https://products-images.di-static.com/image/antoine-fenoglio-ce-qui-ne-peut-etre-vole/9782072997327-475x500-1.webpCe qui ne peut être volé.  Selon Cynthia Fleury

Sans que nous en ayons toujours conscience, il y a dans notre vie quotidienne, notre vie sociale, un essentiel, et, en quelque sorte, des conditions fondamentales pour que notre vie puisse être vécue humainement dans une «vie bonne ». Et, par exemple, avons-nous besoin de silence, et, le sachant, en voyons-nous toute l’importance, ou bien, si nous vivons dans un lieu bouché, ressentons-nous de même le manque d’horizon pour en revendiquer l’importance ? Dans les multiples contraintes de la vie d’aujourd’hui, parvenons nous à garder notre liberté, à préserver notre humanité et à faire mouvement dans ce sens ?

Ces questions, et bien d’autres, sont traitées dans le manifeste que Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio viennent de publier dans un livret ayant pour titre : « Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen » (1). Ce titre interroge. Y aurait-il des voleurs qui pourraient dérober ce qui est essentiel pour nous ? On imagine les enchainements qui risquent de nous asservir. Mais, en premier temps, il y a là une affirmation. Oui, il y a des conditions essentielles pour vivre une vie humaine, une vie bonne. Le vocable : « charte du verstohlen » est énigmatique pour les non initiés. En se référant à l’expression allemande correspondante, les auteur(e)s évoquent une affirmation et une reconnaissance d’un mouvement de « furtivité ». Cependant, il s’agit là d’un terme qui nous paraît peu usité jusqu’ici. On peut le comprendre comme le refus d’être emprisonné dans une assignation, dans une catégorisation, dan une localisation. Par là, la furtivité serait, en quelque sorte, le garant de la liberté.

Ce terme témoigne de l’inventivité conceptuelle qui se manifeste dans cette charte, Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio associant dans cette recherche des compétences et des champs complémentaires. La première, philosophe et psychanalyste, est pionnière dans le domaine du care et de l’éthique du soin. Le second œuvre dans le design et l’architecture. Ils sont associés à la Chaire de philosophie, à l’hôpital/CHU Paris Psychiatrie et Neurosciences.

Notre attention pour ce texte a été attirée par notre appréciation de l’œuvre de Cynthia Fleury dont nous avons présenté deux livres sur ce blog : « Le soin est un humanisme » et « Ci-git l’amer : guérir du ressentiment » (2). Ce livre nous paraît plus difficile à rapporter ; car cette pensée subtile est, par nécessité très conceptuelle et elle s’exprime parfois avec des mots peu usités. Pour mieux en rendre compte au public de ce blog, nous ne résumerons pas un texte qui, de surcroit, vogue en liberté, mais nous essaierons simplement de présenter quelques pensées fortes de ce manifeste comme une ressource pour la compréhension et l’action, et participant ainsi à un travail de conscientisation.

Avant d’entrer dans cette présentation, nous rapportons ici une mise en perspective de France Culture.

 

Un manifeste en dix points

 « Inappropriable, bien commun, bonheur national brut,… « Nommez-le comme vous voulez », nous dit le tract : « Ce qui ne peut être volé : Charte du Verstohlen », un manifeste en dix points coécrit par Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste et le designer Antoine Fenoglio : « Dix points non négociables qui nous paraissent évidents, mais qui ne le sont plus » déclare Cynthia Fleury. « Cela va du silence à la santé en passant par le droit d’accéder à une vue… »

Les auteurs définissent tous les objets et les méthodes pour les défendre. Le « proof of care », le climat de soin, l’enquête, la furtivité, autant de moyens pour protéger ce qui peut nous être volé. Ainsi c’est l’écrivain, Alain Damasio, auteur notamment du roman « Les furtifs » (2019), qui a inspiré aux auteurs le concept de « furtivité », auquel le titre est dédié, « Verstohlen » renvoyant littéralement au terme « furtivement » en allemand. Le furtif, politisé, nous parle des manières de s’exfiltrer de la réalité telle qu’elle nous est proposée aujourd’hui, réduite, nous disent les auteurs, aux processus de réification quasi quotidienne ». « En défendant ce qui peut nous être volé, c’est aussi une certaine conception de la démocratie, mais aussi de la vulnérabilité qui est défendue. La vulnérabilité devient un vecteur de connaissance et non plus un objet de discrimination ou de stigmatisation » (3).

