Pour des oasis de fraternité

https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/41lLBAkJuXL._SX262_BO1,204,203,200_.jpgPourquoi la fraternité ?
Selon Edgar Morin

Edgar Morin vient de publier un petit livre : « La fraternité. Pourquoi ? » (1). C’est une alerte. C’est un appel. C’est, en quelque sorte, un manifeste. Et ce manifeste nous est adressé par un des plus grands penseurs de notre époque (2). Au fil des années, Edgar Morin ne nous rapporte pas seulement une vie militante et créative, mais, sociologue et philosophe, il est également un immense penseur, un penseur encyclopédique, un penseur pionnier, auteur d’une série de livres intitulée : « La Méthode » : apprendre à envisager la globalité et à reconnaître la complexité.

Au cours de décennies de recherche, Edgar Morin a écrit un grand nombre de livres couronnés par une audience internationale, puisque traduits en 28 langues. Alors pourquoi y ajoute-t-il aujourd’hui un livre engagé, en réponse aux inquiétudes suscitées par les tensions et les dérives qui se manifestent dans nos sociétés ?

Face aux périls

Dans une récente vidéo (3), Edgar Morin n’hésite pas à déclarer :
« Le pire est envisageable, mais le meilleur est encore possible ». C’est dire l’importance de l’enjeu, mais quelles sont donc les menaces ?

Si l’individualisme comporte des aspects positifs comme les possibilités ouvertes par l’autonomie personnelle, il entraine également une « dégradation des solidarités » (p 38). De même, la mondialisation a un « effet paradoxal » : « Elle crée une communauté de destin pour toute l’humanité en développant des périls globaux communs : la dégradation de la biosphère, l’incertitude économique et la croissance des inégalités, la multiplication des armes… » (p 41). Et puis, Edgar Morin dénonce également des modes de pensée qui engendrent des effets négatifs. Certes, « La domination d’une pensée qui sépare et compartimente, et qui, elle-même, ne peut accéder aux problèmes fondamentaux et globaux de la société » nous paraît ancienne, mais elle prend force lorsque « le mode de connaissance dominant devient le calcul, qui traduit toutes les réalités humaines en chiffres et ne voit dans les individus-sujets que de objets » (p 39). Ainsi, dans ces conditions, les trois moteurs couplés : sciences-techniques-économies conduisent aux catastrophes écologiques, au péril mortel des armes nucléaires et autres, aux déshumanisations de tous ordres » et, en même temps, aux dangers du transhumanisme » (p 51). En regard, Edgar Morin nous présente un ensemble de propositions. Cette voie nouvelle passe par un « changement de notre façon de connaître et de penser, réductrice, disjonctive, compartimentée pour un mode de pensée complexe qui relie, capable d’appréhender les phénomènes dans leur diversité et leur unité ainsi que leur contextualité » (p 52).

Cependant, si la conflictualité prend des formes nouvelles, elle s’inscrit dans une longue histoire. Il y a bien des maux terribles dans notre passé. La mise en garde vis à vis des périls actuels ne doit pas nous les faire oublier (4). Edgar Morin ne les évoque pas ici, mais il analyse les racines anthropologiques et idéologiques de la conflictualité.

La force de l’entraide

Le grand livre de Darwin, « De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la lutte pour l’existence dans la nature » (1859-1861) a été lu, à une époque, comme « confirmant le développement des plus agressifs et mieux adaptés à un monde conflictuel, et utilisé comme justification pseudo-scientifique du darwinisme social. Le penseur libertaire, Pierre Kropotkine, s’opposa vigoureusement à cette doctrine politique comme à l’interprétation dominante du darwinisme où le « struggle for life » devenait le déterminant de la solution au profit des meilleurs… » (p 17). Edgar Morin nous montre comment le darwinisme social a perdu son emprise. Aujourd’hui, on reconnait l’importance de la symbiose et des relations associatives. Face aux forces de conflit et de destruction, « les forces

d’association et d’union s’activent dans les écosystèmes » (p 21) Aujourd’hui, l’entraide est reconnue comme une force motrice (5).

La fraternité : une grande aspiration

Le fraternité, c’est une nécessité sociale, c’est aussi un besoin intérieur… Ainsi Edgar Morin ne trace pas uniquement un chemin collectif. Il raconte l’histoire de sa vie. Il exprime un ressenti. « De même que je n’ai jamais pu vivre sans amour, je n’ai jamais pu vivre sans fraternité… Il y a les grandes fraternités durables. Mais il y a aussi les fraternités provisoires. Ces fraternités dues à la rencontre, au hasard, à la communion, à l’adhésion enthousiaste, à des je-ne-sais quoi où deux êtres se reconnaissent plus que camarades, sont des moments solaires qui réchauffent nos vies dans leur cheminement dans un monde prosaïque (p 35-36).

Liberté, égalité, fraternité, belle devise (6) mais « la fraternité ne peut pas venir d’une injonction statique, supérieure, elle doit venir de nous (p 9). Elle peut s’appuyer sur une aspiration humaine. Les sources du sentiment qui nous portent vers autrui, collectivement (nous) ou personnellement (tu) sont les sources de la fraternité (p 11).

Mais Edgar Morin sait combien cette fraternité doit être entretenue, car elle est menacée par des forces opposée. Il y a opposition entre tout ce qui pousse à l’union -eros- et, d’autre part, tout ce qui pousse au conflit -polemos- ainsi que ce qui nous pousse à la destruction et à la mort -thanatos- » (p 25). Il y a interaction. Ainsi, « tout ce qui ne régénère pas, dégénère et il en est ainsi de la fraternité »

Des oasis de fraternité

Face à des menaces bien identifiées, Edgar Morin entrevoit « un bouillonnement d’initiatives privées, personnelles, communautaires, associatives qui font germer ici et là les ébauches d’une civilisation vouée à l’épanouissement personnel dans l’insertion communautaire… il y a là comme des oasis… (p 44). On retrouve dans la description d’Edgar Morin un foisonnement d’innovations, des fablabs (laboratoires de fabrication collaboratifs) à toute la gamme des initiatives écologiques et sociales. A cet égard, le film : « Demain » nous avait bien montré le sens de ce mouvement (7) . Ce blog rapporte des innovations de ce genre (8).

« Nous devons tout faire pour sauvegarder et développer la fraternité des oasis. Le déferlement des forces négatives en notre époque de régressions éthiques et politiques généralisées, rend de plus en plus nécessaire la constitution de ces oasis. Nous devons créer des ilots de vie autre, nous devons multiplier ces ilots, car, ou bien les choses vont continuer à régresser et les oasis seront des ilots de résistance de la fraternité, ou bien, il y aura des possibilités positives et ce seront les points de départ d’une fraternité plus généralisée dans une civilisation réformée » (p 36).

Montée d’une prise de conscience

Il apparaît de plus en plus aujourd’hui que le rationalité technique et scientifique ne suffit pas. La relation humaine est essentielle dans toutes ses dimensions éthiques : care, empathie, fraternité. C’est un mouvement général qui s’exprime également sur le plan spirituel. Si, de par son histoire personnelle et le cheminement de sa réflexion, agnostique, Edgar Morin n’entre pas dans la dimension religieuse, son éloge de la fraternité rejoint les croyants engagés en ce sens.

L’amour partagé est au cœur de l’Évangile. Il a cheminé parfois en sous-main dans des moments peu avenants de la chrétienté. Michel Clévenot a pu écrire une histoire de la pratique chrétienne sous le titre : « Les hommes de la fraternité » (9). Et, dans son grand livre : « Le Phénomène humain » (10), Pierre Teilhard de Chardin voit dans l’amour, le cœur du vécu chrétien : « L’amour chrétien, chose incompréhensible pour ceux qui n’y ont pas gouté. Que l’infini et l’intangible puissent être aimable ; que le cœur humain puisse battre pour son prochain d’une charité véritable : ceci paraît à bien des gens que je connais tout simplement impossible… Et cependant, que fondé ou non sur une illusion, ce sentiment existe, et qu’il est même anormalement puissant, comment en douter – rien qu’à enregistrer brutalement les résultats qu’il ne cesse de produire autour de nous… Et n’est-ce pas un fait enfin, celui là, je le garantis, que si l’amour de Dieu venait à s’éteindre dans l’âme des fidèles, l’énorme édifice de rites, de hiérarchie et de doctrines que représente l’Eglise retournerait instantanément dans la poussière dont il est sorti » (écrit en 1938-1940). Aujourd’hui, à travers la pensée théologique de Jürgen Moltmann (11), nous apprenons à reconnaître l’inspiration de l’Esprit dans la manifestation de la fraternité où qu’elle soit, souvent dans des espaces où la référence religieuse s’en est allée.

