion soviétique et elle a vécu alors dans un climat de souffrance et de peur. « Ces expériences précoces ont grandement impacté ma pensée sur la guerre et les conflits. J’ai appris que lorsqu’une question fondamentale est en jeu, la majorité des gens ne considèrent pas l’abandon. Dans ce genre de conflits, quand les droits des gens sont enfreints, que les pays sont occupés, qu’ils sont opprimés et humiliés, ils ont besoin d’un moyen puissant pour résister et riposter. Alors, peu importe à quel point la violence est destructrice et terrible, ils l’utiliseront ».
Alors, que faire ? Comment résister à cet engrenage maléfique ?
« Il n’y a qu’une seule solution : « Leur offrir un outil qui soit un moyen au moins aussi puissant et efficace que la violence ». Pendant ces treize dernières années, Jamila Raquib a travaillé en ce sens. « Elle a enseigné à des personnes se trouvant dans les situations les plus difficiles du monde à utiliser la lutte non-violente pour mener des conflits ».
De fait, l’action non violente est plus répandue que l’on ne pense. N’est-ce pas ainsi que beaucoup de droits ont été gagnés au cours des dernières décennies ? Mais, ces modes d’action n’ont pas été suffisamment étudiés. On en découvre aujourd’hui la grande variété.
On doit donc élargir notre champ de vision concernant les formes d’action non violente. Ces formes sont nombreuses. Et coordonnées dans une stratégie, elles sont particulièrement efficaces
« J’ai récemment rencontré un groupe d’activistes éthiopiens et ils m’ont dit une chose que j’entend souvent. Ils m’ont dit avoir déjà essayé la non-violence et que cela n’avait pas marché. Il y a des années, ils ont manifesté. Le gouvernement a arrêté tout le monde, marquant la fin du mouvement ». Mais la lutte non-violente ne se résume pas à la manifestation. Elle se manifeste à travers toute une série de méthodes. « Ma collègue et mentor, Gene Sharp, a identifié 198 méthodes d’action non violente. Et manifester n’en est qu’une ».
Jamila Raquib mentionne et décrit un bel exemple de victoire remportée à travers une action non-violente ayant joué sur plusieurs registres. « Jusqu’il y a quelques mois, le Guatemala était dirigé par d’anciens militaires corrompus ayant des liens avec le crime organisé. La plupart des gens le savaient, mais se sentaient impuissants face à cela, jusqu’à ce qu’un groupe de citoyens, 12 personnes ordinaires, lance un appel à leurs amis sur facebook de se retrouver sur la place centrale avec des pancartes disant : « Reununcia Ya » (Démissionnez). A leur grande surprise, 30000 personnes sont venues. Ils ont continué pendant des mois et les protestations se multipliaient… ». Le président refusant de démissionner, « les activistes ont réalisé qu’ils ne pouvaient pas juste protester et demander au président de démissionner. … Ils ont organisé une grève générale. Les gens de tout le pays refusèrent de travailler… En cinq jours, le président et des douzaines d’autres membres du gouvernement avaient démissionné ».
Des actions isolées ne peuvent l’emporter. Une stratégie globale est nécessaire. « Il a fallu des milliers d’années pour développer la technique de guerre avec d’énormes ressources… Pendant ce temps, la lutte non-violente est rarement systématiquement étudiée…. Apprenons plus des actions non-violentes ayant fonctionné et comment les rendre plus puissantes…. Avec l’innovation humaine, nous pouvons rendre la lutte non–violente plus puissante que les nouvelles technologies de la guerre. Le plus grand espoir de l’humanité réside non pas dans la condamnation de la violence, mais dans l’obsolescence de la violence ».
Nous voici à un tournant (3). Voici une perspective plus vaste qui s’ouvre à nous.
