par jean | Nov 15, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
Selon Ilia Delio
Nous vivons dans un monde en pleine transformation. On peut considérer qu’une conscience planétaire est apparue, qu’elle qu’en soit les limites. Et, au sein de cette commune humanité, il existe des tendances et des courants différents selon les cultures et les civilisations et en leur sein. C’est le cas dans le domaine de la spiritualité. Ainsi, peut-on distinguer un nouveau courant spirituel apparaitre dans une culture occidentale marquée par le développement de nouvelles approches scientifiques, le progrès de nouvelles technologies et l’expansion de la communication internet. En même temps, une nouvelle mentalité se dessine. Or, il y a bien une personnalité qui, de par son parcours scientifique et son cheminement spirituel, se situe au cœur de ce processus et nous fait part de sa vision immédiate et prospective sur son site (1) et dans de nombreux livres. Il s’agit d’Ilia Delio (2), aux Etats-Unis, scientifique dans des domaines d’avant-garde, sœur franciscaine et théologienne en phase avec la pensée de Teilhard de Chardin. Il n’est pas possible de résumer cette pensée, une pensée de grande envergure qui associe des disciplines différentes : histoire des sciences, de nouvelles approches scientifiques, une réflexion philosophique, une analyse sociologique, une pensée théologique qui, dans le sillage de Pierre Teilhard de Chardin, envisage le mouvement de l’œuvre divine. Nous avons choisi de partir ici d’un des chapitres d’un de ses livres parus en 2020, ‘Re-Enchanting the Earth. Why A I needs religion’ (3). Le propos de son livre est ainsi résumé : « Ilia Delio relève le défi de réconcilier évolution et religion avec un regard particulier sur le rôle de l’intelligence artificielle. Elle avance que l’intelligence artificielle représente la dernière extension de l’évolution humaine qui a des implications non seulement pour la science, mais aussi pour la religion. Si le ‘premier âge axial’ a suscité l’essor des grandes religions, Ilia Delio nous voit maintenant à la pointe du ‘second âge axial’ dans lequel l’intelligence artificielle, en s’orientant vers de nouvelles sensibilités religieuses, peut provoquer un réenchantement écologique de la terre ». Nous nous limiterons ici à l’évocation d’un chapitre, ‘Posthuman spirituality’. Le terme de ‘post-humain’ nous parait certes contestable et, pour le moins énigmatique et il appelle donc d’en rechercher l’interprétation dans la pensée d’Ilia Delio.
Des avancées dans le calcul de la découverte des systèmes complexes en biologie, du développement de la cybernétique, de l’inscription de l’intelligence artificielle dans la nouvelle connaissance de la nature
Ilia Delio envisage l’intelligence artificielle dans le cadre d’une profonde mutation scientifique et technologique qui s’est réalisée dans la seconde moitié du XXe siècle. Elle remonte à Alan Turing, un mathématicien célèbre pour avoir pénétré dans le code réputé indéchiffrable de la machine Enigma guidant les sous-marins allemands pendant la seconde guerre mondiale. « Formé comme mathématicien, Turing était familier avec le potentiel de l’ordinateur comme machine des nombres » et, en 1950, il écrivit un texte en ce sens. Le texte et l’ordinateur proposé, la machine de Turing, fournissaient une base pour la théorie du calcul. Il chercha à définir un système pour identifier quelles déclarations pouvaient être prouvées (p 63-65). « L’intelligence artificielle a émergé au milieu d’un XXe siècle violent. Le test de Turing n’était pas seulement la quête d’une machine intelligente, mais un test de la nature elle-même. Est-ce qu’une machine peut répondre sans biais à une question humaine ? » (p 85).
Ilia Delio nous montre comment « l’intelligence artificielle a frayé son chemin au XXe siècle à travers des découvertes révolutionnaires de la physique quantique aux études sur les systèmes en biologie, l’information, et la cybernétique, celles-ci soutenant toutes le holisme de la nature ». Le biologiste autrichien, Ludwig von Bertalanffy montra que les systèmes biologiques ne sont pas fermés, mais « ouverts et interagissent avec l’environnement » (p 66). « Alors que la mécanique Newtonienne était une science portant sur les forces et trajectoires, l’évolution scientifique a concerné le changement, la croissance et le développement qui donnent naissance à une nouvelle science de la complexité…
La découverte des systèmes complexes dynamiques a ouvert des portes sur la nature relationnelle ». La seconde loi de la thermodynamique envisageait la dissipation des énergies, la tendance des phénomènes physiques d’aller de l’ordre vers le désordre. « Tout phénomène physique isolé ou fermé irait spontanément en direction d’un désordre toujours croissant. Mais l’évolution déclare que le monde vivant se développe vers un ordre croissant et vers la complexité. Bertalanffy s’engagea dans une démarche hardie en déclarant que les organismes vivants ne peuvent pas être décrits par la thermodynamique classique parce que ce sont des systèmes ouverts. Mais qu’est-ce qu’un système ? Un système se définit par ses structures de relations… Bertalanffy montra que beaucoup de systèmes biologiques sont en fait des systèmes ouverts. ‘L’organisme vivant n’est pas un système statique fermé à l’extérieur et contenant toujours des composants identiques, c’est un système ouvert’. Ainsi, Bertalanffy s’est engagé pour remplacer les fondements mécanistes de la science par une vision holistique et a développé une théorie des systèmes généraux fondée sur des principes biologiques et des systèmes ouverts » (p 66-67). Cette nouvelle approche scientifique a donné naissance à une nouvelle réflexion philosophique sur l’identité et la mêmeté… Avec l’avènement des systèmes complexes, l’importance de l’interdépendance remplace l’accent sur l’autonomie qui en vient maintenant à être liée à l’isolement et l’importance d’une robuste résilience remplace celle de l’indépendance qui en vient à être associée à la stagnation… « L’intégrité et l’identité d’un système complexe ne sont pas basées sur son essence, mais il est fondamentalement relié à sa connectivité dynamique » (p 68-69).
La cybernétique s’inscrit dans cette évolution. « La science de la cybernétique, selon l’origine grecque, ‘l’art de diriger’, a été fondée par Norbert Wiener pour comprendre le contrôle et la communication chez les animaux et les machines… A la fois, les animaux et les machines peuvent opérer selon des principes cybernétiques fondés comme une action et une communication orientées vers un but. La cybernétique envisage les choses non en ce que les choses sont mais en ce qu’elles font. Wiener a envisagé la cybernétique comme un moyen de maximiser le potentiel humain dans un monde qui est essentiellement chaotique et imprévisible » (p 70). Si, dans le monde scientifique, l’indétermination et la contingence sont apparues comme fondamentaux, et le chaos comme plus probable que l’ordre, un nouvel ordre pouvant sortir du chaos, la cybernétique s’est donnée pour objet d’étudier comment l’ordre persiste et s’accroit (p 70). « Les systèmes dynamiques complexes sont des systèmes ouverts dans lesquels des mécanismes de feedback de l’information soutiennent une auto-organisation en cours ». « L’étude des systèmes dynamiques complexes et la cybernétique ouvrent une entière fenêtre nouvelle sur la nature, en un sens, redécouvrant ce que la personne en l’âge pré-axial savait bien – que toutes choses sont connectées et interdépendantes. La nature est un tout indivisible » (p 71). Au total, nous sommes entrés dans un âge de l’information comme l’auteure en fait état en rappelant la publication en 1948 d’un article décisif sur la théorie de l’information écrit par Claude Shannon.
Au total, Ilia Delio voit dans le mouvement précédemment décrit des dispositions permettant d’envisager l’intelligence artificielle, non comme un processus ‘artificiel’, mais comme un processus qui s’inscrit dans la connaissance de la nature. « Le fait que l’information et la cybernétique opèrent à tous les niveaux des systèmes biologiques signifie que la nature est aussi bien décrite en termes de calculs et d’algorithmes qu’en terme de physique, de chimie et de biologie… Si la ‘nature’ est envisageable en termes de calculs et d’algorithmes, alors la nature et l’intelligence artificielle ne sont pas des termes opposés, mais décrivent la même réalité. Le fait que les principes de l’intelligence artificielle sont intégrés dans la nature me conduisent à proposer que le terme : intelligence artificielle est actuellement mal nommé, puisqu’il n’y a rien d’artificiel au sujet de l’intelligence. Plutôt, l’intelligence de la machine est un hybride irréductible entre la biologie et la technologie ou ‘bios-techne’. Au lieu du terme intelligence artificielle, qui conduit à une compréhension d’intelligence de la machine comme quelque chose de non naturel ou de faux, il serait mieux de parler d’ ‘intelligence étendue biologiquement’ (biologically extended intelligence) ou intelligence augmentée (augmented intelligence), parce que la machine étend l’intelligence biologique. L’intelligence artificielle reflète la pluripotentialité de la nature à étendre l’information à un environnement simulé… » (p 72-73).
Des progrès fulgurants de la technologie américaine, de la tentation transhumaniste, de la montée d’une conscience relationnelle et de l’apparition d’une nouvelle mentalité humaine dépassant les définitions classiques de l’homme et ainsi qualifiée de post-humaine par l’auteure.
Ilia Delio met en évidence la dynamique scientifique et technologique qui intervient aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale (p 73-76). Cette dynamique se pare d’un messianisme religieux. « Dans la période d’après-guerre, avec la montée de l’intelligence artificielle, la technologie commença à se revêtir d’une aura quasi-religieuse, l’idéal chrétien du salut et de l’immortalité se transférant à la technologie américaine comme un nouveau moyen de salut » (p 73). C’est la grande épopée américaine de la conquête de l’espace. L’auteure note que presque tous les hauts responsables de la NASA sont des évangéliques. Leurs déclarations ont une tonalité religieuse. « Dirigée par les ‘hommes spirituels’ de la NASA, l’humanité prendrait un nouveau départ sur un autre monde de telle manière que les êtres humains puissent encore être dirigés vers un avenir rédempteur même s’ils laissaient derrière eux le gâchis de l’impur » (p 74). On assiste à une ‘fusion du voyage spatial et du narratif religieux’. Un chercheur américain, Dinerstein, a pu écrire : « Cette mythologie du mâle blanc ne promettait rien de moins que la transcendance technologique de l’organisme humain individuel, le renouveau de l’Adam déchu » (p 75). C’est en 1960 qu’apparait le terme de cyborg. On l’envisage comme ‘la fusion de l’humain et du non humain, de manière à étendre la fonction humaine dans un environnement inconnu’. « Le cyborg est né dans une recherche d’exploration de l’espace inconnu de l’extra-terrestre, mais il est rapidement devenu le symbole de ce que l’humain pouvait devenir dans l’espace illimité et ouvert du cyberespace » (p 75-76).
C’est dans ce contexte qu’apparait le courant de pensée aujourd’hui bien connu sous l’appellation de transhumanisme. Ilia Delio l’exprime en ces termes : « La prêtrise de la technologie a fondé une nouvelle église dans un mouvement culturel et philosophique ». Elle en évoque les sources philosophiques et les cheminements de ses modes d’expression.