 

Des éclairages pour la compréhension et l’action

 Voici donc quelques exemples des pensées fortes présentes dans ce livret et accessibles à chacun de nous pour une conscience des conditions essentielles d’une « vie bonne ».

 

La perspective. Accéder à une vue

Lorsque notre fenêtre débouche sur un horizon : un ciel, des arbres, une étendue, nous n’avons pas toujours conscience de l’effet engendré par un manque de perspective. Et pourtant, il y a bien là matière à avertissement : « Les mondes urbains et ruraux ne peuvent se transformer en prison où tout édifice arrête le regard : murs et bêtise ont ceci de commun qu’ils tuent la perspective » (p 5). « Une chambre avec « vue » désigne parfaitement ce qu’une ressource matérielle peut devenir, à savoir une ressource essentielle… Accéder à une vue, dans l’espace privé ou  l’espace public, est une nécessité journalière. Voir l’horizon, voir la beauté , voir la lumière naturelle… nous inspire, nous soutient, et sollicite notre prendre soin en retour » (p 5). Il en ressort une réflexion sur l’architecture. « Premier critère de l’architecture. Elle est « biologique »… Et, ne jamais oublier que la destination d’un lieu, d’un objet, est d’être humain » (p 6).

 

La vertu du silence

Ne savons-nous pas que le bruit engendre le stress et le déséquilibre ? Le texte réaffirme la vertu du silence. « Véritable porte d’accès au monde, le sonore est un élément d’équilibre personnel fondamental dans notre relation aux autres et au monde ». « Le silence est un des facteurs-clés contribuant au bien-être, comme constitutif de la santé physique et mentale… » (p 7). Le texte dégage quatre grandes fonctions du silence. « La première peut être désignée comme spirituelle, dans la mesure où elle nous permet d’accéder au sacré, à l’espace du secret, à la solennité d’un moment, au ressourcement et au recueillement… la deuxième fonction du silence peut se définir comme intellective, cognitive, agente, dans la mesure où nous en avons besoin pour penser, réfléchir… La troisième fonction est clinique, thérapeutique… » (p 7). Enfin, les auteur(e)s mettent en évidence la contribution du silence dans « la vie publique, citoyenne ». En regard du bruit qui se manifeste souvent sur la place publique, ils rappelle que « le silence conditionne la civilité, l’urbanité, le fait de concilier vivre ensemble, extrême mobilité et circulation, libertés politiques et individuelles, dans le climat le moins hostile et agressif possible ; et l’exercice libre de la rationalité démocratique, soit la délibération ». « Nulle enceinte délibérative digne de ce nom qui n’organise les temps de parole et de silence de façon équitable, transparente et respectueuse des individualités de chacun » (p 8).

Ce silence, si important, ne doit pas être monopolisé par des milieux privilégiés. « Créer des espaces privés et publics, des architectures, des services, des paysages… qui permettent l’accès gratuit et durable au silence, c’est se soucier de préserver la qualité de notre attention au monde, à soi-même et aux autres, humains et non- humains, soit la condition d’un penser et d’un agir plus connectés… » (p 8).

 

Reconnaître la vulnérabilité

 Cynthia Fleury accorde une grande place à la vulnérabilité dans son manifeste : « Le soin est un humanisme » (2). Et, ici, la vulnérabilité est reconnue et prise en charge. « Nos vulnérabilités ne sont ni des hontes, ni des fatalités » (p 9). Elles s’inscrivent dans la condition humaine.

Ce peut être un point de départ : « L’autonomie n’est pas un fait, mais un processus qui part du fait vulnérable et qui grâce aux ressources portées par les milieux environnants et par soi-même, se dégage de cette vulnérabilité, la rend réversible et capacitaire ». Ce mouvement comporte une dimension collective. « La politisation de la question sociale est précisément cette construction collective de l’autonomie, autrement dit la prise en considération par les ressources publiques de la vulnérabilité originelle et sociale, de la sortie de celle-ci du seul domaine privé et individuel, ou de la charité de certains » (p 9).