Sur ce blog, un précédent article annonçait la recherche actuelle de fraternité : « Appel à la fraternité ». Ce livre d’Edgar Morin, accessible à tous est la contribution d’un grand penseur à cette quête. L’engagement d’un homme de savoir dans cette cause nous paraît hautement significatif.

J H

  1. Edgar Morin. La Fraternité. Pourquoi ? Actes Sud, 2019
  2. Edgar Morin Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Edgar_Morin
  3. Entretien avec Edgar Morin 28 mars 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=RghwWsPihs0
  4. Ne pas oublier l’âge dur dont nous sommes sortis depuis quelques décennies : Michel Serres  Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
  5. Face à la violence, l’entraide : le livre de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
  6. Une vision de la liberté, selon Jürgen Moltmann : https://vivreetesperer.com/une-vision-de-la-liberte/
  7. Le film « Demain » : https://vivreetesperer.com/le-film-demain/
  8. Le mouvement collaboratif, qui se développe actuellement, présente des facettes différentes : des communautés fraternelles, mais aussi des entreprises solidaires. Peu présent dans ce livre sur la fraternité, cet aspect économique doit être mis en valeur. La convergence est manifeste dans le livre d’Isabelle Delannoy : « L’économie symbiotique » . La présentation de ce livre est accompagnée de la mention des initiatives analysées sur ce blog : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/
  9. Michel Clévenot. Les hommes de la fraternité en 12 volumes « Les hommes de la fraternité. Une histoire post-moderne du christianisme » : https://www.religiologiques.uqam.ca/no9/cleve.pdf
  10. Pierre Teilhard de Chardin. Le phénomène Humain. Seuil (Points Sagesse) Citation : p 297-298
  11. Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999 « Un Esprit sans frontières » : https://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/
  12. Sur ce blog : « Appel à la fraternité » avril 2015 : https://vivreetesperer.com/appel-a-la-fraternite/

Appel à la fraternité

Pour un nouveau vivre ensemble.

La France traverse aujourd’hui un passage difficile. Affectées par un chômage massif, des populations sont affectées par le précarité et le mal être. Les frustrations engendrent l’agressivité et la défiance. Dans un univers mondialisé, le manque de point de repères, la perte de cadres de vie stables, une fragmentation du tissu social engendrent l’insécurité qui se mue en crainte de l’autre, en peur de l’étranger. Tout est donc aujourd’hui en question : une économie qui peine à se renouveler, mais aussi les séquelles d’un passé, celui d’un pays hiérarchisé, marqué par la longue opposition des deux France issues de la Révolution française. Des personnalités et des associations viennent d’appeler à une mobilisation pour une société plus fraternelle (1). C’est une juste intuition. Sans vision, un peuple meurt (2). Pour permettre le vivre ensemble, nous avons besoin de référents nouveaux en terme de valeurs et de récits, et de pratiques nouvelles en terme d’attitudes et de comportements.

Mais nous dira-t-on, dans les conditions actuelles, appeler à la fraternité, en promouvant une dynamique, n’est ce pas faire preuve  d’un idéalisme éthéré ? On peut déjà répondre. La fraternité n’est pas un simple supplément d’âme, c’est une inspiration qui, en fin de compte, fonde la vie sociale. En effectuant pour cet article, une recherche documentaire sur internet, nous avons visionné une courte vidéo qui relate la fête de la fraternité organisée par Ségolène Royal, le 29 septembre 2008 (3). Le temps était dur puisque la crise économique venait d’éclater. Cette fête était mal perçue dans les arènes politiques. C’était une initiative à contre courant. C’était un pari d’espérance et aujourd’hui on peut en redécouvrir le caractère pionnier. Nous avons noté ainsi cette parole de Ségolène Royal : « On commence à comprendre qu’il faut changer radicalement de système autour de la fraternité. La fraternité pour moi, c’est encore mieux que la solidarité parce que c’est la fraternité qui la fonde et qui lui donne le sentiment d’humanité sans lequel la politique serait un simple métier sans âme, une simple transaction entre des intérêts bien compris. Parce que ce qui arrive de mauvais à l’autre où qu’il soit, finit par générer quelque chose de mauvais pour soi-même et aussi parce  que ce qui arrive de bon à l’autre, finit par créer du bonheur chez soi ».

Si notre société traverse aujourd’hui un passage difficile, l’appel à la fraternité témoigne d’une prise de conscience qui s’appuie sur la vitalité du tissu associatif et humanitaire en France, mais qui s’inscrit aussi dans un mouvement en profondeur à l’échelle internationale.

Ces évolutions en cours sont parfois bien visibles. D’autres sont en germination comme des « signaux faibles » (4) qui demandent attention. Dans son livre : « Chemin de guérison » (5), Frédéric Lenoir traite des différentes étapes de l’individualisme dans les sociétés modernes. Après la montée de l’autonomie dans des sociétés encore structurées, on est entré pendant quelques décennies dans une période où s’est affirmé un individualisme égocentré. Aujourd’hui, une nouvelle phase apparaît : de plus en plus, l’exercice de l’autonomie s’inscrit dans un désir croissant de relation, d’interrelation. Des études sociologiques mettent en  évidence le développement d’une culture nouvelle où la convivialité est désormais une pratique et une aspiration. Ainsi apparaît la notion de « Tiers lieu », un espace nouveau entre la vie institutionnelle et la vie privée. Des milieux conviviaux et informels apparaissent dans différents domaines (6), dans une dynamique internationale. Ce mouvement se répand et il y a aujourd’hui sur facebook, un  groupe intitulé : « Tiers lieu. Open source » (7). Dans le contexte du web qui permet le partage à grande échelle, dans les années récentes en France, à partir de nombreuses initiatives, un mouvement en faveur de l’économie collaborative (8) grandit rapidement. On peut ainsi apprécier l’essor rapide d’une communauté comme « OuiShare » (9). Cependant, il semble bien que les esprits bougent à tous les niveaux. Ainsi les sciences humaines sont plus attentives aux sentiments altruistes (10). La notion d’empathie, bien mise en évidence dans un grand panorama historique et sociologique de Jérémie Rifkin (11) gagne du terrain dans les consciences. Ces différents signes témoignent d’une évolution dans l’esprit du temps. Voici un contexte favorable pour la réception d’un appel à la fraternité.

« Dimanche 11 janvier s’est exprimée dans un immense élan collectif la prise de conscience qu’une société désunie est une société désarmée. Mais ce mouvement, pour être durable, doit s’organiser et impliquer chacun d’entre nous, bien au delà de notre conception actuelle de la démocratie qui privilégie l’action politique en négligeant l’action citoyenne. C’est pourquoi si l’on ne veut pas décevoir, le moment est venu de changer de paradigme en faisant de l’action politique le levier de l’action citoyenne comme nous y invite le pacte républicain qui projette la liberté et l’égalité vers la fraternité… C’est pourquoi nous appelons les plus hautes autorités de l’Etat, mais aussi les responsables locaux à affirmer avec force leur intention d’inscrire le volet fraternité de la République dans leurs toutes premières priorités… L’objectif est notamment de favoriser toutes les dynamiques individuelles, associatives et institutionnelles aptes à construire de nouvelles relations d’écoute, d’entraide et de respect entre les cultures, les âges et les territoires… Pour illustrer au plus vite cette ambition, il pourrait par exemple, comme le propose également l’observatoire de la laïcité, être organisé dès cette année, une semaine nationale de la Fraternité… » (1). On lira avec un particulier intérêt la liste des premiers signataires qui témoigne d’une grande diversité des participants et d’un engagement important du mouvement associatif dans ses différentes composantes (12).