Si nous avons conscience que la relation est au cœur du monde, au cœur de notre société et que c’est ainsi que tout se tient, alors c’est dire l’importance de la qualité de cette relation, l’importance d’un dialogue constructif. Chaque semaine, Gabriel Monet, nous offre un commentaire sur l’actualité . A partir d’une information particulièrement bien choisie et étudiée, il nous apporte une réflexion de fond sur une question concernant notre manière de vivre en société. « Alors que l’information nous arrive de toutes parts, chercher du sens dans ce qui se trame, se vit, se joue autour de nous, est essentiel. Il est utile de discerner les marqueurs d’une société en mouvement, de s’enthousiasmer ou de s’offusquer, de se laisser interpeller par des initiatives constructives ou de critiquer des attitudes discutables » (1). Dans ce « billet d’humeur » du 26 avril 2018, Gabriel Monet trouve dans l’actualité de bons exemples pour aborder la question du dialogue. Il en montre le sens profond, c’est à dire la recherche d’une compréhension mutuelle. C’est bien ce à quoi une inspiration chrétienne nous appelle. Toute la démarche de Gabriel, son style en forme de va et vient, et justement de dialogue débouche sur cette recherche de compréhension, une compréhension en mouvement, une compréhension qui va de l’avant. Nous voyons ici une heureuse conjonction entre l’inspiration biblique, une sagesse telle qu’elle s’exprime dans certaines traditions, l’approche compréhensive de la réalité présente dans les sciences sociales. En présentant cette chronique à ses correspondants, Gabriel Monet citait un proverbe africain : « Une de nos armes les plus puissantes est le dialogue ». Puissance du dialogue ! Face à la violence, c’est bien le cas. Et rien n’est plus urgent que d’ « Oser la fraternité » (1), ce qui est aussi le titre du livre récent dans lequel Gabriel Monet a rassemblé ses chroniques de l’année 2016-2017.
J H
Gabriel Monet. Oser la fraternité : regards chrétiens sur l’actualité de 2016-2017 (accessible sur Amazon)
Un dialogue inter-essant
Comment trouver un accord si l’on ne dialogue pas ? Il est bien des situations où des divergences de vue peuvent exister, or, à moins de renoncer à toute relation ou vainement espérer que les choses s’arrangent d’elles-mêmes, la rencontre et le dialogue semblent un passage obligé pour aller dans le sens de la conciliation. Mais passer du principe à la réalité est souvent plus complexe qu’il n’y paraît, comme l’actualité nous en donne plusieurs exemples.
Emmanuel Macron vient d’achever une visite officielle aux Etats-Unis, et a clairement cherché à être conciliant avec son homologue américain. Au point que les commentateurs parlent d’une « bromance » entre Donald Trump et le Président français. Ce mot qui est une contraction des mots « brothers » (frères) et « romance » laisse entendre qu’il existe une amitié profonde. On sait pourtant les divergences de fond comme de forme que Donald Trump suscite chez nombre de Français, et sans nul doute aussi chez Emmanuel Macron. Cette stratégie du lien et du dialogue convivial malgré certains désaccords est-elle la bonne ? Elle présente en tous cas l’avantage d’une dynamique positive et d’une minoration de ce qui dérange au bénéfice de ce qui rapproche. Mais en même temps, permet-elle de mettre en évidence ce qui ne va pas et ainsi d’essayer de faire bouger les lignes ?
L’approche inverse aurait été de ne pas dialoguer. C’est ce qu’ont fait les dirigeants coréens pendant bien longtemps avec les tensions que l’on connaît. Or l’éclaircie ouverte pour un début d’échange lors des derniers Jeux Olympiques génère diverses avancées, puisque des parlementaires des deux pays ont pu se rencontrer en Suisse fin mars, et le sommet du vendredi 27 avril entre les dirigeants des deux Corées à la Maison de la Paix dans le village frontalier de Panmunjom marque un tournant. Ainsi, au boycott semble succéder une forme de compromis relationnel qui pourra peut-être un jour tendre vers une réunification.
Il est vrai que sans dialoguer, il y a peu de chance de trouver un accord. C’est pourtant ce qu’ont décidé les syndicats cheminots en boudant la dernière session du cycle de discussions initiée par la Ministre des transports, Elisabeth Borne. Les relations entre deux interlocuteurs peuvent parfois ressembler à un bras de fer, où l’on espère l’emporter en appliquant la loi du plus fort. Faire pression peut faire partie de la résolution d’un conflit, mais c’est rarement un schéma gagnant lorsque c’est la seule approche. Concernant la SNCF, la force de la loi de la part du gouvernement peut s’avérer trop autoritaire, alors que la force de la grève montre aussi ses limites et ses inconvénients pour tous. Toujours est-il que se voir ou se parler mais sans s’écouter et sans être prêt à évoluer, est stérile et n’avance pas à grand-chose.
