« Tu regardes jusqu’au fond de mon cœur et tu me connais »

 

Autour du psaume 139

 

Dans  une brève vidéo de la série : « Pasteur du dimanche » (1), Ingrid Prat nous dit, avec les paroles du cœur, comment elle ressent et vit le psaume 139 (2). Dieu n’a pas  sur nous un regard intrusif. « Dans la Bible,  connaître c’est rencontrer. Ce psaume nous parle d’un Dieu qui connaît, qui entre en relation, qui partage une existence. Oui, Dieu nous connaît. Il veut nous accompagner, nous rencontrer pour de vrai….

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Ide a regardé cette vidéo et entendu ce commentaire.  Et cela a éveillé en elle une mémoire joyeuse de tout ce qu’elle a reçu à travers ce psaume 139. Elle partage avec nous son expérience :

 

« Pour moi, la psaume 139 a été très, très important.

 

En 1981, j’ai suivi une retraite à la Roche d’or.  J’étais à la chapelle et j’ai reçu cette parole intérieure : « Va et ne pèche plus. Et moi, je t’aime telle que tu es et je serai avec toi tous les jours de ta vie ». Je suis allé en parler avec le conseiller de la retraite et il m’a suggéré de méditer le psaume 139 dans la chapelle. J’ai reçu plusieurs éclairages : remettre de l’ordre dans ma vie, mais aussi la certitude que, même si j’étais handicapée, j’avais du prix aux yeux de Dieu. Je comptais pour lui et il avait besoin de moi.. Il m’avait accompagné depuis le début « en me tissant dans le ventre de ma mère » et je n’avais plus à me révolter contre mon handicap et la manière dont celui-ci avait été reçu dans ma famille.

 

Ce psaume a continué son œuvre. Quand je suis venu accompagner ma mère malade et âgée à partir de 2002, il y avait encore chez moi un peu de ressentiment vis-à-vis de mes parents. A cette époque, je suivais régulièrement des retraites et, à l’une d’elle, j’ai eu la conviction que je devais entièrement pardonner à mes parents. J’ai rencontré à nouveau le psaume 139 : « Si  je dis : « Que l’obscurité m’engloutisse, qu’autour de moi, le jour se fasse nuit », pour toi, l’obscurité devient lumière et la nuit, claire comme le jour ; ténèbres et lumière,  pour toi, c’est pareil » (traduction en français courant). En lisant et en   relisant ces versets, mon amertume a complètement disparu.

 

Quelques années plus tard, à l’occasion d’une maladie, ce psaume m’a à nouveau parlé : « O Dieu, regarde jusqu’au fond de mon cœur et sache tout de moi. Mets moi à l’épreuve. Reconnais mes préoccupations profondes. Vois bien que je n’ai pas adoré de faux dieux et conduis moi sur le chemin qui a toujours été le tien ». J’avais subi un examen et on ne voulait pas me donner les résultats en mains propres. Je me suis douté que mon  problème de santé était sérieux. C’était effectivement un cancer. A partir de là parole de ce verset, j’ai ressenti une protection et je me suis senti protégée et portée pendant toute la période critique jusqu’à la guérison complète.

 

En écoutant aujourd’hui ce psaume 139 et le commentaire d’Ingrid Prat en vidéo, la mémoire de tout ce que j’ai reçu à travers ce psaume est remontée.  Ce psaume m’a rappelé que Dieu m’aimait et m’avait créée telle que je suis, handicapée, limitée, mais sous son aile protectrice. J’ai du prix à ses yeux.  Ingrid Prat nous dit très justement que Dieu est toujours là, et qu’en nous connaissant, il partage notre existence et veut nous rencontrer pour de vrai. C’est bien ainsi qu’on choisit la vie… »

 

Ide

 

(1)            « Pasteur du dimanche » : chaque semaine, une brève méditation en vidéo : https://www.youtube.com/playlist?list=PL6F0WgMatbJUxPNorU-tyfYon2NQBXsRG

(2)            « Un Dieu qui VOIT tout ? » Ingrid Prat 15 février 2015 : https://www.youtube.com/watch?v=lWdXSnmu6Cs

 

Sur ce blog : présentation d’une autre méditation vidéo de la chaine : Pasteur du dimanche : « Face à la détresse du monde » (« Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » par Nadine Heller) : https://vivreetesperer.com/?p=1643

 

Sur ce blog, voir aussi d’autres contributions de Ide :

« La traversée d’une maladie » : https://vivreetesperer.com/?p=566

« Passer du temps avec des malades alzheimer » : https://vivreetesperer.com/?p=559

 

Sortir de l’obsession de l’efficience pour entrer dans un nouveau rapport avec la nature.

De l’âge mythique du progrès incarné par l’ère industrielle à un âge de la résilience.

L’âge de la résilience selon Jérémie Rifkin

« Jérémie Rifkin est l’un des penseurs de la société les plus populaires de notre temps. Il est l’auteur d’une vingtaine de best-sellers ». On peut ajouter à cette présentation du livre de Jérémie Rifkin : « L’âge de la résilience» (1) que l’auteur n’est pas seulement un chercheur qui ouvre des voies nouvelles, mais un conseiller influent qui intervient auprès de nombreuses instances de décision. Ses livres nous font entrer dans de nouvelles manières de voir et de penser. Ainsi, sur ce blog, nous avons présenté « La troisième révolution industrielle » (2) et le « New Deal vert mondial » (3). Jérémie Rifkin est également l’auteur de grandes synthèses qui éclairent notre marche. Ainsi, sur le site de Témoins, nous avons présenté son livre sur l’empathie (4), une fresque historique très engageante. En général, comme dans ce livre ‘l’âge de la résilience’, Jérémie Rifkin développe son regard prospectif à partir d’une analyse et d’un bilan du passé. Il nous a habitué à une démarche dynamique. C’est avec d’autant plus d’attention que nous entendons ici son cri d’alarme sur l’héritage du passé et la menace du présent. Tout est à repenser. « Il ne s’agit plus de courir après l’efficacité, mais de faire grandir notre capacité de résilience. Nous devons tout repenser : notre vision du monde, notre compréhension de l’économie, nos formes de gouvernement, nos conception de l’espace et du temps, nos pulsions les plus fondamentales et, bien sûr, notre relation à la planète » (page de couverture).

 

Un chemin pour changer de vision et de paradigme

 Dans l’introduction du livre, Jérémie Rifkin esquisse un chemin pour dépasser l’héritage du passé et nous engager dans une nouvelle manière de vivre.

L’auteur nous invite donc à revisiter notre histoire. Il commence par remettre en cause le mythe du progrès. Ainsi rappelle-t-il les propos du philosophe Condorcet guillotiné en 1794 : « La perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie. Les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendante de toutes puissances qui voudrait les arrêter, n’ont d’autres termes que la durée du globe où la nature nous a jeté » (p 10). « Aujourd’hui, sa conception du futur nous semble naïve. Pourtant le concept de progrès n’est que la dernière itération d’une vieille croyance : les humains seraient fondamentalement différents des autres êtres vivants avec qui ils se partagent la terre » (p 10). Aujourd’hui, l’humanité est assaillie de menaces et de peurs. En regard, un peu partout, le terme de résilience est évoqué. « L’âge du progrès cède la place à l’âge de la résilience ». « Ce grand basculement de l’âge du progrès à l’âge de la résilience requiert un vaste ajustement philosophique et psychologique dans la perception qu’a l’humanité du monde qui l’entoure. A la racine de la transition, il y a un changement total de notre rapport à l’espace et au temps » (p 11).

Jérémie Rifkin raconte comment la vie ordonnée des moines bénédictins au Moyen Age a suscité une nouvelle appréhension du temps ponctué par leurs activités. C’est la naissance de l’horloge mécanique qui s’est répandue ensuite dans la civilisation urbaine. Finalement, le temps va « être perçu comme une suite d’unités standard mesurables, fonctionnant dans un univers parallèle, qui ne doit plus rien aux rythmes de la terre » (p 84). Cette nouvelle temporalité va déboucher sur une recherche d’efficacité accrue dans le temps disponible. Cette temporalité a régi de bout en bout l’âge du progrès et sa conception de l’efficience. L’efficience a cherché à « optimiser l’expropriation, la consommation et la mise au rebut des ressources naturelles, et, ce faisant, à accroitre l’opulence matérielle de la société dans des temps toujours plus courts, mais au prix de l’épuisement de la nature. Notre temporalité personnelle et le pouls temporel de notre société obéissent à l’impératif de l’efficience » (p 12).

« Dans cet ouvrage, le terme « efficiency » employé dans l’édition originale, ne signifie pas « efficacité (capacité d’atteindre un objectif), mais « efficience » (capacité d’obtenir les résultats ou les profits maximaux avec le minimum de moyens et de frais dans le minimum de temps) » (p 12). « L’âge du progrès marchait au pas de l’efficience ». « Passer du temps de l’efficience à celui de l’adaptativité : tel est le visa de réadaptation qui permettra à l’espèce humaine de sortir d’un rapport de séparation et d’exploitation avec le monde naturel pour être rapatrié parmi la multitude des forces environnementales qui animent la Terre » (p 12)… Remplacer l’efficience par l’adaptativité implique des changements radicaux dans l’économie et dans la société : elles vont passer de la productivité à la régénérativité, de la croissance à l’épanouissement, de la propriété à l’accès, des marchés avec leurs vendeurs et leurs acheteurs aux réseaux avec leurs fournisseurs et leurs utilisateurs, des processus linéaires aux processus cybernétiques, des économies d’échelle de l’intégration verticale à celles de l’intégration latérale… des conglomérats capitalistes aux petites et moyennes coopératives opérant en blockchain sur des communs fluides… de la globalisation à la glocalisation, du consumérisme à l’intendance des écosystèmes, du produit national brut (PNB) aux indicateurs de qualité de vie… (p 12-13). Déjà expert de la « troisième révolution industrielle », Jérémie Rifkin voit là un mouvement en voie de « réinsérer l’humanité dans les infrastructures indigènes de la planète : l’hydrosphère, la lithosphére, l’atmosphère et la biosphère. La nouvelle infrastructure emporte l’humanité au delà de l’ère industrielle… » (p 13).

« Sans surprise, la nouvelle temporalité s’accompagne d’une réorientation fondamentale à l’égard de l’espace ». Notre appréhension de l’espace varie dans le temps, comme l’auteur nous le fait remarquer en mettant en lumière l’avènement de la perspective dans la peinture de la Renaissance italienne et ses incidences révolutionnaires (p 86-87). Bien sûr, dans l’âge qui vient, les ressources naturelles seront perçues et gérées autrement. Mais le changement de mentalité va plus loin encore. Nous prenons conscience d’appartenir à un ensemble vivant et nous ne nous regardons plus comme des êtres à part séparés de l’extérieur. L’auteur nous fait part de découvertes importantes qui nous situent en interaction avec le vivant. « Nous commençons à comprendre que notre vie et celle des autres êtres vivants est faite de processus, de modèles et de flux… Tous les êtres vivants sont des extensions des sphères terrestres. Les minéraux et les nutriments de la lithosphère, l’eau de l’hydrosphère, l’air de l’atmosphère nous parcourent continuellement sous forme d’atomes et de molécules, s’installent dans nos cellules… et y sont remplacées régulièrement, à différents intervalles, au cours de notre vie. La majorité des tissus et organes qui constituent notre corps se renouvellent sans cesse au fil de nos existences… ». Et, par ailleurs, « Notre corps n’est pas uniquement à nous. Nous le partageons avec de nombreuses autres formes de vie – des bactéries, des virus, des protéines, des archées et des champignons… Plus de la moitié des cellules de notre corps ne sont pas humaines… elles appartiennent aux autre êtres qui vivent dans chaque coin de notre anatomie (p 179-190)… Ainsi, nous sommes tous des écosytèmes… Et, de plus, nous sommes faits de multiples horloges biologiques qui adaptent continuellement nos rythmes corporels internes à ceux que marquent les rotations de la terre… rythmes circadien et lunaire, rythme des saisons, rythmes annuels… » (p 13-14).

Ainsi, « nous faisons partie de la terre, au plus profond de notre être… » L’auteur en déduit que « cela nous inspire des idées neuves sur la nature de la gouvernance et sur notre fonctionnement en tant qu’organisme social. A l’âge de la résilience, gouverner, c’est assurer l’intendance de écosystèmes régionaux. Et cette gouvernance biorégionale est beaucoup plus partagée, distribuée… » (p 15)

Cependant, on ne peut manquer de se poser une question fondamentale. Quel est le sens de ce parcours ? « Que cherche l’humanité ? Pas seulement sa simple subsistance. Quelque chose de plus profond, de plus tourmenté bouillonne en nous – un sentiment qu’aucun autre être vivant ne possède… Nous sommes en quête continuelle du sens de nos existences. » (p 16). C’est là que Jérémie Rifkin en revient à mettre en évidence la vertu qu’il a déjà appréciée dans l’humanité : son potentiel d’empathie (4). « Cet atout rare et précieux croit, décroit et ne cesse de réapparaitre ». « Ces dernières années, la nouvelle génération a commencé à étendre son empathie au delà de notre espèce pour y inclure les autres vivants qui font tous partie de notre famille évolutionnaire. C’est ce que les biologistes appellent la « conscience biophile ». Voilà un signe encourageant ».