Dans le même esprit, le journal « Libération » à publié une tribune (13) de deux personnalités : Abdennour Bidar, philosophe, spécialiste de l’Islam et Patrick Viveret, philosophe et sociologue. Ce texte va plus loin dan une analyse philosophique et spirituelle de l’enjeu. « Le défi de notre société est de se donner à elle-même un grand cap, un horizon d’espérance et d’action collective, une direction porteuse d’un véritable projet de civilisation et d’une véritable vision de l’homme. Au beau milieu de tous ces gouffres qui s’élargissent, un abime plus immense encore s’est ouvert qui menace de nous engloutir tous : celui de la différence entre les conceptions du sacré… Nous devons tout faire pour apprendre d’urgence à cultiver ensemble le sens et la jouissance concrète d’un sacré partageable. D’un sacré constitué et enrichi par tous nos héritages, que l’on soit croyant ou non croyant. Notre chance est que ce sacré partageable a déjà un premier nom, un visage dessiné, celui de la fraternité… La fraternité est une valeur républicaine et une valeur religieuse et une valeur ancienne et une valeur moderne, et une valeur à réinventer, dont il faut avoir enfin collectivement l’audace ».

Comment vivre ensemble entre êtres humains ? A travers l’histoire, on peut observer la mise en oeuvre de l’inspiration de l’Evangile telle que Michel Clévenot nous la rapporte dans sa série historique : « Les hommes de la fraternité » (14). Si, en Occident, le thème de la liberté a été moteur, aujourd’hui il mérite d’être explicité. Sur ce blog (15), le théologien Jürgen Moltmann nous fait entrer dans une dimension plus vaste de cette valeur. « Dans une perspective historique, on constate que la liberté s’est affirmé fréquemment en terme de lutte pour le pouvoir. Il y a des vainqueurs et des vaincus. Cela a été le  cas dans la société antique. La liberté apparaît comme une « maîtrise ». Celui qui comprend la liberté comme maîtrise ne peut être libre qu’au détriment des autres hommes… Au fond, il ne connaît que lui-même et ce qu’il possède. Il ne voit pas les autres comme des personnes… » . Mais la liberté peut être conçue différemment comme participation. « C’est le concept de la liberté communicative. C’est dans l’amour mutuel que la liberté humaine trouve sa réalité. Je suis libre et me sens libre lorsque je suis respecté et reconnu par les autres et lorsque, de mon côté, je respecte et reconnais les autres… Si je partage ma vie avec  d’autres, l’autre n’est plus la limite, mais le complément de ma liberté… La vie est communion dans la communication. Nous nous communiquons mutuellement de la vie… ». C’est bien là que la liberté rejoint la fraternité. Il y a des moments de l’histoire française où la fraternité a été prise en compte. Ce fut le cas en 1848.    Aujourd’hui, c’est la tempête en politique, mais nous sommes appelés à voir plus loin. L’appel à la fraternité est un point de repère qui se manifeste à partir de la société civile comme une aspiration à un autre genre de vie et comme une interpellation au monde politique pour une autre manière de faire société.

J H

 

(1)            Appel : Maintenant, construisons la fraternité : http://odas.net/IMG/pdf/appel_fraternite_2015_-.pdf

(2)            Proverbes 29.18

(3)            Sur youtube : Fraternité avec Ségolène Royal : https://www.youtube.com/watch?v=sOx5i95wPGM

(4)            Sur wikipedia : « En intelligence économique, les signaux faibles sont les éléments de perception de l’environnement, opportunités ou menaces qui doivent faire l’objet d’une attention anticipative, appelé veille.. » http://fr.wikipedia.org/wiki/Signaux_faibles

(5)            Frédéric Lenoir. Chemin de guérison. Fayard, 2012

Sur ce blog : « Un chemin de guérison pour l’humanité » : https://vivreetesperer.com/?p=1048

(6)            « Emergences d’espaces conviviaux et aspirations contemporaines. Troisième lieu (« Third place ») et nouveaux mode de vie » : http://www.temoins.com/evenements-et-actualites/recherche-et-innovation/etudes/emergence-despaces-conviviaux-et-aspirations-contemporaines-troisieme-lieu-l-third-place-r-et-nouveaux-modes-de-vie

(7)            Tiers lieux. Open source francophone. Sur facebook : https://www.facebook.com/groups/tilios/

(8)             A propos de l’économie collaborative : « Une révolution de l’être ensemble » (« Vive la co-révolution ! Pour une société collaborative : Anne-Sophie Novel et Stéphane Rioux ») : https://vivreetesperer.com/?p=1394

« Anne-Sophie Novel, militante écologiste et pionnière de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1975

(9)            « Ouishare. communauté leader dans le champ de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1866

(10)      « Quel regard sur la société et sur le monde » : https://vivreetesperer.com/?p=191

(11)      « Vers une civilisation de l’empathie. A propos du livre de Jérémie Rifkin » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux

(12)      Sur le site de l’Observatoire national de l’action sociale délocalisée, liste des premiers signataires qui montre l’étendue du champ couvert : http://odas.net/L-Odas-soutien-l-appel-a-la-fraternite-lance-par

(13)      Sur le site de Libération : « Le 11 mars, faites de la    fraternité ! » (Abdennour Bidar, Patrick Viveret) : http://www.liberation.fr/societe/2015/03/10/le-11-mars-faites-de-la-fraternite_1218112 Patrick Viveret est l’auteur d’un recueil intitulé : « De la convivialité. Dialogue sur la société conviviale à venir ». Et un « Manifeste convivialiste » est paru en 2013 (Voir : note 15)

(14)      Michel Clévenot : les hommes de la fraternité. Voir : « Un historien de la fraternité » : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1993_num_19_2_2101

(15)      « Une vision de la liberté… La liberté comme maîtrise… La liberté comme participation… La liberté comme avenir… Egalité, liberté, fraternité… Vers une civilisation conviviale » : https://vivreetesperer.com/?p=1343

 

Voir aussi, sur le site de Témoins, la vision de Guy Aurenche : « La fraternité sauvera le monde » : http://www.temoins.com/societe/culture-et-societe/societe/la-fraternite-sauvera-le-monde.html

 

Une vision de la liberté

Comment vivre ensemble entre êtres humains ?

Au sortir de la société hiérarchisée qui a prévalu pendant des siècles, l’aspiration à la liberté a grandi et s’est manifestée à travers des bouleversements sociaux comme les révolutions qui, à la suite de la Révolution Française, ont parsemé le XIXè siècle. Mais l’aspiration à la liberté ne se manifeste pas seulement au plan de la politique intérieure, mais aussi sur le registre des combats pour l’indépendance nationale par opposition à une domination étrangère et, dans le domaine social, en terme de luttes pour une libération face à l’exploitation d’un groupe dominant. Aujourd’hui encore, l’aspiration à la liberté figure dans l’actualité comme on l’a vu dans les « printemps arabes » et ce ferment est toujours actif.

Cependant, le mouvement pour la liberté n’est pas sans rencontrer des écueils. Il y a des avancées, mais aussi des reculs et des régressions. Le processus dépend pour une part de nos représentations de l’être humain et de la manière de concevoir la vie en société dans une perspective plus vaste. Quelle est notre vision de la nature humaine et de l’avenir de l’humanité ?

Pour répondre à ces interrogations, nous nous inspirons de la pensée de Jürgen Moltmann telle qu’elle s’exprime en quelques pages éclairantes dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (1).

La liberté comme maîtrise.

Dans une rétrospective historique, on constate que la liberté s’est affirmée fréquemment en terme de lutte pour le pouvoir. Il y a des vainqueurs et des vaincus. Dans cette perspective conflictuelle, la liberté apparaît comme un privilège de ceux qui dominent. Cela a été le cas dans la société antique. La liberté apparaît alors comme une « maîtrise ». « Celui qui comprend la liberté comme maîtrise ne peut être libre qu’au détriment des autres hommes… Au fond, il ne connaît que lui-même et ce qu’il possède. Il ne voit pas les autres comme des personnes » (p 165). Si nous considérons principalement la liberté  comme la possibilité de faire ce qui nous plaît, nous avons l’impression d’être « notre propre maître ». Mais alors, c’est l’individualisme qui prévaut. Certes, on fixe pour règle de respecter la liberté des autres. Mais n’est-ce pas sous-entendre que « tout homme n’est qu’une limite à ma liberté ». « Chacun est libre pour ce qui le concerne lui-même, mais personne ne se soucie de l’autre…Dans le cas idéal, il s’agit d’une société d’individus libres et égaux, mais solitaires » (p 160). Mais est-ce bien là une situation qui puisse répondre aux aspirations profondes de l’être humain ?