C’est pourquoi arrêter ou refuser le dialogue peut parfois se comprendre. Il est même des situations où le boycott devient un message en soi, une manière de signifier un désaccord. C’est ce qu’a choisi de faire Hugues Charbonneau, co-producteur du film « 120 battements par minute », Grand Prix du festival de Cannes 2017 et César du meilleur film 2018. Convié le 26 avril au dîner organisé à l’Elysée par le couple présidentiel en l’honneur du cinéma, il a décliné l’invitation et l’a fait savoir, et ce, pour dénoncer la loi « asile et immigration ». Le « sans moi » d’Hugues Charbonneau est finalement peut-être malgré tout une manière de dialoguer puisqu’il ajoute, comme pour continuer le débat : « Comment se réjouir après l’abjecte loi votée dimanche par votre majorité ? […] Votre politique est violente, vous faites ce que le vieux monde sait faire de mieux : stigmatiser et exclure ». Mais à se lancer de telles invectives, c’est plutôt un dialogue… de sourds.
On ne peut pas tous penser et agir de la même manière, c’est même plutôt une bonne chose. Ceci étant, il faut tenter de s’entendre, de collaborer, de trouver des compromis. Dialoguer est alors essentiel. Mais dialoguer n’est ni de l’ordre de la querelle, ni une simple succession d’avis, mais un échange fécond qui passe nécessairement par une écoute vraie et un partage en vue de se comprendre mutuellement, éventuellement de se rapprocher. Un véritable dialogue est forcément « intéressant », dans le sens originel du terme qui vient du latin inter esse, c’est-à-dire « être entre ». Dès lors que la parole peut se dire, qu’elle circule entre les êtres, comme le mot « dialogue » le laisse entendre (logos = parole, dialogue = parole échangée), la communication devient plus fructueuse, elle ouvre un avenir, elle est « créatrice ». Dans la Bible, la parole et le dialogue jouent un rôle clé, et parfois de manière presque surprenante le dialogue est toujours favorisé. Après la chute, Dieu prend l’initiative de la rencontre et du dialogue, bien qu’Adam et Eve aient agi dans un sens opposé à la volonté divine. Jésus, lui, n’a pas hésité à dialoguer avec tous, même avec ceux qui pouvaient sembler s’opposer à lui, que ce soit une femme samaritaine, des pharisiens… avec des résultats souvent réjouissants. Nul doute que nous gagnerons à faire de même et à toujours oser le risque du dialogue !
Confronté à toutes les formes de domination et d’oppression qui existent aujourd’hui dans le monde, nous pouvons considérer ces réalités et ces menaces dans un mouvement ou nous pressentons qu’un nouveau monde est néanmoins en train d’apparaître et finira par l’emporter. Et déjà, en bien des lieux et en bien des moments, liberté et fraternité ont remporté la victoire. Nous pouvons envisager cette évolution dans un regard animé par l’espérance. Si à Pâques, on se remémore la résurrection de Jésus, de fait cette résurrection est aussi le point de départ d’un mouvement en cours ou, en Christ, un nouveau monde est en train de grandir et germe un univers où Dieu sera tout en tous (1). « Voici que je fais toutes choses nouvelles » ( Ap. 21.5).
Et nous avons remarqué qu’elle avait sous-titré : « Un canto a lalibertad », c’est à dire : « Un hymne à la liberté ». Nous avons ensuite découvert que ce titre correspondait à un chant qui nous a paru admirable :
De fait, « Canto a la libertad » est l’œuvre de Jose AntonioLabordeta, auteur compositeur interprète, écrivain et artiste aragonais. Il a composé cet hymne à la liberté au moment où la mort de Franco ouvrait les portes de l’Espagne sur de nouveaux horizons de liberté. Sa chanson parlait de paix, d’égalité, de justice et d’effort collectif…
Ce chant est devenu si populaire qu’à la mort de Jose Labordeta en 2010, un mouvement est apparu pour promouvoir cette chanson comme hymne officiel de la province d’Aragon (2)
Ce chant porte des paroles qui font sens (3) :
Il y aura un jour où nous tous
En levant les yeux
Nous verrons une terre
Porteuse de liberté….