 

L’approche de la résilience

Dans son livre, Jérémie Rifkin nous introduit dans une histoire, celle qui analyse le pesant héritage du passé pour baliser ensuite les voies d’un avenir viable, plus précisément d’un âge de la résilience. Ce parcours s’opère en quatre parties : « Efficience contre entropie. La dialectique de la modernité ; L’appropriation de la Terre et la paupérisation des travailleurs ; Comment nous en sommes arrivés là. Repenser l’évolution sur Terre ; L’âge de la résilience : la fin de l’ère industrielle ». Aujourd’hui, le regard scientifique est en train de changer, une nouvelle manière d’approcher les réalités en terme de « socio-écosystèmes adaptatifs complexes » (p 217).

Après avoir rappelé les principes de la science classique dans la foulée de Francis Bacon, l’auteur met en lumière une nouvelle approche, l’apport d’un écologue canadien : Crawford Stanley Holling. En 1973, dans un article intitulé : « Résilience et stabilité des systèmes écologiques », il a exposé une nouvelle théorie sur l’émergence et les modes de fonctionnement de l’environnement naturel. Holling a introduit les concepts de gestion « adaptative » et de « résilience » dans la théorie des systèmes écologiques ; avec d’autres pionniers, il a posé les bases d’une méthode scientifique radicalement neuve qui, en fusionnant l’écologique et le social, allait défier les principes directeurs, tant théoriques que pratiques de l’économie admise. Il s’agit de la théorie des « socio- écosystèmes adaptatifs complexes » (p 217).

Pour Holling, « le comportement des systèmes écologiques pourrait être défini par deux propriétés distinctes : la résilience et la stabilité »… La théorie de la résilience de Holling a ensuite été importée dans la quasi-totalité des disciplines : la psychologie, la sociologie, les sciences politiques, l’anthropologie, la physique, la chimie, la biologie et les sciences de l’ingénieur. Différents secteurs économiques ont commencé à s’y intéresser… Mais le plus important est que l’épicentre de la nouvelle Grande Disruption se trouve à l’intersection de l’économie et de l’écologie. Holling précise : la résilience est la propriété du système et la persistance ou la probabilité d’extinction est le résultat. Une des principales stratégies retenues par la sélection n’a donc pas pour but de maximiser l’efficience ou un avantage particulier, mais de permettre la persistance en maintenant d’abord et avant tout la flexibilité » (p 217-218). En ce sens, la diversité est un atout. « Une méthode de gestion fondée sur la résilience… insistera sur la nécessité de garder une multiplicité d’options ouvertes, d’observer les évènements dans le contexte régional et non local et de privilégier l’hétérogénéité » (p 218). Et, dans la même perspective, il nous faut reconnaître notre ignorance et accepter l’imprévisibilité. « Dans les trente ans qui ont suivi, Holling a vu sa première esquisse de théorie de la résilience et de l’adaptation modifiée, améliorée et nuancée par d’autres et ces apports n’ont cessé d’affiner et d’enrichir sa thèse. En 2004, il a coécrit un nouvelle version de la résilience et des cycles adaptatifs ». Ici, on y exprime que « le système peut être incapable de se maintenir, ce qui l’oblige de se transformer en un nouveau système auto-organisé » (p 218-219).

L’auteur met l’accent sur les transformations qui adviennent ainsi. « Quand des forces interagissent  dans la nature, la société et l’univers, elles ne reviennent jamais à leur point de départ, car leurs interactions, si minimes soientelles, changent la dynamique (p 220). Et donc, « résilience n’a jamais voulu dire des restaurations parfaites du statu quo ante… On ne doit jamais considérer la résilience comme un état, une manière d’être dans le monde, mais comme une manière d’agir sur le monde » (p 221).

Et, si on envisage la résilience en terme de démarche thérapeutique, « elle n’est jamais un retour. On ne peut jamais revenir en arrière, mais seulement aller de l’avant vers un sens nouveau de sa capacité d’action » (p 221).

La science économique actuelle est remise en cause par la mutation en cours. « La rénovation imposera une réévaluation partielle de certains de ses fondements : la théorie de l’équilibre général, les analyses coûts-avantages, la définitions étroite des externalités et les concepts trompeurs de productivité et de PIB. Et d’abord, il faudra modérer et même remettre en cause l’obsession de l’efficience. Par dessus tout, les milieux d’affaires vont devoir renoncer complètement à leur conception du monde naturel et à leur rapport avec lui» (p 222). « Pour commencer à remodeler la théorie économique, le mieux n’est-il pas de suivre la démarche de l’âge de la résilience ? Celle qui est en train de sortir les autres discipline académiques du marasme de la recherche scientifique traditionnelle essentielle à l’âge du progrès ? ». L’auteur préconise donc l’approche des éco-systèmes adaptatifs complexes qui «  conçoit la recherche de façon fondamentalement différente de la méthode scientifique traditionnelle. Premièrement, parce que cette dernière procède souvent en isolant un seul et unique phénomène… Deuxièmement, parce que la conception admise de la recherche scientifique est… en fait complètement biaisée… Le préjugé implicite, c’est d’examiner le monde comme s’il était fait d’un assortiment d’objets passifs et même inertes par nature, dont la capacité d’action est faible ou nulle. Troisièmement, la nature est souvent perçue comme un ensemble de « ressources » à exploiter au profit de la société » (p 223-224). A la différence de la recherche classique, dans la recherche sur les socio-systèmes adaptatifs, on passe : « des caractéristiques des parties aux propriétés systémiques ; de systèmes fermés aux systèmes ouverts ; de la mesure à la détection et à l’évaluation de la complexité ; de l’observation à l’intervention » (p 225). « Pour avancer, il faut que la visée de la recherche scientifique passe, du moins en partie, de la prédiction à l’adaptation » (p 227).

L’auteur évoque la pensée du philosophe américain : John Dewey, fondateur du pragmatisme. Il fut « l’un des premiers penseurs à attirer l’attention sur les mérites de l’adaptativité en tant que méthode de recherche scientifique et de résolution de problèmes… Pour Dewey, celui ou celle qui veut comprendre une situation commence toujours son enquête en y participant activement, en faisant expérience directe du problème qu’elle pose et en subissant personnellement ses effets » (p 227). « L’adaptativité acquit un certaine influence au début du XXe siècle, mais elle a ensuite été submergé par la croisade pour l’efficience » (p 228). Mais aujourd’hui, cette obsession de l’efficience est remise en cause. « Sur cette terre qui se réensauvage, il n’est plus question de profiter (opportunités infinies) mais de limiter les risques, et l’efficience commence à céder sa place à l’adaptativité » (p 228). L’auteur examine ensuite les manifestations de ce courant visant à l’adaptativité. C’est un nouvel état d’esprit. « La science économique traditionnelle et les mécanismes du capitalisme, en théorie comme en pratique, ne survivront pas sous leur forme actuelle à la transformation induite par le passage à la pensée des systèmes adaptatifs complexes… La pensée des systèmes adaptatifs complexes va également nécessiter une réforme du monde universitaire… Il n’existe qu’une seule façon de comprendre ce qui se passe : adopter une approche interdisciplinaire du savoir… » (p 231-232). L’esprit humain se prête à ce changement. C’est ici que l’auteur met en évidence une découverte récente des anthropologues : « De nouvelles séries de données environnementales indiquent qu’homo a évolué sur fond de longues périodes d’imprévisibilité de son habitat… ». Et ils précisent : « Les facteurs essentiels au succès et à l’expansion du genre homo ont eu pour fondement la flexibilité de son système alimentaire dans des environnements imprévisibles, car c’est elle, avec la reproduction alimentaire et la flexibilité du développement, qui a permis l’élargissement géographique et réduit les risques de mortalité ». Ainsi, un de ces chercheurs a pu écrire : « L’origine du genre humain se caractérise par des formes d’adaptabilité » (p 253-254). On peut parler « d’ingéniosité de l’espèce humaine ». Jérémie Rifkin voit là un encouragement. Comment faire face au réchauffement climatique ? « C’est la question fondamentale de notre époque. L’adaptabilité humaine aux changements brutaux du régime climatique est notre point fort. C’est ce qui a fait de nous une des espèces les plus résilientes de la planète. Au seuil de l’âge de la résilience, voilà peut-être la nouvelle la plus encourageante du moment » (p 235).

 

L’âge de la résilience : la fin de l’ère industrielle

Jérémie Rifkin consacre la quatrième partie du livre aux grands axes de changement qui forment la trame du nouvel âge : l’infrastructure de la révolution résiliente ; la montée en puissance de la gouvernance biorégionale ; une place croissante de la pairocratie distribuée dans la démocratie représentative ; l’essor de la conscience biophile. Ces chapitres, à nouveau, sont riches et denses en informations et idées. Chacun de nous a conscience de ces grands mouvements. C’est pourquoi nous nous bornerons ici à un bref aperçu en renvoyant à une lecture approfondie du livre.

 

Une nouvelle infrastructure. Un nouveau paradigme économique

Jérémie Rifkin nous a déjà entretenu dans un livre précédent ‘Le New Deal vert mondial’, des transformations structurelles en train de se préparer (3). Il met ici l’accent sur l’importance des infrastructures. Elles sont « bien plus qu’un simple échafaudage qui sert à réunir un grand nombre d’êtres humains au sein d’une vie collective ». Elles associent en effet trois facteurs majeurs : « de nouvelles formes de communication, de nouvelles sources d’énergie et de nouveaux moyens de transport et de logistique ». « Quand ces trois avancées techniques apparaissent et fusionnent en une seule et même dynamique, elles changent radicalement la façon dont on communique » (p 239). Et l’auteur ajoute qu’elles ont elles-mêmes une influence sur l’ensemble de la vie collective. « On assimile très justement ces structures à de vastes « organismes sociaux ». Ce sont des systèmes auto-organisés qui agissent comme une totalité unique ».   « Les grandes révolutions infrastructurelles changent la nature de l’activité économique, la vie sociale, et les formes de gouvernement… » (p 240). Ainsi après les infrastructure du XIXe siècle (charbon, machine à vapeur, réseau ferré, télégraphe), puis du XXe siècle (réseau électrique centralisé, téléphone, radio et télévision, voitures, avions, réseaux routiers, aérodromes), « aujourd’hui, nous sommes au cœur d’une troisième révolution industrielle. L’Internet numérisé de communication haut débit converge avec un Internet numérisé continental de l’électricité, alimenté par les énergies solaire et éolienne ». Une énergie verte est revendue à l’internet continental. « Actuellement, ces deux internets numérisés convergent avec un troisième : l’Internet numérisé de la mobilité et de la logistique ». C’est la part des véhicules électriques. « Ces trois Internets vont progressivement partager un flux continu de données et d’analyses de ces données… A l’ère qui vient, on va rénover les immeubles à des fins d’énergie et de résilience climatique… ». Ce seront des « immeubles intelligents » (p 241-242).

« Les infrastructures des deux premières révolutions industrielles ont été conçues pour opérer en pyramide, de haut en bas, et pour fonctionner au mieux lorsqu’elles étaient enveloppées par plusieurs couches de droits de propriété matérielle et intellectuelle ». Les infrastructures des deux premières révolutions industrielles ont été propulsées, pour l’essentiel, par des énergies fossiles. Elles ont donné lieu à des engagements militaires. Au contraire, l’infrastructure de la nouvelle révolution industrielle est conçue pour être distribuée et non centralisée. Elle fonctionne mieux quand elle reste ouverte et transparente… ». « Elle est conçue pour s’étendre latéralement et non verticalement ». (p 244). L’auteur reconnait la présence actuelle d’oligopoles mondiaux dans ce champ. Cependant il estime que l’évolution à venir ne va pas dans le sens de la centralisation (p 245).

Des transformations majeures adviennent. « Bien qu’elle soit encore dans sa petite enfance, l’économie du partage distribuée et interconnectée par le numérique constitue un nouveau système économique. C’est le premier à entrer en scène depuis le capitalisme au XVIIIe siècle et le socialisme au XIXe siècle – encore un signe qui montre à quel point le nouvel ordre économique émergent se distingue de ce que nous avons connu sous le capitalisme industriel » (p 250). Le PIB, par exemple, perd de plus en plus son rôle d’indicateur de la performance économique. Le monde entier est concerné. « En 2020, des milliards d’êtres humains avaient un smartphone, et chacun de ses appareils possédait une puissance de calcul supérieure à celle qui avait envoyé des astronomes sur la Lune… L’humanité se connecte à un multitude de plateformes pour jouer, travailler, entretenir des relations » (p 251).

