Si nous avons conscience que la relation est au cœur du monde, au cœur de notre société et que c’est ainsi que tout se tient, alors c’est dire l’importance de la qualité de cette relation, l’importance d’un dialogue constructif. Chaque semaine, Gabriel Monet, nous offre un commentaire sur l’actualité . A partir d’une information particulièrement bien choisie et étudiée, il nous apporte une réflexion de fond sur une question concernant notre manière de vivre en société. « Alors que l’information nous arrive de toutes parts, chercher du sens dans ce qui se trame, se vit, se joue autour de nous, est essentiel. Il est utile de discerner les marqueurs d’une société en mouvement, de s’enthousiasmer ou de s’offusquer, de se laisser interpeller par des initiatives constructives ou de critiquer des attitudes discutables » (1). Dans ce « billet d’humeur » du 26 avril 2018, Gabriel Monet trouve dans l’actualité de bons exemples pour aborder la question du dialogue. Il en montre le sens profond, c’est à dire la recherche d’une compréhension mutuelle. C’est bien ce à quoi une inspiration chrétienne nous appelle. Toute la démarche de Gabriel, son style en forme de va et vient, et justement de dialogue débouche sur cette recherche de compréhension, une compréhension en mouvement, une compréhension qui va de l’avant. Nous voyons ici une heureuse conjonction entre l’inspiration biblique, une sagesse telle qu’elle s’exprime dans certaines traditions, l’approche compréhensive de la réalité présente dans les sciences sociales. En présentant cette chronique à ses correspondants, Gabriel Monet citait un proverbe africain : « Une de nos armes les plus puissantes est le dialogue ». Puissance du dialogue ! Face à la violence, c’est bien le cas. Et rien n’est plus urgent que d’ « Oser la fraternité » (1), ce qui est aussi le titre du livre récent dans lequel Gabriel Monet a rassemblé ses chroniques de l’année 2016-2017.
J H
Gabriel Monet. Oser la fraternité : regards chrétiens sur l’actualité de 2016-2017 (accessible sur Amazon)
Un dialogue inter-essant
Comment trouver un accord si l’on ne dialogue pas ? Il est bien des situations où des divergences de vue peuvent exister, or, à moins de renoncer à toute relation ou vainement espérer que les choses s’arrangent d’elles-mêmes, la rencontre et le dialogue semblent un passage obligé pour aller dans le sens de la conciliation. Mais passer du principe à la réalité est souvent plus complexe qu’il n’y paraît, comme l’actualité nous en donne plusieurs exemples.
Emmanuel Macron vient d’achever une visite officielle aux Etats-Unis, et a clairement cherché à être conciliant avec son homologue américain. Au point que les commentateurs parlent d’une « bromance » entre Donald Trump et le Président français. Ce mot qui est une contraction des mots « brothers » (frères) et « romance » laisse entendre qu’il existe une amitié profonde. On sait pourtant les divergences de fond comme de forme que Donald Trump suscite chez nombre de Français, et sans nul doute aussi chez Emmanuel Macron. Cette stratégie du lien et du dialogue convivial malgré certains désaccords est-elle la bonne ? Elle présente en tous cas l’avantage d’une dynamique positive et d’une minoration de ce qui dérange au bénéfice de ce qui rapproche. Mais en même temps, permet-elle de mettre en évidence ce qui ne va pas et ainsi d’essayer de faire bouger les lignes ?
L’approche inverse aurait été de ne pas dialoguer. C’est ce qu’ont fait les dirigeants coréens pendant bien longtemps avec les tensions que l’on connaît. Or l’éclaircie ouverte pour un début d’échange lors des derniers Jeux Olympiques génère diverses avancées, puisque des parlementaires des deux pays ont pu se rencontrer en Suisse fin mars, et le sommet du vendredi 27 avril entre les dirigeants des deux Corées à la Maison de la Paix dans le village frontalier de Panmunjom marque un tournant. Ainsi, au boycott semble succéder une forme de compromis relationnel qui pourra peut-être un jour tendre vers une réunification.
Il est vrai que sans dialoguer, il y a peu de chance de trouver un accord. C’est pourtant ce qu’ont décidé les syndicats cheminots en boudant la dernière session du cycle de discussions initiée par la Ministre des transports, Elisabeth Borne. Les relations entre deux interlocuteurs peuvent parfois ressembler à un bras de fer, où l’on espère l’emporter en appliquant la loi du plus fort. Faire pression peut faire partie de la résolution d’un conflit, mais c’est rarement un schéma gagnant lorsque c’est la seule approche. Concernant la SNCF, la force de la loi de la part du gouvernement peut s’avérer trop autoritaire, alors que la force de la grève montre aussi ses limites et ses inconvénients pour tous. Toujours est-il que se voir ou se parler mais sans s’écouter et sans être prêt à évoluer, est stérile et n’avance pas à grand-chose.
C’est pourquoi arrêter ou refuser le dialogue peut parfois se comprendre. Il est même des situations où le boycott devient un message en soi, une manière de signifier un désaccord. C’est ce qu’a choisi de faire Hugues Charbonneau, co-producteur du film « 120 battements par minute », Grand Prix du festival de Cannes 2017 et César du meilleur film 2018. Convié le 26 avril au dîner organisé à l’Elysée par le couple présidentiel en l’honneur du cinéma, il a décliné l’invitation et l’a fait savoir, et ce, pour dénoncer la loi « asile et immigration ». Le « sans moi » d’Hugues Charbonneau est finalement peut-être malgré tout une manière de dialoguer puisqu’il ajoute, comme pour continuer le débat : « Comment se réjouir après l’abjecte loi votée dimanche par votre majorité ? […] Votre politique est violente, vous faites ce que le vieux monde sait faire de mieux : stigmatiser et exclure ». Mais à se lancer de telles invectives, c’est plutôt un dialogue… de sourds.
On ne peut pas tous penser et agir de la même manière, c’est même plutôt une bonne chose. Ceci étant, il faut tenter de s’entendre, de collaborer, de trouver des compromis. Dialoguer est alors essentiel. Mais dialoguer n’est ni de l’ordre de la querelle, ni une simple succession d’avis, mais un échange fécond qui passe nécessairement par une écoute vraie et un partage en vue de se comprendre mutuellement, éventuellement de se rapprocher. Un véritable dialogue est forcément « intéressant », dans le sens originel du terme qui vient du latin inter esse, c’est-à-dire « être entre ». Dès lors que la parole peut se dire, qu’elle circule entre les êtres, comme le mot « dialogue » le laisse entendre (logos = parole, dialogue = parole échangée), la communication devient plus fructueuse, elle ouvre un avenir, elle est « créatrice ». Dans la Bible, la parole et le dialogue jouent un rôle clé, et parfois de manière presque surprenante le dialogue est toujours favorisé. Après la chute, Dieu prend l’initiative de la rencontre et du dialogue, bien qu’Adam et Eve aient agi dans un sens opposé à la volonté divine. Jésus, lui, n’a pas hésité à dialoguer avec tous, même avec ceux qui pouvaient sembler s’opposer à lui, que ce soit une femme samaritaine, des pharisiens… avec des résultats souvent réjouissants. Nul doute que nous gagnerons à faire de même et à toujours oser le risque du dialogue !
Confronté à toutes les formes de domination et d’oppression qui existent aujourd’hui dans le monde, nous pouvons considérer ces réalités et ces menaces dans un mouvement ou nous pressentons qu’un nouveau monde est néanmoins en train d’apparaître et finira par l’emporter. Et déjà, en bien des lieux et en bien des moments, liberté et fraternité ont remporté la victoire. Nous pouvons envisager cette évolution dans un regard animé par l’espérance. Si à Pâques, on se remémore la résurrection de Jésus, de fait cette résurrection est aussi le point de départ d’un mouvement en cours ou, en Christ, un nouveau monde est en train de grandir et germe un univers où Dieu sera tout en tous (1). « Voici que je fais toutes choses nouvelles » ( Ap. 21.5).