En criant liberté
Les cloches sonneront
Depuis les clochers
Les chants déserts
Se remettront à grainer
Des épis hauts
Prêts pour le pain
Pour le pain qui durant des siècles
Ne fut jamais partagé
Parmi tous ceux qui firent leur possible
Pour propulser l’histoire
Vers la liberté
Il sera aussi possible
Que ce magnifique matin
Ni toi ni moi ni un autre
Ne parvenions à le voir
Parce qu’il faudra l’impulser
Pour qu’il puisse exister
Qu’il soit comme un vent
Qui arrache les buissons
Faisant surgir la vérité
Qu’il lave les chemins
Des siècles de destruction
De la liberté
Un chant que nous pouvons écouter en nous y associant
« Prayer of the mothers » : un chant mobilisateur de Yael Deckelbaum pour la marche de femmes juives et arabes unies pour la paix » : https://vivreetesperer.com/?p=2681
(1) On se reportera à l’œuvre de Jürgen Moltmann portant théologie de l’espérance sur ce blog ou sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : « Engagés dans le monde » : https://lire-moltmann.com/engages-dans-le-monde/
Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation
Selon Eric et Sophie Vinson
Vaincre une oppression à travers une action non-violente, est-ce possible ? Comment une telle lutte peut-elle l’emporter face à un grand pouvoir ? Lorsqu’on visite l’histoire du XXé siècle, on y rencontre de grands malheurs, mais aussi de grands mouvements de libération, qui ont remporté la victoire sans recourir à la violence. De grandes figures jalonnent ce parcours : Gandhi, Mandela, MartinLuther King (1). Sur un registre plus discret, d’autres mouvements ont œuvré pour la paix et la réconciliation à travers des rencontres bienveillantes. Ce fut le cas du Réarmement moral suscité par FrankBuchman, qui, après la seconde guerre mondiale a agi en faveur de la réconciliation franco-allemande et pour une transition pacifique vers l’indépendance dans certains pays d’Afrique (2). Aujourd’hui, l’aspiration à résoudre pacifiquement les conflits se poursuit. Ainsi se développe actuellement une approche de « Communication non-violente » (CNV), telle qu’elle a été conçue par un pionnier, Marshall Rosenberg (3). Cette approche peut s’appliquer dans diverses situations. Aujourd’hui, on prend conscience que « La paix, ças’apprend », comme nous y invite un livre récent de Thomasd’Ansembourg (4).
Face à la violence, ce qui compte en premier, c’est un état d’esprit : un choix de paix, une volonté de bienveillance. Cette disposition est source de courage, de patience et de créativité. Elle transforme les relations. Gandhi et Mandela se rejoignent dans l’histoire par la manière dont ils ont remporté la victoire sur des forces d’oppression. Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson ont consacré un livre à cette dynamique de paix : « Mandela et Gandhi. La sagesse peut-elle changer le monde ? » (5). Effectivement, ces deux hommes, aujourd’hui célèbres, ne sont pas sans rapport. En effet, si l’engagement de Gandhi est chronologiquement antérieur à celui de Mandela, il y a entre eux une forte interconnexion à travers un champ commun : l’Afrique australe, un adversaire semblable : l’impérialisme colonial occidental, des modes d’action comparables : le primat de la non-violence avec une part d’inspiration chrétienne. Voici deux personnalités qui ont marqué le XXè siècle dans des séquences historiques différentes.
Itinéraires
Rappelons brièvement les itinéraires.