Dans ce chapitre, Jérémie Rifkin nous ouvre sans cesse de nouveaux horizons. Nous entrons dans un nouvel univers économique et social. « Quand nous dressons la liste de tous les changements induits par le passage à une infrastructure numérique intelligente de troisième révolution industrielle, l’énormité de ce qui se profile suggère une transformation radicale de notre idée de la vie économique. Elle va passer de la propriété à l’accès, des marchés « acheteurs-vendeurs » aux réseaux « fournisseurs-utilisateurs » ; des bureaucraties analogiques aux plateformes numériques… ; du capital financier au capital naturel ; de la productivité à la régénérativité ; de processus linéaires aux processus cybernétiques ; des externalités négatives à la circularité ; des économies d’échelle de l’intégration verticale à celles de l’intégration latérale ; des chaines de valeur centralisées aux chaines de valeurs distribuées ; du produit intérieur brut aux indicateurs de qualité de vie ; de la globalisation à la glocalisation ; des conglomérats de sociétés transnationales aux agiles PME opérant sur de simples réseaux blockchains glocaux et de la géopolitique à la politique de la biosphère ». Ces réalités nouvelles s’expriment souvent dans des termes techniques, un nouveau langage et une nouvelle réalité à découvrir dans ce chapitre.

Dans une conjoncture qui nous paraît si menaçante, Jérémy Rifkin introduit un nouveau regard : « Nous assistons à un saut extraordinaire dans un nouveau paradigme économique. Au début de la décennie 2040, il ne sera probablement plus perçu comme une troisième révolution industrielle fonctionnant sur un modèle économique strictement capitaliste. Notre société mondiale commence à sortir des deux cent cinquante années de révolution industrielle et à se tourner vers une ère nouvelle. Le mieux est de la nommer : « révolution résiliente » » (p 255).

 

Nouvelles formes de gouvernance

Les transformations nécessitées par la politique écologique requiert également de nouvelles formes de gouvernance. L’auteur envisage ainsi la montée en puissance d’une gouvernance biorégionale. Les accidents climatiques appellent des « mobilisations en terme de ‘gouvernance des communs’ où l’investissement personnel est bien plus fort » (p 267). Certes des fractures apparaissent actuellement dans les sociétés. Mais l’auteur développe une approche prospective.

Les régions rurales longtemps dévalorisées vont ré-émerger. Elles ont souvent des atouts en termes de potentiel solaire et éolien. Mais surtout, elles sont à même d’accueillir la nouvelle économie de partage distribuée et interconnectée par le numérique. « Les start up technologiques intelligentes peuvent opérer dans les bourgs et petites villes des zones rurales où les prix de l’immobilier et les frais généraux sont moins élevés, tout en restant compétitives sur les marchés « glocaux » (p 270). On observe par ailleurs une migration dans laquelle certains quittent les grandes villes pour s’installer dans les campagnes dans un mode de vie plus naturel ».

Récemment, « la communauté scientifique a posé le cadre d’une gouvernance biorégionale en appelant à « réensauvager » ou « reruraliser » la moitié de la terre » (p 276) en vue notamment de lutter contre la disparition des espèces et des écosytèmes. L’accent est mis sur l’importance des forêts naturelles dans le maintien de la biodiversité et la rétention et le stockage du carbone. L’auteur identifie des « bio régions » qu’on peut envisager « en termes sociaux, psychologiques et biologiques », avec l’idée de « vivre en un lieu » et en entendant par là : « une société vivant en équilibre avec la région qui la soutient à travers les liens entre les vies humaines, les autres êtres vivants et les processus de la planète – les saisons, le climat, les cycles de l’eau » (p 280). L’auteur en donne des exemples aux Etats-Unis et il met en lumière l’avènement d’une « gouvernance biorégionale » (p 176).

 

Participation et association

Nous observons aujourd’hui un « délitement de la cohésion sociale » (p 295). Le mécontentement monte et la méfiance s’accroît . Une enquête menée en 2020 dans 28 pays constate que 66% de citoyens n’ont pas confiance dans leur gouvernement actuel (p 295). Des remous, de grands changements mal interprétés suscitent l’inquiétude. La violence monte. Ces menaces appellent un renouvellement de la gouvernance à travers une participation accrue des citoyens. Ainsi un chapitre est intitulé : « La démocratie représentative fait une place à la pairocratie (le rôle des pairs) dans la démocratie représentative » (p 289). « Une jeune génération commence à tempérer la démocratie représentative avec ses succès, ses espoirs déçus et ses insuffisances en y mêlant une forme d’action politique horizontale, latérale, plus large, plus inclusive, qui insère les communautés locales au sein des écosystèmes… ». « Cette nouvelle identité politique émergente s’accompagne d’un engagement militant direct dans la gouvernance… Chaque citoyen devient partie intégrante du processus de gouvernement… Des assemblées citoyennes apparaissent. Leurs membres se réunissent entre égaux, entre pairs, travaillant parallèlement aux autorités en donnant des avis, conseils et recommandations… Ces assemblées de pairs horizontalisent la prise de décision en assurant l’engagement actif des citoyens dans la gouvernance. La démocratie représentative fait une place à une « pairocratie » distribuée comme la gouvernance locale fait une place à une gouvernance biorégionale en ces temps où les citoyens se regroupent pour réagir aux défis comme aux opportunités de sauvegarde de leur biorégion » (p 289-290). De nombreuses expériences apparaissent : budget participatif, contrôle local sur les écoles ou sur la police ».

Jérémie Rifkin inscrit son étude dans une réflexion historique sur la conception et la pratique de la liberté dans la période moderne en Occident et la vision de nouvelles générations pour lesquelles «  la liberté est affaire d’accès et d’inclusivité et non d’autonomie et d’exclusivité. Ils mesurent leur liberté au degré auquel ils peuvent accéder et participer aux plateformes qui prolifèrent sur toute la planète. L’inclusivité qu’ils ont à l’esprit est latérale et très étendue : elle englobe souvent le genre, l’ethnie, l’orientation sexuelle et même le lien avec les autres êtres vivants sur une planète en vie » (p 292). L’auteur note « l’arrivée à maturité des organisations de la société civile… Ces organisations sont des mouvements sociaux, des entreprise économiques et aussi de nouvelles formes de proto-gouvernance qui font entrer les citoyens sur la scène politique » (p 300-301).

 

Conscience biophile 

Selon Jérémy Rifkin, la grande dynamique à l’œuvre pour promouvoir l’âge de la résilience s’inscrit dans le développement d’une « conscience biophile ». Ce chapitre mériterait une analyse spécifique qui ne peut être engagée dans le cadre de cette présentation.

L’auteur commence par exposer les recherches de John Bowlby sur l’attachement. Privés de tendresse, de jeunes enfants dépérissent. Depuis l’intuition initiale de Bowlby sur le rôle que joue le comportement d’attachement, des  chercheurs ont examiné de plus près notre constitution biologique en cherchant à comprendre les mécanismes de la pulsion empathique profondément intégrés à nos circuits neuronaux. Ils ont ainsi découvert qu’au cœur même de notre être – et c’est ce qui rend notre espèce si spéciale – un élan biologique inné nous pousse à avoir de l’empathie pour « l’autre » (p 322). Comme il l’a déjà étudié dans un livre précédent sur l’empathie (4), l’auteur revient ici sur ce thème. Dans une rétrospective historique, il inscrit l’empathie dans une dimension sociale. « L’élan empathique n’est pas seulement lié aux pratiques éducatives vécues par l’enfant,… l’empathie change aussi au cours de l’histoire, elle est étroitement mêlée à l’évolution de la société ». « L’infrastructure de chaque civilisation apporte un paradigme économique qui lui est propre, un nouvel ordre social. Elle s’accompagne aussi d’une vision du monde, d’un grand récit auquel la population peut prêter allégeance. Elle permet, à chaque fois, d’élargir la solidarité empathique, qui peut englober et unir émotionnellement les diverses populations… » (p 326). L’auteur évoque ainsi des civilisations successives. Il y voit des « expansions de l’empathie » sans méconnaitre « les reculs et les retours au passé, ce grand fléau de l’histoire de l’humanité » (p 331).

Il perçoit aujourd’hui l’apparition dans la jeune génération d’« une nouvelle famille biologique plus inclusive. La conscience biophile émerge à peine. Elle sera probablement le grand récit qui va définir l’Age de la résilience en un temps où débute l’entrée de l’humanité en empathie avec les autres vivants » (p 332). Aujourd’hui, l’humanité a besoin de se « réaffilier à la nature » (p 332). Les urbains ont besoin de se reconnecter avec le vivant de telle manière que Anne-Sophie Novel nous en indique le chemin (5). Et l’auteur décrit les initiatives pour permettre aux enfants de se familiariser avec le monde naturel, comme, par exemple, les classes de nature. Au total, nous sommes appelés à un changement de perspective ; « L’universalisation de la biophilie fait passer le récit humain d’une obsession de l’autonomie à un attachement au relationnel. La formule classique de René Descartes, « Je pense, donc je suis », est déjà du passé, car la jeune génération qui grandit dans des mondes virtuels… structurés par des couches d’interconnexion horizontale lui préfère une autre maxime : « Je participe, donc j’existe » (p 352). « L’interprétation interactive de la nature, comme de celle de la nature humaine, impose de repenser radicalement le discours philosophique et politique qui a fondé l’âge du progrès » (p 353). « Deux siècles avant que le concept de conscience biophile soit introduit par E O Wilson, le grand philosophe et savant allemand Johan Wolfgang von Goethe propose de faire de la conscience biophile un contre-récit opposable à l’univers mort, rationnel, mécanique que décrit la vision stérile de Newton. Goethe est persuadé que la personnalité de chacun, de chacune – et sa résilience – est un matériau composite, fait des relations qui la tissent ou le tissent à l’intérieur même de l’étoffe de la vie ». Il envisage la nature comme « toujours changeante, en flux continuel. » (p 355). « Goethe ressent et vit l’expérience empathique avant que ce sentiment reçoive un nom. « Me mettre dans la situation des autres, comprendre toute espèce d’individualité humaine et m’y intéresser, écrit-il, c’est affirmer l’unité de la vie. Être « dans l’ensemble » : pour Goethe, cet élan ne s’arrêtait pas aux limites de notre espèce, mais s’étendait à la totalité de la nature » (p 356).

Face aux menaces qui nous inquiètent et nous embrouillent, dans une réalité complexe qui rend difficile notre discernement, nous recherchons éclairages et chemins. La vision de Jérémie Rifkin nous apporte un éclairage auquel nous ajouterons pour notre part une dimension spirituelle telle que nous la découvrons dans le livre de Michel Maxime Egger : « Ecospiritualité » (6). Jérémie Rifkin nous propose aussi un chemin. La prise de conscience des méfaits de l’héritage de l’âge du progrès débouche sur la mise en œuvre de nouveaux atouts en terme de nouveaux savoirs, de nouvelles pratiques et de nouvelles valeurs. Dans ce livre comme dans ses précédents, Jérémy Rifkin nous ouvre une nouvelle manière de voir.

J H

 

  1. Jérémy Rifkin. L’âge de la résilience. La terre se réensauvage. Il faut nous réinventer. Les liens qui libèrent, 2022
  2. La Troisième révolution industrielle : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-un-avenir-pour-l%e2%80%99economie/
  3. Le New Deal Vert : https://vivreetesperer.com/le-new-deal-vert/
  4. Vers une civilisation de l’empathie : https://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/
  5. Comment nous reconnecter au vivant, à la nature ? : https://vivreetesperer.com/comment-nous-reconnecter-au-vivant-a-la-nature/
  6. Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/

La couronne et les virus

https://products-images.di-static.com/image/ying-li-la-couronne-et-les-virus/9782889262182-475x500-1.webpUn conte moderne à l’écoute des sagesses du monde

 Ce livre interroge dès le départ par son titre : « La couronne et les virus » (1). Et puis on pressent que la couronne, c’est ce qui est précieux, ce qui est essentiel, ce qui est sacré face aux maux destructeurs engendrés par les virus. La signification se précise en cours de lecture, car l’auteur nous entraine dans le parcours d’une conversation entre des personnes certes fictives, mais qui nous apparaissent dans une consistance de vie. Cette conversation aborde de grandes questions que nous posons à propos de l’existence. Elles sont introduites par l’auteur au cours de cette conversation.

L’auteur de livre : « La couronne et les virus. Et si Einstein avait raison », Shafique Keshavjee a un parcours original. Originaire de l’Inde, il habite aujourd’hui en Suisse et a été professeur à l’Université de Genève. C’est un théologien chrétien, également spécialiste de l’histoire comparée des religions. Ses compétences se sont appliquées à l’écriture de ce livre. En effet, ce sont de grandes sagesses du monde qui sont appelées à répondre à des questions existentielles. Le fil conducteur de ce roman est le dialogue entre l’auteur et une jeune femme médecin chinoise habitant à Paris pendant l’épidémie, Li Ying et, au delà, par son intermédiaire, avec d’autres interlocuteurs représentatifs de courants religieux. Ainsi, sommes-nous introduits dans différentes visions spirituelles en écoutant ce qu’elles ont à nous dire. Cette conversation interculturelle et interreligieuse nous est présentée d’une manière attrayante avec une part de suspens et de rebonds, avec au cœur, une relation qui ne va pas de soi entre une belle jeune femme chinoise et un professeur avec l’expérience de l’âge.