Et nous avons remarqué qu’elle avait sous-titré : « Un canto a lalibertad », c’est à dire : « Un hymne à la liberté ». Nous avons ensuite découvert que ce titre correspondait à un chant qui nous a paru admirable :
De fait, « Canto a la libertad » est l’œuvre de Jose AntonioLabordeta, auteur compositeur interprète, écrivain et artiste aragonais. Il a composé cet hymne à la liberté au moment où la mort de Franco ouvrait les portes de l’Espagne sur de nouveaux horizons de liberté. Sa chanson parlait de paix, d’égalité, de justice et d’effort collectif…
Ce chant est devenu si populaire qu’à la mort de Jose Labordeta en 2010, un mouvement est apparu pour promouvoir cette chanson comme hymne officiel de la province d’Aragon (2)
Ce chant porte des paroles qui font sens (3) :
Il y aura un jour où nous tous
En levant les yeux
Nous verrons une terre
Porteuse de liberté….
En criant liberté
Les cloches sonneront
Depuis les clochers
Les chants déserts
Se remettront à grainer
Des épis hauts
Prêts pour le pain
Pour le pain qui durant des siècles
Ne fut jamais partagé
Parmi tous ceux qui firent leur possible
Pour propulser l’histoire
Vers la liberté
Il sera aussi possible
Que ce magnifique matin
Ni toi ni moi ni un autre
Ne parvenions à le voir
Parce qu’il faudra l’impulser
Pour qu’il puisse exister
Qu’il soit comme un vent
Qui arrache les buissons
Faisant surgir la vérité
Qu’il lave les chemins
Des siècles de destruction
De la liberté
Un chant que nous pouvons écouter en nous y associant
« Prayer of the mothers » : un chant mobilisateur de Yael Deckelbaum pour la marche de femmes juives et arabes unies pour la paix » : https://vivreetesperer.com/?p=2681
(1) On se reportera à l’œuvre de Jürgen Moltmann portant théologie de l’espérance sur ce blog ou sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : « Engagés dans le monde » : https://lire-moltmann.com/engages-dans-le-monde/
Une vision relationnelle de Dieu en réponse aux aspirations de notre temps
Les interrogations vis-à-vis de Dieu, tel qu’il est présenté dans la société occidentale en héritage de la chrétienté tournent souvent en désaffection. Mais dans cette représentation de Dieu, s’exprime l’écart entre une religion impériale et le premier accueil de l’Evangile. Face à cet écart, le livre de Richard Rohr, récemment paru aux Etats-Unis : « The divine dance » (1) apporte plus qu’une analyse : une proposition qui apparait comme une réponse vitale : une redécouverte du plein effet de la vie divine en terme de communion trinitaire. Cet ouvrage est écrit par Richard Rohr, un prêtre franciscain américain, animateur d’un Centre pour l’action et la contemplation (Center of action and contemplation), et, comme les commentaires sur son livre l’indiquent, en phase avec un réseau de personnalités chrétienne engagées dans le renouveau et l’innovation.
Ainsi, un des pionniers de l’Eglise émergente aux Etats-Unis, Brian McLaren, écrit à ce sujet : « Dans « La Danse divine », Richard Rohr et Mike Morrel explorent la vision trinitaire comme un chemin qui nous permet de dépasser une vision de Dieu qui pose problème. Ce livre magnifiquement écrit peut faire plus que changer des représentations perturbantes. Il peut changer entièrement notre manière de penser au sujet de Dieu ». Une écrivaine, KristenHowerton, met en évidence l’originalité de cet ouvrage : « la Danse divine » est, pour notre génération, une redécouverte radicale de la Trinité en nous offrant une compréhension étendue du flux divin du Dieu trinitaire, et comment cela nous apporte un cadre de compréhension générale pour nos relations, notre sexualité, notre estime de soi et notre spiritualité. C’est une lecture éclairante pour tous les chrétiens qui ont lutté pour comprendre la Trinité par delà une doctrine impersonnelle… ».
Il y a des livres qui répondent à nos attentes et leur donnent un sens. Ainsi, Antoine Nouis, dans son livre : « Nos racines juives » (2) raconte comment il a retenu la réflexion d’un ami : « Vous savez, on ne choisit pas une théologie ; on est choisi par une théologie. Quand j’ai choisi Bultmann, je n’ai pas été convaincu par la vigueur des arguments, mais j’ai trouvé en lui un auteur qui m’aidait à penser ce que je croyais, qui mettait des mots sur ce que je savais vrai sans toujours savoir le formuler ». Ainsi, il nous arrive de trouver réponse à un ensemble de questionnements chez un auteur qui fait écho à notre recherche et à nos attentes. Ce fut le cas, en ce qui me concerne, lorsque j’ai rencontré Jürgen Moltmann (3). Et le livre de Richard Rohr éveille un écho en nous. Lui-même raconte comment, à l’occasion d’une retraite, il a découvert « un livre hautement académique » sur la Trinité. Mais cette lecture a suscité un déclic. « Comme je lisais, en saisissant seulement quelques bribes de compréhension, je ne cessais de me dire : « oui ! oui ! », aux mots et aux idées nouvelles. Je sentais la présence d’une grande tradition rencontrant la dynamique intérieure qui avait grandi en moi pendant trente-cinq ans… La Trinité n’était plus une croyance, mais une manière objective de décrire ma profonde expérience intérieure de la transcendance, ce que j’appelle ici « le flux » (« flow » (p 40-41). Ainsi, le souhait de Richard Rohr est que, si possible, ce livre ne soit pas seulement un apport de connaissances. « Ma prière et mon désir est que quelque chose que vous rencontrerez dans ces pages, résonne avec votre propre expérience de manière à ce que vous pouviez dire : « Je sens. Je sais que cela est vrai pour moi ».
Ecrit dans un style direct, découpé en courts chapitres (près de 70 !), ce livre nous entraine dans une découverte intellectuelle et existentielle. Cet ouvrage est trop riche pour donner lieu à un compte-rendu. Aussi rapporterons- nous simplement quelques chapitres significatifs.
Un changement de paradigme spirituel
En reprenant le terme : « paradigme » énoncé par Thomas Kuhn en histoire des sciences, Richard Rohr nous parle d’une profonde transformation en cours dans notre vision du monde.
« Au risque de paraître exprimer une grosse exagération, je pense que l’image chrétienne la plus courante de Dieu, en dépit de Jésus, est encore largement païenne et non transformée. L’histoire a si longtemps procédé à travers une image impériale et statique de Dieu qui vit principalement dans un splendide isolement par rapport à ce qu’il a créé. Dieu est largement perçu comme un spectateur critique. Et comme nous devenons toujours ce que nous voyons, nous avons désespérément besoin d’un changement dans notre espérance chrétienne concernant la manière dont nous communiquons avec Dieu… » (p 35-36).
« De fait, la révélation chrétienne, dans son intégralité, ne s’est traduite que très lentement dans les mentalités. Mais, aujourd’hui, le contexte est plus favorable. « La révolution trinitaire, en cours, révèle Dieu comme toujours avec nous dans toute notre vie, et comme toujours impliqué. Elle redit la grâce comme inhérente à la création, et non comme un additif occasionnel que quelques personnes méritent… Cette révolution a toujours été active comme le levain dans la pâte. Mais aujourd’hui, on comprend mieux la théologie de Paul et celle des Pères orientaux à l’encontre des images punitives plus tardives de Dieu qui ont dominé l’Eglise occidentale ».
« Dieu est celui que nous avons nommé Trinité, le « flux » (flow) qui passe à travers toute chose sans exception et qui fait cela depuis ledébut. Ainsi, toute chose est sainte pour ceux qui ont appris à le voir ainsi… Toute impulsion vitale, toute force orientée vers le futur, toute poussée d’amour, tout élan vers la beauté, tout ce qui tend vers la vérité, tout émerveillement devant une expression de bonté, tout bond d’élan vital, comme diraient les français, tout bout d’ambition pour l’humanité et la terre, est éternellement un flux de vie du Dieu trinitaire ». « Que nous le voulions ou pas… Ce n’est pas une invitation que vous puissiez accepter ou refuser. C’est une description de ce qui est en train de se produire en Dieu et dans toute chose créée à l’image et à la ressemblance de Dieu » (p 37-38). « C’est une invitation à être paisiblement joyeux et coopératif avec la générosité divine qui connecte tout à tout. Oui, Dieu sauve le monde et Dieu est à l’œuvre même quand nous manquons de le noter, de nous en réjouir et de vivre pleinement notre vie unique » (p 38-39).
