Une nouvelle manière d’enseigner : Participer ensemble à une recherche de sens

L’approche pédagogique de Britt-Mari Barth

 

 

A travers ses recherches et les livres dans lesquels celles-ci sont exposées, Britt-Mari Barth propose une nouvelle manière d’enseigner. Mais, en quoi les pratiques traditionnelles deviennent-elles aujourd’hui contre productives ?

 

Les pratiques traditionnelles deviennent contreproductives dans ce sens qu’elles ne prennent pas en compte ce qu’on sait aujourd’hui sur la façon dont on  apprend. Traditionnellement, le savoir est conçu comme un « contenu » qu’on expose à des élèves qui doivent écouter passivement et prendre des notes – pour ensuite mémoriser ce contenu –  on présuppose que c’est la clarté du l’exposé qui compte. Si le « message » est clair (cf le schéma de la communication de Shannon) et si l’élève est attentif et écoute, il devrait apprendre. Dans cette approche , c’est le message  qui compte,  on ne s’occupe pas de la manière dont  l’élève va recevoir ce  message, s’il l’a compris ou pas, si cela fait sens pour lui ou non. C’est comme si les mots étaient le sens et qu’il suffit de les apprendre pas cœur pour avoir « appris ». Mais pour apprendre, il ne suffit pas de mémoriser des réponses, il faut comprendre le sens – et cela  demande une  autre approche pédagogique. La compréhension et la capacité d’agir avec le savoir devient d’autant plus important que nous prenons conscience des défis nouveaux qui marquent notre temps. Tous les futurs citoyens ont besoin de comprendre les enjeux de la société aujourd’hui. L’information est disponible par un simple clique, mais les élèves ont besoin de savoir faire des liens, de comprendre et de poser les bonnes questions, de localiser et de choisir l’information pertinente, de la vérifier,de s’en servir… Il s’agit là des capacités intellectuelles qu’on doit apprendre et s ‘exercer à mettre en oeuvre à l’école.

 

Britt-Mari Barth a un parcours original, puisque de nationalité suédoise, elle est venue s’installer en France. Mère de trois enfants en âge scolaire, elle a porté un regard neuf sur l’enseignement français. A partir de là, elle a commencé à imaginer une pratique innovante.

 

Justement, je voulais inviter les élèves à participer à des activités qui les incitaient à réfléchir, à chercher à comprendre, à participer à des interactions, à trouver un intérêt à cette recherche de sens, un peu comme des chercheurs le font… Pour cela j’ai conçu des « scénarios », qui peuvent se comparer à des jeux de société, avec des règles qu’il faut suivre pour atteindre le but.  Ces scénarios proposent une activité  à laquelle les élèves participent, en collaboration avec les autres, pour produire quelque chose qui a du sens pour eux. L’activité doit avoir un début et une fin, offrir quelque défi, sans être trop difficile. Il faut que les élèves comprennent le but de l’activité, et qu’ils sachent que l’enseignant est là pour les aider en cas de besoin et qu’on a le droit à faire des erreurs. En expérimentant ces scénarios en classe, on pouvait remarquer que non seulement les élèves apprenaient mieux – ils comprenaient le sens de ce qu’il fallait apprendre – mais ils y prenaient plaisir ! Du coup, ils s’en souvenaient mieux et pouvaient mieux se servir de ce qu’ils avaient appris –  et ils prenaient confiance en leur capacité d’apprendre.

 

Britt-Mari Barth est devenue progressivement chercheur en pédagogie. Elle en est venue à proposer une nouvelle approche pédagogique. Quelles en sont les caractéristiques ?

 

En observant ce qui se passait en classe,  j’ai voulu mieux comprendre  les raisons de cette « réussite » : quelles étaient les conditions mises en œuvre qui avaient favorisé les apprentissages ? J’en ai trouvé cinq , qu’on pourrait appeler les « points incontournables » pour l’enseignant afin de guider les élèves vers la co-construction du sens.

