L’invention montessorienne

Maria Montessori. La femme qui nous a appris Ă  faire confiance aux enfants.

« Maria Montessori. La femme qui nous a appris Ă  faire confiance aux enfants » (1), c’est le livre de Christina de Stefano.

« C’est une biographie fascinante d’une pionniĂšre du fĂ©minisme, des pĂ©dagogies nouvelles et des recherches sur le cerveau de l’enfant » (page de couverture).

Aujourd’hui, Ă  un moment oĂč l’humanitĂ© est confrontĂ©e Ă  de graves menaces, il est bon de penser au mouvement de fond qui se poursuit depuis plus d’un siĂšcle : une reconnaissance grandissante de la conscience des ĂȘtres humains et des ĂȘtres vivants jusque lĂ  mĂ©connue par l’égocentrisme patriarcal, des femmes, des enfants et, Ă  la limite, du rĂšgne animal. Mais, il n’y a pas de doute, la prise de conscience du potentiel du petit enfant, l’accompagnement respectueux de son dĂ©veloppement, constitue une Ă©mergence de paradigme, une vĂ©ritable rĂ©volution. A cet Ă©gard, Maria Montessori est la grande pionniĂšre, tout en s’inscrivant dans le vaste mouvement de l’éducation nouvelle tel qu’il est apparu et se manifeste encore aujourd’hui comme un « printemps de l’éducation » (2).

Maria Montessori est celle qui, au dĂ©but du XXe siĂšcle, a dĂ©passĂ© les obstacles des conditions et des mentalitĂ©s qui barraient la route Ă  la reconnaissance d’une voie nouvelle, en proclamant et en dĂ©montrant que « l’enfant n’est pas un vase que l’on remplit, mais une source que l’on laisse jaillir ». ReconnaĂźtre le potentiel de l’enfant, c’est ne pas lui imposer, d’en haut, une instruction stĂ©rĂ©otypĂ©e, des mĂ©thodes contraignantes, mais observer et accompagner son dĂ©veloppement, son mouvement dans une approche personnalisĂ©e et la proposition d’un environnement matĂ©riel et social appropriĂ©. ReconnaĂźtre la dimension de l’enfant, c’est apprĂ©cier Ă©galement sa dimension spirituelle. Le petit enfant est un « embryon spirituel ».

Si la pĂ©dagogie Montessori n’a pas occupĂ© tout le champ de l’éducation et reste pionniĂšre, sa prĂ©sence s’est Ă©tendue : 200 Ă©coles en France suite Ă  une forte croissance dans les derniĂšres dĂ©cennies, et 20 000 dans le monde. Maria Montessori a Ă©crit plusieurs livres. Son ouvrage : « l’enfant » fut pour nous une rĂ©vĂ©lation (3), et, sur le web, il y a maintenant de nombreux sites qui prĂ©sentent la pĂ©dagogie Montessori (4).

La pĂ©dagogie Montessori est toujours inspirante aujourd’hui. Dans le champ de l’éducation nouvelle, elle inspire des innovations comme celles de CĂ©line Alvarez (5) retracĂ©es sur ce blog. Des recherches rĂ©centes, impliquant les neurosciences rejoignent les constats de Maria Montessori sur la dimension spirituelle de l’enfant. « L’enfant est un ĂȘtre spirituel » (6). Depuis la fin du XXe siĂšcle, la pĂ©dagogie Montessori a mĂȘme inspirĂ© une nouvelle approche de la catĂ©chĂšse chrĂ©tienne : « Godly Play » (7). On peut ajouter que l’éducation Montessori, Ă  travers certaines de ses caractĂ©ristiques : l’attention Ă  la dimension sensorielle, l’écoute, le respect commencent Ă  inspirer aujourd’hui la communication entre adultes (8).

Ce livre de Christina de Stefano est un ouvrage de rĂ©fĂ©rence bien Ă©tayĂ©, appuyĂ© sur des notes et une bibliographie abondante. Et c’est aussi un livre trĂšs accessible rĂ©parti dans une centaine de courts chapitres et se dĂ©roulant en cinq parties : la construction de soi (1870-1900) ; la dĂ©couverte d’une mission (1901-1907) ; les premiers disciples (1908-1913) ; la gestion du succĂšs (1914-1934) ; l’éducation cosmique (1934-1952). En constant mouvement, dans des contextes diffĂ©rents d’un pays Ă  un autre, de l’Italie aux Etats-Unis, de l’Espagne aux Pays-Bas et jusqu’à un long sĂ©jour en Inde, la personnalitĂ© de Maria Montessori apparaĂźt dans sa complexitĂ©. Nous nous centrerons sur l’élaboration de « la mĂ©thode Montessori » fondĂ©e sur l’observation des enfants, ce que nous appellerons : l’invention montessorienne. Cette invention est la rĂ©sultante de la formation d’une personnalitĂ© originale, une forte personnalitĂ© qui tranche avec la sociĂ©tĂ© dominante de l’époque. Il y a eu lĂ  toute une pĂ©riode de prĂ©paration. L’invention montessorienne a ensuite suscitĂ© des Ă©chos, si plus particuliĂšrement dans certains pays, de fait dans le monde entier. Maria Montessori a communiquĂ© sa vision et rĂ©pandu son message en suscitant l’engagement et le dĂ©vouement d’un grand nombre de personnes. C’est une pĂ©riode de diffusion et d’expansion.

 

La préparation

NĂ©e en 1870, Maria Montessori a grandi comme fille unique dans une famille de la classe moyenne italienne, chĂ©rie par ses parents. « Son pĂšre travaille au ministĂšre des Finances, sa mĂšre se consacre Ă  son Ă©ducation. Elle lui inculque les valeurs de la solidaritĂ© et lui fait tricoter des habits chauds destinĂ©s Ă  des Ɠuvres de bienfaisance. Elle l’encourage Ă  s’occuper des pauvres et Ă  tenir compagnie Ă  une voisine handicapĂ©e par sa bosse. Peut-ĂȘtre, est-ce pour cela que la fillette caresse l’idĂ©e de devenir mĂ©decin » (13).

Maria supporte trĂšs mal l’école Ă©lĂ©mentaire. A cette Ă©poque, « immobile Ă  son pupitre, on Ă©coute la maitresse pendant des heures et on rĂ©pĂšte la leçon en chƓur » (p 11). « Cette fillette extravertie est, malgrĂ© son jeune Ăąge, dotĂ©e d’un grand charisme » (p 11). Elle poursuit ensuite ses Ă©tudes dans une Ă©cole technique oĂč elle rĂ©ussit sa scolaritĂ©. Son pĂšre voudrait qu’elle s’inscrive Ă  l’école normale pour devenir institutrice. Mais elle s’y refuse et dĂ©clare vouloir devenir ingĂ©nieur. « C’est un choix insolite, car les rares jeunes filles qui poursuivent leurs Ă©tudes le font pour enrichir leur culture avant de se marier ou, Ă  la rigueur, pour entrer dans l’enseignement » (p 17).

Mais, encore plus surprenant Ă  l’époque, elle voulut s’engager dans des Ă©tudes de mĂ©decine. Si l’esprit progressiste de sa mĂšre la soutient, son pĂšre y est dĂ©favorable. « A l’époque, dans les milieux bourgeois, on protĂšge jalousement les filles Ă  marier, qui ne sortent jamais de chez elles sans ĂȘtre accompagnĂ©es. Il est donc proprement inouĂŻ d’imaginer une fille assise seule au milieu d’étudiants de sexe masculin » (p 19). Cependant Maria Montessori parvient Ă  surmonter la barriĂšre sociale et culturelle et Ă  franchir les obstacles. AprĂšs avoir accompli des Ă©tudes prĂ©paratoires, en fĂ©vrier 1992, elle intĂšgre la facultĂ© de mĂ©decine. A l’époque, certains professeurs ont des personnalitĂ©s fortes et des idĂ©es avancĂ©es. Ils sont engagĂ©s dans une action mĂ©dicale en milieu populaire. Maria les accompagne dans ce bĂ©nĂ©volat. « Ayant grandi dans un environnement bourgeois et protĂ©gĂ©, Maria n’était pas prĂ©parĂ©e Ă  ce qu’elle dĂ©couvre
 C’est son « approche du peuple » (p 31). TrĂšs marquĂ©e par les cours d’un professeur sur la relation entre Ă©ducation et folie, elle dĂ©cide de faire une thĂšse en psychiatrie sous sa direction. « Entre les cours, l’internat, dans les hĂŽpitaux et l’étude des patients de la clinique psychiatrique en vue de sa thĂšse, la derniĂšre annĂ©e d’universitĂ© de Maria est trĂšs intense. Elle obtient son diplĂŽme en juillet 1896 » (p 34).

Maria Montessori va donc entrer dans un univers mĂ©dical. Elle est assistante dans un hĂŽpital. Et, tous les jours, en sortant de l’hĂŽpital, « elle continue Ă  faire du bĂ©nĂ©volat auprĂšs des dĂ©shĂ©ritĂ©s de la ville. C’est au contact des enfants pauvres, qui sont les derniers de la sociĂ©tĂ©, que nait son attention Ă  l’égard de l’enfance » (p 39).

Il lui arrive de frĂ©quenter l’asile d’aliĂ©nĂ©s de Rome. C’est un endroit oĂč rĂšgne la violence. Au cours de l’une de ses visites, elle dĂ©couvre les enfants de l’asile. « JugĂ©s incurables et donc enfermĂ©s Ă  vie, ces enfants reprĂ©sentent peut-ĂȘtre ce que ce lieu Ă©pouvantable a de plus terrible » (p 44). « Maria comprend qu’elle a trouvĂ© lĂ  une cause pour laquelle se battre ». Elle s’interroge Ă  partir de la rĂ©action d’une servante. « Si la rĂ©action des enfants ne dĂ©pendait pas tant de leur dĂ©sir de manger que celui d’interagir avec quelque chose » (p 44).

« Jusqu’alors, Maria a Ă©tĂ© une jeune femme mĂ©decin engagĂ©e dans les causes sociales et fĂ©ministes. A partir de lĂ , elle empruntera une voie qui la conduira trĂšs loin Ă  parcourir le monde et Ă  prĂȘcher une nouvelle approche de l’enfant. Dans cette salle d’asile de Rome, son intuition lui dit que les petits dĂ©ficients ont besoin d’un traitement spĂ©cifique qui les stimule et les Ă©lĂšve » (p 45). Elle demande Ă  en emmener quelques-uns hors de l’asile pour faire des expĂ©riences avec eux.

Elle s’intĂ©resse Ă  la pĂ©dagogie. « C’est ainsi quelle dĂ©couvre le travail d’ Edouard Seguin, un français qui, au milieu du XIXe siĂšcle, a mis au point une Ă©ducation particuliĂšre aux rĂ©sultats surprenants
 Seguin est le grand inspirateur de Maria Montessori et le crĂ©ateur du matĂ©riel didactique Ă  partir duquel elle a Ă©laborĂ© sa mĂ©thode » (p 45).

Edouard Seguin a Ă©tĂ© assistant du Docteur Itard devenu cĂ©lĂšbre pour sa tentative d’éduquer « l’enfant sauvage de l’Aveyron ». Itard a pris en charge cet enfant en mettant en Ɠuvre une mĂ©thode expĂ©rimentale, « faite de patience, d’observation et d’une grande crĂ©ativité » (p 47). Dans ce sillage, Seguin se voit confier en 1840, ce qui est sans doute la premiĂšre classe spĂ©cialisĂ©e de l’histoire, un groupe de jeunes dĂ©ficients internĂ©s Ă  l’asile de Paris. « DĂ©bordant d’enthousiasme, Seguin travaille, jour et nuit, pour essayer de communiquer avec eux. Il a dĂ©cidĂ© de bĂątir une Ă©ducation complĂšte, systĂ©matique, qui part de la sollicitation des sens pour ensuite s’étendre au dĂ©veloppement des idĂ©es et des concepts abstraits
 Pour ce faire, il invente tout un matĂ©riel Ă©ducatif  ». (p 48). En 1846, il publie un livre qui rapporte son travail. En raison de l’opposition manifestĂ©e par le milieu mĂ©dical français, il Ă©migre aux Etats-Unis.

