par jean | Oct 21, 2012 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Des raisons d’espérer.
Jean-Claude Guillebaud : Une autre vie est possible
Ce livre commence par un témoignage qui porte. En effet, grand reporter au « Monde », Jean-Claude Guillebaud a été confronté à de grandes catastrophes. Mais il n’a pas succombé à la tentation du désespoir. Il n’a pas baissé les bras. « Du Biafra (1969) à la Bosnie (1994), j’ai vu mourir et s’entretuer les hommes. En toute logique, cet exil consenti dans les tragédies du lointain aurait du faire de moi un tourmenté sans illusion sur la nature humaine… On attend de moi des propos sombres, voire un dégoût de la vie… Ce n’est pas le cas… Mon optimisme n’a pas « survécu » aux famines éthiopiennes, aux assassinats libanais ou aux hécatombes du Vietnam. Tout au contraire, il leur doit d’exister. Quand je me remémore ces années là, c’est l’énergie des humains, l’opiniâtreté de leur espérance, l’ardeur de leurs recommencements qui me viennent en tête… Des hommes continuaient à penser qu’au delà des souffrances et des dévastations, un demain demeurait possible. A cette espérance droite et forte s’ajoutait une solidarité instinctive, un réflexe d’entraide qui en était à la fois la cause et la conséquence » (p 22-23). Présumons que si l’auteur a su voir cette face de la vie, c’est que son regard était bien disposé pour le reconnaître. Aujourd’hui, sa réflexion s’est approfondie et il évoque pour nous des raisons d’espérer.
La manière dont nous vivons dépend largement de nos représentations. L’auteur évoque le concept de « représentations collectives » formulé par Emile Durkheim. Et pour lui, ces représentations collectives consistent en des convictions. « Elles appartiennent au registre de la croyance dans une acception large du terme » (p 110). Et c’est pourquoi dans les raisons d’espérer, nous reprendrons ici en premier la pensée de l’auteur. Dans le chapitre consacré à la vision du futur telle qu’elle apparaît dans la Bible hébraïque et chez les prophètes juifs. « Souviens-toi du futur ! », cette injonction est empruntée au quatrième commandement (Deutéronome 25. 17-19). « Se rappeler le futur, c’est ne pas oublier que nous sommes en chemin vers lui, en marche vers un avenir dont nous pensons qu’il sera meilleur » (p 165). « Ainsi l’espérance a une histoire. Et l’histoire elle-même a une histoire ». D’une certaine manière, elle se fonde sur la parole des prophètes juifs. « Le messianisme des prophètes a brisé net avec la représentation circulaire du temps des grecs et des orientaux… L’histoire des hommes ne doit plus se vivre comme calquée sur la circularité du cosmos. Elle s’enracine dans un passé, une mémoire, une tradition et se déploie vers un futur, un projet, un dessein individuel ou collectif » (p 166) ». De l’adaptation au monde postulée par les diverses formes de la sagesse grecque, on passe à une action volontaire pour réparer le monde. Ce dernier a une histoire. La méchanceté qu’il porte en lui n’est ni fatale, ni inguérissable. La tâche des humains est de ne plus abandonner le monde aux méchants, c’est à dire aux plus forts et aux plus riches » (p 167). Jésus déclare heureux ceux qui placent au centre de leur vie le souci de la justice ». L’espérance chrétienne s’inscrit dans le sillage de la Bible juive. Dans la religion instituée, elle a souvent été négligée sous l’influence de l’installation de l’Eglise dans l’empire terrestre ou d’une évasion de l’âme inspirée par la philosophie grecque. Ainsi, sans la citer, la pensée de Jean-Claude Guillebaud rencontre celle de Jürgen Moltmann dans sa refondation d’une théologie de l’espérance (1). Jürgen Moltmann, comme l’auteur, se référent au « maître livre » du philosophe Ernst Bloch, « Le principe espérance » (p 16). Le concept laïque de progrès théorisé par Condorcet dans son « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » (1975) s’inscrit dans une conception de l’histoire qui va du passé à l’avenir. Par la suite, une dérive est intervenue. « Le concept d’histoire a été absolutisé… Le messianisme originel a été travesti par le communisme qui a engendré la violence et les massacres qui en ont résulté ». Il y a bien une « tentation de l’impatience ». Au contraire, l’espérance chrétienne fait toute sa place à l’attente » (p173).
Cette attente implique un sens de l’écoute et de l’observation. Et aujourd’hui, cette disposition d’esprit nous permet de percevoir la grande mutation dans laquelle nous sommes engagés. « Un changement radical est bel et bien à l’oeuvre, un de ces basculements comme il s’en produit une ou deux fois par millénaire, et peut être moins souvent encore… » (p 121). Jean-Claude Guillebaud est bien placé pour nous en parler, car, au milieu des années 1980, quittant le journalisme pour devenir éditeur et s’occuper de sciences humaines, il a voulu analyser, l’une après l’autre, les mutations bien réelles qui nous « embarquent » (p 121). Ainsi a-t-il écrit huit livres à ce sujet. « De 1995 à 2012, ces dix sept années de travail, de lecture et d’écriture m’ont convaincu d’une chose : la métamorphose que nous vivons est prodigieuse » (p 121). Et, comme les transmutations en cours sont porteuses à la fois de menaces et de promesses, « notre devenir dépend de notre discernement, puis de notre détermination… L’avenir, en somme, a besoin de nous… Nous sommes appelés à une espérance engagée » (p 122).
Si les mutations en question se mêlent, et, invisiblement, se conjuguent, Jean-Claude Guillebaud en dénombre cinq : « Une mutation géopolitique : le décentrement du monde ; une mutation économique : la mondialisation ou globalisation ; une mutation qui touche à la biologie : le pouvoir d’agir directement sur les mécanismes de la vie ; une mutation induite par les technologies les plus avancées : la révolution numérique ou informatique ; et enfin la prise de conscience écologique. « Partout, autour de nous, un monde germe » et comme l’auteur intitule ce chapitre, « cet autre monde respire déjà ».
C’est le moment de voir plus grand, plus loin, d’inscrire notre réflexion dans la longue durée. Nous pourrons alors percevoir des évolutions positives, et, à partir de là, adopter un regard nouveau et évaluer différemment les situations. Ainsi, nous dit l’auteur, contrairement à ce qu’on peut imaginer à partir du bruit médiatique, les historiens nous montrent que le niveau de violence n’a cessé de diminuer dans nos sociétés » (p 191).
Et les démentis apportés au « paradigme du pessimisme », à « l’inespoir dominant », ne viennent plus seulement des milieux « humanistes ». « Ils prennent source sur le terrain des sciences expérimentales ». « Quantité d’universitaires et de chercheurs s’intéressent aujourd’hui à des expériences qui remettent en cause la vision pessimiste des institutions humaines. Des réalités jamais prises en compte auparavant sont aujourd’hui examinées de près, y compris de manière scientifique ; plaisir de donner, préférence pour l’action bénévole, choix productif de la confiance, dispositions empathiques du cerveau, stratégies altruistes, importance du don dans le fonctionnement de l’économie… » (p 203). Nous rejoignons la pensée de Jean-Claude Guillebaud puisque ces recherches ont souvent été présentées dans ce blog : « Vivre et espérer » (2), notamment le livre de Jérémie Rifkin sur l’empathie et celui exprimant sa vision d’une nouvelle économie, le livre de Jacques Lecomte sur la bonté humaine ou encore la réflexion de Michel Serres dans « Petite Poucette »… Et nous partageons la même vision que l’auteur lorsqu’il écrit : « A l’intérieur d’un groupe humain, la confiance partagée est plus productive que la défiance généralisée… Le meilleur atout dont puisse disposer une économie nationale, c’est la cohésion sociale. Or cette dernière est rendue possible grâce à deux ingrédients immatériels : un sentiment de justice et un degré minimal de confiance. L’un comme l’autre sont inatteignables des lors que prévaut une vision dépréciative de l’être humain » (p 206).
Jean-Claude Guillebaud se confronte aux réalités de notre temps. Il ne méconnaît pas les dangers. Mais il reprend en conclusion un vers de Friedrich Holderlin : « Quand croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». « Pour une communauté comme pour un individu, l’espérance n’est pas seulement reçue, elle est décidée » (p 214).
Une vision à partager
Plaidoyer passionné pour l’espérance, ce livre nous apporte également un éclairage visionnaire, car l’espérance n’est pas seulement mobilisatrice, elle ouvre le regard.
Jean-Claude Guillebaud nous propose un horizon pour notre devenir social. Pour nous, cette approche rejoint sur beaucoup de points celle du théologien de l’espérance, Jürgen Moltmann auquel nous avons souvent recours sur ce blog : Vivre et espérer.
Jean-Claude Guillebaud évoque le pessimisme qui règne dans certains milieux. Cet état d’esprit traduit un désarroi collectif. Mais cette inquiétude est-elle seulement un effet de la crise du progrès ? Ne traduit-elle pas aussi un trouble existentiel, avoué ou non, en rapport avec une incertitude sur la destinée personnelle ? Quoiqu’il en soit, pour nous, pour d’autres, une espérance qui se limiterait à animer une démarche sociale et politique n’est pas suffisante.
Nous avons exprimé cette pensée dans une forme poétique :
« O temps de l’avenir, brillante cité terrestre
A quoi servirait-il que nous te construisions
Si nos yeux devaient à jamais mourir
Et dans les cimetières nos corps pourrir
Comme tous ceux qui sont morts avant nous…
A quoi serviraient-ils les lendemains qui chantent
Si tous vos cimetières recouvraient la terre… » (3)
Ainsi, pour nous, l’espérance requiert un fondement qui nous permette de la vivre à la fois sur un registre personnel et dans une vision collective. La théologie de l’espérance selon Jürgen Moltmann répond à ces questionnements en proclamant, en Christ ressuscité, la victoire de la vie sur la mort : « La théologie de la vie doit être le cœur du message chrétien en ce XXIè siècle. Jésus n’a pas fondé une nouvelle religion. Il a apporté une vie nouvelle dans le monde et aussi dans le monde moderne. Ce dont nous avons besoin, c’est une lutte partagée pour la vie, la vie aimée et aimante, la vie qui se communique et est partagée, en bref la vie qui vaut d’être vécue dans cet espace vivant et fécond de la terre » (4).
Ainsi l’espérance nous permet d’envisager notre existence personnelle et celle des autres humains, comme une vie qui ne disparaît pas avec la mort (5) et donc qui peut être perçue aujourd’hui en terme « de commencements en recommencements (9). Et, dans le même mouvement, nous sommes appelés à participer dans l’espérance à la mutation sociale et culturelle dans laquelle nous sommes engagés. Nous suivons le fil conducteur de l’Esprit : « L’ « essence » de la création dans l’Esprit est la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles manifestent « l’accord général » (6).
C’est dans cette inspiration que nous lisons le livre de Jean-Claude Guillebaud. Il y a dans cet ouvrage un mouvement de vie, une dynamique où la réflexion et le vécu sont associés. « L’espérance est lucide, mais têtue. J’y repense chaque matin à l’aube, quand je vois rosir le ciel au dessus des toits de Paris ou monter la lumière derrière la forêt, chez moi, en Charente… L’espérance a partie liée avec cet infatigable recommencement du matin. Elle vise l’avenir, mais se vit aujourd’hui… » (p 15). Ce livre nous entraîne. Il éclaire notre chemin. Ensemble, nous pouvons partager cette vision : « Une autre vie est possible ».
Jean Hassenforder
Suite de :
Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 1 : Choisir l’espérance, c’est choisir la vie.
Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 2 : La montée du pessimisme et de la négativité.
(1) La vie et la pensée de Jürgen Moltmann : « Une théologie pour notre temps » http://www.temoins.com/etudes/une-theologie-pour-notre-temps.-l-autobiographie-de-jurgen-moltmann/toutes-les-pages.html La pensée théologique de Jürgen Moltmann est présenté sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/
(2) Sur ce blog : « la force de l’empathie » https://vivreetesperer.com/?p=137 . « Face à l’avenir. Un avenir pour l’économie. La troisième révolution industrielle » https://vivreetesperer.com/?p=354 « La bonté humaine » https://vivreetesperer.com/?p=674 « Une nouvelle manière d’être et de connaître . « Petite Poucette » de Michel Serres » https://vivreetesperer.com/?p=820. Le magazine : Sciences humaines a présenté la prise en compte des orientations positives dans les recherches actuelles. « Quel regard sur la société et sur le monde » https://vivreetesperer.com/?p=191
(3) Sur ce blog : « les malheurs de l’histoire . Mort et résurrection » https://vivreetesperer.com/?p=744
(4) « Sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : « la vie contre la mort » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=841
(5) Sur ce blog : « Une vie qui ne disparaît pas » https://vivreetesperer.com/?p=336 « Sur la terre comme au ciel » https://vivreetesperer.com/?p=338
(6) Citation (p 25) extraite du livre : Moltmann (Jürgen). Dieu dans la création . Traité écologique de la création, Seuil, 1985. Sur ce blog : « Dieu suscite la communion ». https://vivreetesperer.com/?p=564.
par jean | Sep 18, 2012 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Changement dans les esprits.
Nouvelles finalités, nouvelles approches.
La grande crise financière et économique, que nous traversons, est en train de susciter des remises en cause et des prises de consciences et aussi d’engendrer des attentes et des approches nouvelles. Comme l’écrit Michel Serres : « Si nous vivons une crise, aucun retour en arrière n’est possible. Il faut donc inventer du nouveau » (1). Des représentations et des attitudes nouvelles sont en train d’apparaître et de se propager. De l’intérieur, la pratique économique commence à changer.
Parmi les premiers signes de transformation, figure le LHforum, premier forum international sur le thème de l’économie positive et responsable (2), organisé dans la ville du Havre, le 13 et 14 septembre 2012, à l’initiative du groupe PlaNet finance, fondé par Jacques Attali et Arnaud Lentura et devenu la première institution globale de microfinance dans le monde. Le forum a permis de mettre en évidence des initiatives très diverses. Abondamment commentée dans les médias, cette manifestation a fait connaître le courant de l’économie positive .
Dans une vidéo introductive (2 ), Jacques Attali nous introduit dans la dynamique de ce mouvement. Ses propos sont particulièrement éclairants .
Jacques Attali constate que le monde entier prend conscience aujourd’hui de sa fragilité. La précarité n’est plus le lot exclusif des pays pauvres. Elle apparaît comme une menace dans les pays développés. C’est « la prise de conscience d’une situation précaire pour tout le monde ». « Nos civilisations sont mortelles, nos statuts sont fragiles, nos vies sont précaires ». Quel avertissement !
La planète se transforme à vive allure. La mondialisation, en marche depuis 3000 ans, suscite une économie définitivement mondiale, à la fois « nécessaire et inévitable ». Mais si cette mondialisation n’est pas accompagnée par l’affirmation de la « règle de droit », et si possible d’une «règle de droit démocratique », « elle conduira au chaos »
Progressivement, des systèmes de protection sociale sont apparus dans de nombreux pays. Aujourd’hui, on a besoin d’un mouvement analogue à l’échelle mondiale. Il faut « transférer à l’échelle mondiale cette prise de conscience d’une solidarité qui a surgi dans les différents pays ».
L’économie positive est une nouvelle manière d’envisager l’économie. Et, en particulier, le profil y perd son caractère dominateur. « Le profil n’est plus une fin, mais un outil pour atteindre des valeurs plus élevées : altruisme, éthique, morale, qualité de vie… Les richesses créées ne sont plus une fin en soi, mais un moyen…L’argent doit être considéré comme le pinceau du peintre et non comme l’œuvre d’art … ».
C’est un changement de perspective qui est entrain de se produire et qui commence à se manifester avec vigueur dans des entreprises pionnières. « L’économie peut être retournée de façon positive si elle considère que sa finalité est éthique… »
La transformation du système économique ne se fera pas sans oppositions et sans conflits. Mais une vision nouvelle est en train d’apparaître comme le montre Jérémie Rifkin dans son livre sur la « Troisième Révolution industrielle » (3). Et, si on suit Jacques Lecomte dans son livre sur la bonté humaine (4), des évolutions dans les mentalités sont en cours. Face aux ravages engendrés par un système en crise , la réflexion des chercheurs (5 ) et la montée d’un nouvel état d’esprit vont appuyer les actions réformatrices. Une piste à suivre attentivement…
J H
(1) Serres (Michel). Le temps des crises . Le Pommier , 2009. Citation en page de couverture.
(2) Site sur le mouvement et présentation du forum : http://www.lhforum.com/
(3) Sur ce blog : « Face à la crise, un avenir pour l’économie : la troisième révolution industrielle » https://vivreetesperer.com/?p=354
(4) Sur ce blog : « La bonté humaine, est ce possible ? » https://vivreetesperer.com/?p=674
(5) Sur ce blog : « Pour réformer la finance… le livre de James Fatherley : « Of markets and men »
par jean | Sep 11, 2012 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Société et culture en mouvement |
La grande mutation dans la transmission des savoirs
« Petite Poucette » de Michel Serres.
Chacun d’entre nous a bien conscience que les nouvelles technologies de la communication sont en train de transformer en profondeur notre mode de vie. Mais nous n’avons pas toujours le recul nécessaire pour mesurer l’ampleur et la portée de cette transformation.
Au carrefour des sciences, de l’histoire et de la philosophie, mais aussi de la culture française et de la culture américaine, Michel Serres est l’auteur de nombreux essais qui nous apportent une réflexion originale pour comprendre la grande mutation dans laquelle nous sommes engagés. Ainsi, dans un livre récent : « Petite Poucette » (1), qui évoque la jeune fille en train désormais de communiquer en écrivant des messages avec son pouce, Michel Serres nous explique comment nous entrons dans un monde en voie de réinvention sur tous les registres : « Une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d’être et de connaître ».
Internet change les conditions de la communication et de la transformation des savoirs et met en question le fonctionnement des institutions traditionnelles scolaires, universitaires, religieuses et politiques. Parce qu’il a un regard historique qui lui permet de mesurer les maux qui ont affecté l’humanité pendant des siècles, Michel Serres sait prendre du recul. Parce qu’il vit dans une confiance qui lui permet de regarder en avant, en sympathie avec les jeunes générations, Michel Serres évite le soupçon et la critique vaine suscités par la crainte et il nous entraîne dans la découverte des changements en cours dans les représentations, les attitudes et les comportements. Nous entrons dans un univers nouveau. Parce que nous avons personnellement travaillé et milité pour la généralisation de l’accès aux documents à travers les bibliothèques et pour le développement d’une auto-formation et d’une éducation personnalisée, nous mesurons l’extraordinaire apport des nouveaux moyens de communication et accueillons avec enthousiasme le mouvement en cours vers la démocratisation du savoir. C’est dire combien nous goûtons les analyses de Michel Serres et pouvons en apprécier l’originalité, car il ouvre notre compréhension à des interprétations nouvelles dont nous n’avions pas encore conscience. Ainsi, ce livre nous paraît une clef essentielle pour comprendre la grande mutation qui est en train d’advenir. Voici une lecture prioritaire pour déchiffrer le changement encours.
Ce changement est quasiment une révolution mentale : « Sans que nous nous en apercevions, un nouvel horizon est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970. Il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n’habite plus le même espace » (p 13). Et, nous voici aujourd’hui dans une société d’ individus. « Naguère, nous vivions d’appartenance. Inventé par Saint Paul, au début de notre ère, l’individu vient de naître aujourd’hui….Reste à inventer de nouveaux liens… » (p 15-16).
Tout change et même la langue. Ainsi le Dictionnaire de l’Académie Française, publié à peu près tous les vingt ans, s’enrichissaient jusqu’ici d’environ quatre à cinq mille mots. Mais aujourd’hui, entre la précédente et la prochaine édition, ce sera environ trente-cinq mille mots ! (p 14). Cependant, Michel Serres consacre ce livre à un thème majeur : la révolution en cours dans la transmission des savoirs et toutes les questions que cela implique tant pour l’école que pour les autres institutions sociales. « Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Voilà, c’est fait ! » (p 19). Cette mutation interpelle les rapports sociaux traditionnels. Mais elle entraîne également un changement profond dans les usages du savoir.
J H
(1) Serres (Michel). Petite Poucette. Le Pommier, 2012 (Manifestes)
Suite sur ce blog dans les trois prochaines contributions : Vers une société participative. Vers un nouvel usage et un nouveau visage du savoir. Un regard nouveau pour un monde nouveau.
par jean | Sep 11, 2012 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Société et culture en mouvement |
Un regard nouveau pour un monde nouveau
« Petite Poucette » de Michel Serres.
On mesure, à la lecture de ce compte-rendu l’importance que nous accordons à ce livre. En effet, en présence d’une réalité qui change, il nous aide à changer notre regard. Mais il ne s’agit pas d’un changement limité. De fait, nous sommes engagé dans une mutation qui induit et requiert une révolution mentale. Michel Serres est un bon guide, car il n’est pas seulement un bon observateur, mais aussi un épistémologue, connaisseur des méthodes et des résultats de la science. Ce livre est aussi le fruit d’une aptitude à la sympathie. Il sait voir avec le cœur. Et c’est pourquoi, en communion avec Petite Poucette, il est capable de regarder vers l’avenir et donc d’en percevoir la venue. Certes, on peut s’interroger sur telle ou telle proposition, mais il y a dans ce livre une dimension épique qui suscite l’émerveillement. Aussi, cette pensée interpelle les acteurs dans différents champs d’activité.
Dans bien des domaines, nous sommes confrontés aux blocages et aux résistances des mentalités. Combien le monde de l’école est encore loin aujourd’hui de l’horizon qui s découvre à travers le livre de Michel Serres. En politique, il y a bien quelques figures pionnières qui évoquent la démocratie participative et l’intelligence collective. On pense, par exemple, à Ségolène Royal. Il y a un long chemin à parcourir.
Et, dans le domaine religieux, combien les institutions sont encore, pour la plupart, modelées par l’héritage du passé : hiérarchie descendante de haut en bas, sacralisation des formulations, communication asymétrique. La mentalité patriarcale est encore prégnante. Alors, là aussi des voix s’élèvent pour libérer le message de vie porté par l’Evangile, de la gangue religieuse dans lequel il est trop souvent enfermé. On entend bien Michel Serres lorsqu’il évoque : « l’intuition novatrice et efficace » (p 25) par delà l’encombrement des connaissances. Les formulations rigides, répétitives, impératives, sans lien avec la vie et enfermées sur elles-mêmes sont de plus en plus contestées. Un nouvel entendement apparaît et se répand. Ainsi, aux Etats-Unis, Diane Butler Bass vient de publier un livre sur « Le christianisme après la religion » (1). Elle met en évidence les effets pervers des dogmatismes et elle met en évidence le développement d’une « foi expérientielle » Cette valorisation de l’expérience ne rejoint elle pas celle de l’intuition ? On peut évoquer ici la démarche pionnière du théologien Jürgen Moltmann. Dès les années 1970, il a écrit un livre intitulé « Le Seigneur de la danse » (2). Ce livre nous parle de jeu et de liberté. Il évoque la Sagesse de Dieu qui déclare : « Je faisais ses délices, jour après jour et je jouais sans cesse devant lui » (Proverbes 8.30) . Moltmann mentionne le philosophe grec Héraclite : « La cours du monde est un enfant qui joue et qui place les pions ça et là. C’est un royaume de l’enfant ». Cet éloge du jeu rappelle une des intuitions de Michel Serres qui est rejoint par Moltmann dans sa critique des excès de la pensée analytique.
Théologien de l’espérance, Jürgen Moltmann nous permet de regarder vers l’avenir en voyant l’oeuvre de Dieu qui vient vers nous et nous invite à aller de l’avant (3). Dans son livre, « Petite Poucette », Michel Serres nous décrit l’émergence d’une « nouvelle manière d’être et de connaître » . C’est un phénomène nouveau et de grande ampleur. « Libérée des relations asymétriques, une circulation nouvelle fait entendre les notes, quasi musicales, de sa voix (p 52). Tout le monde communique avec tout le monde en réseaux innombrables. Ce tissu de voix s’accorde à celui de la Toile, les deux bruissent en phase » (p 59). La pensée de Jürgen Moltmann nous apporte en écho un éclairage théologique. « L’essence de la création dans l’Esprit est par conséquent la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elle font connaître « l’accord général »… Etre vivant, signifie exister en relation avec les autres. Vivre, c’est la communication dans la communion ». (4)
Bien sûr, il y a aujourd’hui des menaces, des tensions, des peurs. D’ailleurs, Michel Serres a écrit également un livre sur « Le Temps des crises » (5) : « Mais que révèle le séisme financier et boursier qui nous secoue aujourd’hui ? Si nous vivons une crise, aucun retour en arrière n’est possible. Il faut donc inventer de nouveau » (6). « Petite Poucette » nous montre un vieux monde en train de dépérir et un nouveau monde en train de naître. Comme les institutions censées nous apporter du sens sont elles-mêmes engoncées dans l’héritage du passé, c’est le message initial qui se rappelle à nous en écho à la révolution mentale en cours aujourd’hui. Et quel est ce message ? C’est la figure de la Pentecôte. « Ils furent tous remplis de l’Esprit et se mirent à parler dans différentes langues selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer » (Livre des Actes 2.4). Et leurs paroles furent entendues et comprises par des gens du monde entier. Pour nous, il y a une analogie entre cette expérience initiale de l’Esprit et l’effervescence qui se manifeste aujourd’hui et que Michel Serres décrit en ces termes : « Pour la première fois de l’histoire, on peut entendre la voix de tous. La parole humaine bruit dans l’espace et le temps » (p 58).
J H
(1) Christianity after religion. The end of the church and the birth of a new spiritual awakening. Harper One, 2012. Mise en perspective sur le site de Témoins : « La montée d’une nouvelle conscience spirituelle ». .http://www.temoins.com/etudes/la-montee-d-une-nouvelle-conscience-spirituelle.-d-apres-le-livre-de-diana-butler-bass-christianity-after-religion.html
(2) Moltmann (Jürgen). Le Seigneur de la danse. Essai sur la joie d’être libre. Le Cerf, 1972 (Foi Vivante). Réédité .
(3) Vie et œuvre de Jürgen Moltmann d’après son autobiographie : « A broad place » : « Une théologie pour notre temps » sur le site : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=695
(4) Jürgen Moltmann est l’auteur de plusieurs livres en rapport avec le thème de cet article : « L’Esprit qui donne la vie » et « Dieu dans la création » (Editions du Cerf). Les citations sont empruntées au livre : Dieu dans la création (p 25 et p 15)
(5) Serres (Michel). Le temps des crises. Le Pommier, 2009. (Manifestes)
(6) Cette recherche de nouveauté est en cours selon les compétences des uns et des autres . Ainsi l’économiste, Daniel Cohen vient de publier un livre : « Homo economicus… », où il met l’accent sur les dégradations et les menaces, et notamment sur les incidences néfastes de la montée des inégalités au cours des dernières décennies. Son appréciation d’internet est mitigée (p 157-161). A raison, Daniel Cohen montre les conséquences fâcheuses de la prédominance du modèle de « l’homo economicus » : « Dans l’équilibre entre compétition et coopération, il faut redonner vie à la seconde en réenchantant le travail, en remettant à plat les frontières du gratuit et du payant, en repensant la coopération internationale, à commencer par celle de l’Europe » (p 206): Cohen (Daniel). Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux. Albin Michel, 2012. Nous renvoyons également ici à la vision prospective et dynamique de Jérémie Rifkin dans son livre : « La Troisième Révolution industrielle » . Sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=354 Michel Serres, bien au fait de la conjoncture actuelle, ne méconnaît pas les menaces actuelles, mais, dans la prise en compte à la fois d’une histoire de longue durée et de la mutation technologique et culturelle actuelle, il choisit de proposer une vision positive, prospective et mobilisatrice.
Suite et fin des trois contributions précédentes : La grande mutation dans la transmission des savoirs. Vers une société participative . Vers un nouvel usage et un nouveau visage du savoir.
par jean | Fév 15, 2012 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Le microcrédit à la portée de tous : Babyloan
Aujourd’hui en Europe, nous sommes entré dans un temps de crise économique et financière qui affecte les conditions d’existence de beaucoup de gens et suscite en conséquence des craintes et des agressivités. Le monde change. Des économies émergentes apparaissent et modifient le paysage international. Cependant, si la pauvreté qui régnait autrefois dans la majorité des pays du monde a régressé, elle est toujours là et pèse encore sur une multitude d’existences. La lutte pour une vie meilleure continue et un grand nombre d’organisations non gouvernementales sont mobilisées à cette fin. Cependant on perçoit de plus en plus l’implication des « pauvres » eux-mêmes dans les efforts engagés pour améliorer leurs conditions de vie. Une des formes de cet engagement est la multiplication des initiatives soutenues par le microcrédit. Tout récemment, un « appel de Paris pour une microfinance responsable » témoigne du caractère international de ce mouvement dont l’initiateur, Mohammad Yunus a reçu en 2006 le prix Nobel de la paix.
Aujourd’hui, grâce à internet, nous sommes tous concernés. Notre « prochain » n’est plus seulement celui qui vit dans notre environnement immédiat. À travers le web, nous rejoignons les hommes et les femmes de la terre entière. Connaissez-vous le site : « Sept milliards d’autres » ? http://www.6milliardsdautres.org/index.php
C’est un site particulièrement impressionnant, car, à travers 6 000 portraits vidéos, nous y rencontrons l’humanité dans toute sa diversité, du pêcheur brésilien à l’avocate australienne, de l’artiste allemand à l’agriculteur afghan, et pouvons y entendre les préoccupations, les aspirations, les questionnements des êtres humains en réponses à des questions simples comme : « Qu’avez vous appris de vos parents ? Que souhaitez-vous transmettre à vos enfants ? Quelles épreuves avez-vous traversé ? Que représente pour vous l’amour ?… ».
Aujourd’hui, on le sait, l’attention à l’autre peut s’exercer de bien des manières. C’est le cas dans les sites qui nous permettent de connaître les conditions d’existence et les besoins de beaucoup de gens qui font appel au microcrédit et à qui on peut apporter ainsi « un coup de main ». Comment ne pas nous rendre compte que, dans nos sociétés occidentales, nous sommes, malgré tout, relativement privilégiés et ne pas participer à un moyen très simple et accessible à tous : « Parce que notre prêt solidaire permet à un micro entrepreneur de développer ses activités, prêtez ! ».
J’ai découvert les sites de microcrédit : Babyloan et Microworld http://www.microworld.org/fr (1) en écoutant la radio, en l’occurrence BFM, et c’est vraiment une satisfaction de participer à cette activité.
Quelques mots sur le site : Babyloan qui met l’accent dans son fonctionnement sur la convivialité : http://www.babyloan.org/fr/
Toute une équipe est à l’œuvre. Fondateur et président de Babyloan, Arnaud Poissonnier, témoigne d’un itinéraire qui caractérise bien ce mouvement. De banquier de gestion de fortune, il est devenu le responsable d’une « entreprise sociale ». Babyloan n’est pas une association, mais une des premières entreprises sociales françaises, créée en février 2008. L’entreprise sociale a une caractéristique commune avec les autres entreprises : elle doit atteindre l’équilibre économique. Mais elle s’en distingue en se consacrant à la résolution d’un problème, par exemple l’amélioration du sort de plus démunis, et ne cherchant pas le profit pour ses actionnaires.
Entrons donc dans le site deBabyloan. Nous y découvrons une grande diversité de projets qui font appel au microcrédit. Ces projets sont présentés dans le contexte humain de ceux qui font appel à nous : leur existence familiale, leurs conditions de vie, leurs motivations. On entre ainsi en contact virtuel avec des personnes et on peut devenir leur « prochain », celui qui va à la rencontre de l’autre dans un mouvement de sympathie.
Et ensuite le processus est très simple : « Je choisis un projet. Je fais un prêt solidaire à partir de 20 euros qui participe au financement du microcrédit de l’entrepreneur choisi. Celui-ci développe son activité et me rembourse sans intérêt »… C’est un acte de solidarité : « En proposant de prêter et non de donner, Babyloan représente une nouvelle forme de solidarité respectueuse de la dignité du bénéficiaire et qui rompt avec la logique le l’assistanat ».
Babyloan est devenu leader européen dans ce secteur. Aujourd’hui, plus de 13 000 personnes participent à son activité : « En 2011, vous avez prêté 1 500 000 euros à plus de 3 500 projets. Vous avez soutenu ainsi 20 000 personnes ».
Et voici, comme exemples, quelques projets auxquels nous nous intéressons :
« Les uniformes de Carmen » à Lima. Pérou
Sanchez Carmen, âgée de 62 ans, mère de 6 enfants, passionnée de couture, fait appel au microcrédit pour développer un atelier de confection qui fabrique des uniformes et des tenues de sport pour plusieurs écoles.
http://www.babyloan.org/fr/projects/carmen-sanchez-erazo-de-espinoza/les-uniformes-de-carmen/6107
« Les agrumes d’Amani ». Gaza
Amani, 31 ans, mère de 5 enfants, cultive une parcelle de terre et vend ses oranges pour gagner sa vie ; elle fait appel au microcrédit pour louer une autre terre et y installer une serre pour cultiver des légumes. http://www.babyloan.org/fr/projects/amani-hamduna/les-agrumes-damani/8558
« Les canards d’Essi ». Togo
Essi, agée de 53 ans, mère de 3 enfants, participe à un petit groupe de quatre femmes solidaires. Elle fait appel au microcrédit pour développer un élevage de canards ;
http://www.babyloan.org/fr/projects/essi-novissi-kitikpo/groupe-les-canards-dessi/8385
« Têtê. Elevage de poules ». Togo
Marié et père de 2 enfants, 30 ans, Tété élève des poules pondeuses et vend les œufs. Il sollicite un prêt pour acheter 300 poussins et de la nourriture pour ses poules. http://www.babyloan.org/fr/projects/tete-mensah/tete-elevage-de-poules/8207
« Les cacaoyers et le maïs d’Agustina ». Equateur
Agustina, 72 ans, travaille avec passion dans ses plantations de cacaoyers et de maïs. Elle vit avec son époux dans une modeste maison. Elle fait appel au microcrédit pour un achat d’engrais et de graines. http://www.babyloan.org/fr/projects/agustina-de-la-cruz-mora-mendoza-/les-cacaoyers-et-le-mais-dagustina/8528
La solidarité dans la convivialité ! Participer ainsi au microcrédit, c’est un bonheur !
JH
(1) Microworld , autre site de microcrédit, est un projet du groupe Planet Finance, organisation de grande envergure dont la compétence et l’efficacité sont signifiées notamment par la personnalité de son président Jacques Attali.