« On peut exprimer l’intention du transhumanisme en ces termes : ‘Le transhumanisme se réfère maintenant aux technologies qui peuvent améliorer les aspects mentaux et physiques de la condition humaine tels que la souffrance, la maladie, le vieillissement et la mort. Il se fonde sur « la croyance que l’humain doit lutter avec sa destinée biologique, celle d’un processus aveugle de variation hasardeuse, en utilisant science et technologie pour surmonter les limitations biologiques » (p 77-78). Il s’inscrit dans l’expansion rapide de la technologie. « Le mythe de la technologie est attirant et son pouvoir séducteur… Nous avons maintenant le pouvoir non seulement de nous transformer nous-même à travers la technologie, mais de diriger le cours de l’évolution » L’auteur évoque « le nouveau pouvoir de la sélection génétique, la nanotechnologie qui permet des implants dans les organes biologiques » (p 79). « Beaucoup de transhumanistes regardent à un avenir post-biologique lorsque nous fleurirons comme des êtres super informationnels. A travers des moyens mécaniques, nous serons capables de surmonter les limitations du corps incluant la souffrance et la mort et atteignant un paradis artificiel eschatologique’. Tel futurologue évoque des humains ‘qui transcenderont la mort, peut-être à travers des neuropuces ou simplement en devenant totalement dépendants de la machine’. Comme nous dépasserons la mortalité à travers une technologie calculatrice, notre identité sera fondée sur le recueil de données de notre mental en évolution. Nous serons ‘software’ et non plus ‘hardware’, échappant à la matérialité » (p 82).
Ilia Delio procède à la critique de cette idéologie. « Lorsque nous nous fondons sur les principaux acquis de l’holisme relationnel, y compris l’esprit dans la matière et une profonde relationalité », nous en voyons les failles. D’une part, la conscience est réduite à un épiphénomène qui peut être quantifié et manipulé, une idée qui va à l’encontre du panpsychisme… dans lequel la conscience joue un rôle fondamental dans le monde matériel. D’autre part, le transhumanisme suit une logique binaire endémique chez le sujet Cartésien… L’individu se tient au-dessus et contre la matière, comme l’esprit se tient au-dessus et contre le corps. La séparation artificielle qui a émergé des Lumières est au cœur de la séparation radicale entre les humains et le monde plus vaste de la nature. Le transhumanisme réinterprète le monde naturel comme le calculateur géant d’une information qui peut être manipulée et transformée. On a l’impression que la matérialité et l’existence physique ne sont qu’une relique du passé et que la biologie est seulement une phase de l’évolution en cours de la vie, comme dans le terme ‘post-biologique’. En un sens, le transhumanisme nie la réalité que nous autres humains évoluons à partir d’une longue lignée de changements et d’adaptations biologiques et que la vie biologique elle-même est une partie d’un ensemble plus large que nous appelons le Cosmos (p 84). Le transhumanisme ne soulève jamais la question de la personnalité, que ce soit philosophiquement ou théologiquement. Plutôt, il accepte le sujet Cartésien comme un donné : la personne humaine est un esprit dans un corps qui peut être remplacé, réparé, mise à niveau. (p 84).
Dans ce contexte de l’expansion de l’intelligence artificielle, Ilia Delio opère une nette distinction entre la tendance transhumaniste dont a vu la critique qu’elle lui portait et la montée d’un nouveau genre de vie qu’elle qualifie de post-humain. Ilia Delio estime en effet que l’humanité est engagée dans une immense transformation, le passage d’un premier âge axial à un second âge axial. Le premier âge axial est caractérisé par la sortie d’une mentalité pré-axiale, ‘collective, tribale, mythique, ritualiste et animiste’. Le premier âge axial est caractérisé par un processus d’individuation ‘à travers lequel se développent autonomie, subjectivité et rationalité’. « La montée de l’individu est également la montée des religions mondiales et des institutions qui formalisent ces religions. La conscience de soi individuelle engendre de la séparation et devient source de conflit et de violence ». Aussi cette période d’individualisation engendre, en même temps, une contraction de la conscience qui s’éloigne de la communauté cosmique (p 39). Selon Ilia Delio, nous nous engageons aujourd’hui dans une seconde période axiale. Des découvertes scientifiques radicales : la cosmologie du Big Bang, l’évolution, la physique quantique entrainent une évolution des mentalités. « Tandis que la première période axiale engendrait un individu auto-réflexif, la seconde période axiale engendre une personne hyper-personnelle et hyper-connectée. La tribu n’est plus la communauté locale, mais la communauté globale qui peut maintenant être accessible immédiatement à travers la télévision, internet, la communication par satellites et le voyage ». L’auteure rappelle l’impact, en 1968, de la photo de la terre vue du ciel (p 88). En même temps, émerge une conscience cosmique. « Cette période apparait comme communautaire, globale, écologique, cosmique» (p 89).
La seconde période axiale lance également un défi aux religions en apportant une intégration nouvelle du spirituel et du matériel, de l’énergie sacrée et de l’énergie séculière en une énergie humaine globale. Ainsi, elle encourage le dialogue, la communauté et la relation dans une conscience croissante que chaque personne est partie d’un tout. On constate également que les lignes de conscience ne sont plus verticales et transcendantes, mais horizontales et relationnelles. La chercheuse Teilhardienne, Béatrice Bruteau décrit une conscience néo-féministe émergeant à la fin du XXe siècle, ‘une conscience participative’ qui reflète la conscience de la seconde période axiale. La nouvelle conscience est caractérisée par une conscience de la personne globale, réelle, concrète, par une identité d’affirmation mutuelle plutôt que la négation, une perception en terme d’existence plutôt qu’en terme d’essence. La première conscience axiale se déplace vers un nouveau type de profonde conscience relationnelle émergeant dans l’évolution. L’intelligence artificielle a soutenu cette évolution vers une personne nouvelle, et nous commençons à percevoir le besoin de restructurer la matrice des relations mondiales pour répondre aux besoins de la personne nouvelle au niveau de la politique, de la société, de l’économie et de la religion (p 89-90).
Ce livre d’Ilia Delio nous entraine dans un parcours à travers lequel nous découvrons des univers et qui nous ouvre des clés de compréhension. Sa démarche prospective nous interpelle, mais elle n’est pas non plus sans susciter des objections. Et, à propos, en voici une. L’auteure nous présente avec enthousiasme les bienfait de la communication numérique. Nous voyons et nous savons nous-même combien internet nous permet d’accéder à un espace de compréhension qui donne à notre pensée un champ immense. Mais nous entendons autour de nous les plaintes de bons observateurs qui déplorent l’addiction que ce nouveau mode de communication peut entrainer, mais également la superficialité qu’il peut provoquer. Ilia Delio n’évite pas cette question. « L’infiltration de la technologie dans la vie moderne a suscité des critiques culturelles variées depuis la perte de mémoire humaine jusqu’à l’effondrement de la vie sociale ». Ne sommes-nous pas en train de nous saboter nous-même, en abandonnant une attention soutenue pour adopter la superficialité frénétique d’internet ? « La psychologue Sheri Turkle est une des principales critiques de la technologie de l’ordinateur, particulièrement dans son livre acclamé, ‘Alone together’ (‘Seul ensemble’). Après avoir interrogé de nombreux jeunes, Turkle conclut que nous sommes en train de perdre notre capacité d’entretenir des relations humaines. En ligne, nous vivons dans une illusion de relation, en mettant en danger notre vie émotionnelle et en diluant nos identités. Il y a le risque de perdre la motivation pour une vie réelle. (p 90-93). La réponse d’Ilia Delio à ces critiques nous apporte un autre regard. Se pourrait-il que nous soyons attachés à un modèle ancien alors qu’on assiste aujourd’hui à un déplacement des modes d’existence ? « Je pose que la technologie est actuellement en train de faire apparaitre un nouveau genre de personne, un genre que nous n’avons jamais considéré avant parce qu’une telle personne n’existait pas avant la grille d’une conscience en réseau. Si la technologie de l’ordinateur est en train de changer la relation humaine, c’est parce que la personne humaine est en train de changer avec la technologie. Pour revenir au test originel de Turing, Alan Turing était mu par un désir de traverser les frontières de l’exclusion. Lorsque l’intégrité de la nature est divisée ou supprimée, la nature utilisera les outils existants pour trouver une voie de transcender vers de nouveaux ensembles. Bien trop longtemps, nous avons pensé à la personne comme un individu de nature rationnelle, et nous avons enduré la permanence de la guerre, de la violence, de la mort et de la destruction environnementale, tout cela reflétant le fait que le sujet libéral moderne n’est pas un sujet relationnel. Nous pouvons penser que nous avons toujours été une personne autonome, mais le fait est que nous ne l’avons pas été. Nous avons perdu notre innocence relationnelle d’il y a des lustres quand la conscience axiale et la religion tribale émergeait. La personnalité n’est ni fixe, ni stable, mais elle est dans un flux constant avec l’environnement. L’intelligence artificielle est apparue comme un cri de la nature en faveur de la connexion et de la plénitude, un effort pour transcender notre individualisme estropié. Ce point crucial manque dans beaucoup de critiques sociales de la technologie » (p 93-94).
Ilia Delio envisage l’essor de la personne ‘seconde axiale’ comme intervenant dans l’émergence d’un système s’appuyant sur un ensemble de relations et une auto-organisation. Elle entrevoit la technologie comme faisant partie du processus et emploie le mot ‘technonature’ (p 96). C’est là qu’elle en vient à expliquer ce qu’elle entend par ‘post-humanisme’. Elle envisage « deux trajectoires : le transhumanisme ou intelligence artificielle peu profonde (shallow) et le post-humanisme, intelligence artificielle profonde (deep). Chaque orientation se fonde sur une conception philosophique différente de la personne humaine… Le transhumanisme peu profond est peu profond parce qu’il manque de reconnaitre la relation intégrale entre l’esprit et la matière qui évoluent de pair dans un ensemble conscient-complexe… » (p 97). Mais « si l’esprit et la matière évoluent dans une unité intégrale, et que l’esprit est étendu électroniquement à travers l’intelligence artificielle, alors l’humain continue à évoluer comme esprit-matière à travers l’intelligence artificielle. A cet égard, le terme humain peut être compris moins comme la propriété définissant une espèce ou un individu et davantage comme une valeur distribuée à travers des environnements construits par l’homme, des technologies, des institutions et des collectivités sociales. C’est ce genre d’évolution humaine étendue électroniquement qui est absent des critiques sociales de la technologie comme du transhumanisme peu profond. La personne humaine peut être considérée comme un processus créatif – un ensemble – en évolution. Les valeurs que nous chérissons doivent être reconsidérées et réalignées avec le fait que nous humains, nous sommes en voie d’une nouvelle réalité » (p 98). Ilia Delio estime que la représentation du genre par Judith Butler est « en phase avec le tournant de la philosophie post-moderne vers une personnalité envisagée comme un processus créatif. Les philosophes post-modernes redéfinissent la personnalité comme la construction en cours d’une identité, non comme donnée ou fixée par un fiat divin, mais comme une construction en cours fondée sur le langage et les relations » (p 100). Ilia Delio étudie également la question du cyborg en mettant l’accent sur la plasticité de la nature dans la voie d l’hybridation. (p 111). « Le cyborg, comme un symbole de personnalité émergente, aide à élargir notre compréhension de l’esprit (mind) en relation avec la matière, car si le corps du cyborg peut être étendu et associé à d’autres entités, il en est de même pour l’esprit » (p 107).