Richard Rohr nous rappelle des paroles dans les épitres :
« Il y a un seul Christ. Il est tout et il est en toute chose »
« Quand Christ sera pleinement révélé, et il est votre vie, vous aussi serez révélés avec Lui dans toute votre gloire »
Dans notre société, il y a un grand malaise qui tient à une fréquente déconnection : « Déconnection de Dieu, assurément, mais aussi de nous-même (notre corps), des uns des autres et de notre monde… Il en résulte un comportement de plus en plus destructeur.
Le don de Dieu trinitaire et l’expérience pratique, ressentie, de recevoir ce don, nous offre une reconnection bien fondée avec Dieu, nous-mêmes, les autres et le monde » (p 39).
L’importance majeure de la relation
L’influence de la pensée grecque sur notre propre civilisation a été considérable. Platon et Aristote exercent encore une grande influence sur nos représentations. Or, Aristote, en considérant les propriétés des choses, distinguait la « substance » et la « relation ». « Ce qui définissait la substance était ce qui induit la substance par rapport à tout le reste. Ainsi, un « arbre » est une substance tandis que « père » est une relation. Et Aristote mettait « la substance » tout en haut de l’échelle ». Ainsi la théologie occidentale a été influencée par la philosophie grecque. Alors Dieu a été défini en terme de substance ce qui entre en conflit avec la représentation relationnelle d’un Dieu trinitaire. Et cette conception a également influencé les comportements occidentaux. « Maintenant, nous voyons bien que Dieu n’est pas, n’a pas besoin d’être « une substance » dans le sens d’Aristote de quelque chose d’indépendant de tout le reste. En fait, Dieu est lui-même relation. Et, dans vie des hommes, l’ouverture à la relation induit une vie saine.
Ainsi « nous pouvons dire que Dieu est essentiellement relation. J’appellerai « salut », la disposition, la capacité et le vouloir d’être en relation » (p 46). « La voie de Jésus, c’est une invitation à un mode trinitaire de vie, d’amour et de relation sur la terre comme c’est le cas dans la divinité. Comme la Trinité, nous vivons intrinsèquement dans la relation. Nous appelons cela l’amour. Nous sommes faits pour l’amour. En dehors de cela, nous mourrons très rapidement. Et notre lignage spirituel nous dit que Dieu est personnel. « Dieu est amour » (p 47).
Percevoir l’image trinitaire
« Ceux d’entre nous qui ont grandi avec la notion prétrinitaire de Dieu ont vu probablement la réalité, consciemment ou inconsciemment, comme un univers en forme de pyramide avec Dieu au sommet du triangle et tout le reste en dessous… Mais si nous nous situons dans une perspective trinitaire, la figure représentative la plus appropriée est un cercle et même une spirale et non une pyramide. Laissons la dance du cercle inspirer notre imagination chrétienne… » (p 66-67). Nous ne sommes pas en dessous. Nous ne sommes pas exclus. Nous participons. « Nous ne sommes pas des outsiders ou des spectateurs, mais une part inhérente de la danse divine » (p 67). Le Dieu trinitaire partage sa vie avec nous. Dieu nous a inclus dans le flux divin.
Le mystère trinitaire peut également être perçu dans tout ce qui existe. Il peut être entrevu dans le code de la création. « Ce qu’à la fois les physiciens et les contemplatifs affirment, c’est que le fondement de la réalité est relationnel. Chaque chose est en relation avec une autre » (p 69). « Commencez par le mystère de la relation. C’est là où réside la puissance. C’est ce que les physiciens de l’atome et les astrophysiciens nous disent aujourd’hui » (p 70).
L’énergie divine
« Le Saint Esprit est la relation d’amour entre le Père et le Fils. C’est cette même relation qui nous est gratuitement donnée…
Et cette même relation se manifeste dans une multitude de formes (p 186). « Tout ce qui conforte la relation est toujours l’œuvre de l’Esprit qui réchauffe, adoucit, répare et renouvelle tout ce qui est refroidi entre les chose et à l’intérieur… ». Au sein de la création, le Saint Esprit a deux grandes tâches. Il multiplie les formes de vie. Beaucoup d’espèces animales et végétales échappent à la présence humaine. « Elles forment le cercle universel de la louange simplement en existant… Si vous désirez être contemplatif, c’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Chaque chose en étant elle-même rend gloire à Dieu » (p 187). La deuxième tâche du Saint Esprit est de connecter toutes ces choses. Dans cette vie multiforme, « le Saint Esprit entretient l’harmonie et une mutuelle déférence » (p 188).
Maintenant tout est saint
« Une fois que vous avez appris à prendre votre place à l’intérieur du cercle de la louange et de la déférence mutuelle, toute distinction entre séculier et sacré, naturel et surnaturel s’efface. Dans l’économie divine, tout est utilisable, même nos fautes et nos péchés. Ce message nous est adressé de la croix et nous ne l’avons pas encore entendu. Tout est saint maintenant. Et la seule résistance à ce flux divin de sainteté et de plénitude est le refus humain de voir, de se réjouir et de participer » (p 189-190).
« Sans le libre flux du Saint Esprit, la religion devient un système de tri tribal, passant beaucoup de temps à définir qui est dedans, qui est dehors, qui a raison, qui a tort. Et, surprise, nous sommes toujours du côté de celui qui a raison » (p 192).
Richard Rohr met en évidence la réalité et la permanence de l’amour. « L’amour est juste comme la prière. Ce n’est pas tant une action que nous faisons qu’une réalité que nous sommes déjà. Nous ne décidons pas d’être aimant. Le Père ne décide pas d’aimer le Fils. Sa paternité est un flux du Père au Fils. Le Fils ne choisit pas de laisser passer son amour vers le Père ou l’Esprit. L’amour est son mode d’être… L’amour en vous dit toujours oui. Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez acheter ou gagner. C’est la présence de Dieu en vous appelé le Saint Esprit… Vous ne pouvez pas diminuer l’amour que Dieu vous porte. Le flux est constant, total. Dieu est pour vous… » (p 193). Une pensée de la théologienne Catherine La Cugna résume tout : « La nature même de Dieu est de trouver la plus profonde communion et amitié possible avec chaque créature sur cette terre ». C’est la description de l’œuvre de Dieu.
La seule chose qui puisse vous tenir à l’écart de la danse divine, c’est la peur ou le doute ou quelque haine de soi. Qu’est-ce qui arriverait dans votre vie, juste maintenant, si vous acceptiez ce que Dieu a créé ? Voilà ce que vous ressentiriez soudain :
C’est un univers très sûr
Vous n’avez rien à craindre
Dieu est pour vous
Dieu bondit de joie vers vous
Dieu est à votre côté, honnêtement davantage que vous êtes à ses côtés » (p 193-194)
Pourquoi redécouvrir aujourd’hui la vie trinitaire ?
Pourquoi une redécouverte et un épanouissement de la théologie trinitaire aujourd’hui dans le monde? Si le livre de Richard Rohr éveille en nous un écho, c’est parce qu’il répond à nos aspirations et à nos questionnements dans le contexte culturel qui est le notre aujourd’hui. Comment perçoit-il lui-même l’actualité de sa vision ?
1 L’humilité de la transcendance
« Le processus actuel de l’individualisation débouche sur un sens très raffiné de l’intériorité, de l’expérience intérieure, du travail psychologique et de l’interface avec ce qu’une religion authentique dit réellement… L’approche trinitaire offre une phénoménologie beaucoup plus profonde de notre expérience intérieure de la transcendance… ».
2 Un langage théologique élargi
« La globalisation de la connaissance, une interface accrue avec d’autres religions mondiales (en particulier l’autre hémisphère du cerveau représenté à la fois par le christianisme oriental et les religions de l’Orient), un interface nouveau avec la science, tout cela demande que nous élargissionsnotre vocabulaire théologique ».
