L’amour divin en des temps incertains

L’amour divin en des temps incertains

(Divine love in uncertain times)

Chacun éprouve des moments difficiles dans sa vie, des moments où l’inquiétude apparait. Mais ce qui se passe au plan personnel, advient également au plan collectif. Nous ressentons des menaces de tous ordres : écologique, politique, économique, social. Les médias bruissent de catastrophes… Vers quoi allons-nous ? Les temps sont incertains. Sommes-nous seuls et sans recours ? Et Dieu dans tout ça ? est-il bien là ? Nous aime-t-il intimement, constamment, vigoureusement ? Dans une vie chrétienne, les réponses sont là. Mais n’avons-nous pas besoin de nous les rappeler pour en vivre ? Et la vision de l’amour Divin n’est-elle pas à partager comme source de confiance et de paix pour tous les humains ? Dans les méditations quotidiennes (Daily meditations) du Center for action and meditation, Richard Rohr consacre une séquence d’une semaine (3-9 novembre 2024) à « l’amour divin en des temps incertains » (1).

 

Confiance dans l’amour

Nous sentons-nous aimés de Dieu ? Certes, il y a des obstacles à surmonter. Quelle attitude avons-nous envers nous-même ? Sommes-nous bienveillants à notre égard ou, quelque part, en sommes-nous empêchés ? Sommes-nous en disposition de recevoir ? Et puis, sommes-nous en mesure de percevoir une réalité autre que notre propre agitation mentale ou les schémas de pensées aveugles à une ouverture spirituelle ? Notre foi en Dieu, si foi il y a, est-elle vraiment éclairée ? Est-ce une croyance fondée sur l’obéissance et la peur ? Richard Rohr nous répond. « La foi en Dieu, ce n’est pas une foi juste pour croire en des idées spirituelles. C’est avoir confiance en l’amour lui-même. C’est avoir confiance dans la réalité elle-même. En son fond, la réalité est OK. Dieu est en elle. Dieu se révèle en toutes choses, même à travers du triste et du tragique, comme la doctrine révolutionnaire de la Croix le révèle ». Dieu serait-il lointain et indifférent ?

Richard Rohr nous rappelle que nous ne sommes jamais séparés de l’amour de Dieu et il nous montre comment nous pouvons en avoir conscience : nous ne pouvons atteindre la présence de Dieu parce que nous sommes déjà dans la présence de Dieu. « Combien peu nous réalisons que l’amour de Dieu nous maintient en existence à travers chaque respiration que nous prenons. Comme nous prenons une nouvelle respiration, cela signifie que Dieu nous choisit maintenant et maintenant et maintenant »

Mais « pour vivre cela, nous avons besoin de désapprendre certaines choses. Pour devenir conscient de la présence aimante de Dieu dans nos vies, nous devons accepter que la culture humaine soit dans une transe hypnotique collective. Nous sommes des somnambules. Tous les grands maitres religieux ont reconnu que, nous, les êtres humains, ne ‘voyons’ pas naturellement ; il nous faut apprendre comment le faire ; Jésus dit : ‘si ton œil est sain, tout ton corps est éclairé’ (Luc 11.34). La religion est conçue pour nous enseigner à témoigner et être présent à la réalité. C’est pourquoi Bouddha et Jésus nous disent de la même voix : ‘Sois éveillé’. Jésus nous parle de veiller et de rester en observation (Matthieu 25.16, Luc 12.37, Marc 13. 33-37) et Bouddha veut dire : ‘Je suis éveillé’ en sanscrit.

Toutes les disciplines spirituelles ont pour but de nous débarrasser des illusions de manière à ce que nous soyons complètement présents ‘à’. Ces disciplines existent aussi pour que nous puissions voir ce qui est, voir ce que nous sommes et voir ce qui arrive. Ce qui est, est amour, à tel point que même le tragique soit utilisé à des fins de transformation en amour. C’est Dieu qui est amour, nous offrant la réalité de Dieu à chaque moment, comme la réalité de notre vie. Ce que nous sommes est amour parce que nous sommes créés à l’image de Dieu. Ce qui arrive, c’est la vie de Dieu en nous, avec nous et à travers nous, comme notre manifestation unique de Dieu. Et chacun de nous est un peu différent parce que les formes de l’amour sont infinies ».

Cette méditation se traduit dans une prière dont nous reprenons la traduction en français sur internet. Elle nous aide à enter dans la conscience de l’amour de Dieu

« Dieu amoureux de la vie, amoureux de ces vies
Dieu, amoureux de nos âmes, amoureux de nos corps, amoureux de tout ce qui existe
C’est ton amour qui maintient tout en vie
Puissions-nous vivre dans cet amour
Puissions-nous ne jamais douter de cet amour
Puissions-nous savoir que nous sommes amour
Que nous avons été créé avec amour
Que nous sommes un reflet de toi
Que tu t’aimes en nous et que nous sommes donc parfaitement aimables
Puissions-nous ne jamais douter de cette bonté profonde, durable et parfaite
Nous sommes parce que tu es »

Un amour au-delà
Love beyond

La séquence se poursuit par deux contributions mettant l’accent sur le caractère révolutionnaire de la mise en œuvre de l’amour de Dieu, une contribution de Martin Luther King rapportant l’amour pardonnant de Jésus sur la croix et une contribution de Brian McLaren nous invitant à pratiquer un amour révolutionnaire.

Martin Luther King considère la puissance de l’amour en celui que Jésus a manifesté à sa mort.

« Peu de mots dans le Nouveau Testament expriment plus clairement et plus solennellement la magnanimité de l’esprit de Jésus que sa sublime expression de la croix : ‘Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font’ (Luc 23.34). Voici l’amour au maximum. » il y a là une prise de position exemplaire par rapport au cours violent de l’histoire où se manifeste la loi du talion et le désir de revanche. « En dépit du fait que la loi de la revanche ne résout aucun problème social, les gens continuent à suivre cette voie désastreuse. De la croix Jésus affirme éloquemment une loi plus élevée. Il sait que la vieille philosophie du ‘œil-pour-œil’ laisserait chacun aveugle. Il ne cherche pas à surmonter le mal par le mal. Il a surmonté le mal par le bien. Bien que crucifié par la haine, il a répondu avec la force de l’amour ».

Brian McLaren nous invite à pratiquer un amour révolutionnaire. « Un amour révolutionnaire veut dire aimer come Jésus aimerait ; infiniment, gracieusement, avec extravagance. Pour le dire en des termes plus mystiques, cela veut dire aimer avec Dieu, laissant son amour divin me remplir et couler à travers moi, sans discrimination, ni limite, comme une expression du cœur de l’amoureux, non le mérite de l’aimé, incluant la correction de ses croyances. Dans le sermon sur la montagne, Jésus n’enseigne pas une liste de croyances à être mémorisées et récitées. A la place, il enseigne un genre de vie qui culmine dans un appel à un amour révolutionnaire. Cet amour va plus loin au-delà d’un amour conventionnel qui distingue entre nous et eux, frère et autre, ou ami et ennemi (Matthieu 5.43). A la place, nous avons besoin d’aimer comme Dieu aime avec un amour non-discriminatoire qui inclut même l’ennemi ». Brian Mclaren nous appelle en conséquence à ne pas nous distinguer par des étiquettes religieuses. « Sommes-nous un croyant qui met sa croyance distincte d’abord ou sommes-nous une personne de foi qui met l’amour d’abord ? ».

 

Faire confiance dans la paix du Christ
Trusting in Christ’s peace

Faire confiance dans la paix du Christ, voilà bien une attitude à laquelle, chacun, nous aspirons. Barbara Harris, évêque épiscopalienne nous invite à cette confiance à partir d’un texte évangélique bien connu : « Jésus se réveilla, menaça le vent et dit à la mer ‘Silence ! tais-toi !’. Le vent cessa et il y eut un calma plat. Jésus dit à ses disciples ‘Pourquoi avez-vous peur ? N’avez-vous pas encore la foi ?’ (Marc 4.39-40) ». Dans la confusion actuelle, n’avons-nous pas besoin de bonne nouvelle ? En voici une, nous dit-elle. Et elle évoque les disciples paniqués, comme nous pouvons l’être. « Ce qu’ils ne comprenaient pas, et ce que beaucoup ne comprennent pas aujourd’hui, c’est que même si nous pouvons paniquer en période de stress, Dieu ne partage pas notre panique » et les conséquences de la panique sont elles-mêmes désastreuses. « Si le Christ est au centre de notre vie, nous n’avons pas à nous précipiter dans des actions irrationnelles ». « Non seulement le Christ est sur le navire, mais le Christ est aux commandes – même quand il semble endormi ». « Celui qui veille sur Israël ne sommeille, ni ne dort » (Psaume 121.3). Et quel réconfort de penser ainsi : « Son œil est sur le passereau et je sais qu’il me regarde » (Matthieu 10.20). « Jésus nous entend quand nous appelons, mais il refuse de se précipiter quand nous appuyons sur le bouton de panique ». Nous tendons alors « à voir seulement ce que nous pouvons voir, compter, toucher et sentir, nous oublions que de telles choses s’en vont. Nous avons besoin d’entendre les mots du vieux cantique qui nous invitent « à mettre nos espoirs dans les choses éternelles et nous tenir à la main constante de Dieu ».

 

Amour de Dieu, prière et politique
Richard Rohr associe action et contemplation

« Nous avons fondé le Centre pour l’action et la contemplation en 1987 pour être un lieu d’intégration entre l’action et la contemplation. J’envisageais un lieu où nous pourrions apprendre à prier aux activistes du mouvement social – et encourager les gens qui prient à vivre des vies de solidarité et de justice ».

La prière contemplative ouvre une autre dimension. « La prière contemplative nous permet de bâtir notre propre maison. Prier, c’est découvrir que Quelqu’un d’autre est à l’intérieur de notre maison, cependant, poursuivre la prière, c’est ne pas avoir une maison à protéger parce qu’il y a seulement Une maison. Et cette maison unique est la maison de chacun. En d’autres mots, ceux qui prient du cœur, vivent en fait dans un monde très différent. J’aime dire que c’est un monde imprégné par le Christ, un monde dans lequel la matière est vivifiée par l’Esprit et l’Esprit est incarné dans ce monde. Dans ce monde, chaque chose est sacrée et le mot ‘Réel’ prend un sens nouveau… Nous serons un genre très différent de citoyens et l’état ne pourra pas compter aussi facilement sur notre allégeance. C’est la politique de la prière. Et c’est probablement pourquoi les gens vraiment spirituels sont toujours une menace pour les politiciens de tous genres. Ils veulent notre allégeance et nous ne pouvons plus la leur donner. La maison est trop grande ».

Face aux grands défis actuels, un engagement social et politique est nécessaire, Ricard Rohr nous invite à nous mouvoir vers des vies de ‘sainteté politique’ (political holiness). Il nous communique sa vision. « Voici ma théologie et ma politique : il m’apparait que Dieu aime la vie. La création ne cesse pas. Nous aimerons, créerons et entretiendrons la vie. Il m’apparait que Dieu est amour – un amour patient et persévérant.

Nous chercherons et ferons confiance à l’amour dans toutes ses formes humanisantes (et donc divinisantes) ; Il m’apparait que Dieu aime la diversité dans ses multiples traits, visages et formes ; Nous n‘aurons pas peur de l’autre, du pas-moi, de l’étranger à la porte. Il m’apparait que Dieu aime – est – la beauté. Regardons à ce monde. Ceux qui prient savent déjà cela. Leur passion sera pour la beauté ».

« Prier, c’est se mettre en position d’une confiance radicale en la grâce de Dieu, et de participer à peut-être ce qui est le mouvement le plus radical de tous : le mouvement de l’amour de Dieu ».

La séquence se poursuit par un accent sur l’engagement. La dernière livraison nous appelle à accepter l’imperfection chez les autres et de reconnaitre notre propre imperfection. Cette acceptation ne va pas de soi. Mais « l’amour divin inclut l’imperfection, ce qui en est une caractéristique. Sans la grâce de Dieu, nous ne pouvons pas le faire ». Là aussi, nous avons besoin de reconnaitre « la vie et la grâce de Dieu qui coule à travers nous ».

Rapporté par J H
(Traduction non professionnelle)

 

  1. https://cac.org/daily-meditations/divine-love-in-uncertain-times-weekly-summary/
Comment une chrétienne féministe en vient à chercher une inspiration en Thérèse d’Avila

Comment une chrétienne féministe en vient à chercher une inspiration en Thérèse d’Avila

L’apport de femmes mystiques à la spiritualité contemporaine

Selon Shannon K Evans

Aujourd’hui, aux Etats-Unis, une partie du christianisme vit sous l’emprise d’une hiérarchie conservatrice qui maintient un esprit de domination qui s’exerce, entre autres, vis-à-vis des femmes. Soumises à cette pression, beaucoup de femmes s’interrogent dans leur for intérieur sur la voie à suivre, et s’engagent, en conséquence dans une quête spirituelle. Ainsi un livre vient de paraitre récemment : ‘The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today’ (Les mystiques voudraient prendre la parole. Six femmes qui ont rencontré Dieu et ont trouvé une spiritualité pour aujourd’hui) (1).

 

Le cheminement de l’auteure : d’une emprise conservatrice à une quête spirituelle libératrice

L’auteure, Shannon K Evans nous fait part des raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre. De fait, dans sa quête, Shannon K Evans s’est convertie au catholicisme. Cette jeune femme moderne qui se reconnait dans des aspirations féministes, se ressent de plus en plus mal à l’aise dans le milieu catholique dans lequel elle s’est inscrite. « Trop souvent, certains problèmes paraissent malvenus dans nos milieux religieux. Par exemple, quand je dis que je suis chrétienne et féministe, je trouve que le côté chrétien fait peur aux féministes et que le côté féministe fait peur aus chrétiens » (p 4).

Shannon raconte comment elle faisait partie d’un ministère catholique où ses écrits étaient appréciés au départ. Cependant, commençant à ressentir dans ce milieu, une tonalité conservatrice qui n’était pas la sienne, elle commença à s’autocensurer : « Je ne me sentais plus la permission de me faire confiance, de faire confiance à ma conscience et à la manière dont je comprenais l’Esprit au dedans de moi ». Shannon est parvenue à se détacher : « J’ai trouvé le courage de retourner à ma propre voie ». Elle nous raconte l’épreuve qu’elle a vécu. « Dans mes écrits, j’émettais de petites critiques vis-à-vis du patriarcat et je plaidais pour un leadership sérieux incluant l’ordination des femmes. Je critiquais le mélange entre l’église et l’état assurant des avantages aux politiciens. Je parlais ouvertement de mon amour pour le yoga et l’ennéagramme. Même si j’exprimais ces opinions uniquement sur mon blog personnel et des médias sociaux, mon statut à l’intérieur du ministère commença à s’‘écrouler. Des plaintes furent portées contre moi par des lecteurs de longue date. Un prêtre et un évêque travaillèrent pour me faire taire, ce qui m’ouvrit les yeux sur le mal du cléricalisme. Quand la direction du ministère me demanda de cacher entièrement mes convictions personnelles si je désirais rester dans le personnel, je démissionnais de la manière dont j’espérais qu’elle soit la plus amiable. Je ressentis un choc quand la grande majorité des femmes que je considérais comme des amies, ne me parlèrent plus. J’eus le sentiment d’avoir été utilisée puis abandonnée » (p 5).