Gandhi demeure aujourd’hui encore une source d’inspiration. Car s’il s’inscrit dans un univers culturel spécifique, il anticipe également à travers une conscience de la non-violence et de l’écologie. Sa culture s’enracine dans un entre-deux entre l’Inde et l’Angleterre à la fin du XIXè siècle. Et lorsqu’il rejoint la communauté indienne de l’Afrique Australe, il y découvre la sujétion à laquelle cette communauté est soumise par le pouvoir local. A partir de 1906, à travers sa profession d’avocat, il s’engage dans des campagnes de « désobéissance civile » contre les discriminations. De retour en Inde à partir de 1915, son action pour libérer le pays du pouvoir colonial va se dérouler pendant plusieurs décennies jusqu’aux années de l’après-guerre où l’indépendance l’emporte et où Gandhi est assassiné en 1948. Et pendant toutes ces années, Gandhi a mené la lutte en conjuguant plusieurs orientations : spirituelles, sociales, politiques et écologiques.
Né en 1918, Nelson Mandela grandit dans l’ambiance très libre d’une communauté rurale africaine. Lorsqu’il arrive en ville, il achève ses études d’avocat et commence à participer à la lutte contre l’apartheid menée par le Congrès national africain (ANC). Il prend une place grandissante dans ce combat et, en 1962, il est condamné à un emprisonnement de longue durée. Il va ainsi resté prisonnier pendant 27 ans, d’abord au pénitencier de Robben Island, puis bien plus tard, dans une condition plus libérale, jusqu’à sa libération en 1990. Dans sa négociation avec le pouvoir dominant, il parvient à imposer la fin de l’apartheid et à initier un processus politique non- violent à travers lequel, en 1994, il accède à la présidence par des élections démocratiques. Comme président, il va assurer la transition démocratique jusqu’en 1999. Les auteurs du livre écrivent à ce sujet : « C’est un immense et incomparable changement. Multiséculaire, le régime fondé sur la discrimination raciale a donc pris fin, avec sa version la plus achevée : l’apartheid en place depuis 45 ans. Pas à pas, ce dernier va être remplacé par une démocratie représentative, égalitaire en droits.Le tout sans une guerre civiletotale » (p 171) .
Ces notations très schématiques sur l’itinéraire de ces deux grandes personnalités, des géants de l’histoire, vont nous permettre d’aborder maintenant les caractéristiques de l’action non-violente et une initiative de réconciliation sans égale : la Commission Vérité etRéconciliation organisée sous l’impulsion de l’archevêque Desmond Tutu. Au passage nous observerons les ressources spirituelles, morales et intellectuelles qui ont permis la victoire de cette action non-violente.
Une lutte non-violente
Dans la lutte menée contre la domination coloniale, Gandhi et Mandela ont mis en œuvre une action non-violente.
Gandhi a ouvert la voie. Pourquoi et comment Gandhi a-t-il choisi ce mode d’action ? Ce livre nous explique son cheminement. C’est tout d’abord une attitude d’inspiration spirituelle qui s’est développée dans son milieu familial et culturel. « C’est dans son cadre domestique que Gandhi est sensibilisé à la notion centrale dans le jaïnisme, d’ « ahima » qui revient à « ne léser aucune vie », signifiant littéralement « non-nuisance » en sanskrit. Ce terme essentiel chez Gandhi, est le plus souvent rendu dans les langues occidentales par le terme de « non-violence ». Norme éthique et spirituelle, ce principe caractérise la voie mystique et ascétique, née du sous-continent indien… ». D’action en réaction, « la violence conduit à la souffrance de tous ». « La non-nuisance, et à fortiori l’altruisme aimant et compatissant permettent de rompre un cercle vicieux pour conduire à terme tous les êtres à la sagesse et au bonheur » (p 34). C’est dans cet état d’esprit : « un idéal de maitrise de soi bienveillante » qu’en 1888, Gandhi quitte sa patrie pour venir à Londres étudier le droit. Et, dans cette capitale-monde, il va poursuivre son cheminement spirituel dans la rencontre de différents courants religieux et philosophiques occidentaux, mais aussi orientaux. Ainsi raconte-t-il que le « Sermon sur la Montagne » lui alla droit au cœur. « Et moi, je vous dis de ne pas résister à celui qui vous maltraite… ». Ma jeune intelligence s’efforça d’unir dans un même enseignement la Gitâ, la Lumière de l’Asie et le Sermon sur la Montagne » ( p 47). Et lorsque, avocat diplômé, il rejoint l’Afrique du Sud, en 1893, il va poursuivre ses lectures et trouver une inspiration chez des auteurs comme H.D. Thoreau, Ruskin et Tolstoï.