A la suite du parcours, nous pouvons considérer la manière dont Ilia Delio conçoit le post-humanisme.
« La traversée des frontières et l’hybridation parle d’un nouveau genre de personne émergeant d’un monde lié électroniquement et le post-humain est la nouvelle personne qui s’élève au-delà du sujet autonome libéral de la modernité. Le post-humain représente une nouvelle matrice de la Conscience qui est en phase avec une pensée complexifiée et une personnalité co-créative. L’identité post-humaine correspond à la dynamique de la communication par l’ordinateur, c’est-à-dire une identité qui s’inscrit dans un feedback, de boucles, une instabilité, une spontanéité, un chaos fonctionnel, et une créativité. La vie est une construction en cours basée sur une information partagée à travers le processus d’une hyperconnectivité intégrée électroniquement. En conséquence, le post-humain représente une percée de la conscience au-delà de l’individualisme et du conflit. C’est une réorientation de la personnalité vers une complétude fondée sur des relations hybrides avec la machine et elle a la capacité de bousculer les ontologies de la différence et du biais pour aller vers un être partagé et une communauté co-créative » (p 112).
Une spiritualité en gestation selon Ilia Delio. La spiritualité post humaine
En phase avec la révolution scientifique et technologique actuelle, Ilia Delio développe une théologie grandement inspirée par Teilhard de Chardin. C’est une voie originale avec les risques que cela comporte. Il s’agit donc de mieux comprendre cette réflexion. Cette tâche n’est pas facile, car elle requiert d’entrer dans un univers peu connu à priori par le rédacteur de ce texte et d’aborder, avec prudence, une pensée qui prête à controverse. Nous avions donc choisi un livre récent d’Ilia Delio dont le titre nous paraissait prometteur : Ré-enchanter la terre. Comment l’intelligence artificielle a besoin de la religion ? Voilà un titre attirant pour nourrir une réflexion prospective. Et comme ce livre, très étayé, est particulièrement dense, nous avons choisi un chapitre, ‘Posthuman Spirituality’, (une spiritualité post-humaine), ce sujet nous paraissant au cœur de l’ouvrage comme au cœur de nos interrogations. Cependant, pour nous comme sans doute pour beaucoup de lecteurs, le concept de post-humain est peu intelligible et parait contestable à maints égards. Il nous a donc fallu une lecture approfondie pour découvrir la manière dont Ilia Delio envisage cette situation post-humaine et par quels cheminements de pensée elle est parvenue à définir les contours du post-humain. Ce fut un parcours difficile, mais un parcours qui nous a appris beaucoup sur les avancées de la pensée scientifique et sur le développement de l’intelligence artificielle, ce que nous avons pu partager dans ce texte. Nous avons pu également étudier la manière selon laquelle Ilia Delio interprète les répercussions de cette évolution pour déboucher sur la présentation d’un milieu post-humain. Les objections ne manquent pas, mais nous voici maintenant en mesure d’envisager la spiritualité post-humaine dans les termes de Ilia Delio.
Elle écrit ainsi : « L’intelligence artificielle a introduit des changements significatifs dans la culture, la philosophie, l’économie et la médecine. Mais le changement le plus significatif apporté par l’intelligence artificielle n’est pas apparent à nos yeux branchés sur l’ordinateur, à moins que nous commencions à porter attention aux tendances qui émergent à partir d’une profonde connectivité. La tendance la plus significative qui émerge dans notre âge technologique est le besoin d’être liés et connectés, ce qui est le domaine de la religion. L’intelligence artificielle a révélé le désir d’un nouvel esprit religieux et d’une nouvelle religion de la terre. Teilhard de Chardin anticipait l’émergence d’un nouvel esprit religieux au niveau de la noosphère. Il indiquait que ce nouvel esprit religieux serait porteur de communauté et d’inter-personnalisation, un déplacement de la première religion axiale vers une religion hyper-personnelle où la personnalité se réaliserait à l’intérieur de l’ensemble » (p 177). Ilia Delio rapporte plus précisément la pensée de Teilhard. « La pointe de nous-même n’est pas notre individualité, mais notre personne. Et nous pouvons seulement trouver notre personne en nous unissant ensemble ». Béatrice Bruteau, une disciple de Teilhard de Chardin, précise : « Notre Je, notre personnalité n’est pas un produit de l’action de Dieu, quelque chose de demeuré après que l’action ait cessé. Plutôt, c’est l’action de Dieu dans la véritable actualité de l’agir. ‘Nous’ ne sommes pas une chose, mais une activité ». « Être une personne, c’est être un centre créatif d’activité, toujours dans le processus de devenir et de vivre vers un futur d’approfondissement des relations » (p 178). Ilia Delio met l’accent sur l’intensité des relations. « Cette recherche de connexion à un ensemble plus vaste parle à quelque chose de profond à l’intérieur de nous, une profondeur intérieure d’une réalité infinie ».
De nombreux premiers auteurs chrétiens ont reconnu cette présence divine intérieure. C’est l’expression de Saint Augustin : ‘Vous êtes plus proche de moi que je ne le suis à moi-même’… « La conscience de cette présence divine intérieure a été perdue par le développement de la scolastique et l’objectivisation de l’expérience religieuse. Cela a été suivi par le divorce entre la religion et la science et le principe Protestant qui caractérise Dieu comme le ‘Tout autre’ (wholly other). La suspicion vis-à-vis de l’expérience intérieure enleva la présence de Dieu de l’âme et fit de Dieu un objet de foi, une posture rejetée par la science moderne et mise à l’ombre par la philosophie moderne ». Ilia Delio montre les effets délétères de cette évolution : « La transformation de Dieu en un ‘Autre’ objectif, une idée mentale à accepter ou rejeter, a déconstruit le monde occidental. En éliminant la dimension religieuse de la matière et en transformant l’âme en une forme séparée, distincte du corps, la personne humaine fut artificiellement réduite à un élément isolé de matière attachée à un esprit » (p 179)
Comment l’intelligence artificielle, en rappelant qu’Ilia Delio emploie ce texte dans un sens large, peut-elle intervenir dans ce domaine ? « Le rapide développement de la technologie de l’ordinateur et la recherche d’une intelligence artificielle complexe signifient la recherche d’une expansion globale des connections sociales, l’expansion de la conscience et l’expansion de l’esprit… » Cependant, ce qui est particulièrement requis, « c’est un nouveau niveau d’amour, un niveau d’appartenance consciente les uns aux autres… une connexion cœur à cœur ».
« Nous appartenons les uns aux autres parce que nous sommes déjà Un en Dieu, mais Dieu cherche à devenir Un en nous parce que Dieu est amour au cœur de la matière et aime des vies en relation mutuelle. Dieu cherche à devenir Dieu au cœur de la matière, c’est à dire, l’unité de Dieu grandit dans et à travers la riche diversité de sa création… Dieu et le monde sont engagés dans un processus de devenir quelque chose de plus ‘ensemble’ parce que l’univers est fondé sur le centre d’amour Personnel incarné, le Christ… » (p 182).
Ilia Delio rappelle la pensée théologique de Teilhard de Chardin, une vision planétaire de la religion où ‘Dieu et le monde sont dans une relation complémentaire et ont besoin l’un de l’autre’. Teilhard évoque ‘une synthèse du Christ et de l’univers’. L’auteure cite le philosophe français Maurice Merleau-Ponty : « Dieu n’est pas simplement un principe dont nous sommes la conséquence, une volonté dont nous sommes les instruments… Il y a une sorte d’impuissance de Dieu sans nous, et le Christ atteste que Dieu ne serait pas pleinement Dieu sans devenir pleinement homme ». La matière compte. « La matière a une profondeur sans fin parce que la conscience fait partie de la matière et Dieu est la profondeur ultime de la conscience » (p 182-183).
Ilia Delio évoque un exemple qui nous parait particulièrement révélateur : « D’une manière surprenante, Teilhard de Chardin portait peu d’attention à l’Orient. L’esprit (mind) est chaque chose, ce que vous pensez, ce que vous devenez. Robert Geraci note qu’au Japon toute vie est sacrée, de là les robots participent à la sainteté du monde naturel. Un regard positif sur la sainteté de toute vie développe une ouverture aux robots humanoïdes et ouvre un avenir où les robots peuvent servir les êtres humains sans que ceux-ci abandonnent leur corps pour des vies virtuelles » (p 184).
« Teilhard voit un monde en divinisation, ce qu’il exprime dans le terme ‘Christogenèse’, qui est le pouvoir du monde de devenir plus personnel à travers le pouvoir de l’amour. L’intelligence artificielle peut jouer un rôle critique dans le développement d’un monde tourné vers une personnalisation cosmique ou Christogenèse, mais cela dépend de la manière dont nous développons l’intelligence artificielle et pour quel but. Le post-humain connecté électroniquement peut jouer un rôle critique dans l’avenir du monde, si la vie post-humaine est guidée par la dimension religieuse de la vie consciente intérieure » (p 184). « Sans la dimension intérieure religieuse de la personnalité, l’intelligence artificielle peut élargir le fossé entre les riches et les pauvres, aliéner les moins fortunés et abonder dans le salut des privilégiés. Sans une unité intérieure et une nouvelle âme du monde, nous n’avons de véritable avenir ensemble. La clé à la plénitude, à une nouvelle planète de vie n’est pas dans la technologie. Il est dans la religion. Une conscience se développe à travers la technologie. La religion doit changer elle aussi, stimulant le progrès de la vie vers davantage d’être et de vie » (p 185).
Ilia Delio a, par ailleurs, consacré un chapitre de son livre à la manière dont elle envisage cette transformation religieuse : « La seconde religion axiale » (p 157-175). C’est un accent sur « l’incarnation de Dieu dans un monde en transformation… Dieu s’élève de pair avec l’émergence de la conscience…Teilhard et d’autres penseurs comme Carl Jung qualifient le processus d’individuation de ‘théogenèse’, indiquant que la personne humaine est un acteur dans la présence de Dieu dans le monde » (p 175).