 

Les deux premières conditions se trouvent en amont de « la leçon ». Elles soulignent  l’importance de bien définir le savoir à enseigner et ceci en prenant en compte la façon  dont les élèves doivent faire la démonstration de leur compréhension. Apprendre quoi ? Pour faire quoi ? L’enjeu pour l’enseignant est de ne pas avoir une conception trop statique du savoir, sous forme d’une définition abstraite, mais de savoir le transformer en des situations qui le rendent vivant,  qui donnent accès au sens. Pour cela, il faut des situations ou des exemples vairés, permettant à chacune de cibler le sens. Tous les savoirs peuvent s’exprimer dans des formes et des langages différents, il s’agit de multiplier et de varier ces formes selon le contexte et le but recherché. Ces situations du savoir-en-action véhiculent le sens d’une façon plus directe que des explications abstraites. Les situations-exemples  sont donc une entrée pour se familiariser avec un contenu abstrait. Des contre-exemples, par leur contraste, peuvent aider à cerner, limiter le sens. Car, in fine, il s’agit de pouvoir exprimer le sens avec les mots justes – mais le sens n’est pas un déjà-là. Il faut que chacun le construise.

 

La troisième condition souligne l’importance de solliciter l’intention d’apprendre des élèves. Le rôle de l’enseignant est ici essentiel. C’est son propre engagement et son invitation aux élèves à relever un défi qui vont d’abord leur donner envie de se lancer dans les activités proposées. Mais les élèves ont également besoin de se sentir en sécurité lors des situations d’apprentissage, de savoir que l’enseignant est là pour les aider.  Cette attitude, ou posture de l’enseignant est au cœur de l’approche et les « scénarios pour apprendre » sont conçus dans cet esprit. La motivation peut alors se construire au fur et à mesure que le travail avance et que les élèves y trouvent un sens personnel. 

 

La quatrième condition met au centre la façon dont l’enseignant sollicite, guide et accompagne la réflexion des élèves. Il le fait en leur proposant de bons supports pour la pensée – avec quoi et avec qui les élèves vont-ils penser ? … C’est dans l’espace même de l’activité réflexive et du dialogue que le  sens s’élabore, l’attention des élèves étant guidée  par le choix et l’ordre des exemples, par le contraste des contre-exemples, par les questions et l’écoute de l’enseignant. L’incitation systématique à justifier sa réponse oblige à anticiper la cohérence de ses propos et invite à l’argumentation. On n’est plus uniquement dans un « monde sur papier », un monde abstrait, mais dans une activité  collective qui conduit à relier – dans un aller-retour continu – la connaissance abstraite à son référent concret. On passe par les expériences contextualisées pour les insérer dans une unité plus large qui lui donne sens.

Progressivement, les élèves comprennent que ces « outils de pensée » sont valables dans d’autres situations. Ce qui nous amène à la cinquième condition.

 

La cinquième condition nous mène vers la métacognition. Celle-ci consiste à faire un retour réflexif sur sa pensée pour en prendre conscience. La métacognition a pour but d’élargir le champ de la conscience des apprenants et donc leur capacité à réutiliser ce qu’ils ont appris dans des contextes différents. Elle permet ainsi de devenir davantage conscient de ce que l’on sait, de comprendre comment on a appris, ce qui permet, progressivement, de mobiliser ses connaissances et de reproduire ces processus dans un autre contexte.

 

Ces cinq « points incontournables » :

 

– définir le savoir à enseigner

– exprimer le sens dans des formes concrètes

– engager les apprenants

– guider le processus

– préparer au transfert des connaissances

peuvent alors constituer une grille d’analyse pour guider le travail de           l’ enseignant.

 

La recherche de Britt-Mari Barth s’est immédiatement inscrite dans une perspective internationale. Ainsi a-t-elle pu bénéficier de l’apport de quelques chercheurs réputés. En quoi cet apport a-t-il éclairé cette recherche ?