Dans une interview vidéo (2), Shafique Keshavjee nous explique dans quel contexte il a écrit ce livre. Il était en recherche dans le souhait d’exprimer des réponses chrétiennes aux questions existentielles qui se posent aujourd’hui. La pandémie est arrivée. Quel sens cet événement peut-il avoir ? Shafique Kevhavjee a eu un rêve : « Une personne chinoise l’appelait : Et Dieu dans tout cela ? ». Déjà habitué à écrire en terme de fiction, l’imaginaire de Khavique s’est éveillé. A partir de la rencontre avec cette jeune et belle femme chinoise, d’autres personnages imaginaires sont apparus avec des apports substantiels. Dans ce contexte hors du commun, le langage se renouvelle. La Bible est le « Livre des Livres » et Jésus, le « Thérapeuthe des thérapeutes ». Dans la compréhension du langage hébraïque qui sous-tend l’écriture biblique, des clarifications et des éclairages apparaissent. Ainsi, ce livre sort des catégorisations habituelles, et, dans sa veine imaginative, il paraît heureusement accessible à des personnes en recherche. De par son style, de par sa forme, cet ouvrage ne se prête pas à l’écriture d’un compte-rendu linéaire Nous nous bornerons ici à en donner quelques aperçus.

 

La rencontre avec Li Ying

 A la suite de son rêve où une personne chinoise l’appelait à l’aide : « Et Dieu dans tout cela ? », Shafique Keshavjee nous raconte une histoire, celle d’une correspondance par courriel qui s’ouvre entre lui et une jeune femme chinoise, Li Ying. Ce n’est pas sans méfiance que l’auteur réagit aux premiers courriels. Et puis le dialogue s’instaure. La jeune femme se présente comme issue d’une famille taoiste, mais ouverte à une recherche spirituelle plus vaste. « A coté du Tao-Te-King de Lao Tseu que je médite avec délectation, je m’intéresse à toutes les voies qu’elles soient spirituelles ou non. Depuis peu, et sur les conseils de mon cousin Wenliang donnés avant sa mort, je me suis mis à lire ce qu’il appelait le Livre des Livres… » (p 18). Dès lors, elle a commencé à recevoir des « intuitions fortes ». Une des plus centrales serait la suivante : « Seul le meilleur de l’Orient et de l’Occident guérira nos vies » (p 16). Le message que Li Ying adresse à l’auteur, que nous appellerons maintenant ici : le professeur, est surprenant :

« Appel du Vivant

Agapé, Beauté et Bonheur

Courage. Création en crise….

La couronne de Vie est pour les combattants des virus » (p 19).

Ces propos s’éclaireront par la suite.

Li Ying explique pourquoi son message commençait par une lettre hébraïque exprimant « le commencement du commencement » : l’Aleph. Li Ying voit dans l’Aleph « l’origine sans origine de Tout et de tous » (p 22). Son cousin Wenliang a été ébloui par la découverte suivante : « Le Tao, c’est l’Aleph et l’Aleph, c’est l’Agapé » (p 22). « Dans une de mes méditation, j’ai saisi que l’Agape peut être traduit par Affection. J’ai été saisie par cette réalité : « L’Agapé, c’est l’Affection dans l’Infection. C’est dans un monde infecté que l’Affection se rend visible… » (p 23).

Le professeur se dit quelque peu désabusé. En réponse, Li Ying évoque son expérience de l’Aleph : « Dans les traditions asiatiques, le point de départ de l’expérience, ce n’est pas d’abord les mots, ( même s’ils sont vraiment utiles), mais le corps personnel et social et le souffle ». Elle évoque une « chorégraphie intérieure » où le souffle est moteur et où elle décline successivement : amour, beauté et bonheur. « Cette méditation intérieure éveille tous mes sens et m’aide à repérer les petits éclats d’affection, de beauté et de bonheur tout autour de moi » (p 28). Pour li Ying, parmi les valeurs-réalités les plus fondamentales, « c’est la triade amour-beauté-bonheur qui est la plus essentielle » (p 29).

Le professeur apprécie, mais se dit attristé et fatigué. En réponse, on notera un éclaircissement apporté par Li Ying dans une référence à l’hébreu. « Un des mots pour beauté en hébreu est tov lequel peut être aussi traduit par bonté. La beauté est bonne et la bonté est belle. Encore faut-il les voir. Le Livre des Livres affirme que l’Aleph est à l’origine de la lumière. Et tout aussi important, il dit que la lumière est tov » (p 34). « Le regard bienveillant d’autrui nous permet peu à peu de croire et de voir le tov (beautébonté) en soi. Le monde irait tellement mieux si, en tous lieux, nous portions un regard bienveillant les uns sur les autres. Pour ceux qui acceptent la voie de la méditation ou de la prière, c’est le regard bienveillant d’Aleph sur soi qui permet de mettre en lumière, sans peur, nos propres laideurs. Il permet surtout de mettre en lumière nos propres beautés » (p 36-38).

Après plusieurs échanges fondateurs, la conversation s’est poursuivie en introduisant d’autres personnages.

https://youtu.be/wwgSdizDDC4

Gamzou, une spiritualité juive

Li Ying introduit dans l conversation la présence de son voisin de palier, Gamzou. C’est l’époque où des personnes confinées commencent à se manifester en solidarité avec ceux qui luttent contre la pandémie. Certains s’expriment à partir de leurs balcons. « Un soir », écrit Li Ying, j’ai entendu quelqu’un qui écoutait de la musique. C’était une version orchestrale et rythmée de John Lennon : « Imagine » J’ai vu un homme qui dansait et qui riait. C’est ainsi que nous avons fait connaissance… » (p 45). Cet homme âgé était inspiré par une spiritualité juive, celle des Hassidim. « Les Hassidim sont mus par la mélodie de tout être dans la création de Dieu. Si cela les fait passer pour des fous pour ceux qui ont des oreilles moins sensibles, devraient-ils pour autant cesser de danser ? » (p 47). Le vieil homme a invité Li Ying à danser et ils ont dansé, chacun sur leur balcon. Gamzou lui a dit finalement : «  N’oubliez pas la bonne humeur, Mademoiselle, quelque soient les terreurs ». Et il rajouta : « Tout a un sens » (p 48). Le professeur accueillit ce message, mais gravement objecta : « Ayant perdu un enfant, je n’ai plus envie de rire ». Gamzou, sollicité, répondit : «  Lorsque je danse, ce n’est pas parce que je suis toujours heureux dans l’univers présent, mais parce que je me projette vers la joyeuse délivrance qui vient » (p 51).

En regard, comme le professeur, le lecteur, ressent l’abomination de la Schoah. Gamzou en éprouve la souffrance bien sur, mais il continue à penser : « Tout a un sens ». « Dans ce temps de chaos et de peur, le Créateur nous appelle et nous dit : partout où il y a une grande obscurité, il y a une opportunité pour une plus grande lumière » (p 58).

 

Et si Einstein avait raison ?

 Gamzou est aussi en conversation avec Ruben, son fils qui habite Jérusalem. Celui-ci vient de découvrir « Yeshua comme Messie ». Cette nouvelle au départ a suscité un grand choc chez son père. Cependant, Li Ying est entré en contact avec Ruben. Ruben lui fit connaître la pensée d’Einstein, ce grand savant, de culture juive, mais qui ne croyait pas à un Dieu personnel. « L’argent pollue toute chose » a affirmé Einstein. Il n’a fait que répéter les enseignements de la Bible » (p 91). Et voici un autre écrit d’Einstein : « Si l’on sépare le judaïsme des prophètes et le christianisme tel qu’il fut enseigné par Jésus de tous les ajouts ultérieurs, en particulier ceux des prêtres, il subsiste une doctrine capable de guérir l’humanité de toutes les maladies sociales » (p 91). Cette découverte a ébloui Ruben. « Le meilleur du judaïsme et du  christianisme , selon Einstein, serait capable de « guérir l’humanité de toutes les maladies sociales ». « Et si Einstein avait raison »  C’est le sous titre donné au livre…

Alors, « Moi le juif, je me suis mis à l’école de Jeshua de Nazareth. Après un long cheminement, je suis arrivé à reconnaître que le Messie, c’est bien Jeshua » (p 92). Dans les remèdes à la crise, Ruben évoque l’humilité et la sanctification du sabbat, et sur un autre registre, une saine gestion des impôts.

 

Zineb : Une recherche de justesse et de liberté dans une culture musulmane

Li Ying introduit une de ses amies :Zineb dans le cercle de ses conversations avec le professeur.

Zineb, élevée dans une famille non pratiquante de culture musulmane, et passée par une étape de ferveur religieuse, mais elle a finalement découvert des failles doctrinales qui sont à l’origine de grandes violences . Certes, comme l’écrit Li Ying, « Zineb ne voit plus que le pôle Babylone sans percevoir le pôle Jérusalem. Or le Vivant fait lever son soleil sur les bons et les méchants. Et, dans toutes les cultures, des traces de sa présence peuvent être trouvées ». et Li Ying pose une question embarrassante : « Selon Djamila (nom original de Zineb), ce ne sont pas seulement des musulmans malades de haine qui seraient transmetteurs du « virus », alors que le texte sacré du Coran serait sain. Mais dans le Coran même, il y aurait des virus de haine. Et alors que des musulmans sains et lumineux y résisteraient, d’autres y succomberaient et les transmettraient autour d’eux. Comme tu connais bien les religions, voici ma question : Si il y a des Coranovirus, est-ce qu’il y a des Bibliovirus  et des Talmudovirus » ? (p 125-126).

 

Zhen : Une manifestation du mal

Un jour, le professeur reçut un mail inhabituel de Li Ying. Ce mail l’invitait à une relation érotique ave son amie chinoise. Surpris, le professeur répondit négativement. La rupture fut évitée de justesse. Par un autre mail, Li Ying expliqua au professeur comment son frère Zhen, fauteur de zizanie, avait manipulé son ordinateur en son absence . Le professeur parvint à « douter de ses doutes » sur ce qui était arrivé. La conversation reprit et se poursuivit heureusement. Ainsi reçut-il de Li Ying un mail où elle reprenait l’enseignement de la Kabbale qui lui avait été transmis par son ami juif. « La Kabbale enseigne que quatre mondes sont imbriqués les uns dans les autres : le monde naturel, le monde humain, le monde angélique et le monde divin. A l’interface de ces quatre mondes, il y a des « états d’esprit ». Les « états d’esprit » sont façonnés à la fois par des « pulsions humaines » et par des impulsions spirituelles inspirées par des intelligences supra-naturelles vivifiantes ou mortifères. Cependant toutes ces intelligences surnaturelles restent soumises au monde du divin. Le monde du divin s’exprime diversement. La première manifestation du divin est Kether. La couronne, Kether est la volonté divine originale, source de tout délice et de tout plaisir » (p 140). Le professeur reçut cette vision avec enthousiasme. « Par Gamzou et Ruben, je saisis avec émerveillement que, selon la Kabbale, la première manifestation de l’Ultime réalité se nomme Kether : la Couronne. Et cette Couronne originelle est avant tout volonté de désir et de plaisir ». (p146-147).

 

Une multiplicité de virus

 Tout au long de ce livre, la pandémie est constamment présente. Li Ying elle-même n’était-elle pas une femme médecin engagée contre la maladie dans un hôpital. Mais, à partir de là, voici que le débat s’élargit. La définition des virus est étendue à ce qui fait du mal à l’humanité. Li Ying ouvre cet horizon : « Cette vision d’une humanité infectée de nombreux virus ne m’a plus quitté. Mais quels sont-ils ? Il y a bien sûr le coronavirus. Mais quels sont les autres ? C’est alors que j’ai eu cette conviction. Pour soigner l’humanité, nous devons connaître tous les virus qui l’empoisonnent… Une voix intérieure me dit alors : « Le monde a beaucoup d’immunologues du corps, mais pas assez de l’âme et surtout de l’esprit » (p 69). Li Ying poursuit sa réflexion : « Virus vient du latin : « uirus » qui signifie poison. Un virus est un poison parasitaire. Si l’on accepte que l’être humain a trois dimensions distinctes et interdépendantes à savoir le corps, l’âme et l’esprit, il devient vital de s’intéresser non seulement aux virus qui détruisent le corps (la vie physiologique), mais à ceux qui détruisent l’âme (la vie psychologique) et l’esprit (la vie spirituelle) ». Cette approche recueillit l’assentiment du professeur. Ainsi il désigna en quelques mots les poisons qui lui paraissaient les plus courants : peur, convoitise, violence, suffisance. Et il écrit : « je me suis souvenu que le thérapeuthe des thérapeuthes (pour parler comme le cousin de Li Ying) avait enseigné que le cœur humain est le lieu principal des infections… C’est ce lieu qui doit être guéri en priorité » (p 76). A nouveau, dans la conversation, Li Ying rapporta un entretien avec Gamzou à propos d’un tir à l’arc. Ce n’est pas évident d’atteindre la cible. « Savez-vous quel est le virus le plus dangereux de l’humanité ? C’est ce que notre livre sacré nomme : « khattat »  ce qui signifie : manquer la cible. En latin, il a été traduit par « peccatum », ce qui a donné en français : péché ». Le professeur se réjouit de ce message : « Gamzou et Li Ying n’avaient pas eu peur de dire que le virus le plus mortel pour l’humanité, c’est le « péché ». Mais leur compréhension était loin de celle si culpabilisante -et irrecevable- que les églises avaient transmises pendant des siècles » (p 83).