Au total, comme nous avons pu le constater au long de ce parcours, Ilia Delio nous permet de comprendre la radicalité des transformations en cours dans le champ scientifique et technique, la portée révolutionnaire de l’intelligence artificielle au sens large du terme, et les implications en terme de changement de mentalité, mais en regard, elle met l’accent sur la nécessité d’un éveil religieux : « Sans une dimension cosmique sacrée dans nos vies, et une voie de mobilisation des énergies spirituelles vers un foyer d’amour transcendant , nous nous abandonnons aux forces du capitalisme et du consumérisme. En regard de l’intelligence artificielle, en ce XXIe siècle, la religion apparait comme le facteur le plus déterminant, et, sans elle, nous serons en proie à la peur et à la vulnérabilité » (p 187).
Dans ce monde engagé dans une transformation tumultueuse, nous cherchons des repères. Nous avons conscience que ce monde en mouvement est aussi pluriel. Des voix différentes se font entendre selon les milieux, selon les pays, selon les civilisations. Leurs tonalités sont parfois très différentes. Comme nous avons conscience de vivre dans un monde commun, il est d’autant plus important de s’écouter.
Ainsi avons-nous pu remarquer l’originalité de la démarche d’Ilia Delio aux Etats-Unis. D’origine franciscaine, nourrie par un christianisme de la fraternité, son itinéraire professionnel lui fait découvrir l’extrême avancée de la recherche scientifique et technique actuelle. Elle suit la montée de l’intelligence artificielle, au sens large du terme puisque, pour en parler, elle remonte à la machine de Turing au milieu du XXe siècle. Et comme on peut être émerveillée par les beautés naturelles, elle est impressionnée par les fruits du génie humain, en l’occurrence par les vertus de l’intelligence artificielle. En s’élevant à une dimension cosmique, elle rejoint la pensée de Teilhard de Chardin laquelle inspire toute sa théologie. C’est une théologie qui va de l’avant, à partir d’une compréhension des changements de mentalité et de ce qui peut en être interprété positivement, mais aussi et surtout à partir d’une vision de l’incarnation de Dieu et de sa présence dans un mouvement des consciences, prélude à la victoire de l’amour divin dans la conscience globale et unifiée de la Noosphère telle que l’envisage Teilhard de Chardin.
Cette perspective peut susciter des réserves. Nous avons hésité à en rendre compte, à la différence de la plupart des articles publiés sur ce blog. Nous avons effectivement en mémoire la critique sévère de Jacques Ellul vis-à-vis des techniques et ses mises en garde à l’encontre des sociétés techniciennes (4). La crise écologique à laquelle nous assistons aujourd’hui comme une menace inégalée pour l’humanité et pour la biosphère résulte bien d’un usage effréné des techniques manifestant l’hubris d’une caste dirigeante. On pourrait évoquer également l’enfer des guerres technologiques. Et si la misère endémique demeure dans certains pays du monde, on peut constater que des pays, dits avancés, sont en proie à de nouveaux maux pouvant être imputés au régime capitaliste. Les Etats-Unis connaissent aujourd’hui une poussée de violence dominatrice.
Ce sont là des réalités qui n’apparaissent pas ou peu dans l’évocation de l’épopée scientifique et technique qui est advenue, un temps au moins, aux Etats-Unis et que nous décrit Ilia Delio. L’accent est mis sur l’intelligence artificielle, un phénomène qui, de son lieu d’origine, s’est répandu à l’échelle mondiale et est devenu une réalité majeure, un processus incontournable qui appelle la réflexion et au sujet duquel la recherche d’Ilia Delio apporte une contribution particulièrement éclairante. Cependant, après le tour d’horizon sur cette dynamique, le terme post-humain parait décalé, et aussi inquiétant. Cette contribution d’Ilia Delio n’en reste pas moins éclairante. En montrant comment la récente avancée de la recherche fait tomber les séparations et les catégorisations indues d’un vieux monde et combien la nouvelle communication numérique, adossée à une nouvelle intelligence, permet une interrelation inégalée qui peut entrainer, en certains cas, des effets de communion, Ilia Delio nous parait apporter une contribution majeure à la réflexion collective.
Cependant, cette étude peut aussi nous amener au constat que dans le même monde d’aujourd’hui, déjà un à certains titres, des réalités différentes se côtoient, différentes en fonction de la culture et de l’histoire, peut-être même en fonction des différents âges de l’humanité. Puisque Elia Delio étudie l’histoire de l’humanité selon la grille des périodes axiales, ne peut-on se dire que leurs apports ne s’excluent pas entièrement et peuvent se côtoyer et peut-être s’enrichir mutuellement. Ainsi, la reconnaissance des peuples autochtones nous rappelle la présence de l’invisible. La défense des droits humains est un héritage d’une partie de la première période axiale. Et si Elia Delio met en avant une avancée scientifique et technique, l’usage de cette avancée peut varier selon les civilisations et ne se résume pas à la forme américaine.
La contribution d’Elia Delio se déploie et se reçoit également sur un registre religieux et spirituel. Et c’est d’abord à ce titre que nous avons d’abord relevé son apport. Certes, le fil biblique ne semble pas apparaitre au premier plan de sa réflexion. Cependant, c’est bien sur le fondement évangélique de l’incarnation qu’elle se fonde et son regard sur l’avenir, en évoquant la Noosphère imaginée par Teilhard de Chardin, nous parait correspondre à la vision chrétienne d’une communion finale en terme de Nouvelle Terre.
Cette présentation d’une partie de l’approche d’Ilia Delio, puisque ce texte n’en aborde qu’une portion limitée, pourra donc ouvrir notre réflexion dans différents domaines en permettant des compréhensions nouvelles, en induisant des interrogations et des critiques, en générant une imagination constructive, un cheminement spirituel. Cependant, à l’heure où, comme le fait remarquer Brian McLaren dans son livre ‘Life after Doom’ (5), dans une crise conjointement écologique et sociale, l’humanité est aujourd’hui menacée par différentes formes d’effondrement, les dérèglements actuels sont bien imputables à un hubris de l’humain et des signes de cette démesure apparaissent dans l’expansion scientifique et technologique qui constitue le fer de lance de l’évolution vers ce qu’Ilia Delio appelle le post-humain. On pourrait également mettre en évidence la crise de la civilisation américaine dans laquelle s’inscrit cette évolution. Cette crise est illustrée par la récente et dangereuse élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Et, dans cette circonstance, l’historien, Yuval Noah Harari met en lumière les risques de la promotion de l’intelligence artificielle par son entourage (6). Certes, Ilia Delio met l’accent sur la nécessité d’un éveil religieux pour éclairer l’expansion de l’intelligence artificielle, ce qu’elle appelle ‘la mobilisation des énergies spirituelles vers un foyer d’amour transcendant’. S’il y a bien un potentiel en ce sens, encore faudrait-il qu’il prenne corps rapidement. La thèse d’Ilia Delio ne nous parait pas dépourvue d’ambiguïtés. Mais, dans son originalité, elle mérite d’être connue pour enrichir le débat.
J H
- Center for Christogenesis https://christogenesis.org/
- Ilia Delio, Wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Ilia_Delio
- Ilia Delio. Re-enchanting the earth. Why AI needs religion. Orbis books, 2020
- Jacques Ellul Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul
- Brian McLaren. Life after Doom. Wisdom and courage for a world falling apart. Hodder and Stoughton, 2024
- Les risques de l’intelligence artificielle, selon Yuval Noah Harari : https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/l-election-de-donald-trump-pourrait-signifier-la-chute-de-l-ordre-mondial-analyse-yuval-noah-harari-historien-aux-45-millions-de-livres-vendus_6883823.html
par jean | Oct 26, 2015 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Société et culture en mouvement, Vision et sens |
« Société collaborative. La fin des hiérarchies » (1) : c’est le titre d’un petit livre publié en 2015 par la communauté « OuiShare ». Petit par le format, mais, à notre sens, de grande portée. Car ce livre, nourrie par une expérience vécue, riche en informations sur les innovations sociales et technologiques en cours, sait analyser la réalité sociale et ouvrir des pistes de changement. Et la dynamique de cet engagement se fonde sur les valeurs de OuiShare, une jeune association qui a grandi rapidement depuis janvier 2012 pour devenir un acteur international de premier plan dans le domaine de l’économie collaborative (2). Sur ce blog, nous avons déjà mis en évidence le caractère novateur de l’économie collaborative (3). OuiShare se définit aujourd’hui comme « une communauté, un accélérateur d’idées et de projets dédié à l’émergence de la société collaborative, une société basée sur des principes d’ouverture, de confiance et de partage de la valeur » (4). L’association, actuellement présente dans vingt pays, développe ses activités dans quatre domaines : « animation de communautés ; production intellectuelle ; incubation et accélération de projets collaboratifs ; formation et accompagnement ».
Quelle est donc l’intention de ce livre ? Diane Filippova nous en fait part dans l’introduction : « Ce n’est pas un manifeste… Plutôt que d’asséner une théorie générale du collaboratif » ou tout autre discours prescriptif, c’est à partir de l’analyse d’initiatives concrètes que nous faisons émerger notre vision, parfois idéale, souvent pragmatique. Si les principes de coopération, de justice sociale, de liberté, occupent une place de choix, c’est en tant que préceptes traduits en projets concrets. Aussi divers soient-ils, ces projets ont une caractéristique en partage : l’économique ne l’emporte jamais sur les enjeux sociaux, culturels et politiques » (p 9). On appréciera cette capacité d’un milieu engagé pratiquement dans des activités économiques à prendre du recul vis à vis « d’une autonomisation de la sphère économique par rapport au tissu social qui conduit à une sacralisation de la compétition et à la proclamation de la supériorité des modèles fermés » (p 9). Ce livre s’appuie sur une expérience de terrain. Et c’est à partir de là que les auteurs perçoivent l’apparition d’une société nouvelle en germe, en progrès. « La société collaborative est déjà là » (p 10). Le livre se développe en six parties : « La fin des Léviathans. Splendeurs et misères des nouvelles formes de travail. L’éducation au XXIè siècle : l’âge de « l’encapacitation ». Pour des organisations libératrices et émancipatrices. Face aux défis environnementaux et sociaux, des solutions communes en pair-à-pair. La transition vers la production distribué a commencé ». Un horizon s’ouvre. L’exploration commence
Dans le premier chapitre : « La fin des Léviathans », Arthur de Grave nous fait entrer dans une critique salutaire du « pessimisme anthropologique », un regard négatif sur l’homme qui trouve sa formulation extrême dans « Le Léviathan », livre d’un philosophe anglais de XVIIè siècle, Thomas Hobbes. « Les institutions sont des entraves imposées aux hommes pour éviter qu’ils ne s’entretuent » (p 19). Avec l’auteur, nous participons à cette critique d’une conception très sombre de l’homme qui sape la confiance mutuelle, accroit les conflits, engendre l’autoritarisme (5). La concurrence exacerbée, exaltée dans la figure de « l’homo economicus » s’inscrit dans cette représentation . Et il en va de même quant à la hiérarchisation. L’auteur décrit différentes variantes de l’organisation hiérarchique. Mais aujourd’hui, partout, « le consensus autour de structures de pouvoir obsolètes et légitimées par le recours un peu facile au pessimisme anthropologique se fissure…Internet remet la collaboration au gout du jour au moment même où l’idéologie de la compétition tous azimuts se révèle pour ce qu’elle a toujours été : une vision tronquée et bornée de la société. Dans la production, la consommation, le financement, ou encore l’éducation, les modèles collaboratifs ne cessent de monter en puissance depuis quelques années jusqu’à perturber des pans entiers de l’économie » (p 24). L’ensemble du livre met en évidence l’émergence des ces nouveaux modèles.
