Une amitié avec Dieu

Si Dieu ne se laisse pas enfermer dans une représentation. S’il échappe à nos catégories humaines, êtres humains, nous avons besoin pour nous adresser à lui, d’une image guide en lien avec notre affectivité et notre intelligence. Ainsi, dans le « Notre Père », Jésus nous invite à accéder à Dieu en terme de Père et, plus précisément, de Abba, papa, notre bon père céleste. Dieu nous appelle à l’amour, et, s’il est lui-même amour, il entend que son évocation puisse éveiller en nous l’amour. Une prière qui s’adresse à Dieu, en terme d’ami, mobilise tout ce que ce mot éveille en nous.

Le grand Ami

Dans le message qui nous est communiqué dans le livre : « Dieu appelle » (1), une voix se fait entendre en ce sens (p 180-181). « Ce que l’on entend par « conversion », n’est souvent que la découverte d’un Grand Ami. Ce que l’on entend par « religion » est la connaissance de ce Grand Ami. Ce que l’on entend par la « sainteté » est l’imitation de ce Grand Ami… La perfection, cette perfection à laquelle j’ai appelé tous les hommes : « Soyez parfaits comme votre Père est parfait (Math 5-48), consiste en somme à être comme votre Grand Ami, afin de devenir à votre tour un ami semblable pour les autres ». « Je suis votre Ami. Songez un peu à tout ce que signifient les termes d’Ami et de Sauveur. Un ami est toujours disposé à venir en aide. Il prévient vos besoins, s’avance la main tendue pour soutenir et encourager, ou pour écarter le danger. Sa voix est celle de la tendresse… Pensez à ce qu’est pour vous un tel ami et tachez de vous représenter ce que doit être l’Ami Parfait, celui que rien ne décourage, qui se donne sans réserve, qui a triomphé de tout et qui peut tout. Je suis pour vous cet Ami. Je le suis même au delà de ce que peut attendre votre cœur » (p 180-181).

Méditation biblique

Dans les méditations publiées journellement sur le site : « Center for action and contemplation », Richard Rohr nous apporte un message qui s’étend bien au delà de l’expression franciscaine qui l’accompagne. Richard Rohr récemment consacré une séquence hebdomadaire au thème de « la rencontre de Dieu à travers la Bible » (Encountering God through the Bible). Et une des méditations inscrites dans ce cycle s’intitule : « Pouvons-nous être amis avec Dieu ? » (2). Cette méditation est un texte de Diana Butler Bass issu de son livre : « Freeing Jesus. Rediscovering Jesus as Friend, Teacher, Savior, Lord, Way and Presence » (3). L’auteure se réfère à différentes images de Jésus et, entre autres, elle s’inspire de celle où prévaut l’amitié. Ainsi, « l’auteure et la chercheuse Diana Butler Bass décrit quelque chose qui est la marque d’une foi mure, échappant ainsi à des préjugés populaires. « Effectivement, l’amitié avec Dieu est au cœur de l’histoire biblique ».

L’amitié avec Dieu au cœur de l’histoire biblique

« La Bible nous raconte une histoire originale sur l’amitié avec Dieu, particulièrement dans les écritures hébraïques. L’amitié n’a rien d’une immaturité ; elle est un don de sagesse. « Dans chaque génération, la sagesse passe dans les âmes saintes et elle les rend amies de Dieu et des prophètes (Sagesse de Salomon 7.27). Deux des plus grands héros d’Israël, Abraham, le père de la foi, et Moïse, le prophète libérateur, sont appelés spécifiquement amis de Dieu. En Esaïe (41.8), Dieu envisage Abraham comme « mon ami », une tradition qui entre dans le Nouveau Testament (Jacques 2.23). De Moïse, l’Exode déclare : « Le Seigneur avait l’habitude de parler à Moïse face à face, comme on parle à un ami (31.11), une intimité très rare, car une telle proximité divine impliquait d’habitude la mort (33.20).

Le point essentiel est que l’amitié avec Dieu fonde l’alliance et qu’Israël est libéré de l’asservissement pour entrer dans une famille nouvelle à travers la loi donnée par Moïse. L’amitié avec Dieu n’est pas une histoire biblique secondaire. Plutôt, elle est centrale dans les promesses et la foi d’être un peuple appelé, dans lequel tous sont amis, compagnons, intimes, frères et sœurs et être aimés.

Les premiers chrétiens qui étaient pour la plupart des juifs, savaient tout cela et ont étendu à Jésus cette idée d’une amitié divine. Le Nouveau Testament rappelle intensément la proximité régnant dans le cercle d’amis de Jésus, hommes et femmes transformés à travers leur relation avec lui.

Le Notre Père

Diana Butler Bass comprend la prière du Notre Père apportée par Jésus comme conduisant à une amitié mutuelle avec Dieu.

« Jésus enseigne à ses amis de prier Abba (comme nous assumons qu’il priait lui-même), un terme le plus souvent traduit en anglais par père, mais qui contient des notes de sens indiquant l’intimité et la familiarité, incluant celle d’une relation fraternelle comme « frère » et « compagnon ». Ce terme est relié au mot hébreu désignant un ami (ahab), utilisé pour décrire Abraham ».

Ainsi Jésus présente ses amis (les disciples) à son autre ami (Dieu) dans la prière quotidienne connue comme le « notre Père », peut-être dans ce qui peut être le mieux compris comme « Notre Père-Ami » ou simplement « notre Ami ». Cette idée de « Notre Ami a était une idée révolutionnaire comme Jésus intervenant comme médiateur du compagnonnage divin, abolissait une distance sacrée entre Dieu et nous ».

L’amitié est lié à l’amour, un amour vrai : compassion, empathie, aide, aller au delà de ce qu’on estime possible. C’est le commandement de l’amour. Si nous nous rejoignons dans l’amour, l’amitié est le résultat, même l’amitié avec Dieu. L’amitié est mutuelle… C’est un rapprochement incessant l’un de l’autre qui nous fortifie et nous donne la joie.

Une amitié ouverte

Théologien, dans « L’Esprit qui donne la vie », Jürgen Moltmann nous fait entrer dans une amitié ouverte (4). « Tout simplement, un ami, c’est quelqu’un qui t’aime bien ». « De cette amitié ouverte qui partage et qui libère, Jésus nous donne l’exemple. Son attitude tranche avec celle des religieux de son temps. « Il a été dit de lui : Il est l’ami des pécheurs et des publicains » (Luc 7.34). « La raison profonde en était sa joie débordante en raison de la proximité du Royaume de Dieu. C’est pourquoi, il célébrait le repas messianique avec ces exclus… ». L’amitié est présente dans le témoignage de Jésus. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis… Je ne vous appelle plus serviteur, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maitre, mais je vous ai appelé ami parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père » (Jean 15. 13-15). Le don que Jésus fait de lui-même est présenté comme amour pour ses amis. Les disciples sont les amis de Jésus… « Dans le don que Jésus fait de lui même, Dieu devient l’ami des hommes, de même ceux qui croient deviennent par-là amis de Dieu. Déjà Abraham dans son chemin de foi avait été appelé lui aussi : ami de Dieu » (Jacques 2.23).

Ressentir l’amitié de Dieu, « c’est participer également à une amitié divine et cosmique qui précède l’amitié personnelle et qui nous y invite. Dans une communauté de la création ressentie comme amicale, nous nouons une amitié ouverte. Celui qui croit en la communauté de la création dans l’Esprit de Dieu qui donne la vie, découvre la « sympathie de toutes choses » et s’y inscrit de façon consciente ».

J H

 

(1) Dieu appelle. A la Baconnière. « A l’écoute d’une voix bienfaisante » : https://vivreetesperer.com/a-lecoute-dune-voix-bienfaisante/

(2) « Can we be « Friends » with God ? » : https://cac.org/can-we-be-friends-with-god-2022-02-02/

(3) Diana Butler Bass. Freing Jesus ; Recovering Jesus as Friend, Teacher, Savior, Lord, Way and Presence. Harper one, 2021

(4) Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Seuil, 1999.

« Vivre une amitié ouverte » : https://lire-moltmann.com/vivre-une-amitie-ouverte/

Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin

Une nouvelle civilisation en gestation

La prise de conscience écologique est devenue un enjeu vital pour l’humanité. Manifestement, la menace actuelle n’est pas liée seulement à un dysfonctionnement des comportements. Elle dépend également d’une représentation du monde dans laquelle l’humanité manque de respect pour la nature en s’érigeant en maîtresse et dominatrice. C’est une invitation à nous interroger sur la manière dont nous envisageons la création, le projet de Dieu pour la nature et l’humanité. Comment concevoir le rapport entre notre humanité et la nature ?