La liberté comme participation.

On peut avoir un autre regard sur la vie sociale selon lequel la liberté s’exerce dans une relation caractérisée par un respect réciproque. « C’est le concept de la « liberté communicative »… C’est dans l’amour mutuel que la liberté humaine trouve sa réalité. Je suis libre et me sens libre lorsque je suis respecté et reconnu par les autres (2) et, lorsque, de mon côté, je respecte et reconnaît les autres » (p 166). Si je partage ma vie avec d’autres, « l’autre n’est plus la limite, mais le complément à ma liberté ». « La vie est communion dans la communication… Nous nous communiquons mutuellement de la vie… Dans la participation à la vie les uns avec les autres, chacun devient libre au-delà des limites de son individualité » (p 166). Ainsi la liberté s’exerce dans la relation sociale. Elle se manifeste dans l’amour ou la solidarité.

En comparant « la liberté comme maîtrise » et « la liberté comme communauté », Jürgen Moltmann éclaire notre interprétation de l’histoire. « Aussi longtemps que la liberté signifie maîtrise, il faut tout séparer, isoler, fractionner et distinguer pour pouvoir dominer. Mais si la liberté signifie communauté, alors on fait l’expérience de l’union de tout ce qui est séparé ». Ainsi deux conceptions s’opposent : d’un côté, une logique individualiste, et d’un autre côté, une vision holistique. Dans cette vision, « l’aliénation de l’homme par rapport à l’homme, la séparation de la société humaine et de la nature, la scission entre l’âme et le corps, enfin la crainte religieuse sont abolies ». « La liberté comme communauté est un mouvement qui va en sens contraire des luttes pour le pouvoir et des luttes des classes dans lesquelles la liberté ne pouvait être comprise que comme domination… La vérité de la liberté humaine consiste dans l’amour qui veut la vie. Elle conduit à des communautés sans entraves, solidaires et ouvertes… » (p 167)

La liberté comme avenir.

Mais, si on  conçoit la vie sociale sans pouvoir fonder sa dynamique dans une perspective d’avenir, sans horizon, alors un enfermement apparaît, un repli se manifeste. « La détermination de la liberté par la foi chrétienne conduit encore au delà de la liberté comme communauté. Nous avons caractérisé la foi chrétienne comme étant essentiellement espérance de la résurrection. A la lumière de cette espérance, la liberté est la passion créatrice pour le possible ». Pour s’exercer, la liberté ne peut se contenter de l’existant. « Elle est référée à l’avenir, à l’avenir du Dieu qui vient » (p 167). Ainsi nous regardons en avant, nous pensons en terme de projet, nous manifestons notre créativité. « Cette dimension de la liberté qui se réfère à l’avenir a été longtemps négligée parce qu’on ne comprenait pas la liberté de la foi chrétienne comme participation à l’agir créateur de Dieu. » (p 168). Dans cette perspective, « nous découvrons la liberté dans la relation de sujet à sujet en relation au projet commun.. ». Jürgen Moltmann nous appelle à entrer dans une vision. « Il est vrai que dans l’histoire dont nous faisons l’expérience, il nous est plus facile de désigner le négatif dont nous voulons nous libérer que d’exprimer le positif en  vue duquel nous espérons devenir libre. Mais c’est l’espérance d’un avenir plus grand qui, dans l’histoire, nous mène vers des expériences toujours nouvelles » (p 168).

Liberté, égalité, fraternité.

Dans cet éclairage, nous pouvons examiner la grande devise de la République française : liberté, égalité, fraternité. Lorsqu’on souffre de l’absence de liberté, on en perçoit le prix. Et l’égalité fait barrage aux privilèges qui entraînent et accompagnent la domination. Mais si l’on s’en tient à ces deux termes, on s’expose à retomber dans une situation où la recherche de maîtrise est sous-jacente et s’exprime dans un individualisme qui défait le lien social… C’est pourquoi, l’adjonction de la fraternité est essentielle. Et, si l’on se reporte à l’histoire, on sait que le terme s’est imposé au cours du processus qui a abouti à la Révolution de 1848 et que, par rapport à l’individualisme bourgeois, des chrétiens socialistes ont joué un rôle dans cette adjonction (3). Une inspiration chrétienne s’est manifestée dans l’émergence de la fraternité. La fraternité va de pair avec la solidarité et elle en est le ferment.

Dans un livre récent : « Le mystère français » (4), deux démographes, Hervé Le Bras et Olivier Todd, nous apportent un éclairage précieux sur la pluralité des cultures dans la société française. Cette réalité est mise en évidence à travers un ensemble de cartes particulièrement significatives. L’interprétation des auteurs peut naturellement être débattue. A notre sens, la notion de fraternité mériterait d’être davantage prise en compte. La crise de l’héritage révolutionnaire dans le grand bassin parisien, peut être perçue comme la résultante d’un déficit de fraternité. Le dynamisme qui se manifeste dans des régions autrefois marquées par un catholicisme hiérarchisé, peut être imputée à la fraternité qui se manifeste dans une inspiration évangélique autrefois contrôlée.

Aujourd’hui, dans la crise économique et sociale et le désarroi qui en résulte, la fraternité nourrit et soutient la vie en société. Elle s’exprime plus difficilement dans une vie politique marquée par la recherche du pouvoir. Mais, d’expérience, certains en savent l’importance. Ainsi, dans le récent livre de Ségolène Royal : « Cette belle idée du courage » (5), la fraternité est présente dans beaucoup de portraits. Et, à un moment, l’organisation  d’une fête annuelle de la fraternité a manifesté la prise en compte d’aspirations populaires au risque de susciter une réaction hostile chez les tenants de l’idéologie traditionnelle.

Pour une société conviviale

Et pourtant, aujourd’hui, dans la mutation en cours, la politique ne peut ignorer un mouvement profond qui s’exprime dans la reconnaissance de l’empathie (6) et dans l’aspiration à une autre manière de vivre où la dimension fraternelle va de pair avec un mouvement qui va de l’avant. Ainsi Jean-Claude Guillebaud a-t-il intitulé son dernier livre : « Une autre vie est possible » (7).

Dans la même inspiration, on parle aujourd’hui de convivialité. Ainsi, dans un recueil intitulé « De la convivialité. Dialogue sur la société conviviale à venir » (8), Patrick Viveret met en cause la « démesure », ce que les grecs appelaient « l’hubris » comme une des causes de la crise actuelle. Et il conclut en posant la question du vivre ensemble entre les êtres humains. « Nous n’avons plus la facilité de contourner la question humaine en la reportant du côté des choses –passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses – et il nous faut affronter la question du gouvernement des hommes à l’échelle planétaire. C’est fondamentalement, et la question de la démocratie, et au sens le plus radical du terme, la question de la qualité relationnelle interhumaine, j’ose le mot : de la qualité d’amour de l’humanité qui est en jeu dans la suite de sa propre aventure » (p 40) . L’appel à la convivialité s’étend puisque, tout récemment, un « Manifeste convivialiste » (9) vient de paraître.

Comment vivre ensemble entre êtres humains ? Et selon quelle éthique de la liberté ? La pensée théologique de Jürgen Moltmann nous aide à clarifier les termes du débat… Et, dans cette vision, s’il nous

J.H.

(1)            Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999.  La pensée théologique de Jürgen Moltman est présenté au public francophone sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/.  Vie et pensée de Jürgen Moltmann à travers son autobiographie : « Une théologie pour notre temps » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=695

(2)            La recherche en sciences sociales, notamment à travers les écrits  de Axel Honneth, met de plus en plus l’accent sur l’importance pour les gens de se sentir reconnu par autrui. Nous renvoyons à recueil de contributions sur ce sujet récemment publié : La reconnaissance. Des revendications collectives à l’estime de soi. Editions Sciences humaines, 2013. « C’est dans le regard des autres que l’individu trouve la confirmation de son existence, qu’il se sent à la fois semblable et différent. Et qu’il peut trouver les sources de l’amour et de l’estime de soi….Le besoin de reconnaissance touche aussi bien les individus que les groupes ».