A la fin des annĂ©es 1890, un tournant majeur intervient dans la vie de Maria Montessori. Ce fut une rencontre amoureuse avec un collĂšgue mĂ©decin Giuseppe Montesano. « Elle, socialiste, dans un sens, lui avec une Ă©thique juive, son important sens moral, sa rigueur
 elle trouva dans la douceur de Montesano l’élĂ©ment complĂ©mentaire Ă  son tempĂ©rament fort » (p 42). Ils travaillent ensemble. Mais Maria n’envisage pas un mariage. A cette Ă©poque, « la condition de la femme mariĂ©e est incompatible avec un travail hors du foyer » (p 52). Maria Montessori perçoit le mariage comme un assujettissement. Or elle tombe enceinte. La situation est critique. « A cette Ă©poque et dans son milieu, une grossesse hors mariage dĂ©truirait sa carriĂšre et sa rĂ©putation » (p 51). Finalement Ă  l’initiative de sa mĂšre, les deux familles s’entendent pour masquer l’incident. L’accouchement a lieu Ă  domicile le 31 mars 1898. L’acte de naissance indique que l’enfant est nĂ© de pĂšre et de mĂšre inconnus. Il est confiĂ© Ă  une nourrice Ă©loignĂ©e. Maria Montessori accepte donc de se sĂ©parer de son nouveau-nĂ©. Elle demande au pĂšre, Giuseppe Montesano de « prendre soin de leur enfant Ă  distance et de promettre de ne jamais se marier » (p 54 ). Ce dernier manifeste de la bonne volontĂ©, mais il subit les pressions de sa famille et la situation se dĂ©grade. « Tout a basculĂ© en l’espace de quelques semaines. Le 29 septembre 1901, Giuseppe reconnaĂźt lĂ©galement son fils. Le 6 octobre 1901, il Ă©pouse une autre femme » (p 74). Ce fut un grand chagrin pour Maria. « Ses proches Ă©voquent un moment terrible : elle reste couchĂ©e par terre, en pleurs, pendant des jours (p 75)… Elle met fin Ă  tout contact avec Montesano, notamment sur le plan professionnel. « Pour Maria Montessori, commence une longue traversĂ©e du dĂ©sert, au terme de laquelle sa mission lui apparaitra clairement. Celle-ci la conduira Ă  parcourir le monde en tant que thĂ©oricienne d’une nouvelle vision de l’enfant » (p 76).

En consĂ©quence de ce grand choc, la vie de Maria Montessori s’est profondĂ©ment transformĂ©e. Elle s’est abreuvĂ©e dans une foi intĂ©rieure. Cette intĂ©riorisation ne l’a pas dĂ©tournĂ©e de ses engagements les plus avancĂ©s, sa grande activitĂ© au service du fĂ©minisme. Et elle a patiemment reconstruit sa situation professionnelle. Ainsi, quelques annĂ©es plus tard, en 1907, elle a pu dĂ©velopper une grande expĂ©rience pĂ©dagogique qui va engendrer une nouvelle vision de l’éducation et de la pĂ©dagogie, « La Maison des enfants » Ă  San Lorenzo, un quartier dĂ©muni de Rome.

En 1901, « plongĂ©e dans un silence profond, Maria Montessori traverse un grand moment de crise » (p 79) : un grand chagrin et la perte d’un premier enracinement professionnel. C’est dans ce contexte que Maria Montessori dĂ©veloppe « une grande foi ». « La foi catholique, qui, jusque lĂ , faisait simplement partie de sa culture, devient un refuge et une nouvelle maniĂšre de regarder la vie, une dimension qui explique et Ă©claire tout, y compris la souffrance » (p 79). Maria fait de longues retraites spirituelles et frĂ©quente une congrĂ©gation religieuse. « Cette pĂ©riode de ferveur religieuse l’aide Ă  contenir sa peine et Ă  rassembler ses forces. Pendant un certain temps, elle mĂšne « une vie de recueillement absolu ». « J’étais animĂ©e par une grande foi, et bien qu’ignorant si je pourrais un jour expĂ©rimenter la vĂ©ritĂ© de mon idĂ©e, j’abandonnais toute autre activitĂ© comme si je me prĂ©parais pour une mission inconnue » se souviendra-t-elle par la suite (p 80). Si sa foi s’exprime dans un contexte catholique, elle garde un caractĂšre personnel. Elle inspire son engagement pĂ©dagogique et n’exclut pas une confrontation avec les idĂ©es conservatrices, tant sur le plan social que sur le plan religieux « En elle, coexistent un profond sentiment religieux, la conviction d’avoir une mission personnelle, le militantisme fĂ©ministe, un esprit progressiste et indignĂ©, ainsi que la curiositĂ© Ă  l’égard de toute idĂ©e nouvelle » (p 98).

Durant des annĂ©es, l’engagement fĂ©ministe de Maria Montessori ne s’est pas dĂ©menti. En 1906 dĂ©jĂ , elle est choisie comme dĂ©lĂ©guĂ©e italienne au CongrĂšs international des femmes Ă  Berlin. TrĂšs engagĂ©e dans l’action sociale, « Maria Montessori  Ă©tait devenue la secrĂ©taire de l’association : « Per la donna »(Pour la femme) crĂ©e par un groupe de militantes pour promouvoir un programme trĂšs radical : Ă©ducation populaire, suffrage fĂ©minin, loi pour la recherche de paternitĂ©, Ă©galitĂ© salariale entre les hommes et les femmes. Comme dĂ©lĂ©guĂ©, Maria a le profil idĂ©al : elle est jeune ; elle est une des premiĂšre femme mĂ©decin en Italie ; c’est une bonne oratrice » (p 35). En 1899, elle reprĂ©sente l’Italie au CongrĂšs international de femmes Ă  Londres. Cependant, aprĂšs le grand choc qu’elle a subi dans sa vie personnelle, son activitĂ© en ce domaine ne se tarit pas. « Elle est en premiĂšre ligne pour le droit de vote des femmes
 Maria dit toujours ce qu’elle pense, y compris quand elle est en dĂ©saccord avec les positions de l’Eglise » (p 95).

Au cours de ces annĂ©es, Maria Montessori reconstruit patiemment son insertion professionnelle. Ainsi, en septembre 1902, elle prĂ©sente sa candidature pour enseigner l’anthropologie Ă  l’universitĂ©. « Elle imagine un cours oĂč l’anthropologie serait appliquĂ©e Ă  l’éducation, dans le but de fonder une pĂ©dagogie rĂ©ellement scientifique. Au cƓur de son projet se trouve un projet rĂ©volutionnaire : la classe comme laboratoire d’observation » (p 82).

Elle entreprend de nouvelles Ă©tudes Ă  l’universitĂ©. Et, Ă  partir d’une nouvelle recherche, elle se qualifie pour enseigner l’anthropologie Ă  la facultĂ© des sciences (p 89). En 1906, elle est appelĂ©e Ă  enseigner Ă  la Scuola Pedagogica (École pĂ©dagogique) Ă  Rome. « Dans le cours qui lui est confiĂ©, intitulé : « anthropologie pĂ©dagogique », Maria continue d’expliquer ses idĂ©es novatrices sur l’école : la classe laboratoire, l’enfant au centre, l’enseignant comme un scientifique qui observe ». Son inspiration spirituelle apparaĂźt : « Ce qui fait vĂ©ritablement un enseignant, c’est son amour pour l’enfant. Car c’est l’amour qui transforme le devoir social de l’éducation en conscience plus Ă©levĂ©e d’une mission » (p 91).

 

L’invention montessorienne

Ainsi, Ă  travers les expĂ©riences, les rencontres, les rĂ©flexions, la pensĂ©e de Maria Montessori a muri. Elle va pouvoir l ’exercer dans une expĂ©rience fondatrice, la crĂ©ation d’une Ă©cole expĂ©rimentale dans un des quartiers les plus mal famĂ©s de Rome : San Lorenzo (p 101). En 1904, un organisme nouveau intervient dans ce quartier. Il fait assainir l’ensemble, achĂšve la construction des immeubles, installe des fontaines. Il attribue les appartements et suit leur entretien. Cependant, dans la journĂ©e, en l’absence des parents, les immeubles restent aux mains des tout jeunes. « AbandonnĂ©s Ă  eux-mĂȘmes, ces derniers se dĂ©placent en bandes et font des dĂ©gĂąts partout oĂč ils passent » (p 102). Talamo, le directeur du plan de rĂ©novation, « pense rĂ©soudre le problĂšme en crĂ©ant un rĂ©seau d’écoles maternelles oĂč les jeunes enfants seront accueillis jusqu’au retour de leurs parents, du travail, et de leurs frĂšres et sƓurs plus ĂągĂ©s, de l’école ». Il demande Ă  Maria Montessori de coordonner et de diriger ce projet. Elle accepte Ă  condition de disposer d’une libertĂ© totale. « Elle veut transformer le dĂ©fi de San Lorenzo en une occasion d’expĂ©rimenter ses idĂ©es sur des enfants qui n’ont encore jamais Ă©tĂ© en contact avec l’école
 En l’absence d’argent, l’école n’est pas organisĂ©e comme une Ă©cole traditionnelle. Pas d’estrade, pas de pupitres, pas d’institutrices qui appliquent les principes appris Ă  l’école normale. Cette Ă©cole sera d’une nouveautĂ© absolue, oĂč Maria pourra tout structurer Ă  sa maniĂšre. Elle dĂ©cide d’appliquer la leçon de Seguin aux enfants normaux et d’observer ce qui se passe » (p 104).

En l’espace de quelques semaines, elle met le projet sur pied en s’appuyant sur diffĂ©rents courants de la sociĂ©tĂ© romaine. Le 6 janvier 1907, Maria Montessori inaugure la premiĂšre Ă©cole qui accueille une cinquantaine d’enfants de deux Ă  six ans. C’est un grand jour. InspirĂ©e, Maria Ă©voque une parole biblique : « LĂšve-toi, sois Ă©clairĂ©e ; car ta lumiĂšre arrive, et la gloire de l’Eternel se lĂšve sur toi » (EsaĂŻe 60.1). L’école est au rez-de-chaussĂ©e de l’immeuble. Elle est formĂ©e d’une grande piĂšce, de sanitaires et d’une cour. Au dĂ©but, elle est amĂ©nagĂ©e avec des meubles de rĂ©cupĂ©ration
 TrĂšs vite, Maria fait fabriquer des meubles adaptĂ©s Ă  la taille des enfants. « Chaque dĂ©tail est pensĂ© pour leur autonomie ». « Une amie de Maria, invitĂ©e Ă  visiter l’établissement s’est Ă©criĂ© avec enthousiasme : « Mais c’est la maison des enfants ». Ainsi, nait le nom qui, en quelques annĂ©es, fera le tour du monde et Ă©voquera, Ă  tous, la mĂ©thode Montessori » (p 106).

« Maria choisit la fille de la concierge comme institutrice. Elle lui dit de se contenter d’observer et de lui rapporter chaque Ă©vĂ©nement. Elle veut que, dans ce laboratoire pĂ©dagogique, tout se rĂ©vĂšle de maniĂšre naturelle
 Les enfants doivent avoir une libertĂ© de mouvement totale
 ». « S’appuyant sur l’observation et sur son instinct, elle identifie chaque fois un nouvel Ă©lĂ©ment » (p 107). Ainsi, un jour prĂ©sentant aux enfants un nouveau nĂ© paisible et silencieux, elle les invite Ă  un exercice de silence qui devient un des rituels de la maison des enfants. « Maria Montessori n’élĂšve jamais la voix, elle n’impose pas son autoritĂ©. Elle s’assied et attend que les enfants viennent vers elle. Elle rĂ©pĂšte qu’il faut tout respecter chez eux, y compris le fait que leur corps leur appartient. (p 108). « Dans la Maison des enfants, le corps n’est pas seulement respectĂ©, mais valorisĂ©. Les enfants peuvent dĂ©placer les chaises et les tables tout seuls et aller et venir dans la classe comme bon leur semble. A l’époque, cette approche est rĂ©volutionnaire. Maria a l’intuition, confirmĂ©e un siĂšcle plus tard, que le mouvement fait partie du processus d’apprentissage » (p 109).

Pour reproduire le matĂ©riel de Seguin, Maria Montessori doit trouver les bons artisans. « C’est la premiĂšre fois qu’elle utilise le matĂ©riel didactique avec ces enfants normaux. Les enfants normaux, eux, travaillent seuls. Cette diffĂ©rence reprĂ©sente une premiĂšre innovation fondamentale vis-Ă -vis de Seguin » (p 110). « Elle adopte une position proche de celle d’une observatrice extĂ©rieure. Cela lui permet de revoir l’ensemble, de repenser la maniĂšre d’interagir avec les enfants. Cette Ă©tape cruciale la conduira trĂšs loin de Seguin, Ă  une nouvelle approche de l’esprit enfantin. Elle montre le matĂ©riel et son fonctionnement aux enfants, elle les laisse travailler, tout en les observant ou mieux, comme elle aime le dire, en mĂ©ditant
 Peu Ă  peu, les Ă©lĂ©ments de sa future mĂ©thode prennent forme
 deux Ă©lĂ©ments centraux apparaissent : la nature diffĂ©rente du maĂźtre, qui dirige sans s’imposer et la nature diffĂ©rente de l’enfant qui travaille sans se fatiguer (‘Étudier n’use pas, ne fatigue pas, au contraire cette activitĂ© nourrit et soutient’) » (p 111). Elle dĂ©couvre certains aspects de l’activitĂ© enfantine comme le rangement. La vie quotidienne entre dans la classe comme l’hygiĂšne et le repas.