 

Une approche de care

Si la conscience du prendre soin, du care est apparue avec Carol Gilligan dans les années 1980 aux Etats-Unis (4), elle s’est répandue en France et à travers le monde. Dans ce manifeste, Cynthia Fleury a introduit une forte présence du care jusqu’à l’emploi d’une terminologie professionnelle. Ainsi évoque-t-elle les « proofs of care », les « preuves de soin », héritiers des « proofs of concept », qui sont des dispositifs de formats multiples dédiés à la vérification de l’efficacité, de la pertinence de la faisabilité, de la maturité de tels ou tels usage, technique, protocole, architecture, sachant que l’expérimentation doit être relativement frugale et rapide et absolument in situ » (p 9-10). « Le « proof of care » est au service du capacitaire humain ». « Il permettra de vérifier si le passage de l’a priori à l’a posteriori s’opère réellement et comment il est diffusable sur d’autres territoires avec d’autres parties prenantes qui à leur tour détermineront les « formes » que la « preuve » doit prendre dans leur réel… » (p10-11).

« Pas de soin du climat sans climat de soin ». « Le seul « proof of care » ne suffit pas. L’expérimentation doit s’étendre et former comme une culture, « un climat de soin » (« clouds of care »), certes par l’activation de différents « proofs of care », mais par une manière à chaque fois spécifique et pourtant reliée (donc universellement compatible, au sens où l’universel se tisse plus qu’il n’est en surplomb) » (p 12).

 

Le soin aux morts

 Dans la société moderne, les morts, on le sait, sont repoussés à la périphérie. Le temps long est peu reconnu. Les trajectoires individuelles se dispersent. Ici, les auteur(e)s redressent la perspective. « Limiter le soin aux vivants est une hérésie » (p 15 ). « Nous formons communauté avec les vivants et les morts » p 16) (5). Cette affirmation s’inscrit dans le cadre de la prise de conscience d’une connexion généralisée : «  Nous allons vers un monde plus conscient des interactions fondamentales entre humains » (p 16).

« Le soin des morts ne concerne pas exclusivement les humains. Nous formons communauté avec les non-humains et nos vies urbanisées et « modernes » ont hélas déconsidéré ce lien essentiel… Les activités hyper-capitalistiques humaines effacent les traces du vivant, font disparaitre des écosystèmes entiers. Nous avons désacralisé la reconnaissance due au non-humain. ». « Nos villes, nos espaces publics et privés, doivent pouvoir accueillir cette dimension anthropologique première qui n’est pas sans rappeler celle que nous cultivons avec le sacré et l’invisible. Si la religion est une option, le sacré ne l’est pas. L’homme se tient debout grâce à une verticalisation tout aussi physique que psychique et spirituelle » (p 16 ).

Le texte rapporte une conférence d’Heidegger « évoquant la nécessité de quadriparti de la terre, du ciel, des dieux et des mortels ». Et « l’homme est pour autant qu’il habite… Habiter est la manière dont les mortels sont sur terre ». « Habiter, c’est demeurer, prendre conscience du temps long qui nous traverse » (p 18). Si le « furtivement » préconisé par la charte va plutôt dans le sens du nomadisme, « il s’agit de comprendre ce qui nous lie émotionnellement, cognitivement, au mouvement et au fait de demeurer » (p 18).

 

Furtivité

Les auteurs développent plusieurs approches pour influer sur le cours des choses : une démarche furtive, l’enquête, le compagnonnage. Concernant la furtivité, nous appelons le lecteur à consulter l’exposé des chapitres correspondants. La société actuelle est perçue en terme de pression et d’immixtion. « Dans un premier temps, la vie furtive est un simple acte de résistance et de refondation de la liberté individuelle et publique, ensevelie sous la tyrannie de la traçabilité… Il fallait retrouver la possibilité d’être sous les radars. Il fallait être furtif… » (p18-19). Dans cette démarche, les auteurs se sont inspirés « des enseignements conjoints de l’écrivain Damasio et du neuroscientifique Damasio… Ils nous ont permis d’inventer une technique de furtivité, de maintien au monde, en consolidant nos pouvoirs d’agir et de liberté » (p 19). « Le Verstohlen, c’est d’abord cela : avoir le droit de demeurer pour prendre soin, avoir le droit d’agir et de transformer le monde sans subir la domination et la confiscation incessante de la décision politique, ne pas être en danger, posséder en partage, faire surgir le réel dans les interstices de l’invisible » (p 19).

 

Enquêter. Les humanités démocratiques

 Lorsqu’on aménage un lieu, un paysage, lorsqu’on conçoit un service, un protocole… il faut s’occuper des habitants, de ses publics, de ses patients et médecins, de ses espèces végétales et animales. Anciens, actuels, futurs. Cela semble une évidence, c’est surtout une nécessité » (p 24). « L’enquête est par définition le grand outil méthodologique des sciences humaines et sociales, notamment de la sociologie et de l’anthropologie ». « Dans le moment de l’enquête, d’abord distanciée, puis familière, il se joue plusieurs étapes : la découverte des âmes du territoire, errantes et notabilisées, ou encore des espérances enfouies, des traumatismes passés, des parcours de vie et de soin des individus.

