Reconnaître la présence de Dieu à travers l’expérience

L’éclairage apporté par la pensée théologique de Jürgen Moltmann.

 

L’expérience se définit, dans les termes du dictionnaire Petit Robert comme « le fait d’éprouver quelque chose ». Ainsi, à travers la perception et le ressenti que comporte l’expérience, nous nous ouvrons à une réalité qui se présente à nous. Au delà des perceptions sensibles de la vie courante qui n’attirent pas l’attention, l’expérience ressort dans la vie de la conscience et elle contribue à son élargissement. Notre vie est ponctuée et marquée par des expériences dont certaines ont un grand impact dans notre manière de voir et de sentir. Ce sont là des expériences fondamentales, des expériences spirituelles.

 

Si nous croyons « qu’en Dieu, nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Actes 7.27), alors nous pensons que ce Dieu là est proche de nous et se manifeste à travers notre expérience. Cependant, la reconnaissance de la présence de Dieu dépend, pour une part, de nos représentations. Si, au départ, en fonctions des idées reçues, nous ne croyons pas en la réalité de Dieu, alors nous aurons plus de mal à reconnaître sa présence. De même, cette reconnaissance requiert une ouverture, un désir de notre part, et ce désir lui-même est conditionné par notre état d’âme, mais aussi par la représentation que nous avons de Dieu. Si, dans un registre socio-culturel ou psychologique, nous avons peur de Dieu, évidemment nous ne chercherons pas à reconnaître sa présence, et même nous ferons barrage. C’est dire le mal causé par certaines formes religieuses qui communiquent l’image d’un Dieu plus ou moins redoutable. Quelle différence si nous croyons que Dieu est bonté et amour (1 Jean 16) !

 

Quelles représentations théologiques ?

 

Mais d’une façon moins criante, les obstacles peuvent venir également de certaines représentations théologiques. Aussi, suivons nous ici le fil conducteur que nous apporte Jürgen Moltmann dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (1).

Certains théologiens, nous explique-t-il, ont affirmé « une discontinuité entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme » (p 22). Dieu leur apparaît si grand, si puissant qu’il est hors de portée et se manifeste à distance. Par exemple, Karl Barth appelle l’Esprit Saint : « l’Esprit de la promesse, parce qu’il place l’homme  dans l’attente du « Tout Autre », de Celui dont, pour cette raison, il n’est jamais possible de faire l’expérience » (p 29). Mais, comme écrit Moltmann, pourquoi opposer la révélation de Dieu à des hommes et l’expérience de Dieu faite par des hommes ? « Comment un homme pourrait-il parler de Dieu, si Dieu ne se révèle pas ? Comment pourrait-il parler d’un Dieu dont il n’existe aucune expérience humaine ? » (p 22). La réalité, c’est « l’immanence de Dieu dans l’expérience humaine et la transcendance de l’homme en Dieu ». « Parce que l’Esprit de Dieu est en l’homme, l’esprit de l’homme, dans son autotranscendance, est orienté vers Dieu » (p 24). La Bible ne rapporte-t-elle pas des expériences humaines qui manifestent l’œuvre de Dieu et à travers lesquelles Dieu nous parle ?

Et, par ailleurs, on observe dans l’histoire la prétention des « religieux » à restreindre l’œuvre de l’Esprit à ce qui relève de leur univers. « Dans la théologie et la piété protestante comme dans la théologie et la piété catholique, il existe une tendance à concevoir l’Esprit Saint uniquement comme l’Esprit de la rédemption dont le lieu est l’Eglise et qui donne aux hommes la certitude de la béatitude éternelle de leurs âmes. Cet Esprit sauveur est mis à l’écart de la vie corporelle comme de la vie naturelle » (p 25). Ainsi dans un ouvrage jadis consacré à l’Esprit Saint par le grand théologien, Yves Congar, la présentation de l’Esprit créateur et de l’Esprit de recréation de toutes choses est presque totalement absente » (p 26). C’est méconnaître que l’Esprit n’est pas seulement l’Esprit de la rédemption, mais aussi l’Esprit de la création, constamment à l’œuvre dans celle-ci.

Et, comme le souligne un autre théologien, William R. Davies (2), l’Esprit de Dieu est sans limite (« Spirit without measure »). Il est à l’œuvre dans tous les hommes et ne se laisse pas enfermer dans des catégories.