Shannon a poursuivi sa quête spirituelle. Convertie depuis dix ans au catholicisme, elle nous raconte que les saintes y étaient toujours présentées comme ‘dociles’. Alors la lecture du livre de Mirabai Starr, ‘Wild mercy . Living the fierce and tender wisdom of women mystics’ (Miséricorde sauvage : vivre la sagesse intense et tendre des femmes mystiques), fut un évènement pour Shannon. Le livre présentait des femmes mystiques de différentes traditions religieuses et de différentes spiritualités. Cependant, un peu à sa surprise, les mystiques chrétiennes qu’elle y remarqua devinrent ses favorites. « Ces femmes étaient vraies, fascinantes, croyables ». Du coup, elle prit conscience des écueils de la présentation traditionnelle des saintes, conditionnée par le regard masculin. Alors, dans une relation d’amour spirituel avec ces femmes, elle se décida à écrire un livre à leur sujet. Ainsi, elle choisit : Thérèse d’Avila, puis Julian de Norwich, Hildegarde de Bingen, Margerie Kemp, Catherine de Sienne et enfin, après quelques hésitations, Thérèse de Lisieux.

On remarque qu’elles étaient en majorité des sœurs religieuses, les couvents à l’époque les libérant d’un certain nombre de contraintes familiales. Shannon précise le sens qu’elle attribue au terme de mystique. « Une mystique est juste quelqu’un qui a fait l’expérience de l’éternel et a choisi d’en connaitre plus. Le mysticisme n’est pas réservé à quelques privilégiés, mais chacun de nous y est invité. Il y a seulement une génération, le théologien jésuite Karl Rahner a dit : ‘Le chrétien du futur sera un mystique ou n’existera pas’ ». Dans ce livre, Shannon a découvert la sagesse de ces femmes mystiques comme un trésor : « Leurs visions demeurant pertinentes pour aujourd’hui ». « Je suis moi-même ébahie de voir combien leurs rêves allaient vers le progrès et combien elles semblent actuelles dans ce moment particulier de l’histoire » (introduction).

 

Thérèse d’Avila

« Avoir confiance en soi ne fait pas de vous une hérétique »

Ce chapitre sur Thérèse d’Avila commence par un rappel des expériences désagréables de pression que Shannon K Evans a vécu, une invitation de son environnement à la soumission. C’est aussi ce que beaucoup d’autres femmes éprouvent, nous dit-elle. « En vue de maintenir notre sens d’appartenance, nous nous disciplinons pour rester à l’intérieur des frontières de ce que nous sommes autorisées à penser, croire ou pratiquer plutôt que d’exprimer ce que nous pensons, croyons ou désirons pratiquer vraiment » (p 6). Mais Shannon précise « Cela ne signifie pas que nous voulions nous débarrasser de notre boussole intérieure. Si nous cherchons sincèrement à vivre en union avec l’Esprit, alors avoir confiance en nous-même comme portail de la vie divine peut être une voie pour nous mouvoir de l’enfance spirituelle à la maturité spirituelle. Jésus lui-même a dit que ‘le Royaume des Cieux n’est pas à votre gauche ou à votre droite, mais à l’intérieur de vous’ (Luc 17.21) » (p 6). Cela peut paraitre effrayant ; « Il peut paraitre plus sûr de chercher le Royaume des Cieux à l’extérieur de nous-mêmes, en regardant à des figures d’autorité, à la culture religieuse ou au filet de sécurité de l’orthodoxie. On ressent un certain sens de sécurité en croyant que quelqu’un d’autre sait mieux que nous ». En rappelant la parole de Jésus sur le Royaume des Cieux à l’intérieur de nous, Shannon évoque « une petite voix pour nous guider, une manière d’apprendre à écouter profondément ce que nous croyons déjà. C’est mettre l’accent sur une capacité d’avoir confiance en nous-même.

Shannon nous raconte la vie de Thérèse d’Avila. Elle est née en 1515. Sa lignée était juive, mais l’antisémitisme et la puissance impériale ont contraint son grand-père paternel à se convertir au catholicisme dans l’espoir d’un avenir meilleur pour ses enfants. Mais l’inquisition veillait. La famille fut suspectée et exposée à une vindicte populaire. Le père de Thérèse vécut enfant cette humiliation et jura de ne pas y retomber en adoptant un catholicisme rigide. Pourtant, dans la dernière moitié de sa vie, sa fille Thérèse fut elle aussi suspectée par l’inquisition. L’auteure nous raconte l’enfance et l’adolescence de Thérèse, une petite, puis jeune fille très douée : « charmante, imaginative, intense et charismatique ». « Elle était un leader naturel ». Avec son frère, elle s’est lancée dans des aventures pieuses. A l’adolescence, une certaine dissipation apparait. Ayant eu écho d’une relation amoureuse de sa fille, son père veuf et scrupuleux l’envoie vivre un moment dans un couvent. A la surprise de tous et à la sienne, elle s’y plait. « Après un temps de discernement, elle entre au monastère carmélite à 19 ans et prononça ses vœux, deux ans plus tard, prenant le nom de « Thérèse de Jésus » (p 9).

Durant sa vie consacré, Thérèse a énormément écrit. « C’était une femme qui avait quelque chose à dire et la confiance pour le dire. Chacune de ses quatre principales œuvres est considérée comme un apport inestimable pour l’évolution de la tradition mystique, mais c’est « Le Château intérieur » qu’elle écrivit vers la fin de sa vie, qui est généralement considéré comme son chef d’œuvre spirituel. Elle y décrit l’âme comme un château avec sept demeures ou maisons, dans une spirale interne. La première maison est le pas initial et sincère dans notre marche vers Dieu. La septième est celle où la personne vit l’expérience d’une pleine félicité dans l’union avec le divin. Et les cinq demeures entre ces deux états représentent des étapes progressives de maturité spirituelle et de conscience éveillée au long du voyage. Comme nous voyageons vers la maturité spirituelle, explique-t-elle, nous passons nécessairement par chaque demeure du château intérieur, avançant de plus en plus profondément en nous-même – et, en même temps – entrant en Dieu de plus en plus profondément ».

« Il ne peut être exagéré de souligner le caractère radical de cette idée venant d’une femme catholique espagnole au temps de l’inquisition ». A cette époque, la spiritualité de la plupart des gens consistait en une déférence vis-à-vis de l’autorité et une peur de la vie après la mort. « Les autorités ecclésiastiques prirent note de la radicalité des idées de Thérèse – et ils essayèrent de l’empêcher de parler ». Elle ne s’excusa pas et elle résista solidement aus hommes qui, dans leur pouvoir patriarcal, espéraient l’intimider en l’amenant à se soumettre.

 

Actualité de la spiritualité de Thérèse d’Avila

« Thérèse enseignait que l’unité avec Dieu ne se trouve pas en travaillant à monter à une échelle pour aller au ciel, mais plutôt en plongeant dans nos mines profondes à l’intérieur de nous-même. Non pas une ascension, dirait-elle, mais une descente. La distinction est importante. Beaucoup d’entre nous passent des années à recevoir le message religieux qui nous dit que nous devons nous transcender nous-mêmes pour être unie à Dieu, ce qui peut signifier : changer nos personnalités, ne pas penser à nous-mêmes, supprimer nos sexualités, nous obséder sur le péché, et toutes sortes d’autres choses… Thérèse nous dit que nous n’avons pas à monter au-dessus de nous-mêmes, pour rencontrer Dieu, mais plutôt, avec curiosité et vulnérabilité, nous devons plonger en nous-même… ‘Qu’est-ce qui serait pire que n’être pas chez soi (at home) dans notre propre maison’ dit-elle ». « Quel espoir avons-nous de trouver le repos en dehors de nous-même si nous ne pouvons pas être à l’aise à l’intérieur ? »

Cette vision doit être envisagée dans sa profondeur. Shannon K Evans raconte comment elle s’est fourvoyée, un moment, en cherchant dans quelle demeure elle pouvait se trouver. Elle a pu mieux se situer grâce à un écrivain versé en spiritualité, James Finley. Elle y a trouvé une mise en garde vis-à vis d’un désir de tout mesurer. « Nous essayons toujours d’évaluer si nous sommes en tête, derrière ou dans la moyenne. Nous cherchons désespérément à trouver une mesure pour savoir si nous sommes sur le bon chemin, si Dieu est satisfait de nous ou si nous devrions nous sentir fier ou honteux » (p 12). « Il y a une différence entre approcher la spiritualité sur le fondement de la production ou sur celui de la relation. A l’Ouest, nos structures religieuses reflètent presque toujours notre culture colonisatrice, où les victoires sont célébrées, où la compétition est une donnée, et ou le progrès est linéaire. Pourrions-nous élargir nos imaginations spirituelles ? Avec un fondement de relation – avec nous-même, avec les autres et avec Dieu – notre foi peut grandir dans un espace de connexion plutôt que dans un espace de performance et de conquête. Dans cette approche féminine plus traditionnelle, la santé et la plénitude des gens l’emportent sur le légalisme et sur les absolus immuables. La vie de Jésus est l’incarnation de ce qu’est un fondement spirituel relationnel. ‘Le sabbat a été fait pour les hommes et non les hommes pour le sabbat’, dit-il. Si notre formation spirituelle est enracinée dans la nourriture de la relation, alors notre croissance prend forme et est mesurée différemment » (p 12).

Selon Thérèse d’Avila, « la vie spirituelle n’est pas une ligne droite, mais une ondulation où nos pas semblent nous conduire loin de nos objectifs. Nous faire confiance. Faire confiance à l’Esprit qui nous conduit… On ne risque pas de perdre notre chemin, car c’est la Voie qui nous conduit » (p 13-14).

« Il est très important, mes amis, de ne pas penser à l’âme comme sombre. Nous sommes conditionnés pour ne voir que la lumière externe. Nous oublions qu’il y a la réalité de la lumière intérieure illuminant notre âme ». « Si ces paroles de Thérèse d’Avila étaient révolutionnaires au Moyen âge, d’une certaine manière, elles le paraissent encore aujourd’hui bien qu’un peu moins ». « Notre culture religieuse sélectionne des versets sur ‘mourir à soi-même’. Certains cercles critiquent des livres spirituels modernes en les assimilant à des livres d’auto-assistance (self-help) comme si la spiritualité et le fait de s’aider soi-même ne pouvaient pas aller de pair. »

Shannon K Evans rappelle ici que Thérèse d’Avila défendait la thèse que le soi (self) est digne de connaissance ; ses écrits se fondent sur l’assomption que votre soi, votre monde intérieur, chaque chose qui est communiquée en vous et à travers vous, est sainte et digne de découverte ; « Quelle honte qu’à travers notre inconscience, nous ne nous connaissions pas nous-mêmes », écrit-elle. « Thérèse d’Avila, une des maitresses de prière de l’histoire, est convaincue que nous ne pouvons pas connaitre Dieu en dehors de nous connaitre nous-même, que nous nous dirigeons vers l’union divine seulement quand nous cherchons à comprendre les secrets sacrés à l’intérieur de nous et les mystères sacrés qu’ils contiennent. Sachant combien elle est un ‘gourou’ mystique internationalement reconnu – ce que nous ne sommes pas ! – peut-être devrions-nous considérer sérieusement ce qu’elle dit » (p 15).

Shannon évoque sa maternité. Elle a donné naissance à quatre enfants. Elle nous raconte comment une de ses amies presse de baptiser le plus tôt possible les nouveau-nés. « L’urgence vient de l’accent sur le péché originel : la croyance que l’âme humaine est née intrinsèquement pécheresse et qu’elle doit être rachetée par le baptême aussi vite que possible » (p 15). Au contraire, l’expérience de la maternité a développé chez Shannon une autre croyance : « la conviction que l’âme humaine est premièrement marquée par ce que certains appellent ‘la bénédiction originelle’ (original blessing ) – ou selon Hildegarde de Bingen la ‘sagesse originale’ (original wisdom) – plutôt que par le péché originel » (p 16). Shannon n’ignore pas la réalité du péché, mais elle en refuse l’obsession. « En fait, le péché originel est un concept qu’on ne trouve pas du tout dans les écritures juives – dans ces écritures qu’on dit être le fondement de la foi chrétienne et que Jésus a étudiées et citées. L’idée du péché originel a été mise en œuvre pour la première fois par saint Augustin au Ve siècle » (p 16). On ne peut négliger la réflexion théologique. « Ce que nous croyons importe. La manière dont nous voyons notre état premier détermine ce que nous ressentons au sujet de nous-même, notre capacité à accepter l’amour de Dieu pour nous et la permission de faire confiance à l’Esprit » (p 16). C’est là que la pensée de Thérèse d’Avila parait libératoire. « Thérèse d’Avila mettait l’accent sur la ‘lumière intérieure’ (inner light) qui illumine notre âme. Shannon évoque la jeune femme du Cantique des Cantiques qui s’écrie : ‘Je suis sombre, mais belle’ (dark, but lovely). Et elle l’interprète ainsi : « Nous n’avons pas à prétendre que notre péché et notre faiblesse n’existent pas pour embrasser la lumière et la beauté de nos âmes. Nous résoudre à faire confiance à nos âmes ne signifie pas que nous croyons être parfaites. C’est simplement nous donner la dignité d’avoir confiance que quand nous provoquons du gâchis, quand nos ‘manquons le but’ (ce que le mot péché signifie littéralement), nous serons capables de rééquilibrer. La boussole à l’intérieur de nous est puissante et vraie, tenue solidement par l’Unique qui tient toutes choses ensemble. Nous pouvons être sombres, mais belles. Nous pouvons faire confiance à notre lumière intérieure pour nous guider parce que la réalité de ce que nous sommes est faite de bien plus que ce que nous pouvons voir ; la réalité de ce que nous sommes est que nous existons dans l’union Divine » (p 17).