3 Une connaissance plus étendue de Jésus et du Christ
« En extrayant Jésus de la Trinité et en essayant de comprendre Jésus en dehors du Christ, nous avons créé une christologie très terrestre et basée sur l’expiation (atonement). Nous avons essayé d’aimer Jésus sans aimer (et même connaître le Christ et cela a créé une forme de religion malheureusement tribale et compétitive au lieu de celle de Paul : « Il y a un seul Christ. Il est tout et il est en tout ». Le Christ est une formulation cosmique et métaphysique. Jésus est une formulation personnelle et historique. Beaucoup de chrétiens ont la seconde formulation, mais sans la première, ce qui rend Jésus et le christianisme bien trop petit » (p 121-122).
Un livre majeur pour une voie nouvelle
Ce livre regorge de points de vue étayés par des connaissances et nourris par l’expérience. Certains de ces points de vue retentissent en nous et ouvrent un nouveau regard. Nos représentations se modifient.
Nous apprenons à mieux reconnaître la générosité divine et sa présence bienfaisante. Dans sa réalité trinitaire, l’amour de Dieu se révèle.
Nous retrouvons dans ce livre de grands thèmes de l’œuvre de Jürgen Moltmann (3) qui, très tôt, en 1980, a publié un livre sur « La Trinité et le Royaume de Dieu » « en développant, dans un débat critique avec les tendances monothéistes de la théologie occidentale, une doctrine « périchorétique » de la Trinité qui souligne l’être-un des personnes divines, leur interpénétration et leur inhabitation mutuelle… Lorsque, dans la manière de comprendre Dieu, le concept de communauté-communion, de « mutuality » et de périchorèse vient au premier plan et reprend, relativise et limite le concept de la Seigneurie unilatérale, alors se modifie également la façon de comprendre les relations que le hommes sont appelés à vivre les uns avec les autres ainsi que leur rapport à la nature ». Et, ensuite, dans son livre : « Dieu dans la création » (première édition en allemand : 1985), Jürgen Moltmann a poursuivi sa réflexion : « Au concept trinitaire de la périchorèse mutuelle, correspond une doctrine écologique de la création. Le Dieu Trinité ne fait pas seulement face à sa création, mais y entre en même temps par son Esprit éternel, pénètre toute chose et réalise la communauté de la création par son inhabitation. Il en résulte une connexion nouvelle de la connexion de toute chose… Au concept trinitaire de la périchorèse mutuelle, correspond une compréhension nouvelle de la condition de l’image de Dieu qui est celle de l’homme. Dans la communauté mutuelle de l’homme et de la femme, ainsi que dans la communauté des parents et des enfants, il devient possible de reconnaître un être et une vie qui correspondent à Dieu… » (4). Jürgen Moltmann a écrit ensuite un livre au titre significatif : « L’Esprit qui donne la vie » (4). La pleine reconnaissance de l’Esprit découle également de la révélation trinitaire.
Si les parcours et les contextes de Richard Rohr et de Jürgen Moltmann sont différents, au point que nous ne voyons point dans le livre du premier des références aux livres du second, dans une diversité d’accents et de sensibilités, nous voyons également de profondes convergences dans leurs écrits. Ainsi, dans son livre : « Dieu dans la création » (5), Moltmann écrit : « La périchorèse trinitaire (mouvement incessant de relation en Dieu qui se traduit dans l’expression : danse divine), doit être comprise comme l’activité suprême et en même temps comme la quiétude absolue de cet amour qui est la source de tout vivant, le ton de toutes les résonnances et l’origine du rythme et de la vibration des mondes dansants » (p 31). Et, comme Richard Rohr, Jürgen Moltmann met en évidence l’importance majeure de la relation : « Si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté de toutes les créatures avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu… Rien dans le monde n’existe, ne vit et ne se meut par soi. Tout existe, vit et se meut dans l’autre, dans les structures cosmiques de l’Esprit divin » (p 24-25). Ainsi, à partir de ces différents éclairages, nous pouvons avancer dans la joie de la découverte et de la reconnaissance de l’être et de l’œuvre du Dieu trinitaire.
La parution du roman de William Paul Young : « The Shack » qui nous a proposé une représentation imagée du Dieu trinitaire, ouvrage traduit en français sous le titre : « La cabane » (6) et ayant remporté un succès mondial, témoignait d’une sensibilité nouvelle. L’auteur de ce livre a accordé une préface à « The divine Dance » : « La « danse divine », de pair avec des milliers d’autres voix qui s’élèvent aujourd’hui, renverse l’Empire et célèbre la Relation. Quand on a vu les profonds mystères révélés ici avec amour, on ne peut pas ne pas voir. Quand on a entendu, on ne peut retourner en arrière. La souffrance ne peut effacer le sourire du cœur. O Dieu, tu n’a jamais eu une idée médiocre de l’Humanité » (p 22). Voici un livre qui suscite la joie et la louange parce qu’il nous parle de l’amour inconditionnel de Dieu au cœur d’un univers relationnel.
J H
(1) Richard Rohr with Mike Morrell. Foreword by William Paul Young. The divine dance. The Trinity and your transformation. SPCK, 2016
(2) Antoine Nouis. Nos racines juives. Préf. De Marion Muller-Colard. Bayard, 2018
(4) Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Une pneumatologie intégrale. Cerf, 1999. En annexe : Mon itinéraire théologique. Quelques extraits présentés ici (p 438)
(5) Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988
(6) William Paul Young. La cabane. J’ai lu, 2014 (18 millions de lecteurs à travers le monde)
Si on reconnaît de plus en plus l’interconnexion qui caractérise notre univers et à laquelle nous participons, il y a dans cette prise de conscience un potentiel d’ouverture par rapport à la perception d’une force transcendante, à l’écoute d’une voix d’amour. C’est pourquoi, dans la société d’aujourd’hui, la présence de l’Esprit peut davantage être reconnue.
En christianisme, en terme d’Esprit saint, l’Esprit est reconnu comme un acteur personnel de la communion divine et comme catalyseur et inspiration de l’Eglise. Mais si ces termes sont approximatifs avec l’intention de parler à tous, n’est-ce pas dire ainsi combien nous avons besoin de mieux connaître et reconnaître l’Esprit divin. Nous trouvons cet éclairage dans un livre que JürgenMoltmann, le théologien de l’espérance, a consacré à l’Esprit saint sous un titre significatif : « L’Esprit qui donne la vie » (1).
Ce livre est pour nous une source d’inspiration qui éclaire notre existence. Comme l’œuvre de Jürgen Moltmann dans son ensemble, cet ouvrage ouvre des horizons multiples. Dans ce texte et selon Moltmann, nous nous interrogeons sur les barrières qui ont fait obstacle à la reconnaissance de la place et de l’œuvre de l’Esprit. Découvrons ces barrières pour les dépasser et entrer dans un processus bienfaisant. « L’auteur cherche à élaborer une théologie de l’Esprit susceptible de dépasser la fausse alternative, souvent réitérée dans les Eglises entre la Révélation divine qu’elles ont pour mission de sauvegarder et les expériences humaines de l’Esprit. Il entend ainsi mettre en valeur les dimensions cosmiques et culturelles de l’Esprit « créateur et recréateur » qui transgresse toutes les frontières établies » (page de couverture).
Par delà les barrières
L’Esprit de Dieu est à l’œuvre dans l’expérience humaine par delà les exclusivismes institutionnels. Il n’est pas seulement l’Esprit de la rédemption, mais aussi l’Esprit de la création. Il se déploie malgré les limites érigées par des institutions inquiètes. L’histoire récente nous montre cette tension. « Il ne peut être question d’un « oubli » de l’Esprit aux Temps modernes ; au contraire, le rationalisme et le piétisme des Lumières furent tout aussi enthousiastes que le christianisme pentecôtiste aujourd’hui. Ce furent les craintes des Eglises établies à l’égard de « l’esprit de liberté » religieux aussi bien qu’irréligieux, du monde moderne qui conduisirent à une réserve de plus en plus grande en matière dedoctrine de l’Esprit saint…Seul fut déclaré « saint » cet Esprit qui est lié à la médiation ecclésiale et institutionnelle… » (p 17). Encore aujourd’hui, dans certains cercles, on peut observer cet exclusivisme. « Dans la théologie et la piété protestante, comme dans la théologie et la piété catholique, il existe une tendance qui consiste à concevoir l’Esprit Saint uniquement comme l’Esprit de la rédemption dont le lieu est l’Eglise et qui donne aux hommes la certitude de la béatitude éternelle de leur âme. Cet Esprit sauveur est mis à l’écart de la vie corporelle comme de la vie naturelle » (p 25).