Ces questions apparaissent aujourd’hui sur le devant de la scène. Nous voudrions mettre en évidence la convergence de trois approches : celle d’un théologien pionnier en ce domaine : Jürgen Moltmann, celle d’un homme d’église ouvert et courageusement novateur, le pape François, celle d’un sociologue qui a développé une prise en compte de la complexité dans une démarche holistique : Edgar Morin. Dans les trois cas, ils ouvrent de voies nouvelles par rapport à des mentalités où l’homme se perçoit comme dominant par rapport à la nature : un christianisme triomphaliste et conservateur ou un scientisme enfermé dans un exclusivisme humain.

Jürgen Moltmann

L’originalité de la pensée de Jürgen Moltmann est mise en évidence en France par un recueil réalisé par Jean Bastaire et publié en 2004 : « Le rire de l’univers. Traité de christianisme écologique » (1). C’est une remarquable anthologie de textes de Moltmann sur cette question. Dans sa recherche pour relier écologie et christianisme, Jean Bastaire nous montre qu’au début du XXIè siècle, cette synthèse était encore loin de s’être réalisée dans le catholicisme français et que la pensée de Moltmann lui a permis d’accomplir un pas décisif : « Je n’ai connu Jürgen Moltmann que ces toutes dernières années après avoir écrit et publié avec mon épouse plusieurs ouvrages sur l’écologie chrétienne et la dimension cosmique du Christ… Cette mystique de la terre de Dieu a profondément inspiré le combat que mène notre couple en compatissant à la souffrance de toute créature et en travaillant à réaliser la Pâque de l’univers… Nous ne soulevons pourtant guère d’écho dans les milieux chrétiens dont les membres sont très peu nombreux à établir un lien entre des besoins anthropocentriques devenus impérieux en matière d’écologie et des exigences théocentriques de tout temps évidentes au niveau de la fraternité cosmique. L’enseignement de Saint Paul et de Saint Jean est escamoté et l’exemple de François d’Assise sert généralement de poétique cache-misère à la trahison permanente du Petit Pauvre… ». C’est alors que Jean Bastaire a trouvé un apport décisif dans un aspect de l’œuvre de Moltmann : sa théologie de la création : « Jürgen Moltmann me procure un enrichissement décisif dans un domaine : le messianisme eschatologique dont il ne suffit pas de dire qu’il constitue le couronnement de la révélation biblique et chrétienne, mais qu’il en récapitule toute l’étendue depuis la Genèse jusqu’à la Parousie… Il n’est pas indifférent que Moltmann, théologien réformé réalise à ce sujet un étonnant rassemblement entre protestants, orthodoxes et catholiques qu’il reconduit à leur commune racine juive ».

Très tôt, dès 1985 (1988 dans la traduction française), Jürgen Moltmann publie un livre pionnier : « Dieu dans la création », accompagné d’un sous-titre qui en indique la visée : « Traité écologique de la création » (2). « Que signifie croire au Dieu créateur, croire que ce monde est sa création, face à l’accroissement de l’exploitation industrielle et de l’irréparable destruction de la nature ? Ce qu’on appelle : « crise de l’environnement » n’est pas seulement une crise de l’environnement naturel de l’homme, mais rien de moins qu’une crise de l’homme lui-même ».

Moltmann propose une vision du processus de la création en phase avec une approche holistique : « Dans mon titre : « Dieu dans la création », j’ai en vue Dieu, l’Esprit Saint. Dieu est « Celui qui aime la vie » et son esprit est dans toutes les créaturesCette doctrine de la création qui part de l’Esprit créateur divin, inhabitant, est aussi en mesure de fournir des points de départ pour un dialogue avec les philosophies anciennes et nouvelles de la nature, non mécanistes, mais intégrales ».

Le respect de la nature passe par la conscience de la présence de Dieu dans l’ensemble de la création à laquelle nous participons. « Selon le sens du mot grec, écologie signifie « la science de la maison » (oikos). Que peut avoir à faire la doctrine chrétienne de la création  avec la « science de la maison » ? Absolument rien si on ne voit qu’un créateur et son œuvre. Mais si on comprend le créateur, sa création et son but de façon trinitaire, alors le créateur habite par son Esprit dans l’ensemble de la création et dans chacune de ses créatures et il les maintient ensemble et en vie par la force de son Esprit ».

Mais la nature actuelle est encore souffrante, contrainte, exposée à des forces contraires. Ainsi Moltmann l’envisage dans un mouvement de libération et de recréation : « Cette doctrine chrétienne de la création prend au sérieux le temps messianique qui a commencé avec Jésus et qui tend vers la libération des hommes, la pacification de la nature et la délivrance de notre environnement à l’égard des puissances du négatif et de la mort ».

 

Le pape François

 La lettre encyclique du pape François : « Laudato Si’ » (Loué sois-tu !) sur la sauvegarde de la maison commune (3) a eu un grand retentissement. Un commentaire d’Edgar Morin, sociologue et philosophe éminent, et se situant par ailleurs en dehors du champ de la croyance, témoigne de cette audience. Répondant à une interview du journal « La Croix » (4), Edgar Morin écrit ainsi : « Nous vivons dans une époque du désert de la pensée, une pensée morcelée où les partis qui se prétendent écologistes n’ont aucune vraie vision de l’ampleur et de la complexité du problème, où ils perdent de vue l’intérêt de ce que la pape François dans une merveilleuse formule reprise de Gorbatchev appelle « la maison commune ». Or, cette même préoccupation d’une vue complexe globale au sens où il faut traiter les rapports entre chaque partie m’a toujours animé. Dans ce « désert » actuel, donc voilà que surgit un texte que je trouve tellement bien et qui répond à cette complexité. François définit « l’écologie intégrale » qui n’est surtout pas cette écologie profonde qui prétend convertir au culte de la terre et tout lui subordonner. Il montre que l’écologie touche en profondeur nos vies, notre civilisation, nos modes d’agir, nos pensées. Plus profondément, Il critique un « paradigme techno-économique », cette façon de penser qui ordonne tous nos discours et qui les rend obligatoirement fidèles aux postulats techniques et économiques pour tout résoudre. Avec ce texte, il y a à la fois une demande de prise de conscience, une incitation à repenser notre société et à agir. C’est bien le sens de providentiel : un texte inattendu et qui montre la voie ».

On sait que les propos du pape François tranchent avec un milieu conservateur, hiérarchisé et formaliste avec lequel il se trouve confronté au centre de l’Eglise catholique. Ainsi est-il particulièrement attentif aux dimensions sociales et économiques du monde dans lequel nous vivons. Dans une profonde humanité et une attention au vécu des gens, il témoigne de la spontanéité bienfaisante de l’Evangile. Et dans cette encyclique, il y a également un souffle qui passe. En se référant à Saint François, le pape communique une vision mystique de « l’harmonie avec Dieu, avec les autres, avec la nature et avec soi-même ». « Si nous nous nous approchons de la nature et de l’environnement, sans cette ouverture à l’étonnement et à l’émerveillement, si nous ne parlons plus le langage de la fraternité et de la beauté dans notre relation au monde, nos attitudes seront celles du dominateur, du consommateur ou du pur exploiteur de ressources incapables de fixer des limites à ses intérêts immédiats. Le monde est plus qu’un problème à résoudre. Il est un mystère joyeux que nous contemplons dans la joie et la louange… ». Dans cette dynamique positive, le pape François appelle à « la sauvegarde de notre maison commune », ce qui requiert « l’union de toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral ». Cette encyclique énonce et analyse les maux qui affectent la nature et l’humanité. Elle expose la racine humaine de la crise écologique dans un usage effréné et irréfléchi de la technologie. Elle propose une « écologie intégrale » dans un esprit de justice et de solidarité. Cette dynamique est éclairée par le message biblique et la foi évangélique. Elle requiert et appelle « une éducation et une spiritualité écologique ».

Cette encyclique s’achève sur une vision de la nouvelle création et de la vie éternelle : « A la fin, nous nous retrouverons face à face avec la beauté infinie de Dieu (cf Co 13,12) et nous pourrons lire, avec une heureuse admiration, le mystère de l’univers qui participera avec nous à la plénitude sans fin. Oui, nous voyageons vers le sabbat de l’éternité, vers la nouvelle Jérusalem, vers la maison commune du ciel. Jésus nous dit : « Voici, je fais l’univers nouveau » (Ap 21.5). La vie éternelle sera un émerveillement partagé, où chaque créature, transformée d’une manière lumineuse, occupera sa place… Entre temps, nous nous unissons pour prendre en charge cette maison qui nous a été confiée, en sachant que tout ce qui est bon en elle sera assumé dans la fête céleste. Ensemble, avec toutes les créatures, nous marchons sur cette terre en cherchant Dieu, parce que « si le monde a un principe et a été créé, il cherche celui qui l’a créé, il cherche celui qui lui a donné un commencement, celui qui est son créateur »… Que nos luttes et notre préoccupation pour cette planète ne nous enlèvent pas la joie de l’espérance ».