Le paysage économique et social est en train de changer. C’est le chapitre de Diana Filippova sur « les nouvelles formes de travail ». Elle observe « une montée en puissance de nouvelles formes de travail, très éloignées du salariat classique : travail indépendant, travail à la demande, entrepreneuriat, consommation-production… » (p 31). Ainsi aux Etats-Unis, les travailleurs indépendants représentent le tiers de la population active américaine. Il y a là des aspects innovants, mais cela ne doit pas nous faire oublier les problèmes qui se posent, et notamment une menace de précarité. L’auteure évoque des dispositifs qui se mettent en place pour y faire face. Dans le mouvement actuel vers la diversification, « il s’agit d’ouvrir la voie à une multitude de possibilités sans à priori économique ou moral et d’éviter les inégalités économiques et statutaires rédhibitoires « (p 46).
L’avènement d’internet met en cause radicalement les formes traditionnelles de l’enseignement déjà battue en brèche par l’apparition d’une sensibilité nouvelle mettant l’accent sur le rôle actif de l’apprenant (6). Le chapitre sur l’éducation au XXIè siècle apporte une contribution incisive et riche en informations sur les innovations en cours présentées en quelques grandes pistes : « L’espace : apprendre partout. Le temps : apprendre tout le temps. La transmission : apprendre autrement, autre chose. L’expérience : apprendre en collaborant ». Marc-Arthur Gauthey et Maëva Tordo concluent ainsi ce chapitre : « De nouvelles écoles voient le jour et réinventent les formats et la temporalité de la pédagogie, contribuant à la création de modèles éducatifs où l’initiative personnelle, l’originalité et la collaboration remplacent peu à peu les logiques de compétition, d’obéissance et de distinction » (p 65).
On peut observer aujourd’hui un mouvement en faveur d’une redéfinition des finalités et des modes de fondement des organisations. « Comment travailler ensemble à l’heure du numérique et des réseaux sociaux ? Comment construire une organisation qui prend corps, dure et a de l’influence sans reproduire les formes de hiérarchies formelles et informelles ? » Antonin Léonard et Asmaa Guedira peuvent se poser ces questions à partir de l’exemple de OuiShare qui est parvenu à s’inscrire dans cette nouvelle dynamique. Il y a bien un mouvement de fond. « Le numérique a rendu possible cette évolution en stimulant le travail en réseau par nature horizontal et a accéléré le basculement vers de nouvelles formes d’organisation en faisant émerger une culture plus collaborative qui s’accommode mal de la hiérarchie et du management autoritaire issus de l’ère industrielle. La baisse des coûts d’auto-organisation et de transaction permise par des outils gratuits ou très peu onéreux joue également un rôle majeur. Autonomie, développement des compétences, définition d’un sens, impact, appartenance, autant de besoins intrinsèques, sources de motivation du travail » (p 68).
Dans tous les domaines, on découvre l’impact révolutionnaire du numérique (7). Et dans le même mouvement, on observe également une transformation dans les attitudes relationnelles (8). Flore Berlinger nous présente le champ en expansion et déjà très vaste « des solutions communes en pair à pair ». Et comme dans les autres chapitres de ce livre, il y a là une description de nombreuses innovations qui changent la donne (9). « Au delà de caractéristiques spécifiques (ouverture, distribution, horizontalité etc), les initiatives évoquées ont pour point fort de s’inscrire dans le long terme. Il s’agit de changer de pratiques, voire de modes de vie, pour répondre aux contraintes économiques et écologiques de notre époque. Elles ont un effet d’entraînement…. en nous appelant à chercher toujours de « nouvelles solutions, locales et reproductibles » (p 99).
« La transition vers la production distribuée a commencé » affirment les auteurs du dernier chapitre : Edwin Mootoosamy et Benjamin Tincq. « La réappropriation des moyens de production et la sortie d’une logique consumériste sont le deux constantes des réflexions menées pour dépasser » un modèle «économique productiviste. Mais, « un modèle alternatif, concret et généralisable, ne s’est pas encore dégagé ». La transformation numérique pourrait bien être l’un des facteurs clefs d’une telle alternative. Pour la première fois, des personnes du monde entier coordonnent leurs contributions au sein de communautés en ligne et locales. Si les promesses sont importantes, force est de constater que l’incertitude reste entière. Le mouvement des « makers » parviendra-t-il à répondre aux enjeux sociaux et écologiques nés de la production de masse ? Les nouveaux modes de production resteront-ils l’apanage de quelques « happy few » ou seront-ils massivement adoptés par le grand public, voire par les industriels ? Et, si oui, à quelles fins ? » (p 104-105). Les auteurs font le point sur les innovations en cours. Ils s’interrogent sur la portée de la transformation actuelle. « Au delà de l’implication des acteurs traditionnels, la maîtrise sociale de la fabrication distribuée devra d’abord passer par la pédagogie et la sensibilisation du plus grand nombre, afin qu’elle soit réellement un levier d’émancipation et de transition écologique, économique et démocratique » (p 118).
Ce livre n’est pas seulement une bonne introduction aux changements en cours à même de favoriser le développement d’une société collaborative. Il est aussi l’expression d’acteurs engagés dans des pratiques économiques innovantes et rassemblés dans l’association OuiShare. Il allie ainsi une expérience, un savoir, une vision. Dans un temps où la morosité, l’inquiétude, le ressenti d’une impasse sont répandus, ce livre participe à la mise en évidence des émergences positives et contribue par là à baliser un chemin et à ouvrir une voie où l’on puisse avancer dans une espérance concrète.
J H
(1) Filippova (Diana) dir. Société collaborative. La fin des hiérarchies. OuiShare, 2015
(2) « Un mouvement émergent pour le partage, la collaboration et l’ouverture : OuiShare, communauté leader dans le champ de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1866
(3) Sur ce blog : l’économie collaborative : un courant porteur d’avenir : « Une révolution de l’être ensemble » : « Vive la co-révolution ! Pour une société collaborative » (Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot ) : https://vivreetesperer.com/?p=1394 « Pour une société collaborative ! Un avenir pour l’humanité dans l’inspiration de l’Esprit » : https://vivreetesperer.com/?p=1534 « Anne-Sophie Novel : militante écologiste et pionnière de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1975
(4) Site de OuiShare : « Welcome to the collaborative Society. OuiShare est une communauté internationale habilitant les citoyens à élaborer une société basée sur la collaboration, l’ouverture et le partage » : http://ouishare.net/fr
(5) Nous nous accordons avec Arthur de Grave sur les conséquences fâcheuses du « pessimisme anthropologique ». Cependant, il remonte loin dans le temps , et, pour faire face à cet héritage, une recherche historique, sociologique, philosophique et théologique est nécessaire. Sur ce blog : « La bonté humaine. Est-ce possible ? La recherche et l’engagement de Jacques Lecomte » : https://vivreetesperer.com/?p=674 A propos du livre de Lytta Basset : « Oser la bienveillance » : https://vivreetesperer.com/?p=1842
(6) « Une révolution en éducation. L’impact d’internet pour un nouveau paradigme en éducation » : https://vivreetesperer.com/?p=1565 « Et si nous éduquions nos enfants à la joie ? Pour un printemps de l’éducation ! » : https://vivreetesperer.com/?p=1872
(7) « L’ère numérique. Gilles Babinet, un guide pour entrer dans ce nouveau monde » : https://vivreetesperer.com/?p=1812
(8) « Appel à la fraternité. Pour un nouveau vivre ensemble » : https://vivreetesperer.com/?p=2086 « Vers une civilisation de l’empathie. A propos du livre de Jérémie Rifkin : « Une nouvelle conscience pour un monde en crise » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux Si on peut constater des évolutions en profondeur quant aux modes de relation, on observe aussi en France un héritage de défiance : « Promouvoir la confiance dans une société de défiance. Les pistes ouvertes par Yann Algan » https://vivreetesperer.com/?p=1306
(9) « BlaBlaCar : un nouveau mode de vie » : https://vivreetesperer.com/?p=1999
par jean | Fév 15, 2018 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation
Selon Eric et Sophie Vinson
Vaincre une oppression à travers une action non-violente, est-ce possible ? Comment une telle lutte peut-elle l’emporter face à un grand pouvoir ? Lorsqu’on visite l’histoire du XXé siècle, on y rencontre de grands malheurs, mais aussi de grands mouvements de libération, qui ont remporté la victoire sans recourir à la violence. De grandes figures jalonnent ce parcours : Gandhi, Mandela, Martin Luther King (1). Sur un registre plus discret, d’autres mouvements ont œuvré pour la paix et la réconciliation à travers des rencontres bienveillantes. Ce fut le cas du Réarmement moral suscité par Frank Buchman, qui, après la seconde guerre mondiale a agi en faveur de la réconciliation franco-allemande et pour une transition pacifique vers l’indépendance dans certains pays d’Afrique (2). Aujourd’hui, l’aspiration à résoudre pacifiquement les conflits se poursuit. Ainsi se développe actuellement une approche de « Communication non- violente » (CNV), telle qu’elle a été conçue par un pionnier, Marshall Rosenberg (3). Cette approche peut s’appliquer dans diverses situations. Aujourd’hui, on prend conscience que « La paix, ça s’apprend », comme nous y invite un livre récent de Thomas d’Ansembourg (4).
Face à la violence, ce qui compte en premier, c’est un état d’esprit : un choix de paix, une volonté de bienveillance. Cette disposition est source de courage, de patience et de créativité. Elle transforme les relations. Gandhi et Mandela se rejoignent dans l’histoire par la manière dont ils ont remporté la victoire sur des forces d’oppression. Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson ont consacré un livre à cette dynamique de paix : « Mandela et Gandhi. La sagesse peut-elle changer le monde ? » (5). Effectivement, ces deux hommes, aujourd’hui célèbres, ne sont pas sans rapport. En effet, si l’engagement de Gandhi est chronologiquement antérieur à celui de Mandela, il y a entre eux une forte interconnexion à travers un champ commun : l’Afrique australe, un adversaire semblable : l’impérialisme colonial occidental, des modes d’action comparables : le primat de la non-violence avec une part d’inspiration chrétienne. Voici deux personnalités qui ont marqué le XXè siècle dans des séquences historiques différentes.
Itinéraires
Rappelons brièvement les itinéraires.
Gandhi demeure aujourd’hui encore une source d’inspiration. Car s’il s’inscrit dans un univers culturel spécifique, il anticipe également à travers une conscience de la non-violence et de l’écologie. Sa culture s’enracine dans un entre-deux entre l’Inde et l’Angleterre à la fin du XIXè siècle. Et lorsqu’il rejoint la communauté indienne de l’Afrique Australe, il y découvre la sujétion à laquelle cette communauté est soumise par le pouvoir local. A partir de 1906, à travers sa profession d’avocat, il s’engage dans des campagnes de « désobéissance civile » contre les discriminations. De retour en Inde à partir de 1915, son action pour libérer le pays du pouvoir colonial va se dérouler pendant plusieurs décennies jusqu’aux années de l’après-guerre où l’indépendance l’emporte et où Gandhi est assassiné en 1948. Et pendant toutes ces années, Gandhi a mené la lutte en conjuguant plusieurs orientations : spirituelles, sociales, politiques et écologiques.
Né en 1918, Nelson Mandela grandit dans l’ambiance très libre d’une communauté rurale africaine. Lorsqu’il arrive en ville, il achève ses études d’avocat et commence à participer à la lutte contre l’apartheid menée par le Congrès national africain (ANC). Il prend une place grandissante dans ce combat et, en 1962, il est condamné à un emprisonnement de longue durée. Il va ainsi resté prisonnier pendant 27 ans, d’abord au pénitencier de Robben Island, puis bien plus tard, dans une condition plus libérale, jusqu’à sa libération en 1990. Dans sa négociation avec le pouvoir dominant, il parvient à imposer la fin de l’apartheid et à initier un processus politique non- violent à travers lequel, en 1994, il accède à la présidence par des élections démocratiques. Comme président, il va assurer la transition démocratique jusqu’en 1999. Les auteurs du livre écrivent à ce sujet : « C’est un immense et incomparable changement. Multiséculaire, le régime fondé sur la discrimination raciale a donc pris fin, avec sa version la plus achevée : l’apartheid en place depuis 45 ans. Pas à pas, ce dernier va être remplacé par une démocratie représentative, égalitaire en droits. Le tout sans une guerre civile totale » (p 171) .
Ces notations très schématiques sur l’itinéraire de ces deux grandes personnalités, des géants de l’histoire, vont nous permettre d’aborder maintenant les caractéristiques de l’action non-violente et une initiative de réconciliation sans égale : la Commission Vérité et Réconciliation organisée sous l’impulsion de l’archevêque Desmond Tutu. Au passage nous observerons les ressources spirituelles, morales et intellectuelles qui ont permis la victoire de cette action non-violente.
Une lutte non-violente
Dans la lutte menée contre la domination coloniale, Gandhi et Mandela ont mis en œuvre une action non-violente.
Gandhi a ouvert la voie. Pourquoi et comment Gandhi a-t-il choisi ce mode d’action ? Ce livre nous explique son cheminement. C’est tout d’abord une attitude d’inspiration spirituelle qui s’est développée dans son milieu familial et culturel. « C’est dans son cadre domestique que Gandhi est sensibilisé à la notion centrale dans le jaïnisme, d’ « ahima » qui revient à « ne léser aucune vie », signifiant littéralement « non-nuisance » en sanskrit. Ce terme essentiel chez Gandhi, est le plus souvent rendu dans les langues occidentales par le terme de « non-violence ». Norme éthique et spirituelle, ce principe caractérise la voie mystique et ascétique, née du sous-continent indien… ». D’action en réaction, « la violence conduit à la souffrance de tous ». « La non-nuisance, et à fortiori l’altruisme aimant et compatissant permettent de rompre un cercle vicieux pour conduire à terme tous les êtres à la sagesse et au bonheur » (p 34). C’est dans cet état d’esprit : « un idéal de maitrise de soi bienveillante » qu’en 1888, Gandhi quitte sa patrie pour venir à Londres étudier le droit. Et, dans cette capitale-monde, il va poursuivre son cheminement spirituel dans la rencontre de différents courants religieux et philosophiques occidentaux, mais aussi orientaux. Ainsi raconte-t-il que le « Sermon sur la Montagne » lui alla droit au cœur. « Et moi, je vous dis de ne pas résister à celui qui vous maltraite… ». Ma jeune intelligence s’efforça d’unir dans un même enseignement la Gitâ, la Lumière de l’Asie et le Sermon sur la Montagne » ( p 47). Et lorsque, avocat diplômé, il rejoint l’Afrique du Sud, en 1893, il va poursuivre ses lectures et trouver une inspiration chez des auteurs comme H.D. Thoreau, Ruskin et Tolstoï.
En Afrique du Sud, Gandhi subit quelques expériences humiliantes de discrimination. Cependant, la communauté indienne est prospère et ce n’est qu’au début du XXè siècle qu’elle se trouve menacée. En 1906, face à un projet de discrimination des asiatiques, Gandhi s’engage dans une action non-violente. Cette lutte va se poursuivre dans les années suivantes : marches de protestation, emprisonnements. Gandhi exprime cette désobéissance civile dans un terme indien : « satyagraha » : « idée de fermeté-vérité », de « force de la vérité ». Les auteurs notent la capacité de Gandhi de négocier en accordant une confiance qui a été parfois trahie . « Un satyagrahi » n’a jamais peur de faire confiance à son adversaire… au nom de la confiance implicite dans la nature humaine qui fait partie de sa philosophie…Une logique comparable à celle de Mandela toujours soucieux de maintenir ou de rétablir un lien d’humanité, par delà les antagonismes politiques (p 98). De retour en Inde en 1915, Gandhi, accueilli en héro et baptisé Mahatma (la grande âme) s’engage sur plusieurs fronts : « Parallèlement aux actions non-violentes, il met en œuvre de multiples leviers économiques, éducatifs, sanitaires, culturels, permettant aux personnes et communautés de véritablement rompre à long terme avec un système injuste » (p 103).
Le leadership de Gandhi dans les campagnes d’action non-violente menées par la communauté indiennes au début du XXè siècle en Afrique du Sud a exercé une grande influence à long terme et ce mode d’action a été repris par le Congrès National Africain et par Mandela après la seconde guerre mondiale dans la lutte contre l’apartheid institué en 1948.
Mandela a grandi en liberté dans un milieu rural inspiré par une spiritualité traditionnelle et par une foi chrétienne méthodiste. Puis il rejoint Johannesburg, la grande ville, en 1941 et ses études débouchent sur une profession d’avocat. Ses lectures sont variées et incluent des oeuvres marxistes. Son engagement dans la lutte menée par le Congrès National Africain (ANC) contre l’apartheid est de plus en plus marqué. Cette action s’exerce dans une pratique non violente telle qu’elle a été inaugurée par Gandhi dans ce pays et qu’elle a continué ensuite à inspirer l’organisation africaine. En 1952, une vaste mobilisation défiant le gouvernement emprunte ce mode d’action. Mandela expérimente pour la première fois la répression et l’incarcération. « Il subit la brutalité des gardiens, mais goute aussi la camaraderie des codétenus. Alors que nous allions en prison, les voix des volontaires qui chantaient : « Nkosi sikelel iAfrika » (« Dieu bénisse l’Afrique ») faisaient vibrer les camions » (p 107). Mandela sort transformé de la campagne de 1952. « Elle m’avait libéré de tout sentiment de doute ou d’infériorité que je pouvais avoir… » (p 107).
Au début des années 60, dans un climat de grande tension, un débat s’ouvre où Mandela en vient à préconiser la création d’une branche militaire au sein de l’ANC. Il s’en explique par la suite en ces termes : « j’ai suivi la stratégie Gandhienne autant que j’ai pu, mais notre lutte arrive à un point où la force brutale de l’oppresseur ne pouvait plus être contrée par la seule résistance passive. Nous avons donc fondé une branche militaire. Mais, même alors, nous avons choisi le sabotage parce qu’il n’impliquait pas mort d’homme, et que cela ménageait le meilleur espoir pour les relations raciales à venir » (p 124). Mais très vite, il est arrêté à la fin de1962. Il est condamné à la prison à perpétuité. Il va rester en détention plus de 27 ans. Dès le début, il décide de résister et d’imposer le respect à ses surveillants. C’est une résistance non violente qui prend des formes multiples. Ses armes sont d’abord le droit. La fraternité, l’étude, l’autodiscipline s’inscrivent dans cette voie militante. Pour Mandela, cette détention est aussi une expérience intérieure. Et, « capitaine de son âme », Mandela va aussi le rester intellectuellement en lisant et en apprenant (p 131). Cependant, au fil des années, ses rapports avec l’administration pénitentiaire vont évoluer. Ce livre nous décrit l’influence d’une attitude non violente par rapport aux gardiens et l’évolution intérieure de Mandela. « La métamorphose du prisonnier Mandela a permis une humanisation contagieuse dont il a ensuite bénéficié. Il a lâché prise, s’est apaisé, a puisé au plus profond et s’est renforcé jusqu’à pouvoir s’ouvrir à ses ennemis dont il partageait alors la vie. Et les regarder avec compassion, ce qui a déclenché en eux… un processus mimétique. Devenu plus attentif à son humanité, à son intériorité, en les cultivant, il a modifié ses qualités de présence et de relation, et, à long terme, cela a fait la différence comme si les autres cœurs environnants s’étaient mis peu à peu au diapason » (p 152).
Réconciliation, justice, réparation, pacification
La Commission Vérité et Réconciliation
A travers une lutte non violente, Gandhi et Mandela sont parvenus à obtenir la libération de peuples opprimés. Sous la direction de Mandela, l’Afrique du Sud a également évité les affres de la guerre civile. Cependant, issu des souffrances du passé, un mal intérieur profond demeurait. « La politique d’apartheid a créé une blessure profonde dans mon pays et dans mon peuple. Il nous faudra des années et peut-être des générations pour guérir de ce mal terrible » écrit Mandela à la fin de ses mémoires ( p 177). Ici encore Mandela va jouer un rôle décisif : dépasser l’alternative tragique du maitre et de l’esclave théorisée par Hegel, selon le commentaire des auteurs du livre. C’est un humanisme spirituel. Barack Obama l’a souligné : Mandela « comprenait les liens qui unissent l’esprit humain… « l’ubuntu » incarne son plus grand don : celui d’avoir reconnu que nous sommes tous unis par des liens invisibles, que l’humanité repose sur un même fondement, que nous nous réalisons en donnant de nous-mêmes aux autres. Non seulement, il incarnait l’ubuntu, mais il avait aussi appris à des millions d’autres à découvrir cette vérité en eux. Il fallut un homme comme Mandela pour libérer non seulement le prisonnier, mais aussi le geôlier » ( p 178).