« Thérèse d’Avila nous encourage à gouter l’immensité de l’âme, à la célébrer comme un éclat de Dieu, une part de l’étendue insondable de l’amour qui est le grand JE SUIS. Voilà en qui on peut faire confiance. Vous êtes dignes de confiance » (p 17).

Ce chapitre sur Thérèse d’Avila nous permet d’apprécier l’apport de Shannon k Evans dans son livre sur quelques femmes mystiques chrétiennes. De leur histoire, vient un souffle, le souffle de l’Esprit. Si ces femmes ont vécu des épreuves et rencontré des obstacles, la vie divine les a accompagnées et elles nous communiquent confiance et sagesse. Shannon nous montre combien leurs éclairages sont toujours actuels pour nous délivrer de nos enlisements à la manière dont elles-mêmes avaient répondu aux errements de leur époque à travers leur vécu de la vie divine. Et, comme le pouvoir patriarcal a été et est source de grandes déviations, leur expérience féminine de l’Esprit vient nous apporter un éclairage salutaire. Shannon K Evans nous montre concrètement en quoi cet éclairage est précieux pour tous les humains que nous sommes, mais aussi tout particulièrement pour les femmes, et donc pour les femmes qui conjuguent leur foi chrétienne et leur conscience féministe. Si Shannon K Evans nous parle à partir des Etats-Unis, il va de soi que son message est bienvenu dans toute la christianité. Elle nous propose une « spiritualité pour aujourd’hui ».

J H

  1. Shannon K. Evans. The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today. Convergent, 2024

 

Voir aussi :

Julian of Norwich : une vision de l’amour divin et de l’union mystique :

https://vivreetesperer.com/une-vision-de-lamour-divin-et-de-lunion-mystique/

Hildegarde de Bingen : L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/

 

Une nouvelle vision du monde

Une nouvelle vision du monde

L’inspiration de Bergson chez deux personnalités d’un nouveau monde : Léopold Sédar Senghor et Mohamed Iqbal selon le philosophe sénégalais, Souleymane Bachir Diagne.

Si, au travers de deux œuvres marquantes, ‘L’évolution créatrice’ et ‘Les deux sources de la morale et de la religion’, le philosophe Henri Bergson a ouvert une nouvelle vision dans la première moitié du XXe siècle, son influence revient aujourd’hui après une éclipse dans les années qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale comme en témoigne la parution d’un livre d’Emmanuel Kessler, ‘Bergson, notre contemporain’ (1). Il rappelle la novation ouverte par son livre ‘l’évolution créatrice’ paru en 2007 :

« L’objet de ‘l’évolution créatrice’ – titre qui porte en lui-même une ouverture et une marche en avant – consiste précisément à appliquer à la vie en général, celle des espèces dont l’homme bien sûr, ce qu’il avait mis à jour en explorant la vie psychique : la durée qui signifie à la fois continuité indivisée et création ». Tout n’est pas écrit et déployé à l’avance. « L’évolution répond à un mouvement dynamique et ouvert. Bergson va la nommer en utilisant une image : l’élan vital ». Emmanuel Kessler nous montre en Bergson un philosophe qui met en valeur la novation et le mouvement. « Alors qu’à première vue, la philosophie, depuis Platon, cherche les permanences solides au-delà des apparences trompeuses, bref ce qui demeure dans ce qui change, les idées éternelles, Bergson, lui renverse la table : le vrai, c’est justement ce qui change… Ce qui mérite notre attention n’est pas ce qui est figé, mais ce qui nait, car c’est ce qui vit… Essayons d’appréhender, d’accompagner et d’enclencher à notre échelle humaine et selon sa formule ‘la création continue d’imprévisibles nouveautés qui semblent se poursuivre dans l’univers’ ».

Certes, dans le monde d’aujourd’hui, en tension dans les transformations requises, des raidissements et des clôtures commencent à se manifester dans l’agressivité. Aussi, sommes-nous souvent désorientés et polarisés par l’immédiat. Nous perdons alors de vue le fil conducteur du changement auquel nous sommes appelés. La pensée de Bergson vient encourager et confirmer les tenants du mouvement, tant dans la recherche que dans l’action. C’est ainsi que Bergson dialogua avec deux scientifiques visionnaires : Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadsky (2). Et nous découvrons aujourd’hui que son influence s’est étendue bien au-delà du monde européen en contribuant à éclairer d’autres civilisations engagées dans une dynamique d’émancipation.

Ainsi, le grand retour de Bergson à l’orée du XXIe siècle, s’est accompagné d’un regain d’intérêt pour son influence exercée en dehors de France jusqu’en Inde et en Afrique comme en témoignent deux figures majeures de la lutte anticoloniale, le musulman Mohamed Iqbal et le catholique Léopold Sédar Senghor. A la fois poètes, penseurs et hommes d‘état, tous deux ont joué un rôle intellectuel et politique essentiel dans l’indépendance de leur pays et trouvé dans le bergsonisme de quoi nourrir leur philosophie : celle d’une reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam pour le premier, de désaliénation de l’avenir africain pour le second. Cette analyse est proposée dans un livre intitulé ‘Bergson postcolonial’ (3), ce titre mettant l’accent sur le mouvement de décolonisation comme un aspect majeur de l’histoire contemporaine. L’importance du phénomène de la décolonisation est effectivement une conviction de l’auteur, le philosophe sénégalais, Souleymane Bachir Diagne. Ainsi, dans un livre récent, ‘Universaliser’ (4), il montre combien la réduction du monopole de l’universalisme surplombant exercé par la pensée européenne, particulièrement française était nécessaire pour la construction d’un véritable universalisme comme une œuvre commune de toute l’humanité.

Le parcours de Souleymane Bachir Diagne est particulièrement évocateur de l’émergence d’une pensée nouvelle opérant une synthèse dynamique largement accueillie. « Souleymane Bachir Diagne est un philosophe sénégalais né à Saint Louis en 1965, professeur de philosophie et de français à l’université Columbia à New York. C’est un spécialiste de l’histoire des sciences et de la philosophie islamique » (5). Après des études secondaires au Sénégal, S B Diagne a étudié la philosophie en France dans les années 1970, intégrant Normale Sup. Ses thèses de doctorat portent sur la philosophie des sciences. De retour au Sénégal, il enseigne l’histoire de la philosophie islamique. Il rejoint l’Université Columbia en 2008. « La démarche de Souleymane Bachir Diagne se développe autour de l’histoire de la logique et des mathématiques, de l’épistémologie, ainsi que des traditions philosophiques de l’Afrique et du monde islamique. Elle est imprégnée de culture islamique et sénégalaise, d’histoire de la philosophie occidentale, de littérature et de politique africaine. C’est le mélange – la mutualité – qui décrit le mieux sa philosophie » (Wikipédia).

 

Bergson, Léopold Sédar Senghor et Mohamed Iqbal

Si la pensée de Bergson engendre une philosophie nouvelle, la ‘révolution bergsonienne’ étend son influence bien au-delà de la France.

« Qu’il s’agisse de la défense des valeurs de la Négritude de Léopold Sédar Senghor (1906-2001) ou du projet de Mohamed Iqbal (1877-1938) d’une ‘reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam’ (c’est le titre de son principal ouvrage en prose), au cœur de ces projets se trouve la pensée du philosophe Henri Bergson (1859-1951). La révolution bergsonienne et les principaux concepts dans lesquels elle s’incarne – le vitalisme, le temps comme durée, l’intuition comme une autre approche du réel, celle qui s’exprime tout particulièrement dans l’art – auront donc une influence considérable sur la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal » (p 9).

Il y a là de quoi s’interroger. « Pourquoi ces deux personnalités du monde colonisé furent-ils des bergsoniens ? Pour quelles raisons des entreprises aussi différentes que la Négritude senghorienne ou le réformisme islamique iqbalien ont-elles trouvé à prendre appui sur le bergsonisme ? » (p 10). A l’époque de leur formation, ces personnalités ont rencontré la philosophie de Bergson en plein épanouissement. Et, selon le philosophe Philippe Worms, cette philosophie avait pour caractéristique de s’assigner la tâche « d’intervenir dans la vie pour la réformer ou la transformer » et faisait l’objet d’un véritable engouement (p 10). Senghor et Iqbal furent sensibles au concept de durée introduit par Bergson dans sa thèse soutenue en 1889 : ‘Essai sur les données immédiates de la conscience’. « La véritable durée ou temps non sériel se compose de moments intérieurs les uns aux autres. De cette durée, nous ne pouvons avoir une connaissance du type que produit notre intelligence analytique et mécanicienne, celle qui sépare le sujet de l’objet et décompose celui-ci en parties. Au contraire, elle nous est donnée dans la connaissance vitale que nous en avons, dans l’intuition qui nous installe d’emblée au cœur de l’objet saisi comme une totalité organique » (p 11).

Senghor suivra Bergson pour entreprendre la tâche de retrouver une approche compréhensive du réel hors du cours de la pensée philosophique tel qu’il a été orienté par Aristote et tel qu’il a culminé dans la pensée mécanicienne de Descartes. Cette approche non mécanicienne lui apparait être la signification même que porte l’art africain où il voit une compréhension du réel, qu’il entend comme un accès à la sous-réalité des choses visibles. Il le suivra également pour prolonger sa pensée avec cet autre bergsonien qu’est le père Teilhard de Chardin, en celle d’une cosmologie émergente, d’une cosmogénèse qui voit la vie se libérer des aliénations qui l’entravent. C’est sous un tel éclairage bergsonien et teilhardien que Senghor entreprend de lire Marx et de proposer une doctrine de ce qu’il appelle « socialisme africain » (p 12).

« Pour Mohamed Ibqal également, il s’agit, avec Bergson, de sortir du cadre où la tradition philosophique après les présocratiques a enfermé la pensée. Il s’agit de retrouver une philosophie du mouvement où, dans un univers qui est constamment en train de se renouveler, l’humain advient et devient par son action créatrice qui fait de lui le ‘collaborateur » de Dieu’. Selon Ibqal, si la philosophie grecque a enrichi la pensée musulmane, elle l’a également limitée. « D’une cosmologie dynamique et continument émergente du Coran où Dieu est toujours à l’œuvre dans sa création, on est passé à une cosmologie fixée une fois pour toute par un ‘fiat divin’ qui s’est ensuite retiré du monde. Pour Ibqal donc, la révolution de Bergson en philosophie aide à une reconstruction de la pensée islamique en lui rappelant que la vie est innovation et changement. Il faut le lui ‘rappeler’ afin qu’elle puisse surmonter sa peur de l’innovation… et sortir d’un immobilisme fataliste auquel elle est identifiée, par exemple par le philosophe Leibnitz… » (p 13-14).

 

Léopold Sédar Senghor et l’inspiration de Bergson

Souleymane Bachir Diagne rappelle combien la publication de la thèse de Bergson, ‘L’essai sur les données immédiates de la conscience’ en 1889, parut, à certains, une révolution intellectuelle. Léopold Sédar Senghor a trouvé là une grande inspiration.

« Ce qui, plus que tout autre aspect, fait, pour Léopold Sédar Senghor ‘la révolution de 1889’, c’est cette mise en évidence, sous l’intelligence analytique, c’est-à-dire celle qui pour connaitre analyse et sépare en paries extérieures les unes aux autres, d’une faculté de connaissance vitale au sens où elle saisit en un seul geste cognitif, instantané et immédiat, une composition, qui, parce qu’elle est vivante et non mécanique, ne saurait être décomposée… Sous l’intelligence qui analyse et calcule, il y a l’intelligence qui est synthèse toujours et qui toujours comprend » (p 19). Pour Senghor, « c’est en cette langue de l’intelligence qui comprend surtout (ce qui ne veut pas dire exclusivement) que s’expriment les pensées et les conceptions du monde africaines, celles qui pointent, en particulier, les œuvres d’art crées sur le continent » (p 20). Il nous est dit que « L’helléniste et aussi le catholique en Senghor ne manque jamais de rappeler qu’avant le tour pris par la pensée engagée dans la voie de l’analytique, qu’il voit comme étant celle de la « ratio », il y eut la réalité de ce qu’en poète il appelle un « logos » humide et vibratoire » (p 20). Et une autre distinction apparait, celle entre une « raison œil » et une « raison étreinte » (p 21).

Cette approche se retrouve dans l’appréciation de l’art africain par Léopold Sédar Senghor. Celui-ci, arrivant à Paris comme étudiant à la fin des année 1920, y a découvert les œuvres africaines au musée de la Place du Trocadéro. « A cette époque, la vogue de l’art nègre avait produit un effet certain sur l’art moderne » (p 33). La philosophie de Senghor vient éclairer et interpréter l’art africain. C’est la « raison-étreinte, celle qui ne sépare pas, qui peut créer, mais également goûter les formes géométriques si caractéristiques des sculptures et masques africains… ». « C’est la langue de cette ‘raison-étreinte’, du ‘logos humide et vibratoire’ qui est parlée par ces formes qui ne reproduisent, ni n’embellissent la réalité pour un regard qui la caresserait à distance. Au contraire, elles retiennent les forces ‘obscures’ mais explosives, dit Senghor, qui sont cachées sous l’écorce superficielle des choses » (p 34).

Sur un autre registre, l’auteur nous présente également le socialisme africain défendu et promu par Léopold Sédar Senghor. Là aussi, on perçoit l’inspiration de Bergson. En effet, « La philosophie politique de Senghor s’inscrit dans la continuité de sa pensée vitaliste, née de la rencontre qu’il organise, entre la philosophie de ‘l’Évolution créatrice’ et la vision du monde qu’il lit dans les religions africaines endogènes. Elle exprime ce que l’homme politique sénégalais a appelé ‘socialisme africain’ ou ‘voie africaine du socialisme’ ».