Comme l’écrit Moltmann, « Les hommes ne font pas l’expérience de l’Esprit, de façon extérieure seulement dans leur communauté ecclésiale, mais aussi de façon intérieure, dans l’expérience qu’ils font d’eux mêmes, à savoir dans le fait que « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint » (Romains 5.5). Cette expérience de l’Esprit, beaucoup de personnes l’expriment par ces simples mots : « Dieu m’aime ». Dans cette expérience de Dieu, elles font l’expérience de leur propre dignité, indestructible, inaliénable de sorte qu’elles peuvent se remettre debout… » (p 18). De nombreux témoignages rapportent  ce vécu. (3)

 

Un éclairage théologique sur l’expérience spirituelle.

 

Moltmann nous propose une théologie de l’expérience qui échappe à l’emprise des spécialistes et se situe en résonance avec le vécu de tous. « En parlant d’expérience de l’Esprit, j’entends par là une perception de Dieu, dans, avec et sous l’expérience de la vie qui nous donne la certitude de la communion de l’amitié et de l’amour de Dieu » (p 37).

 

C’est une vision très ouverte. « L’expérience de l’Esprit de Dieu n’est pas limitée à l’expérience de soi du sujet humain », telle qu’on peut parfois l’envisager dans une polarisation sur la destinée de notre âme. (p 130-131). « Elle est aussi un élément constitutif dans l’expérience du Tu, dans l’expérience communautaire et dans l’expérience de la nature ». La conscience d’une présence transcendante se fonde sur « la possibilité de reconnaître Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, à travers la compréhension de l’Esprit de Dieu comme puissance de la création et comme source de vie… « C’est le souffle de Dieu qui m’a fait, l’inspiration du Puissant qui me fait vivre » dit Job (Job 33.4) (p 60). Ainsi, toute expérience qui nous advient ou que nous faisons, peut avoir une face intérieure transcendante. Jürgen Moltmann met en évidence une unité de l’agir de Dieu dans la création, la rédemption et la sanctification de toutes choses » (p 21). C’est là une vision globale : « L’expérience de la puissance de la résurrection  et la relation à cette puissance divine ne conduisent pas à une spiritualité qui exclut les sens, qui est tournée vers l’intérieur, hostile au corps et séparée du monde, mais à une vitalité nouvelle de l’amour de la vie » (p 17).

 

A une époque où on reconnaît l’importance majeure de l’expérience dans la vie spirituelle (4), la vision de Jürgen Moltmann est particulièrement éclairante. L’homme a besoin à la fois d’exprimer et de comprendre ces expériences. « Ces expériences sont tributaires des représentations et des concepts à l’aide desquelles nous cherchons à les saisir, car des expériences non comprises sont comme des expériences qu’on n’aurait pas faites ». Et de même, « sans expression adéquate, une expérience reste en quelque sorte bloquée en l’homme » (p 39). « Les expériences sans expression sont aveugles. Des expressions sans expérience sont vides. C’est dans l’expression que réside la puissance créatrice de la vie » (p 40).

 

         Dans la communion de l’Esprit, nous pouvons percevoir la présence de Dieu sur des registres différents et dans une grande variété de situations. C’est bien dans cet esprit que l’expérience tient une grande place sur ce blog.

 

J H

 

(1)            Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999. La pensée de Moltmann est présentée sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/ On y trouvera un article sur le thème de l’expérience : « Vivre l’expérience de la présence de Dieu » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=864

(2)            Davies (William R). Spirit without measure. Charismatic faith and practice. Darton, Longman and Todd, 1996. Sur le site de Témoins : « Une ouverture pour le courant charismatique » http://www.temoins.com/reflexions/une-ouverture-theologique-pour-le-courant-charismatique/toutes-les-pages.html

(3)            Parmi d’autres, le témoignage d’Odile Hassenforder dans son livre : « Sa présence dans ma vie » rapporte combien elle a été marquée par le ressenti de l’amour de Dieu accompagnant la réception de sa guérison. On pourra lire sur ce blog un récit de sa guérison. https://vivreetesperer.com/?p=746

(4)            Cette importance de l’expérience dans la vie spirituelle est mise en valeur par David Hay dans son livre : « Something there » : Hay (David). Something there. Darton, Longman, Todd, 2006. Sur ce blog : « Expériences de plénitude » https://vivreetesperer.com/?p=231. Des livres récents : « The future of faith », par Harvey Cox, et « Christianity after religion », par Diana Butler Bass, mettent l’accent sur le développement d’une foi expérientielle. http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=864

Apprendre à écouter son monde intérieur et à le déchiffrer. Pour quoi ? Pour qui ?