Ces « enquêtes » peuvent se réaliser à l’aide d’outils sociologiques classiques, statisticiens, mais plus ils sont affinés, capables d’intégrer la parole singulière des acteurs, de respecter leur demande de confidentialité, plus ils seront riches pour créer un projet pertinent. Autrement dit, il est possible d’avoir recours à ce que l’on nomme « les savoirs expérientiels » ou encore d’utiliser l’éthique narrative pour décrire la subtilité de ces vécus » (p 25).

On en vient donc ici à nous parler de « médecine narrative », comme ce dire des patients, réflexif, littéraire, (auto)biographique lorsqu’ils décrivent, avec toute leur sensibilité et leur expertise personnelle, la maladie dont ils sont atteints » (p 26). « En errance diagnostique, la médecine narrative demeure parfois le seul lien avec la raison et le sentiment de ne pas devenir fou ». « L’Université des patients de Sorbonne Université est notamment une instance où la parole des patients est accueillie, mais surtout valorisée, diplômée. Elle devient « enseignante » à l’attention de tous, patients, soignants, médecins. Elle permet d’analyser et de redessiner les parcours de soin, la démocratie sanitaire » (p 26).

 

En compagnonnage

 L’idée et la réalité du compagnonnage ne sont pas nouvelles, mais elles sont mises en exergue dans ce texte. « L’objet essentiel du compagnonnage est la transmission des savoirs, être et faire, et la formation non discontinuée des individus se faisant en faisant » (p 28). Le compagnonnage s’exerce dans « la durée, le temps long, ce qui perdure au-delà ». « A la différence d’une institution peut-être davantage tournée vers l’activité d’un pouvoir décisionnaire et régulateur, le compagnonnage peut se contenter de « produire », de « créer », de persévérer dans son être par la seule pertinence du maintien de son ethos et des objets différents qu’il induit ». « Il demeure un idéal communautaire, fraternel… » (p 28). Les auteurs mettent l’accent sur l’actualité du compagnonnage, sa pertinence aujourd’hui. « Le compagnonnage n’est nullement qu’une affaire traditionnelle et rituélique mais une incarnation très existentielle, de concepts, d’outils méthodologiques et de valeurs » (p 29). Les auteurs ouvrent encore plus loin la conception du compagnonnage.          « Aujourd’hui, les plus belles refondations de ce compagnonnage se situent du coté d’une activité des liens avec le monde vivant, dans sa variété multiple… Nous formons communauté, compagnonnage avec l’ensemble du vivant, dans sa pluralité, non pour rendre équivalents les rapports qui nous unissent, mais pour les expérimenter de façon plus subtile et plus dense » (p 29).

Les auteurs s’engagent dans la voie du compagnonnage « autour de trois axes : enquêter, expérimenter, déployer, pour édifier des formes institutionnelles furtives qui garantissent une sorte de propriété à ceux qui prennent soin, qui entretiennent le lieu naturel et patrimonial, mais aussi les communautés vivantes et mobiles qui l’inspirent » (p 31).

Si cette charte s’exprime dans un langage apte à manier les concepts et à communiquer dans un milieu expert, elle porte des idées originales et des valeurs humanistes et écologiques que nous avons voulu rapporter ici pour un public plus vaste.

J H

  1. Cynthia Fleury. Antoine Fenoglio. Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen. Gallimard, 2022 (Tracts). Interview vidéo de Cynthia Fleury sur cette charte : https://www.youtube.com/watch?v=EJpkyrsk9IU
  2. De la vulnérabilité à la sollicitude et au soin. Le soin est un humanisme : https://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/ Face au ressentiment, un mal individuel et collectif aujourd’hui répandu. Ci-git l’amer : https://vivreetesperer.com/face-au-ressentiment-un-mal-individuel-et-collectif-aujourdhui-repandu/
  3. Ce qui ne s’achète pas. La définition du bonheur selon Cynthia Fleury : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-idees/ce-qui-ne-s-achete-pas-la-definition-du-bonheur-selon-cynthia-fleury-7074646
  4. Une voix différente. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
  5. Selon Jürgen Moltmann : la communion avec les vivants et les morts : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/
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