Cette encyclique mérite d’être lue attentivement d’un bout à l’autre. Ecrite à partir d’un univers catholique, mais s’élevant au delà pour aller à la rencontre de tous les hommes, elle a un potentiel de conscientisation considérable, notamment dans le vaste milieu dont elle est issue. C’est un message, mais c’est aussi un événement.

 

Edgar Morin

 Sociologue et philosophe de renommée internationale, Edgar Morin a réalisé une œuvre  très riche et très diversifiée (5).

Au cours d’un séjour en Californie de 1969 à 1970, il prend conscience de la question écologique. Dès lors, il va poursuivre une réflexion dans ce domaine. Ainsi, avec « Le paradigme perdu : la nature humaine » publié en 1973, il explique que l’homme n’est pas le maître de la nature, mais son partenaire et que c’est autant la nature qui en impose à l’homme que l’inverse. En 1993, Edgar Morin écrit avec Anne-Brigitte Kern un livre : « Terre patrie » qui marque une prise de conscience  de la communauté du destin terrestre. Cependant, l’apport majeur d’Edgar Morin, c’est une réflexion de long terme sur « la méthode » dans le travail de la connaissance qui est jalonnée par plusieurs ouvrages. Edgar Morin y porte un nouveau paradigme, celui de la complexité qui implique la prise en compte des liens entre les différentes composantes du savoir et un point de vue transdisciplinaire. Ce paradigme va se développer dans les sciences humaines et il est particulièrement en phase avec l’approche écologique.

Comme nous en avons déjà fait part, dans son interview à « La Croix », Edgar Morin a mis l’accent sur des convergences fondamentales avec le texte : « Laudato Si’ », tout en marquant sa différence dans l’interprétation des textes bibliques. Relevons ici tout simplement quelques convictions de fond exprimées par Edgar Morin :

« Nous savons aujourd’hui que nous avons en nous des cellules qui se sont multipliées depuis les origines de la vie, qu’elles nous constituent encore comme tout être vivant. Si nous remontons ainsi à l’histoire de l’univers, nous portons ainsi en nous tout le cosmos et d’une façon singulière. Il y a une solidarité profonde avec la nature, même si, bien entendu, nous sommes différents par la conscience, la culture. Mais tout en étant différents, nous sommes tous des enfants du Soleil. Le vrai problème, c’est non pas de nous réduire à l’état de nature, mais de nous séparer de l’état de nature…

Il existe un humanisme anthropocentriste qui met l’homme au centre de l’univers, qui fait de l’homme le seul sujet de l’univers. En somme où l’homme se situe à la place de Dieu. Je ne suis pas croyant, mais je pense que ce rôle divin que s’attribue parfois l’homme, est absolument insensé. Et une fois qu’on se situe dans ce paradigme anthropocentriste, la mission de l’homme très clairement formulée par Descartes, c’est conquérir la nature et la dominer. Le monde de la nature est devenu un monde d’objets. Le véritable humanisme, c’est au contraire celui qui va dire que je reconnais dans tout être vivant à la fois un être semblable et différent de moi ».

 

Convergence et dialogue

Les grandes voix que nous venons d’entendre se rejoignent sur bien des points et peuvent entrer dans un dialogue constructif. Ainsi l’accueil enthousiaste de l’encyclique « Laudato Si’ » par Edgar Morin, sociologue et philosophe, pionnier dans une nouvelle approche des sciences humaines, est particulièrement significative et d’autant plus que celui-ci se dit non croyant.

On peut imaginer un dialogue constructif entre Jürgen Moltmann et Edgar Morin. Rappelons l’intention de Moltmann dans sa doctrine de la création : En « partant de l’Esprit créateur, inhabitant », son approche se veut « en mesure de fournir des points de départ pour un dialogue avec les philosophies anciennes et nouvelles de la nature, non mécanistes, mais intégrales ».

Jürgen Moltmann montre comment à partir de la Renaissance, en Europe Occidentale, Dieu a été envisagé de plus en plus comme le « Tout puissant ». L’omnipotence est devenue un attribut de la divinité. Ce changement dans la représentation dominante de Dieu a engendré une transformation de la représentation de la nature. Comme image de Dieu sur la terre, l’être humain a été amené à se voir lui même en correspondance comme maître et Seigneur, à s’élever du monde comme objet passif et à le subjuguer (6). La Genèse a été interprétée en ce sens. Ainsi Moltmann entend la critique d’Edgar selon lequel la Bible raconte une création de l’homme complètement séparée de celle des animaux et a suscité une pensée anthropocentriste, mais il la resitue historiquement et présente une autre interprétation de la Genèse. Il rejoint Edgar Morin dans sa critique de l’humanisme anthropocentriste. La question posée est celle de la représentation de Dieu. Dieu, nous dit Moltmann, « n’est pas un Dieu solitaire et dominateur qui assujettit toute chose. C’est un Dieu relationnel et capable d’entrer en relation. C’est un Dieu en communion ».

Comme Edgar Morin, Moltmann critique les excès de la pensée analytique. « La pensée moderne s’est développée en un processus d’objectivisation, d’analyse, de particularisation et de réduction. L’intérêt et les méthodes de cette pensée sont orientés vers la maitrise des objets et des états de chose. L’antique règle romaine de gouvernement : « Divide et impera » imprègne ainsi les méthodes modernes de domination de la nature… A l’opposé, certaines sciences modernes, notamment la physique nucléaire et la biologie, ont prouvé à présent que ces formes et méthodes de pensée ne rendent pas compte de la réalité et ne font plus guère progresser la connaissance. On comprend au contraire beaucoup mieux les objets et les états de chose quand on les perçoit dans leurs relations avec leur milieu et leur monde environnant… La perception intégrale est nécessairement moins précise que la connaissance fragmentaire, mais plus riche en relations… Si donc on veut comprendre le réel comme réel et le vivant comme vivant, on doit le connaître dans sa communauté originale et propre, dans ses relations, ses rapports, son entourage… Une pensée intégrante et totalisante s’oriente dans cette direction sociale vers la synthèse, d’abord multiple puis enfin totale… ». Ces quelques notations permettent un dialogue constructif entre Jürgen Moltmann et Edgar Morin, ce sociologue et philosophe qui a développé un « paradigme de la complexité ».

Et, parallèlement, sur un autre registre, on perçoit également les convergences qui s’établissent entre Jürgen Moltmann et le pape François. Comme Jean Bastaire l’a montré, il y a un mouvement de fond qui se développe aujourd’hui en ce domaine. Un bel exemple est la correspondance entre la méditation du pape François sur la vie éternelle à la fin de son encyclique et le texte visionnaire de Jürgen Moltmann sur « la fête de la vie éternelle » comme dernier chapitre du recueil « Le rire de l’univers ». « Le rire de l’univers est le ravissement de Dieu » (7).

 

En route

Il y a des moments où l’apparition et le développement d’idées nouvelles en phase avec une évolution des mentalités suscitent à terme un changement du cours de l’histoire. A cet égard, l’exemple du XVIIIè siècle est particulièrement significatif. On peut penser qu’il en est de même aujourd’hui. Voilà pourquoi la mise en correspondance de la pensée de Jürgen Moltmann, du pape François et d’Edgar Morin nous paraît heuristique à travers les convergences dont elle témoigne.

Le 21 juillet 2015, un « sommet des consciences » (8) s’est réuni à Paris en rassemblant des personnalités influentes sur le plan religieux, moral et spirituel pour appeler à une prise de conscience écologique débouchant sur un engagement commun conjuguant action collective et changement personnel. Tous les aspects de notre être sont concernés (9) et la transformation de nos comportements est étroitement liée à celle de nos représentations. Chacun à leur manière, Jürgen Moltmann, le pape François et Edgar Morin éveillent notre compréhension et induisent un changement de notre regard

Jean Hassenforder

(1)            Moltmann (Jürgen). Le rire de l’univers. Traité de christianisme écologique. Anthologie réalisée et présentée par Jean Bastaire. Cerf, 2004. Les textes de Jean Bastaire mentionnés dans cet article sont issus de la préface écrite par celui-ci.