(3)            Histoire des origines de la devise : liberté, égalité, fraternité sur Wikipedia francophone et anglophone. http://fr.wikipedia.org/wiki/Liberté,_Égalité,_Fraternité  et http://en.wikipedia.org/wiki/Liberté,_égalité,_fraternité

(4)            Le Bras (Hervé), Todd (Emmanuel). Le mystère français. Seuil, 2013 (La République des idées). Riche présentation et mise en perspective de ce livre sur le blog : « Des petits riens… Petits riens, mais parfois grands bonheurs » (Le Monde.fr) http://jmph.blog.lemonde.fr/2013/05/05/le-mystere-francais-herve-le-bras-emmanuel-todd-le-seuil/

(5)            Royal (Ségolène). Cette belle idée du courage. Grasset, 2013 Sur ce blog, mise en perspective : « Force et joie de vivre dans un engagement politique au service des autres » : https://vivreetesperer.com/?p=1335

(6)            Rifkin (Jérémie). Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie. Les liens qui libèrent, 2011. Mise en perspective sur le site de Témoins : « Vers une civilisation de l’empathie. Apports, questionnements, enjeux » : http://www.temoins.com/etudes/vers-une-civilisation-de-l-empathie.-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkin.apports-questionnements-et-enjeux.html et, sur ce blog: « La force de l’empathie » : https://vivreetesperer.com/?p=137

(7)            Guillebaud (Jean-Claude). Une autre vie est possible. Comment retrouver l’espérance ? L’Iconoclaste, 2012.  Mise en perspective sur ce site : « Quel avenir pour le monde et pour la France » : https://vivreetesperer.com/?p=937

(8)            Caillé (Alain), Humbert (Marc), Latouche (Serge), Viveret (Patrick). De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir ». La Découverte, 2011.

(9)            Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance. Éditions Le Bord de l’eau, juin 2013 Présentation de ce manifeste «http://www.reporterre.net/spip.php?article4356

Il y en a assez pour chacun

Comment l’expérience d’une communion dans l’Esprit permet de surmonter la pression de l’avidité collective et de générer un genre de vie communautaire

Une méditation sur « le communisme chrétien originel »
Par Jürgen Moltmann

Dans le Livre des Actes (4.32-34), Luc nous décrit un élan de partage dans la première église. « La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais tout était commun entre eux… Il n’y avait parmi eux aucun indigent… ». Ce texte inspirant est bien connu, mais peut-on en tirer des enseignements pour aujourd’hui ?

Dans un livre, écrit dans la foulée de « The Spirit of Life » (1991), « The Source of Life » (La Source de Vie) (1), paru en 1997, se voulant accessible à un grand public, mais n’ayant jamais été traduit en français, Jürgen Moltmann a écrit un texte intitulé : « Une méditation sur le communisme chrétien originel » (2). Alors qu’on s’inquiète aujourd’hui des ravages entrainés par le productivisme et le consumérisme, et des inégalités résultant de la concentration des richesses, ce texte écrit il y vingt-cinq ans, nous paraît étonnamment actuel. Dans un société où le manque de sens engendre une fuite dans une avidité collective, la dynamique de l’Esprit, présente aux origines de l’Eglise et toujours disponible, se présente à nous pour nous inspirer une fraternité active, une vie pleine, une société apaisée.

 

L’exemple de la toute première Église

Le texte des Actes nous décrit un mouvement de solidarité inédit : « Il n’y avait pas de personnes nécessiteuses parmi eux. Car ceux qui possédaient des terres et des maisons les vendaient et en apportaient la recette aux apôtres. Et l’on faisait distribution à chacun selon qu’il en avait besoin » (Actes 4.35). « Il y avait assez pour chacun ! Tel est l’incroyable message de cette histoire » commente Jürgen Moltmann. Certes, il y bien des historiens pour dire que cela n’a pas duré longtemps. Mais si ce récit rapporte un âge d’or, on peut y voir également « une révélation du réel, des possibles genres de vie pour nous aujourd’hui. Nous pouvons avoir cette expérience nous-mêmes : l’expérience de la communauté de l’Esprit Saint » (p 102).

Jürgen Moltmann évoque les enjeux. « Il y a assez pour chacun. Mais aujourd’hui, des millions d’hommes et de femmes sont incapables de trouver du travail. Les ressources minières deviennent de plus en plus rares. Les sources d’énergie sont en train de s’épuiser. Les prix sont en train de monter. Les besoins s’étendent dans tous les domaines de la vie. Quelle contradiction ! » (p 103). Il est vrai que le manque et l’anxiété, qui en résultent, remontent loin dans l’histoire. « Il n’y a jamais eu assez, il n’y a encore pas assez et il n’y aura jamais assez… Mais où est la vérité ? ». « L’histoire de la Pentecôte n’est pas une nouvelle théorie sociologique. Elle parle d’une expérience de Dieu. C’est une expérience de l’Esprit qui descend sur des hommes et des femmes, les imprègnent, âme et corps, et les amènent à former les uns avec les autres une communauté et un fraternité nouvelle. Dans cette expérience, les gens ont ressenti qu’ils avaient été remplis d’énergies nouvelles dont ils n’avaient pas imaginé qu’elles puissent exister et ils y ont trouvé du courage pour un nouveau genre de vie » (p 104).

 

Un monde déchiré en manque spirituel

En regardant le monde, et notamment son propre pays, l’Allemagne, Jürgen Moltmann y voit un désir insatiable. Dans tous les domaines de la vie, le principe dominant est : « pas assez ». L’économie est basée sur l’exacerbation des besoins : « Nous assumons qu’il y a des besoins partout, des besoins qui peuvent être satisfaits seulement par du travail, et toujours plus de travail en accélérant la production et en réalisant de plus en plus de produits de masse… Il n’y a jamais assez pour chacun. Et c’est pourquoi nous luttons pour davantage de pétrole, davantage de minerais, davantage de marchés mondiaux… Une chasse permanente à la recherche d’argent et de plaisir » (p 106).

Cependant, n’avons-nous pas réellement besoin de ce que nous consommons ? « Evidemment, il y a des besoins naturels, des besoins de base qui doivent être satisfaits, pour vivre dans des conditions humaines et décentes. Mais notre économie a laissé ces besoins de base loin derrière. Ce ne sont pas ces requêtes naturelles qui dominent nos vies et fournissent le moteur de notre économie. C’est une demande qui a été stimulée et augmentée artificiellement. Dans notre société moderne, les êtres humains ont apparemment été transformés en monstres voraces. Ils sont tourmentés par une soif de vivre insatiable Ils sont possédés par un appétit de pouvoir insatiable. Plus ils ont, plus ils ont besoin et ainsi leur appétit est sans fin et ne peut être apaisé ». Le diagnostic est sévère, mais lorsqu’on regarde la publicité aujourd’hui, on le reconnait.

Mais pourquoi cette situation ? C’est ici que Moltmann vient esquisser une explication. Ce qui est en cause, c’est une peur commune de la mort. « Consciemment ou inconsciemment, les humains sont dominés par la peur de la mort. Leur avidité de vivre est réellement leur peur de la mort et leur peur de la mort trouve son expression dans un appétit de pouvoir débridé. « Vous vivez seulement une fois », nous dit-on. « Vous pourriez manquer quelque chose ». Cette faim de plaisir, de possession, de pouvoir, cette soif de reconnaissance à travers le succès et l’admiration – voilà la perversion des hommes et des femmes modernes. Voilà leur dévotion. La personne qui perd Dieu fait un dieu d’elle-même. Et, de cette façon, un être humain en vient à devenir un mini-dieu orgueilleux et malheureux ».

Jürgen Moltmann poursuit sa critique à une échelle sociale. « Il n’y en a jamais assez pour chacun. Alors prenez maintenant et servez-vous ! C’est ce que la mort nous dit – la mort qui nous avale après que nous ayons avalé tout le reste. Notre économie moderne est fondée sur le besoin. Notre idéologie moderne de la croissance, et notre obsession moderne de l’expansion sont des pactes avec la mort » (p 107). La peur du manque, engendrée par une inquiétude existentielle suscite des conflits. « « Il n’y a pas assez pour chacun » : ce slogan ébranle chaque communauté humaine et dresse une nation contre une autre et finalement dresse chacun contre quelqu’un d’autre et chacun contre lui-même. C’est un slogan de peur qui rend les gens solitaires et les entraine dans un monde en principe hostile. « Chacun pour soi » dit on. Cela débouche sur un monde qui est réellement sans cœur et sans âme… » (p 107-108). A ce stade, on peut s’interroger sur l’état du monde. Moltmann rappelle la pauvreté qui affecte une part de la population des pays riches, mais aussi celle qui règne dans des pays du Tiers Monde. Ces pays ont eux-mêmes souffert d’une oppression extérieure. « Ils ne souffrent pas à cause d’une déficience naturelle. Ils souffrent de l’injustice exercée par d’autres, de la répartition inégale des richesses, de prix injustes et d’une inégalité des opportunités de la vie » (p 108). La pauvreté est insupportable lorsqu’elle est ressentie comme la résultante d’une injustice.