Esprit de rédemption. Esprit de création
L’Esprit Saint n’est pas seulement rédempteur, mais aussi créateur. « Si l’Esprit Saint était seulement l’Esprit de l’Eglise et de la foi, cela restreindrait « la communion de l’Esprit Saint » et aurait pour conséquence que, dans son expérience de l’Esprit, l’Eglise deviendrait incapable de communiquer avec le monde ».
Pourquoi cette conception réduite de l’œuvre de l’Esprit ? Elle tient également à une focalisation sur les expériences intérieures de l’âme dans une attitude marquée par l’influence de la philosophie platonicienne. C’est la perspective, non pas chrétienne, mais gnostique d’une âme, à la mort, « libérée de cette vallée de larmes et de cette enveloppe corporelle caduque, et introduite dans le ciel des bienheureux ». En regard, l’Eglise ancienne a adopté la résurrection de la chair. « Or, si la rédemption est la résurrection de la chair et la création nouvelle de toutes choses, alors l’Esprit du Christ qui sauve ne peut être un autre esprit que l’Esprit créateur qu’est la « Ruah Yahweh » selon une expression hébraïque »… Il y a une unité entre l’agir de Dieu dans la création, la rédemption et la sanctification detoutes choses…L’Esprit rédempteur est aussi l’Esprit de la résurrection et de la création nouvellede toutes choses… ».
Ainsi, « l’expérience de la résurrection et la relation à la puissance divine ne conduisent pas à une spiritualité qui exclut les sens, qui est tournée vers l’intérieur, hostile au corps et séparée du monde, mais à une vitalité nouvelle de l’amour de la vie » (p 27).
Transcendance et immanence
Les représentations de Dieu ont naturellement une grande influence. Certaines représentations peuvent avoir une influence très négative. Et on peut s’interroger en se souvenant de la personne de Jésus : «On reconnaît l’arbre à ses fruits ». Ainsi, si on croit en un Dieu si transcendant qu’il en devient inaccessible, on ne peut percevoir l’Esprit de Dieu dans l’expérience humaine. Dans un contexte de débat théologique, pour le théologien Karl Barth, « II n’y avait pas de continuité entre la créature et le créateur, pas même dans le souvenir qu’a l’âme humaine de son origine, comme le disait Augustin » (p 22). La révélation vient d’en haut et s’impose à l’homme. Jürgen Moltmann s’interroge sur cette discontinuité entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme. « Je ne parviens pas à percevoir d’alternative de principe entre la révélation de Dieu à des hommes et l’expérience de Dieu faite par des hommes. Comment un homme pourrait-il parler d’un Dieu si Dieu ne se révèle pas ? Comment un homme pourrait-il parler d’un Dieu dont il n’existe aucune expérience humaine ? » (p 22). Et il nous invite à percevoir la présence de Dieu en terme d’immanence et de transcendance. « C’est voir l’immanence de Dieu dans l’expérience humaine et la transcendance de l’homme en Dieu. Parce que l’Esprit de Dieu est en l’homme, l’esprit de l’homme dans son autotranscendance est orienté vers Dieu. Celui qui schématise révélation et expérience en en faisant une alternative aboutit à des révélations qui ne peuvent faire l’objet d’une expérience et à des expériences dépourvues de révélation » (p 24).
Pour une théologie de l’expérience
L’affirmation constante du lien de l’Esprit à l’institution ecclésiale « a conduit à l’appauvrissement des communautés, à la désertion des Eglise et à l’émigration de l’Esprit vers les groupes spontanés et vers les expériences personnelles …Les hommes ne font pas l’expérience de l’Esprit de façon extérieure seulement dans leur communauté ecclésiale, mais de façon intérieure dans l’expérience qu’ils font d’eux-mêmes à savoir dans le fait que « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit saint… (Romains 5.5). Cette expérience personnelle de l’Esprit, beaucoup de personnes l’expriment par de simples mots : « Dieu m’aime ». Ainsi Jürgen Moltmann est amené à développer une théologie de l’expérience (p 37).
« Il n’y a pas de paroles de Dieu sans expériences humaines de l’Esprit.C’est pourquoi les paroles de la Bible et les paroles de la prédication de l’Eglise doivent être référés également aux expériences des hommes d’aujourd’hui pour que ceux-ci ne soient pas seulement des auditeurs de la Parole (K Rahner), mais deviennent eux-mêmes des locuteurs de la Parole… Mais cela n’est possible que si l’on voit laParole et l’Esprit dans leur rapport mutuel et non pas comme une voie à sens unique » (p 18).
Une dimension cosmique
« Les recherches nouvelles conduisant à une « théologie écologique », à une « christologie cosmique », et à la redécouverte du corps ont pour point de départ la compréhension hébraïque de l’Esprit de Dieu…. L’expérience de Dieu qui donne vie et qui est faite dans la foi du cœur et dans la communion de l’amour conduit d’elle-même au delà des frontières de l’Eglise vers la redécouverte de ce même Esprit dans la nature, les plantes, les animaux et dans les écosystèmes de la terre ». Ainsi notre vision s’élargit jusqu‘à une dimension cosmique. «L’expérience de la communauté de l’Esprit conduit nécessairement la chrétienté par delà d’elle-même, vers la communauté plus grande de toutes les créatures de Dieu. La communion de la création, dans laquelle toutes les créations existent les unes avec les autres, les unes pour les autres, les unes par les autre set les unes dans les autres, est la communion de l’Espritsaint » » (2). C’est une interpellation pour les Eglises. « Face à la menace d’une « fin de la nature », les Eglise découvriront la signification cosmique du Christ et de l’Esprit ou bien se feront complices de la destruction de la création terrestre de Dieu. » . C’est un nouveau regard. « La découverte de l’ampleur cosmique de l’Esprit conduit au respect de la dignité de toutes les créatures dans lesquelles Dieu est présent par son Esprit » (p 28).
La personnalité de l’Esprit
Bien entendu, nous nous posons la question : comment l’Esprit saint s’inscrit-il dans la réalité divine ? C’est une question qui a suscité de grands débats théologiques. Elle ne peut être exprimée ici en quelques lignes d’autant que nous sommes dépourvus d’expertise théologique. On se reportera donc au chapitre de Jürgen Moltmann consacré à l’expérience trinitaire de l’Esprit (p 90-113).
Dans son livre le plus récent : « The living God and the fullness of life » (3), Moltmann décrit ainsi cette expérience trinitaire de Dieu : « La foi chrétienne est une vie en communion avec Christ. Jésus, le fils de Dieu, appelle Dieu : Abba, cher père ». D’autre part, en communion avec Christ, nous ressentons un encouragement à vivre, une puissance de guérison. Nous savons que nous sommes consolés et nous sommes en phase avec le grand oui de Dieu à la vie. Nous recevons ainsi les énergies de l’Esprit de Dieu. L’Esprit qui donne la vie « entre à flotsdans nos cœurs » (Rom 5.5)… (p 61). Nous faisons ainsi l’expérience de ces trois dimensions dans la communion avec Christ. Nous vivons avec Jésus, le Fils de Dieu et avec Dieu, le Père de Jésus-Christ et avec Dieu, l’Esprit de vie. Ainsi, nous ne croyons pas seulement en Dieu, nous vivons en Dieu, c’est à dire dans l’histoire trinitaire de Dieu avec nous » ( p 62).