(2)            Moltmann (Jürgen). Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988. Les textes cités sont issus de la préface, de la page de couverture, et en fin de parcours du texte : « la connaissance de la nature comme création de Dieu » (p 14-16).  Un aperçu sur le livre : « Dieu dans la création » sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=766

(3)            Pape François. Loué sois-tu. Lettre encyclique Laudato Si’ du Saint-Père François  sur la sauvegarde de la maison commune. Artège, 2015

(4)            Interview d’Edgar Morin par « La Croix » : « Edgar Morin. « L’encyclique Laudato Si’ est peut-être l’acte 1 d’un appel pour une nouvelle civilisation » : Site de « La Croix » le 21 juin 2015 : http://www.la-croix.com/Religion/Actualite/Edgar-Morin-L-encyclique-Laudato-Si-est-peut-etre-l-acte-1-d-un-appel-pour-une-nouvelle-civilisation-2015-06-21-1326175?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&utm_campaign=Echobox&utm_term=Autofeed

(5)            Biographie d’Edgar Morin sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Edgar_Morin

(6)            Sur ce blog : « Vivre en harmonie avec la nature » : https://vivreetesperer.com/?p=757

(7)            « Réflexion : Pâques manifeste la plénitude de Dieu » : http://www.temoins.com/ressourcement/vie-et-spiritualite/ressourcement/reflexion-paques-manifeste-la-plenitude-de-dieu

(8)            « Le sommet des consciences » : https://www.whydoicare.org/fr

(9)            « Un Chemin de guérison pour l’humanité…(Frédéric Lenoir) » : https://vivreetesperer.com/?p=1048

 

Voir aussi : « Anne-Sophie Novel : Militante écologiste et pionnière de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1975

 

Libérée d’une emprise religieuse

Avec Diana Butler Bass, auteure du livre : « Freing Jesus » (Libérer Jésus)

Growing with Jesus

Peut-être avons nous vécu un moment, et, en tout cas, pouvons nous l’imaginer, un enfermement religieux ou idéologique ? Peut-être aujourd’hui même ressentons-nous une insatisfaction dans une situation où nous ne trouvons pas à l’aise, mais dont nous ne savons pas comment sortir parce que nous sommes attachés à des idées reçues ? Il est bon alors de pouvoir nous rendre compte qu’il y a d’autres situations d’enfermement, et, en regard, des processus de libération.

Bien sur, les contextes sociaux et culturels sont très différents. Ici, nous présentons un exemple issu du livre de Diana Butler Bass : « Freing Jésus » : Libérer Jésus (1). Dans le contexte américain, dans certains milieux, il y a, on le sait, des pulsions religieuses avec toutes leur conséquences psychologiques et théologiques. A travers son livre, Diana Butler Bass nous montre combien le visage et le message de Jésus peuvent être défigurés. Alors, regardant sa vie et son parcours, Diana partage « dans sa prose la plus intime et la plus incisive, comment son expérience de Jésus a changé à travers les années, en le voyant, à différents moments, comme ami, enseignant, sauveur, seigneur, voie (way) et présence » (page de couverture). C’est un guide pour embrasser tous « les prismes de la nature de Jésus et renouveler notre espérance en lui ».

Naturellement, l’expérience de Diana Butler Bass s’inscrit dans une culture différente de la notre, mais ce livre nous aide à mieux approcher la personne de Jésus à travers l’expérience et la théologie. Cependant, nous avons choisi ici un angle de vue particulier, car, principalement dans le chapitre : la voie, Diana Butler Bass nous raconte comment, dans sa jeunesse, elle a été soumise à une emprise religieuse mortifère et comment elle en est sortie.

 

Une enfance et une adolescence contrastée

Le livre de Diana Butler Bass prend appui sur son histoire de vie. Et celle-ci s’enracine dans une enfance et une adolescence contrastée. Ainsi elle raconte une enfance heureuse et pieuse dans un environnement méthodiste. Dans cette église, pas de fondamentalisme. Jésus est présenté comme un  « enseignant modèle » (p 57). L’accent est mis sur « la règle d’or, le commandement de l’amour, les paraboles, le Nouveau Testament ».

Cependant, quand elle a treize ans, en 1972, sa famille déménage quittant le Maryland pour l’Arizona. C’est un grand dépaysement. Les églises sont très diverses. Les parents de Diana s’éloignent de la pratique religieuse. Elle éprouve un besoin de sécurité. Ainsi, peu à peu, elle rejoint une église évangélique. C’est une nouvelle mentalité qui s’impose. « Dans le cercle des jeunes évangéliques, Jésus n’était plus un tendre ami ou un enseignant moral, il était leur Sauveur et le Sauveur du monde, celui qui les récompenserait par le ciel et punirait tous ceux qui ne croient pas en lui. Il était mort sur la croix pour les purifier de leurs péchés, pour prendre leur place quand Dieu jugerait justement les pécheurs. Ils lui faisaient confiance. Ils croyaient en lui. Ils mettaient leur vie entre ses mains. Et ils seraient avec lui pour toujours dans le ciel, échappant au néant éternel » (p 49). Dans cette église, la clé de tout était le péché. « Cette église aimait parler du péché, s’inquiéter du péché, lutter contre le péché, confesser le péché et pardonner le péché » (p 80). Certes, Diana était réticente à confesser ses péchés, car elle n’en percevait pas l’importance. Ce qui était important pour elle, c’était son désarroi : « Disloquée, séparée de tout ce qu’elle connaissait et aimait, coupée de ses racines… » (p 75), Diana trouva dans ce nouvel entourage et ce nouveau message, la sécurité dont elle avait besoin. « Perdue, trouvée, sauvée, je passais d’une adolescence triste et solitaire, d’un foyer manquant, à une condition nouvelle : être une fille de Jésus (« A Jesus girl ») (p 78). A partir de ces années d’adolescence, Diana va ensuite s’engager dans des études supérieures, au collège d’abord, puis à l’université.

 

Inclusion ou exclusion

A la sortie du collège, Diana va s’engager dans des études théologiques. « Le but était d’obtenir un diplôme en théologie et en histoire et ensuite de chercher un poste d’enseignante dans une école chrétienne outre mer ». Elle est donc entrée au séminaire théologique de Gordon-Conwell au nord de Boston. Et « c’est là que j’ai commencé à me sentir perdue » (p 171). Dans son chapitre sur « la voie » (way), Diana nous décrit comment elle est tombée dans une ambiance mortifère, et puis comment elle est parvenue à échapper à cette emprise.

Elle commente d’abord le verset : « Je suis la voie, la vérité, la vie » (Jean 14.6) (2). A travers le Nouveau Testament, Jésus invite les gens à le suivre, à entreprendre un voyage (a journey) avec lui. Et là, il va plus loin puisqu’il se dit le chemin, la route vers la libération. Cependant, dans certains milieux, l’accent est déplacé sur le passage suivant : « Nul ne vient au Père que par moi ». Ce verset est interprété par certains comme une parole d’exclusion vis à vis de ceux qui n’adhérent pas au Christ aveuglément. Alors comme le dit Diana, « Le chemin n’est pas un chemin du tout. C’est un chemin dedans (in). L’autre chemin au dehors (out), c’est l’enfer » (p 106). Et ensuite, Diana nous explique comment éviter le piège de l’enfermement. Ce verset doit être entendu en termes relationnels et en aboutissement des quatre précédents chapitres de cet évangile où Jésus prépare ses amis à son départ. C’est l’expérience de la relation avec Jésus qui va les garder.

Ce début de chapitre nous introduit ainsi à la mentalité d’exclusion telle qu’elle va être décrite dans la suite du chapitre. Cette mentalité va être de plus en plus ressentie par Diana comme un enfermement au point que cela va se répercuter jusque dans sa santé.

 

Une emprise mortifère

Dans le séminaire fréquentée par Diana, il y avait deux groupes : le premier ouvert au changement dans la culture américaine et se posant des questions nouvelles, le second inquiet de cette menace de sécularisation et redoutant une compromission avec le péché. Tous étaient cultivés, mais, pour le second groupe, les véritables héros étaient des théologiens protestants du XIXè siècle et des penseurs du Sud qui, avant la guerre civile, défendaient l’esclavage » (p 173). Les deux groupes s’opposaient, mais finalement, les réformés calvinistes orthodoxes ont pris le dessus (p 173). Durant ces années, il y a plus généralement, un remontée conservatrice.

A l’époque, on pouvait s’y méprendre. Il pouvait y avoir « quelque chose d’exaltant à faire partie d’une nouvelle réforme pour faire revenir le christianisme occidental à son grand âge de foi et de vérité théologique » (p 174). « J’avais obtenu des résultats brillants au séminaire et je disparaissais dans l’ordre et dans l’orthodoxie en trouvant mon rôle comme une femme théologiquement conservatrice dans un monde d’autorités mâles ».