 

J’ai eu de la chance, dés mes débuts, de rencontrer des œuvres et des personnes  qui ont guidé et inspiré mon travail. D’abord, Jerome Bruner, psychologue américain, un des pionniers de la psychologie cognitive et qui a changé notre vision du développement humain. A une époque où  l’inconscient  de Freud était au programme dans la formation des enseignants, l’idée de la conscience , avec la métacognition  (revenir sur sa pensée pour en prendre conscience), est venue nous surprendre. Bruner montrait l’importance de « l’attention conjointe » pour pouvoir penser ensemble  et d’avoir une structure d’interaction pour guider et soutenir la réflexion. Plus tard, j’ai connu Howard Gardner qui était un des premiers théoriciens à nous faire la démonstration qu’il n’y a pas qu’une seule « intelligence générale » qui fonctionne partout : on l’a ou l’on ne l’a pas, et cela se mesure en Q.I. dès l’âge de trois ans … Au contraire, il y a des « potentialités » de modes cognitifs différents et multiples, qui s’expriment dans diverses tâches ou divers contextes culturels. Il n’y a donc pas d’ « intelligence pure » qui  s’exercerait hors contexte. Pour être « intelligent » dans un domaine donné, il faut apprendre à utiliser les langages symboliques qui expriment chaque domaine de savoir. D’où l’importance de bien les enseigner. Par ailleurs, chaque intelligence peut être mobilisé dans un large ensemble de domaines. Cela invite à varier les activités et le contextes jusqu’à ce qu’on ait atteint un « terrain commun » d’où le sens peut émerger . Ce dernier point me semble très important et c’est le biologiste Francisco Varela qui m’a permis de bien le comprendre. Il montre que chaque personne a une  structure cognitive interne  qui se développe de façon autonome, il faut donc respecter cela si l’on veut amener un élève à changer de « structure », de compréhension…

 

 

Les propositions de Britt-Mari Barth intervient à une époque où les représentations et les comportements changent constamment. En quoi cette nouvelle manière d’enseigner répond-elle au changement dans les mentalités ?

 

Nous sommes beaucoup plus conscients aujourd’hui  du besoin des interactions pour apprendre. Nous n’apprenons pas seuls, nous apprenons par interaction, avec les autres et avec les « outils de pensée » que notre environnement nous rend accessibles. Cela se remarque d’autant plus aujourd’hui que nous vivons une mutation technologique, une révolution portée par le numérique, une « « culture multi-média ». Issus de cette « cyberculture », qualifiés de « digital natives », les élèves ont également changé et ils ne viennent plus à l’école avec les mêmes attentes – et l’école ne peut plus l’ignorer. Ils sont experts en nouvelles technologies et ils ont l’habitude d’être en communication constante sur les réseaux sociaux. Il y a un rapport nouveau au savoir et à l’apprentissage, élèves et professeurs ont accès aux mêmes informations. Les mutations actuelles de notre société laissent penser que la nature de l’enseignement et de la formation va être amenée à changer radicalement. Cela ne veut pas dire que l’école est moins indispensable qu’avant, mais les rôles des enseignants et des élèves ont changé. Les propositions que j’ai faites vont dans ce sens, elles offrent plus de place aux élèves « d’apprendre ensemble », de participer activement à la construction de leur savoir.

 

Britt-Mari Barth travaille avec des professeurs innovants, mais ses livres s’adressent à tous les enseignants. Comment ses idées sont-elles reçues ?

 

Au fil des années, j’ai formé un grand nombre d’enseignants, y compris dans les classes. J’ai été agréablement surprise de l’enthousiasme avec lequel les enseignants ont reçu ces « outils » et les ont mis en œuvre à leur manière. Je pense que cela s’explique par le fait que quand la confiance mutuelle s’installe dans une tâche avec un but commun,  un langage commun, avec des outils pertinents qui permettent une certaine prise sur la réussite de l’entreprise, cela donne une forte motivation de s’impliquer, intellectuellement et affectivement. Et ce sont là les conditions premières pour qu’un apprentissage ait lieu. Le rôle de l’enseignant change. Au lieu d’exposer son savoir, il le met au service des élèves pour qu’ils puissent construire le leur. Il devient un médiateur entre les élèves et le savoir, celui qui organise des rencontres avec ce dernier, dans ses formes vivantes, pour que tous les élèves puissent interagir avec ce savoir et entre eux. Il est à la fois l’inspirateur et le catalyseur, le modèle et l’accompagnateur… c’est un rôle plus exigeant mais plus valorisant.

 

Les usagers de l’enseignement : élèves, étudiants, parents, sont évidemment particulièrement concernés. Comment peuvent-ils participer à ce grand changement ?

 

Quand les élèves ou les étudiants deviennent plus conscients des méthodes et des outils pour apprendre, ils deviennent plus autonomes et développent une plus grande aptitude à agir. Ils se sentent plus auteurs de leurs apprentissages et peuvent devenir plus responsables – pour eux-mêmes et, pourquoi pas, pour les autres. Ils peuvent travailler entre eux, à l’aide des outils numériques, par exemple, en posant des questions… Avec une vision plus claire de ce que le savoir leur permet de faire, comme par exemple résoudre un problème, analyser une situation ou une lecture, porter un jugement sur un événement qui se passe…les apprentissages scolaires prennent plus de sens pour eux, ils peuvent en parler avec les parents qui peuvent également apporter leur pierre à ce « savoir en construction ». La diversité, au lieu d’être un obstacle, peut devenir un atout pour enrichir les connaissances.

 

L’enseignement joue un rôle majeur dans notre société. Quelle vision, Britt-Mari Barth nous communique-t-elle ?

 

Le nouveau « enseignant-médiateur » a changé la vision qu’il avait des apprenants,  il ne se pose plus les mêmes questions, il ne conçoit plus son rôle de la même façon. Il ne se pose plus la question de savoir si l’on a «couvert le programme », si les élèves sont attentifs, motivés, « bons », ou non. Ses questions concernent plutôt la manière dont on peut utiliser les moyens qui existent (y compris les outils numériques) pour outiller les élèves à mieux penser et à mieux apprendre et à apprendre avec plus de plaisir : comment on peut les stimuler, leur proposer des défis, leur donner envie d’apprendre… La motivation – et la confiance en soi – conçue comme une disposition à relever des défis, prendre une initiative, ne pas craindre les erreurs, avoir de la persévérance… peut ainsi se construire. Ce n’est pas nouveau en soi, c’est ce que les « bons enseignants » ont sans doute toujours fait… Mais il faudrait devenir plus conscient de ce que fait « un bon prof », comment il s ‘y prend… dans quel but… et former tous les enseignants à se poser de telles questions et à être outillés pour y répondre.

 

Contribution de Britt-Mari Barth

 

Britt-Mari Barth est professeur émérite à l’Institut Supérieur de Pédagogie de l’Institut Catholique de Paris où elle enseigne depuis 1976 . Ses travaux s’inscrivent dans une approche socio-cognitive  de la médiation des apprentissages et ont débouché sur une approche pédagogique connue sous le nom de « Construction de concepts ». Ses travaux sont exposés dans deux livres fondamentaux : « L’apprentissage de l’abstraction » et « Le savoir en construction » publiés aux Editions Retz. Britt-Mari Barth vient de publier un nouveau livre : « Elève chercheur, enseignant médiateur. Donner du sens aux savoirs » aux Editions Retz et aux éditions Chenelière, Montréal. Ses écrits sont traduits en huit langues.

 

http://www.editions-retz.com/auteur-1127.html

« Nous, on n’est pas des intellos »

La traversée en voiture de la grande banlieue parisienne nous a préparées peu à peu au changement de paysage culturel dont nous faisons l’expérience en approchant du collège où nous devons intervenir.  Arrivées en avance, nous avons le temps de faire une halte dans un petit café tout proche. Pas une femme à l’intérieur. Nous amadouons le patron en lui disant que nous  venons prendre un réconfort avant d’attaquer notre tâche délicate dans le collège voisin : il nous fait apporter deux  tasses de café,  déposées sur le comptoir à côté d’un tronc marqué « Pour l’entretien de la mosquée ». « Vous êtes enseignantes ? », nous demande-t-il – Non, nous animons des séances d’éducation à la paix – Ah mesdames, il faut venir nombreuses, » répond-il, une expression soudainement triste sur le visage, «  ici on est dépassé par nos jeunes ! »

 

Quelques instants plus tard Marie Lou et moi traversons la cour du collège, surplombée par des barres d’immeubles où logent la plupart des élèves avec leur famille. Trois jeunes garçons, d’une douzaine d’années, nous sont amenés par l’éducatrice spécialisée. Nous sommes bientôt rejoints par Myriam, qui fait aussi partie du groupe, mais qui finissait juste de tresser les cheveux d’une amie !

 

Nous sommes conduits dans une salle accueillante, de taille réduite, réservée au travail de l’éducatrice qui, dans le cadre d’un Dispositif Nouvelle Chance agréé par l’Education nationale, accompagne des petits groupes d’élèves ayant décroché, pour motifs divers, de la scolarité courante.

Depuis quelques mois deux d’entre nous, engagées avec le programme Education à la paix, viennent une fois par semaine  pour contribuer à ce processus, avec nos propres activités.

Nous consacrons trois heures d’affilée à quatre de ces jeunes, différents d’une fois sur l’autre.

En début de séance, nous nous présentons puis nous invitons les enfants à visionner une courte vidéo, intitulée Caméra café, qui se veut drôle mais induit des situations de tensions entre les protagonistes de l’histoire. Nous remettons ensuite à chacun le texte imprimé du scénario pour le relire ensemble, ayant distribué les rôles. Nous constatons chez les jeunes de réels talents d’interprétation. Ils seront prompts, ensuite, à identifier les situations qui génèrent sentiments de violence ou d’injustice.

 

On en vient à parler de la vie au collège. Les jeunes nous font vite sentir qu’il y a un grand décalage entre les idées de notre programme et ce qu’ils vivent ici. Myriam prend respectueusement la parole ; elle s’exprime dans un français qui m’impressionne pour une fillette de onze ans « en difficulté scolaire » : « Vous savez, la plupart des jeunes ici n’ont pas ce langage que vous tenez. D’ailleurs c’est pas bien d’être ici, nous dit-elle, il y a beaucoup de grossièreté. Et puis, il n’y a pas de solidarité. » « Oui, ajoute un garçon, sur le mur d’entrée on voit liberté égalité fraternité, mais ici on vit pas ça. Et pour se défendre il faut savoir se battre. » Marie Lou acquiesce à l’idée qu’il faut se défendre, que c’est important, mais se défendre veut-il dire nécessairement frapper ?  « On  se voit pas faisant autrement, Madame, sinon on se ferait traiter de tapettes. Et puis il y a les grands frères qui s’en mêlent quelques fois. » Marie Lou demande : « Est-ce que vous êtes contents que ça marche comme ça ici, qu’on ne crée des relations que par la peur, et que ça devienne une habitude ? » Silence. « Vous voudriez d’un monde où c’est partout comme ça ? – Ben non bien sûr … –  Et bien, reprend Marie Lou, je vous assure que pour régler des conflits, il faut être hyper créatifs, hyper intelligents. – Oui mais justement nous on n’est pas vraiment … intelligents. – Qu’est ce que c’est être intelligent ? – C’est … être des intellos. » Et Myriam de nous expliquer que, par exemple, elle n’a pas de bons résultats scolaires. Marie Lou rétorque qu’il y a bien d’autres signes d’intelligence que les résultats scolaires.

 

Et nos quatre jeunes en seront bien la preuve. Lors d’une séquence de l’animation, une trentaine de photos, représentant des situations ou des objets les plus divers, seront étalées sous leurs yeux. Il leur sera demandé d’en choisir en silence deux chacun : une représentant un objet ou une situation qu’ils aiment, la seconde au contraire quelque chose qui leur déplait.

Les deux choix de Myriam et Kevin seront les mêmes, mais pour des raisons opposées ! Une photo représente quatre vieilles femmes parlant ensemble sur un banc au soleil : Myriam aime cette photo qui lui fait penser à ses conversations avec sa grand-mère, au Maroc. Cette grand-mère qui dit à sa petite fille que même si elle n’aime pas l’école, elle a de la chance d’apprendre à lire et écrire. « J’aime parler avec les vieilles personnes, on apprend toujours des choses intéressantes », insiste Myriam malgré les moqueries de ses camarades que cette scène de vieillards révulse franchement. Ce n’est pas pour rien que Kevin l’a choisie comme le dernier endroit où il voudrait être. « C’est vrai que quelquefois les vieux disent des choses pas intéressantes, dit Myriam, mais ça m’est égal, et dans ce cas là je m’endors à côté d’eux, je me sens en sécurité. »  Quant à la scène des amoureux, c’est celle-là qui la révulse : « C’est dégoûtant, c’est violent, j’aurais honte qu’un membre de ma famille me voit dans cette position !  – Ouais, tu dis ça, mais dans quelques années tu changeras d’avis »,  s’esclaffent les garçons. Et d’ailleurs Kevin ne cache pas du tout que lui rêverait de vivre déjà une histoire amoureuse, c’est pour cela qu’il a choisi cette photo comme sa préférée ! Les choix des autres jeunes seront aussi des occasions d’échanges animés,  les images interpellant vivement leurs imaginaires et leur univers émotionnel.

 

La fin de la séance approche. On distribue à chacun une feuille de papier qui préfigure une lettre qu’il va s’écrire à lui-même. Celle-ci sera ensuite glissée dans une enveloppe sur laquelle sera inscrite l’adresse de l’auteur. Dans un mois nous expédierons les lettres.  Marie Lou va d’un garçon à l’autre pour les aider à entrer dans le jeu. La démarche est prise au sérieux. Chacun se concentre dans son coin. Quant à Myriam, elle me confie qu’elle n’est « pas bonne à l’écrit » et me demande si je peux écrire ce qu’elle va me dire. « Mais c’est personnel, c’est secret », lui dis-je. « Je n’ai rien à cacher », rétorque la fillette.  Puis elle regarde droit devant elle et après un petit silence me dicte les réponses qu’elle veut donner aux trois questions pré imprimées sur sa feuille : Chère Myriam,  …     Voilà ce que tu as retenu de l’animation à laquelle tu as participé le … juin au collège : (Réponse de Myriam)  ce que je pense de moi-même est plus important que ce que les autres pensent de moi. Je peux régler mes problèmes autrement que par la bagarre.

Voici ce que tu aimerais voir changer dans le collège : (Réponse de Myriam) qu’il y ait moins de grossièreté, plus de respect et que les gens arrêtent d’avoir des préjugés les uns sur les autres d’après les vêtements qu’on porte ou comme on parle.

Voici ce que tu es prête à faire pour aider les choses à changer : (Réponse de Myriam) plutôt que de taper, je parlerai avec les autres pour comprendre la cause du problème. Je serai plus coopérante pour les aider  Je ferai comme je sens qui est bien au fond de moi et qui m’apporte la paix. Je devrais être plus concentrée en classe. »

 

Pardon Myriam de divulguer ainsi tes pensées : j’ai changé ton nom pour préserver  l’anonymat. J’ai  une grande excuse : faire savoir que dans des milieux difficiles grandissent des enfants comme toi qui ont plein de pépites au fond du cœur et dont l’intelligence vibre déjà très fort à l’interpellation de valeurs qui ne sont pas celles du milieu ambiant. Ton répondant  à notre animation justifie tous les efforts entrepris pour mettre au point des programmes d’éducation à la paix dans tous les milieux. Et il constitue un grand message d’espoir!

 

Nathalie CHAVANNE

 

 

Le Programme Education à la Paix, est un des programmes portés par l’Association Initiatives et Changement.

Il met au point des espaces structurés de réflexion et d’expression, où, dans des contextes divers, les jeunes peuvent développer leurs compétences sociales en faveur d’un meilleur vivre ensemble et d’une ouverture à l’initiative citoyenne.