En Afrique du Sud, Gandhi subit quelques expériences humiliantes de discrimination. Cependant, la communauté indienne est prospère et ce n’est qu’au début du XXè siècle qu’elle se trouve menacée. En 1906, face à un projet de discrimination des asiatiques, Gandhi s’engage dans une action non-violente. Cette lutte va se poursuivre dans les années suivantes : marches de protestation, emprisonnements. Gandhi exprime cette désobéissance civile dans un terme indien : « satyagraha » : « idée de fermeté-vérité », de « force de la vérité ». Les auteurs notent la capacité de Gandhi de négocier en accordant une confiance qui a été parfois trahie . « Un satyagrahi » n’a jamais peur de faire confiance à son adversaire… au nom de la confiance implicite dans la nature humaine qui fait partie de sa philosophie…Une logique comparable à celle de Mandela toujours soucieux de maintenir ou de rétablir un lien d’humanité, par delà les antagonismes politiques (p 98). De retour en Inde en 1915, Gandhi, accueilli en héro et baptisé Mahatma (la grande âme) s’engage sur plusieurs fronts : « Parallèlement aux actions non-violentes, il met en œuvre de multiples leviers économiques, éducatifs, sanitaires, culturels, permettant aux personnes et communautés de véritablement rompre à long terme avec un système injuste » (p 103).
Le leadership de Gandhi dans les campagnes d’action non-violente menées par la communauté indiennes au début du XXè siècle en Afrique du Sud a exercé une grande influence à long terme et ce mode d’action a été repris par le Congrès National Africain et par Mandela après la seconde guerre mondiale dans la lutte contre l’apartheid institué en 1948.
Mandela a grandi en liberté dans un milieu rural inspiré par une spiritualité traditionnelle et par une foi chrétienne méthodiste. Puis il rejoint Johannesburg, la grande ville, en 1941 et ses études débouchent sur une profession d’avocat. Ses lectures sont variées et incluent des oeuvres marxistes. Son engagement dans la lutte menée par le Congrès National Africain (ANC) contre l’apartheid est de plus en plus marqué. Cette action s’exerce dans une pratique non violente telle qu’elle a été inaugurée par Gandhi dans ce pays et qu’elle a continué ensuite à inspirer l’organisation africaine. En 1952, une vaste mobilisation défiant le gouvernement emprunte ce mode d’action. Mandela expérimente pour la première fois la répression et l’incarcération. « Il subit la brutalité des gardiens, mais goute aussi la camaraderie des codétenus. Alors que nous allions en prison, les voix des volontaires qui chantaient : « Nkosi sikelel iAfrika » (« Dieu bénisse l’Afrique ») faisaient vibrer les camions » (p 107). Mandela sort transformé de la campagne de 1952. « Elle m’avait libéré de tout sentiment de doute ou d’infériorité que je pouvaisavoir… » (p 107).