 

En revenir à la source divine

Si nous désirons la vraie vie et échapper à la mort universelle du monde, « si nous désirons les vraies richesses de la vie et échapper à la pauvreté et au besoin, alors nous devons faire demi-tour et commencer au point où la perte la plus sévère de toute est celle de Dieu. Une absence de Dieu mène à un sentiment de confusion (Godlessness leads to the feeling of godforsakenness). La confusion mène à la peur de la mort et à une convoitise dévorante. Et alors, il n’y en a « jamais assez ».

Mais si Dieu n’est pas loin, si Dieu est proche, si Dieu est présent parmi nous, à travers l’Esprit, alors nous trouvons une nouvelle et indescriptible joie en vivant. Nous sommes gardés en sécurité (safe keeping), nous sommes chez nous (at home), on nous fait confiance et nous pouvons nous faire confiance ainsi qu’aux autres. Notre besoin le plus profond, le besoin de Dieu a été satisfait. Notre aspiration au bonheur a été comblée. Dieu est présent, présent dans son Esprit… Dieu est vivant dans nos vies comme le Dieu vivant. Nos vies limitées, vulnérables et mortelles, sont pénétrées et soutenues de part en part par la vie de Dieu qui est illimitée, glorieuse et éternelle. Avec toutes les perceptions de notre mental, les mouvements de notre âme, les besoins et impulsions de notre corps, nous participons à la vie éternelle. Dieu est présent par son Esprit… « En Lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être ». Les gens qui en font l’expérience et en prennent conscience, découvrent combien ils deviennent calmes et relaxés, parce que ils ont cessé d’avoir peur et sont envahis par une grande paix » (p 108-109).

 

Une vie en abondance

« Il est remarquable que lorsque dans le Nouveau Testament, les gens parlent de leur expérience de Dieu dans l’Esprit de vie qui nous fait vivre, ils deviennent radieux et emploient des superlatifs. Ils parlent de « l’abondance de l’Esprit », de la « grâce débordante », et de « richesses de vie » sans limites. Chacun a assez, plus qu’assez, et alors, il n’a pas besoin de davantage ou d’une autre manière. C’est une expérience de vie unanime dans l’Esprit divin créateur qui donne la vie ».

Mais n’est-ce là qu’une belle histoire dans un moment passager ? Est-ce une réalité accessible, et accessible encore aujourd’hui ? Et si cette réalité change les comportements, dans quelle mesure, elle permet de comprendre ce qui changerait si cette réalité s’étendait ? Jürgen Moltmann expose en trois points les différentes manières d’envisager les changements que l’influx de l’Esprit peut entrainer.

 « Les apôtres donnaient avec une grande puissance leur témoignage à propos de la résurrection du Seigneur Jésus et une grande grâce était avec eux tous ». Voilà le commencement. C’est la résurrection du Christ crucifié qui ouvre la voie à la plénitude de vie, une vie éternellement vivante. Le pouvoir de la mort a été retiré. Les menaces de la mort ont déjà cessé d’être effectives. Être dans le besoin signifie être coupé des plaisirs de la vie. Être dans le besoin signifie ne pas avoir assez à manger et à boire. Être dans le besoin signifie être malade et seul. En dernier ressort, être dans le besoin, c’est perdre la vie elle-même. Le plus grand besoin de tous, la plus grande perte, c’est la mort. Tous les autres besoins et les autres souffrances que nous ressentons dans la vie sont connectés avec la mort. Ils ont tous quelque chose que la mort enlève à la vie. Parce que nous savons que nous devons mourir, nous ne trouvons jamais assez dans la vie. Mais parce que Christ est ressuscité, une espérance se lève en faveur de la vie, une vie qu’aucune mort ne peut tuer, une vie où on trouve qu’il y a toujours assez, plus qu’assez, pas seulement pour ceux qui sont vivant, mais aussi bien pour les morts » (p 105).

Mais il y a également un autre facteur de cette libération du besoin. « Maintenant, la communauté de ceux qui croyaient, vivaient d’un seul cœur et une seule âme ». Un ensemble de gens, inconnus les uns des autres, forment une communauté et ils partagent « un seul cœur et une seule âme ».Voici ce que l’Esprit de communion (Spirit of fellowship) signifie. L’Esprit de communion, l’Esprit qui engendre la fraternité est parmi nous. En Lui, les divisions entre les gens sont surmontées. L’oppression des uns par les autres est arrêtée. L’humiliation des gens par d’autres cesse… les maîtres et les serviteurs deviennent amis. Les privilèges et les discriminations disparaissent. Nous devenons « un seul cœur et une seule âme ». Ce qui arrive, ce dont on fait l’expérience, n’est rien moins que Dieu lui-même. Quel Dieu ? Le Dieu qui fait l’entre-deux, le Dieu médiateur, « The go-between God », comme l’évêque John Taylor l’a appelé, le Dieu qui est communion et communauté, le Saint Esprit. Nous sortons de la solitude pour entrer dans une vie commune. Notre peur les uns des autres devient ridicule parce qu’il y a assez pour chacun. Dieu lui-même est là pour chacun… » (p 105).

Dans cette ambiance nouvelle, l’esprit de propriété disparait. « Personne ne disait que quoi qui lui appartenait était à lui, car ils avaient tout en commun ». C’est le troisième facteur et tout le reste débouche là-dessus. Dans l’Esprit de résurrection et l’expérience d’un Dieu communion, personne n’a besoin de s’accrocher à ses biens plus longtemps… Alors toutes les propriétés sont là pour être à la disposition des gens qui en ont besoin. Voilà pourquoi « ils avaient tout en commun ». Et c’est pourquoi « il n’y avait pas de personnes nécessiteuses parmi eux »… » (p 106).

 

Que pouvons-nous faire ? Réaliser des communautés.

Aujourd’hui, face à la crise qui prévaut à grande échelle : les tensions engendrées par les inégalités et la menace pressante suscitée par le réchauffement climatique suite à l’emballement de la production et de la consommation, le remède réside dans « la sobriété heureuse » selon l’expression de Pierre Rabhi et dans une répartition plus égalitaire des revenus. Mais ce changement requiert une transformation conjuguée des politiques et des mentalités. Ici, on peut se rappeler la devise de Gandhi : « Pour changer le monde, il faut commencer par nous changer nous-même ». Cet appel est relayé aujourd’hui à travers le développement d’exigences spirituelles, tout particulièrement dans la militance écologique (3). Jürgen Moltmann a montré que l’œuvre de l’Esprit ne se limitait pas au champs de l’Église, mais s’exerçait dans le monde et dans toute l’humanité (4). Dans ce chapitre, il s’interroge : « Que devrions nous faire ? » : « Je suggère que la meilleure chose que nous puissions faire, c’est de réaliser des communautés d’une dimension gérable et de renforcer le sens de la vie que nous partageons les uns avec les autres et les uns pour les autres. L’idéologie du « Il n’y a jamais assez pour chacun » rend les gens solitaires. Elle les isole et les ravit de leurs relations. L’opposé de la pauvreté n’est pas la propriété. L’opposé à la fois de la pauvreté et de la propriété, c’est la communauté. Car, dans la communauté, nous devenons riches : riches en amis, riches en voisins, riches en collègues, riches en camarades, riches en frères et en sœurs… Dans une communauté, il y a suffisamment de gens, suffisamment d’idées, suffisamment de capacités et d’énergies pour faire face… Alors découvrons notre richesse, découvrons notre solidarité, réalisons des communautés, prenons nos vies en main, et, à la longue, échappons aux gens qui veulent nous dominer et nous exploiter ».