Mais qui est Li Ying ?

Dialogue au plus profond

Comme Li Ying se dit en contact avec beaucoup de personnalités dans le monde, le professeur s’interroge sur sa vraie nature. En réponse aux questions qu’il lui pose sur son identité véritable, Li Ying lui adresse une réponse surprenante : « Je suis la face la plus lumineuse de l’âme humaine » (p 172). Cela n’allait pas de soi. Serait-elle un aspect de l’âme du professeur ? Li Ying précisa : « Je suis la face la plus belle de l’âme humaine. Et pour ceux qui savent s’écouter, l’âme parle à l’âme » (p 173). Il y a ainsi des dialogue intérieurs dans la parole biblique : « Retourne mon âme à ton repos, car le Vivant t’a fait du bien ». « Tu étais fatigué et j’ai voulu te réchauffer . Quand dans nos vies tout est gris, il devient vital de distinguer la lumière de la nuit » (p 173). Ce roman s’achève par une parole que Li Ying adresse au professeur : « Je ne suis pas la lumière, mais la face lumineuse de l’âme qui appelle chacun à se tourner vers Celui qui dit : « Je suis la lumière du monde » » (p 182).

Un livre suggestif

Voici un roman qui se lit sans aucune lassitude dans le mouvement et la succession de mouvements et de moments très divers et une suite de suspens et de rebondissements. C’est une lecture où on prend son temps, car il y a de beaux éclairages qui appellent la réflexion et la méditation. Il y a là comme une promenade dans des paysages culturels différents. Certes, on est plus ou moins sensible et on n’adhère pas nécessairement. Mais l’auteur met en scène des réponses par rapport à des questions existentielles. Dans ce parcours interreligieux, on reçoit des éclairages nouveaux. Et si les personnages sont fictifs, ils paraissent tout à fait naturels. Cet ouvrage met en valeur le bon et le beau dont il nous est dit qu’il s’exprime dans le même mot hébraïque : tov. Alors il est réconfortant. A certains moments, on pourra apprécier cette parole de Li Ying : « Quand dans nos vies, tout est gris, il est vital de distinguer la lumière de la nuit » (p 173).

 

  1. Shafique Kevhavjee. La couronne et les virus. Et si Einstein avait raison. Saint-Augustin, éditions Het-Pro, 2021
  2. Interview vidéo de Shafique Kevhavjee sur son livre : La couronne et les virus : https://www.youtube.com/watch?v=wwgSdizDDC4

 

Une approche spirituelle de l’écologie

Selon Christine Kristof-Lardet

Manifestement, la transition écologique implique une transformation profonde dans notre genre de vie et, en conséquence, dans nos mentalités. Ce changement, intervenant dans des habitudes séculaires, ne va pas de soi. Il peut entrainer un ressenti de perte et un bouleversement des repères. Le coût est élevé. Face à ce coût, nous avons besoin d’une force motrice qui induise une nouvelle manière de voir, mais aussi de sentir, si bien que les comportements émergents puissent être assortis de satisfactions nouvelles. Par exemple, la « sobriété heureuse » ne peut l’être que si l’on y trouve des satisfactions morales, psychologiques et matérielles permettant de quitter la posture de consommateur traditionnel. La transition écologique implique des transformations sociales et économiques. Elle requiert en conséquence une vision éclairant ces transformations.

Aujourd’hui, à partir même des changements en cours, nous commençons à comprendre que tout se tient et à voir le vivant et le monde dans leurs interrelations, dans une approche globale, dans une perspective holistique. L’ampleur du changement requis requiert un dépassement. On rencontre ici une approche spirituelle si tant est qu’on puisse la définir, avec David Hay (1), comme « une conscience relationnelle » dans une relation avec les autres et avec soi-même, avec la nature, avec la présence divine… Et, de plus, en se référant à un chercheur anglais, Alister Hardy, le même David Hay perçoit le potentiel spirituel de l’homme comme une faculté qui s’inscrit dans l’évolution des êtres vivants. Si, la transition écologique nous achemine vers une civilisation nouvelle, ce processus requiert une vision spirituelle qui puisse éclairer les acteurs. Cette vision est déjà en cours. Elle est exprimée par des théologiens et par des sages (2). Elle inspire des pratiques nouvelles. On assiste à des émergences et à des convergences. Nous avons besoin de reconnaître ce mouvement et d’en percevoir toutes les dimensions. Comment mobilise-t-il déjà de nombreuses ressources en terme d’initiatives et de communautés ?         A ce stade, le récent livre de Christine Kristof-Lardet : « Sur la Terre comme au Ciel » (3), est une contribution particulièrement importante puisqu’elle nous fait connaître « les lieux spirituels engagés en écologie ». « Nombre de communautés spirituelles intègrent aujourd’hui la dimension écologique dans leur mode de vie et leurs structures, puisant à la source de leur sagesse les raisons de leur engagement pour la terre et le vivant. En même temps, elles sont des laboratoires où s’inventent et s’expriment des « possibles » qui peuvent nourrir notre société en quête de sens, de valeurs et de repères. Cette ouverture favorise l’émergence d’une approche spirituelle de l’écologie au sein de laquelle les postures du « méditant » et du « militant » se fécondent mutuellement » (page de couverture).

 

Approche spirituelle de l’écologie

Christinde Kristof-Lardet nous présente ainsi « une approche spirituelle de l’écologie ». C’est la poursuite d’un cheminement que Christine accomplit depuis une vingtaine d’années. « Ecojournaliste, écrivain, voyageur, militante écologiste à les heures, j’ai vu, pleuré et défendu la beauté de la Terre. Je me suis parfois posée dans des monastères retirés du monde et me suis laissé questionner. Comment, devant tant de splendeur, ne pas avoir le cœur chaviré ? Comment trouver la paix intérieure au sein du chaos que mes reportages me donnaient à voir ? Comment concilier ma quête écologique et ma quête spirituelle ? c’est lors d’une grande rencontre organisée au centre bouddhiste Karma Ling en Savoie que la jonction s’est opérée et que j’ai compris qu’écologie et spiritualité n’étaient en fait qu’une seule et même réalité. Cette prise de conscience a signé le début de mon exploration » (p 9). Dans une inspiration chrétienne et dans une dimension interreligieuse, Christine Kristof Lardet a donc suivi cette voie, la voie d’une convergence entre écologie et spiritualité. Journaliste, spécialiste des questions écologiques, elle est aujourd’hui rédactrice en chef de la revue Présence (4). Dans la continuité d’un travail jadis engagé par le WWF en direction des spiritualités, elle a poursuivi cette tâche en créant avec d’autres personnes de diverses traditions, un « Réseau des écosites sacrés ». « La vocation de ce réseau est de mettre en lumière les initiations écologiques inspirantes au sein des centres spirituels et de favoriser le dialogue entre ces lieux ».

Il s’agit bien de mettre en évidence la montée d’une approche spirituelle de l’écologie. « S’interroger sur les causes profondes de la destruction de la nature et de la crise écologique conduit à comprendre que celles-ci s’enracinent en grande partie dans notre cœur, notre culture et notre façon de « penser le monde ». C’est donc là, dans notre esprit et notre cœur que nous devons aussi chercher les solutions. La perspective de l’effondrement ne relèvent pas de la crise à résoudre ; elle nous appelle à une transformation intérieure qui seule permettra une véritable mutation de notre société… Il nous faut accomplir « un saut quantique » de la conscience. Pour cela, il convient de sortir de la séparation – perçue ou vécue comme telle – entre le monde de l’écologie et celui de la spiritualité. Développer une approche spirituelle de l’écologie, au sein  de laquelle la posture du « méditant » vient nourrir celle du « militant » – et inversement – ouvre des perspectives de réconciliation et d’espérance » (p 11).

 

Un réseau d’écosites sacrés

Nous découvrons à travers ce livre de nombreuses communautés qui s’inscrivent dans des cheminements religieux différents, du christianisme, aux religions orientales et aussi à des spiritualités émergentes et qui, chacune, s’ouvrent à la conscience écologique. On pourrait dire que, d’une certaine manière, leurs pratiques spirituelles les prédisposent à un éveil écologique, mais que c’est justement cet éveil qui engendre une dynamique commune. « L’écologie se pose de façon transversale au cœur des traditions spirituelles et inspire chacun de nous, « habitants de la maison commune », croyants et non croyants confondus : « Nous avons besoin d’une conversion qui nous unisse tous parce que le défi environnemental que nous vivons, et ses racines humaines, nous concernent et nous touchent tous », écrit le pape François dans l’encyclique « Laudato si’ » consacrée à l’écologie. Découvrir quelles sont les visions et les ressources cultivées au sein des centres spirituels, les mettre en lumière et montrer leur pertinence est un des buts de cet ouvrage » (p 11-12). Quelque soient les manques et les dysfonctionnements éventuels, ces communautés participent à une évolution générale. Elles innovent. « Toutes ces communautés, aussi imparfaites soient-elles, peuvent être également vues comme des laboratoires ou s’expérimente en miniature et de manière concentrée tout ce que notre humanité traverse à une plus grande échelle. Ce qui se joue dans notre société, notamment la transition écologique, se joue également en microcosme au sein des centres spirituels. Dans ce sens, il n’est peut-être pas vain d’imaginer que tous les trésors d’amour, de courage et de perspicacité mis en œuvre par ces communautés puissent être profitables au plus grand nombre » (p 12-13).

Ainsi, l’auteure nous introduit ici dans la vie d’une trentaine de communautés à travers « des reportages, réalisés en plusieurs années et actualisés en permanence, pensés dans une perspective de découverte et de partage et témoignages vécus »… Notre posture de base s’inscrit dans une neutralité bienveillante et lucide ». Le lecteur que nous sommes, trouve que cet objectif a été bien rempli. Chaque communauté est l’objet d’une monographie qui nous permet de la situer dans son histoire et d’en découvrir la vie quotidienne dans ses différents aspects. En 200 pages, il y a là un ensemble d’études de cas particulièrement éclairantes.

Nous voici en voyage : Des communautés chrétiennes anciennes ou nouvelles, des communautés de tradition orientale, des « communautés spirituelles intentionnelles »…

 

Quelques exemples en empruntant un tout petit bout de descriptif :

Le Centre Amma de Pontgoin 

« Le Centre Amma de Pontgoin, teinté d’Orient et d’Occident, est tout d’abord un lieu pour vivre les enseignements d’Amma… la sainte indienne qui serre les foules dans ses bras. Il s’inscrit dans la lignée des ashrams indiens par sa philosophie, les rituels et la discipline qui y est pratiquée. En même temps, cet ashram est un écosite qui expérimente et promeut un vivre-ensemble écologique en harmonie avec la nature… Au Centre Amma où l’on s’exerce aussi bien à la méditation, qu’à la permaculture, à la gouvernance partagée ou à l’art du compostage, la pratique spirituelle et l’engagement écologique se nourrissent mutuellement » ( p 21).

 

L’Arche de Saint-Antoine

« Dans cette ancienne abbaye, lovée au pied du Vercors, s’expérimente, depuis une trentaine d’années, une vie profonde de fraternité et de partage dans l’esprit de Lanza del Vasto, un disciple chrétien de Gandhi, à mi-chemin entre la vie monastique et la vie laïque. Cette communauté se compose aujourd’hui d’une cinquantaine de personnes qui expérimentent un mode de vie simple fondé sur la non-violence et la spiritualité, et sous-tendu par la recherche d’une harmonie avec soi, les autres et la nature. Ces valeurs constituent la trame d’une écologie intégrale qui se décline dans tous les aspects de la vie » (p 39).

 

Le Village des Pruniers

Fondé au cœur de la Dordogne par le vénérable moine, Thich Nhat Han en 1982, ce centre spirituel incarne le rêve de son fondateur de développer, dans un lieu de nature préservé et nourrissant, une communauté conjuguant la pratique de la pleine conscience et le vivre-ensemble fraternel… Puisant aux fondements de la tradition bouddhiste zen, cette communauté internationale propose aux multiples retraitants d’expérimenter la pratique de la méditation dans ses différentes formes et de vivre un chemin de réconciliation avec soi, avec les autres et avec la Terre » (p 59).