Dans ce contexte, une innovation va apparaître : la création de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) sous l’impulsion de l’archevêque anglican Desmond Tutu. C’est la mise en œuvre d’un processus de réconciliation et de guérison collective. Dans un contexte de médiation, puissamment porté par une dimension spirituelle et religieuse d’inspiration chrétienne, une expression concrète des victimes et des bourreaux va pouvoir advenir. « Les victimes sud-africaines pourront dire à haute voix les coups reçus, les peines vécues, et les bourreaux d’hier, le mal qu’ils ont fait, en tant qu’agents institutionnels du régime » (p 184). « La commission recueille les récits des forfaits subis entre 1960 et 1994 dans le cadre de l’apartheid et elle écoute leurs auteurs (perpetrators) sur la base du volontariat. De quoi établir la vérité des faits en permettant à ceux qui les ont perpétrés d’avouer publiquement pour les aider à se libérer de leur culpabilité » (p 185), cette confession pouvant déboucher sur une amnistie. Le processus va effectivement assainir le climat. « L’amnistie publique accordée d’un commun accord… et la « réconciliation » refondent l’Afrique du Sud d’après l’apartheid, constate le spécialiste du pays, PJ Salazar » (p 188).
Cette innovation spécifique est aussi un exemple pour l’humanité d’aujourd’hui. Dans un certain contexte, une forme de réparation, une réconciliation peut advenir dans un processus social de médiation. Les auteurs du livre ont une formule heureuse pour caractériser les fruits de ce processus : « C’est la refondation éthico-spirituelle d’une nation » (p 188). Ils nous aident également à en comprendre les ressorts.
La composante chrétienne, et plus généralement religieuse, de ce processus est évidente. Elle se manifeste notamment à travers le rôle majeur joué par Desmond Tutu, un pasteur-prêtre anglican, engagé de longue date, dans la lutte non violente contre l’apartheid et dans une vision spirituelle imprégnée d’œcuménisme et de dialogue interreligieux. Ainsi, au cours de l’histoire, si la religion a pu être un outil de domination suscitant le rejet, elle a été et elle est également une force de libération.
Un des fruits de ce processus est aussi l’éclosion d’une « justice réparative ». « Cette forme de justice cherche à mobiliser tous et chacun, dans la quête de solutions pragmatiques permettant la réponse d’une vie commune apaisée… Elle résulte d’une combinaison de droit et de politique, de droit et d’anthropologie, de droit et de psychologie » explique le magistrat Garapon (p 191).
Ainsi, l’œuvre de la Commission Vérité et Réconciliation se situe à un confluent. Différents apports s’y croisent et s’y enrichissent mutuellement et des fruits diversifiés en résultent. En cette terre africaine, la sagesse locale de l’ubuntu, c’est la reconnaissance de l’interdépendance entre les hommes qui s’inscrit dans une transcendance. C’est une approche dans laquelle Mandela et Gandhi se rejoignent et que Desmond Tutu a pu exprimer en termes théologiques. C’est bien là aussi un apport à toute l’humanité.
Ainsi ce livre d’Eric et de Sophie Vinson se révèle une précieuse contribution. Il nous éclaire sur un aspect significatif de l’histoire du XXè siècle, un registre de lumière en regard des ravages engendrés par des idéologies totalitaires. Il nous montre le caractère réaliste d’une approche encore souvent méconnue : la non violence. Cette approche exigeante requiert une inspiration qui s’appuie sur des ressources spirituelles, religieuses, philosophiques. A travers une analyse historique fortement documentée, ce livre nous en fait part. Enfin cet ouvrage nous permet d’apprécier le rôle des personnalités ; la part des hommes dans l’histoire. Le leadership de Gandhi et de Mandela a permis à des peuples entiers d’accéder à une libération et d’échapper à des grands malheurs. En croisant les itinéraires de ces deux leaders, les auteurs nous permettent de mieux comprendre les ressorts de leur action. Et ils nous introduisent dans la dimension spirituelle de la politique. « Chacun à leur façon, Gandhi et Mandela manifestent une certaine manière de vivre et de faire de la politique. Ils s’imposent comme des figures singulières, en ce qu’ils connectent le débat démocratique avec une autre dimension de l’existence à la fois personnelle, universelle et transcendante ». ( p 249) (6). « D’autres figures historiques se sont inscrites dans cette démarche et forment une même famille, celle des démocrates spirituels, qui articulent démocratie et intériorité, intime et collectif, tradition et modernité. Ces hommes mobilisent le champ sémantique et pratique du spirituel » (p 250). Voici un livre qui appelle une large audience.
J H
(1) Sur ce blog : « la vision mobilisatrice de Martin Luther King « I have a dream » : https://vivreetesperer.com/?p=1493
(2) La riche histoire du Réarmement moral et de son fondateur Frank Buchman est relatée sur la « free wikipedia ». C’est l’appel au changement personnel pour contribuer au changement du monde. En 2001, le mouvement prend un nouveau nom : « Initiatives et changement » : https://en.wikipedia.org/wiki/Moral_Re-Armament Acteur d’Initiatives et changement, Frédéric Chavanne œuvre pour la réconciliation des peuples, notamment dans la relation France-Maghreb. Sur ce blog : « Construire une société ou chacun se sentira reconnu et aura sa place » : https://vivreetesperer.com/?p=1240
(3) Présentation de la Communication non violente par Marshall Rosenberg en trois vidéos : https://www.youtube.com/watch?v=f99Xvp3yFPg
(4) « Une bonne nouvelle : la paix, ça s’apprend » : Présentation du livre de Thomas d’Ansembourg et de David Reybroucq : La paix, ça s’apprend. Guérir de la violence et du terrorisme. https://vivreetesperer.com/?p=2596
(5) Eric Vinson. Sophie Viguier-Vinson. Mandela et Gandhi. La sagesse peut-elle changer le monde ? Albin Michel, 2018 Voir aussi une présentation sur le site de Témoins : http://www.temoins.com/mandela-gandhi-sagesse-changer-monde/
(6) Ce rapprochement entre Mandela et Gandhi apparaît à bien des gens sensibilisés à leur engagement. Des vidéos sur You Tube en témoignent. En 2017, aux Pays-Bas, une exposition : « We have a dream » a réuni Martin Luther King, Mandela et Gandhi : https://www.youtube.com/watch?v=48AzHI9_wrk
par jean | Mar 2, 2012 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Société et culture en mouvement, Vision et sens |
Avons-nous tendance à nous installer dans un groupe en ignorant ou en rejetant ceux qui sont à l’extérieur ? Sommes-nous enclins à catégoriser les gens en termes contraires jusqu’à la position extrême : les bons et les méchants ? Ou bien, à l’inverse, sommes-nous disposés à la bienveillance vis à vis de ceux qui nous entourent en reconnaissant la diversité des comportements. Notre attitude dans la vie sociale dépend évidemment de nos mouvements intérieurs qui s’inscrivent dans les dimensions psychologique et spirituelle de notre être. Comment gérons-nous l’agressivité et l’angoisse ? Y a-t-il en nous un courant de vie positive qui s’exprime dans l’empathie et la sympathie ?
Cependant, quelque soit notre attitude personnelle, nous sommes confrontés au climat des groupes sociaux dans lesquels nous vivons. Cette ambiance exerce sur nous une influence dont nous avons plus ou moins conscience et face à laquelle nous ne sommes pas toujours en mesure d’opposer une réflexion critique ? Et pourtant, lorsqu’on y réfléchit, la manière de vivre dans un groupe en opposant plus ou moins consciemment les gens qui sont dedans à ceux qui sont dehors, en termes positifs pour les uns, négatifs pour les autres, est beaucoup plus répandue qu’on ne l’imagine.
L’exclusion : une question sociale très actuelle .
Les historiens nous décrivent le mépris orgueilleux affichés par la classe dominante vis à vis des pauvres et des exclus dans différents contextes de notre passé. Le livre de Guillaume Le Blanc : « Que faire de notre vulnérabilité ? » (1) nous montre combien le phénomène de l’exclusion est encore très présent aujourd’hui en décrivant et analysant les processus correspondants. « Aujourd’hui nombreux sont ceux qui ont le sentiment d’être exclus, d’être rejetés du mauvais côté de la frontière. Nombreux sont ceux également qui redoutent de l’être… La crainte de l’exclusion ne porte pas seulement sur ce qu’elle entraîne dans les conditions d’existence, mais aussi sur une perte d’humanité… Dans l’effroi de l’exclusion, le sentiment même d’une communauté des vies humaines est potentiellement annulé.. . Exclure ne revient pas seulement, de ce fait, à tracer une ligne entre dedans et dehors, mais à contester le caractère pleinement humain de celles et ceux qui sont perçus, à tort ou à raison, comme étant dehors » (p 26-27). Une frontière est érigée. « L’exclusion précipite l’exclus au delà de la frontière et crée un fossé entre celles et ceux qui sont dedans et celles et ceux qui sont dehors » ( p 26). Si, comme « sujets travailleurs, raisonnables, citoyens, cherchant, dans le centre de nos ville, plaisir de vie », nous nous protégeons par un sentiment de supériorité vis à vis des exclus, le remède n’et-il pas dans une conception de l’homme qui accepte de reconnaître sa propre vulnérabilité. « Contre la suffisance d’une communauté qui se proclame invulnérable, l’accueil de l’exclu fait advenir une autre humanité, vulnérable tout autant qu’imprévisible » (p.211).
Hors de l’Eglise, point de salut… !?
Dedans. Dehors. Un autre exemple se présente à nous. Il est emprunté au domaine religieux.
Au long des siècles, l’Eglise a été le berceau d’œuvres charitables. Mais il y a aussi la mémoire d’une puissance qui imposait sa loi. Un historien, Jean Delumeau, nous rapporte la présence d’une culture de la peur fondée sur la menace de l’enfer, une exclusion éternelle. Certes, on doit éviter de généraliser et de caricaturer, mais il y a bien eu des théologiens qui ont transposé la violence de leur époque, violence du pouvoir et violence des mœurs, dans leur conception de Dieu et de la destinée humaine (2). On se rappelle l’adage : « Hors de l’Eglise, point de salut ». Bien sûr, les mentalités ont considérablement évolué, mais la croyance en une division entre « sauvés et perdus » persiste encore dans certains cercles chrétiens. Là ou elle est latente, les non croyants ne sont pas perçus comme des personnes à part entière où l’Esprit est à l’œuvre, mais, plus ou moins, comme des gens à convertir. Alors l’Eglise se vit en terme de dedans par rapport au dehors. Quelle différence avec l’attitude de Jésus qui s’en va à la rencontre des « pécheurs et des publicains ».
Jésus en lutte contre les forces d’exclusion
Jürgen Moltmann nous aide à sortir d’une catégorisation qui engendre l’exclusion. Théologien, il rejoint l’analyse du philosophe, Guillaume Le Blanc, lorsqu’il écrit dans un livre : « Jésus, le messie de Dieu » (3) : « Dans toute les sociétés, il existe les catégories alpha qui déterminent ce qui doit être considéré comme bon et ce qui doit être considéré comme mauvais. Et il existe les catégories oméga dont la bonne société doit se démarquer parce qu’elle représente ce qui est mal . Lorsque cette dualité conduit à la formation de classes commence alors une lutte sans pitié des « bons » contre les « mauvais ». (p166) Dans les récits des Evangiles, le concept de pécheur a une signification sociale comme le montrent les couples de concepts : bien portants-malades, justes-pécheurs, pharisiens-publicains ». De fait, les pécheurs sont des juifs qui ne sont pas en mesure d’observer la Torah.