 

Je voudrais vous faire profiter d’une découverte précieuse pour moi et pour ma vie.

Je vous ai déjà évoqué la formation humaine «  personnalité et relations humaines »  ( PRH.)

Une de ses spécificités  est un outil d’analyse des sensations : pas juste des situations  ou des comportements, mais  sa manière d’écouter ce qui se passe en soi et de déchiffrer  le contenu de sensations  qui ont un intérêt pour notre vie ( émotions,  sentiments qui ouvrent à un contenu, et plus largement, nos sensations d’être touché par quelque chose,  un élan, une aspiration à devenir plus moi-même….).

Cet outil d’analyse  va de pair avec  l’intérêt pour les sensations positives : qui en apprennent long sur son identité profonde ou sur  ses dynamismes, sa sensation de vie. Elles portent en avant !   « J’ai tellement travaillé sur mes souffrances et mes blessures ; mais m’arrêter à du positif et découvrir une perle de mon identité, je n’en reviens pas ! J’en suis émue !»

Bien sûr, il y a aussi nos sensations difficiles, qui, elles, nous ouvrent à des blessures, à leur origine-  en cela cette manière s’apparente à la psychothérapie- mais surtout elle fait retoucher à notre  capacité à exister, et à nos intuitions quant à nous  vivre autrement, ou nous rééduquer.

 

Pour qui ?

Toute personnes désireuse d’un plus de vie, ou d’un changement pour sa vie, par soif ou par nécessité : quelques exemples :

Telle maman avec ses 2 jeunes enfants qui a besoin de comprendre ce qui se passe entre eux, et ce qu’elle vit  vis-à-vis d’eux.

Telle remarque que je prends toujours mal et qui me fait réagir d’une manière décalée, exagérée…et qui est plutôt un indice d’une fragilité chez moi

Telle aspiration qui me pousse  de l’avant comme un nouveau germe : en l’identifiant, j’apprend à le prendre en compte, et je cherche réalistement comment aller dans ce sens !

Telle recherche quant à son orientation de vie, telle attirance vers un domaine d’action

Tel aspect transcendantal qui me fait aller vers du neuf…vers plus de sens….

Tel choix qui me fait vivre des tiraillements importants, et de mettre à plat, honnêtement , tout ce qui m’agite, me donne de voir plus clair pour prendre une décision, sensée, en cohérence avec moi et qui tienne compte des facteurs extérieurs

 

L’inouï qui m’habite.

 

Pour quoi ? 

Voiv quelques fruits recueillis à l’issue d’une rencontre d’expérimentation de cette manière de s’arrêter et de s’écouter en profondeur :

–          Ca me fait exister !

–          Un soulagement, un apaisement,

–          Je vois plus clair

–          C’est difficile, mais je vois comment repartir

–          Je découvre radicalement du neuf sur moi, quelque chose de mon identité, alors que j’ai passé tant de temps  sur mes souffrances : enfin quelque chose de positif !

Pour ceux qui découvraient un tel groupe, ils ont été touchés par l’authenticité, la bienveillance, le respect et la profondeur

Effet :

–          Se réjouir de qui on est, de ses qualités et capacités

–          Sentir une confiance possible en soi

–          Avoir envie de prendre sa vie en main

–          Se rendre compte qu’on a prise sur notre vie, sur nos relations

 

Valérie Bitz

 

 

Avis aux amateurs ! Information auprès de :

Valérie BITZ, formatrice PRH : valerie.bitz@prh-france.fr,        03.89 76 73 62/ 06 89 06 77 10

Ou de : www.prh-france.fr

PRH vient de publier des livres cette année :

–          Ca  va mieux en l’écrivant, 18€

–          Un chemin d’accès à la vie en profondeur, 24€

–          Et puis, La personne et sa croissance, 24.40€

A commander sur le site de PRH ou en téléphonant à PRH  au  09 75 61 42 87

 

Voir aussi la méditation de Valérie sur ce blog : « Exprimer ce qu’il y a de plus profond en  moi » : https://vivreetesperer.com/?p=501

Une vie intérieure qui croît et que rien ne peut détruire

Face à un danger d’accident, une expérience rapportée par Odile Hassenforder (« Sa présence dans ma vie »).

 

Quelques années après la transformation engendrée par le vécu d’une guérison dans l’Esprit et accompagnée par une lecture régulière et inspirée de la parole biblique, Odile nous rapporte l’expérience d’un risque d’accident et les sentiments et les pensées que cet incident a suscité en elle.

En Christ, son être intérieur est désormais en sûreté, dans un ressenti d’intégrité et de confiance. Elle constate également les effets de sa fréquentation des textes bibliques dans l’inspiration de l’Esprit. «La Bible n’est pas une simple histoire à comprendre intellectuellement ou à adopter comme modèle de conduite. C’est beaucoup plus que cela et autre chose… J’ai découvert qu’elle est semence. Je demande à L’Esprit de faire germer cette semence en moi. Je n’en vois les fruits que lorsqu’il y a corrélation avec la réalité concrète… Je réalise l’importance pour moi de me laisser imprégner par les Ecritures pour devenir ce sarment accroché à la vigne dont Jésus est le cep… ».       

 

La nuit est noire. Il pleuvait…

 

La nuit est noire. Il pleuvait. Un chapelet de feux rouges devant moi. Je suis emportée dans le flot des voitures. Il est tard et l’étape est encore loin.

Je regarde le compteur : 140. J’ai un coup au cœur. Une angoisse m’assaille. Un moindre incident, un petit coup de volant pour éviter une pierre ou une voiture qui change de file et j’envoie la famille dans les décors. En un éclair, j’envisage le pire : un enfant qui peut rester orphelin. Tout en prenant instinctivement une allure plus raisonnable, une conviction intérieure m’apaise. J’ai confié mon fils au Seigneur, j’ai confiance : il ne sera pas « cassé ». Cette expression voulait dire pour moi qu’il ne connaîtrait pas, comme je l’avais connue, la destruction de l’être, car Dieu est en lui. Même orphelin, il aurait cette vie intérieure qui le ferait rebondir.

 

Plus rien ne peut m’atteindre. Le Seigneur ne m’abandonne pas

 

Cette conviction m’a tellement imprégnée qu’elle fait partie de mon être : la vie, qui, malgré les apparences visibles, ressurgit pour demeurer éternellement. Je reconnais là que la Parole de Dieu est bien une semence qui a poussé sans que j’y prenne garde, jour et nuit, et qui, à cet instant, porte ses fruits. Au moment de l’événement, il ne m’est pas revenu à l’esprit telle ou telle parole de Jésus en tels versets bibliques, mais une réalité intérieure imprégnée en moi. J’étais dans l’état d’esprit du salut éternel apporté par Jésus. Plus rien ne peut m’atteindre. Le Seigneur ne m’abandonne pas moi et ma maison.

 

La Bible est une semence. Je demande à l’Esprit de faire germer cette semence en moi…

 

         Ainsi la Bible n’est pas une simple histoire à comprendre intellectuellement ou à s’imprégner comme modèle de conduite. C’est beaucoup plus que cela et autre chose. Avant d’avoir découvert l’action de l’Esprit en moi, je cherchais dans les évangiles, que j’avais lus en entier, une conduite à suivre. Je m’appliquais à suivre une morale qui me paraissait supérieure aux conduites humaines. C’était une nourriture extérieure à moi que j’essayais de digérer au mieux. J’ai découvert depuis qu’elle est semence. Je ne comprends pas toujours, mais avant de lire les Ecritures, je me mets en état de réceptivité. Je demande à l’Esprit de faire germer cette semence en moi. Je n’en vois les fruits que lorsqu’il y a une corrélation avec la réalité concrète que je vois. Il y a alors expérience de la vie de Dieu en moi. Il peut se passer des mois, des années entre telle lecture et la réalisation de sa signification. Elle devient signifiante pour moi à l’expérience. Dans ce laps de temps, la graine a germé sans que je m’en aperçoive.  Elle devient un arbre qui peut porter ainsi beaucoup de fruits. C’est pourquoi je réalise l’importance pour moi de me laisser imprégner par les Ecritures pour devenir ce sarment rattaché à la vigne dont Jésus se dit la plante. « Je suis la plante de vigne, vous êtes les branches. Celui qui demeure uni à moi et à qui je suis uni, porte beaucoup de fruit (le fruit de l’Esprit), car vous ne pouvez rien faire sans moi » (Jean 15.5). Cette union à Jésus, pour moi aujourd’hui, se réalise dans la lecture des Ecritures qui deviennent signifiantes à l’événement vécu antérieurement ou ultérieurement, dans la prière qui est don de soi, réceptivité et louange, et enfin dans la vie qui est parfois interrogation, attente de signification, parfois vision du sens vital.

 

Odile Hassenforder

 

Ce texte est extrait d’un chapitre du livre : « Sa présence dans ma vie » (p 47-48) : Hassenforder (Odile). Sa présence dans ma vie. Empreinte, 2011. Ce livre a été présenté sur le site de Témoins : http://www.temoins.com/evenements-et-actualites/sa-presence-dans-ma-vie.html. Le témoignage et la pensée d’Odile Hassenforder apparaissent dans plusieurs articles de ce blog.

Une nouvelle manière d’être et de connaître / 1

La grande mutation dans la transmission des savoirs

« Petite Poucette » de Michel Serres.

Chacun d’entre nous a bien conscience que les nouvelles technologies de la communication sont en train de transformer en profondeur notre mode de  vie. Mais nous n’avons pas toujours le recul nécessaire pour mesurer l’ampleur et la portée de cette transformation.

Au carrefour des sciences, de l’histoire et de la philosophie, mais aussi de la culture française et de la culture américaine, Michel Serres est l’auteur de nombreux essais qui nous apportent une réflexion originale pour comprendre la grande mutation dans laquelle nous sommes engagés. Ainsi, dans un livre récent : « Petite Poucette » (1), qui évoque la jeune fille en train désormais de communiquer en écrivant des messages avec son pouce, Michel Serres nous explique comment nous entrons dans un monde en voie de réinvention sur tous les registres : « Une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d’être et de connaître ».

Internet change les conditions de la communication et de la transformation des savoirs et met en question le fonctionnement des institutions traditionnelles scolaires, universitaires, religieuses et politiques. Parce qu’il a un regard historique qui lui permet de mesurer les maux qui ont affecté l’humanité pendant des siècles, Michel Serres sait prendre du recul. Parce qu’il vit dans une confiance qui lui permet de regarder en avant, en sympathie avec les jeunes générations, Michel Serres évite le soupçon et la critique vaine suscités par la crainte et il nous entraîne dans la découverte des changements en cours dans les représentations, les attitudes et les comportements. Nous entrons dans un univers nouveau. Parce que nous avons personnellement travaillé et milité pour la généralisation de l’accès aux documents  à travers les bibliothèques et pour le développement d’une auto-formation et d’une éducation personnalisée, nous mesurons l’extraordinaire apport des nouveaux moyens de communication et accueillons avec enthousiasme le mouvement en cours vers la démocratisation du savoir. C’est dire combien nous goûtons les analyses de Michel Serres et pouvons en apprécier l’originalité, car il ouvre notre compréhension à des interprétations nouvelles dont nous n’avions pas encore conscience. Ainsi, ce livre nous paraît une clef essentielle pour comprendre la grande mutation qui est en train d’advenir. Voici une lecture prioritaire pour déchiffrer le changement encours.

Ce changement est quasiment une révolution mentale : « Sans que nous nous en apercevions, un nouvel horizon est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970. Il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n’habite plus le même espace » (p 13). Et, nous voici aujourd’hui dans une société d’ individus. « Naguère, nous vivions d’appartenance. Inventé par Saint Paul, au début de notre ère, l’individu vient de naître aujourd’hui….Reste à inventer de nouveaux liens… » (p 15-16).

Tout change et même la langue. Ainsi le Dictionnaire de l’Académie Française, publié à peu près tous les vingt ans, s’enrichissaient jusqu’ici d’environ quatre à cinq mille mots. Mais aujourd’hui, entre la précédente et la prochaine édition, ce sera environ trente-cinq mille mots ! (p 14). Cependant, Michel Serres consacre ce livre à un thème majeur : la révolution en cours dans la transmission des savoirs et toutes les questions que cela implique tant pour l’école que pour les autres institutions sociales. « Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Voilà, c’est fait ! » (p 19). Cette mutation interpelle les rapports sociaux traditionnels. Mais elle entraîne également un changement profond dans les usages du savoir.

J H

 

(1)            Serres (Michel). Petite Poucette. Le Pommier, 2012 (Manifestes)

Suite sur ce blog dans les trois prochaines contributions : Vers une société participative. Vers un nouvel usage et un nouveau visage du savoir. Un regard nouveau pour un monde nouveau.

 

Une nouvelle manière d’être et de connaître / 2

Vers une société participative

« Petite Poucette » de Michel Serres.