 

L’écohameau de La Chaux en Côte d’or

« Loin du tout-conformisme comme du tout-confort, Marie et Alexande Sokolovtch posent leur sac en juin 2009 à la ferme de La Chaux en Bourgogne après des années de nomadisme alternatif au service de jeunes démunis. Leur désir : prendre le temps, à la suite de Jésus, de vivre une simplicité volontaire et évangélique dans la cohérence entre engagement social, écologique et spirituel… Les Evangiles, c’est notre base et notre nourriture… Aujourd’hui, trois familles sont installées à La Chaux et forment avec sept enfants et un célibataire, une communauté d’une quinzaine d’habitants fixes. Inspirée des communautés de l’Arche de Lanza del Vasto, le ferme de La Chaux est aujourd’hui un bastion de la sobriété et de la débrouille, mais aussi un lieu où s’expérimente de façon atypique, le partage, l’accueil inconditionnel du prochain et la relation à la terre. Par son mode de vie et sa pratique, la ferme de La Chaux explore les différentes dimensions de l’écologie : la sobriété, l’usage du troc, la relation à la terre avec la réalisation de zones de maraichages ouvertes à tous et des cultures de variétés anciennes de blé en agroforesterie… , le partage et le don » (p 139-140)

 

Le monastère de Taulignan

« Onze sœurs vivent aujourd’hui dans ce monastère perdu au milieu de la Drome provençale. Elles cultivent des plantes aromatiques servant à créer des huiles essentielles ou des hydrolats dans la distillerie qu’elles ont fait construire en 2014. Cette activité est née de la nécessité de trouver une activité pouvant assurer leur subsistance en accord avec la vie monastique. C’est un parcours écologique qui a été encouragé par le paysan philosophe Pierre Rabbi. Au cœur de leur vie communautaire et de prière, ces pionnières cherchent à explorer entre Terre et Ciel la ligne de crête entre foi et écologie » (p 105).

 

Le monastère Orthodoxe de Solan dans le Gard

« Le monastère de Solan abrite aujourd’hui 17 moniales de tradition orthodoxe qui vivent principalement de la production de vin et des produits de leurs récoltes au potager ou au verger » . « La rencontre avec l’agroécologiste Pierre Rabbi dans les années 1990 a été décisive ». Elles ont accompli un beau parcours écologique. « Aujourd’hui, elles mettent en pratique ces principes écologiques d’autant plus naturellement qu’elles les vivent aussi de l’intérieur par la prière… la liturgie… une ascèse et l’eucharistie partagée dans une conscience ouverte au cosmos ». « Dans notre tradition, nous n’avons pas la dichotomie habituelle entre le spirituel et le matériel, le Créateur et la Création, entre l’homme et la nature… Nous nous sentons vraiment faire partie de la Création… » (p 136-131)

 

L’écovillage de Findhorn en Ecosse

« Le rôle de Findhorn depuis sa création a été de démontrer l’expérience pratique de la communion et de la coopération avec la nature fondée sur une vision de la vie et de l’intelligence organisée qui lui est inhérente » ( David Spangler). Au départ, en 1962 ,dans le nord de l’Ecosse, « c’est un groupe de trois adultes et six enfants, poussés par le « destin », qui s’installe sur un terrain de caravaning et qui développe une vie en harmonie avec le divin et la nature. Aujourd’hui, c’est une communauté composée d’environ 600 personnes qui propose un modèle de vie cohérente fondée sur trois principes : la spiritualité (par l’écoute intérieure), le service à autrui (par l’amour en action), et l’écologie globale (par l’intelligence au cœur de la nature) »… « La communauté de Findhorn s’illustre pas sa longévité et son développement exceptionnel… Elle a su conjuguer la spiritualité, la relation à la nature et le service au monde. Ces bases solides ont permis l’émergence de nouveaux paradigmes et de chemins jusque là inexplorés, en particulier la coopération avec l’intelligence de la nature… Dans ce creuset, s’est développée non seulement une conscience forte de l’unité de toutes choses, mais aussi la nécessité d’inscrire notre humanité dans le cercle beaucoup plus vaste de la communauté du vivant, avec laquelle nous partageons une fraternité ontologique » (p 177 et 198).

A travers ces quelques exemples, une grande émergence apparait et des convergences sensibles se manifestent.

A partir de cette recherche, Christine Kristof-Lardet met en évidence un dynamique spirituelle, communautaire, écologique. « Dépositaires de sagesse, ces communautés peuvent contribuer à soutenir et à nourrir l’évolution du monde, sa conversion vers un authentique respect de la planète et de tous les êtres qui l’habitent. Ce n’est que dans une approche globale, écosystémique, transdisciplinaire que nous pouvons répondre aux défis de notre temps » (p 235-236).

Ce livre bien écrit, bien construit rend compte au plus près de la démarche des communautés où la spiritualité et l’écologie s’allient. Il tient bien l’objectif annoncé : être « une ressource qui peut inspirer chacun dans sa quête d’harmonie et ouvrir des perspectives pertinentes pour notre monde en transition » .Comme l’écrit Sabish Kumar : « La transition nous appelle à passer à une vision holistique du monde, où physique et métaphysique, engagement et spiritualité dansent ensemble comme les deux faces d’une même médaille : Transition extérieure et transition intérieure vont de pair » (p 9)

J H

  1. David Hay. La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. La recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui (« Something there. The biology of the human spirit ») : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/
  2. Une vision exprimée par des théologiens et des sages. Ce livre comprend une bibliographie étendue (p 267-273) ; L’auteure note l’influence des spiritualités bouddhiste, hindouistes et plus largement orientales . « Ces spiritualités qui, pour la plupart s’ancrent dans une approche écosystémique et holistique, ont permis d’élargir les perspectives de nos cultures souvent cartésiennes, réductionnistes et largement anthropocentriques… Les résonnances étonnantes entre les textes récents du dalaï-lama autour de la responsabilité universelle par exemple et ceux du pape François dans l’encyclique « Laudato si’» sur l’écologie intégrale, révèlent une complémentarité de points de vue » (p 81), Dans le champ de la théologie chrétienne, Jürgen Moltmann a accompli un travail pionnier puisque son livre : « Dieu dans la création » et avec pour sous-titre : « Traité écologique de la création » est paru au Cerf en 1988. Courte présentation : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/ La pensée théologique de Jürgen Moltmann est très présente sur ce blog : « Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, pape François, Edgar Morin » : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/ Nous mettons également en évidence le courant écologique outre-Atlantique inspiré par le théologien : Thomas Berry : « Comment entendre les principes de la vie cosmique pour entrer en harmonie » : https://vivreetesperer.com/comment-entendre-les-principes-de-la-vie-cosmique-pour-entrer-en-harmonie/ Dans son « Center for action and contemplation », Richard Rohr développe également une spiritualité écologique. Nous avons rapporté certains de ses thèmes : « L’homme, la nature et Dieu » : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/
  3. Christine Kristof-Lardet. Sur la Terre comme au Ciel. Lieux spirituels engagés en écologie. Labor et Fides, 2019
  4. Présence. La revue des chercheurs de sens : https://revuepresence-leblog.com
Un nouveau regard sur l’histoire de l’humanité

Un nouveau regard sur l’histoire de l’humanité

Selon David Graeber et David Wengrow

Il y a différents possibles

L’histoire contribue à former notre vision du monde. C’est dire l’importance des conceptions qui l’inspirent. Ainsi, quelle est la trajectoire de l’humanité ? Passons-nous de petites communautés plutôt égalitaires et conviviales à une société plus savante, plus riche, plus complexe, mais aussi plus inégalitaire et hiérarchisée ? Une violence humaine jugée congénitale ne peut-elle être maitrisée que par un ordre social imposé rigoureusement ? Ou bien, l’observation du passé humain, ne fait-il pas apparaitre une grande diversité de formes et d’organisations sociales qui témoignent d’une grande créativité ? Une nouvelle approche historique permet-elle d’écarter toute fatalité et d’envisager différents possibles ?

En voulant répondre à ces questions, un livre publié en 2021 sous le titre : « The dawn of everything. A new history of humanity », puis traduit et paru en français en 2023, sous le titre : « Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité » (1) est devenu un best-seller international. Ce livre a été le fruit d’un travail de longue haleine de deux chercheurs : David Graeber, anthropologue américain, un temps figure de proue du mouvement : « Occupy Wall Street », malencontreusement décédé en 2020, et David Wengrow, archéologue britannique, professeur d’archéologie comparée à Londres. Ce volume de plusieurs centaines de pages rassemble et réalise la synthèse des nombreuses recherches mises en œuvre durant les deux ou trois dernières décennies et tirant parti de nouveaux moyens techniques d’investigation.

A la mesure de son originalité, cet ouvrage a suscité un grand nombre de commentaires particulièrement dans le monde anglophone, tant dans la grande presse comme le Guardian (2) ou le Washington Post (3) que dans des publications à vocation d’étude et de recherche, commentaires où se manifestent différentes attitudes, de l’approbation et l’enthousiasme à une critique variée tant académique qu’idéologique. En France, internet nous donne accès à un article de La Croix (4) qui met bien en valeur l’originalité de ce livre : « Il n’y a pas une seule voie de civilisation qui condamnerait l’humanité à vivre dans les inégalités et une institution politique hiérarchisée. Mais mille manières de créer des systèmes de vivre-ensemble qui peuvent passer par des organisations horizontales souples et cependant sophistiquées. Avant nos villes modernes, existaient ainsi, dans différents endroits du globe, de la Mésopotamie à l’Amérique précolombienne, de vastes communautés aux relations complexes, qui ne se sont pas senties contraintes, pour subsister, de constituer un État central avec des classes distinctes ». Notre propos ici n’est pas de présenter un résumé d’un livre aussi volumineux, aussi riche et aussi ambitieux, mais seulement d’attirer l’attention sur la vision nouvelle qui nous est ainsi offerte. On notera à cet égard une interview de David Wengrow sur France Culture (5), une piste qui nous permet d’entrer dans l’esprit de cette recherche.

 

Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie ?

« Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie » ? C’est le titre donné par France Culture à un entretien avec David Wengrow (5), un titre qui nous parait bien rendre compte du sens de la grande œuvre qui nous appelle à voir l’histoire de l’humanité sous un jour nouveau en montrant le manque de pertinence des mythes fondateurs proposés par Jean-Jacques Rousseau et Thomas Hobbes, tant en les replaçant dans leur contexte historique qu’en montrant comment les recherches novelles de l’archéologie et de l’anthropologie mettent en évidence un autre déroulé à partir de faits différents.

A un moment où l’histoire de l’humanité est l’objet de nouveaux livres par des auteurs tels que Francis Fukuyama ou Yuval Noah Harari, considérez-vous votre livre comme une nouvelle pierre à l’édifice ou comme une approche de déconstruction des interprétations dominantes ? demande son interlocutrice à David Wengrow. C’est bien la voie de la déconstruction, répond l’auteur. Ces livres récents s’inspirent encore de Thomas Hobbes ou de Jean-Jacques Rousseau qui sont pour nous hors de propos selon les preuves et les découvertes dans nos disciplines : l’archéologie et l’anthropologie. Nous cherchons ainsi à mieux comprendre les premières phases de l’histoire humaine. David Wengros décrit et critique les récits fondateurs de Jean Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Et, « lorsque des gens extrapolent des théories politiques à partir de ces récits, les résultats sont plutôt déprimants et même paralysants ». Ces récits comportent des visions pessimistes.

Ainsi, l’invention de l’agriculture est perçue négativement. On a pu la qualifier de « pire terreur de l’histoire ». « C’est de là qu’est venue la propriété privée et la concurrence et finalement le gouvernement centralisé. Lorsqu’on regarde les preuves issues de la recherche, nous voyons une réalité totalement différente. Tout d’abord, nous voyons, moins qu’une révolution, des processus qui ont pris des millénaires. Lorsque les êtres humains, dans les différentes parties du monde, expérimentaient les possibilités de l’agriculture », des approches différentes se manifestaient. « En d’autres termes, ce qui est perdu dans ce récit traditionnel de l’histoire humaine, c’est précisément la capacité de nos ancêtres lointains de prendre la mesure de leurs propres décisions. Nous essayons d’enlever ce sentiment d’inévitabilité ». David Wengrow estime que les sociétés humaines ont eu la capacité d’effectuer des choix, des choix raisonnés, « des choix formés par des principes moraux et éthiques. Aussi loin que nous pouvons remonter dans les preuves concernant les sociétés humaines, nous voyons des gens faire ce genre de choix ».

L’auteur peut s’appuyer sur de nombreux exemples. « Lorsque nous remontons à 20000 ou 30000 ans, là où, selon les récits traditionnels, on s’attendrait à voir de sociétés simples, égalitaires, en petits groupes, dans ces parties du monde où nous avons des preuves archéologique, ces sociétés ressemblent davantage à un carnaval, à des expérimentations sociales. Dans différentes parties de l’Europe, nous avons des preuves de rituels où des individus particuliers, des individus qui étaient inhabituels physiquement, on le voit d’après les restes humains, des individus souvent handicapés, sont enterrés avec une très grande richesse, comme des rois ou des reines. Le « comme si » est important parce que nous n’avons aucune preuve qu’à l’époque, il puisse y avoir eu des royaumes. Et donc, au sein de cette zone de théâtre rituel, les gens expérimentaient et créaient des formes, des hiérarchies qui, dans la durée de ce rituel, étaient réelles ». L’auteur met en évidence des variations saisonnières. Par exemple, dans les plaines de l’Amérique du nord, au cours de la saison de la chasse aux bisons, se formait une force de police. Mais elle se dissolvait à la fin du rituel de la chasse. Les membres de ces forces de police n’en faisaient partie qu’à titre provisoire. « C’est un exemple parmi beaucoup d’autres de la créativité politique que nous trouvons dans les sociétés qui ne pratiquent pas l’agriculture ». Par ailleurs, à propos de l’apparition de l’agriculture ou celle des villes, « cette idée que ces transformations, ces ruptures, qu’en quelques instants, tout avait changé, et qu’après, rien ne pouvait fonctionner de la même manière, cette idée ne tient plus la route face à l’examen scientifique ».