Au début des années 60, dans un climat de grande tension, un débat s’ouvre où Mandela en vient à préconiser la création d’une branche militaire au sein de l’ANC. Il s’en explique par la suite en ces termes : « j’ai suivi la stratégie Gandhienne autant que j’ai pu, mais notre lutte arrive à un point où la force brutale de l’oppresseur ne pouvait plus être contrée par la seule résistance passive. Nous avons donc fondé une branche militaire. Mais, même alors, nous avons choisi le sabotage parce qu’il n’impliquait pas mort d’homme, et que cela ménageait le meilleur espoir pour les relations raciales à venir » (p 124). Mais très vite, il est arrêté à la fin de1962. Il est condamné à la prison à perpétuité. Il va rester en détention plus de 27 ans. Dès le début, il décide de résister et d’imposer le respect à ses surveillants. C’est une résistance non violente qui prend des formes multiples. Ses armes sont d’abord le droit. La fraternité, l’étude, l’autodiscipline s’inscrivent dans cette voie militante. Pour Mandela, cette détention est aussi une expérience intérieure. Et, « capitaine de son âme », Mandela va aussi le rester intellectuellement en lisant et en apprenant (p 131). Cependant, au fil des années, ses rapports avec l’administration pénitentiaire vont évoluer. Ce livre nous décrit l’influence d’une attitude non violente par rapport aux gardiens et l’évolution intérieure de Mandela. « La métamorphose du prisonnier Mandela a permis une humanisation contagieuse dont il a ensuite bénéficié. Il a lâché prise, s’est apaisé, a puisé au plus profond et s’est renforcé jusqu’à pouvoir s’ouvrir à ses ennemis dont il partageait alors la vie. Et les regarder avec compassion, ce qui a déclenché en eux… un processus mimétique. Devenu plus attentif à son humanité, à son intériorité, en les cultivant, il a modifié ses qualités de présence et de relation, et, à long terme, cela a fait la différence comme si les autres cœurs environnants s’étaient mis peu à peu au diapason » (p 152).
Réconciliation, justice, réparation, pacification
La Commission Vérité et Réconciliation
A travers une lutte non violente, Gandhi et Mandela sont parvenus à obtenir la libération de peuples opprimés. Sous la direction de Mandela, l’Afrique du Sud a également évité les affres de la guerre civile. Cependant, issu des souffrances du passé, un mal intérieur profond demeurait. « La politique d’apartheid a créé une blessure profonde dans mon pays et dans mon peuple. Il nous faudra des années et peut-être des générations pour guérir de ce mal terrible » écrit Mandela à la fin de ses mémoires ( p 177). Ici encore Mandela va jouer un rôle décisif : dépasser l’alternative tragique du maitre et de l’esclave théorisée par Hegel, selon le commentaire des auteurs du livre. C’est un humanisme spirituel. Barack Obama l’a souligné : Mandela « comprenait les liens qui unissent l’esprit humain… « l’ubuntu » incarne son plus grand don : celui d’avoir reconnu que nous sommes tous unis par des liens invisibles, que l’humanité repose sur un même fondement, que nous nous réalisons en donnant de nous-mêmes aux autres. Non seulement, il incarnait l’ubuntu, mais il avait aussi appris à des millions d’autres à découvrir cette vérité en eux. Il fallut un homme comme Mandela pour libérer non seulement le prisonnier, mais aussi le geôlier » ( p 178).
Dans ce contexte, une innovation va apparaître : la création de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) sous l’impulsion de l’archevêque anglican Desmond Tutu. C’est la mise en œuvre d’un processus de réconciliation et de guérison collective. Dans un contexte de médiation, puissamment porté par une dimension spirituelle et religieuse d’inspiration chrétienne, une expression concrète des victimes et des bourreaux va pouvoir advenir. « Les victimes sud-africaines pourront dire à haute voix les coups reçus, les peines vécues, et les bourreaux d’hier, le mal qu’ils ont fait, en tant qu’agents institutionnels du régime » (p 184). « La commission recueille les récits des forfaits subis entre 1960 et 1994 dans le cadre de l’apartheid et elle écoute leurs auteurs (perpetrators) sur la base du volontariat. De quoi établir la vérité des faits en permettant à ceux qui les ont perpétrés d’avouer publiquement pour les aider à se libérer de leur culpabilité » (p 185), cette confession pouvant déboucher sur une amnistie. Le processus va effectivement assainir le climat. « L’amnistie publique accordée d’un commun accord… et la « réconciliation » refondent l’Afrique du Sud d’après l’apartheid, constate le spécialiste du pays, PJ Salazar » (p 188).
Cette innovation spécifique est aussi un exemple pour l’humanité d’aujourd’hui. Dans un certain contexte, une forme de réparation, une réconciliation peut advenir dans un processus social de médiation. Les auteurs du livre ont une formule heureuse pour caractériser les fruits de ce processus : « C’est la refondation éthico-spirituelle d’une nation » (p 188). Ils nous aident également à en comprendre les ressorts.
La composante chrétienne, et plus généralement religieuse, de ce processus est évidente. Elle se manifeste notamment à travers le rôle majeur joué par Desmond Tutu, un pasteur-prêtre anglican, engagé de longue date, dans la lutte non violente contre l’apartheid et dans une vision spirituelle imprégnée d’œcuménisme et de dialogue interreligieux. Ainsi, au cours de l’histoire, si la religion a pu être un outil de domination suscitant le rejet, elle a été et elle est également une force de libération.
Un des fruits de ce processus est aussi l’éclosion d’une « justiceréparative ». « Cette forme de justice cherche à mobiliser tous et chacun, dans la quête de solutions pragmatiques permettant la réponse d’une vie commune apaisée… Elle résulte d’une combinaison de droit et de politique, de droit et d’anthropologie, de droit et de psychologie » explique le magistrat Garapon (p 191).
Ainsi, l’œuvre de la Commission Vérité et Réconciliation se situe à un confluent. Différents apports s’y croisent et s’y enrichissent mutuellement et des fruits diversifiés en résultent. En cette terre africaine, la sagesse locale de l’ubuntu, c’est la reconnaissance de l’interdépendance entre les hommes qui s’inscrit dans une transcendance. C’est une approche dans laquelle Mandela et Gandhi se rejoignent et que Desmond Tutu a pu exprimer en termes théologiques. C’est bien là aussi un apport à toute l’humanité.
Ainsi ce livre d’Eric et de Sophie Vinson se révèle une précieuse contribution. Il nous éclaire sur un aspect significatif de l’histoire du XXè siècle, un registre de lumière en regard des ravages engendrés par des idéologies totalitaires. Il nous montre le caractère réaliste d’une approche encore souvent méconnue : la non violence. Cette approche exigeante requiert une inspiration qui s’appuie sur des ressources spirituelles, religieuses, philosophiques. A travers une analyse historique fortement documentée, ce livre nous en fait part. Enfin cet ouvrage nous permet d’apprécier le rôle des personnalités ; la part des hommes dans l’histoire. Le leadership de Gandhi et de Mandela a permis à des peuples entiers d’accéder à une libération et d’échapper à des grands malheurs. En croisant les itinéraires de ces deux leaders, les auteurs nous permettent de mieux comprendre les ressorts de leur action. Et ils nous introduisent dans la dimension spirituelle de la politique. « Chacun à leur façon, Gandhi et Mandela manifestent une certaine manière de vivre et de faire de la politique. Ils s’imposent comme des figures singulières, en ce qu’ils connectent le débat démocratique avec une autre dimension de l’existence à la fois personnelle, universelle et transcendante ». ( p 249) (6). « D’autres figures historiques se sont inscrites dans cette démarche et forment une même famille, celle des démocrates spirituels, qui articulent démocratie et intériorité, intime et collectif, tradition et modernité. Ces hommes mobilisent le champ sémantique et pratique du spirituel » (p 250). Voici un livre qui appelle une large audience.
(2) La riche histoire du Réarmement moral et de son fondateur Frank Buchman est relatée sur la « free wikipedia ». C’est l’appel au changement personnel pour contribuer au changement du monde. En 2001, le mouvement prend un nouveau nom : « Initiatives et changement » : https://en.wikipedia.org/wiki/Moral_Re-Armament Acteur d’Initiatives et changement, Frédéric Chavanne œuvre pour la réconciliation des peuples, notamment dans la relation France-Maghreb. Sur ce blog : « Construire une société ou chacun se sentira reconnu et aura sa place » : https://vivreetesperer.com/?p=1240
(4) « Une bonne nouvelle : la paix, ça s’apprend » : Présentation du livre de Thomas d’Ansembourg et de David Reybroucq : La paix, ça s’apprend. Guérir de la violence et du terrorisme. https://vivreetesperer.com/?p=2596
(6) Ce rapprochement entre Mandela et Gandhi apparaît à bien des gens sensibilisés à leur engagement. Des vidéos sur You Tube en témoignent. En 2017, aux Pays-Bas, une exposition : « We have a dream » a réuni Martin Luther King, Mandela et Gandhi : https://www.youtube.com/watch?v=48AzHI9_wrk