Mais où voyons-nous l’unité de Dieu ? « Elle émerge de la relation interne entre Dieu le Fils, Dieu le Père et l’Esprit de Dieu ». En chaque personne divine, nous voyons la présence des autres. Elles sont ainsi tellement interreliées qu’elles ne peuvent être séparées. Cette vérité est exprimée par Jésus lorsqu’il dit : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 16-30). Ce n’est pas seulement une unité de vouloir, c’est aussi une interrelation : « Afin qu’ils puissent être un. Comme toi, Père, est en moi, et moi en toi » (Jean 17-20). C’est une inhabitation réciproque,un don mutuel. « L’idée israélite de la « Shekinah » et le concept patristique de la « perichoresis » sont des représentations de ces inhabitations réciproques ». Cette communion s’étend à nous. « L’amour est la vraie force qui dépasse les frontières. Celui qui vit dans l’Esprit de Dieu vit en Dieu et Dieu en lui ou elle » (p 63). Au total, si on perçoit l’Esprit saint à travers ce qu’il opère, sa personnalité ne se comprend qu’à partir de ses relations au Père et au Fils. « Car l’être-personne est toujours être-en-relation. Les relations qui constituent l’être-personne de l’Esprit doivent être cherchées dans la Trinité » (L’Esprit qui donne la vie p 30).
Vers un monde nouveau
Les prophètes d’Israël, Ezéchiel et Jérémie, mettent en évidence l’action transformatrice de l’Esprit. Ainsi Jérémie écrit : « Des jours viennent où je conclurai avec la communauté d’Israël et la communauté de Juda, une nouvelle alliance… Je déposerai la loi au fond d’eux-mêmes l’inscrivant dans leur être. Je deviendrai Dieu pour eux et eux, ils deviendront mon peuple. Ils ne s’instruiront plus entre eux, répétant : « Apprenez à connaître le Seigneur », car ils me connaitront tous, petits et grands » (Jérémie 31.31-33). « Ici la connaissance médiatisée cède la place à la connaissance immédiate, et le vouloir de Dieu médiatisé cède la place au vouloir qui va de soi. Cela suppose un avenir dans lequel Dieu lui-même est manifesté de façon immédiate et universelle et dans lequel l’Esprit de Dieu pénètre également les profondeurs du cœur de l’homme et leur donne vie » (p 87-88). Cette vision se réalise dans l’expérience de la Pentecôte (4). « Les dons de l’Esprit sont répandus sur le peuple entier si bien que sont abolis les privilèges traditionnels des hommes par rapport aux femmes, des maitres par rapport aux serviteurs et des adultes par rapport aux enfants »… « Quand Dieu deviendra définitivement présent par l’Esprit, le peuple tout entier deviendra un peuple prophétique ». Et, comme il est aussi écrit, « Je répandrai mon Esprit sur toute chair », cette expression « toute chair » va au delà du genre humain et induit tout ce qui est vivant …L’effusion de l’Esprit de Dieu conduit par conséquent à la nouvelle naissance de toute vie et de la communauté de tout ce qui est vivant sur la terre » (p 88) .
C’est ainsi que Jürgen Moltmann peut nous ouvrir un horizon qui nous transporte dans un espace où les barrières s’effacent et ou une communion universelle apparaît.
« L’expérience de Dieu qui est attendue de la venue de l’Esprit est
1 Universelle. Elle n’est pas particulière, mais se rapporte à toute chair selon les dimensions de la création.
2 Totale. Elle n’est plus partielle, mais opère dans le cœur de l’homme, dans les profondeurs de l’existence humaine
3 Permanente. Elle n’est plus historique et passagère, mais évoquée comme le « repos » et « l’habitation » de Dieu
4 Immédiate. Elle n’est plus médiatisée par la révélation et la tradition, mais fondée sur la révélation de Dieu et sa gloire » ( p 88).
Au terme de ce parcours, nous pouvons demander comment il sera reçu non seulement par les lecteurs croyants, mais aussi par les lecteurs en attente. En effet, chez certains de nos contemporains, nous pouvons observer un désir de communion et d’unité, une recherche de transformation intérieure dans l’amour allant de pair avec une reconnaissance du vivant dans la nature.
Dans ce texte, nous voyons comment la pensée théologique de Jürgen Moltmann dépasse un héritage de divisions pour relier des réalités jusque là séparées, dans une perspective d’unification à la lumière d’un Dieu, communion d’amour et puissance de vie. L’Esprit saint est un Esprit qui donne la vie. Il échappe à tout exclusivisme clérical. En tant qu’Esprit de création, il est à l’œuvre dans tous les êtres vivants, dans tous les humains. Dieu n’est pas lointain et inaccessible. L’Esprit de Dieu se manifeste dans l’expérience humaine. Il ne nous détourne pas de notre vie humaine, mais il nous encourage à vivre pleinement. Dans la relation avec le Christ, il nous invite à entrer dans une vie nouvelle et dans la dimension de la résurrection. C’est une spiritualité qui induit les sens et conduit à la vitalité nouvelle de l’amour de la vie. A une époque où l’on prend conscience de la menace qui pèse sur la nature. Jürgen Moltmann pointe sur la présence de l’Esprit dans les animaux, les plantes, les écosystèmes de la terre. C’est une invitation à vivre en harmonie avec les êtres vivants et à respecter leur dignité. La vision de l’Esprit saint, telle que nous la propose Jürgen Moltmann, est celle d’un Esprit qui communique la vie. C’est une vision qui répond à nos profondes aspirations. C’est une vision qui porte une dynamique en écho à ce chant présent dans notre mémoire : « Dans le monde entier, le Saint Esprit agit… Au fond de mon cœur, le Saint Esprit agit… » (5)
Jean Hassenforder
(1) Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie Une pneumatologie intégrale. Cerf, 1999
Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation
Selon Eric et Sophie Vinson
Vaincre une oppression à travers une action non-violente, est-ce possible ? Comment une telle lutte peut-elle l’emporter face à un grand pouvoir ? Lorsqu’on visite l’histoire du XXé siècle, on y rencontre de grands malheurs, mais aussi de grands mouvements de libération, qui ont remporté la victoire sans recourir à la violence. De grandes figures jalonnent ce parcours : Gandhi, Mandela, MartinLuther King (1). Sur un registre plus discret, d’autres mouvements ont œuvré pour la paix et la réconciliation à travers des rencontres bienveillantes. Ce fut le cas du Réarmement moral suscité par FrankBuchman, qui, après la seconde guerre mondiale a agi en faveur de la réconciliation franco-allemande et pour une transition pacifique vers l’indépendance dans certains pays d’Afrique (2). Aujourd’hui, l’aspiration à résoudre pacifiquement les conflits se poursuit. Ainsi se développe actuellement une approche de « Communication non-violente » (CNV), telle qu’elle a été conçue par un pionnier, Marshall Rosenberg (3). Cette approche peut s’appliquer dans diverses situations. Aujourd’hui, on prend conscience que « La paix, ças’apprend », comme nous y invite un livre récent de Thomasd’Ansembourg (4).
Face à la violence, ce qui compte en premier, c’est un état d’esprit : un choix de paix, une volonté de bienveillance. Cette disposition est source de courage, de patience et de créativité. Elle transforme les relations. Gandhi et Mandela se rejoignent dans l’histoire par la manière dont ils ont remporté la victoire sur des forces d’oppression. Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson ont consacré un livre à cette dynamique de paix : « Mandela et Gandhi. La sagesse peut-elle changer le monde ? » (5). Effectivement, ces deux hommes, aujourd’hui célèbres, ne sont pas sans rapport. En effet, si l’engagement de Gandhi est chronologiquement antérieur à celui de Mandela, il y a entre eux une forte interconnexion à travers un champ commun : l’Afrique australe, un adversaire semblable : l’impérialisme colonial occidental, des modes d’action comparables : le primat de la non-violence avec une part d’inspiration chrétienne. Voici deux personnalités qui ont marqué le XXè siècle dans des séquences historiques différentes.
Itinéraires
Rappelons brièvement les itinéraires.
Gandhi demeure aujourd’hui encore une source d’inspiration. Car s’il s’inscrit dans un univers culturel spécifique, il anticipe également à travers une conscience de la non-violence et de l’écologie. Sa culture s’enracine dans un entre-deux entre l’Inde et l’Angleterre à la fin du XIXè siècle. Et lorsqu’il rejoint la communauté indienne de l’Afrique Australe, il y découvre la sujétion à laquelle cette communauté est soumise par le pouvoir local. A partir de 1906, à travers sa profession d’avocat, il s’engage dans des campagnes de « désobéissance civile » contre les discriminations. De retour en Inde à partir de 1915, son action pour libérer le pays du pouvoir colonial va se dérouler pendant plusieurs décennies jusqu’aux années de l’après-guerre où l’indépendance l’emporte et où Gandhi est assassiné en 1948. Et pendant toutes ces années, Gandhi a mené la lutte en conjuguant plusieurs orientations : spirituelles, sociales, politiques et écologiques.
Né en 1918, Nelson Mandela grandit dans l’ambiance très libre d’une communauté rurale africaine. Lorsqu’il arrive en ville, il achève ses études d’avocat et commence à participer à la lutte contre l’apartheid menée par le Congrès national africain (ANC). Il prend une place grandissante dans ce combat et, en 1962, il est condamné à un emprisonnement de longue durée. Il va ainsi resté prisonnier pendant 27 ans, d’abord au pénitencier de Robben Island, puis bien plus tard, dans une condition plus libérale, jusqu’à sa libération en 1990. Dans sa négociation avec le pouvoir dominant, il parvient à imposer la fin de l’apartheid et à initier un processus politique non- violent à travers lequel, en 1994, il accède à la présidence par des élections démocratiques. Comme président, il va assurer la transition démocratique jusqu’en 1999. Les auteurs du livre écrivent à ce sujet : « C’est un immense et incomparable changement. Multiséculaire, le régime fondé sur la discrimination raciale a donc pris fin, avec sa version la plus achevée : l’apartheid en place depuis 45 ans. Pas à pas, ce dernier va être remplacé par une démocratie représentative, égalitaire en droits.Le tout sans une guerre civiletotale » (p 171) .
Ces notations très schématiques sur l’itinéraire de ces deux grandes personnalités, des géants de l’histoire, vont nous permettre d’aborder maintenant les caractéristiques de l’action non-violente et une initiative de réconciliation sans égale : la Commission Vérité etRéconciliation organisée sous l’impulsion de l’archevêque Desmond Tutu. Au passage nous observerons les ressources spirituelles, morales et intellectuelles qui ont permis la victoire de cette action non-violente.
Une lutte non-violente
Dans la lutte menée contre la domination coloniale, Gandhi et Mandela ont mis en œuvre une action non-violente.
Gandhi a ouvert la voie. Pourquoi et comment Gandhi a-t-il choisi ce mode d’action ? Ce livre nous explique son cheminement. C’est tout d’abord une attitude d’inspiration spirituelle qui s’est développée dans son milieu familial et culturel. « C’est dans son cadre domestique que Gandhi est sensibilisé à la notion centrale dans le jaïnisme, d’ « ahima » qui revient à « ne léser aucune vie », signifiant littéralement « non-nuisance » en sanskrit. Ce terme essentiel chez Gandhi, est le plus souvent rendu dans les langues occidentales par le terme de « non-violence ». Norme éthique et spirituelle, ce principe caractérise la voie mystique et ascétique, née du sous-continent indien… ». D’action en réaction, « la violence conduit à la souffrance de tous ». « La non-nuisance, et à fortiori l’altruisme aimant et compatissant permettent de rompre un cercle vicieux pour conduire à terme tous les êtres à la sagesse et au bonheur » (p 34). C’est dans cet état d’esprit : « un idéal de maitrise de soi bienveillante » qu’en 1888, Gandhi quitte sa patrie pour venir à Londres étudier le droit. Et, dans cette capitale-monde, il va poursuivre son cheminement spirituel dans la rencontre de différents courants religieux et philosophiques occidentaux, mais aussi orientaux. Ainsi raconte-t-il que le « Sermon sur la Montagne » lui alla droit au cœur. « Et moi, je vous dis de ne pas résister à celui qui vous maltraite… ». Ma jeune intelligence s’efforça d’unir dans un même enseignement la Gitâ, la Lumière de l’Asie et le Sermon sur la Montagne » ( p 47). Et lorsque, avocat diplômé, il rejoint l’Afrique du Sud, en 1893, il va poursuivre ses lectures et trouver une inspiration chez des auteurs comme H.D. Thoreau, Ruskin et Tolstoï.
En Afrique du Sud, Gandhi subit quelques expériences humiliantes de discrimination. Cependant, la communauté indienne est prospère et ce n’est qu’au début du XXè siècle qu’elle se trouve menacée. En 1906, face à un projet de discrimination des asiatiques, Gandhi s’engage dans une action non-violente. Cette lutte va se poursuivre dans les années suivantes : marches de protestation, emprisonnements. Gandhi exprime cette désobéissance civile dans un terme indien : « satyagraha » : « idée de fermeté-vérité », de « force de la vérité ». Les auteurs notent la capacité de Gandhi de négocier en accordant une confiance qui a été parfois trahie . « Un satyagrahi » n’a jamais peur de faire confiance à son adversaire… au nom de la confiance implicite dans la nature humaine qui fait partie de sa philosophie…Une logique comparable à celle de Mandela toujours soucieux de maintenir ou de rétablir un lien d’humanité, par delà les antagonismes politiques (p 98). De retour en Inde en 1915, Gandhi, accueilli en héro et baptisé Mahatma (la grande âme) s’engage sur plusieurs fronts : « Parallèlement aux actions non-violentes, il met en œuvre de multiples leviers économiques, éducatifs, sanitaires, culturels, permettant aux personnes et communautés de véritablement rompre à long terme avec un système injuste » (p 103).
Le leadership de Gandhi dans les campagnes d’action non-violente menées par la communauté indiennes au début du XXè siècle en Afrique du Sud a exercé une grande influence à long terme et ce mode d’action a été repris par le Congrès National Africain et par Mandela après la seconde guerre mondiale dans la lutte contre l’apartheid institué en 1948.
Mandela a grandi en liberté dans un milieu rural inspiré par une spiritualité traditionnelle et par une foi chrétienne méthodiste. Puis il rejoint Johannesburg, la grande ville, en 1941 et ses études débouchent sur une profession d’avocat. Ses lectures sont variées et incluent des oeuvres marxistes. Son engagement dans la lutte menée par le Congrès National Africain (ANC) contre l’apartheid est de plus en plus marqué. Cette action s’exerce dans une pratique non violente telle qu’elle a été inaugurée par Gandhi dans ce pays et qu’elle a continué ensuite à inspirer l’organisation africaine. En 1952, une vaste mobilisation défiant le gouvernement emprunte ce mode d’action. Mandela expérimente pour la première fois la répression et l’incarcération. « Il subit la brutalité des gardiens, mais goute aussi la camaraderie des codétenus. Alors que nous allions en prison, les voix des volontaires qui chantaient : « Nkosi sikelel iAfrika » (« Dieu bénisse l’Afrique ») faisaient vibrer les camions » (p 107). Mandela sort transformé de la campagne de 1952. « Elle m’avait libéré de tout sentiment de doute ou d’infériorité que je pouvaisavoir… » (p 107).
Au début des années 60, dans un climat de grande tension, un débat s’ouvre où Mandela en vient à préconiser la création d’une branche militaire au sein de l’ANC. Il s’en explique par la suite en ces termes : « j’ai suivi la stratégie Gandhienne autant que j’ai pu, mais notre lutte arrive à un point où la force brutale de l’oppresseur ne pouvait plus être contrée par la seule résistance passive. Nous avons donc fondé une branche militaire. Mais, même alors, nous avons choisi le sabotage parce qu’il n’impliquait pas mort d’homme, et que cela ménageait le meilleur espoir pour les relations raciales à venir » (p 124). Mais très vite, il est arrêté à la fin de1962. Il est condamné à la prison à perpétuité. Il va rester en détention plus de 27 ans. Dès le début, il décide de résister et d’imposer le respect à ses surveillants. C’est une résistance non violente qui prend des formes multiples. Ses armes sont d’abord le droit. La fraternité, l’étude, l’autodiscipline s’inscrivent dans cette voie militante. Pour Mandela, cette détention est aussi une expérience intérieure. Et, « capitaine de son âme », Mandela va aussi le rester intellectuellement en lisant et en apprenant (p 131). Cependant, au fil des années, ses rapports avec l’administration pénitentiaire vont évoluer. Ce livre nous décrit l’influence d’une attitude non violente par rapport aux gardiens et l’évolution intérieure de Mandela. « La métamorphose du prisonnier Mandela a permis une humanisation contagieuse dont il a ensuite bénéficié. Il a lâché prise, s’est apaisé, a puisé au plus profond et s’est renforcé jusqu’à pouvoir s’ouvrir à ses ennemis dont il partageait alors la vie. Et les regarder avec compassion, ce qui a déclenché en eux… un processus mimétique. Devenu plus attentif à son humanité, à son intériorité, en les cultivant, il a modifié ses qualités de présence et de relation, et, à long terme, cela a fait la différence comme si les autres cœurs environnants s’étaient mis peu à peu au diapason » (p 152).
Réconciliation, justice, réparation, pacification
La Commission Vérité et Réconciliation
A travers une lutte non violente, Gandhi et Mandela sont parvenus à obtenir la libération de peuples opprimés. Sous la direction de Mandela, l’Afrique du Sud a également évité les affres de la guerre civile. Cependant, issu des souffrances du passé, un mal intérieur profond demeurait. « La politique d’apartheid a créé une blessure profonde dans mon pays et dans mon peuple. Il nous faudra des années et peut-être des générations pour guérir de ce mal terrible » écrit Mandela à la fin de ses mémoires ( p 177). Ici encore Mandela va jouer un rôle décisif : dépasser l’alternative tragique du maitre et de l’esclave théorisée par Hegel, selon le commentaire des auteurs du livre. C’est un humanisme spirituel. Barack Obama l’a souligné : Mandela « comprenait les liens qui unissent l’esprit humain… « l’ubuntu » incarne son plus grand don : celui d’avoir reconnu que nous sommes tous unis par des liens invisibles, que l’humanité repose sur un même fondement, que nous nous réalisons en donnant de nous-mêmes aux autres. Non seulement, il incarnait l’ubuntu, mais il avait aussi appris à des millions d’autres à découvrir cette vérité en eux. Il fallut un homme comme Mandela pour libérer non seulement le prisonnier, mais aussi le geôlier » ( p 178).
Dans ce contexte, une innovation va apparaître : la création de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) sous l’impulsion de l’archevêque anglican Desmond Tutu. C’est la mise en œuvre d’un processus de réconciliation et de guérison collective. Dans un contexte de médiation, puissamment porté par une dimension spirituelle et religieuse d’inspiration chrétienne, une expression concrète des victimes et des bourreaux va pouvoir advenir. « Les victimes sud-africaines pourront dire à haute voix les coups reçus, les peines vécues, et les bourreaux d’hier, le mal qu’ils ont fait, en tant qu’agents institutionnels du régime » (p 184). « La commission recueille les récits des forfaits subis entre 1960 et 1994 dans le cadre de l’apartheid et elle écoute leurs auteurs (perpetrators) sur la base du volontariat. De quoi établir la vérité des faits en permettant à ceux qui les ont perpétrés d’avouer publiquement pour les aider à se libérer de leur culpabilité » (p 185), cette confession pouvant déboucher sur une amnistie. Le processus va effectivement assainir le climat. « L’amnistie publique accordée d’un commun accord… et la « réconciliation » refondent l’Afrique du Sud d’après l’apartheid, constate le spécialiste du pays, PJ Salazar » (p 188).
Cette innovation spécifique est aussi un exemple pour l’humanité d’aujourd’hui. Dans un certain contexte, une forme de réparation, une réconciliation peut advenir dans un processus social de médiation. Les auteurs du livre ont une formule heureuse pour caractériser les fruits de ce processus : « C’est la refondation éthico-spirituelle d’une nation » (p 188). Ils nous aident également à en comprendre les ressorts.
La composante chrétienne, et plus généralement religieuse, de ce processus est évidente. Elle se manifeste notamment à travers le rôle majeur joué par Desmond Tutu, un pasteur-prêtre anglican, engagé de longue date, dans la lutte non violente contre l’apartheid et dans une vision spirituelle imprégnée d’œcuménisme et de dialogue interreligieux. Ainsi, au cours de l’histoire, si la religion a pu être un outil de domination suscitant le rejet, elle a été et elle est également une force de libération.
Un des fruits de ce processus est aussi l’éclosion d’une « justiceréparative ». « Cette forme de justice cherche à mobiliser tous et chacun, dans la quête de solutions pragmatiques permettant la réponse d’une vie commune apaisée… Elle résulte d’une combinaison de droit et de politique, de droit et d’anthropologie, de droit et de psychologie » explique le magistrat Garapon (p 191).
Ainsi, l’œuvre de la Commission Vérité et Réconciliation se situe à un confluent. Différents apports s’y croisent et s’y enrichissent mutuellement et des fruits diversifiés en résultent. En cette terre africaine, la sagesse locale de l’ubuntu, c’est la reconnaissance de l’interdépendance entre les hommes qui s’inscrit dans une transcendance. C’est une approche dans laquelle Mandela et Gandhi se rejoignent et que Desmond Tutu a pu exprimer en termes théologiques. C’est bien là aussi un apport à toute l’humanité.
Ainsi ce livre d’Eric et de Sophie Vinson se révèle une précieuse contribution. Il nous éclaire sur un aspect significatif de l’histoire du XXè siècle, un registre de lumière en regard des ravages engendrés par des idéologies totalitaires. Il nous montre le caractère réaliste d’une approche encore souvent méconnue : la non violence. Cette approche exigeante requiert une inspiration qui s’appuie sur des ressources spirituelles, religieuses, philosophiques. A travers une analyse historique fortement documentée, ce livre nous en fait part. Enfin cet ouvrage nous permet d’apprécier le rôle des personnalités ; la part des hommes dans l’histoire. Le leadership de Gandhi et de Mandela a permis à des peuples entiers d’accéder à une libération et d’échapper à des grands malheurs. En croisant les itinéraires de ces deux leaders, les auteurs nous permettent de mieux comprendre les ressorts de leur action. Et ils nous introduisent dans la dimension spirituelle de la politique. « Chacun à leur façon, Gandhi et Mandela manifestent une certaine manière de vivre et de faire de la politique. Ils s’imposent comme des figures singulières, en ce qu’ils connectent le débat démocratique avec une autre dimension de l’existence à la fois personnelle, universelle et transcendante ». ( p 249) (6). « D’autres figures historiques se sont inscrites dans cette démarche et forment une même famille, celle des démocrates spirituels, qui articulent démocratie et intériorité, intime et collectif, tradition et modernité. Ces hommes mobilisent le champ sémantique et pratique du spirituel » (p 250). Voici un livre qui appelle une large audience.
(2) La riche histoire du Réarmement moral et de son fondateur Frank Buchman est relatée sur la « free wikipedia ». C’est l’appel au changement personnel pour contribuer au changement du monde. En 2001, le mouvement prend un nouveau nom : « Initiatives et changement » : https://en.wikipedia.org/wiki/Moral_Re-Armament Acteur d’Initiatives et changement, Frédéric Chavanne œuvre pour la réconciliation des peuples, notamment dans la relation France-Maghreb. Sur ce blog : « Construire une société ou chacun se sentira reconnu et aura sa place » : https://vivreetesperer.com/?p=1240
(4) « Une bonne nouvelle : la paix, ça s’apprend » : Présentation du livre de Thomas d’Ansembourg et de David Reybroucq : La paix, ça s’apprend. Guérir de la violence et du terrorisme. https://vivreetesperer.com/?p=2596
(6) Ce rapprochement entre Mandela et Gandhi apparaît à bien des gens sensibilisés à leur engagement. Des vidéos sur You Tube en témoignent. En 2017, aux Pays-Bas, une exposition : « We have a dream » a réuni Martin Luther King, Mandela et Gandhi : https://www.youtube.com/watch?v=48AzHI9_wrk