Diana nous décrit le climat dominant. « C’est l’enseignement d’une orthodoxie vigoureusement calviniste ». On ne nous enseignait « pas seulement la soumission et les hiérarchies, mais nous étions formatés en ce sens si nous désirions des emplois »… Finalement, la tonalité principale était une vision de plus en plus sombre de l’humanité. Les humains étaient considérés comme de misérables pécheurs. Il y avait désormais « un fossé entre la dépravation de l’humanité et la sainteté divine » (p 182). Le culte devenait un exercice « de réaffirmer le péché et d’implorer le pardon. J’entendais un sermon doctrinalement correct et on chantait des cantique à un Dieu tout puissant daignant vous sauver ». « Je m’effondrais dans l’obscurité, intellectuellement convaincue que l’humanité était mauvaise, tombée si bas qu’il ne restait plus rien de bien en nous, entièrement dépendant d’un Dieu qui pouvait, dans sa sagesse, choisir de sauver quelques uns parmi lesquels je priais ave ferveur de figurer » (p 181). Diana avait épousé un homme baignant dans cette orthodoxie presbytérienne (p 180). Mais au bout de quelques mois de mariage, elle s’est sentie misérable. Ce mariage ne dura pas plus de trois ans.

 

Un profond malaise

Diana étouffait. Une mémoire remontait à l’encontre de la théologie dominante. Elle se souvenait des derniers mots d’Anne Franck : « En dépit de tout, je crois que les gens sont bons au fond » (p 181). Et elle avait toujours envisagé la vie chrétienne comme un voyage. (« journey »). Ainsi elle se souvenait du livre de Louisa Mary Alcott : « Little women », un plaidoyer pour que les filles comprennent leur vie comme « un voyage vers la bonté et vers Dieu ». Elle avait lu ensuite de nombreux livres envisageant la vie comme un voyage spirituel.

Oui, mais aujourd’hui, « plus ma doctrine se resserrait, plus mon cœur se sentait contraint » (p 182). Diana était constamment déprimée. « La petite fille dans les bois, qui avait connu Jésus comme ami, avait été domestiquée par des dogmes et règles imposés de l’extérieur et renforcés par ses propres peurs « (p 186).

 

Un chemin de libération

Finalement dans ses études, Diana a opté pour l’histoire de l’église. Elle percevait les historiens comme plus sages et iréniques. C’était une voie plus sure. « Il ne m’était pas venu à l’esprit qu’étudier le passé pourrait bouleverser le présent ». En écoutant une historienne, elle a découvert l’extraordinaire diversité du christianisme dans l’empire romain. Cette diversité théologique lui enseignait un nouveau regard au delà de « vrai et de faux » (p 196). L’histoire lui apprenait comment les doctrines s’étaient formées et le rôle du pouvoir politique dans l’histoire de ces doctrines. Cet enseignement permettait à Diana de déconstruire une « certitude théologique ».

Diana a pu reconnaître alors que la voie de Jésus était l’amour. « Le christianisme n’est  pas une série d’enseignement, mais un chemin de vie « a way of life ». L’amour de Dieu est toujours présent, toujours actif. Rentrant en Californie, après ses études universitaires, le mouvement de libération s’est poursuivi. Ayant un poste d’enseignement, Diana a accepté de donner un cours sur la théologie féministe dans un collège évangélique. Cela l’a amené à des nouvelles lectures. Cet enseignement a été comme un déclic. « Là où est l’Esprit de Dieu, là est la liberté ». (Corinthiens 3.17).

 

Un vécu de crise et une vie nouvelle.

Ainsi, Diana a connu une crise sévère. « Elle se sentait si malheureuse, allant son chemin sans plus d’espoir. Elle ne pouvait plus manger. Elle avait perdu  trente livres » (p 193). Elle s’était beaucoup interrogée. Comment en était-elle arrivée là ? Oui, en parlant avec un conseiller, elle s’était dit enfermée dans une prison, dans une cage (p 161). Et ce conseiller l’avait interpellé « Oui, peut être avez vous construit une case, mais qu’est-ce qui vous y retient ? Sortez en. La porte est ouverte » (p 164). Une prise de conscience s’était effectuée. « J’avais intériorisé une sombre histoire de l’humanité, me jugeant ainsi sans valeur et indigne d’être aimée » (p 204). Cette image négative de l’histoire du monde s’était associée à des évènements malheureux et à une dépréciation de la condition féminine.

Diana a été conduite par une recherche spirituelle. « Le péché comme échec de l’amour, cela faisait sens pour moi. Jésus est venu ouvrir une voie d’amour. Cela m’aidait à comprendre que je n’étais pas réellement sans valeur » (p 207). Diana raconte comment elle a peu à peu émergé. « Lentement, mois après mois, j’ai avancé, sauvée par les choses les plus inattendues ». Citant  Norman Wirba : « Le désir de l’amour est toujours que toutes les créatures soient bien et atteignent la plénitude de leur être… C’est pourquoi quand les créatures sont blessées, l’amour s’active pour leur apporter la guérison » (p 211). En regard de ce qui est mort, quelque chose de nouveau arrive à l’existence. « La résurrection commença à être réelle » (p 211). « Si le grain de blé tombé en terre, ne meurt après qu’on l’y a jeté, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jean 12.24). L’activité de Diana reprit. Elle se mit à écrire, trouva une église qui prenait au sérieux l’amour de Dieu pour guérir et renouveler le monde. Elle lut de nouveaux livres et trouva de nouveaux amis. « J’étais libre. Et plus, je sortais de la cage, plus je savais que Jésus était avec moi ». En février 1996, elle rencontra, en pleine affinité, un homme avec lequel elle s’est marié, onze mois plus tard. « Le chemin se fait en marchant ». « Quelque soit ce qui s’était conjugué pour créer ma cage, j’ai choisi différemment. J’ai perdu beaucoup. J’ai gagné davantage. Et Jésus était avec moi. Le chemin nous a amené ici » (p 214).

Cette histoire d’emprise, puis de libération, n’est qu’une facette du livre : « Freing Jesus ». L’image de Jésus est souvent déformée par des interprétations sociales et religieuses. « Libérer Jésus » est un service bienvenu. Certes, dans un contexte culturel particulier, elle allie une expérience personnelle, une inspiration spirituelle, un savoir théologique et historique et un talent d’écrivain.

Si nous avons choisi de n’en retenir qu’un aspect, la manière dont on peut être entrainé dans une emprise religieuse, puis en être libéré, c’est parce que ce récit nous aide à comprendre et ainsi aider ceux qui y sont confrontés. Ce phénomène d’emprise peut se manifester dans différents domaines de la religion et de la politique. Il prospère dans des situations d’insécurité (3) où telle idéologie apparaît comme un refuge. Il apparaît, bien sur, dans les « dérives sectaires ».

Ce récit montre comment des certitudes peuvent déboucher sur un univers mental qui vous sépare du monde extérieur et vous enferme. Pour faire face à l’emprise, si les émotions jouent un rôle majeur, il faut prendre en compte les idées auxquelles les gens adhèrent et répondre à leurs questionnements souvent inavoués et souterrains. C’est à travers une évolution des idées et des représentations qu’un chemin de libération peut s’ouvrir. Diana se sentait mal à l’aise. Elle disposait d’une ressource intérieure, celle de sa mémoire d’un autre vécu. Elle a trouvé une ouverture dans la réflexion historique. Elle a été aidée par des accompagnements.

Certaines croyances sont directement mortifères. On le voit dans ce récit. S’attacher à la perception du mal engendre le mal. Le remède, c’est l’amour comme Jésus nous y invite. L’amour libère des exclusions et des séparations. « Le chemin de Jésus est le chemin de l’amour », écrit Diana Butler Bass.

J H

  1. Diana Butler Bass. Freing Jesus. Rediscovering Jesus as Friend, Teacher, Saviour, Lord and Presence. Harper One, 2021
  2. Ce verset : « Je suis la voie, le vérité et la vie » porte une libération spirituelle. Comme le montre Monique Hébrard, il résonne chez beaucoup de nos contemporains : https://www.la-croix.com/Archives/1995-10-11/Je-suis-la-voie-la-verite-la-vie-_NP_-1995-10-11-398498
  3. L’insécurité abrite également le ressentiment qui se traduit par des enfermements et des emprises. Le livre De Cynthia Fleury : « Ci-git l’amer », nous éclaire à ce sujet : https://vivreetesperer.com/face-au-ressentiment-un-mal-individuel-et-collectif-aujourdhui-repandu/

Diana Butler Bass est l’auteur de plusieurs livres innovants et éclairants sur l’évolution du christianisme et la recherche spirituelle aujourd’hui.
Voir ici :
Une nouvelle manière de croire. Selon Diana Butler Bass dans son livre : Grounded : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-de-croire/
Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/

Agir et espérer. Espérer et agir

L’espérance comme motivation et accompagnement de l’action.