 

Programme : Education à la paix

Dialoguer, apprendre à vivre ensemble, agir en citoyen.

7 bis, rue des Acacias

92130 Issy-les-Moulineaux

http://www.fr.iofc.org/

Une nouvelle manière d’être et de connaître / 1

La grande mutation dans la transmission des savoirs

« Petite Poucette » de Michel Serres.

Chacun d’entre nous a bien conscience que les nouvelles technologies de la communication sont en train de transformer en profondeur notre mode de  vie. Mais nous n’avons pas toujours le recul nécessaire pour mesurer l’ampleur et la portée de cette transformation.

Au carrefour des sciences, de l’histoire et de la philosophie, mais aussi de la culture française et de la culture américaine, Michel Serres est l’auteur de nombreux essais qui nous apportent une réflexion originale pour comprendre la grande mutation dans laquelle nous sommes engagés. Ainsi, dans un livre récent : « Petite Poucette » (1), qui évoque la jeune fille en train désormais de communiquer en écrivant des messages avec son pouce, Michel Serres nous explique comment nous entrons dans un monde en voie de réinvention sur tous les registres : « Une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d’être et de connaître ».

Internet change les conditions de la communication et de la transformation des savoirs et met en question le fonctionnement des institutions traditionnelles scolaires, universitaires, religieuses et politiques. Parce qu’il a un regard historique qui lui permet de mesurer les maux qui ont affecté l’humanité pendant des siècles, Michel Serres sait prendre du recul. Parce qu’il vit dans une confiance qui lui permet de regarder en avant, en sympathie avec les jeunes générations, Michel Serres évite le soupçon et la critique vaine suscités par la crainte et il nous entraîne dans la découverte des changements en cours dans les représentations, les attitudes et les comportements. Nous entrons dans un univers nouveau. Parce que nous avons personnellement travaillé et milité pour la généralisation de l’accès aux documents  à travers les bibliothèques et pour le développement d’une auto-formation et d’une éducation personnalisée, nous mesurons l’extraordinaire apport des nouveaux moyens de communication et accueillons avec enthousiasme le mouvement en cours vers la démocratisation du savoir. C’est dire combien nous goûtons les analyses de Michel Serres et pouvons en apprécier l’originalité, car il ouvre notre compréhension à des interprétations nouvelles dont nous n’avions pas encore conscience. Ainsi, ce livre nous paraît une clef essentielle pour comprendre la grande mutation qui est en train d’advenir. Voici une lecture prioritaire pour déchiffrer le changement encours.

Ce changement est quasiment une révolution mentale : « Sans que nous nous en apercevions, un nouvel horizon est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970. Il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n’habite plus le même espace » (p 13). Et, nous voici aujourd’hui dans une société d’ individus. « Naguère, nous vivions d’appartenance. Inventé par Saint Paul, au début de notre ère, l’individu vient de naître aujourd’hui….Reste à inventer de nouveaux liens… » (p 15-16).

Tout change et même la langue. Ainsi le Dictionnaire de l’Académie Française, publié à peu près tous les vingt ans, s’enrichissaient jusqu’ici d’environ quatre à cinq mille mots. Mais aujourd’hui, entre la précédente et la prochaine édition, ce sera environ trente-cinq mille mots ! (p 14). Cependant, Michel Serres consacre ce livre à un thème majeur : la révolution en cours dans la transmission des savoirs et toutes les questions que cela implique tant pour l’école que pour les autres institutions sociales. « Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Voilà, c’est fait ! » (p 19). Cette mutation interpelle les rapports sociaux traditionnels. Mais elle entraîne également un changement profond dans les usages du savoir.

J H

 

(1)            Serres (Michel). Petite Poucette. Le Pommier, 2012 (Manifestes)

Suite sur ce blog dans les trois prochaines contributions : Vers une société participative. Vers un nouvel usage et un nouveau visage du savoir. Un regard nouveau pour un monde nouveau.