Sans cesse, Maria Montessori observe les enfants. Une rĂ©alitĂ© lui apparaĂźt ; « Elle sent que les enfants recĂšlent une Ă©norme capacitĂ© d’attention qui se manifeste dĂšs qu’on lui place un cadre pensĂ© pour eux et non pour les adultes. Grace Ă  cet Ă©tat particulier de son esprit, l’enfant apprend de maniĂšre plus profonde et dĂ©finitive ». (p 115). DĂšs lors, « le pivot fondamental de l’éducation consiste Ă  aider l’enfant Ă  rĂ©vĂ©ler sa vĂ©ritable nature habituellement enfouie parce qu’elle est opprimĂ©e par une Ă©cole pensĂ©e pour les adultes » (p 115). De fait, les enfants travaillent naturellement pour apprendre. Cet apprentissage est actif et intense. Ainsi, lorsque les enfants sont placĂ©s dans un environnement adaptĂ©, « ils cessent en peu de temps d’ĂȘtre agitĂ©s et bruyants et se transforment en personnes paisibles, calmes, heureuses de travailler » (p 136). Un siĂšcle plus tard, nous dit l’auteur, les neurosciences « confirment ces observations en identifiant « des fonctions exĂ©cutives » : contrĂŽle inhibiteur, mĂ©moire de travail, flexibilitĂ© cognitive (p136). PlacĂ© dans de bonnes conditions, plus personne n’a besoin de forcer l’enfant Ă  se concentrer en classe. « Quand vous avez rĂ©solu le problĂšme de la concentration de l’enfant, vous avez rĂ©solu le problĂšme de l’éducation en entier » (p 136). C’est la voie d’une « auto-Ă©ducation ». L’auteure met en Ă©vidence la conjugaison d’une approche scientifique et d’une approche spirituelle chez Maria Montessori : « Sa conception mĂ©taphysique de la vie passe directement dans son approche de l’enfant, ĂȘtre spirituel par excellence, mais aussi dans son attitude en classe. Quand elle est avec les enfants, elle semble ĂȘtre en mĂ©ditation, observatrice attentive Ă  toutes les surprises
 » (p 137).

La rĂ©ussite de la Maison des enfants est saluĂ©e dans la presse. Maria Montessori poursuit le mouvement en crĂ©ant une deuxiĂšme Maison des enfants. Elle choisit une jeune maitresse Ă  laquelle elle donne le nom de directrice. Car elle demande Ă  celle-ci « d’enseigner peu, d’observer beaucoup, et, par dessus tout, de diriger les activitĂ©s psychiques des enfants et leur dĂ©veloppement physiologique » (p 119). Par ailleurs, ce mouvement pĂ©dagogique est aussi un mouvement social. Ces Ă©coles « participent Ă  la libĂ©ration des femmes qui travaillent ».

Dans les premiĂšres maisons des enfants, Maria Montessori ne s’est pas prĂ©occupĂ©e de la lecture et de l’écriture parce que ces enseignements ont lieu Ă  l’école Ă©lĂ©mentaire. « Ce sont les enfants de San Lorenzo qui, au bout de quelques mois passĂ©s Ă  travailler avec le matĂ©riel sensoriel, en demandent plus. Ayant grandi dans un environnement analphabĂšte, ils sentent que les mots Ă©crits sont une clĂ© pour leur avenir » (p 121). Maria dĂ©veloppe une initiative. Elle fabrique des lettres mobiles en papier Ă©meri. L’enfant peut suivre la lettre rugueuse du doigt, et ce faisant, il apprend le geste de l’écriture avant mĂȘme de savoir ce qu’il signifie » (p 122). Les enfants de San Lorenzo accueillent les lettres rugueuses avec enthousiasme. Ils aiment crier le nom de chaque lettre. Ils passent des journĂ©es entiĂšres sur les lettres en carton. « Ils y travaillent pensifs, concentrĂ©s, suivant de leur doigt les lignes rugueuses, murmurant les sons Ă  voix basses, mettant les lettres cĂŽte Ă  cĂŽte » (p 122). A NoĂ«l 1907, deux mois aprĂšs le dĂ©but du travail avec les lettres rugueuses, il advient Ă  San Lorenzo l’évĂ©nement que Maria Montessori baptisera « l’explosion de l’écriture ». Un enfant invitĂ© Ă  dessiner une cheminĂ©e avec une craie, poursuivit soudain en Ă©crivant un mot. Un grand enthousiasme personnel, puis collectif, accompagna cette prise de conscience. La lecture vint donc en second. Selon Maria Montessori, l’apprentissage prĂ©coce de l’écriture reprĂ©sente seulement la partie Ă©mergĂ©e d’un processus bien plus large : la mise en lumiĂšre de la capacitĂ© naturelle d’auto-Ă©ducation des enfants quand ils se trouvent dans l’environnement adapté ». « L’explosion de l’écriture attire l’attention du monde et transforme en quelques annĂ©es le systĂšme appliquĂ© dans un quartier pauvre de Rome en un phĂ©nomĂšne planĂ©taire » (p 126).

 

RĂ©ception et diffusion

Aujourd’hui, la pĂ©dagogie Montessori est largement connue. Encore relativement peu pratiquĂ©e, elle gagne du terrain et, pour beaucoup, elle est source d’inspiration. La biographie de Maria Montessori, rĂ©alisĂ©e par Christina de Stefano nous permet de comprendre comment cette pĂ©dagogie a pu Ă©merger dans une culture au dĂ©part peu propice, Ă  travers l’Ɠuvre pionniĂšre d’une personne qui a initiĂ© Ă  la fois une nouvelle pratique Ă©ducative et une nouvelle vision de l’enfant. Cette innovation, en rupture avec la culture dominante, constitue une « invention » sociale. C’est l’invention montessorienne. A partir de la crĂ©ation de la Maison des enfants de San Lorenzo, la diffusion de l’innovation va se poursuivre et s’étendre dans le monde entier Ă  travers la diffusion de la vision et de la mĂ©thode par Maria Montessori. Ce livre se poursuit en relatant la campagne engagĂ©e par Maria Montessori pendant des dĂ©cennies jusqu’à son dĂ©cĂšs en 1952.

AprĂšs un compte-rendu approfondi des chapitres montrant l’émergence de la pĂ©dagogie Montessori, nous nous bornerons Ă  donner un bref aperçu de la campagne pour sa promotion Ă  laquelle l’auteure consacre une bonne partie de ce livre.

Au cours des annĂ©es, Maria Montessori a rencontrĂ© et attirĂ© un grand nombre de personnes. Si bien que la troisiĂšme partie du livre est intitulĂ© : « Le premiers disciples ». Et ce fut le cas en Italie et trĂšs vite Ă  l’international. L’auteure nous dĂ©crit les Ă©ducatrices qui se sont engagĂ©es avec une passion militante. Maria anime un rĂ©seau. Elle y sera ensuite accompagnĂ©e par son fils Mario avec lequel elle a pu renouer une relation maternelle Ă  partir de 1913 (le fils retrouvĂ© : p 178-181). D’annĂ©e en annĂ©e, de pays en pays, les rencontres de Maria tĂ©moignent du potentiel d’attraction de l’idĂ©al montessorien. Maria Montessori dĂ©veloppe une Ɠuvre de formation. Elle suscite la production d’un matĂ©riel Ă©ducatif. Cette derniĂšre activitĂ© engendre parfois des conflits d’intĂ©rĂȘt. Selon l’auteur, la forte personnalitĂ© de Maria Montessori peut lui attirer des reproches d’autoritarisme.

Le livre retrace un parcours international. L’action de Maria Montessori s’est exercĂ©e en Italie, et, pendant un temps, en Catalogne. Sa vision se rĂ©pand dans le monde entier et elle est particuliĂšrement bien accueillie dans certains pays. Ce fut le cas aux Etats-Unis durant un long sĂ©jour en 1914-1915, et Ă  l’autre bout, en Inde, oĂč elle rĂ©side pendant plusieurs annĂ©es durant la seconde guerre mondiale.

Dans la poursuite de son action, Maria Montessori s’adapte aux diffĂ©rents terrains. Ainsi composa-t-elle avec le fascisme italien Ă  ses dĂ©buts. Elle s’est impliquĂ©e dans la religion catholique pendant des annĂ©es tout en gardant une distance vis-Ă -vis des conservatismes. Elle entretient des relations avec des personnalitĂ©s trĂšs variĂ©es quant Ă  leurs convictions philosophiques et religieuses. Dans certaines situations, elle recherche et conjugue les appuis de milieux diffĂ©rents, de congrĂ©gations catholiques Ă  une franc-maçonnerie progressiste. Son grand voyage en Inde a Ă©tĂ© sollicitĂ© par le courant thĂ©osophique.

« Avec le temps, la vision de Maria Montessori s’élargit de plus en plus. Il ne s’agit plus seulement de changer l’école, mais aussi la sociĂ©tĂ© et donc le monde » (p 295). « Pendant les annĂ©es 1930, Maria Montessori cesse d’ĂȘtre seulement une Ă©ducatrice, quoique gĂ©niale et trĂšs en avance sur son temps, pour devenir philosophe. » (p 297). « C’est Ă  cette Ă©poque qu’elle commence Ă  Ă©voquer le concept  d’éducation cosmique – Ă©duquer Ă  une vision d’ensemble grandiose, oĂč chaque homme est liĂ© aux autres et Ă  la planĂšte entiĂšre – qu’elle dĂ©veloppe dans la derniĂšre phase de sa vie » (p 295). « Son cĂŽtĂ© mystique n’a pas disparu, tant s’en faut, depuis qu’elle a renoncĂ© Ă  chercher le soutien des autoritĂ©s catholiques. Il trouve d’autres voies d’expression, plus personnelles et plus libres et converge toujours vers une vision extrĂȘmement respectueuse de l’enfant » (p 296). Sa foi chrĂ©tienne est toujours lĂ  : « Nous dĂ©pendons de l’enfant ; toute notre personnalitĂ© vient de lui. Plus que cela, il s’agit, pour ceux qui peuvent le comprendre, d’une rĂ©alisation chrĂ©tienne, car la supernature de l’enfant nous guide vers le Royaume de cieux. Premier citoyen de ce royaume, il le fut seulement dans les lignes de l’Evangile, sans que cela pĂ©nĂštre l’esprit, la conscience des chrĂ©tiens » (p 312).

Durant les derniĂšres annĂ©es, aprĂšs un long sĂ©jour en Inde oĂč elle fut accueillie comme « la Grande Âme », (p 302-304), elle s’établit aux Pays-Bas oĂč elle continue Ă  rĂ©pondre aux sollicitations en provenance du monde entier.

Jusqu’à son dĂ©part, Maria Montessori est toujours en mouvement. Sur tous les plans, elle traverse et dĂ©passe les frontiĂšres comme dans sa rĂ©ponse Ă  une question dans laquelle on lui demandait quelle Ă©tait sa patrie : «  Mon pays est une Ă©toile qui tourne autour du soleil et qui s’appelle la terre » (p 315).

Au terme de cette lecture, on constate combien l’auteure de cette biographie, Christina de Stefano a su nous restituer le parcours de Maria Montessori dans sa dynamique et sa complexitĂ©. Elle a bien tirĂ© parti « d’une correspondance inĂ©dite et de tĂ©moignages directs ». Elle nous rapporte une Ɠuvre gĂ©niale tout en gardant son esprit critique. Ce livre est ainsi un ouvrage de rĂ©fĂ©rence sur Maria Montessori. Et dans une succession de chapitres courts, il se lit d’un trait.

Cependant, ici, nous avons centrĂ© notre analyse : mieux comprendre l’émergence de la pĂ©dagogie montessorienne. Nous pouvons suivre effectivement une maturation. L’éclosion de la « Maison des enfants est prĂ©cĂ©dĂ©e par la redĂ©couverte de Seguin par Maria Montessori et par ses expĂ©riences auprĂšs d’enfants dĂ©ficients. Elle est la rĂ©sultante d’un engagement social prĂ©coce et constant. Elle tĂ©moigne d’un esprit d’observation qui s’inscrit dans un parcours scientifique.

Cependant la Maison des enfants est une innovation qui tranche avec la rĂ©alitĂ© Ă©ducative de l’époque. On y voit le surgissement d’une pratique Ă©ducative nouvelle. Cette pratique est la consĂ©quence directe d’une nouvelle reprĂ©sentation de l’enfant, le fruit d’un Ă©tat d’esprit propice Ă  l’émerveillement et empreint de bienveillance et de respect. Ainsi, dans ces premiĂšres annĂ©es, nous assistons Ă  une vĂ©ritable invention sociale.

On assiste lĂ  Ă  un changement de regard. Ce changement permet de dĂ©couvrir la vraie nature de l’enfant. C’est une vision psychologique et une vision spirituelle. Apprenons Ă  observer, apprenons Ă  regarder, apprenons Ă  nous Ă©merveiller.

J H

  1. Christina di Stefano. Maria Montessori. La femme qui nous a appris Ă  faire confiance aux enfants. Les ArĂšnes, 2022.
  2. Et si nous Ă©duquions nos enfants Ă  la joie ? Pour un Printemps de l’éducation. https://vivreetesperer.com/et-si-nous-eduquions-nos-enfants-a-la-joie-pour-un-printemps-de-leducation/
  3. Maria Montessori. L’enfant. Ce livre, frĂ©quemment rĂ©Ă©ditĂ© est une belle introduction Ă  la pensĂ©e de Maria Montessori. Il fut pour nous comme une rĂ©vĂ©lation
  4. La pédagogie Montessori : https://www.montessori-france.asso.fr/page/155447-la-pedagogie-montessori-une-aide-a-la-vie
  5. Pour une éducation nouvelle, vague aprÚs vague : https://vivreetesperer.com/pour-une-education-nouvelle-vague-apres-vague/ Libérer le potentiel du jeune enfant dans un environnement relationnel : https://vivreetesperer.com/liberer-le-potentiel-du-jeune-enfant-dans-un-environnement-relationnel/
  6. L’enfant : un ĂȘtre spirituel : https://vivreetesperer.com/lenfant-un-etre-spirituel/
  7. Éducation et spiritualité : https://vivreetesperer.com/education-et-spiritualite/
  8. Godly play : Une nouvelle approche de la catéchÚse : https://www.temoins.com/godly-play-une-nouvelle-approche-de-la-catechese/
  9. Welcome to DoBeDo. Re-enchanting life through stories, relationship, playfulness and openness to change : https://www.do-be-do.org/

L’ùre numĂ©rique

Gilles Babinet, un guide pour entrer dans ce nouveau monde.