Nos activités, nos engagements dépendent de notre motivation. Et notre motivation elle-même requiert la capacité de regarder en avant, un horizon de vie, une dynamique d’espérance. Quel rapport entre espérance et action ? Cette question concerne tous les registres de notre existence. Jürgen Moltmann apporte une réponse théologique à cette question dans l’introduction à son dernier ouvrage qui porte sur l’éthique de l’espérance (Ethics of hope ») (1)

 

Qu’est-ce que nous pouvons espérer ? Que pouvons-nous faire ? Un espace pour l’action.

L’espérance, nous dit Moltmann, suscite notre motivation. Peut-on agir si nous avons l’impression de nous heurter à un mur ? A un certain point, le volontarisme trouve sa limite. Dans l’histoire, on a vu des groupes se déliter parce qu’ils avaient perdu une vision de l’avenir. Pour agir, nous avons besoin de croire que notre action peut s’exercer avec profit. « Nous devenons actif pour autant que nous espérions », écrit Moltmann. « Nous espérons pour autant que nous puissions entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons être possible ».

Ce regard inspire nos comportements sur différents registres, dans la vie quotidienne, mais aussi dans la vie en société. « Si, par exemple, nous espérons que le monde va continuer comme maintenant, nous garderons les choses telles qu’elles sont. Si, par contre, nous espérons en un avenir alternatif, alors nous essaierons dès maintenant de changer les choses autant que faire se peut ».

 

Que dois-je craindre ? Qu’est-ce que je peux faire ? L’action : une nécessité.

 « Nous pensons à l’avenir, non seulement en fonction d’un monde meilleur, mais aussi, et peut-être plus encore, en fonction de nos anxiétés et de nos peurs ». Il est important et nécessaire de percevoir les dangers. Nos peurs interviennent alors comme une alerte.

La peur affecte également nos comportements. L’anxiété attire notre attention sur les menaces. Nous faisons face au danger avec d’autant plus d’énergie que nous percevons l’efficacité de notre action. « Une éthique de la crainte nous rend conscient des crises. Une éthique de l’espérance perçoit les chances dans les crises ».

 

Espérance chrétienne.  D’un monde ancien à un monde nouveau.

Dans les textes apocalyptiques juifs et chrétiens, la fin des temps est évoquée dans des scénarios catastrophiques, « mais, en même temps, la délivrance à travers un nouveau commencement divin est proclamé avec d’autant plus de vigueur ». Ainsi, « rien de moins que l’Esprit de Dieu sera répandu pour que tout ce qui est mortel puisse vivre ». (Joël 2. 28-32. Actes 2 16-21). Porté par l’Esprit divin, la nouvelle création de toutes choses commence lorsque le monde ancien s’efface . Motmann cite le poète Friedrich Hölderlin : « Là où est le danger, la délivrance croit aussi ». « L’éthique chrétienne de l’espérance apparaît dans la mémoire de la résurrection du Christ crucifié et attend donc l’aube du nouveau monde suscité par Dieu dans l’effacement de l’ancien ». C’est une forme de métamorphose. La transformation est déjà en cours. « L’espérance chrétienne est fondée sur la résurrection du Christ et s’ouvre à une vie à la lumière du nouveau monde suscité par Dieu. L’éthique chrétienne anticipe,  dans les potentialités de l’histoire, la venue (« coming » universelle de Dieu ».

 

Prier et observer.

Si l’on espère, la prière s’inscrit dans une attente et, en conséquence, elle s’accompagne d’une observation de ce qui se passe et va se passer : prier et observer. « En observant, nous ouvrons nos yeux et reconnaissons le Christ caché qui nous attend dans les pauvres et les malades (Matthieu 25. 37)… L’attention à l’éveil messianique se manifeste à travers les signes des temps dans lesquels le futur de Dieu est annoncé de telle façon que l’action chrétienne inspirée par l’espérance, devienne anticipation du royaume qui vient, dans lequel justice et paix s’embrassent mutuellement ».

 

Attendre et se hâter.

« Dans l’espérance de l’avenir divin, tous les théologiens de Coménius à Blumhardt ont mis l’accent sur ces deux attitudes : attendre et se hâter ». Attendre ne veut pas dire adopter une attitude passive, mais au contraire regarder en avant : « La nuit est avancée. Le jour est proche » (Romains 15.12). Attendre, c’est aussi s’attendre. « La venue de Dieu, Dieu qui vient, engendre une puissance de transformation dans le présent ». « Dans la tension de l’attente, nous nous préparons à l’avenir divin et cet avenir gagne en force dans notre présent ».

Et aussi, nous ne nous résignons pas à l’injustice et à la violence. Les gens qui attendent la justice de Dieu ne peuvent plus supporter la réalité actuelle comme un fait obligé « parce qu’ils savent qu’un monde meilleur est possible et que des changements sont aujourd’hui nécessaires ».

L’attente s’exerce dans une foi fidèle : « L’espérance ne donne pas seulement des ailes à la foi.  Elle donne aussi à cette foi le pouvoir de tenir ferme et de persévérer jusqu’au bout ».

Il y a aussi un double mouvement : attendre et se hâter. « Se hâter dans le temps signifie traverser la frontière entre la réalité présente et la sphère de ce qui est possible dans l’avenir ». En traversant cette frontière, nous anticipons l’avenir que nous espérons. « Ne pas prendre les choses comme elles sont, mais les voir comme elles peuvent être dans l’avenir  et amener dans le présent cette potentialité, ce pouvoir être, c’est nous ouvrir à l’avenir ». Le présent apparaît comme une transition entre ce qui a été et ce qui sera.

« Regarder en avant, percevoir les possibilités et anticiper ce que sera demain, tels sont les concepts fondamentaux d’une éthique de l’espérance. Aujourd’hui, attendre et se hâter dans la perspective du futur signifient résister et anticiper ».

Jean Hassenforder

 

(1)            Moltmann (Jürgen). Ethics of Hope. Fortress Press, 2012. Ce livre a été traduit par Margaret Kohl à partir de la première édition publiée en allemand en 2010 : Ethik der Hoffnung. Dans cet ouvrage, Jürgen Moltmann fait le point sur sa pensée après plusieurs décennies de réflexion théologique. Ce texte est écrit à partir de l’introduction à laquelle les citations sont empruntées (p 3-8).

 

 

Sur ce blog , d’autres articles sur la pensée de Jürgen Moltmann :

« Le Dieu vivant et la plénitude de vie » : https://vivreetesperer.com/?p=2697

https://vivreetesperer.com/?p=2413

« Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient » https://vivreetesperer.com/?p=2267

« L’avenir inachevé de Dieu. Pourquoi c’est important pour nous !  » : https://vivreetesperer.com/?p=1884

Comment nous reconnecter au vivant, à la nature

https://boutique.salamandre.org/images/326x454/l-enqu%C3%AAte-sauvage-pourquoi-et-comment-renouer-avec-la-nature-_62137347e121b.pngL’enquête sauvage, de Anne-Sophie Novel

Nous savons que l’humanité est menacée par l’oppression qu’elle exerce sur la nature et par les conséquences qui en résultent : le dérèglement climatique et le recul de la biodiversité. Nous en sommes troublés, inquiets, angoissés. Mais, dans notre société urbaine, n’avons-nous pas perdu également notre connection avec le vivant, avec la nature ? De la symbiose avec la nature qui s’établit, de fait, dans les sociétés rurales d’autrefois, ne sommes-nous pas aujourd’hui devenus prisonniers d’une vie qui tourne sur elle-même sans plus ce contact réel avec le vivant sauvage, c’est-à-dire ce qui ne nous est pas soumis. C’est ainsi qu’un livre d’Anne-Sophie Novel vient nous surprendre : « L’enquête sauvage » (1). Si nous apprenions à nous retrouver avec le vivant, avec la nature, nos engagements écologiques seraient d’autant plus profonds qu’ils seraient l’expression de toute notre personnalité, à la fois de la tête et du cœur. Anne-Sophie Novel nous propose un voyage pour nous plonger dans la nature sauvage en apprenant à écouter, à observer, à ressentir, à s’ensauvager. A partir de là, c’est un nouveau genre de vie qui émerge, un terreau fertile pour l’engagement écologique.

A plusieurs reprises sur ce blog, nous avons rencontré Anne-Sophie Novel, militante écologiste et pionnière d’une économie collaborative. Nous avons rapporté son livre visionnaire : «  Vive la co-révolution. Pour une société collaborative » (2). Journaliste indépendante, spécialisée dans les questions d’environnement et d’écologie, Anne-Sophie Novel, anime un blog : « Même pas mal » (3), et collabore à plusieurs organes de presse.

 

Nous reconnecter au vivant, à la nature : un besoin vital

L’attention pour le vivant est au cœur de cette recherche. « Le vivant. Là est justement le sujet de cet ouvrage, un sujet mis à l’index par notre système politico-économique, car jugé trop « fleur bleue », bien léger et « bisounours » dans une civilisation où la recherche de vitesse, d’efficacité ou de profit génèrent de multiples violences » (p 8). Mais, de fait, c’est bien une question prioritaire qui nous concerne tous. Car, « cette rupture avec le vivant porte atteinte à tous… Et en particulier à celles et à ceux qui n’ont pas les moyens de se ressourcer régulièrement en pleine nature, de réinventer leurs vies loin des bouchons et du béton. Sans un nouveau rapport avec le vivant, notre civilisation occidentale va droit dans le mur. Et les plus fragiles d’entre nous en premier » (p 8). Anne-Sophie Novel a donc écrit un livre pour nous permettre de nous reconnecter au vivant et à la nature. Nous voici aujourd’hui en présence d’une « quête universelle » :

« Reconnecter nos vies et notre société à la nature est devenu une urgence vitale pour faire face aux crises écologiques et climatiques, pour enrayer l’extinction du vivant et renverser le modèle de développement dominé par les marchés financiers – et pour faire face aux dommages sociaux qu’ils engendrent. Il faut faire une force des interdépendances entre notre espèce et toutes les autres, la base d’un nouveau contrat social entre humains, et aussi entre humains, animaux et plantes. Il nous faut apprendre à nous appuyer sur la nature et les ressources qu’elle offre sans chercher à seulement la contraindre, la souiller ou l’épuiser. Il nous faut bâtir un monde pour tous avec des espaces naturels, sinon sauvages pour nous ressourcer » (p 8-9).

 

Anne-Sophie Novel : un nouveau point de départ

Une opportunité s’est offerte à Anne-Sophie à l’occasion du confinement du printemps 2020. Elle s’est décidée à écrire à partir d’un nouveau genre de vie. En effet, « elle s’est arrachée à la ville comme on arracherait une « mauvaise herbe », presque machinalement, par la force des choses ». Avec ses deux enfants : Adèle (10 ans) et Ulysse (5 ans), elle a « pris refuge sur la terre natale de son époux, Nicolas, dans une maison de famille conçue comme une grande cabane camouflée par les chênes en lisière de forêt… Loin de me réduire à néant, ce déracinement forcé en mars 2020 s’est révélé être une renaissance » (p 18).

Cette expérience nouvelle a été décisive. « J’ai surmonté mes peurs. Je me suis reconnectée. J’ai réveillé en moi, des souvenirs, un vécu. Je me suis enracinée tout en me déployant autrement ». C’est à partir de cette expérience qu’Anne-Sophie a trouvé un nouvel élan pour s’engager dans une enquête où elle n’a pas seulement consulté de nombreux militants, innovateurs et experts, mais, en même temps éprouvé et exprimé de nouveaux ressentis personnels. Il lui a été donné ainsi de vivre une aventure qui lui a permis « d’adopter un œil neuf pour rejoindre la nature autrement, de grandir avec elle, de renouer avec le vivant » (p 19). « Guidée par de nouvelles envies, par une autre écoute, par des questions que je n’avais jamais explorées aussi profondément, j’aspire à comprendre intimement ce que cela signifie… Qu’est-ce que le « vivant » et la « nature » pour moi ? Quels ont été nos rapports jusqu’à maintenant ? Et qu’est-ce que cela m’apporte d’y prêter une attention nouvelle ? » (p 19).

 

Le mouvement d’une enquête et l’architecture d’un livre

Ainsi, dans ce livre, Anne-Sophie Novel nous invite à la suivre dans une « enquête sauvage » composée de lectures, de réflexions personnelles, d’expériences et de nombreuses rencontres sur le terrain ». Cet ouvrage est particulièrement dense et cette densité exclue tout compte-rendu détaillé. En voici donc l’architecture et le mouvement comme Anne-Sophie nous en donne la trame. Dans un premier mouvement, au travers d’une expérience qui met en œuvre tous les sens, Anne-Sophie se connecte au vivant et à la nature. « Dans la redécouverte du vivant, il m’a fallu tendre l’oreille dans un premier temps (chapitre Ecouter), puis ouvrir les yeux et changer de regard (chapitre Observer) avant de commencer à éprouver vraiment les bienfaits de la nature (chapitre Ressentir). Plus avant, « j’ai cherché à surmonter mes peurs et mes angoisses pour entrer pleinement dans le monde sauvage et me regarder autrement (chapitre S’ensauvager). A partir de là, Anne-Sophie Novel peut envisager autrement la transformation urgemment requise par la transition écologique. « Plongeant dans nos racines profondes, j’ai considéré sous un autre prisme le soin apporté au monde végétal (chapitre Cultiver), avant de m’interroger sur nos façons d’habiter le monde (chapitre Cohabiter) : des conflits d’usage aux nombreuses solutions et initiatives pour protéger le vivant. J’en viens aux luttes et aux procédés sémantiques et juridiques développés par de multiples gardiens et gardiennes de la terre (chapitre Lutter). Et je pars à la rencontre d’éducateurs et de professeurs passionnés, mais aussi de naturaliste amateurs… qui s’engagent au quotidien à transmettre leurs découvertes et leurs solutions pour préserver l’essentiel (chapitre Transmettre).

 

A l’écoute

En lisant le premier chapitre Ecouter’, donc un point de départ, on comprend l’approche de Anne-Sophie Novel. Celle-ci apparaît clairement dans l’avant-propos du chapitre :

« Si l’on comprend que se taire permet de faire le premier pas vers la vie sauvage

Où l’on doit lâcher prise pour accepter l’inconnu et développer un autre type d’attention

Où l’on est subjugué par un sentiment océanique en pleine forêt

Où l’on se laisse guider par les oiseaux pour entrer dans la phonocène » (p 21).

Anne-Sophie nous rapporte ses expériences de marche en silence dans la nature. Et, par exemple, une « marche main dans la main et à l’aveugle ». Au total, « c’est une façon de se mettre au diapason. Il faut accepter de se taire, de ne plus rien dire, ne rien formuler, ni attendre, se laisser porter et tout oublier pour revoir tout autrement. Là où avant, j’entrais sans crier gare, sans cesser de bavarder lors de balades ou de randonnées, maintenant je marque le pas, je ralentis, je baisse la voix, j’essaye d’avancer en chœur » (p 22).

Dans une expérience de marche silencieuse en Gironde, Anne-Sophie réalise une ballade sensorielle grâce à l’organisatrice, Magali Coste, écothérapeute. Au delà de l’exercice des cinq sens les plus connus, elle apprend la complexité de la perception. C’est la découverte de « la proprioception (ou perception, consciente ou non, des différentes parties du corps), l’équilibrioception (ou sens de l’équilibre), la thermoception (ou sens de la chaleur et de l’absence de chaleur)… » (p 23).

Dans son nouveau lieu d’habitation au printemps 2020, Anne-Sophie, qui préférait la mer, a découvert la campagne. Elle nous raconte une ballade avec sa famille dans la forêt voisine. « Nous marchions depuis plusieurs heures lorsque nous avons débouché sur une clairière dont je ne connaissais pas l’existence. Il faisait doux, le temps était magnifique, les herbes étaient très hautes, une brise y dessinait des ondes de douceur. Un instant magique… A chaque pas, s’ouvraient à nous de magnifiques orchidées sauvages, de somptueux papillons tout petits tout blancs et nous savourions un moment suspendu quand un souffle inattendu vint nous surprendre… » (p 27) Anne-Sophie sursaute et interroge à ce sujet son mari Nicolas. « C’est le vent dans les arbres, le ballet de la canopée. Je suis subjuguée par le spectacle de ces éléments… C’est non seulement beau, mais tellement évident. Comment n’avais-je pas perçu auparavant la beauté de cette écume végétale ? Le vent dans ces feuillages me fait un bien fou, je le savoure, respire profondément. En moi, ce jour là, s’est passé quelque chose. J’ai été happée, comme appelée, profondément captivée. J’ai senti pousser une autre nature, insoupçonnée, indispensable… » (p 27-28).