L’interlocutrice interroge ensuite David Wengrow sur la manière dont il questionne le rôle de l’état qu’on aurait surévalué, en donnant trop d’importance aux structures verticales. Cette organisation-là ne découle-t-elle pas directement de la naissance des villes ? L’auteur répond que « les musées ont une grande responsabilité à ce sujet. « Lorsqu’on va dans un des grands musées du monde, au Louvre, au British Museum, au Metropolitan, il semble qu’au moins pendant les 5000 dernières années, la planète entière était sous le contrôle des monarques surhumains… toutes ces sculptures… Je suis le grand roi de tout… Bon, on y croit… mais si on regarde l’éventail des grandes sociétés sur terre, il y a 4000 ans, il n’y avait qu’une toute petite zone sous le contrôle de ces sociétés très hiérarchisées. Que faisaient tous les autres ? On n’en sait pas grand-chose. On commence à en savoir plus et, d’une manière ou d’une autre, il est clair que, pour la plupart du temps, les gens organisaient leur société d’une autre façon. Ce que nous essayons dans le livre, c’est d’apprendre un peu mieux quelles étaient les alternatives et pourquoi aussi elles semblent éloignées de nous aujourd’hui ».

L’auteur s’intéresse également au cas de la bureaucratie. Certaines approches, sur le registre de la psychologie ou du management, nous disent que la bureaucratie a été créée pour traiter les problèmes d’échelle, de communication au sein des sociétés humaines « Toutefois, si nous considérons les recherches archéologiques nous voyons des administrations spécialisées qui apparaissent, il y a des millénaires, avant l’apparition des villes dans de petits établissements de quelques centaines d’individus. Tout le monde se connaissait. Les gens étaient probablement liés par des liens familiaux. C’est une image tellement différente de celle qui nous est donnée habituellement. Il faut faire la différence entre l’administration impersonnelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, ce genre de bureaucratie qui nous transforme en numéros de téléphone par exemple, et d’autres types de bureaucratie qui ont existé dans l’histoire et qui n’avaient pas ce type d’effets déshumanisants ». Ainsi, en regard d‘un empire inca bureaucratique, « si vous remontez avant les incas ou si vous considérez des sociétés qui ont évité d’être contrôlées par eux, il y avait des administrations locales et elles utilisaient des outils administratifs afin d’exercer des activités de soutien. Si quelqu’un était malade ou si il y avait une mauvaise récolte, le travail serait redistribué pour soutenir une famille dans la disette… C’est un exemple d’administration qui contrairement à aujourd’hui ne dépersonnalise pas, mais s’adresse aux différences individuelles ».

L’interlocutrice élargit la conversation. Elle fait appel à un autre chercheur qui rapporte les erreurs commises en voulant imposer une monoculture ordonnée à une agriculture africaine diversifiée pour respecter les équilibres naturels, et à partir de cet exemple d’étroitesse de vue, elle pose la question à David Wengrow : « Comment décentrer notre regard ? Où faut-il regarder aujourd’hui pour comprendre ce qui se passe dans l’humanité ? ». L’auteur répond en s’appuyant sur l’exemple des sommets sur le climat : « Qui a la vision la plus claire et la plus innovante pour protéger un environnement fragile ? C’est souvent précisément les populations autochtones ». Aujourd’hui, « nous, en Europe, nous sommes en train de rejouer une rencontre avec des populations non européennes avec des systèmes de connaissance non européens qui ont débuté, il y a des siècles, et, dans notre livre, nous faisons remonter ces premières rencontres coloniales à l’âge des Lumières, et nous montrons comment, à travers ces rencontres, un mélange s’est fait jour de concepts européens et autochtones qui, essentiellement, a été effacé de nos visions modernes de l’histoire. Lorsque l’on parle des Lumières et de son héritage, nous présentons cet héritage comme une vision interne de ce processus qui se concentre sur l’Europe et peut-être aussi sur l’héritage de la Grèce antique. En fait, dans le livre, nous parlons de dettes cachées, des dettes camouflées que la culture européenne doit à d’autres cultures. Le fait de reconnaitre ces dettes peut en soi ouvrir nos yeux vers différentes façons de comprendre notre passé et aussi vers notre capacité, en tant qu’espèce, de découvrir de nouvelles capacités…. Lorsque on pense à des alternatives vis-à-vis de notre système actuel, on ferait bien de regarder au-delà de l’histoire très traumatisée des deux derniers siècles, prendre en compte cette image beaucoup plus large des capacités humaines, des possibilités humaines. La science et l’histoire le prouvent aujourd’hui ».

 

Revisiter l’histoire

De grands récits historiques ont été écrits à partir d’une certaine représentation des origines de l’humanité et des périodes ultérieures. Tel que l’exprime le titre de leur ouvrage : « Au commencement était … », c’est bien à partir d’une remise en cause des représentations dominantes de ces origines et d’une nouvelle vision de la préhistoire que David Graeber et David Wengrow nous proposent une nouvelle histoire de l’humanité.

Les auteurs commencent donc par entreprendre une critique rigoureuse des thèses de Jean-Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Les auteurs nous rapportent les conditions dans lesquelles Jean-Jacques Rousseau a écrit et publié en 1754 « le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». « En voici la trame générale. Il fut un temps où les hommes, aussi innocents qu’au premier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires justement parce qu’ils étaient si petits. Cet âge d’or prit fin avec l’apparition de l’agriculture, et surtout avec le développement des premières villes. Celles-ci marquèrent l’avènement de la « civilisation » et de « l’État », donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque à tous les mauvais côtés de l’existence humaine – le patriarcat, les armées de métier, les exterminations de masse, sans oublier les casse-pieds de bureaucrates qui nous noient dans la paperasse tout au long de notre vie. Il va de soi que nous simplifions à outrance, mais on a bien l’impression que ce scénario de base est là pour refaire surface » (p 14).

Il existe une autre version de l’histoire, mais « elle est encore pire ». C’est celle de Hobbes. « A bien des égards, le « Léviathan » de Thomas Hobbes publié en 1651, fait figure de texte fondateur de la théorie politique moderne. Hobbes y soutient que les hommes étant ce qu’ils sont – des êtres égoïstes – l’état de nature originel devrait être tout le contraire d’un état d’innocence. On y menait certainement une existence « solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève ». En d’autres termes, c’était la guerre – une guerre de tous contre tous, Pour les tenants de cette théorie, ce n’est qu’aux dispositifs répressifs dont Rousseau déplore justement l’existence (gouvernements, tribunaux, administrations, forces de police) que nous en sommes sortis. La longévité de cette interprétation n’a rien à envier à celle de la vision rousseauiste… En vertu de cette conception, la société humaine repose sur la répression collective de nos plus bas instincts, un impératif qui se fait plus urgent à mesure que les populations se rassemblent en plus grand nombre au même endroit… » Et, au total, « les sociétés humaines, n’ont jamais fonctionné selon d’autres principes que la hiérarchie, la domination et l’égoïsme cynique qui les accompagnent. Seulement, leurs membres auraient fini par comprendre qu’il était plus avantageux pour eux de faire passer leurs intérêts à long terme avant leurs instincts immédiats – ou mieux encore à élaborer des lois les obligeant à cantonner leurs pires pulsions à des domaines qui revêtent une certaine utilité sociale…». (p15).

Les deux thèses, celle de Rousseau et celle de Hobbes nous paraissent déboucher sur des impasses en terme de résignation vis-à-vis des travers de l’inégalité sociale et d’un hiérarchisation abusive. Dans le premier cas, la complexification de la société est censée entrainer des conséquences néfastes. Dans le second cas, le mal est congénital. « Les deux versions ont de terribles conséquences politiques » (p 16), écrivent les auteurs. Mais leur opposition s’affirme également au niveau de la recherche anthropologique : « Elles donnent du passé une image inutilement ennuyeuse. Elles sont tout simplement fausses » (p 16).

Les auteurs rappellent alors les immenses progrès de la recherche en ce domaine et comment ils ont rassemblé les éléments ethnographiques et historiques accessibles. « Notre ambition dans ce livre est de commencer à reconstituer le puzzle… Un changement conceptuel est également nécessaire. Il nous faut questionner la conception moderne de l’évolution des sociétés humaines, à commencer par l’idée selon laquelle elles devraient être classées en fonction des modes de développement définis par des technologies et des modes d’organisation spécifiques : les chasseurs cueilleurs , les cultivateurs, les sociétés urbaines industrialisées, etc. En fait, cette idée plonge ses racines dans la violente réaction conservatrice qu’a provoquée, au début du XVIIIe siècle, la montée des critiques contre la civilisation européenne » (p 17).

Cet ouvrage met en évidence un nouveau paysage. « Il est désormais acquis que les sociétés humaines préagricoles ne se résument pas à de petits clans égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques que des mornes abstractions suggérées par la théorie évolutionniste. L’agriculture, elle, n’a pas entrainé l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué une étape irréversible dans la marche vers l’inégalité. En réalité, dans bien des communautés où l’on commençait à cultiver la terre, les hiérarchies sociales étaient pour ainsi dire inexistantes. Quant aux toutes premières villes, loin d’avoir gravé dans le marbre les différences de classe, elles étaient étonnamment nombreuses à fonctionner selon des principes résolument égalitaires, sans faire appel à de quelconques despotes, politiciens-guerriers bourrés d’ambition ou même petits chefs autoritaires » (p 16).

Ainsi, à partir de l’examen d’un grand nombre de situations, les auteurs peuvent affirmer que « l’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…) si cruciales soient-elles, que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective – la condition préalable étant évidemment que l’organisation de celle-ci soit ouverte aux discussions ». D’ailleurs, s’exclament-ils, « cette faculté  d’expérimentation sociale et d’autocréation – cette liberté en somme – n’est-elle pas ce qui nous rend fondamentalement humain ? » Les auteurs se perçoivent dans une dynamique. « Nous sommes tous des projets, des chantiers d’autocréation collective. Et si nous décidions d’aborder le passé de l’humanité sous cet angle, c’est à dire de considérer tous les humains, par principe, comme des êtres imaginatifs, intelligents, espiègles et dignes d’être appréhendés comme tels ? Et si, au lieu de raconter comment notre espèce aurait chuté de haut d’un prétendu paradis égalitaire, nous nous demandions plutôt comment nous nous sommes retrouvés prisonniers d’un carcan conceptuel si étroit que nous ne parvenons plus à concevoir la possibilité même de nous réinventer ? » (p 21-22)

 

La « critique indigène » comme ferment d’une réflexion nouvelle sur la société européenne et d’un nouveau récit historique

Les auteurs consacrent un des premiers chapitres à « la critique indigène et le mythe du progrès ». Dès le début du XVIIIe siècle, parvient en France une information sur la vie et l’organisation sociale des populations autochtones d’Amérique du Nord. En contraste apparaissent les maux de société française. Cette « critique indigène » nourrit un bouillonnement d’idées. Une autojustification s’élabore à travers l’attribution de ces maux comme contrepartie à la complexité de la « civilisation » et au « progrès ».

Ce livre fait apparaitre le rôle joué par la découverte de civilisations étrangères et leur exemple dans l’élaboration européenne de la pensée des Lumières alors que celle-ci est

souvent présentée comme une production interne. « Du jour au lendemain, quelques-uns des plus puissants royaume d’Europe se retrouvèrent maitre d’immenses territoires. Les philosophes européens, eux, furent subitement exposés aux civilisations chinoises et indiennes, ains qu’à une multitude de conceptions sociales, scientifiques et politiques dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. De ce flux d’idées nouvelles naquit ce qu’il est convenu d’appeler les « Lumières » (p 47). Cependant l’attention des auteurs va se porter particulièrement sur les relations avec les populations autochtones d’Amérique du nord, par l’entremise des colons et des missionnaires au Québec. C’est dans ce contexte que « l’académie de Dijon a jugé opportun de poser la question des origines de l’inégalité qui a suscité le célèbre écrit de Jean-Jacques Rousseau. Cet épisode « nous plonge dans la longue histoire des débats intra-européens sur la nature des sociétés du bout du monde – en l’occurrence celles des forêts de l’est de l’Amérique du nord. Nombre de ces conversations renvoyaient d’ailleurs à des échanges entre européens et amérindiens à propos de l’égalité, de la liberté, de la rationalité ou encore des religions révélées. – des sujets dont beaucoup deviendraient centraux dans la philosophie politique des Lumières » (p 49). Les écrits des missionnaires jésuites aux Québec ont été largement diffusés en France et ils rapportent la pensée critique des amérindiens sur la société française, une critique d’abord centrée sur la façon dont les institutions malmenaient la liberté, puis, après qu’ils eussent acquis une meilleure connaissance de la civilisation européenne, sur l’idée d’égalité. Si les récits des missionnaires et la littérature de voyage étaient si populaires en Europe, c’est précisément qu’ils exposaient leurs lecteurs à ce type de critique, leur ouvrant de nouveaux horizons de transformation sociale » (p 57). Les auteurs exposaient en détail les pratiques sociales des amérindiens qui amenaient ceux-ci à critiquer les comportements des colonisateurs. Ainsi, « dans ces échanges, indiens d’Amérique et européens étaient d’accord sur un constat : le premiers vivaient dans des sociétés fondamentalement libres, les seconds en étaient très loin » (p 62).