En ce temps de crise, la France est atteinte par le pessimisme et une perte de confiance. On voit bien le mal, mais on peine Ă  distinguer les changements qui commencent Ă  ouvrir des voies nouvelles. Cependant, il y a bien des analyses qui nous permettent de nous orienter.

Parmi ceux qui nous apportent une meilleure comprĂ©hension de la situation actuelle, on compte un jeune entrepreneur, engagĂ© dans la pratique du numĂ©rique, et, en fonction de son expĂ©rience, appelĂ© Ă  exercer un rĂŽle dans la vie publique comme premier prĂ©sident du Conseil national du numĂ©rique, puis comme reprĂ©sentant de la France auprĂšs de la Commission europĂ©enne pour les enjeux du numĂ©rique. Cette compĂ©tence a permis Ă  Gilles Babinet de publier un livre : « L’ùre numĂ©rique. Un nouvel Ăąge pour l’humanitĂ©. Cinq mutations qui vont bouleverser notre vie » (1).

Cependant, cet ouvrage n’est pas seulement le fruit d’une expĂ©rience de terrain. Il tĂ©moigne d’une culture historique et Ă©conomique Ă  mĂȘme de situer et d’interprĂ©ter les dĂ©veloppements en cours Ă  partir d’une collecte d’informations particuliĂšrement significatives. L’auteur sait aussi nous entraĂźner dans la comprĂ©hension des nouveaux processus avec beaucoup de pĂ©dagogie. Ce livre peut Ă©clairer Ă  la fois les dĂ©cideurs et les acteurs. Accessible Ă  tous, il met Ă  la disposition de chacun une synthĂšse dynamique qui permet de prendre conscience de la dimension et de la portĂ©e de la rĂ©volution numĂ©rique comme une mutation en voie de transformer radicalement l’économie et la sociĂ©tĂ©.

« Gilles Babinet dĂ©montre que nous sommes, bien qu’au paroxysme de la crise, Ă  l’aube d’une rĂ©volution de l’innovation sans prĂ©cĂ©dent, d’un changement de paradigme majeur pour l’humanitĂ©. Il identifie cinq domaines dont l’évolution en cours, intrinsĂšquement liĂ©e au numĂ©rique, va changer toute notre vie : la connaissance, l’éducation, la santĂ©, la production, l’Etat. Pour chacun d’eux, il explique les enjeux des changements et en prĂ©cise les contours, nous invitant Ă  retrouver foi dans l’innovation et la raison, nos meilleures chances de rebond, et peut-ĂȘtre de salut » (page de couverture).

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Evolution et croissance de la productivité.

Pour situer l’originalitĂ© et l’ampleur de la rĂ©volution numĂ©rique, l’auteur nous prĂ©sente une rĂ©trospective de l’évolution Ă©conomique en mettant en Ă©vidence les aspects les plus significatifs. Ainsi consacre-t-il, Ă  juste titre, un chapitre Ă  l’étude de la productivitĂ©.

Pendant des siĂšcles, celle-ci a stagnĂ©, mais depuis la premiĂšre rĂ©volution industrielle au XVIIIĂš siĂšcle, la productivitĂ© s’est accrue trĂšs rapidement. « On estime que, lors de la production d’une casserole, les gains de productivitĂ© se sont accrus de 150 Ă  500 fois entre le milieu du XVIIĂš siĂšcle et l’époque actuelle » (p 43).

L’auteur retrace les grandes Ă©tapes de cette Ă©volution. Ainsi, l’accĂšs Ă  l’énergie est un facteur important. La prospĂ©ritĂ© de l’Empire romain a dĂ©pendu d’une main d’Ɠuvre asservie. « Avec la premiĂšre rĂ©volution  industrielle, on a trouvĂ© un vĂ©ritable substitut Ă  la force de l’ĂȘtre humain en tant que source d’énergie. Ce substitut est le charbon ou, plus prĂ©cisĂ©ment, la houille utilisĂ©e pour alimenter la machine Ă  vapeur, inventĂ©e en 1769 » (p 43). La seconde rĂ©volution industrielle est fondĂ©e sur l’électricitĂ© et le pĂ©trole. Gilles Babinet nous rapporte l’épopĂ©e des inventions techniques qui se sont succĂ©dĂ©es pendant cette pĂ©riode.

Et, pour l’histoire rĂ©cente, il  Ă©voque la pĂ©riode des « Trente Glorieuses », les annĂ©es de croissance Ă©conomique qui ont suivi la seconde guerre mondiale et ont Ă©tĂ© appelĂ©es ainsi par Jean FourastiĂ©, un grand Ă©conomiste, qui, lui-mĂȘme, a mis en Ă©vidence l’importance de la productivitĂ© et analysĂ© la progression du niveau de vie, dĂ©bouchant sur une transformation du genre de vie. Cette pĂ©riode de prospĂ©ritĂ© s’est achevĂ©e en raison du renchĂ©rissement du prix du pĂ©trole, une tendance de fond liĂ©e Ă  l’accroissement de la demande et qui se rĂ©vĂšle avec  acuitĂ© en 1973 Ă  l’occasion de la guerre du Kippour et l’augmentation du prix du baril par l’Opep. Les annĂ©es qui ont suivi ont pu ĂȘtre dĂ©nommĂ©es les « Trente Piteuses », caractĂ©risĂ©es notamment par l’apparition et la persistance du chĂŽmage.

Gilles Babinet analyse finement les causes de cette crise, qui ne tiennent pas uniquement au coĂ»t de l’énergie. Il met en Ă©vidence un recul des gains de productivitĂ©. Le dĂ©veloppement de l’informatique Ă  partir des annĂ©es 70 n’a pas eu d’effets immĂ©diatement visibles.

De fait, on constate par ailleurs que les innovations techniques ne produisent pas immĂ©diatement leurs effets en terme d’amĂ©lioration de la productivitĂ©. Cependant, la rĂ©volution numĂ©rique actuelle est si puissante que son impact se manifeste plus rapidement. « DĂšs que nous sommes entrĂ©s dans l’ùre de l’ordinateur personnel et que l’on a commencĂ© Ă  connecter tous ces ordinateurs entre eux, Ă  peu prĂšs au milieu des annĂ©es 1990, il a Ă©tĂ© possible d’observer un accroissement de la productivitĂ© et de la croissance amĂ©ricaine » (p 65).

Aujourd’hui, en 2011, « les gains de productivitĂ© observĂ©s sont au plus haut niveau connu aux Etats-Unis » (p 67).

  Le monde entier est dĂ©sormais engagĂ© dans la rĂ©volution numĂ©rique. « Qu’il s’agisse de paysans travaillant dans les campagnes reculĂ©es de pays en voie de dĂ©veloppement ou de chercheurs de sciences fondamentales, tous vont connaĂźtre dans les annĂ©es qui viennent un bouleversement de leurs mĂ©thodes de travail
 La rĂ©volution numĂ©rique n’est qu’à ses prĂ©misses et le rythme des innovations va progressivement s’accĂ©lĂ©rer » (p 67).

Quel horizon pour l’économie et la sociĂ©té ?

Nous sommes au courant des menaces qui se dessinent aujourd’hui, parmi lesquelles celles qui ont rapport ave les Ă©quilibres naturels. Cependant, Gilles Babinet met en Ă©vidence les difficultĂ©s de la prĂ©vision. « La complexification croissante de l’information disponible diminue notre capacitĂ© de sĂ©parer le signal du bruit » (p 31). Tout doit ĂȘtre fait pour rĂ©duire les risques, mais l’accĂ©lĂ©ration du changement ne devrait pas induire une peur irraisonnĂ©e de la catastrophe.

« La thĂšse dĂ©fendue dans cet ouvrage est que la rĂ©volution digitale va reprĂ©senter une rupture de paradigme majeur pour l’ensemble de l’humanité » (p 33). Mais, « si l’histoire rencontre parfois des scenarii de rupture aux consĂ©quences catastrophiques (la premiĂšre guerre mondiale ), elle prĂ©sente plus souvent que l’on ne veut bien l’accepter des ruptures de paradigme positives : l’invention de l’électricitĂ©, du moteur Ă  explosion, du tĂ©lĂ©phone, de la pĂ©nicilline, des antibiotiques » (p 33). L’accroissement de la durĂ©e de vie est redevable aux nouveaux mĂ©dicaments, mais aussi Ă  la diminution de la pĂ©nibilitĂ© du travail.

La rĂ©volution numĂ©rique n’est pas un changement parmi d’autres. Elle concerne tous les registres de l’activitĂ© humaine. AprĂšs l’invention de l’écriture, puis de l’imprimerie, elle transforme radicalement  la communication de l’information, mais entraĂźne Ă©galement de nouvelles formes de production et une nouvelle maniĂšre de vivre en sociĂ©tĂ©. En Ă©tudiant, dans cinq chapitres, l’impact de la rĂ©volution numĂ©rique sur la connaissance,  l’éducation, la santĂ©, l’industrialisation et la production, l’Etat, Gilles Babinet nous montre, Ă  travers des exemples concrets, l’ampleur et la portĂ©e des changements en cours et Ă  venir. En lisant ces chapitres, on dĂ©couvre avec Ă©merveillement un potentiel immense. Les risques ne doivent pas ĂȘtre nĂ©gligĂ©s, mais il y a lĂ  un horizon fabuleux. L’auteur Ă©voque les opportunitĂ©s d’une « sociĂ©tĂ© de la connaissance » (p 217-133).

 

Questions pour aujourd’hui

A travers l’histoire, on sait combien la rĂ©alisation de certaines innovations a entraĂźnĂ© des souffrances pour ceux qui n’ont pu s’y adapter et y participer. Aujourd’hui, on voit aussi combien tous ceux qui n’ont pas les ressources nĂ©cessaires pour entrer dans les nouvelles pratiques sont menacĂ©s. Il y a donc un immense besoin de formation et d’accompagnement. Et, parallĂšlement, comme le souligne l’auteur, il est nĂ©cessaire de mĂ©nager des transitions. « La transition, la mue sera complexe et potentiellement trĂšs douloureuse dans certains secteurs. On ne peut pas, du jour au lendemain, changer la fonction publique ou l’outil productif et mettre en chĂŽmage des millions de gens. Et, Ă  contrario, ne rien faire, c’est l’assurance d’un dĂ©crochage massif et le risque d’une sortie de l’histoire du progrĂšs » (p 229).

C’est pourquoi Gilles Babinet propose des « rĂ©gulations transitoires ». « Le principe de ces rĂ©gulations serait d’offrir un dĂ©lai raisonnable aux industries traditionnelles pour s’adapter au nouveau monde numĂ©rique, dĂ©lai qui serait dĂ©fini par avance » (p 230). A plus long terme, c’est toute l’organisation sociale qui est appelĂ©e Ă  changer. « La rarĂ©faction du travail, consĂ©quence des gains de productivitĂ©, va nous imposer de repenser avec une grande radicalitĂ© notre modĂšle social  » (p 229).

Cependant, une autre question est posĂ©e : la France va-t-elle entrer dans cette transformation, sans une longue et coĂ»teuse rĂ©sistance ? « La France est un pays qui reste bloquĂ© dans le modĂšle de la seconde rĂ©volution industrielle, initiĂ©e il y a cent trente ans. Une Ăšre de cycle long, au cours duquel nos institutions, nos grands corps ont Ă©tĂ© particuliĂšrement adaptĂ©s. La thĂšse de cet ouvrage est que cette Ăšre a commencĂ© Ă  se refermer, il y a prĂšs de quarante ans, avec la fin du plein emploi et le dĂ©but de la crise Ă©nergĂ©tique. Une autre Ăšre s’ouvre, qui n’a que peu Ă  voir, en terme de codes, avec celle que nous quittons » (p 23).

Pour aller de l’avant, une impulsion politique est nĂ©cessaire. Mais, on se heurte ici Ă  l’hĂ©ritage d’un passĂ© sĂ©culaire : un pouvoir centralisĂ©, une sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e (2).  « La France est un pays jacobin, centralisĂ© et les institutions de la RĂ©publique n’en sont pas moins nĂ©o-monarchistes. L’idĂ©e que la sociĂ©tĂ© civile puisse ĂȘtre, Ă  l’instar de ce que l’on observe dans les pays scandinaves, largement associĂ©e Ă  la marche de l’Etat, semble avoir du mal Ă  faire son chemin » (p 22-23)

Gilles Babinet, un guide pour entrer dans un nouveau monde.

Au dĂ©but de son livre, Gilles Babinet nous raconte comment il a Ă©tĂ© appelĂ© Ă  devenir prĂ©sident du Conseil national du numĂ©rique et comment il a Ă©tĂ© alors confrontĂ© aux pesanteurs des institutions. On peut y voir un conflit entre une culture de l’authenticitĂ© et une culture du formalisme, une culture de la crĂ©ativitĂ© et des formes rĂ©pĂ©titives. De plus, « D’une façon gĂ©nĂ©rale, l’ensemble du corps institutionnel n’a qu’une trĂšs faible idĂ©e de ce qui peut ĂȘtre fait avec le numĂ©rique » (p 23). VoilĂ  une des raisons qui a incitĂ© Gilles Babinet Ă  Ă©crire ce livre : « Faire comprendre Ă  l’ensemble de ce corps, mais aussi Ă  autant de dĂ©cideurs que possible, que nous ne sommes pas condamnĂ©s au dĂ©clin, voire Ă  l’effondrement » (p 22).

Nous recommandons tout particuliĂšrement au lecteur les chapitres thĂ©matiques qui, Ă  travers des Ă©tudes de cas et des histoires de vie, montrent  une imagination crĂ©atrice Ă  l’Ɠuvre avec un impact considĂ©rable. Sur ce blog, nous avons Ă©voquĂ© la maniĂšre dont la rĂ©volution numĂ©rique permettait de mettre en Ɠuvre une nouvelle maniĂšre d’enseigner, une nouvelle Ă©ducation (3). Nous rejoignons le mouvement dĂ©crit dans le chapitre sur l’éducation (4).

 Dans sa globalitĂ©, ce livre nous apparaĂźt comme un guide qui nous permet de comprendre les changements en cours et d’entrer dans une nouvelle dimension. Ainsi, face Ă  la crise actuelle, nous voyons mieux les chemins pour en sortir. A cet Ă©gard, nous avions dĂ©jĂ  trouvĂ© un Ă©clairage stimulant dans le livre de JĂ©rĂ©mie Rifkin sur « La TroisiĂšme RĂ©volution Industrielle » (5). Les angles d’approche de ces deux ouvrages sont diffĂ©rents, mais ils nous paraissent complĂ©mentaires. Et ils se rejoignent sur certains points, par exemple dans l’évocation de la rarĂ©faction Ă  terme du travail et l’avĂšnement d’un nouveau modĂšle de sociĂ©tĂ©.

Il y a quelques mois, nous avons dĂ©couvert et lu avec enthousiasme le livre de Anne-Sophie Novel et de StĂ©phane Riot : « Vive la co-rĂ©volution. Pour une sociĂ©tĂ© collaborative ». (6). A partir de la prĂ©sentation de trĂšs nombreuses innovations qui sont fondĂ©es sur la mise en oeuvre de la collaboration et du partage sur le web, les deux auteurs peuvent Ă©crire : « La bonne nouvelle, c’est que le temps est venu : la rĂ©volution Ă  laquelle nous croyons est une rĂ©volution du cƓur. Une rĂ©volution de l’ « ĂȘtre ensemble » qui peut rendre hommage Ă  la sociĂ©tĂ© conviviale imaginĂ©e dans les annĂ©es 70 par le pĂšre de la pensĂ©e Ă©cologiste : Ivan Illich ». Ces deux auteurs mettent ainsi un accent sur les valeurs qui  irriguent ce courant nouveau en rapide progression. Cependant, le champ couvert par Gilles Babinet est beaucoup plus vaste, et dans ce cas, la rĂ©alitĂ© est plus complexe, plus contradictoire, plus diversifiĂ©e. Et pourtant, Gilles Babinet, lui aussi, Ă  partir de la prĂ©sentation d’études de cas (7), peut Ă©crire : « D’une façon gĂ©nĂ©rale, la collaboration est devenue consubstantielle de l’internet. Elle s’y trouve au cƓur » (p 85). Pour notre part, nous rĂ©jouissant de la rĂ©alitĂ© de ce mouvement, nous pouvons l’interprĂ©ter dans les termes de la pensĂ©e d’un thĂ©ologien : JĂŒrgen Moltmann : « L’ « essence » de la crĂ©ation dans l’Esprit est la « collaboration », et les structures manifestent la prĂ©sence de l’Esprit dans la mesure oĂč elles font connaĂźtre l’accord gĂ©nĂ©ral ». « Au commencement Ă©tait la relation (M Buber) » (8).

Gille Babinet termine son livre par des remerciements. On peut lire en premier : « Je voudrais remercier avant tout Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia. Sans lui, ce livre n’aurait peut-ĂȘtre pas vu le jour, tant les sources, presqu’illimitĂ©es, qu’il m’a procurĂ©es via sa plateforme, ont Ă©tĂ© prĂ©cieuses. (p 235). Ainsi, cette Ă©tude sur la rĂ©volution numĂ©rique s’inscrit, elle-mĂȘme, dans la transformation de nos modes de travail. Et elle participe Ă  une intelligence collective Ă  laquelle nous sommes conviĂ©. Gilles Babinet nous ouvre un nouvel horizon.

J H

(1)            Babinet (Gilles). L’ùre numĂ©rique. Un nouvel Ăąge de l’humanitĂ©. Cinq mutations qui vont bouleverser notre vie. Le Passeur, 2014

(2)            Voir : Algan (Yann), Cahuc (Pierre), Zylberberg (AndrĂ©). La fabrique de la dĂ©fiance. Grasset, 2015. PrĂ©sentation sur ce blog : « Promouvoir la confiance dans une sociĂ©tĂ© de dĂ©fiance. Transformer les mentalitĂ©s et les institutions. RĂ©former le systĂšme scolaire.  Les pistes ouvertes par Yann Algan » https://vivreetesperer.com/?p=1306 Comment internet Ă©branle les structures hiuĂ©rarchiques : Clay (Shirky). Here comes everybody. The power of organising without organisation.Allen Lane, 2008. Sur le site de TĂ©moins : « Le pouvoir d’organiser sans organisation. Les structures hiĂ©rarchiques en question » http://www.temoins.com/publications/le-pouvoir-d-organiser-sans-organisation.-les-structures-hierarchiques-en-question./toutes-les-pages.html

(3)             Voir le livre de Michel Serres : Serres (Michel). Petite poucette. Le Pommier, 2012 (Manifestes). PrĂ©sentation sur ce blog : « Une nouvelle maniĂšre d’ĂȘtre et de connaĂźtre » https://vivreetesperer.com/?p=820   Sur ce blog : « Une rĂ©volution en Ă©ducation. L’impact d’internet pour un nouveau  paradigme en Ă©ducation » https://vivreetesperer.com/?p=1565

(4)            Le modĂšle de l’enseignement français correspond Ă  l’ùre industrielle aujourd’hui dĂ©passĂ©e. Aujourd’hui, dans le mouvement de la rĂ©volution numĂ©rique, des innovations surgissent dans le monde et montrent une nouvelle voie. Gilles Babinet nous prĂ©sente des Ă©tudes de cas particuliĂšrement impressionnantes. En 2011, Sebastian Thrun, jusque lĂ  professeur Ă  Stanford, crĂ©e : Udacity, y met en ligne un cours sur l’intelligence artificielle auquel 135 000 Ă©tudiants s’inscrivent, alors que le mĂȘme enseignement Ă©tait suivi par 200 Ă©tudiants Ă  Stanford. Salman Khan, ayant aidĂ© sa niĂšce Ă  apprendre les mathĂ©matiques Ă  travers des vidĂ©os, constate que, mises en ligne sur You tube, ces vidĂ©os sont consultĂ©es chaque jour par milliers. Il crĂ©e un organisme d’enseignement : la « Khan academy » qui diffuse aujourd’hui prĂšs de 5 000 vidĂ©os (pour beaucoup, traduites en plusieurs langues). « Le plus frappant reste sans doute les commentaires qui accompagnent la plupart des vidĂ©os. On y trouve d’innombrables histoires d’élĂšves qui s’estimaient incapables et qui ont retrouvĂ© espoir grĂące Ă  ces vidĂ©os ». Un chercheur indien en informatique, Sugatra Mitra lance en 1999 une expĂ©rimentation dans la banlieue sud de Delhi. Il met un ordinateur et un clavier connectĂ©s Ă  internet Ă  la disposition d’enfants de rue et d’eux seuls. Neuf mois aprĂšs, il constate avec stupĂ©faction que ces enfants ont appris l’anglais. C’est la rĂ©ussite d’une Ă©ducation informelle. Gilles Babinet Ă©voque le fait que de nombreux entrepreneurs de l’économie de la connaissance aux Etats-Unis ont fait un passage dans des Ă©coles de type Montessori qui privilĂ©gie l’éveil plutĂŽt que le taux de rĂ©ussite aux examens. « Un enseignement qui vient d’en haut » n’est plus reçu et Gilles Babinet dessine une « deuxiĂšme rĂ©volution Ă©ducative ».

(5)            Rifkin (JĂ©rĂ©mie). La TroisiĂšme rĂ©volution industrielle. Comment le pouvoir latĂ©ral va transformer l’énergie, l’économie et le monde. LLL Les liens qui libĂšrent, 2012. PrĂ©sentation sur ce blog : « Face Ă  la crise, un avenir pour l’humanitĂ©. La troisiĂšme rĂ©volution industrielle »  https://vivreetesperer.com/?p=354

(6)            Novel (Anne-Marie), Riot (StĂ©phane).Vive la Co-rĂ©volution ! Pour une sociĂ©tĂ© collaborative. Alternatives, 2012 (Manifeste). PrĂ©sentation sur ce blog : « Une rĂ©volution de « l’ĂȘtre ensemble ». La sociĂ©tĂ© collaborative : un nouveau mode de vie ». https://vivreetesperer.com/?p=1394

(7)            A partir de nombreux exemples, Gilles Babinet nous montre un dĂ©veloppement de la coopĂ©ration. Dans les pays en voie de dĂ©veloppement, les changements introduits par le tĂ©lĂ©phone mobile sont spectaculaires. Les tĂ©lĂ©communications rendent de multiples services. « Aujourd’hui, pour quatre milliards d’ĂȘtres humains, les smartphones reprĂ©sentent un moyen d’accĂšs Ă  internet. Leur vie en est changĂ©e
 Il s’agit d’une rĂ©volution qui, en ce qui concerne l’accĂšs Ă  la connaissance, ne ressemble Ă  rien de comparable dans toute l’histoire de l’humanité ». Ces possibilitĂ©s nouvelles de communication renforcent le lien social. Dans son chapitre sur la connaissance, Gilles Babinet prĂ©sente aussi les multiples innovations qui entraĂźnent un dĂ©veloppement de la collaboration : « Connaissance collective, crowd et cocrĂ©ation. Crowd et gain  d’opportunitĂ© dans le monde de la finance. Data et big data  ». Dans son chapitre sur l’industrialisation, en regard du dĂ©veloppement de robots concentrĂ©s dans des usines oĂč les hommes sont de moins en moins nombreux, Gilles Babinet dĂ©crit le dĂ©veloppement des « fablabs » (laboratoires de fabrication) qui permettent de « distribuer massivement les moyens de conception, mais aussi de production et de les rendre accessibles Ă  tous ». LĂ  aussi, la logique est celle de la collaboration.

(8)            Moltmann (JĂŒrgen). Dieu dans la crĂ©ation. TraitĂ© Ă©cologique de la crĂ©ation. Cerf, 1988 (citation p 25). La pensĂ©e thĂ©ologique de JĂŒrgen  Moltmann est prĂ©sentĂ©e sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/

Et si tout n’allait pas si mal !

 Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez

selon Jacques Lecomte

 71mvkBrqYOLEn 2016, le ciel s’est assombri. Des Ă©vĂšnements inquiĂ©tants ont ponctuĂ© l’actualitĂ©. Et, en ce dĂ©but d’annĂ©e 2017, nous sommes en attente d’un horizon.  Il y a bien des signes contradictoires, mais choisir la vie, c’est discerner le positif pour tracer notre chemin.

Il y a le temps court et il y a le temps long. Dans l’immĂ©diat, tout s’enchevĂȘtre. Dans la durĂ©e, des tendances apparaissent. Il est bon de pouvoir distinguer ces tendances.

Comme le montre Yann Algan, dans son livre : « La fabrique de la dĂ©fiance » (1), on enregistre en France un manque de confiance bien plus Ă©levĂ© que dans beaucoup d‘autres pays. Dans le dĂ©sarroi actuel, cela se traduit en pessimisme, en cynisme, en rejet. Alors, on peut remercier ceux qui regardent au delĂ  et affrontent la morositĂ© ambiante pour mettre en Ă©vidence des Ă©volutions positives dans la durĂ©e. Ainsi, le livre publiĂ© tout rĂ©cemment par Jacques Lecomte vient exposer une rĂ©alitĂ© Ă  mĂȘme de nous encourager : « Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez » (2). Cet ouvrage vient Ă  la suite d’une rĂ©flexion de fond que l’auteur a entreprise sur le potentiel de l’homme. Si les mĂ©faits de l’histoire humaine sont affichĂ©s (3), l’homme n’est pas nĂ©cessairement vouĂ© au mal. Il montre aussi une aptitude Ă  la bontĂ©, des dispositions Ă  l’altruisme, Ă  l’empathie et Ă  la gĂ©nĂ©rositĂ©. Jacques Lecomte a pu ainsi Ă©crire un livre sur « la bontĂ© humaine » (4). Et, dans un autre ouvrage, Ă  partir de l’analyse d’un grand nombre d’études, il met en Ă©vidence l’émergence d’attitudes et de pratiques nouvelles dans des « entreprises humanistes » oĂč se dĂ©veloppent un climat de travail plus collaboratif et plus convivial.