Un autre aspect de l’écoute, c’est le chant des oiseaux. Anne-Sophie y accorde beaucoup d’importance dans ce chapitre. « La nature m’a toujours parlé et le chant des oiseaux tient, en la matière, l’essentiel de la partition. C’est d’ailleurs un trait commun à de nombreux naturalistes et amoureux de la nature que d’avoir été orientés par ces sirènes » (p 29). Comme c’est le cas tout au long de ce livre et ce qui contribue à en faire la grande richesse, Anne Sophie Novel part à la rencontre de ces chercheurs pour nous faire part de leurs découvertes. Et ainsi, elle interroge l’audio-naturaliste Fernand Deroussen « pour tenter de mieux comprendre les ressorts de l’écoute dans l’appréhension du vivant ». Et celui-ci lui dit : « Les oiseaux me passionnent, ils sont incontournables, mais en forêt, on ne les voit jamais. C’est ainsi que j’ai commencé à être attentif à leurs chants… ». Son approche débouche sur « la conscience de faire partie d’un tout ». « Dans la nature, les espèces se comprennent, il y a un langage universel, un langage d’écoute des autres formes de vie. Hélas, l’homme a perdu ce langage, l’humain ne vit que pour l’humain ». A la différence des bioacousticiens, Fernand récolte les sons à des fins artistiques. « On doit connaître ce qu’on écoute, forcément, mais je me préoccupe plus de l’émotion et de la beauté » (p 29).

Anne-Sophie est maintenant sensible aux sons. Elle écoute tous les bruits de la nuit. Et elle a remarqué le bruit de fond émis par les activités humaines et si dérangeant. Les biologistes ont commencé par étudier cette pollution sonore et à en mettre en évidence les méfaits. « A court terme, le bruit chasse les pollinisateurs et les insectes ». (p 32). Elle a même une incidence sur la végétation en réduisant le nombre de jeunes pousses… En 1962 déjà, Rachel Carson alertait sur « Le printemps silencieux ». « Nous sommes tellement bruyants que nous n’entendons plus la vie autour de nous » (p 33).

Anne-Sophie a également rencontré Frédéric Giguet, un éminent ornithologue, professeur au Muséum national d’histoire naturelle. « Pendant quinze ans, Frédéric Giguet s’est occupé du « Suivi temporel des oiseaux communs ». Fasciné par les oiseaux depuis le plus jeune âge (A six ans, il demandait déjà à ses parents d’aller en Camargue pour voir les flamants roses), cet ornithologue sait à quel point les oiseaux sont d’excellents indicateurs de l’état de santé des écosystèmes » (p 34-35). Ainsi, le programme « Oiseaux des jardins », lancé en 2012, afin d’impliquer le public dans le décompte des oiseaux, a toute sa raison d’être.

Anne-Sophie nous raconte également sa visite au « Jardin des murmures », de Magali Costes, « composé d’une prairie, d’une bambouseraie, d’un jardin médicinal et d’un petit vallon traversé par un ruisseau » (p 38). « Ces espaces très divers facilitent la reproduction de nombreux oiseaux ». « Nous sommes ici dans une communauté reconnue comme telle où « le moins que l’on puisse faire pour ménager la vie commune, c’est de ne rien faire ». Et Magali Coste, amoureuse des oiseaux, sait partager sa passion. « Nous comprenons grâce à elle que le plumage des oiseaux change chaque année, qu’ils le nettoient… Les mésanges sont même de véritables herboristes capables de ramener dans leurs nids de la lavande, de la menthe, du camphrier ou de l’immortelle dont les propriétés aromatiques ont des propriétés fongicides et insecticides qui leur sont très utiles (p 39).

Anne-Sophie poursuit son enquête en rencontrant Grégoire Loïs, ornithologue responsable du programme « Vigie-Nature » du Muséum d’histoire naturelle. La conversation se porte notamment sur les aptitudes extraordinaires des oiseaux migrateurs. « Avec lui, je réalise que les volatiles sont des messagers précieux. Ils ont parcouru des milliers d’années pour arriver jusqu’ici. Ils sont dotés de compétences « surhumaines » et savent parcourir des distances phénoménales ». « L’oiseau n’est pas perché. Il est ancré. C’est un trait d’union entre le ciel et la terre, à travers les âges, à travers les espèces » (p 40). Dans cette conversation, « le regard d’Anne-Sophie sur les volatiles a fini par se transformer totalement » (p 39).

Et si on élargissait encore l’angle de vue ? « La philosophe Viviane Despret questionne le comportement des volatiles en s’appuyant sur les travaux des ornithologues ». Elle force le trait.

« Je me dis qu’on a peut-être à faire à des compositions, voire à des partitions – au sens musical. On peut même aller plus loin et se dire que ce qui intéresse les oiseaux, ce sont les relations avec les autres oiseaux/congénères, et finalement pas des histoires de reproduction, de territoire à défendre ou à conquérir, etc… » (p 41). Et « riche des observations ornithologiques qu’elle a étudiées, elle les remet dans le sensible, dans l’étoffe du ressenti, et nous invite à inscrire notre époque… sous le signe du « Phonocène », entendu comme une ère où on va devoir entendre les sons de la terre ». « Avec l’ouïe, on est dans un rapport plutôt de curiosité. On est en quête de réel. Entrer dans le phonocène, c’est se mettre dans d’autres systèmes par rapport à la vérité qui produisent plus de réel, qui sortent de l’idée que l’humain est exceptionnel, notamment parce qu’il a le langage… » (p 42).

Anne-Sophie Novel rappelle qu’une proposition de loi pour « protéger le patrimoine sensoriel des campagnes » a été votée définitivement par le parlement français en janvier 2021.

Toutes ces découvertes n’ont pas épuisé la curiosité d’Anne-Sophie Novel qui nous dit poursuivre sa recherche par des observations personnelles et par l’exploration des ressources d’internet.

Nous venons de rapporter la richesse du chapitre : « Ecouter », tant par l’expression des ressentis de l’auteure que par une enquête soutenue auprès des meilleurs experts. Et ce n’est que le premier chapitre ! C’est dire combien ce livre est une ressource majeure. Nous y apprenons la biodiversité concrètement et sur toutes les coutures. Anne-Sophie Novel déploie dans ce livre une recherche active qui nous entraine dans un mouvement de vie en phase avec le vivant.     Dans la conclusion de ce livre, elle rappelle son intention : « Aujourd’hui, il nous faut défendre la puissance de la vie contre la logique mortifère des lobbies. Et comprendre que le monde sauvage incarne tout ce à quoi nous avons renoncé : la liberté, l’autonomie et la connaissance parfaite de notre environnement. La nature est un espace d’enseignements illimités : elle nous apprend la patience, la résilience et l’adaptation, elle nous apprend à jouir des mille ressources qu’offre le monde vivant et à lutter pour qu’il demeure ainsi » (p 232). Tout au long de ce livre, elle a bien suivi cette piste. Elle peut ainsi continuer à nous appeler à un mouvement concret : « Passez le plus de temps possible au grand air au contact de tous les êtres qui palpitent, des roches, des cours d’eau, du vent… Soyez libres, enracinés et riches de la diversité qui vous entoure, dans cette puissance spontanée (et gratuite) du vivant… » (p 233). Anne-Sophie Novel ouvre pour nous un horizon et une dynamique.

J H

  1. Anne-Sophie Novel. L’enquête sauvage. Pourquoi et comment renouer avec le vivant. Salamandre, Colibris. 2022
  2. Une révolution de l’ « être ensemble » : https://vivreetesperer.com/une-revolution-de-letre-ensemble/ Voir aussi : Anne-Sophie Novel, militante écologiste et pionnière de l’économie collaborative : https://vivreetesperer.com/anne-sophie-novel-militante-ecologiste-et-pionniere-de-leconomie-collaborative/
  3. Le blog d’Anne-Sophie Novel : Même pas mal : https://www.lemonde.fr/blog/alternatives/a-propos/

 

Voir aussi :

« Animal » de Cyril Dion : https://vivreetesperer.com/?s=Cyril+Dion+animal&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes

Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/

L’espérance en mouvement : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/

Jane Goodhall : une recherche pionnière sur les chimpanzés, une ouverture spirituelle, un engagement écologique : https://vivreetesperer.com/jane-goodall-une-recherche-pionniere-sur-les-chimpanzes-une-ouverture-spirituelle-un-engagement-ecologique/