L’auteur résume en ces termes le parcours de Senghor : « rappeler l’engagement socialiste de Senghor dès ses premières années d’études en France à la fin des années 1920, examiner ce qu’est sa conception d’une lecture ‘africaine’ de Karl Marx qui exprime le socialisme spiritualiste lorsqu’en même temps il découvre la pensée de Pierre Teilhard de Chardin, envisager la manière dont cette philosophie a été articulée lorsqu’il a fallu, à l’aube des indépendances africaines et devant la tâche de construction de pays devenus souverains, penser les notions de fédéralisme, de nation, d’état, de planification » (p 37-38). L’engagement socialiste de Senghor débuta dans la France d’avant-guerre, mais « c’est après la seconde guerre mondiale que se met en place chez Senghor, la pensée politique qui sera développée au début des années 60 comme sa doctrine du socialisme africain ». « L’immédiat après-guerre, c’est le moment où, comme il dit, il ‘tombe en politique’ et devient député du Sénégal au parlement français. C’est le moment où avec beaucoup, il découvre les écrits du « jeune Marx » alors publiés sous le titre de « manuscrits de 1844 ». Ces manuscrits traitent de la notion d’aliénation sans structurer ce propos dans les termes d’un langage se voulant plus scientifique, mais qui reflète un positivisme scientiste ; Senghor retient la notion d’aliénation. « Il s’agit pour lui de celle de l ‘humain en général et celle de l’humanité colonisée en particulier » (p 45). Comment Senghor reçoit-il le message de Marx, dans ses premiers écrits ? « Définir l’aliénation, ainsi que le fait Marx, comme perte de substance vitale au profit d’un objet extérieur, étranger et qui se pose comme ‘hostile’ ne pouvait que parler à la philosophie vitaliste de Senghor » qui est, cela a été dit déjà, l’effet d’une rencontre entre une ontologie de forces qui est au principe de religions de différents terroirs africains et leur dénominateur commun pour ainsi dire, et la pensée bergsonienne de l’élan vital. Ainsi sont valides les principes suivants :

1 Être, c’est une force de vivre

2 Est bon pour l’être-force ce qui le renforce

3 Est mauvais pour lui ce qui le déforce (le néologisme est de Senghor)

4 Toute force tend naturellement à être plus forte, ou, en d’autres termes, la destination de l’être est de devenir plus être » (p 47). C’est là que Souleymane Bachir Diagne nous introduit plus avant dans la pensée de Léopold Sédar Senghor : « Ce quatrième principe, signalé par l’expression ‘plus-être’ fait écho à la cosmologie émergente ou cosmogénèse de Pierre Teilhard de Chardin. Si, à partir du moment où il découvre ce théologien philosophe, Senghor revient constamment à la lecture de ses ouvrages, c’est que Teilhard lui apparait comme le parachèvement de ce qu’il a trouvé chez Bergson comme philosophie de la poussée vitale et chez Marx comme philosophie d’une libération totale de l’humain de son état d’aliénation pour faire advenir un véritable humanisme ». « Cependant, Senghor n’a pas ressenti chez Marx une véritable attention aux peuples africains alors qu’il écrit à propos de Teilhard de Chardin que celui-ci était vraiment dégagé de l’eurocentrisme pour penser ce qu’il a appelé une ‘socialisation’ de la terre où il s’agit de ‘faire la terre totale’ en parachevant une ‘humanisation’ de toute la planète… C’est dans cette cosmologie de l’émergence continue que la poussée vers le plus-être s’effectue, l’horizon étant ce à quoi Senghor se réfère encore et toujours, en teilhardien qu’il est, comme étant la ‘civilisation de l’universel’ » (p 48-49). L’auteur explique en quoi Senghor garde un recul par rapport à Marx : « Senghor veut penser un humanisme qui se définirait comme accomplissement de Dieu dans l’achèvement de la création et non contre lui. C’est parce qu’il pense ainsi l’humanisme que Senghor a rencontré en celle de Mohamed Iqbal une pensée sœur, produite par ce qu’il appellera un ‘Teilhard musulman’. L’idée que l’humain est collaborateur de Dieu dans l’activité de création continue d’un monde ouvert est en effet au cœur de la pensée iqbalienne. Senghor la découvre probablement autour de 1955, date de la publication de la traduction de l’œuvre majeure du poète indien, ‘La reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam’.

L’auteur évoque ensuite le parcours politique de Senghor en Afrique où il devient premier président de la République du Sénégal en 1960 et où il cherche à éviter une balkanisation de l’Afrique par une approche fédérale.

En écrivant ce livre, Souleymane Bachir Diagne a mis en évidence le pouvoir des idées inattendues. L’œuvre de Bergson a fait irruption, s’est imposée et son influence s’est étendue au-delà de son berceau national, voire occidental. La manière dont la pensée de Bergson vient répondre à des esprits en recherche dans d’autres civilisations est non seulement éclairante, mais elle témoigne de convergences en humanité. De convergences, il y en a puisque la pensée de Bergson vient ici se rencontrer avec celle de Pierre Teilhard de Chardin, soutenir une pensée émancipatrice dans deux grandes civilisations, africaine et indienne ainsi que dans des traditions religieuses différentes, et enfin être rapportée par un philosophe sénégalais, lui-même au carrefour de différents univers intellectuels en témoignant en faveur d’un universel en construction. Cependant, puisque la philosophie de Bergson est au cœur de ce brassage et puisque l’élan vital en est une inspiration majeure, rappelons la recherche du théologien zambien : Teddy Chalwe Sakupapa (6) qui met en évidence l’importance de la force vitale dans la civilisation africaine : « La force vitale est une conception traditionnelle africaine dans laquelle Dieu, les ancêtres, les humains, les animaux, les plantes, les minéraux sont compris en terme de force ou d’énergie vitale ». Il énonce ensuite d’autres sociétés où ce concept apparait avec des nuances différentes. « En Europe, dans le premier XXe siècle, le philosophe français Henri Bergson a présenté la notion de force vitale comme un élan vital ». Nous nous reconnaissons dans la pensée de Teddy Chalwe Sakupapa lorsqu’il évoque à ce sujet la théologie de l’Esprit de Jürgen Moltmann.

Et il écrit : « Dans son accent sur la vie et la relationalité, la notion africaine de force vitale ouvre une avenue sur le souffle cosmique de l’Esprit ». En lisant le livre de Souleymane Bachir Diagne, nous y voyons convergence et émergence, un « levain dans la pâte ».

J H

 

  1. Comment, en son temps, le philosophe Henri Bergson a pu répondre à nos questions actuelles ? : https://vivreetesperer.com/comment-en-son-temps-le-philosophe-henri-bergson-a-repondu-a-nos-questions-actuelles/
  2. Un horizon pour l’humanité ? La Noosphère : https://vivreetesperer.com/un-horizon-pour-lhumanite-la-noosphere/
  3. Souleymane Bachir Diagne. Bergson postcolonial. CNRS Éditions, 2020
  4. Souleymane Bachir Diagne. Universaliser. « L ‘humanité par les moyens d’humanité ». Albin Michel,2024
  5. Souleymane Bachir Diagne. Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Souleymane_Bachir_Diagne
  6. Esprit et écologie dans le contexte de la théologie africaine : https://www.temoins.com/esprit-et-ecologie-dans-le-contexte-de-la-theologie-africaine/
Chemins de paix

Chemins de paix

Si l’actualité internationale nous parait sombre, avec Bertrand Badie, on peut néanmoins découvrir l’apparition de nouveaux chemins vers la paix.

Nous ressentons l’instabilité du monde. Nous entendons des bruits de guerre. Bien plus aujourd’hui, le massacre de la guerre est à nos portes, en Ukraine, à Gaza, au Liban. Et si nous regardons au passé, la guerre est omniprésente. Si près de nous au XXe siècle, deux guerres mondiales dévastatrices. Alors la guerre serait-elle une fatalité ? Notre esprit s’y refuse, nous pouvons évoquer des hommes qui ont œuvré pour la paix. Il y a quelques années. Michel Serres écrivait un livre : « Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire » (1) dans lequel il annonçait une émergence d la paix : « Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort ». Si, depuis lors, de nouveaux conflits sont apparus, il est bon de voir un expert des relations internationales, Bertrand Badie, confirmer l’apparition d’une tendance nouvelle qui porte la paix et ainsi publier un livre en osant le titre : « L’art de la paix » (2) en regard opposé à l’ouvrage célèbre du général chinois Sun Tsu qui, au VIe siècle avant Jésus-Christ, écrivit un ouvrage intitulé : « l’Art de la guerre ». Bertrand Badie ouvre un nouvel horizon : « La paix a changé de nature. Longtemps cantonnée à l’état de non-guerre, associée à des périodes de trêve obtenue par transactions géographiques, économiques, dynastiques, elle ne peut désormais être établie qu’à la condition d’être redéfinie comme un tout, considérée à l’heure de la mondialisation et des nouvelles menaces, notamment climatiques, qui pèsent sur notre planète » (page de couverture).

Après avoir rappelé la primauté de la guerre dans la culture grecque et romaine, la manière dont elle a ponctué les relations européennes, Bertrand Badie montre comment et en quoi la situation est en voie de changer. « Aucun décor n’est figé. Cette paix transactionnelle, soumise aux lois de la guerre, appartient à un temps qui est en train d’être dépassé. Évidemment, nul ne saurait en déduire qu’une paix impeccable lui succédera. Il sortira de la mondialisation ce qu’on en fera, le meilleur comme le pire. Mais une chose est sure : la paix de demain ne sera plus celle d’hier. « L’art de la paix » consiste à en déduire les traits futurs, et à définir les chemins qui y mènent en fonction de paramètres nouveaux… » (p 23-24). Et dans ce livre, chapitre après chapitre, Bertrand Badie aborde les nouvelles caractéristiques de cette paix nouvelle. La première consiste à se remettre à l’endroit, à comprendre ces liens de dépendance passée pour tenter de s’en défaire (chapitre 1). Dans un monde d’appropriation sociale du politique, la paix est appelée à s’humaniser, c’est-à-dire à se rapprocher des besoins humains fondamentaux (Chapitre 2). En cela, elle est appelée à prendre une dimension de plus en plus subjective, intégrant et respectant ce qui est construit par chaque être humain en termes de pensée, de ressenti, et de sens donné à ce qui l’environne (Chapitre 3). Elle se devra d’être systémique, appréhendant les défis qui lui sont opposés comme intimement liés entre eux, ne souffrant plus cette sectorisation de la pensée qui accrédite l’idée – insupportable aujourd’hui – qu’il y a un champ stratégique ou géopolitique autonome (chapitre 4). Elle devra donc être globale, intégrant pleinement l’idée que les vrais intérêts sensibles à défendre sont globaux et non plus nationaux (chapitre 5). Le livre se poursuit par la préconisation d’institutions adaptées, d’une diplomatie pragmatique, d’une vertu d’hospitalité, et d’un apprentissage de la paix.

 

Remettre la paix à l’endroit.

La non-guerre n’est pas la paix.

Bertrand Badie porte tout particulièrement son attention sur l’histoire européenne au cours de ces derniers siècles parce que c’est là que s’est forgé un mode de relation d’état à état qui s’est ensuite répandu dans le monde entier. C’est en Europe que l’état-nation est apparu, son invention étant formulée par Jean Bodin dès 1576 comme étant « la puissance absolue et perpétuelle d’une république, n’obéissant à nul autre ‘ni grand, ni plus petit, ni égal à soi’ » (p 28). C’est ‘l’exclusivité de la puissance qui va faire la loi’. « L’intuition de Machiavel prenait tout son sens : Le pouvoir politique était désormais fondé par des ‘prophètes armés’ : la définition et le nouveau statut de la paix ne pouvaient que s’en ressentir, s’installer durablement dans l’état de principe subordonné » (p 29). En 1651, dans son livre : « Le Léviathan », Thomas Hobbes met en valeur un état souverain qui n’a de compte à rendre à personne. Dès lors, ‘les princes sont dans une continuelle suspicion…’. « L’État-nation ne peut que recourir à la guerre… La paix sera seconde, entre-deux-guerres ». « La guerre devient le rouage fondamental de la concurrence entre souverains » (p 29-30). C’est la puissance qui parait la garantie et c’est également ainsi que l’on tend à l’hégémonie. « La plus grande des puissances va briser la prétention souveraine et construire simultanément sa paix et son hégémonie » (p 32). On se souvenait de la « pax romana ». Différentes hégémonies vont se succéder, de la « pax britannica » à la « pax americana ». L’auteur montre les limites et finalement les échecs des hégémonies.

On peut également rechercher l’équilibre des forces. Cependant, l’expérience de l’histoire montre que « l’équilibre des forces, fragile par nature, n’est qu’une illusion précaire ». L’auteur mentionne le regard avancé de l’abbé de Saint-Pierre qui, dès le XVIIIe siècle, dans son « Mémoire pour rendre la paix perpétuelle, sut disqualifier l’équilibre de puissance comme panacée à toute paix » (p 37). Aujourd’hui, les temps changent. « Les rapports de puissances deviennent indéchiffrables en une époque post-bipolaire faîte de fragmentation, d’interdépendance, de multiplication de régimes de puissance… ». « A l’équilibre de puissance, il convient désormais d’opposer les vertus de l’intégration responsable » (p 37).

La transaction est longtemps apparue comme le mode classique de résolution des conflits. « Tous les résultats convergeaient pour concevoir la paix comme le résultat d’une relation gérée, que ce soit sur le mode d’arbitrage, de la médiation ou de la conciliation, et somme toute de la transaction » (p 37). Certes, l’idée de transaction a pu être « sanctifiée comme un art de la concorde ». « Elle est même confortée par la lecture de la démocratie fondée sur l’art du compromis, voire du marchandage » (p 38). Cependant, Bertrand Badie met en lumière les limites de la transaction. « Nul doute bien sûr que la transaction a en soi une propriété d’apaisement… Mais tout principe de paix pourrait-il se réduire à la transaction et son ambition finale ne risque-t-elle pas de réduire les minorités au silence ? Où place-t-on dans ce grand marchandage les principes de respect, de sécurité humaine ou les grands enjeux de survie ? La transaction ne réduirait-elle pas inversement, la paix à la simple trêve, comme pour en alimenter la précarité, voire la dénaturation ? Surtout, a-t-elle aujourd’hui les mêmes vertus et la même efficacité qu’hier ? La question mérite d’être posée à une époque où les traités sont devenus rares et où ceux qui ont pu être conclus sont restés sans effets ? » (p 39). Les limites et les défaites de la transaction apparaissent dans une longue histoire qui nous est retracée par l’auteur. « Cette grammaire de la négociation s’est nourrie au fil du temps, nourrie de considérations territoriales et dynastiques. La mécanique de la force et de la ruse jouait à plein rendement, mais ne servait que de très courtes fins, réduisant la paix à l’état de trêve » (p 40). Ce fut l’époque où « sous l’effet d’une bataille décisive, le vainqueur imposait au vaincu une cession de territoire qui mettait fin ainsi à la guerre » (p 41). Ce procédé devient de plus en plus inadapté aujourd’hui en raison de ‘la progressive appropriation sociale des territoires’. Aujourd’hui, « l’appropriation sociale des territoires se défie de toute obédience institutionnelle » (voir les résistances des palestiniens, des sahraouis, des érythréens, des kurdes). « Les transactions territoriales disparaissent peu à peu et le annexions se font hors de tout accord de paix » (p 42). Au total, nous sommes entrés dans une nouvelle période. « Les accords de paix ne mettent plus fin aux guerres. Le constat est là : les traités perdent de leur force et de leur vertu d’antan » (p 46). Les accords eux-mêmes paraissent instables.

Bertrand Badie conclut par deux observations. « En premier lieu, l’art de la transaction semble considérablement affaibli, indiquant que la paix suppose aujourd’hui une approche plus globale, plus inclusive, construite sur un ordre partagé plutôt que sur le partage de trophées. En second lieu, la cause de la paix reste piégée par cette vision de ‘non-guerre’ qui la rabaisse sans cesse au statut de ‘trêve’, empêche la paix de s’accomplir : Cette dernière approche ‘empêche la paix de s’accomplir’ : elle se doit donc de réinventer son propre fondement » (p 47-48).

 

Penser la paix.

Placer le social avant la force

La mise en avant de la paix s’inspire de penseurs que Bertrand Badie nous indique. Ainsi, le grand philosophe grec Aristote exprime la conviction que « la paix est la condition de ‘l’homme parfait’. « Aristote n’a pas une lecture négative de la paix, mais l’assimile positivement au bonheur de l’homme en société ». Plus tard, l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau et Kant s’inscriront dans son sillage (p 52). Dans la crise entrainée par la chute de Rome au début du Ve siècle, Saint Augustin s’inspire de la source chrétienne pour affirmer que « la paix transcende les relations inter-individuelles et procède de l’amour divin, de l’amour-caritas ». La cité des hommes, si « elle n’exclut pas la guerre puisqu’une telle cité est fondée sur l’amour de soi et le mépris de Dieu, ne saurait être dissociée de l’aspiration à la paix céleste, celle de la Cité de Dieu qui est fondée sur le principe inverse, et donc, précisément sur ce ‘souverain bien’ dont nous parlait Aristote » (p 53). Par la suite, au XVIIIe siècle, dans l’inspiration de la philosophie des Lumières, critique d’un pouvoir absolu, une œuvre s’impose, celle d’Emmanuel Kant : ‘Vers la paix perpétuelle’ (1795). « La guerre est conçue désormais comme une donnée à surmonter. La paix accède au rang d’impératif catégorique qui s’impose à tous… cassant la dépendance du politique par rapport à la guerre ». « Parmi les ‘articles préliminaires’ de l’ouvrage figurent donc l’interdiction pour un État d’en ‘acquérir un autre’, le rejet de toute armée permanente, la prohibition de toute immixtion dans la constitution d’un autre État ». Le philosophe prolonge ces condamnations par trois articles définitifs : « La constitution des États doit être républicaine, le droit des gens suppose un ‘fédéralisme d’États libres’ et un droit cosmopolitique doit promouvoir l’hospitalité universelle » (p 60-61). La puissance émergente de cette pensée nous parait admirable. Bertrand Badie voit là « des acquis décisifs pour penser la paix, en même temps principe en soi et fondamentalement humaine ». « Le politique ne saurait recourir à n’importe quel moyen et perd sa posture d’antériorité comme Martin Luther King sut le rappeler dans sa lettre adressée depuis la prison de Birmingham, le 16 avril 1963. ‘On ne gouverne pas seulement avec des instruments : il faut y ajouter des principes’. Il s’en dégage autant de pistes pour l’avenir, précisant le contour de cette paix humanisée. On voit poindre trois directions qui vont s’épanouir à la faveur de la dernière crise montante d’un pouvoir politique qui doit faire face au tournant de ce millénaire, à l’essor de la mondialisation et à une réaction populiste aujourd’hui rigoureuse : une paix d’utilité sociale, une paix de développement social, une paix correctrice des souffrances sociales » (p 61).

 

Approcher une paix subjective

Chercher à comprendre l’Autre

Si on doit envisager la paix dans son rapport avec les phénomènes de pouvoir, combien il est important de voir comment elle s’inscrit dans le tissu des relations humaines. « La paix ne s’accomplit qu’en étant clairement pensée comme un lot commun, et compréhensible, une ‘sympathie des âmes’. Cette sympathie suppose trois attributs dont nulle paix ne peut se départir : l’intégration sociale n’est possible que si elle se conçoit dans l’inclusion, la reconnaissance et l’altérité. A ce niveau, l’affirmation et même l’attention ne sont pas décisives… La réussite dépend totalement du reçu et donc du perçu : l’intersubjectivité n’a pas été suffisamment prise en compte en relations internationales. Et pourtant ce ressentiment – qui a une force belligène et une charge si violente – nait de la réaction de l’Autre, dont nous dépendons alors totalement. L’art de la paix, ici, est clair et précis : savoir créer la confiance chez l’Autre, savoir gérer et guérir sa méfiance » (p 70-71).

« Rien n’est possible sans l’inclusion. Si le mot de la paix est l’intégration, celle-ci suppose non seulement une véritable universalité, mais aussi le sentiment partagé d’une universalité réellement accomplie » (p 71). Bertrand Badie met l’accent sur l’importance du ressenti. Ains, « le monde occidental a pu concevoir la plus belle des universalités, mais celle-ci devient source de tension si elle n’est pas reçue partout comme telle ». Par exemple, si « la Déclaration universelle des droits de l’homme est profondément respectable », elle peut susciter des réserves parce qu’elle a été élaborée par une commission de rédaction composée de personnalités de haute probité, mais appartenant toutes à la civilisation occidentale (p 72) ; « Cette universalité, incertaine et incomprise, se retrouve dans l’ordinaire des relations internationales contemporaines. Le sens et l’importance de la décolonisation n’ont jamais été admis, ni intégrés. De nouvelles exigences sont apparues comme « intégrer dans le nouveau jeu mondial des cultures qui rompaient avec l’homogénéité de l’Europe moderne, mais aussi de nouveaux acteurs revendiquant le droit à la co-gouvernance du monde et un accès égal à l’élaboration des normes internationales » (p 74). L’inclusion requiert également l’égalité des genres. « L’idée mit du temps à cheminer dans un univers où le couple ‘guerre et paix’ était partout teinté de masculinité ». Des résolutions du Conseil de sécurité ont finalement reconnu la présence des femmes (p 75). Être reconnu est une aspiration humaine fondamentale. Sur le plan collectif, sur le plan politique, « la reconnaissance d’État a été conçue comme un procédé juridique consistant à accepter que naisse, sur l’échiquier mondial, une situation de souveraineté applicable à un territoire, un peuple, des autorités constituées. Elle prend tout son sens si elle est multilatérale, et non le résultat d’une volonté individuelle et unilatérale d’un seul État ». (p 76) Cependant, ce processus juridique et institutionnel présente des limites ; « La reconnaissance subjective va bien au-delà » (p 77). Elle requiert le respect et implique un principe d’égalité comme le met en exergue la Charte des Nations Unies, l’application duquel étant par contre limitée comme en témoigne l’étroitesse du Conseil de sécurité. C’est là que Bertrand Badie engage son analyse des méfaits de l’humiliation. « La cause profonde des guerres, ou tout simplement des crispations vindicatives, se trouve presque toujours, et de plus en plus aujourd’hui dans l’humiliation vécue » (p 78). Les exemples abondent : la mémoire de la Chine, les conséquences du traité de Versailles, la gestion du passé colonial… Il en résulte parfois des actes de vengeance terribles. Bertrand Badie précise cependant une distinction nécessaire entre « l’humiliation comme perception individuelle ou collective structurant les schémas de pensée, et l’humiliation comme stratégie, récupérée et exploitée par les entrepreneurs politiques » (p 79). L’humiliation peut avoir des conséquences variées comme être source d’une rage destructrice. « Croire que la paix n’est que ‘celle des diplomates et des soldats’ risque de nous faire passer à côté des dangers essentiels : son art est de plus en lié à la reconnaissance d’un Autre collectif, à la capacité de retenir les peuples avant qu’ils ne sombrent dans l’humiliation, à l’aptitude à gérer les émotions collectives des sociétés voisines et encore plus de celles qui sont éloignées » (p 82). Bertrand Badie invite à « assumer un principe d’altérité comme l’exigence de compréhension qui en dérive » (p 82). Il identifie ‘des postures belligènes’ et pose une vision contrastée : « l’humanité unique a dû faire face à une diversité d’expériences qui a conduit à une pluralité de sens et de compréhension de l’histoire. Cette pluralité construit l’identité. Elle doit être à tout prix respectée jusqu’à en faire une pièce maitresse de l’art de la paix. C’est en y manquant que la plupart des conflits ont fait souche » (p 85). Pour ce faire, trois questions doivent dominer nos démarches analytiques et relationnelles. D’abord, comment l’Autre perçoit-il le contexte que je partage avec lui ? Ensuite comment intellectuellement a-t-il une compréhension du même contexte, enfin comment pense-t-il que j’interprète sa proptre perception ?… Aujourd’hui, la réponse à ces trois questions ne facilitera la paix que si elle mobilise l’art de l’anthropologue, de l’historien et du linguiste… » (p 86). La paix requiert la prise en compte d’un « entrecroisement de sens » (p 77).

 

Construire une paix systémique

Penser la paix comme un tout.

En regard de l’histoire classique européenne, la guerre a changé de visage. « La guerre a perdu son évidence d’antan ». « La guerre est devenue un jeu complexe et multiforme, affectant d’innombrables acteurs et de multiples fonctions sociales dont l’Etat a le plus grand mal à conserver le monopole. Elle implique une pratique nouvelle de la paix, mobilise tant d’efforts inédits et de ressources variées qu’elle ne dépend plus d’une simple mobilisation entre acteurs princiers. La guerre du Sahel, celle d’Afghanistan et du Yémen, celle qui ensanglante le Congo (RDC) depuis si longtemps ne s’éteignent pas comme la guerre de Trente Ans, sous l’effet d’une transaction diplomatique : cette paix insolite qui suppose maintenant moult concours devient ainsi par sa nature protéiforme, une « paix systémique » (p 92).

La plupart des nouveaux conflits sont ‘d’essence intra-étatique’. « La paix est aujourd’hui principalement défiée par une trop grande faiblesse et parfois une simple disparition du contrat social » (p 94).

« Ces conflits intra-étatiques dérivent très souvent vers leur internationalisation, mais il reste que l’origine de la déstabilisation se trouve dans une crise intérieure qui rend la construction de la paix solidaire d’une redéfinition, voire d’une réintégration complète, des relations entre citoyens » (p 94). L’auteur décrit de nombreuses situations où s’affrontent de nombreux acteurs locaux. « Il est clair, dans ces conditions, que le pari de la paix suppose que ses promoteurs parviennent à toucher, prioritairement et de manière sensible, tous les acteurs de la vie politique, économique et sociale de manière à créer un scénario d’intégration suffisamment crédible et attirant pour l’ensemble des parties. Il faut même faire en sorte que l’acte d’intégrer paraisse plus rémunérateur que celui de combattre » (p 101). Bertrand Badie prône ‘une paix systémique’. « Plus que jamais, cette idée de paix actualisée se rapproche de celle de l’intégration » (p 107). Finalement, « la priorité est de viser la reconstitution du lien social à la base même du jeu social en crise. Tant que celui-ci sera incertain (ou inexistant), les ferments de conflictualité auront libre cours. Si ce lien se construit, il peut favoriser une dynamique de confiance allant du bas vers le haut, entrainant peu à peu le mieux-être institutionnel par la force du mieux-être social » (p 108). « Il s’agit, pour gagner, de privilégier le local, vraie base de reconnaissance, de l’aide visible, de la réinvention de l’autorité légitime, et l’expérience des bienfaits de la coopération : en un mot, vrai laboratoire d’une paix réelle et non pas manipulée. Une telle orientation donne une part importante de responsabilité aux formes diverses de coopération décentralisées, aux ONG, aux agences multilatérales ou à celles qui sont perçues comme distinctes des politiques de puissance, dans le respect évident de la souveraineté de chaque état concerné. Cette socialisation locale constitue le point de départ de la réinvention inéluctable des États nationaux grossièrement importés » (p 108-109).

 

Inventer une paix globale

Un terrain désormais planétaire

Il y a bien une vision nouvelle. Face aux privilèges des États nationaux, une conscience mondiale apparait peu à peu se manifestant dans des organisations internationales de la Société des Nations à l’Organisations des Nations Unies. Bertrand Badie incite à stabiliser une paix institutionnelle, à savoir trouver de justes normes universelles. « On ne saurait transcender les particularités et les rivalités autrement qu’en insérant les acteurs – et tout particulièrement les États – dans un ensemble de codes et de chaines organisationnelles qui stabilisent leurs rapports et donc permettent le maintien d’une paix durable (p 137). Certes, on peut observer une résistance des souverainetés. L’auteur plaide pour le multilatéralisme. De nouveaux chemins se cherchent tels qu’un ‘multilatéralisme social’ destiné à donner de nouvelles chances à la paix en contournant le souverainisme étatique, offrir davantage d’effectivité aux agences onusiennes qui travaillent au quotidien sur les tissus sociaux, engageant les ONG dans leur sillage. C’est une sorte de dynamique par le bas… » (p 143). Le lecteur pourra suivre dans ces chapitres les politiques proposées par Bertrand Badie pour ‘réinventer une éthique multilatérale, réformer la notion de sécurité, prévenir le conflit plutôt que le guérir’.

Ce livre de Bertrand Badie nous introduit dans une vision nouvelle des relations internationales. A une époque où retentissent les bruits de guerre et où la paix nous apparait comme un bien d’autant plus précieux qu’elle nous parait menacée, il est bon d’entendre Bertrand Badie nous expliquer que la valeur primordiale de la paix s’est à peu imposée au cours des derniers siècles alors que la guerre est longtemps apparue comme la norme dominante. Il nous introduit dans la pensée qui a concouru à imposer la paix. A ceux qui se sont distingués par leur action aujourd’hui renommée en faveur de la paix tels que Gandhi, Mandela (3) et Martin Luther King, on pourra ajouter les Églises de paix constamment engagées (4). Si on peut assister aujourd’hui à des poussées de nationalisme comme la récente élection présidentielle américaine le manifeste, ce livre nous montre un mouvement d’ensemble qui porte de nouveaux chemins de paix. Il est bon de pouvoir envisager un horizon nouveau.

J H

 

  1. Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
  2. Bertrand Badie. L’Art de la paix. Neuf vertus à honorer et autant de conditions à établir. Flammarion, 2024
  3. Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  4. Les Églises pacifistes (Société religieuse des amis ‘Quakers’, Église des frères, Mennonites…) Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Églises_pacifistes
C’est la connexion qui assure et sauvegarde la vie

C’est la connexion qui assure et sauvegarde la vie

C’est la connexion qui assure et sauvegarde la vie. A contrario, la déconnection mène à la dévastation. Richard Rohr, dans un texte de ses « Daily meditations » publié le 10 novembre 2024 (1) voit dans la déconnection l’origine du péril encouru aujourd’hui par l’humanité

La déconnection engendre la dévastation

« Richard Rohr se dit convaincu que, par derrière les manifestations hideuses de nos maux présents – corruption politique, dévastation écologique,  guerre les uns contre les autres… – la plus grande maladie  à laquelle nous sommes confronté aujourd’hui est notre sensation pénible et profonde de déconnection. Nous nous sentons déconnectés de Dieu, certainement, mais aussi de nous-même (particulièrement de notre corps), des uns des autres, et de notre monde. Notre ressenti de cette quadruple isolement, plonge l’humanité dans une conduite de plus en plus destructive et une grande détresse mentale.

Une voie de salut en regard : le flux infini de Dieu trinitaire

Pourtant, aujourd’hui, beaucoup découvrent que le flux infini du Dieu trinitaire – et notre expérience ressentie et pratique de ce don – offre une profonde reconnexion avec Dieu, avec soi-même, avec les autres, et avec notre monde, ce que toute spiritualité et sans doute toute politique recherchent, mais que la religion et la politique conventionnelle ne parviennent pas à atteindre

C’est dans un Dieu trinitaire que réside la réponse de l’unité dans la diversité

La Trinité surmonte le problème philosophique fondamental de « l’un et du multiple ». Des chercheurs sérieux admirent comment les choses peuvent à la fois être profondément connectées et cependant clairement distinctes : dans le paradigme de la Trinité, nous avons trois « Personnes », comme nous les appelons, qui sont néanmoins en parfaite communion, données, et se rendant l’une à l’autre, dans un amour infini. Considérant la diversité sans fin de la création, il est clair que Dieu n’est pas du tout engagé en faveur de l’uniformité, mais, à la place, désire l’unité – qui est la grande œuvre de l’Esprit – ou la diversité unie par l’amour. L’uniformité est une simple conformité et obéissance aux lois et coutumes, tandis que l’unité spirituelle est cette extrême diversité embrassée et protégée par un amour infiniment généreux. Voilà le problème que notre politique et notre religion superficielle sont encore incapables de résoudre.

Le flux trinitaire unit en abolissant la pensée dualiste

La Trinité est entièrement consacrée à la relation et à la connexion. Nous connaissons la Trinité en faisant l’expérience du flux lui-même. Le principe de l’un est solitaire. Le principe de deux tend à l’opposition et nous conduit vers la préférence ou l’exclusion. Le principe de trois est, d’une manière inhérente, en mouvement, dynamique et génératif. La Trinité est conçue de telle manière qu’elle sape toute pensée dualiste. Cependant, le christianisme l’a mise de côté parce que nos théologies dualistes ne pouvaient pas la traiter.

Dieu comme l’Être source de tous les êtres.

Dieu n’est pas un être parmi d’autres êtres, mais plutôt le fondement de l’Être lui-même (The Ground of Being itself) qui coule alors à travers tous les êtres. Comme Paul dira aux intellectuels à Athènes, « ce Dieu n’est pas loin de nous, mais il est l’Unique dans lequel nous vivons, nous bougeons et nous avons notre existence » (Actes 17.27-28). Le Dieu que Jésus nous révèle est présenté comme un dialogue sans entrave, un flux positif et inclusif, une roue à eau qui déverse un amour qui ne s’arrête jamais. Saint Bonaventure appelait Dieu une fontaine (fontain fullness) pleine d’amour.

Rien ne peut arrêter le flux de l’amour divin

Rien ne peut arrêter le flux de l’amour divin. Nous ne pouvons défaire cette réalité même avec notre pire péché. Dieu est toujours gagnant et l’amour de Dieu vaincra toujours à la fin. Rien que les humains puissent faire n’arrêtera la force qui se déverse sans relâche qui est la danse divine (2). Ni l’Amour, ni Dieu ne perdent. C’est ce qu’être Dieu veut dire.

Rapporté par J H (traduction non professionnelle)

  1. https://cac.org/daily-meditations/disconnection-leads-to-devastation/
  2. la Danse divine : https://vivreetesperer.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/

 

Une spiritualité de l’humanité en devenir

Une spiritualité de l’humanité en devenir

Selon Ilia Delio

Nous vivons dans un monde en pleine transformation. On peut considérer qu’une conscience planétaire est apparue, qu’elle qu’en soit les limites. Et, au sein de cette commune humanité, il existe des tendances et des courants différents selon les cultures et les civilisations et en leur sein. C’est le cas dans le domaine de la spiritualité. Ainsi, peut-on distinguer un nouveau courant spirituel apparaitre dans une culture occidentale marquée par le développement de nouvelles approches scientifiques, le progrès de nouvelles technologies et l’expansion de la communication internet. En même temps, une nouvelle mentalité se dessine. Or, il y a bien une personnalité qui, de par son parcours scientifique et son cheminement spirituel, se situe au cœur de ce processus et nous fait part de sa vision immédiate et prospective sur son site (1) et dans de nombreux livres. Il s’agit d’Ilia Delio (2), aux Etats-Unis, scientifique dans des domaines d’avant-garde, sœur franciscaine et théologienne en phase avec la pensée de Teilhard de Chardin. Il n’est pas possible de résumer cette pensée, une pensée de grande envergure qui associe des disciplines différentes : histoire des sciences, de nouvelles approches scientifiques, une réflexion philosophique, une analyse sociologique, une pensée théologique qui, dans le sillage de Pierre Teilhard de Chardin, envisage le mouvement de l’œuvre divine. Nous avons choisi de partir ici d’un des chapitres d’un de ses livres parus en 2020, ‘Re-Enchanting the Earth. Why A I needs religion’ (3). Le propos de son livre est ainsi résumé : « Ilia Delio relève le défi de réconcilier évolution et religion avec un regard particulier sur le rôle de l’intelligence artificielle. Elle avance que l’intelligence artificielle représente la dernière extension de l’évolution humaine qui a des implications non seulement pour la science, mais aussi pour la religion. Si le ‘premier âge axial’ a suscité l’essor des grandes religions, Ilia Delio nous voit maintenant à la pointe du ‘second âge axial’ dans lequel l’intelligence artificielle, en s’orientant vers de nouvelles sensibilités religieuses, peut provoquer un réenchantement écologique de la terre ». Nous nous limiterons ici à l’évocation d’un chapitre, ‘Posthuman spirituality’. Le terme de ‘post-humain’ nous parait certes contestable et, pour le moins énigmatique et il appelle donc d’en rechercher l’interprétation dans la pensée d’Ilia Delio.

 

Des avancées dans le calcul de la découverte des systèmes complexes en biologie, du développement de la cybernétique, de l’inscription de l’intelligence artificielle dans la nouvelle connaissance de la nature

Ilia Delio envisage l’intelligence artificielle dans le cadre d’une profonde mutation scientifique et technologique qui s’est réalisée dans la seconde moitié du XXe siècle. Elle remonte à Alan Turing, un mathématicien célèbre pour avoir pénétré dans le code réputé indéchiffrable de la machine Enigma guidant les sous-marins allemands pendant la seconde guerre mondiale. « Formé comme mathématicien, Turing était familier avec le potentiel de l’ordinateur comme machine des nombres » et, en 1950, il écrivit un texte en ce sens. Le texte et l’ordinateur proposé, la machine de Turing, fournissaient une base pour la théorie du calcul. Il chercha à définir un système pour identifier quelles déclarations pouvaient être prouvées (p 63-65). « L’intelligence artificielle a émergé au milieu d’un XXe siècle violent. Le test de Turing n’était pas seulement la quête d’une machine intelligente, mais un test de la nature elle-même. Est-ce qu’une machine peut répondre sans biais à une question humaine ? » (p 85).

Ilia Delio nous montre comment « l’intelligence artificielle a frayé son chemin au XXe siècle à travers des découvertes révolutionnaires de la physique quantique aux études sur les systèmes en biologie, l’information, et la cybernétique, celles-ci soutenant toutes le holisme de la nature ». Le biologiste autrichien, Ludwig von Bertalanffy montra que les systèmes biologiques ne sont pas fermés, mais « ouverts et interagissent avec l’environnement » (p 66). « Alors que la mécanique Newtonienne était une science portant sur les forces et trajectoires, l’évolution scientifique a concerné le changement, la croissance et le développement qui donnent naissance à une nouvelle science de la complexité

La découverte des systèmes complexes dynamiques a ouvert des portes sur la nature relationnelle ». La seconde loi de la thermodynamique envisageait la dissipation des énergies, la tendance des phénomènes physiques d’aller de l’ordre vers le désordre. « Tout phénomène physique isolé ou fermé irait spontanément en direction d’un désordre toujours croissant. Mais l’évolution déclare que le monde vivant se développe vers un ordre croissant et vers la complexité. Bertalanffy s’engagea dans une démarche hardie en déclarant que les organismes vivants ne peuvent pas être décrits par la thermodynamique classique parce que ce sont des systèmes ouverts. Mais qu’est-ce qu’un système ? Un système se définit par ses structures de relations… Bertalanffy montra que beaucoup de systèmes biologiques sont en fait des systèmes ouverts. ‘L’organisme vivant n’est pas un système statique fermé à l’extérieur et contenant toujours des composants identiques, c’est un système ouvert’. Ainsi, Bertalanffy s’est engagé pour remplacer les fondements mécanistes de la science par une vision holistique et a développé une théorie des systèmes généraux fondée sur des principes biologiques et des systèmes ouverts » (p 66-67). Cette nouvelle approche scientifique a donné naissance à une nouvelle réflexion philosophique sur l’identité et la mêmeté… Avec l’avènement des systèmes complexes, l’importance de l’interdépendance remplace l’accent sur l’autonomie qui en vient maintenant à être liée à l’isolement et l’importance d’une robuste résilience remplace celle de l’indépendance qui en vient à être associée à la stagnation… « L’intégrité et l’identité d’un système complexe ne sont pas basées sur son essence, mais il est fondamentalement relié à sa connectivité dynamique » (p 68-69).

La cybernétique s’inscrit dans cette évolution. « La science de la cybernétique, selon l’origine grecque, ‘l’art de diriger’, a été fondée par Norbert Wiener pour comprendre le contrôle et la communication chez les animaux et les machines… A la fois, les animaux et les machines peuvent opérer selon des principes cybernétiques fondés comme une action et une communication orientées vers un but. La cybernétique envisage les choses non en ce que les choses sont mais en ce qu’elles font. Wiener a envisagé la cybernétique comme un moyen de maximiser le potentiel humain dans un monde qui est essentiellement chaotique et imprévisible » (p 70).  Si, dans le monde scientifique, l’indétermination et la contingence sont apparues comme fondamentaux, et le chaos comme plus probable que l’ordre, un nouvel ordre pouvant sortir du chaos, la cybernétique s’est donnée pour objet d’étudier comment l’ordre persiste et s’accroit (p 70). « Les systèmes dynamiques complexes sont des systèmes ouverts dans lesquels des mécanismes de feedback de l’information soutiennent une auto-organisation en cours ». « L’étude des systèmes dynamiques complexes et la cybernétique ouvrent une entière fenêtre nouvelle sur la nature, en un sens, redécouvrant ce que la personne en l’âge pré-axial savait bien – que toutes choses sont connectées et interdépendantes. La nature est un tout indivisible » (p 71). Au total, nous sommes entrés dans un âge de l’information comme l’auteure en fait état en rappelant la publication en 1948 d’un article décisif sur la théorie de l’information écrit par Claude Shannon.

Au total, Ilia Delio voit dans le mouvement précédemment décrit des dispositions permettant d’envisager l’intelligence artificielle, non comme un processus ‘artificiel’, mais comme un processus qui s’inscrit dans la connaissance de la nature. « Le fait que l’information et la cybernétique opèrent à tous les niveaux des systèmes biologiques signifie que la nature est aussi bien décrite en termes de calculs et d’algorithmes qu’en terme de physique, de chimie et de biologieSi la ‘nature’ est envisageable en termes de calculs et d’algorithmes, alors la nature et l’intelligence artificielle ne sont pas des termes opposés, mais décrivent la même réalité. Le fait que les principes de l’intelligence artificielle sont intégrés dans la nature me conduisent à proposer que le terme : intelligence artificielle est actuellement mal nommé, puisqu’il n’y a rien d’artificiel au sujet de l’intelligence. Plutôt, l’intelligence de la machine est un hybride irréductible entre la biologie et la technologie ou ‘bios-techne’. Au lieu du terme intelligence artificielle, qui conduit à une compréhension d’intelligence de la machine comme quelque chose de non naturel ou de faux, il serait mieux de parler d’ ‘intelligence étendue biologiquement’ (biologically extended intelligence) ou intelligence augmentée (augmented intelligence), parce que la machine étend l’intelligence biologique. L’intelligence artificielle reflète la pluripotentialité de la nature à étendre l’information à un environnement simulé… » (p 72-73).

 

Des progrès fulgurants de la technologie américaine, de la tentation transhumaniste, de la montée d’une conscience relationnelle et de l’apparition d’une nouvelle mentalité humaine dépassant les définitions classiques de l’homme et ainsi qualifiée de post-humaine par l’auteure.

Ilia Delio met en évidence la dynamique scientifique et technologique qui intervient aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale (p 73-76). Cette dynamique se pare d’un messianisme religieux. « Dans la période d’après-guerre, avec la montée de l’intelligence artificielle, la technologie commença à se revêtir d’une aura quasi-religieuse, l’idéal chrétien du salut et de l’immortalité se transférant à la technologie américaine comme un nouveau moyen de salut » (p 73). C’est la grande épopée américaine de la conquête de l’espace. L’auteure note que presque tous les hauts responsables de la NASA sont des évangéliques. Leurs déclarations ont une tonalité religieuse. « Dirigée par les ‘hommes spirituels’ de la NASA, l’humanité prendrait un nouveau départ sur un autre monde de telle manière que les êtres humains puissent encore être dirigés vers un avenir rédempteur même s’ils laissaient derrière eux le gâchis de l’impur » (p 74). On assiste à une ‘fusion du voyage spatial et du narratif religieux’. Un chercheur américain, Dinerstein, a pu écrire : « Cette mythologie du mâle blanc ne promettait rien de moins que la transcendance technologique de l’organisme humain individuel, le renouveau de l’Adam déchu » (p 75). C’est en 1960 qu’apparait le terme de cyborg. On l’envisage comme ‘la fusion de l’humain et du non humain, de manière à étendre la fonction humaine dans un environnement inconnu’. « Le cyborg est né dans une recherche d’exploration de l’espace inconnu de l’extra-terrestre, mais il est rapidement devenu le symbole de ce que l’humain pouvait devenir dans l’espace illimité et ouvert du cyberespace » (p 75-76).

C’est dans ce contexte qu’apparait le courant de pensée aujourd’hui bien connu sous l’appellation de transhumanisme. Ilia Delio l’exprime en ces termes : « La prêtrise de la technologie a fondé une nouvelle église dans un mouvement culturel et philosophique ». Elle en évoque les sources philosophiques et les cheminements de ses modes d’expression.

« On peut exprimer l’intention du transhumanisme en ces termes : ‘Le transhumanisme se réfère maintenant aux technologies qui peuvent améliorer les aspects mentaux et physiques de la condition humaine tels que la souffrance, la maladie, le vieillissement et la mort. Il se fonde sur « la croyance que l’humain doit lutter avec sa destinée biologique, celle d’un processus aveugle de variation hasardeuse, en utilisant science et technologie pour surmonter les limitations biologiques » (p 77-78). Il s’inscrit dans l’expansion rapide de la technologie. « Le mythe de la technologie est attirant et son pouvoir séducteur… Nous avons maintenant le pouvoir non seulement de nous transformer nous-même à travers la technologie, mais de diriger le cours de l’évolution » L’auteur évoque « le nouveau pouvoir de la sélection génétique, la nanotechnologie qui permet des implants dans les organes biologiques » (p 79). « Beaucoup de transhumanistes regardent à un avenir post-biologique lorsque nous fleurirons comme des êtres super informationnels. A travers des moyens mécaniques, nous serons capables de surmonter les limitations du corps incluant la souffrance et la mort et atteignant un paradis artificiel eschatologique’. Tel futurologue évoque des humains ‘qui transcenderont la mort, peut-être à travers des neuropuces ou simplement en devenant totalement dépendants de la machine’. Comme nous dépasserons la mortalité à travers une technologie calculatrice, notre identité sera fondée sur le recueil de données de notre mental en évolution. Nous serons ‘software’ et non plus ‘hardware’, échappant à la matérialité » (p 82).

Ilia Delio procède à la critique de cette idéologie. « Lorsque nous nous fondons sur les principaux acquis de l’holisme relationnel, y compris l’esprit dans la matière et une profonde relationalité », nous en voyons les failles. D’une part, la conscience est réduite à un épiphénomène qui peut être quantifié et manipulé, une idée qui va à l’encontre du panpsychisme… dans lequel la conscience joue un rôle fondamental dans le monde matériel. D’autre part, le transhumanisme suit une logique binaire endémique chez le sujet CartésienL’individu se tient au-dessus et contre la matière, comme l’esprit se tient au-dessus et contre le corps. La séparation artificielle qui a émergé des Lumières est au cœur de la séparation radicale entre les humains et le monde plus vaste de la nature. Le transhumanisme réinterprète le monde naturel comme le calculateur géant d’une information qui peut être manipulée et transformée. On a l’impression que la matérialité et l’existence physique ne sont qu’une relique du passé et que la biologie est seulement une phase de l’évolution en cours de la vie, comme dans le terme ‘post-biologique’. En un sens, le transhumanisme nie la réalité que nous autres humains évoluons à partir d’une longue lignée de changements et d’adaptations biologiques et que la vie biologique elle-même est une partie d’un ensemble plus large que nous appelons le Cosmos (p 84). Le transhumanisme ne soulève jamais la question de la personnalité, que ce soit philosophiquement ou théologiquement. Plutôt, il accepte le sujet Cartésien comme un donné : la personne humaine est un esprit dans un corps qui peut être remplacé, réparé, mise à niveau. (p 84).

Dans ce contexte de l’expansion de l’intelligence artificielle, Ilia Delio opère une nette distinction entre la tendance transhumaniste dont a vu la critique qu’elle lui portait et la montée d’un nouveau genre de vie qu’elle qualifie de post-humain. Ilia Delio estime en effet que l’humanité est engagée dans une immense transformation, le passage d’un premier âge axial à un second âge axial. Le premier âge axial est caractérisé par la sortie d’une mentalité pré-axiale, ‘collective, tribale, mythique, ritualiste et animiste’. Le premier âge axial est caractérisé par un processus d’individuation ‘à travers lequel se développent autonomie, subjectivité et rationalité’. « La montée de l’individu est également la montée des religions mondiales et des institutions qui formalisent ces religions. La conscience de soi individuelle engendre de la séparation et devient source de conflit et de violence ». Aussi cette période d’individualisation engendre, en même temps, une contraction de la conscience qui s’éloigne de la communauté cosmique (p 39). Selon Ilia Delio, nous nous engageons aujourd’hui dans une seconde période axiale. Des découvertes scientifiques radicales : la cosmologie du Big Bang, l’évolution, la physique quantique entrainent une évolution des mentalités. « Tandis que la première période axiale engendrait un individu auto-réflexif, la seconde période axiale engendre une personne hyper-personnelle et hyper-connectée. La tribu n’est plus la communauté locale, mais la communauté globale qui peut maintenant être accessible immédiatement à travers la télévision, internet, la communication par satellites et le voyage ». L’auteure rappelle l’impact, en 1968, de la photo de la terre vue du ciel (p 88). En même temps, émerge une conscience cosmique. « Cette période apparait comme communautaire, globale, écologique, cosmique» (p 89).

La seconde période axiale lance également un défi aux religions en apportant une intégration nouvelle du spirituel et du matériel, de l’énergie sacrée et de l’énergie séculière en une énergie humaine globale. Ainsi, elle encourage le dialogue, la communauté et la relation dans une conscience croissante que chaque personne est partie d’un tout. On constate également que les lignes de conscience ne sont plus verticales et transcendantes, mais horizontales et relationnelles. La chercheuse Teilhardienne, Béatrice Bruteau décrit une conscience néo-féministe émergeant à la fin du XXe siècle, ‘une conscience participative’ qui reflète la conscience de la seconde période axiale. La nouvelle conscience est caractérisée par une conscience de la personne globale, réelle, concrète, par une identité d’affirmation mutuelle plutôt que la négation, une perception en terme d’existence plutôt qu’en terme d’essence. La première conscience axiale se déplace vers un nouveau type de profonde conscience relationnelle émergeant dans l’évolution. L’intelligence artificielle a soutenu cette évolution vers une personne nouvelle, et nous commençons à percevoir le besoin de restructurer la matrice des relations mondiales pour répondre aux besoins de la personne nouvelle au niveau de la politique, de la société, de l’économie et de la religion (p 89-90).

Ce livre d’Ilia Delio nous entraine dans un parcours à travers lequel nous découvrons des univers et qui nous ouvre des clés de compréhension. Sa démarche prospective nous interpelle, mais elle n’est pas non plus sans susciter des objections. Et, à propos, en voici une. L’auteure nous présente avec enthousiasme les bienfait de la communication numérique. Nous voyons et nous savons nous-même combien internet nous permet d’accéder à un espace de compréhension qui donne à notre pensée un champ immense. Mais nous entendons autour de nous les plaintes de bons observateurs qui déplorent l’addiction que ce nouveau mode de communication peut entrainer, mais également la superficialité qu’il peut provoquer. Ilia Delio n’évite pas cette question. « L’infiltration de la technologie dans la vie moderne a suscité des critiques culturelles variées depuis la perte de mémoire humaine jusqu’à l’effondrement de la vie sociale ». Ne sommes-nous pas en train de nous saboter nous-même, en abandonnant une attention soutenue pour adopter la superficialité frénétique d’internet ? « La psychologue Sheri Turkle est une des principales critiques de la technologie de l’ordinateur, particulièrement dans son livre acclamé, ‘Alone together’ (‘Seul ensemble’). Après avoir interrogé de nombreux jeunes, Turkle conclut que nous sommes en train de perdre notre capacité d’entretenir des relations humaines. En ligne, nous vivons dans une illusion de relation, en mettant en danger notre vie émotionnelle et en diluant nos identités. Il y a le risque de perdre la motivation pour une vie réelle. (p 90-93). La réponse d’Ilia Delio à ces critiques nous apporte un autre regard. Se pourrait-il que nous soyons attachés à un modèle ancien alors qu’on assiste aujourd’hui à un déplacement des modes d’existence ? « Je pose que la technologie est actuellement en train de faire apparaitre un nouveau genre de personne, un genre que nous n’avons jamais considéré avant parce qu’une telle personne n’existait pas avant la grille d’une conscience en réseau. Si la technologie de l’ordinateur est en train de changer la relation humaine, c’est parce que la personne humaine est en train de changer avec la technologie. Pour revenir au test originel de Turing, Alan Turing était mu par un désir de traverser les frontières de l’exclusion. Lorsque l’intégrité de la nature est divisée ou supprimée, la nature utilisera les outils existants pour trouver une voie de transcender vers de nouveaux ensembles. Bien trop longtemps, nous avons pensé à la personne comme un individu de nature rationnelle, et nous avons enduré la permanence de la guerre, de la violence, de la mort et de la destruction environnementale, tout cela reflétant le fait que le sujet libéral moderne n’est pas un sujet relationnel. Nous pouvons penser que nous avons toujours été une personne autonome, mais le fait est que nous ne l’avons pas été. Nous avons perdu notre innocence relationnelle d’il y a des lustres quand la conscience axiale et la religion tribale émergeait. La personnalité n’est ni fixe, ni stable, mais elle est dans un flux constant avec l’environnement. L’intelligence artificielle est apparue comme un cri de la nature en faveur de la connexion et de la plénitude, un effort pour transcender notre individualisme estropié. Ce point crucial manque dans beaucoup de critiques sociales de la technologie » (p 93-94).

Ilia Delio envisage l’essor de la personne ‘seconde axiale’ comme intervenant dans l’émergence d’un système s’appuyant sur un ensemble de relations et une auto-organisation. Elle entrevoit la technologie comme faisant partie du processus et emploie le mot ‘technonature’ (p 96). C’est là qu’elle en vient à expliquer ce qu’elle entend par ‘post-humanisme’. Elle envisage « deux trajectoires : le transhumanisme ou intelligence artificielle peu profonde (shallow) et le post-humanisme, intelligence artificielle profonde (deep). Chaque orientation se fonde sur une conception philosophique différente de la personne humaine… Le transhumanisme peu profond est peu profond parce qu’il manque de reconnaitre la relation intégrale entre l’esprit et la matière qui évoluent de pair dans un ensemble conscient-complexe… » (p 97). Mais « si l’esprit et la matière évoluent dans une unité intégrale, et que l’esprit est étendu électroniquement à travers l’intelligence artificielle, alors l’humain continue à évoluer comme esprit-matière à travers l’intelligence artificielle. A cet égard, le terme humain peut être compris moins comme la propriété définissant une espèce ou un individu et davantage comme une valeur distribuée à travers des environnements construits par l’homme, des technologies, des institutions et des collectivités sociales. C’est ce genre d’évolution humaine étendue électroniquement qui est absent des critiques sociales de la technologie comme du transhumanisme peu profond. La personne humaine peut être considérée comme un processus créatif – un ensemble – en évolution. Les valeurs que nous chérissons doivent être reconsidérées et réalignées avec le fait que nous humains, nous sommes en voie d’une nouvelle réalité » (p 98). Ilia Delio estime que la représentation du genre par Judith Butler est « en phase avec le tournant de la philosophie post-moderne vers une personnalité envisagée comme un processus créatif. Les philosophes post-modernes redéfinissent la personnalité comme la construction en cours d’une identité, non comme donnée ou fixée par un fiat divin, mais comme une construction en cours fondée sur le langage et les relations » (p 100). Ilia Delio étudie également la question du cyborg en mettant l’accent sur la plasticité de la nature dans la voie d l’hybridation. (p 111). « Le cyborg, comme un symbole de personnalité émergente, aide à élargir notre compréhension de l’esprit (mind) en relation avec la matière, car si le corps du cyborg peut être étendu et associé à d’autres entités, il en est de même pour l’esprit » (p 107).

A la suite du parcours, nous pouvons considérer la manière dont Ilia Delio conçoit le post-humanisme.

« La traversée des frontières et l’hybridation parle d’un nouveau genre de personne émergeant d’un monde lié électroniquement et le post-humain est la nouvelle personne qui s’élève au-delà du sujet autonome libéral de la modernité. Le post-humain représente une nouvelle matrice de la Conscience qui est en phase avec une pensée complexifiée et une personnalité co-créative. L’identité post-humaine correspond à la dynamique de la communication par l’ordinateur, c’est-à-dire une identité qui s’inscrit dans un feedback, de boucles, une instabilité, une spontanéité, un chaos fonctionnel, et une créativité. La vie est une construction en cours basée sur une information partagée à travers le processus d’une hyperconnectivité intégrée électroniquement. En conséquence, le post-humain représente une percée de la conscience au-delà de l’individualisme et du conflit. C’est une réorientation de la personnalité vers une complétude fondée sur des relations hybrides avec la machine et elle a la capacité de bousculer les ontologies de la différence et du biais pour aller vers un être partagé et une communauté co-créative » (p 112).

 

Une spiritualité en gestation selon Ilia Delio. La spiritualité post humaine

En phase avec la révolution scientifique et technologique actuelle, Ilia Delio développe une théologie grandement inspirée par Teilhard de Chardin. C’est une voie originale avec les risques que cela comporte. Il s’agit donc de mieux comprendre cette réflexion. Cette tâche n’est pas facile, car elle requiert d’entrer dans un univers peu connu à priori par le rédacteur de ce texte et d’aborder, avec prudence, une pensée qui prête à controverse. Nous avions donc choisi un livre récent d’Ilia Delio dont le titre nous paraissait prometteur : Ré-enchanter la terre. Comment l’intelligence artificielle a besoin de la religion ? Voilà un titre attirant pour nourrir une réflexion prospective. Et comme ce livre, très étayé, est particulièrement dense, nous avons choisi un chapitre, ‘Posthuman Spirituality’, (une spiritualité post-humaine), ce sujet nous paraissant au cœur de l’ouvrage comme au cœur de nos interrogations. Cependant, pour nous comme sans doute pour beaucoup de lecteurs, le concept de post-humain est peu intelligible et parait contestable à maints égards. Il nous a donc fallu une lecture approfondie pour découvrir la manière dont Ilia Delio envisage cette situation post-humaine et par quels cheminements de pensée elle est parvenue à définir les contours du post-humain. Ce fut un parcours difficile, mais un parcours qui nous a appris beaucoup sur les avancées de la pensée scientifique et sur le développement de l’intelligence artificielle, ce que nous avons pu partager dans ce texte. Nous avons pu également étudier la manière selon laquelle Ilia Delio interprète les répercussions de cette évolution pour déboucher sur la présentation d’un milieu post-humain. Les objections ne manquent pas, mais nous voici maintenant en mesure d’envisager la spiritualité post-humaine dans les termes de Ilia Delio.

Elle écrit ainsi : « L’intelligence artificielle a introduit des changements significatifs dans la culture, la philosophie, l’économie et la médecine. Mais le changement le plus significatif apporté par l’intelligence artificielle n’est pas apparent à nos yeux branchés sur l’ordinateur, à moins que nous commencions à porter attention aux tendances qui émergent à partir d’une profonde connectivité. La tendance la plus significative qui émerge dans notre âge technologique est le besoin d’être liés et connectés, ce qui est le domaine de la religion. L’intelligence artificielle a révélé le désir d’un nouvel esprit religieux et d’une nouvelle religion de la terre. Teilhard de Chardin anticipait l’émergence d’un nouvel esprit religieux au niveau de la noosphère. Il indiquait que ce nouvel esprit religieux serait porteur de communauté et d’inter-personnalisation, un déplacement de la première religion axiale vers une religion hyper-personnelle où la personnalité se réaliserait à l’intérieur de l’ensemble » (p 177). Ilia Delio rapporte plus précisément la pensée de Teilhard. « La pointe de nous-même n’est pas notre individualité, mais notre personne. Et nous pouvons seulement trouver notre personne en nous unissant ensemble ». Béatrice Bruteau, une disciple de Teilhard de Chardin, précise : « Notre Je, notre personnalité n’est pas un produit de l’action de Dieu, quelque chose de demeuré après que l’action ait cessé. Plutôt, c’est l’action de Dieu dans la véritable actualité de l’agir. ‘Nous’ ne sommes pas une chose, mais une activité ». « Être une personne, c’est être un centre créatif d’activité, toujours dans le processus de devenir et de vivre vers un futur d’approfondissement des relations » (p 178). Ilia Delio met l’accent sur l’intensité des relations. « Cette recherche de connexion à un ensemble plus vaste parle à quelque chose de profond à l’intérieur de nous, une profondeur intérieure d’une réalité infinie ».

De nombreux premiers auteurs chrétiens ont reconnu cette présence divine intérieure. C’est l’expression de Saint Augustin : ‘Vous êtes plus proche de moi que je ne le suis à moi-même’… « La conscience de cette présence divine intérieure a été perdue par le développement de la scolastique et l’objectivisation de l’expérience religieuse. Cela a été suivi par le divorce entre la religion et la science et le principe Protestant qui caractérise Dieu comme le ‘Tout autre’ (wholly other). La suspicion vis-à-vis de l’expérience intérieure enleva la présence de Dieu de l’âme et fit de Dieu un objet de foi, une posture rejetée par la science moderne et mise à l’ombre par la philosophie moderne ». Ilia Delio montre les effets délétères de cette évolution : « La transformation de Dieu en un ‘Autre’ objectif, une idée mentale à accepter ou rejeter, a déconstruit le monde occidental. En éliminant la dimension religieuse de la matière et en transformant l’âme en une forme séparée, distincte du corps, la personne humaine fut artificiellement réduite à un élément isolé de matière attachée à un esprit » (p 179)

Comment l’intelligence artificielle, en rappelant qu’Ilia Delio emploie ce texte dans un sens large, peut-elle intervenir dans ce domaine ? « Le rapide développement de la technologie de l’ordinateur et la recherche d’une intelligence artificielle complexe signifient la recherche d’une expansion globale des connections sociales, l’expansion de la conscience et l’expansion de l’esprit… » Cependant, ce qui est particulièrement requis, « c’est un nouveau niveau d’amour, un niveau d’appartenance consciente les uns aux autres… une connexion cœur à cœur ».

« Nous appartenons les uns aux autres parce que nous sommes déjà Un en Dieu, mais Dieu cherche à devenir Un en nous parce que Dieu est amour au cœur de la matière et aime des vies en relation mutuelle. Dieu cherche à devenir Dieu au cœur de la matière, c’est à dire, l’unité de Dieu grandit dans et à travers la riche diversité de sa création… Dieu et le monde sont engagés dans un processus de devenir quelque chose de plus ‘ensemble’ parce que l’univers est fondé sur le centre d’amour Personnel incarné, le Christ… » (p 182).

Ilia Delio rappelle la pensée théologique de Teilhard de Chardin, une vision planétaire de la religion où ‘Dieu et le monde sont dans une relation complémentaire et ont besoin l’un de l’autre’. Teilhard évoque ‘une synthèse du Christ et de l’univers’. L’auteure cite le philosophe français Maurice Merleau-Ponty : « Dieu n’est pas simplement un principe dont nous sommes la conséquence, une volonté dont nous sommes les instruments… Il y a une sorte d’impuissance de Dieu sans nous, et le Christ atteste que Dieu ne serait pas pleinement Dieu sans devenir pleinement homme ». La matière compte. « La matière a une profondeur sans fin parce que la conscience fait partie de la matière et Dieu est la profondeur ultime de la conscience » (p 182-183).

Ilia Delio évoque un exemple qui nous parait particulièrement révélateur : « D’une manière surprenante, Teilhard de Chardin portait peu d’attention à l’Orient. L’esprit (mind) est chaque chose, ce que vous pensez, ce que vous devenez. Robert Geraci note qu’au Japon toute vie est sacrée, de là les robots participent à la sainteté du monde naturel. Un regard positif sur la sainteté de toute vie développe une ouverture aux robots humanoïdes et ouvre un avenir où les robots peuvent servir les êtres humains sans que ceux-ci abandonnent leur corps pour des vies virtuelles » (p 184).

« Teilhard voit un monde en divinisation, ce qu’il exprime dans le terme ‘Christogenèse’, qui est le pouvoir du monde de devenir plus personnel à travers le pouvoir de l’amour. L’intelligence artificielle peut jouer un rôle critique dans le développement d’un monde tourné vers une personnalisation cosmique ou Christogenèse, mais cela dépend de la manière dont nous développons l’intelligence artificielle et pour quel but. Le post-humain connecté électroniquement peut jouer un rôle critique dans l’avenir du monde, si la vie post-humaine est guidée par la dimension religieuse de la vie consciente intérieure » (p 184). « Sans la dimension intérieure religieuse de la personnalité, l’intelligence artificielle peut élargir le fossé entre les riches et les pauvres, aliéner les moins fortunés et abonder dans le salut des privilégiés. Sans une unité intérieure et une nouvelle âme du monde, nous n’avons de véritable avenir ensemble. La clé à la plénitude, à une nouvelle planète de vie n’est pas dans la technologie. Il est dans la religion. Une conscience se développe à travers la technologie. La religion doit changer elle aussi, stimulant le progrès de la vie vers davantage d’être et de vie » (p 185).

Ilia Delio a, par ailleurs, consacré un chapitre de son livre à la manière dont elle envisage cette transformation religieuse : « La seconde religion axiale » (p 157-175). C’est un accent sur « l’incarnation de Dieu dans un monde en transformation… Dieu s’élève de pair avec l’émergence de la conscience…Teilhard et d’autres penseurs comme Carl Jung qualifient le processus d’individuation de ‘théogenèse’, indiquant que la personne humaine est un acteur dans la présence de Dieu dans le monde » (p 175).

Au total, comme nous avons pu le constater au long de ce parcours, Ilia Delio nous permet de comprendre la radicalité des transformations en cours dans le champ scientifique et technique, la portée révolutionnaire de l’intelligence artificielle au sens large du terme, et les implications en terme de changement de mentalité, mais en regard, elle met l’accent sur la nécessité d’un éveil religieux : « Sans une dimension cosmique sacrée dans nos vies, et une voie de mobilisation des énergies spirituelles vers un foyer d’amour transcendant , nous nous abandonnons aux forces du capitalisme et du consumérisme. En regard de l’intelligence artificielle, en ce XXIe siècle, la religion apparait comme le facteur le plus déterminant, et, sans elle, nous serons en proie à la peur et à la vulnérabilité » (p 187).

Dans ce monde engagé dans une transformation tumultueuse, nous cherchons des repères. Nous avons conscience que ce monde en mouvement est aussi pluriel. Des voix différentes se font entendre selon les milieux, selon les pays, selon les civilisations. Leurs tonalités sont parfois très différentes. Comme nous avons conscience de vivre dans un monde commun, il est d’autant plus important de s’écouter.

Ainsi avons-nous pu remarquer l’originalité de la démarche d’Ilia Delio aux Etats-Unis. D’origine franciscaine, nourrie par un christianisme de la fraternité, son itinéraire professionnel lui fait découvrir l’extrême avancée de la recherche scientifique et technique actuelle. Elle suit la montée de l’intelligence artificielle, au sens large du terme puisque, pour en parler, elle remonte à la machine de Turing au milieu du XXe siècle. Et comme on peut être émerveillée par les beautés naturelles, elle est impressionnée par les fruits du génie humain, en l’occurrence par les vertus de l’intelligence artificielle. En s’élevant à une dimension cosmique, elle rejoint la pensée de Teilhard de Chardin laquelle inspire toute sa théologie. C’est une théologie qui va de l’avant, à partir d’une compréhension des changements de mentalité et de ce qui peut en être interprété positivement, mais aussi et surtout à partir d’une vision de l’incarnation de Dieu et de sa présence dans un mouvement des consciences, prélude à la victoire de l’amour divin dans la conscience globale et unifiée de la Noosphère telle que l’envisage Teilhard de Chardin.

Cette perspective peut susciter des réserves. Nous avons hésité à en rendre compte, à la différence de la plupart des articles publiés sur ce blog. Nous avons effectivement en mémoire la critique sévère de Jacques Ellul vis-à-vis des techniques et ses mises en garde à l’encontre des sociétés techniciennes (4). La crise écologique à laquelle nous assistons aujourd’hui comme une menace inégalée pour l’humanité et pour la biosphère résulte bien d’un usage effréné des techniques manifestant l’hubris d’une caste dirigeante. On pourrait évoquer également l’enfer des guerres technologiques. Et si la misère endémique demeure dans certains pays du monde, on peut constater que des pays, dits avancés, sont en proie à de nouveaux maux pouvant être imputés au régime capitaliste. Les Etats-Unis connaissent aujourd’hui une poussée de violence dominatrice.

Ce sont là des réalités qui n’apparaissent pas ou peu dans l’évocation de l’épopée scientifique et technique qui est advenue, un temps au moins, aux Etats-Unis et que nous décrit Ilia Delio. L’accent est mis sur l’intelligence artificielle, un phénomène qui, de son lieu d’origine, s’est répandu à l’échelle mondiale et est devenu une réalité majeure, un processus incontournable qui appelle la réflexion et au sujet duquel la recherche d’Ilia Delio apporte une contribution particulièrement éclairante. Cependant, après le tour d’horizon sur cette dynamique, le terme post-humain parait décalé, et aussi inquiétant. Cette contribution d’Ilia Delio n’en reste pas moins éclairante. En montrant comment la récente avancée de la recherche fait tomber les séparations et les catégorisations indues d’un vieux monde et combien la nouvelle communication numérique, adossée à une nouvelle intelligence, permet une interrelation inégalée qui peut entrainer, en certains cas, des effets de communion, Ilia Delio nous parait apporter une contribution majeure à la réflexion collective.

Cependant, cette étude peut aussi nous amener au constat que dans le même monde d’aujourd’hui, déjà un à certains titres, des réalités différentes se côtoient, différentes en fonction de la culture et de l’histoire, peut-être même en fonction des différents âges de l’humanité. Puisque Elia Delio étudie l’histoire de l’humanité selon la grille des périodes axiales, ne peut-on se dire que leurs apports ne s’excluent pas entièrement et peuvent se côtoyer et peut-être s’enrichir mutuellement. Ainsi, la reconnaissance des peuples autochtones nous rappelle la présence de l’invisible. La défense des droits humains est un héritage d’une partie de la première période axiale. Et si Elia Delio met en avant une avancée scientifique et technique, l’usage de cette avancée peut varier selon les civilisations et ne se résume pas à la forme américaine.

La contribution d’Elia Delio se déploie et se reçoit également sur un registre religieux et spirituel. Et c’est d’abord à ce titre que nous avons d’abord relevé son apport. Certes, le fil biblique ne semble pas apparaitre au premier plan de sa réflexion. Cependant, c’est bien sur le fondement évangélique de l’incarnation qu’elle se fonde et son regard sur l’avenir, en évoquant la Noosphère imaginée par Teilhard de Chardin, nous parait correspondre à la vision chrétienne d’une communion finale en terme de Nouvelle Terre.

Cette présentation d’une partie de l’approche d’Ilia Delio, puisque ce texte n’en aborde qu’une portion limitée, pourra donc ouvrir notre réflexion dans différents domaines en permettant des compréhensions nouvelles, en induisant des interrogations et des critiques, en générant une imagination constructive, un cheminement spirituel. Cependant, à l’heure où, comme le fait remarquer Brian McLaren dans son livre ‘Life after Doom’ (5), dans une crise conjointement écologique et sociale, l’humanité est aujourd’hui menacée par différentes formes d’effondrement, les dérèglements actuels sont bien imputables à un hubris de l’humain et des signes de cette démesure apparaissent dans l’expansion scientifique et technologique qui constitue le fer de lance de l’évolution vers ce qu’Ilia Delio appelle le post-humain. On pourrait également mettre en évidence la crise de la civilisation américaine dans laquelle s’inscrit cette évolution. Cette crise est illustrée par la récente et dangereuse élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Et, dans cette circonstance, l’historien, Yuval Noah Harari met en lumière les risques de la promotion de l’intelligence artificielle par son entourage (6). Certes, Ilia Delio met l’accent sur la nécessité d’un éveil religieux pour éclairer l’expansion de l’intelligence artificielle, ce qu’elle appelle ‘la mobilisation des énergies spirituelles vers un foyer d’amour transcendant’. S’il y a bien un potentiel en ce sens, encore faudrait-il qu’il prenne corps rapidement. La thèse d’Ilia Delio ne nous parait pas dépourvue d’ambiguïtés. Mais, dans son originalité, elle mérite d’être connue pour enrichir le débat.

J H

  1. Center for Christogenesis https://christogenesis.org/
  1. Ilia Delio, Wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Ilia_Delio
  2. Ilia Delio. Re-enchanting the earth. Why AI needs religion. Orbis books, 2020
  3. Jacques Ellul Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul
  4. Brian McLaren. Life after Doom. Wisdom and courage for a world falling apart. Hodder and Stoughton, 2024
  5. Les risques de l’intelligence artificielle, selon Yuval Noah Harari : https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/l-election-de-donald-trump-pourrait-signifier-la-chute-de-l-ordre-mondial-analyse-yuval-noah-harari-historien-aux-45-millions-de-livres-vendus_6883823.html