Dans une confĂ©rence rapportĂ©e en vidĂ©o sur le thĂšme : « Vers une sociĂ©tĂ© de la fraternité » (5), Jacques Lecomte, un des pionniers de la psychologie positive en France (6), prĂ©sente sa dĂ©marche en commençant par nous raconter son parcours personnel. BrisĂ© par le contexte familial de sa jeunesse, il en rĂ©chappĂ© en rencontrant un environnement bienveillant et convivial. Il a vĂ©cu lĂ  une conversion chrĂ©tienne « qui a radicalement changĂ© sa vie et oĂč il a surtout compris que les forces de l’amour et de la bontĂ© sont plus fortes que les forces de la violence et de la haine ». De cette expĂ©rience, il a compris que le meilleur peut sortir du pire et que le pire n’est pas une fatalitĂ©. A partir de lĂ , Jacques Lecomte a dĂ©veloppĂ© un optimisme rĂ©aliste, un « optirĂ©alisme ». C’est une disposition d’esprit qui permet de percevoir dans une situation, tout ce qu’elle porte de positif, en germe ou en activitĂ©, et, ainsi, de susciter une Ă©volution favorable. Dans son livre : « Le monde va beaucoup mieux que vous ne croyez », Jacques Lecomte met en Ɠuvre cette approche dans une Ă©valuation de l’évolution du monde.

 

 

Le monde va mieux que nous le croyons

« Comment le monde pourrait-il aller mieux quand le chĂŽmage, la guerre, les attentats, le rĂ©chauffement climatique et tant d’autres mauvaises nouvelles font la une des mĂ©dias ?… Pourtant les chiffres nous disent ceci : ces derniĂšres dĂ©cennies, sur l’ensemble du globe, la pauvretĂ©, la faim, l’analphabĂ©tisme et les maladies ont fortement reculĂ© comme jamais avant
 Quant Ă  la violence, elle connaĂźt, depuis plusieurs siĂšcles, un inexorable dĂ©clin
 En rĂ©sumĂ©, contrairement Ă  une opinion largement rĂ©pandue, l’humanitĂ© va mieux qu’il y a vingt ans, mĂȘme s’il reste encore malheureusement de fortes zones sombres
 Quant Ă  la planĂšte, elle est certes en moins bonne posture sur certains aspects, mais en meilleur Ă©tat sur d’autres
 «  (p 9-10). Chapitre aprĂšs chapitre, l’auteur analyse la situation Ă  partir des meilleures sources : « L’humanitĂ© vit mieux
 Et en meilleure santĂ©. Environnement : on avance
 Jamais aussi peu de violence » (p 209-210).

Bref, l’auteur rompt avec la vision catastrophiste du monde qui nous influence bien souvent. Cette vision est suscitĂ©e par l’attrait de nombreux mĂ©dias pour le sensationnel. Elle abonde lĂ  oĂč manque la culture nĂ©cessaire pour trier les informations et distinguer ce qui relĂšve du court terme et du moyen terme. Bien sur, nous souffrons personnellement de l’inquiĂ©tude qui nous atteint ainsi.

Certes, les responsables de l’information peuvent estimer qu’il est nĂ©cessaire d’alarmer pour sensibiliser. Mais cette attitude est bien souvent contre-productive. « Les prophĂštes de malheur nous dĂ©mobilisent. Ils mĂšnent souvent Ă  des mesures politiques autoritaires » (p 15). « Fournir des informations catastrophistes sans prĂ©senter des moyens d’agir, pousse Ă  l’immobilisme, voire au rejet des informations  » (p 31). La peur est mauvaise conseillĂšre. « De nombreuses Ă©tudes montrent que les pĂ©riodes d’anxiĂ©tĂ© sociale ont tendance Ă   accentuer le dĂ©sir de soumission Ă  l’autorité   Le ressenti de menace est une cause d’autoritarisme au sein de la population. Ainsi, aux Etats-Unis, pendant les pĂ©riodes menaçantes, les Eglises Ă  tendance autoritaire bĂ©nĂ©ficient d’un afflux de conversions, alors que ce sont les Eglises non autoritaire  qui vivent ce phĂ©nomĂšne pendant les pĂ©riodes non menaçantes » ( p 43).

A l’inverse, il y a une maniĂšre de partager l’information Ă  mĂȘme de produire des effets positifs. Et il y a des faits significatifs qui font exemple. Ainsi, aujourd’hui, en apprenant que le trou d’ozone est en train des se refermer grĂące Ă  la mise en Ɠuvre du protocole de MontrĂ©al (1987), nous voyons lĂ  « le premier succĂšs majeur face Ă  un problĂšme environnemental mondial » (p 107), Manifestement, cette victoire suscite l’espoir et contribue Ă  nous mobiliser dans la lutte contre le rĂ©chauffement climatique.

 

« Si nous voulons un monde meilleur, nous devons ĂȘtre conscient des progrĂšs accomplis, et inspirer plutĂŽt qu’accuser » (couverture). Ce livre est source d’encouragement. Il nous aide Ă  rĂ©flĂ©chir sur les modes de communication. Ainsi, l’ignorance des Ă©volutions positives tient pour une part Ă  une communication qui met en exergue les mauvaises nouvelles.

Cependant, ne doit pas aller plus loin dans l’analyse du catastrophisme. Comme le complotisme, cet Ă©tat d’esprit n’est-il pas liĂ© Ă  une agressivitĂ© qui se dĂ©ploie Ă  la fois contre soi-mĂȘme et contre les autres ? Et ne tĂ©moigne-t-il pas d’une absence d’espĂ©rance personnelle et collective ? Comme l’écrit le thĂ©ologien JĂŒrgen Moltmann, agir positivement dĂ©pend de notre degrĂ© d’espĂ©rance : « Nous devenons actif pour autant que nous espĂ©rions. Nous espĂ©rons pour autant que nous puissions entrevoir des possibilitĂ© futures. Nous entreprenons ce que nous pensons possible ». « Si une Ă©thique de la crainte nous rend conscient des crises, une Ă©thique de l’espĂ©rance perçoit les chances dans les crises ». Pour les chrĂ©tiens, « l’espĂ©rance est fondĂ©e sur la rĂ©surrection du Christ et s’ouvre Ă  une vie Ă  la lumiĂšre du nouveau monde suscitĂ© par Dieu » (7). Ainsi, quelque soit notre cheminement, notre comportement dĂ©pend de notre vision du monde. En ce sens, Jacques Lecomte ne se limite pas Ă  nous offrir des donnĂ©es positives concernant la situation du monde Ă  mĂȘme de nous encourager, il conclut son livre par la vision d’ « une grande rĂ©conciliation ». « Une sociĂ©tĂ© plus fraternelle et conviviale est possible (5), dĂšs lors que l’on y croit et que l’on s’engage Ă  la faire advenir » (p 197).

 

J H

 

(1)            Algan (Yann), Cahuc (Pierre), Zybergerg (André). La fabrique de la défiance, Grasset, 2012. Sur ce blog : « Promouvoir la confiance dans une société de défiance » : https://vivreetesperer.com/?p=1306

(2)            Lecomte (Jacques). Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez ! Les ArÚnes, 2017

(3)            « Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres. Au sortir de massacres sĂ©culaires, vers un Ăąge doux portant la vie contre la mort » : https://vivreetesperer.com/?p=1306

(4)            Lecomte (Jacques). La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité. Odile Jacob, 2012. Sur ce blog : « La bonté humaine, est-ce possible ? » : https://vivreetesperer.com/?p=674

(5)            ConfĂ©rence de Jacques Lecomte : « Vers une sociĂ©tĂ© de la fraternité », Ă  l’invitation,  le 8 juin 2016 du Pacte civique et de la TraversĂ©e. VidĂ©o sur You Tube : https://www.youtube.com/watch?v=KALjpMcwpWU&feature=youtu.be

(6)            http://www.psychologie-positive.net

(7)            Moltmann (JĂŒrgen). Ethics of life. Fortress Press, 2012 (p 3-8)

 

Voir aussi :  « Quel avenir est possible pour le monde et pour la France? (Jean-Claude Guillebaud. Une autre vie est possible) » : https://vivreetesperer.com/?p=937

https://vivreetesperer.com/?p=942

https://vivreetesperer.com/?p=945

Ubuntu : une vision du monde relationnelle

Ubuntu : une vision du monde relationnelle

Au sein de la culture occidentale, en fonction de diffĂ©rents facteurs comme la perception des effets nĂ©fastes d’un extrĂȘme individualisme et la montĂ©e d’une vision Ă©cologique, on prend de plus en plus conscience d’une rĂ©alitĂ© jusque-lĂ  mĂ©connue : la relation, la reliance, la connexion. (1) Tout se tient. Cependant, cette Ă©volution des esprits doit surmonter et dĂ©passer une culture individualiste qui s’est installĂ©e dans le monde occidental depuis des siĂšcles.

En regard, issue de la culture bantou, et par extension, africaine, « L’Ubuntu met l’accent sur le vivre ensemble, et l’interdĂ©pendance des individus au sein de la communautĂ©. Des relations positives et une harmonie communautaire rehaussent notre humanitĂ©. L’idĂ©e force est de valoriser l’empathie, la compassion, la dignitĂ© et la valeur intrinsĂšque de chaque personne. Dans la philosophie de l’Ubuntu, le bien de la communautĂ© est essentiel pour le bien de chaque individu. Être dans l’esprit de l’Ubuntu, c’est aussi apprĂ©cier la valeur de la coopĂ©ration, le soutien mutuel, et le bien commun dans la prise de dĂ©cision
 Ubuntu est fondĂ©e sur la comprĂ©hension que chaque personne possĂšde une valeur et une dignitĂ© intrinsĂšque. Elle renforce l’idĂ©e qu’étant un ĂȘtre social, un individu n’est pas intrinsĂšquement une entitĂ© solitaire, existant tout seul sur son Ăźle comme Robinson CrusoĂ©. En vĂ©ritĂ©, l’ĂȘtre d’une personne est tissĂ© avec celui des autres dans un tissu complexe de connexions sociales. Ubuntu se rĂ©alise dans un environnement social inclusif et des relations interconnectĂ©es. Une communautĂ© rĂ©gie par Ubuntu favorise le respect, la compassion, et une responsabilitĂ© partagĂ©e. En Afrique, la philosophie de l’Ubuntu se manifeste dans de nombreuses expressions culturelles, notamment dans la musique, les processus de prise de dĂ©cision, qui promeuvent l’inclusivitĂ©, la construction de consensus, des systĂšmes de gouvernance et de rĂ©solution de conflits » (p 229-230).

Un homme, l’archevĂȘque Desmond Tutu a fait connaitre la philosophie de l’Ubuntu dans le monde Ă  travers son Ɠuvre de rĂ©conciliation dans la pĂ©riode post-apartheid de l’Afrique du Sud
 « L’archevĂȘque Desmond Tutu, comme ancien prĂ©sident de la Commission VĂ©ritĂ© et RĂ©conciliation, a incarnĂ© l’esprit de l’Ubuntu dans le processus de rĂ©conciliation. Il a mis l’accent sur la valeur du pardon, de la guĂ©rison et du dialogue en se confrontant aux divisions et aux cicatrices du passé » (p 220).

Un livre, paru en 2024, aux Presses Universitaires de l’UniversitĂ© de Louvain se prĂ©sente comme un recueil de textes examinant la vision de l’Ubuntu dans ses rapports avec la philosophie occidentale et ses contributions innovantes dans diffĂ©rents champs de la sociĂ©tĂ© et de la culture : « Ubuntu. A comparative study of an african concept of justice » (2). Parmi les autres livres portant sur Ubuntu, nous nous rĂ©fĂ©rons Ă©galement ici Ă  un livre publiĂ© Ă  l’Harmattan : « Comprendre Ubuntu » (3) qui porte en sous-titre les noms de deux personnalitĂ©s : Placide Tempels, un prĂȘtre qui a mis en Ă©vidence l’originalitĂ© de la philosophie de l’Ubuntu en provenance de la culture Bantou et L’archevĂȘque Desmond Tutu, grand acteur de la mise en Ɠuvre de cette philosophie dans le champ politique et judiciaire.

Nous nous interrogerons d’abord sur l’origine de cette philosophie et ses caractĂ©ristiques ainsi que sur la vision qui en dĂ©coule. Nous reviendrons sur la mise en Ɠuvre de l’esprit Ubuntu dans le processus de libĂ©ration post-apartheid en Afrique du sud. Nous Ă©voquerons la comparaison entre Ubuntu et la philosophie occidentale.

 

De la culture bantou à la philosophie de l’Ubuntu : Une vision du monde

Pour « comprendre Ubuntu » l’auteur du livre, Kaumba Lafunda Samajiku, envisage la culture bantu Ă  partir d’une approche linguistique. Un prĂȘtre missionnaire, Placide Tempels « a Ă©tudiĂ© les langages, les comportements, les institutions et les coutumes des bantu » A partir de lĂ , il a rapportĂ© un systĂšme de pensĂ©e bantu. Son livre : « la philosophie bantu », publiĂ© en 1945 et traduit en anglais en 1959 a beaucoup favorisĂ© la comprĂ©hension occidentale de la philosophie africaine. Il y traite de mĂ©taphysique, de sagesse, d’anthropologie, d’éthique et de restauration de la vie (p 15). « Pour Tempels, les bantu ont une conception essentiellement dynamique de l’ĂȘtre. Alors que pour la pensĂ©e occidentale, l’ĂȘtre est ‘ce qui est’, conçu de maniĂšre statique, la philosophie bantu conçoit l’ĂȘtre comme ‘ce qui possĂšde la force, l’ĂȘtre est force’
. Tous les ĂȘtres sont des forces : Dieu, les hommes vivants et trĂ©passĂ©s, les animaux, les plantes, les minĂ©raux » (p 16). Chez Tempels, le contenu de la philosophie bantu se rĂ©sume autour du « concept fondamental de force vitale  ». Des valeurs fondamentales de vie, fĂ©conditĂ© et union vitale fondent l’ontologie des Bantu, l’idĂ©e qu’ils se font de l’ĂȘtre, ainsi que la formulation des rĂšgles Ă©thiques et socio-juridiques » (p 21). Cette philosophie bantu est Ă  la source de Ubuntu. Selon Wikipedia, « le mot Ubuntu issu de langues bantues d’Afrique centrale, orientale et australe, dĂ©signe une notion proche des concepts d’humanitĂ© et de solidarité ». Selon Kaumba Lufunda Samajiku, au cours de ces derniĂšres dĂ©cennies, l’esprit Ubuntu n’a pas seulement inspirĂ© le processus de reconstruction de l’Afrique du sud dans la justice et la rĂ©conciliation, mais il exerce une influence plus gĂ©nĂ©rale, ainsi que l’hermĂ©neutique dĂ©ployĂ©e par Barbara Cassin et Philipe Joseph Salazar ou la rĂ©alisation d’un logiciel open-source et gratuit construit Ă  partir d’un noyau linux portant le nom d’Ubuntu et que des millions d’utilisateurs peuvent utiliser.

Selon un thĂ©ologien zambien, Teddy Chalwe Sakupapa (4), le cadre conceptuel met bien en Ă©vidence « la centralitĂ© de la vie et des interrelations entre les ĂȘtres dans la vision africaine du monde ». « Le cadre conceptuel de l’ontologie et de la cosmologie bantu, telle qu’exprimĂ©e par Tempels et interprĂ©tĂ©e et appropriĂ©e par les thĂ©ologiens africains, indique un sens fort du respect de la vie. C’est une mise en valeur de la centralitĂ© de la vie et de l’interrelation entre les ĂȘtres. Dans cette rĂ©alitĂ© interreliĂ©e, il n’y a pas de sĂ©paration entre le sĂ©culier et le sacré » ; La relationalitĂ© est au cƓur de l’ontologie africaine ». Teddy Chalwe Sakupapa ouvre une rĂ©flexion thĂ©ologique. La vie et la relationalitĂ© sont des thĂšmes centraux dans l’Écriture aussi bien que dans la rĂ©cente rĂ©flexion pneumatologique de thĂ©ologiens comme JĂŒrgen Moltmann. La relationalitĂ© est Ă©galement devenue particuliĂšrement centrale dans les discours sur la TrinitĂ© et l’écologie (5).

 

Ubuntu pour la vĂ©ritĂ© et la rĂ©conciliation dans le processus de liquidation de l’apartheid et la construction d’une nouvelle sociĂ©tĂ© africain

A travers une lutte non violente, Gandhi et Mandela sont parvenus Ă  obtenir la libĂ©ration de peuples opprimĂ©s (6). Sous la direction de Mandela, l’Afrique du Sud a Ă©galement Ă©vitĂ© les affres de la guerre civile. Son rĂŽle a Ă©tĂ© dĂ©cisif. Barack Obama a rendu hommage Ă  son humanisme spirituel. Mandela « comprenait les liens qui unissent l’esprit humain
 ‘L’Ubuntu’ incarne son plus grand don : celui d’avoir reconnu que nous sommes tous unis par des liens invisibles, que l’humanitĂ© repose sur un mĂȘme fondement, que nous nous rĂ©alisons en donnant de nous-mĂȘme aux autres ». L’action de Nelson Mandela a Ă©tĂ© de pair avec celle de Desmond Tutu. Celui-ci a recouru au concept d’Ubuntu qui a inspirĂ© la Constitution provisoire de la Transition de l’Afrique du Sud (1993), ainsi que la loi de 1995 relative Ă  la promotion de l’unitĂ© nationale et de la rĂ©conciliation. C’est dans ce contexte que va apparaĂźtre la Commission VĂ©ritĂ© et RĂ©conciliation sous l’impulsion de l’archevĂȘque anglican Desmond Tutu. C’est la mise en Ɠuvre d’un processus de rĂ©conciliation et de guĂ©rison collective. Dans un contexte de mĂ©diation, puissamment portĂ©e par une dimension spirituelle et religieuse d‘inspiration chrĂ©tienne, une expression concrĂšte des victimes et des bourreaux va pouvoir advenir. Les victimes sud-africaines pourront dire Ă  haute voix les coups reçus, les peines vĂ©cues, et les bourreaux d’hier, le mal qu’ils ont fait, en tant qu’agents institutionnels du rĂ©gime. Dans ce processus, Ă©clot une « justice rĂ©parative ». Cette forme de justice cherche Ă  mobiliser tous et chacun dans la quĂȘte de solutions pragmatiques permettant la rĂ©ponse d’une vie commune apaisĂ©e (5). Kaumba Lufunda Samajiku voit dans tout ce processus la mise en Ɠuvre d’une « vision du monde Ubuntu » (p 23). « La rĂ©paration est une restauration de la vie, une restauration de l’ordre ontologique
 La rĂ©paration consiste toujours, en fait, Ă  Ă©loigner le mal
 La question de la vĂ©ritĂ© comme Ă©tape obligĂ©e de la rĂ©conciliation se comprend dans la mesure oĂč la rĂ©conciliation est une reconstitution des relations entre les forces vitales dans leur intĂ©grité  » De mĂȘme, l’auteur rappelle l’importance majeure de l’interrelation entre les ĂȘtres humains. « L’ĂȘtre humain ne peut pas ĂȘtre solitaire. Il est insĂ©rĂ© dans un rĂ©seau de relations en tant que membre liĂ© Ă  d’autres membres  ». Ainsi, « la restauration des liens sociaux apparait dans le processus mis en Ɠuvre par la Commission VĂ©ritĂ© et RĂ©conciliation. Elle met dans une mĂȘme continuitĂ© la conception de la nature de l’homme et la conception de la nature de la justice  » (p 27-30).

 

Ubuntu : la dimension internationale

Le livre :  « A comparative study of an african concept of justice », prĂ©sente une comprĂ©hension internationale et systĂ©matique d’Ubuntu en examinant les nuances Ă  travers les diffĂ©rentes cultures africaines. De plus, il juxtapose Ubuntu avec des concepts dominants des philosophies occidentales, incluant « la justice comme Ă©quité » de John Rawls, la justice sociale, l’individualisme libĂ©ral, l’éthique des relations et des affaires et les droits humains » (p 231).

Les auteurs mettent en Ă©vidence « une distinction entre Ubuntu et l’individualisme libĂ©ral occidental ». « Ce sont deux perspectives philosophiques diffĂ©rentes en ce qui concerne la nature des ĂȘtres humains et les relations entre individus et sociĂ©té ». « Par exemple, le philosophe amĂ©ricain John Rawls dĂ©clare dans une « Theory of Justice » que chacun a des droits inaliĂ©nables fondĂ©s sur la justice, que mĂȘme l’intĂ©rĂȘt collectif de la sociĂ©tĂ© ne peut outrepasser
 Ainsi, les individus sont envisagĂ©s comme des entitĂ©s indĂ©pendantes et autonomes avec des droits et des libertĂ©s inhĂ©rentes Ă  ce que Michael Sadler considĂšre comme « un soi libre de toute entrave ». « Pour le soi libre de toute entrave, ce qui importe au-dessus de tout, ce qui est le plus essentiel pour notre personnalitĂ©, ce ne sont pas les fins que nous choisissons, mais notre capacitĂ© de les choisir ». De mĂȘme, Alasdair MacIntyre pense que l’individualisme libĂ©ral occidental dĂ©forme les relations sociales. L’histoire de ma vie est toujours incluse dans l’histoire des communautĂ©s dont dĂ©rive mon identitĂ©. Je suis nĂ© avec un passĂ©. Et essayer de se couper soi-mĂȘme de ce passĂ©, dans une approche individualiste, c’est dĂ©former ma relation actuelle ». En regard, Ubuntu tourne autour de la communautĂ© et de l’interdĂ©pendance parmi ses membres. Il reconnait une nature humaine communautaire et met l’accent sur notre bien-ĂȘtre partagé ». « Alors que l’éthique des droits est Ă  la base de la philosophie de l’individualisme libĂ©ral, Ubuntu se fonde sur la mise en Ɠuvre de relations positives et la rĂ©alisation d’une harmonie parmi les gens. Selon Ubuntu, une conduite Ă©thique dĂ©coule de la comprĂ©hension des relations intersubjectives et des obligations des individus les uns envers les autres ». C’est une perspective bien diffĂ©rence de celle de l’individualisme libĂ©ral occidental oĂč prĂ©vaut le gain et l’intĂ©rĂȘt personnel. Les auteurs citent l’économiste anglais du XVIIIe siĂšcle, Adam Smith, auteur du livre : « Wealth of Nations » : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre repas, mais de la maniĂšre dont il met en Ɠuvre son propre intĂ©rĂȘt. Nous nous adressons nous-mĂȘme, non pas Ă  leur humanitĂ©, mais Ă  leur amour pour eux-mĂȘmes et nous ne leur parlons jamais de notre nĂ©cessaire, mais de leur intĂ©rĂȘt ». L’ethos d’Ubuntu est fondĂ© sur la croyance dans l’intĂ©rĂȘt collectif et dans la coopĂ©ration. Les individus peuvent amĂ©liorer leur humanitĂ© en contribuant au collectif et en Ă©tablissant des relations positives (p 231-232).

Cependant, on doit dire que Ubuntu ne se limite pas Ă  une dichotomie entre communautarisme et individualisme ; sinon, nous aurions perdu de vue des Ă©lĂ©ments fondamentaux du discours sur l’humanisme africain. La philosophie de l’Ubuntu maintient qu’un accomplissement et une prospĂ©ritĂ© individuelle dĂ©pend d’une communautĂ© soutenante
 Mais ainsi, au lieu de nier une identitĂ© individuelle, en fait, Ubuntu la renforce » (p 233). En regard d’une conception abstraite du soi et de la rationalitĂ©, Ubuntu met en valeur le rĂŽle des relations et de la communautĂ© dans la formation de l’identitĂ© personnelle et la croissance Ă©thique.

Si les conceptions de Ubuntu et de la philosophie de la justice diffĂ©rent, elles s’accordent pour dĂ©fendre la dignitĂ© des individus et soutenir les plus vulnĂ©rables. Cependant, « en intĂ©grant les principes de l’Ubuntu, la philosophie occidentale pourrait Ă©tendre son cadre Ă©thique, adopter des interprĂ©tations relationnelles et contextuelles de la personnalitĂ©, et explorer de nouvelles mĂ©thodes pour l’éthique sociale, la justice, et la construction d’une communautĂ©. Ubuntu pourrait enrichir la philosophie occidentale en portant son attention sur des aspects nĂ©gligĂ©s de l’existence humaine, en cultivant une comprĂ©hension plus intĂ©grĂ©e de l’éthique, et en plaidant pour des valeurs d’empathie, de compassion et de bien-ĂȘtre communautaire » (p 233).

Cependant, Ubuntu intervient Ă©galement dans d’autres domaines. Ainsi, elle porte des idĂ©es concernant « la richesse sociale et un capitalisme inclusif ». Comme on peut l’imaginer, elle introduit un principe de responsabilitĂ© dans la vie Ă©conomique. De mĂȘme, Ubuntu est particuliĂšrement propice Ă  une politique Ă©conomique et environnementale. « Ubuntu envisage les individus, les communautĂ©s et le monde naturel dans un mode symbiotique. La mise en Ɠuvre d’Ubuntu dans le dĂ©veloppement durable s’appuie sur une vision holistique qui reconnait l’interdĂ©pendance des systĂšmes sociaux, Ă©conomiques et environnementaux ». C’est « le passage d’une vision anthropocentrique Ă  une vision Ă©cocentrique, la reconnaissance de la corrĂ©lation entre le bien-ĂȘtre humain et la santĂ© environnementale. La philosophie d’Ubuntu met Ă©galement en valeur le systĂšme de connaissance indigĂšne qui offre des approches pertinentes pour une gestion durable des ressources et la prĂ©servation Ă©cologique (p 234).

Si, au cours des derniers siĂšcles, la globalisation du monde a rĂ©sultĂ©, pour une part d’une activitĂ© effrĂ©nĂ©e et d‘une prĂ©tention insensĂ©e de vastes portions de la sociĂ©tĂ© occidentale, en regard, elle a Ă©galement permis la rencontre de civilisations qui ont exercĂ© une influence envers elle, comme le montrent David Graeber et David Wengrow dans leur livre sur l’histoire de l’humanitĂ© (7). Aujourd’hui, Ă  une Ă©poque, oĂč l’impĂ©rialisme antĂ©rieur s’est largement effondrĂ©, l’influence des cultures autochtones, en Afrique comme en Asie, peut tĂ©moigner de leurs sagesses et s’exercer Ă  l’échelle du monde. Il en va ainsi pour la sagesse bantu : Ubuntu, qui a donnĂ© lieu Ă  plusieurs publications. Ainsi, aux prĂ©cĂ©dentes dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©es, on peut rajouter un livre Ă©crit par la petite-fille de Desmond Tutu, Mungi NgomanĂ© ,aujourd’hui trĂšs active sur la scĂšne internationale : « Ubuntu. Leçons de sagesse africaine » (8). Cet ouvrage porte en sous-titre une maxime qui caractĂ©rise la philosophie d’Ubuntu : « Je suis, car tu es ». En regard d’un individualisme qui se suffit Ă  lui-mĂȘme, c’est la relation humaine qui, ici, est premiĂšre. Or, aujourd’hui, dans la culture europĂ©enne, un courant de pensĂ©e, qui va en grandissant, met l’accent sur l’importance et la nĂ©cessitĂ© de la relation (1). Le terme de « reliance » commence Ă  apparaitre. La spiritualitĂ© est envisagĂ©e en terme de relation entre les humains, avec soi-mĂȘme, avec la nature et avec Dieu. Et, Dieu lui-mĂȘme est un Dieu trinitaire, un Dieu relationnel. Cette approche apparait frĂ©quemment sur ce blog dans les Ă©crits de thĂ©ologiens comme Richard Rohr et JĂŒrgen Moltmann. La rĂ©fĂ©rence Ă  ce dernier apparait chez des thĂ©ologiens africains qui apprĂ©cient la philosophie de Ubuntu. Ainsi envisager Ubuntu aujourd’hui, ce n’est pas considĂ©rer un phĂ©nomĂšne exotique, mais prĂȘter attention Ă  un Ă©tat d’esprit qui est source d’inspiration.

J H

 

  1. Relions-nous ! Un livre et un mouvement de pensĂ©e : https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/ La vie spirituelle comme une conscience relationnelle ; une recherche de David Hay sur la spiritualitĂ© d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/ Reliance ; une vision spirituelle pour un nouvel Ăąge : https://vivreetesperer.com/reliance-une-vision-spirituelle-pour-un-nouvel-age/ ReconnaĂźtre et vivre la prĂ©sence d’un Dieu relationnel : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-et-vivre-la-presence-dun-dieu-relationnel/
  2. A comparative study of an African concept of justice. Edited by Paul Nnodim and Austin C. Okigbo. Leuven University Press. 2024
  3. Kaumba Lufunda Samajiku; Comprendre Ubuntu. R.P. Placide Tempels et Mgr Desmond Tutu Sur une toile d’araignĂ©e. L’Harmattan, 2020
  4. Esprit et écologie dans le contexte de la théologie africaine : https://www.temoins.com/esprit-et-ecologie-dans-le-contexte-de-la-theologie-africaine/
  5. Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
  6. Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  7. David Graeber, Davis Wengrow. Au commencement Ă©tait
 Une nouvelle histoire de l’humanitĂ©. Les liens qui libĂ©rent, 2023
  8. Mungi Ngomane. Ubuntu. Leçons de sagesse. Je suis, car tu es. Harper Collins, 2019

La priÚre selon AgnÚs Sanford, une pionniÚre de la priÚre de guérison

  A la rencontre de Dieu en dedans et en dehors de nous

Notre maniĂšre de prier dĂ©pend pour une part de nos reprĂ©sentations de Dieu, mais aussi de la relation qu’il a avec nous et avec le monde. De plus en plus, nous percevons aujourd’hui la rĂ©alitĂ© dans une perspective d’interrelation, d’interconnection. Cette perspective s’appuie sur des convergences scientifiques (1). Elle se manifeste sur le plan spirituel. Tout se tient (2). Et aujourd’hui, par rapport Ă  d’anciens clivages, elle s’inscrit dans une pensĂ©e thĂ©ologique comme celle de JĂŒrgen Moltmann qui dĂ©veloppe une pensĂ©e holistique, particuliĂšrement dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (3). Tout simplement, « En Dieu, nous avons la vie, le mouvement et l’Etre » (Actes 17.27).

TrĂšs tĂŽt, dĂšs la fin de la premiĂšre moitiĂ© du XXĂš siĂšcle, puisque son livre le plus diffusé : « The Healing Light » date de 1957, AgnĂšs Sanford (4), pionniĂšre de la priĂšre de guĂ©rison, a anticipĂ© cette perspective holistique. Ce livre nous montre comment l’énergie divine suscite la guĂ©rison  dans tout notre ĂȘtre si nous nous ouvrons Ă  Dieu et faisons appel Ă  lui. Cependant, ce n’est pas ce thĂšme qui retient ici notre attention. Nous voulons seulement mettre en Ă©vidence comment AgnĂšs Sanford reconnaĂźt la prĂ©sence de Dieu et en quoi cette reconnaissance oriente sa priĂšre.  Pour cela, nous avons extrait de son livre deux textes significatifs (5

« Nous vivons en Dieu, c’est en lui que nous respirons. Que nous le voulions ou non, il en est ainsi. Mais nous absorbons plus ou moins de sa force de vie selon que nos Ăąmes sont plus ou moins rĂ©ceptives. Trop souvent, nous fermons nos ouĂŻes spirituelles, sans les laisser, ou si peu, pĂ©nĂ©trer par cette force, et notre chair demeure sans vie et semble comme se rĂ©tracter
. ». Ce processus d’affaiblissement et de rigidification a des consĂ©quences pour notre santĂ©.

« Le remĂšde Ă  tout cela, c’est plus de vie, plus de lumiĂšre. Et c’est lĂ  prĂ©cisĂ©ment ce que nous apportent nos priĂšres pour la santĂ© et nos actes de pardon, un afflux de lumiĂšre et de vie. Cette vie spirituelle stimule la circulation, libĂšre dans le corps l’énergie naturelle. Elle accroit aussi la vigueur de notre pensĂ©e, elle la rend plus calme, forte de cette paix qui naĂźt d’une activitĂ© non pas ralentie, mais augmentĂ©e. Et elle accroĂźt aussi notre rĂ©ceptivitĂ© spirituelle, en nous rendant sensible Ă  l’action divine,  non seulement au dedans de notre corps, mais dans le monde qui nous entoure ».

« A mesure que nos priĂšres, jointes Ă  notre discipline mentale et Ă  nos actes de pardon, crĂ©ent en nous le sentiment toujours plus vivant et plus assurĂ© de la prĂ©sence de Dieu en nous, nous sommes toujours plus sĂ»rs de possĂ©der une source intĂ©rieure oĂč nous pouvons puiser Ă  volontĂ© et nous sommes toujours plus conscient aussi qu’il existe en dehors de nous une source de puissance ; c’est une influence qui nous protĂšge et nous guide, qui enveloppe de sa bĂ©nĂ©diction notre travail de chaque jour et qui conduit nos pas sur le chemin de la paix.

Comme on l’a dit : Dieu est Ă  la fois transcendant et immanent. Et son immanence est la clĂ© de sa transcendance. En d’autres termes, la lumiĂšre de Dieu brille en nous et hors  de nous et c’est en apprenant Ă  la recevoir en nous que nous commençons Ă  l’apercevoir hors de nous.

Puisqu’il en est ainsi, cherchons le avec joie en dehors et au dedans. Comme chaque matin, nous sommes inondĂ©s de sa lumiĂšre, remplissons de mĂȘme nos journĂ©es de sa suprĂȘme direction, de son secours, de sa protection. Rendons grĂące de ce que sa puissance est Ă  l’Ɠuvre non seulement en nous, mais dans le monde qui nous entoure. Soyons reconnaissant pour la journĂ©e qui est devant nous et plaçons-la d’avance dans la lumiĂšre de l’amour divin  ».

Ainsi, pour AgnĂšs Sanford, il y a interrelation entre Dieu et l’homme, et, en l’ĂȘtre humain, entre l’esprit et le corps. Quelques dĂ©cennies plus tard, cette vision intĂ©grĂ©e est Ă©clairĂ©e par l’approche thĂ©ologique de JĂŒrgen Moltmann.. Dieu n’est pas Ă©loignĂ© et distant de notre expĂ©rience. Il est proche de nous, actif en nous et dans le monde. « Il y a immanence de Dieu dans l’expĂ©rience humaine et transcendance de l’homme en Dieu ». Dans le christianisme, « L’Esprit de Dieu est la puissance de vie de la rĂ©surrection qui, Ă  partir de PĂąques, est rĂ©pandue sur toute chair pour la rendre vivante Ă  jamais
 le corps  devient « le temple de l’Esprit Saint ». Comme AgnĂšs Sanford, JĂŒrgen Moltmann voit en Dieu une force agissante, une force de vie. « L’expĂ©rience de l’Esprit de Dieu est comme l’inspiration de l’air. L’Esprit de Dieu est le champ  vibrant et vivifiant des Ă©nergies de la vie. Nous sommes en Dieu et Dieu est en nous. Les mouvements de notre vie sont ressentis par Dieu et nous ressentons les Ă©nergies vitales de Dieu »

Ainsi, lorsque nous prenons conscience de la prĂ©sence de Dieu dans tout notre ĂȘtre, Christ en nous, nous pouvons prier non seulement en regardant Ă  Dieu au delĂ  de nous–mĂȘme, mais aussi Ă  partir de sa prĂ©sence transformatrice en nous. Comme l’écrit, AgnĂšs Sanford, « nous cherchons Dieu en dehors et en dedans ». Et nous recevons de Lui une vie abondante.

 

J H

 

(1 Dans une prĂ©face au livre majeur de Jean Staune : Staune (Jean). Notre existence a-t-elle un sens ? Presses de la Renaissance, 2007, l’astrophysicien, Trinh Xuan Thuanh, Ă©crit : « En physique, aprĂšs avoir dominĂ© la pensĂ©e occidentale pendant trois cent ans, la vision newtonienne d’un monde fragmentĂ©, mĂ©caniste, dĂ©terministe a fait place Ă  celle d’un monde holistique, indĂ©terminĂ© et dĂ©bordant de crĂ©ativité ». On pourra voir, entre autres : « La dynamique de la conscience et de l’esprit humain. Un nouvel horizon scientifique. D’aprĂšs le livre de Mario Beauregard : « Brain wars », traduit en français : « les pouvoirs de la conscience » (2013) :  http://www.temoins.com/la-dynamique-de-la-conscience-et-de-lesprit-humain-un-nouvel-horizon-scientifique-dapres-le-livre-de-mario-beauregard-l-brain-wars-r/

« Vers une nouvelle mĂ©decine du corps et de l’esprit. GuĂ©rir autrement : Thierry Janssen. La solution intĂ©rieure. Fayard, 2006) :

http://www.temoins.com/vers-une-nouvelle-medecine-du-corps-et-de-lespritguerir-autrement/

(2) «  Assez curieusement, ma foi en notre Dieu, qui est puissance de vie, s’est dĂ©veloppĂ©e Ă  travers la dĂ©couverte des nouvelles approches scientifiques qui transforment notre reprĂ©sentation du monde. Dans cette nouvelle perspective, j’ai compris que tout se relie Ă  tout et que chaque chose influence l’ensemble. Tout se tient. Tout se relie. Pour moi, l’action de Dieu s’exerce dans une interrelation. Dans cette reprĂ©sentation, Dieu reste le mĂȘme toujours prĂ©sent et agissant Ă  travers le temps (Odile Hassenforder. Sa prĂ©sence dans ma vie »). Voir : « Dieu, puissance de vie » : https://vivreetesperer.com/?p=1405

(3) Moltmann (JĂŒrgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf , 1999.  Citations prĂ©sentĂ©es dans cet article : p 24 et 123. Introduction Ă  la pensĂ©e thĂ©ologique de JĂŒrgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : https://lire-moltmann.com

(4) Dans la derniĂšre Ă©dition du livre : « The Healing Light », AgnĂšs Sanford est prĂ©sentĂ©e en ces termes : « AgnĂšs Sanford apparaĂźt comme une enseignante et une praticienne majeure du ministĂšre de guĂ©rison au sein de l’Eglise. Son message est mĂȘme encore plus actuel aujourd’hui comme le don de guĂ©rison a gagnĂ© une large reconnaissance dans la communautĂ© chrĂ©tienne toute entiĂšre. Ses Ă©crits ont eu une grande influence sur le dĂ©veloppement de ministĂšres de guĂ©rison tels que ceux de Francis MacNutt et Ruth Carter Stapleton  ». On a pu la considĂ©rer comme « la grand-mĂšre du mouvement de guĂ©rison ». On pourra consulter le site qui lui est dĂ©dié : http://heyjoi.tripod.com

(5)  Sanford (AgnÚs). The Healing Light. Ballantine, 1983. Quelques années aprÚs sa premiÚre parution en 1947, le livre a été traduit en français : Sanford  (AgnÚs). La lumiÚre qui guérit. Delachaux et Niestlé, 1955 (Cette édition est épuisée , mais parfois accessible en occasion). Les deux citations : p 62 et 66 dans « The Healing light » ; p 66 et 70 dans « La lumiÚre qui guérit » (Nous avons repris cette traduction).

 

Sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie », on pourra voir aussi :

« Quelle est notre reprĂ©sentation de l’ĂȘtre humain » :

https://lire-moltmann.com/quelle-est-notre-representation-de-letre-humain/

« Vivre l’expĂ©rience de la prĂ©sence de Dieu » :

https://lire-moltmann.com/vivre-lexperience-de-la-presence-de-dieu/