De fait, on s’aperçoit que ces communautés peuvent être très efficaces. « Tous les projets d’aide vraiment efficaces proviennent de communautés spontanées à un niveau de base, et non d’en haut… ». Moltmann remarque que, si on peut considérer que l’œuvre de ces communautés s’inscrit dans la royaume de Dieu, les églises n’en sont pas toujours conscientes. « Dans les grandes organisations bureaucratiques de la société, l’état et les partis, les églises et l’université, il y a toujours du besoin. Mais dans la rencontre volontaire d’hommes et de femmes à un niveau de base, une vraie richesse de vie est expérimentée » (p 110).

 

Chercher et proclamer la justice

Quand y a-t-il assez pour chacun ? « Quand la justice s’ajoute à la plénitude de vie, aux puissances de vie et aux moyens de vivre, la justice s’assure que chacun reçoit ce dont chacun a besoin – pas moins, pas plus ». De plus, nous dit Jürgen Moltmann, dans l’inspiration divine, nous avons soif de justice. « De différentes manières, l’Esprit de vie nous rend assoiffés, insatiablement assoiffés… Bénis ceux qui ont faim et soif de droiture (rigtneousness). Voici le domaine où nous allons trouver nos tâches dans l’avenir : dans le mouvement pour la justice dans notre propre pays et dans la mise en œuvre de la justice entre les pays pauvres et les pays riches du monde… La faim de justice est un faim sacrée. La soif de droiture est une soif sacrée. C’est la faim et la soif du Saint Esprit lui-même. Puisse l’Esprit nous en remplir entièrement » (p 110).

 

Un texte pour notre temps

Ce chapitre d’un livre de Jürgen Moltmann publié en 1997, a donc été écrit il y a vingt-cinq ans. Or il nous paraît correspondre aux problèmes de notre temps. Nous en percevons l’actualité à plusieurs titres : quant à l’analyse, quant au diagnostic, quant à la recommandation. Et plus encore, ce texte nous montre la pertinence et la portée de l’approche évangélique.

La course à la consommation entretenue par la publicité est accompagnée par une course à la production qui épuise et pille les ressources naturelles. Le consumérisme accompagne le productivisme. Nous assistons à une accélération perturbatrice comme l’observe le sociologue, Harmut Rosa (5). C’est aussi la recherche du profit dans une société et dans un monde inégalitaires. Parallèlement, il y a bien une recherche de pouvoir. La philosophe Corinne Pelluchon pointe des effets de domination dévastateurs (6). Ces phénomènes sont incompatibles avec une entrée dans « l’âge du vivant ». A cet égard, on sait combien Jürgen Moltmann s’est engagé très tôt dans une théologie écologique (7).

Nombreux sont aujourd’hui les analystes et les commentateurs qui perçoivent une crise spirituelle à l’origine de la grande crise écologique. Ainsi appelle-t-on au changement personnel comme condition au changement de la société et du monde. Ici, Jürgen Moltmann met l’accent sur la « perte de Dieu ». « L’absence de Dieu mène à un sentiment de confusion (Godlessness leads to the feeling of godforskenness). La confusion mène à la peur de la mort et à une convoitise dévorante ». Moltmann pointe les effets de cette peur de la mort qui entraine l’anxiété, la fuite, une recherche de compensation provisoire dans les plaisirs, les honneurs, la recherche et l’exercice du pouvoir. Cette fuite est bien exprimée par Paul dans l’épitre aux Corinthiens (15.32) : « Si les morts ne ressuscitent pas, mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ». Si les attitudes ne paraissent pas toujours aussi tranchées, on peut estimer que la crainte est plus ou moins présente dans l’inconscient.

La recommandation de Moltmann nous paraît tout aussi actuelle parce qu’il sait percevoir les bienfaits d’une vie communautaire, tels que la première église en a fait l’expérience et tels qu’on peut les apprécier aujourd’hui ; Jürgen Moltmann est conscient de l’agilité dont peuvent faire preuve des communautés à dimension humaine et c’est pourquoi il les inscrit au premier rang de l’action sociale. Elles sont également souvent porteuses de la dimension fraternelle à laquelle tant de gens aspirent (8). Aujourd’hui encore, des associations jouent un rôle essentiel dans la mise en œuvre du changement social et de la prise de conscience écologique.

Si Moltmann expose les conséquences malheureuses de la perte de Dieu, et notamment des incidences sociales néfastes, il a également conscience du processus à travers lequel cet éloignement de Dieu est intervenu. Une perception mécaniste de l’univers a joué un rôle, mais également, pour une part, la conception religieuse d’un Dieu perçu comme oppressif. Dans un livre ultérieur : « The living God and the fullness of life » (2016) (Le Dieu vivant et la plénitude de vie) (9), Jürgen Moltmann démonte cette conception et esquisse le visage d’un Dieu, communion d’amour et puissance de vie. « Si une forme de christianisme a pu apparaître comme un renoncement au monde, Moltmann nous présente au contraire un Dieu vivant qui suscite une plénitude de vie. « Avec Christ, le Dieu vivant est venu sur cette terre pour que les humains puissent avoir la vie et l’avoir en abondance » (Jean 10.10)… Ce que je désire, écrit Moltmann, c’est de présenter une transcendance qui ne supprime, ni n’aliène notre vie présente, mais qui libère et donne vie, une transcendance par rapport à laquelle nous ne ressentions pas l’envie de lui tourner le dos, mais qui nous remplisse d’une joie de vivre (p X.XI). C’est cette même image de Dieu que Moltmann évoque dans son texte paru en 1997 : « Mais si Dieu n’est pas loin, si Dieu est proche, si Dieu est présent parmi nous, à travers l’Esprit, alors nous trouvons une nouvelle et indescriptible joie en vivant. Nous sommes gardés en sécurité (safe keeping), nous sommes chez nous (at home), on nous fait confiance et nous pouvons nous faire confiance ainsi qu’aux autres. Notre besoin le plus profond, le besoin de Dieu a été satisfait. Notre aspiration au bonheur a été comblée. Dieu est présent, présent dans son Esprit… Dieu est vivant dans nos vies comme le Dieu vivant. Nos vies limitées, vulnérables et mortelles, sont pénétrées et soutenues de part en part par la vie de Dieu qui est illimitée, glorieuse et éternelle… » (p 108-109). Cependant, la présence de Dieu n’a pas seulement un effet individuel. Jürgen Moltmann rappelle que l’Esprit se manifeste également dans une dimension collective : « La communauté de ceux qui croyaient vivait d’un seul cœur et une seule âme ». L’Esprit de communion, l’Esprit qui engendre la fraternité est parmi nous. En Lui, les divisions entre les gens sont surmontées. L’oppression des uns par les autres est arrêtée. L’humiliation des gens par d’autres cesse… les maitres et les serviteurs deviennent amis. Les privilèges et les discriminations disparaissent… Si cette description correspond à une expérience passée, l’œuvre de l’Esprit se poursuit aujourd’hui dans des formes nouvelles. Jürgen Moltmann évoque un Dieu qui fait l’entre-deux, un Dieu médiateur, un Dieu qui est communion et communauté, le Saint Esprit. Nous sortons de la solitude pour entrer dans une vie commune.

Si l’œuvre de l’Esprit atteint des sommets lorsque les conditions d’un climat de foi sont assurées, l’Esprit œuvre en permanence dans l’humanité et dans le monde. A nous de le reconnaître. Lorsque Jürgen Motmann évoque l’expérience de la première église, il stimule notre imagination et il nous aide à inventer des possibles. C’est en ce sens que nous pouvons lire le titre de ce texte : « Il y en a assez pour chacun ». Oui, à certaines conditions, ce serait possible. C’est là une utopie créatrice. Certes, en terme familier, on peut dire : « demain, ce n’est pas la veille ». Et cependant, à une autre échelle de temps, « Rien n’est impossible à Dieu » (Luc 1.37).

J H

 

  1. The source of life. The Holy Spirit and the theology of life. Fortress Press, 1997
  2. There is enough for everyone. A meditation on « Original Christian Communism » p 103-110 ; dans : The source of life
  3. L’espérance en mouvement. Affronter la menace environnementale et climatique pour une nouvelle civilisation écologique ; https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/
  4. Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
  5. Face à une accélération et une chosification de notre société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/
  6. Des Lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
  7. Jürgen Moltmann est l’auteur du livre : Dieu dans la création. Traité de théologie écologique de la création, 1988. voir : Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
  8. Pour des oasis de fraternité (selon Edgar Morin) : https://vivreetesperer.com/pour-des-oasis-de-fraternite/
  9. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/

Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance.