Ce livre accorde une importance particulière à un français, Lahontan, qui était entré en relation et en conversation avec un chef politique et philosophe indigène, Kandiaronk. Or, Lahontan, de retour en Europe, publia trois ouvrages sur ses aventures canadiennes. « Le troisième, publié en 1703, et intitulé : « Dialogue avec un sauvage » se composait de quatre conversations avec Kandiaronk. Le sage Wenda y portait un regard extrêmement critique sur les mœurs et les idées européennes en matière de religion, de politique, de santé et de sexualité » (p 71-72). Il s’y exprime notamment les reproches suivants : « les incessantes chamailleries, le manque d’entraide, la soumission à l’autorité, mais avec un éléments nouveau : l’institution de la propriété » (p 75). Ces échanges sont nombreux et portent sur différents thèmes. Ainsi Kandiaronk fait ressortir l’attrait que la société amérindienne peut exercer sur les européens : « Si Lahontan décidait d’embrasser le mode de vie amérindien il s’en trouverait bien plus content, passé un petit temps d’adaptation. (Il n’avait pas tort sur ce point : presque tous les colons adoptés par des communautés indigènes ont refusé par la suite de retourner vivre dans leur société d’origine) » (p 79). De fait, les livres de Lahontan ont connu un succès considérable. Ils ont exercé un grand impact. « Les réflexions de Kandiaronk n’ont cessé d’être réimprimées et rééditées pendant plus d’une centaine d’années et elles ont été traduites en allemand, en anglais, en néerlandais et en italien » (p 82).

Cependant, d’autres écrivains vantaient les aspects positifs d’autres pays exotiques. Ainsi, « Madame de Graffigny, célèbre femme de lettres, publie en 1747 un livre populaire : « Lettre d’une Péruvienne » où l’on découvre la société française à travers les yeux de Zila, princesse inca enlevée par des conquistadores espagnols… Zila critiquait tout autant le système patriarcal que la vanité et l’absurdité de la société européenne ». (p 83). Madame de Graffigny entra, à cette occasion, en correspondance avec plusieurs de ses amis, l’un de ses correspondants était le jeune Turgot, économiste en herbe, mais futur homme d’état à la fin du siècle avant la Révolution française. Les auteurs mettent l’accent sur sa réponse, très circonstanciée et très critique. C’est là en effet qu’ils voient apparaitre un récit « où le concept du progrès économique matériel a commencé à prendre la forme d’une théorie générale de l’histoire » (p 83). Et les auteurs font ressortir leur pensée à ce sujet par un sous-titre très engagé : «  Où Turgot se fait démiurge et renverse la critique indigène pour poser les jalons des principales théories modernes de l’évolution sociale (ou comment un débat sur la liberté se mue en un débat sur l’égalité ) ». Dans sa réponse à Madame de Graffigny, Turgot écrit : « Tout le monde chérit les idées de liberté et d’égalité (dans l’absolu). Toutefois, il est indispensable d’adopter une vision plus globale. La liberté et l’égalité dont jouissent les sauvages ne sont pas les marques de leur supériorité, mais de leur infériorité., car elles ne peuvent régner que dans des communautés où toutes les familles sont fondamentalement autosuffisantes, c’est-à-dire où tout le monde vit dans un état de pauvreté. A mesure que les sociétés évoluent, les technologies progressent. Les différences innées de talent et de capacité, qui existent partout et toujours, se renforcent pour former la base d’une division du travail de plus en plus élaborée. On passe alors d’organisations simples comme celle des Wendas à notre « civilisation commerciale complexe où la prospérité de tous (la société) ne peut être obtenue que par l’appauvrissement et la dépossession de certains. Si regrettable qu’elle soit, cette inégalité est inévitable… La seule alternative serait une intervention massive de l’État à la manière inca – autrement dit l’instauration d’une sorte d’égalité forcée qui ne pourrait qu’étouffer l’esprit d’initiative, et donc déboucherait sur une catastrophe économique et sociale » (p 84). Quelques années plus tard, Turgot allait présenter ces mêmes idées au cours d’une série de conférences sur l’histoire mondiale… Ces conférences lui offrirent l’occasion d’approfondir son argumentation en lui donnant la forme d’une théorie générale des phases de développement économique » (p 84-85). Ainsi, il distingue des stades successifs : les chasseurs, puis le pastoralisme, puis l’agriculture, enfin la civilisation commerciale urbaine moderne. « On voit bien que c’est une réponse directe à la force de la critique indigène que furent énoncées pour la première fois en Europe les théories de l’évolution sociale… » (p 85). C’est dans ce contexte que les thèses de Jean-Jacques Rousseau sont apparues et se sont développées pour se maintenir ensuite lors de l’histoire ultérieure.

 

Un grand apport

Notre vision du monde dépend, pour une part importante, de la manière dont nous représentons son histoire. On comprend pourquoi plusieurs livres ont été publiés récemment dans ce domaine. L’incidence de ces thèses sur les comportements n’est pas immédiate, mais elle y contribue. Dans un monde où le poids et l’impact de structures d’oppression est grand, on peut avoir tendance à baisser les bras. Des institutions bien installées peuvent-elles être changées ? Sommes-nous enfermés dans des pratiques répétitives ? Face aux dangers actuels, la lenteur de nos réactions est-elle inévitable ?

Le livre de David Graeber et de David Wengrow est important parce que leur histoire de l’humanité nous montre qu’elle révèle différents possibles.

« Ce que nous avons voulu faire, c’est adopter une approche dans le présent – par exemple en envisageant la civilisation minoenne ou la culture Hopewell non pas comme des accidents de parcours sur une route qui menait inexorablement aux États et aux empires, mais comme des possibilités alternatives, des bifurcations que nous n’avons pas suivies. Après tout, ces choses-là ont réellement existé même si nous avons l’indécrottable habitude de les reléguer à la marge plutôt que de les placer au cœur de la réflexion… ». Ainsi, on peut nourrir d’amers regrets sur les évènements tragiques qui ont abondé dans notre passé, mais il est bon de savoir qu’il n’y a pas de fatalité. « Les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent ». Ne pouvons-nous pas rêver positivement avec les auteurs ? : « Imaginons que notre espèce se maintienne à la surface de la Terre et que nos descendants dans ce futur, que nous ne pouvons pas connaître, jettent un regard en arrière. Peut-être que des aspects que nous considérons aujourd’hui comme des anomalies (les administrations à taille humaine, le villes régies par des conseils de quartier, les gouvernements où la majorité des postes à responsabilité sont occupés par des femmes, les formes d’aménagement du territoire qui font la part belle à la préservation plutôt qu’à l’appropriation et à l’extraction) leur apparaitront comme des percées majeures qui ont changé le cours de l’histoire tandis que les pyramides ou les immenses statues de pierre feront figure de curiosités historiques. Qui sait ? » (p 659-660).

Certes, cette représentation de l’histoire sera accueillie différemment selon la vision du monde des lecteurs.

Dans la « Christian Scholar’s Review, Benjamin McFarland (6) reconnait l’originalité et l’importance des découvertes rapportées par David Graeber et David Wengrow. Son examen du livre s’opère sur un registre scientifique, mais aussi un registre théologique. A cet égard, il se réfère à la théorie de René Girard. « La violence mimétique est dissimulée et transférable si bien qu’il est difficile de la reconnaitre même dans une histoire bien documentée ». Il y a là une question théologique. Dans quelle mesure sommes-nous libres ? « Graeber et Wengrow mettent l’accent sur la liberté, mais négligent la contrainte ». Cependant, comme chrétien, Benjamin McFarland est reconnaissant de ce que ce livre « restaure nos ancêtres dans leur pleine humanité ». il estime que « ces exemples historiques pourraient aider l’église à imaginer une communauté radicalement différente. Les chrétiens peuvent apprendre des communautés à travers l’histoire y compris les arrangements et les attitudes concernant l’argent et la technologie. Mais je suspecte toutes les sociétés humaines de cacher de l’oppression et de la violence (juste comme l’église l’a fait historiquement et présentement). Pendant deux mille ans, le blé et l’ivraie ont grandi ensemble ». Ajoutons ici une note personnelle : la lecture de cet ouvrage nous apprend qu’il est impossible d’assigner des frontières à l’œuvre de Dieu non seulement dans l’espace, mais dans le temps.

Pour notre part, l’approche de David Graeber et David Wengrow ouvre des fenêtres en mettant en évidence les expériences positives à travers l’histoire et en mettant ainsi en évidence une gamme de possibles. En nous inspirant de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann (6), nous excluons la fatalité, nous reconnaissons l’Esprit à l’œuvre et nous accueillons le futur de Dieu inspirant le présent.

« L’espérance eschatologique ouvre chaque présent à l’avenir de Dieu. On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte au futur. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent aux dépens des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent… ». Il y a bien là une ouverture aux possibles.

Par définition, une histoire de l’humanité a pour conséquence d’élargir notre horizon. Mais, en l’occurrence, c’est particulièrement le cas. En effet, cet ouvrage fait apparaitre des civilisations jusque-là inconnues et surgir des modes de vie et des pratiques ignorées. Il donne droit de cité à des groupes humains méconnus. Il modifie nos angles de vue. Ainsi, il élargit considérablement notre champ de vision.

Il intervient dans un contexte où le décentrement du regard s’impose. Nous sommes appelés à nous défaire d’un point de vue surplombant l’histoire de l’occident pour l’inscrire à une juste place dans l’histoire du monde. Le mouvement est en cours. Des historiens sont en train de faire apparaitre des histoires méconnues comme celle de l’Afrique par exemple.

Les phénomènes de domination sont de plus en plus reconnus. Cet ouvrage apporte à ce mouvement une contribution majeure. Il accroit notre compréhension des peuples autochtones en Amérique du Nord et de leurs rapports avec les européens et il nous appelle à revisiter l’histoire du XVIIIe siècle et de la pensée des Lumières.

Il nous met également en garde vis-à-vis des effets simplificateurs de cette pensée. Ce fut l’idée que les peuples traditionnels, « non modernes », ne pouvaient « avoir leurs propres projets de société ou leurs propres inventions historiques. Ces peuples étaient forcément trop niais pour cela (n’ayant pas atteint le stade de la « complexité sociale ») ou bien vivaient dans un monde mystique imaginaire. Les plus charitables affirmaient qu’ils ne faisaient que s’adapter à leur environnement avec le niveau technologique qui était le leur » (p 628).

Au total, cette grande œuvre nous montre une histoire nouvelle de l’humanité qui met en valeur la créativité sociale comme la créativité technique de civilisations anciennes jusque ici oubliées, inconnues et méconnues. Le texte, en page de couverture, nous invite à une lecture approfondie de ce livre en exaltant son originalité et sa portée : « Les auteurs nous invitent à nous débarrasser de notre carcan conceptuel et à tenter de comprendre quelles sociétés nos ancêtres cherchaient à créer. Leur ouvrage dévoile un passé humain infiniment plus intéressant que ne le suggèrent les lectures conventionnelles. Un livre monumental d’une extraordinaire portée intellectuelle… » (page de couverture).

J H

  1. David Graeber. David Wengrow. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Les liens qui libèrent, 2023, 745 p
  2. The Guardian. The dawn of everything. https://www.theguardian.com/books/2021/oct/18/the-dawn-of-everything-a-new-history-of-humanity-by-david-graeber-and-david-wengrow-review-have-we-got-our-ancestors-wrong
  3. Washington Post. The dawn of everything : https://www.washingtonpost.com/outlook/after-200000-years-were-still-trying-to-figure-out-what-humanity-is-all-about/2021/11/23/2b29ff86-4bc8-11ec-b0b0-766bbbe79347_story.html
  4. La Croix. Au commencement était : https://www.la-croix.com/France/Au-commencement-etait-nouvelle-histoire-lhumanite-2021-12-11-1201189722
  5. France Culture. Faut-il revoir notre copie ? Interview de David Wengrow : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-idees/david-wengrow-7576492
  6. Jürgen Moltmann. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie/