Selon Bertrand Vergely

A plusieurs reprises, nous avons présenté sur ce blog des écrits de Bertrand Vergely (1). Bertrand Vergely, philosophe de culture et de conviction chrétienne orthodoxe, vient de publier un nouveau livre : « Voyage en haute connaissance. Philosophie de l’enseignement du Christ » (2). En page de couverture, ce livre est présenté dans les termes suivants : « Il existe aujourd’hui une crise morale et spirituelle très profonde en Occident, qui rend la vie fondamentalement absurde. L’absence de sens se traduit par une fuite dans les illusions et l’irresponsabilité. Bertrand Vergely propose une lecture stimulante et novatrice de l’enseignement christique qui nous montre comment naître à la vie spirituelle et grandir en conscience.

Quand la  religion sort des visions politiques et dogmatiques léguées par l’histoire, spiritualité et philosophie se rencontrent. Le Christ n’est pas un adepte du dolorisme, ni uniquement un missionnaire social, il révèle surtout que nous avons en nous une destinée et des potentialités inouïes qu’il s’agit de découvrir ! ».

Ce livre est foisonnant. Les points de vue, les ouvertures se succèdent autour de l’enseignement du Christ, lui-même inépuisable. On ne peut résumer un tel ouvrage et nous ne nous sentons pas en mesure d’en rendre compte. C’est une approche originale. Bertrand Vergely ouvre et renouvelle les angles de vue. Nous ne le suivons pas toujours. Souvent, il nous déconcerte et nous nous interrogeons sur ses propos. Mais lorsque nous sommes perplexes, cela nous appelle à réfléchir plus avant.

A travers son interprétation des textes, son herméneutique, son exégèse, Bertrand Vergely nous ouvre de nouveaux horizons. Dans ce « voyage en haute connaissance », les visions se succèdent. Le parcours se déroulent en quelques grandes parties : « I Naître. S’ouvrir à la connaissance. II Grandir. Rompre avec l’agitation. III Libérer. Sortir du dolorisme. IV Resplendir. Rentrer dans la vie divine.

L’auteur nous aide à encourager chacun de ces mouvements : naître, grandir, libérer, resplendir dans une meilleure compréhension et un immense émerveillement. Parce que nous constatons fréquemment un écart entre cette élévation et un repli en terme de culpabilité, en terme de complaisance et d’enfermement dans la souffrance, nous évoquerons ici la séquence : « Libérer. Sortir du dolorisme ».

L’auteur décline cette partie en six chapitres : Sortir de la culpabilité, sortir de la malédiction, sortir du mérite, sortir de la punition, sortir de l’ignorance, sortir de l’obscurité.

 

Sortir de la culpabilité

Issu de Saint Augustin, le dogme du péché originel a assombri le christianisme occidental pendant des siècles. Dans son livre : « Oser la bienveillance » (3), la théologienne Lytta Basset a mis en évidence le mal-être engendré par cette représentation pervertie de la nature humaine. Elle-même en a souffert pendant de nombreuses années. Elle a vécu au départ une hantise de la question de la culpabilité, de la faute et du péché. « Autre préoccupation qui appartient à la préhistoire de ce livre : Dans les déclarations publiques comme dans les accompagnements spirituels, je suis frappée par l’image négative que les gens ont d’eux-mêmes et des humains en général ». « Ma réflexion a donc eu pour point de départ mon propre malaise par rapport à la question du péché et à l’image désastreuse qu’elle nous avait donné de nous-mêmes ». Il y a dans ce livre un parcours particulièrement utile pour engager un processus de libération par rapport à des représentations qui emprisonnent et détruisent. A partir de cette perspective, Lytta Basset propose une vision nouvelle fondée sur son expérience de la relation humaine et sur sa lecture de l’Evangile.

Dans un autre contexte, l’historienne et théologienne américaine, Diana Butler Bass, a vécu, dans sa jeunesse, une emprise religieuse mortifère dont elle a pu s’échapper (4). Ainsi a-t-elle, à l’époque, fréquenté un séminaire où elle s’est sentie formatée dans une vision de plus en plus sombre de l’humanité. Les humains étaient considérés comme de misérables pécheurs. « Il y avait désormais un fossé entre la dépravation de l’humanité et la sainteté divine ». Le culte devenait un exercice « de réaffirmer le péché et d’implorer le pardon ». « Je m’effondrais dans l’obscurité, intellectuellement convaincue que l’humanité était mauvaise, tombée si bas qu’il ne restait plus rien de bien, entièrement dépendant d’un Dieu qui pouvait dans sa sagesse, choisir de sauver quelques-uns parmi lesquels je priais avec ferveur de figurer ». Par la suite, Diana, à travers des études historique, a pu déconstruire cette impérieuse « certitude théologique ».

Dans d’autres contextes encore, on pourrait évoquer une incessante auto-surveillance dans une délibération sur la qualification des péchés, entre péché mortel et péché véniel, dans la perspective de la confession. A l’époque, un livre était paru ave un titre significatif : « L’univers morbide de la faute ».

Bertrand Vergely décrit avec justesse l’univers socio-religieux dans lequel la culpabilité s’impose. « A l’origine, est-il dit, on trouve le Bien et le Mal. Le Bien est l’ordre voulu par Dieu, le Mal, ce qui s’oppose à cet ordre. Agir consiste à obéir au Bien. Lorsqu’on choisit le Bien et qu’on lui obéit, on va au paradis. Lorsqu’on choisi le mal, on va en enfer. Le Christ est venu faire triompher le Bien contre le Mal. En acceptant de souffrir et de mourir sur la croix, il a été et il est le modèle absolu de l’obéissance qu’il convient de suivre. Il a été le mérite même en montrant comment il faut mériter. Cette vision-là a beaucoup existé de par le passé. Elle existe encore, bien plus qu’on ne le pense » (p 164). Bertrand Vergely impute cette conception à une volonté de puissance de l’organisation. « Pour tout un christianisme, si l’on veut demeurer une réalité collective qui dure à travers le temps, il n’y a pas d’autre solution que d’organiser cette réalité de façon militaire en créant un ordre et l’obéissance à cet ordre… Pour des raisons politiques, le christianisme a été organisé sur la base d’un modèle à la fois militaire et méritocratique. Il continue de l’être. Modèle ambigu. En apparence, il respecte la foi et Dieu. En profondeur, il les évacue subtilement » (p 165).

En remontant à l’origine, à la Genèse, « tout est créé par le Verbe. Il s’agit là d’une rupture radicale avec toute culpabilité

Le Verbe est la divine intelligence qui rend toute chose lumineuse en la rendant parlante. Dieu créant tout par le Verbe, il y a là une nouvelle vertigineuse. Tout existe parce que tout est amené à l’existence par une divine information… Autre trait qui rompt ave la culpabilité : Dieu crée la terre et trouve cela bien. Dieu crée, mais le bien n’est pas donné au départ. Il résulte de la création qui apprend quelque chose à Dieu. Pour que le bien existe, il a fallu que la création ait lieu. Le bien étant ainsi création accomplie, on comprend le divin contentement… Un troisième élément vient confirmer cette vision très déculpabilisée. Dieu ne veut pas garder Dieu pour lui. Quand il crée l’homme, il le crée non seulement à son image, mais pour sa ressemblance avec lui. L’homme qui est créé par Dieu, est habité par le Verbe divin et l’information céleste qui lui permettent d’être ce qu’il est. Par cette information, il est appelé à informer le monde, l’humanité et l’existence… Cette vision dépourvue de toute honte est couronnée par l’état dans lequel sont l’homme et la femme. Nus, ils n’en ont pas honte. La nudité désigne l’état de connaissance absolue… » (p 167-168).

Bertrand Vergely ne voit également aucune culpabilité dans la chute de l’homme. « Quand il est raconté que l’homme, ayant le choix entre le bien et le mal, a choisi le mal en raison de sa volonté mauvaise, on invente, le récit de la chute montrant tout autre chose. Le récit, dit du péché originel, se trouve au chapitre 3 de la Genèse. Comme toute la Genèse, ce récit est un récit de libération. Il s’agit de comprendre la condition humaine. Tout vient de la connaissance. L’homme est invité à tout connaître, mais il importe de ne pas tout connaître avant l’heure. La connaissance est inséparable du temps de la connaissance  qui renvoie à l’assimilation intérieure… » (p 171). Que nous enseigne le récit de la chute ? « Avant tout, à l’origine, il n’y a nullement une volonté mauvaise, mais bien plutôt une perte de volonté. Qui n’est plus lui-même, rompt sa relation avec la divine connaissance, non parce qu’il est méchant et révolté, mais parce qu’il n’est plus capable de vouloir. Quand on se laisse capturer par la séduction, ne connaissant plus rien d’autre, on cesse de connaître ce que l’on aimait…(p 171-172). C’est un drame, mais « tout n’est pas perdu pour autant. Après la mise au point sur le péché de l’homme, à savoir son éloignement de Dieu », une autre réalité apparaît : « Quand on a mal agi, il est beau d’en avoir honte, d’être conduit à le dire. Commence alors le début d’un retournement intérieur conduisant à retrouver la connaissance perdue. La Genèse le signifie par l’homme et la femme qui se cachent quand ils entendent la voix de Dieu. La divine connaissance ne peut pas être vécue sans un état intérieur divin. Quand cet état n’existe pas, c’est en séparant la connaissance divine de ce qui n’est pas divin, que l’on préserve la connaissance. Dans la Genèse, c’est exprimé à travers l’exclusion du jardin d’Eden. Cette exclusion prépare le renouveau de la connaissance » (p 172-173).

On s’interroge à propos de l’origine du mal. Le mal est supposé venir d’un principe méchant. Mais, l’interprétation de Bertrand Vergely est autre. « C’est l’éloignement de Dieu et avec lui, l’ignorance qui rend méchant et non une méchanceté foncière. On ne sait pas qui on est. Voilà pourquoi on ne sait pas ce que l’on fait, et ce que l’on fait de pire. Cette ignorance n’est pas un accident. Elle provient d’un état intérieur, en l’occurrence d’un manque total d’intériorité… » (p 173).

Dans ce mouvement de libération à l’égard de la culpabilisation, Bertrand Vergely nous appelle à lire le prologue de l’évangile de Jean après la Genèse. Dans ce prologue, on retrouve ce qui se trouve déjà dans le récit de la Genèse. « Dieu qui crée, crée le monde et l’Homme par la Parole. Il crée pour que la vie divine se diffuse partout, dans l’invisible comme dans le visible » (p 174). Le concept de transmission est très présent « Le Royaume, qui veut dire transmission, est diffusion » Dans le prologue de Jean, on lit : « La lumière a été envoyée dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas retenue ». « Cette parole a été mal traduite. Ne pas recevoir ne veut pas dire rejeter, mais ne pas pouvoir contenir. La Lumière divine est tellement lumineuse que rien ne peut la contenir ni l’arrêter. On a là le fondement de la connaissance divine… Dans la Genèse, l’échec concernant la connaissance de Dieu vient de la faiblesse et des limites humaines. Dans le prologue de Jean, l’échec concernant la connaissance de Dieu est la gloire même de Dieu. Dans la Genèse, l’homme retrouve la connaissance à travers la noble honte. Dans le prologue de Jean, il trouve la connaissance dans l’humilité » (p 175).

 

Sortir de la punition

Bertrand Vergely aborde la question du mal. C’est là, qu’entre autres, il évoque l’usage de punition dans un prétendu service du bien.

« Lorsqu’il fait passer le mal pour le bien, le mal se sert toujours de la justice. En punissant, il peut faire du mal en toute impunité. Il ne punit pas. Il œuvre pour le bien. Il purifie… Il est tentant de punir. Les bourreaux ne résistent jamais à se faire passer pour des justiciers venant punir afin de rétablir la justice. Cela éclaire l’autre face du mal. S’il ne va pas de soi de ne pas subir, il ne va pas de soi de ne pas faire subir. A chaque fois que l’on a affaire à une tentative de prise de pouvoir, cela ne manque jamais : l’aspirant au pouvoir ne dit pas qu’il veut le pouvoir, il veut la justice… » (p 206).

En regard, l’attitude du Christ est claire. « Le Christ n’est pas venu punir. Il n’est pas venu condamner la femme adultère. Il est venu au contraire mettre fin au mensonge de la punition permettant par exemple de lapider une femme en toute bonne conscience au nom de la justice. Il a ensuite été condamné à mort et exécuté. Ce n’est pas étonnant. Dénonçant le mensonge de la punition, il a été puni par ceux qui entendent pouvoir punir en toute impunité » (p 206).

« On ne remet pas facilement en cause la morale et la religion punitive… Dans le domaine religieux, on s’en rend compte. La difficulté voire l’impossibilité de se délivrer d’une religion punitive et sacrificielle en témoigne. L’impossibilité de se délivrer d’un Dieu punitif et sacrificiel aussi » (p 207).

« La tradition qui pense que le Christ est venu souffrir pour nous les hommes est inséparable de celle qui punit et qui magnifie le sacrifice. Souffrir, punir, se sacrifier, la logique est la même. Il faut mériter. Pour mériter, il faut souffrir. On souffre quand on se sacrifie. On se sacrifie quand on se sacrifie pour se sacrifier. Afin de parvenir à un tel résultat, un rituel sacrificiel s’impose. Il faut qu’il y ait le sacrifice suprême, à savoir la mort pour la mort, pour que, le sacrifice absolu étant fondé, le sacrifice le soit. Avec un coupable, il y a de la justice. Avec un innocent, la mort étant la mort pour la mort, il n’y en a pas. La mort est alors sure d’être sacrée. Sacrée, elle peut fonder le sacrifice, la souffrance, l’obéissance et le mérite » (p 207).

Dans les sociétés hiérarchisées, une pression s’exerce en faveur de l’obéissance. « Les sociétés humaines sont perdues quand les hommes n’obéissent pas. Présenté comme l’innocent qui accepte de mourir pour mourir, faisant vivre une mort sacrée à travers une mort absolue, le Christ devient celui qui fonde l’obéissance et le mérite, et sauve les sociétés humaines. Il conforte l’idée qu’il faut obéir à la société. Dieu veut qu’on lui obéisse et il offre son fils pour cela » (p 208).

On peut s’interroger sur la position du christianisme sur cette question dans l’histoire. Bertrand Vergely a démonté les mécanismes de la religion punitive et sacrificielle. Le christianisme ne doit pas être une religion de la souffrance et du sacrifice. « Le pouvoir, le mérite, l’obéissance, la souffrance ne sont pas les buts célestes. Dieu attend des hommes qu’ils fassent mieux que mériter, souffrir, obéir et se sacrifier. Les premiers chrétiens l’entendent. C’est la raison pour laquelle ils ne poursuivent pas de but politique… » (p 208). L’auteur s’interroge ensuite sur l’attitude de Paul et les conséquences du désir de celui-ci de rallier une communauté juive traditionnaliste.

 

Sortir de l’ignorance

 Bertrand Vergely évoque un texte de Péguy qui reproche aux « honnêtes gens », caricaturant ainsi les bourgeois du XIXe siècle, de se draper dans une armure, de refuser toute vulnérabilité et de ne se prêter à aucune repentance. « Ils ne présentent pas cette entrée à la grâce qu’est essentiellement le péché. Parce qu’ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables… Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui n’a pas de plaies… » (p 211). Bertrand Vergely commente ce texte en le situant dans son contexte. « Ce texte qui souhaite au bourgeois sûr de lui de souffrir est un texte de salut, sur le salut et pour le salut. Si le bourgeois souffre, comprenant qu’il ne peut pas se sauver tout seul, il va devenir humble. Il sera sauvé. Certes, il y a le salut, mais à quel prix ! Péguy s’inscrit dans la tradition d’un christianisme doloriste. Pour lui, cela ne fait pas de doute : la souffrance rend humble et Dieu sauve les humbles qui souffrent. Il oublie qu’il n’y a pas que la souffrance qui rend humble. La lumière divine rend humble. Le Verbe rend humble. L’aventure de la connaissance rend humble » (p 213) Un autre danger de ce genre de raisonnement, c’est d’induire que « Dieu fait exprès de faire chuter l’homme et de le faire souffrir pour mieux le sauver ». Ainsi Bertrand Vergely conclut que « pour aller vers le salut, occupons-nous de ce qui nous illumine et non de ce qui nous assombrit. Dieu se trouve dans ce qui sauve l’humanité et non dans ce qui fait exprès de la faire chuter pour mieux la sauver » (p 214). L’auteur pointe également un autre danger : l’exaltation de la souffrance. « Péguy a choisi les siens. Il est du côté des victimes, de ceux qui souffrent. Ce sont eux qui sauvent le monde. Tout un christianisme se fonde donc sur la figure du pauvre, de celui qui souffre, de la victime. Dieu, c’est eux. Le salut, c’est eux… Cet élan du cœur se comprend. Il n’en est pas moins désastreux. En faisant de la douleur ce qui sauve, on finit par faire d’elle non seulement un Dieu, mais ce qui le crée. C’est parce que l’homme est à terre que Dieu peut sauver et sauve, dit Péguy. Donc, c’est la douleur qui crée Dieu » (p 217). Selon Bertrand Vergely, il y aurait une complaisance dans la douleur. « Le moi, afin de s’imposer, crée un Dieu à sa mesure. Avec la douleur, il en va de même. Les victimes ayant besoin d’être réconfortées, elles créent une vision de la douleur qui invente Dieu et le salut… » (p 217). Bertrand Vergely situe cette attitude vis à vis de la souffrance au XIXe siècle et jusqu’à nos jours. Et en évoquant « la dérive qui enfonce le monde au lieu de le libérer », il en voit la traduction dans une représentation du Christ « crucifié, les yeux fermés, le visage ensanglanté par une couronne d’épines, les mains transpercées par des clous, seul, absolument seul » (p 218). A vrai dire, cette représentation remonte très loin dans le temps. L’auteur l’évoquait au début de son livre : « A Belem, non loin de Lisbonne, au Portugal, dans l’église du monastère des Hiéronymites, on peut voir un Christ grandeur nature crucifié, souffrant et ensanglanté. On est loin du Christ glorieux. Il faut souffrir, dit ce Christ, et il faut faire souffrir parce qu’il faut obéir et faire obéir. Message politique venu de loin, des légions romaines avec leur culte de l’ordre qui a inspiré tout un christianisme et l’inspire encore » (p 16-17).

Bertrand Vergely en vient à évoquer comment il envisage la confrontation avec la souffrance. « Face à la souffrance, la douleur est une attitude possible. Il y en a une autre. Elle repose sur l’être. La souffrance renvoie à l’expérience du retournement qui fait passer du refus de subir à la capacité de supporter. Entre les deux, il y a cet entre-deux qui forme l’attente consistant à être en souffrance » (p 218). On cherchera à comprendre cette manière de voir en se reportant aux explications de l’auteur. Il envisage cet entre-deux comme un hors temps.  « Qui fait le vide, fait silence. Qui fait silence, fait taire le mental. Qui fait taire le mental fait taire la tentation d’être la victime… Quand ce silence se fait, l’être pouvant parler, il peut enseigner. Pouvant enseigner, il peut vraiment guérir et sauver » (p 219). Bertrand Vergely voit dans cette réflexion un éclairage pour envisager ce qu’il appelle : le sommeil céleste. Il nous introduit là dans un univers chrétien où la croix n’apparaît pas en termes morbides. C’est l’exemple du christianisme orthodoxe. « L’orthodoxie ne représente pas le Christ sous la forme d’un crucifié sur une croix. Quand il y a des représentations de la croix, celles-ci sont des icônes et non des tableaux. Une icône n’est pas un tableau et un tableau n’est pas une icône. Un tableau a pour but de représenter la réalité matérielle. Une icône a pour but de laisser passer la lumière divine… Avec une icône, la réalité matérielle et humaine est le reflet du ciel et du divin » (p 219). Bertrand Vergely engage une méditation sur la signification de la Croix auquel sera consacré son chapitre : « Sortir de l’obscurité ». Ici, il traite de la victoire sur la mort : « Par la mort, il a vaincu la mort », clame l’hymne pascal des églises orthodoxes pour célébrer la résurrection du Christ. Mourir, c’est aller au ciel et non dans la mort. La mort ne met pas le ciel en échec. C’est plutôt le ciel qui met la mort en échec. Le Christ dormant sur la croix est là pour le rappeler. Il est là pour que l’on fasse silence en stoppant le mental. Ne donnant pas à voir une victime dévorée par la douleur, mais un endormi céleste, l’icône de la croix rend impossible toute la mécanique mentale et politique qui se met en marche dès que le regard aperçoit une victime ».