Or Jésus déclare qu’il est venu appeler non pas des justes, mais des pécheurs (Marc 2.17). « En entrant dans la compagnie des pécheurs et des publicains, Jésus s’engage dans un conflit social à connotation religieuse qui creuse un abîme entre justes et injustes, entre bons et mauvais… Les justes revendiquent pour eux-mêmes la justice de Dieu et imposent socialement leur système de valeurs. De même que la « possession de la richesse » fait que les pauvres restent pauvres, de même, la « possession du bien » creuse le fossé entre les bons et les mauvais, et fait que les mauvais restent mauvais ».
Jésus prend parti en faveur des discriminés. « En faisant cela personnellement, il leur révèle, à eux et à ceux qui les oppriment, la justice messianique de Dieu qui, par le droit de la grâce, rend juste ceux qui sont injustes, bons ceux qui sont mauvais et beaux ceux qui sont laids. Il s’agit là d’une attaque en règle contre la morale religieuse et bourgeoise ».
Jésus va à la rencontre des exclus, partage la table des pécheurs et des publicains. « Jésus anticipe le festin des justes dans le royaume de Dieu et fait ainsi lui même la démonstration de ce que signifient l’accueil par le Dieu de miséricorde et le pardon des péchés. Etre invité au grand festin du Royaume de Dieu… Jésus célèbre le repas des temps messianiques avec les discriminés de son temps. S’il est le Fils de Dieu messianique, il représente ainsi le comportement de Dieu lui-même » (p166).
L’attitude à laquelle Jésus nous invite dans les Béatitudes (Matthieu 5.1-11) va dans le même sens. Il s’adresse à un peuple divers confronté à de nombreuses difficultés. Il aide chacun à reconnaître ses vulnérabilités, mais aussi les dons qu’il a reçus. Il répand un courant de vie.
Pour une commune humanité, accepter nos vulnérabilités
Dedans. Dehors. Nous sommes fréquemment confrontés en nous même et dans les groupes sociaux où nous vivons à des tentations de repli, à des attitudes d’exclusion. Nous observons les mêmes tendances à une échelle plus vaste dans le champ politique. C’est le cas, par exemple, dans la manière de considérer les étrangers .
En regard, l’Evangile nous apporte un souffle d’universalité. C’est la source d’une dimension fraternelle.
En analysant les processus d’exclusion et les dispositions d’esprit qui les favorisent, Guillaume Le Blanc apporte une compréhension qui est aussi un horizon de vie et d’action : « L’angoisse d’être exclus, la hantise d’être débarqué, la peur de tomber, n’ont jamais imprimé aussi fortement nos vies. D’où vient ce sentiment de vulnérabilité et que peut-on en faire ? Au moment même où il semble nous priver de tout pouvoir, il nous faut reconnaître notre commune fragilité et l’irréductible humanité de ceux qui ont déjà été rejetés » (en couverture). Et il nous invite à un nouveau regard : « C’est seulement en reconnaissant que nous sommes vulnérables que nous pourrons affronter l’exclusion et la comprendre malgré tout comme une possibilité humaine et aussi comme une possibilité de vie humaine « (p22).
Il y a bien des exemples où cet esprit est à l’œuvre. C’est le cas par exemple dans les « communautés de l’Arche », mais aussi dans de nombreuses associations. Dans un livre récent : « le grain de sable et la perle », Laurent de Cherisey, bien connu pour l’œuvre remarquable qu’il a accompli pour faire connaître des pionniers du développement social et environnemental à travers le monde, « les passeurs d’espoir », nous raconte comment, à partir d’un accident intervenu dans sa famille, il a été amené à s’engager dans la réalisation d’un lieu de vie pour accueillir des handicapés à la suite d’un traumatisme cranien. Son témoignage rejoint la réflexion de Guillaume Le Blanc : « Les personnes handicapées m’on fait le merveilleux cadeau de découvrir que nos fragilités ne sont pas un mal honteux à dissimuler, mais des opportunités de fécondité. Dans l’alliance de nos vulnérabilités se tissent les liens de fraternité les plus solides. La force de notre société dépend de leur qualité » (p145).
Des questions à se poser
En quoi cette réflexion peut-elle nous concerner personnellement ? Je suis attristé lorsque j’approche un milieu dont je sens qu’il est plus ou moins fermé vis à vis du monde extérieur. Je ressens la violence des attitudes d’exclusion. Quelle perte par rapport au potentiel qu’engendre l’ouverture ! Et puis, dans certaines circonstances, comme une moindre forme physique, un temps de maladie, l’impact d’un deuil, je puis ressentir l’indifférence de certains comme pouvant entraîner mon exclusion de certains circuits. Pour une part, nous avons l’habitude de communiquer dans une expression de nos capacités. On peut appréhender le devenir de cette communication si ces capacités se trouvent quelque part limitées. Des relations équilibrées impliquent le partage non seulement des produits de notre créativité, mais aussi une expression partagée de nos manques et de nos besoins. Les Béatitudes exprimées par Jésus : bienheureux les pauvres, bienheureux les doux, bienheureux ceux qui suscitent la paix décrivent un style de communication qui s’opposent à la violence de ceux qui se croient forts et permettent à leur agressivité de se manifester en terme d’exclusion. Elles impliquent une reconnaissance de nos manques. Lorsque Guillaume le Blanc nous invite à accepter nos vulnérabilités , de fait à nous accepter tel que nous sommes avec nos dons et nos manques, il nous montre les incidences de cette attitude non seulement pour nous même, mais pour la vie sociale. C’est ainsi que se manifeste une vraie humanité. Voilà de bonnes questions à nous poser. Parlons en !
JH
(1) Le Blanc (Guillaume). Que faire de notre vulnérabilité ? Bayard, 2011. Guillaume Le Blanc est professeur de philosophie à l’université de Bordeaux III Il est notamment l’auteur de « Dedans, dehors. La condition d’étranger (Seuil). Nous avons découvert ce livre à travers un commentaire de Ségolène Royal.
(2) A travers son œuvre, le théologien Jürgen Moltmann nous aide à comprendre comment les conditions du pouvoir et l’état des mentalités ont influencé les doctrines émises par certains théologiens menant ainsi à une pensée d’exclusion. Voir le blog sur la pensée de Moltmann : L’Esprit qui donne la vie. http://www.lespritquidonnelavie.com/
(3) Moltmann (Jürgen). Jésus, le messie de Dieu. Cerf,1993
(4) Cherisey (Laurent de). Le Grain de sable et la Perle. Quand les personnes handicapées nous redonnent le goût du bonheur. Presses de la Renaissance, 2011. Du même auteur : Passeurs d’espoir (2 vol.), 2005-2006. Recherche volontaire pour changer le monde, 2008. Laurent de Cherisey est cofondateur de l’association Simon de Cyrène.
par jean | Oct 2, 2019 | ARTICLES, Emergence écologique |
Tous mes enfants et petits-enfants ont participé à la marche pour le climat le vendredi 27 septembre, la majorité d’entre nous à Montréal, mais aussi à Sherbrooke, en Estrie. J’y étais avec ma femme, Alice. Malgré la solennité que provoque le sujet du climat, l’esprit qui régnait en était un de bonne humeur, de fraternité et de solidarité sous un soleil radieux. Voici quelques-unes de mes premières réflexions.
En tout premier lieu, il s’agit vraisemblablement de la plus grande manifestation dans l’histoire du Québec, et peut-être même du Canada. La foule étant estimée à 500 000, le huitième des citoyens du Grand Montréal y aurait participé ! La majorité des marcheurs étaient jeunes, mais il y eut aussi de nombreuses familles ainsi que des grands-parents soucieux de l’avenir laissez en héritage à leur descendance. C’est ici la source de l’espérance que ce mouvement international semble susciter, ici comme ailleurs dans le monde. Ce sont des jeunes qui, à l’instar de Greta Thunberg qui était présente avec nous, prennent conscience de la réalité troublante et précaire du monde et qui, sans attendre, cherchent à prendre en main et à se porter responsable pour la santé de la terre. Non seulement revendiquent-ils des changements auprès des gouvernements et des grandes entreprises, mais plusieurs assument de nouvelles disciplines personnelles en ce qui concerne leurs propres habitudes de consommation (notre plus jeune et sa petite famille ne remplisse qu’un pot en verre de déchets aux deux mois). Le plein potentiel de la créativité humaine n’est qu’à ses débuts pour ce qui est de la recherche scientifique et économique et de la mise en application par la volonté politique et entrepreneuriale de cette nouvelle génération.
En termes théologiques, l’image de Dieu au cœur de l’humanité se concrétise dans sa relation à la terre que Dieu a soumise à la gouvernance, l’intendance et l’administration des êtres humains (Gn 1,28). Les responsabilités transmises à l’Adam sont celles de cultiver et de garder le jardin (Gn 2,15), et de nommer les animaux qui y habite (Gn 2,20). Il lui est aussi défendu d’en abuser (Gn 2,17). La rédemption holistique (qui comprend toutes les relations possibles aux êtres humains : avec Dieu, avec soi, avec son prochain et avec la nature) et cosmique (la réconciliation universelle des cieux et de la terre) promue par Paul a aussi trait à la relation des hommes régénérés, les « fils de Dieu », avec la terre (Rm 8,19-23), sans parler de la vision apocalyptique de Jean qui se termine avec la promesse d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre (Ap 21-22). L’Église qui émerge aujourd’hui ne peut outrepasser la dimension écologique de son message. Elle doit chercher et trouver sa place et sa voix au sein de ce mouvement qui est aujourd’hui irréversible.
Le combat pour la planète est pourtant loin d’être gagné. Changer les mentalités et les comportements de la majorité de l’humanité est une énorme et presque irréalisable tâche. Sans la participation de la masse critique nécessaire d’êtres humains, de gouvernements et d’entreprises engagés dans une volonté commune de transformation du monde, nous courrons tous vers notre perte. Cette transformation se veut spirituelle, morale et pragmatique. Comme point de départ, je propose que nous renoncions tous à voir la vie comme une possession, mais plutôt comme ce qu’elle est vraiment, un don, autant par sa beauté que par sa bonté, qui nous a été légué. « Ce pourrait être le début d’une nouvelle façon de gouverner, d’une toute nouvelle économie, fondée sur la reconnaissance, le contentement, le partage et, encore mieux, le don de soi. Il est encore temps d’espérer. »
Pierre LeBel
Qui est Pierre LeBel ? Une interview de Pierre LeBel sur le site de Témoins (2012)
https://www.temoins.com/attentes-et-cheminements-pour-de-nouvelles-expressions-chretiennes-au-quebec-interview-de-pierre-lebel-coordinateur-de-jeunesse-en-mission-a-montreal/