Puisqu’à travers internet, le savoir est en voie de devenir accessible à tous, les conditions de l’enseignement s’en trouvent changées.  Jusqu’ici, « un enseignant, dans sa classe ou son amphi, délivrait un savoir qui, en partie, gisait déjà dans les livres. Il oralisait de l’écrit… Sa chaire faisait entendre  ce porte-voix. Pour cette émission orale, il demandait du silence. Il ne l’obtient plus… » (p 35). Et, ici, Michel Serres, lui même professeur dans l’enseignement supérieur, parle d’expérience. Aujourd’hui, « le bavardage vient d’atteindre le supérieur où les amphis débordés par lui, se remplissent, pour la première fois de l’histoire d’un brouhaha permanent… » ( p 35). Petite Poucette ne lit, ni ne désire ouir l’écrit dit. Celui qu’une ancienne publicité dessinait comme un chien n’entend plus la voix de son maître. Réduite au silence depuis trois millénaires, Petite Poucette, ses sœurs et ses frères, produisent en chœur désormais un bruit de fond qui assourdit le porte-voix de l’écriture… Pourquoi bavarde-t-elle ? Parce que, ce savoir annoncé, tout le monde l’a déjà… En entier. A disposition.  Sous la main.. Nul n’a plus besoin des porte-voix d’antan, sauf si l’un, original et rare, invente » (p 36).

Et de fait, il y ainsi un changement majeur dans le rapport entre l’offre et la demande.

« Jadis et naguère, enseigner consistait en une offre. Exclusive, celle-ci n’eut jamais le souci d’écouter l’avis ou les choix de la demande… Fini. Par sa vague, le bavardage refuse cette offre pour annoncer, pour inventer, pour présenter une nouvelle demande, sans doute d’un autre savoir… L’offre sans demande est morte ce matin. L’offre énorme qui la suit et la remplace reflue devant la demande. Vrai de l’école, je vais dire que cela le devient de la politique.  «  (p 37).

Michel Serres nous invite à entendre une voix qui monte, la voix d’une multitude qui est en train de s’émanciper des formatages et des conduites imposées et cherche à s’exprimer. Dans le passé, « Tout le monde semblait croire que tout coule du haut vers le bas, de la chaire vers les bancs, des élus vers les électeurs, qu’en amont, l’offre se présente et que la demande, en aval, avalera tout… Peut-être, cette ère a-t-elle eu lieu. Elle se termine sous nos yeux, au travail, à l’hôpital, en route, en groupe, sur la place publique, partout… Libérée des relations asymétriques, une circulation nouvelle fait entendre les notes, quasi musicales, de sa voix » (p 52)

Michel Serres met en évidence les faits précurseurs. Il nous montre les faits significatifs. Il nous invite à voir au delà des pesanteurs qui nous affectent encore. Effectivement, l’expression est en train de se développer à toute allure. « Tout le monde veut parler. Tout le monde communique avec tout le monde en réseaux innombrables. Ce tissu de voix s’accorde à celui de la Toile, les deux bruissent en phase. (p 59).

Il y a quelque part dans l’approche de Michel Serres, une démarche prophétique. Il nous montre les voies d’une émergence et il sait s’indigner face aux cynismes qui se réfèrent à un passé mortifère. « Petite Poucette apostrophe ses pères : Me reprochez-vous mon égoïsme, mais qui me l’enseigna ? Vous-même avez-vous su faire équipe ?… Vous vous moquez de nos réseaux sociaux et de notre emploi nouveau du mot « ami »… Mais n’y a-t-il pas de la prudence à se rapprocher des autres de manière virtuelle pour moins les blesser d’abord ? » (p 60). Et de rappeler les appartenances sanguinaires qui ont prévalu dans le passé : « Sanguinaires, ces appartenances exigeaient que chacun fit sacrifice de sa vie.. A ces appartenances nommées par des virtualités abstraites : armée, nation, église, peuple, classe, prolétariat, famille, marché, dont les livres d’histoire chantent la gloire sanglante, je préfère notre virtuel immanent qui ne demande la mort de personnes » (p 61-62).

Oui, une société nouvelle est en train de naître. Face à de grandes machines publiques ou privées qui imposent leur puissance géante au nom d’une prétendue compétence, les « Petits Poucets », les gens d’aujourd’hui ont désormais accès à une information qui leur permet d’en savoir plus ou autant que les puissants. « Le partage symétrise l’enseignement, les soins, le travail…Le « collectif » laisse la place au « connectif »… (p 65). Mais en même temps, Michel Serres dénonce les forces qui s’opposent à cette évolution, et notamment, les travers de la société du spectacle. N’y a-t-il pas là une forme d’intoxication collective qui distrait et endort les esprits à travers un étalage de superficiel, de clinquant, de spectaculaire, et parfois aussi une excitation des pulsions les plus négatives.

« Débute une nouvelle ère qui verra la victoire de la multitude anonyme sur les élites dirigeants bien identifiées, du savoir discuté sur les doctrines enseignées, d’une société immatérielle, librement connectée sur la société du spectacle à sens unique » (couverture)

J.H

Suite de la précédente contribution : La grande mutation dans la transmission du savoir. Suite dans deux prochaine contributions : Vers un nouvel usage et un nouveau visage du savoir. Regard nouveau pour un monde nouveau.

Une nouvelle manière d’être et de connaître / 4

Un regard nouveau pour un monde nouveau

« Petite Poucette » de Michel Serres.

On mesure, à la lecture de ce compte-rendu l’importance que nous accordons à ce livre. En effet, en présence d’une réalité qui change, il nous aide à changer notre regard. Mais il ne s’agit pas d’un  changement limité. De fait, nous sommes engagé dans une mutation qui induit et requiert une révolution mentale. Michel Serres est un bon guide, car il n’est pas seulement un bon observateur, mais aussi un épistémologue, connaisseur des méthodes et des résultats de la science. Ce livre est aussi le fruit d’une aptitude à la sympathie. Il sait voir avec le cœur. Et c’est pourquoi, en communion avec Petite Poucette, il est capable de regarder vers l’avenir et donc d’en percevoir la venue. Certes, on peut s’interroger sur telle ou telle proposition, mais il y a dans ce livre une dimension épique qui suscite l’émerveillement. Aussi, cette pensée interpelle les acteurs dans différents champs d’activité.

Dans bien des domaines, nous sommes confrontés aux blocages et aux résistances des mentalités. Combien le monde de l’école est encore loin aujourd’hui de l’horizon qui s découvre à travers le livre de Michel Serres.  En politique, il y a bien quelques figures pionnières qui évoquent la démocratie participative et l’intelligence collective.  On pense, par exemple, à Ségolène Royal. Il y a un long chemin à parcourir.

Et, dans le domaine religieux, combien les institutions sont encore, pour la plupart, modelées par l’héritage du passé : hiérarchie descendante de haut en bas, sacralisation des formulations, communication asymétrique. La mentalité patriarcale est encore prégnante. Alors, là aussi des voix  s’élèvent pour libérer le message  de vie porté par l’Evangile, de la gangue religieuse dans lequel il est trop souvent enfermé. On entend bien Michel Serres lorsqu’il évoque : « l’intuition novatrice et efficace » (p 25) par delà l’encombrement des connaissances. Les formulations rigides, répétitives, impératives, sans lien avec la vie et enfermées sur elles-mêmes sont de plus en plus contestées. Un nouvel entendement apparaît et se répand. Ainsi, aux Etats-Unis, Diane Butler Bass vient de publier un livre sur « Le christianisme après la religion » (1). Elle met en évidence les effets pervers des dogmatismes et elle met en évidence le développement d’une « foi expérientielle »  Cette valorisation de l’expérience ne rejoint elle pas celle de l’intuition ? On peut évoquer ici la démarche pionnière du théologien Jürgen Moltmann. Dès les années 1970, il a écrit un livre intitulé « Le Seigneur de la danse » (2). Ce livre nous parle de jeu et de liberté. Il évoque la Sagesse de Dieu qui déclare : « Je faisais ses délices, jour après jour et je jouais sans cesse devant lui » (Proverbes 8.30) . Moltmann mentionne le philosophe grec Héraclite : « La cours du monde est un enfant qui joue et qui place les pions ça et là. C’est un royaume de l’enfant ». Cet éloge du jeu rappelle une des intuitions de Michel Serres qui est rejoint par Moltmann dans sa critique des excès de la pensée analytique.

Théologien de l’espérance, Jürgen Moltmann nous permet de regarder vers l’avenir en voyant l’oeuvre de Dieu qui vient vers nous et nous invite à aller de l’avant (3). Dans son livre, « Petite Poucette », Michel Serres nous décrit l’émergence d’une « nouvelle manière d’être et de connaître » . C’est un phénomène nouveau et de grande ampleur. « Libérée des relations asymétriques, une circulation nouvelle fait entendre les notes, quasi musicales, de sa voix (p 52). Tout le monde communique avec tout le monde en réseaux innombrables. Ce tissu de voix s’accorde à celui de la Toile, les deux bruissent en phase » (p 59). La pensée de Jürgen Moltmann nous apporte en écho un éclairage théologique. « L’essence de la création dans l’Esprit est par conséquent la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elle font connaître « l’accord général »… Etre vivant, signifie exister en relation avec les autres. Vivre, c’est la communication dans la communion ». (4)

Bien sûr, il y a aujourd’hui des menaces, des tensions, des peurs. D’ailleurs, Michel Serres a écrit également un livre sur « Le Temps des crises » (5) : « Mais que révèle le séisme financier et boursier qui nous secoue aujourd’hui ? Si nous vivons une crise, aucun retour en arrière n’est possible. Il faut donc inventer de nouveau » (6). « Petite Poucette » nous montre un vieux monde en train de dépérir et un nouveau monde en train de naître. Comme les institutions censées nous apporter du sens sont elles-mêmes engoncées dans l’héritage du passé, c’est le message initial qui se rappelle à nous en écho à la révolution mentale en cours aujourd’hui. Et quel est ce message ? C’est la figure de la Pentecôte. « Ils furent tous remplis de l’Esprit et se mirent à parler dans différentes langues selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer » (Livre des Actes 2.4). Et leurs paroles furent entendues et comprises par des gens du monde entier.  Pour nous, il y a une analogie entre cette expérience initiale de l’Esprit et l’effervescence qui se manifeste aujourd’hui et que Michel Serres décrit en ces termes : « Pour la première fois de l’histoire, on peut entendre la voix de tous. La parole humaine bruit dans l’espace et le temps » (p 58).

J H

(1)            Christianity after religion. The end of the church and the birth of a new spiritual awakening. Harper One, 2012. Mise en perspective sur le site de Témoins : « La montée d’une nouvelle conscience spirituelle ». .http://www.temoins.com/etudes/la-montee-d-une-nouvelle-conscience-spirituelle.-d-apres-le-livre-de-diana-butler-bass-christianity-after-religion.html

(2)             Moltmann (Jürgen). Le Seigneur de la danse. Essai sur la joie d’être libre. Le Cerf, 1972 (Foi Vivante). Réédité .

(3)            Vie et œuvre de Jürgen Moltmann  d’après son autobiographie : « A broad place » : « Une théologie pour notre temps » sur le site : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=695

(4)             Jürgen Moltmann est l’auteur de plusieurs livres en rapport avec le thème de cet article : « L’Esprit qui donne la vie » et « Dieu dans la création » (Editions du Cerf). Les citations sont empruntées au livre : Dieu dans la création  (p 25 et p 15)

(5)            Serres (Michel). Le temps des crises. Le Pommier, 2009. (Manifestes)

(6)            Cette recherche de nouveauté est en cours selon les compétences des uns et des autres . Ainsi l’économiste, Daniel Cohen vient de publier un livre : « Homo economicus… », où il met l’accent sur les dégradations et les menaces, et notamment sur les incidences néfastes de la montée des inégalités au cours des dernières décennies. Son appréciation d’internet est mitigée (p 157-161). A raison, Daniel Cohen montre les conséquences fâcheuses de la prédominance du modèle de « l’homo economicus » : « Dans l’équilibre entre compétition et coopération, il faut redonner vie à la seconde en réenchantant le travail, en remettant à plat les frontières du gratuit et du payant, en repensant la coopération internationale, à commencer par celle de l’Europe » (p 206): Cohen (Daniel). Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux. Albin Michel, 2012.  Nous renvoyons également ici à la vision prospective et dynamique de Jérémie Rifkin  dans son livre : « La Troisième Révolution industrielle » . Sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=354     Michel Serres, bien au fait de la conjoncture actuelle, ne méconnaît pas les menaces actuelles, mais, dans la prise en compte à la fois d’une histoire de longue durée et de la mutation technologique et culturelle actuelle, il choisit de proposer une vision positive, prospective et mobilisatrice.

Suite et fin des trois contributions précédentes : La grande mutation dans la transmission des savoirs. Vers une société participative . Vers un nouvel usage et un nouveau visage du savoir.