(p 220).

Certes, aujourd’hui, le dolorisme a reculé en France. Mais, une telle mentalité religieuse associée à des justifications théologiques laisse des traces. Comme l’écrit Bertrand Vergely, « cette vision-là a beaucoup existé dans le passé. Elle existe encore bien plus qu’on ne le pense » (p 164). Récemment encore, une amie me faisait part d’un vif ressenti à cet égard. Dans les années 1970, au cours d’une séance de catéchisme le vendredi saint, ses garçons avaient été contraints de venir embrasser le Christ souffrant en croix. Et ils en étaient revenus très choqués. « Maman, je ne veux plus aller au catéchisme. Ce n’est pas nous qui avons tué Jésus-Christ ». On pourrait évoquer aussi des prédications où la résurrection compte peu par rapport à une crucifixion salvatrice. Refuser le dolorisme, c’est choisir une autre perspective théologique. C’est l’approche de Bertrand Vergely. Dans un autre contexte, nous évoquerons le livre de Jürgen Moltmann : « The living God and the fullness of life » (Le Dieu vivant et la plénitude de vie)  (5). Il y écrit : « Pourquoi le christianisme est-il uniquement une religion de la joie, bien qu’en son centre, il y a la souffrance et la mort du Christ sur la croix ? C’est parce que, derrière Golgotha, il y a le soleil du monde de la résurrection, parce que le crucifié est apparu sur terre dans le rayonnement de la vie divine éternelle, parce qu’en lui, la nouvelle création éternelle du monde commence. L’apôtre Paul exprime cela avec sa logique du « combien plus ». « Là où le péché est puissant, combien plus la grâce est-elle puissante ! » (Romains 5.20). « Car le Christ est mort, mais combien plus, il est ressuscité » (Romains 8.34). Voilà pourquoi les peines seront transformées en joie et la vie mortelle sera absorbée dans une vie qui est éternelle » (p 100-101).

J H

 

  1. Avant toute chose, la vie est bonne : https://vivreetesperer.com/avant-toute-chose-la-vie-est-bonne/ Avoir de la gratitude : https://vivreetesperer.com/avoir-de-la-gratitude/ Dieu vivant : rencontrer une présence : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-rencontrer-une-presence/ Dieu veut des dieux : https://vivreetesperer.com/dieu-veut-des-dieux/ Le miracle de l’existence : https://vivreetesperer.com/le-miracle-de-lexistence/
  2. Bertrand Vergely. Voyage en haute connaissance. Philosophie de l’enseignement du Christ. Le Relié, 2023
  3. Bienveillance humaine. Bienveillance divine : une harmonie qui se répand : https://vivreetesperer.com/bienveillance-humaine-bienveillance-divine-une-harmonie-qui-se-repand/
  4. Libérée d’une emprise religieuse : https://vivreetesperer.com/liberee-dune-emprise-religieuse-2/
  5. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie/
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