La guérison du monde, selon Frédéric Lenoir.

 

            La crise économique sème le trouble et l’inquiétude. Elle perturbe et endommage la vie de beaucoup de gens. Mais nous nous rendons compte qu’elle s’inscrit dans un désordre plus général : le bouleversement des équilibres naturels. Et, d’autre part, nous percevons combien la société et la culture changent rapidement. Nous sommes engagés dans une grande mutation. Pour avancer, nous avons besoin d’y voir plus clair, de comprendre l’évolution en cours, d’en percevoir les enjeux, et, pour cela, de faire appel à des personnalités qui puissent nous apporter une analyse et parfois davantage : une vision.

Dans cette recherche, le récent livre de Frédéric Lenoir : « La guérison du monde » (1) nous apporte un éclairage particulièrement utile qui rejoint et confirme d’autres contributions que nous avons précédemment mises en évidence et qui apporte aussi des éléments nouveaux venant prendre place dans le puzzle de notre questionnement. Bien écrit, pédagogique dans son déroulement et son exposition, remarquablement informé, ce livre intervient en complément d’autres analyses économiques ou sociologiques pour apporter un éclairage sur les voies nouvelles qui s’ouvrent à la conscience humaine dans l’évolution de la culture, de la spiritualité, de la religion. Ce livre, très accessible mais aussi très dense, ne se prête pas facilement à une présentation synthétique. En envisageant de mettre par la suite en perspective tel ou tel aspect de cette réflexion, nous voulons ici présenter l’économie générale de cet ouvrage pour en souligner l’importance et la fécondité.

Tout d’abord, quelle est l’intention de Frédéric Lenoir ? A juste raison, il voit dans la crise actuelle, « un symptôme de déséquilibres beaucoup plus profonds » (p 11). Et, en particulier, il fait allusion à la crise écologique qui est une donnée fondamentale. Nous avons besoin d’une vue d’ensemble. « Il convient de considérer le monde pour ce qu’il est : un organisme complexe et qui, plus est, atteint de nombreux maux. La crise que nous traversons est systémique. Elle « fait système » et il est impossible d’isoler les problèmes les uns des autres ou d’en ignorer les causes profondes et intriquées. Pour guérir le monde, il faut donc tout à la fois connaître la véritable nature de son mal et pointer les ressources dont nous disposons pour le surmonter… » (p 12).

 

La fin d’un monde.

 

Le livre s’ordonne ainsi en deux grandes parties : « La fin d’un monde ; l’aube d’une renaissance ».

La première partie propose un diagnostic de la maladie qui affecte notre monde : secteur par secteur, mais aussi de manière transversale en essayant de comprendre ce qui relie toutes les crises sectorielles entre elles » (p 12).

L’auteur évoque ensuite les grandes transformations en cours et l’impact qu’elles ont sur les représentations et les comportements. Il inscrit la mutation actuelle  dans une histoire de longue durée qui lui permet d’en souligner l’originalité. « L’accélération du temps vécu et le rétrécissement de l’espace qui en résulte constituent deux paramètres, parmi d’autres, d’une mutation anthropologique et sociale, aussi importante à mes yeux  que le passage, il y a environ douze  mille ans, du paléolithique au néolithique, quand l’être humain a quitté un mode de vie nomade pour se sédentariser… » (p 13). C’est à partir de ce tournant que se sont constitués les cités, les royaumes, les civilisations. Mais les modèles sociaux  hérités de cette révolution du néolithique apparaissent aujourd’hui  comme destructeurs : « coupure de l’homme et de la nature, domination de l’homme sur la femme, absolutisation des cultures et des religions ».

Les trois premiers chapitres dressent un bilan de la situation actuelle en résultante des changements récents ou plus lointains : « Des bouleversements inédits ; un nouveau tournant axial de l’histoire humaine ; les symptômes d’un monde malade ». Dans un quatrième chapitre, Frédéric Lenoir nous invite à changer de logique : « La fuite en avant est impossible. Le retour en arrière est illusoire ». L’auteur en appelle à une « révolution de la conscience humaine » dont il perçoit actuellement les prémices. « Sans un changement de soi, aucun changement du monde ne sera possible. Sans une révolution de la conscience de chacun, aucune révolution globale n’est à espérer. La modernité a mis l’individu au centre de tout. C’est donc aujourd’hui sur lui, plus que sur les institutions et les superstructures, que repose l’enjeu de la guérison du monde. Comme Gandhi l’a si bien exprimé : « Soyez le changement que vous voulez dans le monde » (p 15).

 

L’aube d’une renaissance.

 

Comment susciter des transformations sensibles dans le monde d’aujourd’hui ? Frédéric Lenoir met d’abord en évidence des « voies et expériences de guérison ».

 

Voies et expériences de guérison.

 

« Le processus de guérison du monde a un caractère holistique prononcé. Il inclut la guérison de notre planète meurtrie, celle de notre humanité malade d’injustices de toutes sortes. Elle englobe aussi la guérison de notre être, de notre personne. C’est dans l’articulation entre ces trois guérisons que nous pourrons mieux saisir les perspectives écologiques, sociales et intimes de ce que certains auteurs appellent le « réenchantement du monde », ou plutôt, selon Frédéric Lenoir, le « réenchantement de notre relation au monde » (p 119).

L’auteur nous présente des expériences significatives au service de la terre (La « démocratie de la terre » de Vandana Shiva ; la « ferme de Sekem » d’Ibrahim Abouleish ou l’agroécologie de Pierre Rabbi…) et d’autres au service de l’humanité (monnaies complémentaires et alternatives ; commerce équitable/alter eco ; finance solidaire/Muhammed Yunus et Maria Nowak ; taxe Tobin ; vitalité de la société civile mondiale ; Patrick Viveret et les dialogues en humanité ; voie non violente de Nelson Mandela et de Desmond Tutu ; diplomatie de la paix de la communauté de Sant’Egidio).

Frédéric Lenoir esquisse ensuite une présentation des pratiques et des courants de pensée qui se décrivent en terme de développement personnel en caractérisant celui-ci comme une « dynamique de sens (sur le plan des significations de la vie) et une dynamique de l’existence (sur le plan de la mise en cohérence) ». En quelques pages particulièrement bien venues, il aborde les problèmes thérapeutiques. « Aujourd’hui, la médecine occidentale prend en charge les symptômes et s’interdit de remonter aux causes premières. « L’homme se guérit comme l’automobile se répare, mais l’homme n’est pas une machine… » (p 160). En regard, Frédéric Lenoir nous présente deux itinéraires exemplaires de médecins qui sont allés au delà de leur compétence scientifique classique pour adopter une approche holistique de la maladie et de la guérison : David Servan-Schreiber et Thierry Janssen. Il met en valeur un recours croissant aux médecines complémentaires et aux médecines orientales. « Trois aspects me semblent importants dans cette optique : un regard holistique posé sur la personne ; une participation de la personne à son propre processus de guérison ; une ouverture résolue au pluralisme culturel » (p 165).

 

Une redécouverte des valeurs universelles.

 

« Aucune communauté humaine n’est viable sans un solide consensus sur un certain nombre de valeurs partagées. C’est aussi vrai d’un couple, que d’un clan, d’un parti, d’une nation ou d’une civilisation… Comme son nom l’indique, une valeur exprime « ce qui vaut ». Les valeurs manifestent donc ce qui est essentiel et non négociables chez un individu ou un groupe d’individus » (p 170). Dans son unification actuelle, l’humanité a besoin de pouvoir s’appuyer sur des valeurs communes.  Et il nous faut d’autre part compenser les méfaits d’une « occidentalisation du monde dominée par une logique mécaniste et financière » (p 169). « Il s’agit donc de construire ensemble une civilisation globale fondée sur d’autres valeurs que la seule logique marchande. Une des tâches les plus importantes à mes yeux, pour donner un fondement solide à cette nouvelle civilisation planétaire, consiste donc à reformuler des valeurs universelles à travers un dialogue des cultures » ( p 169).

Dans un chapitre sur « la redécouverte des valeurs universelles », Frédéric Lenoir apporte une belle contribution à cette entreprise. Ainsi, se démarquant d’un relativisme assez répandu, l’auteur nous dit avoir pu « observer à travers les grandes civilisations humaines la permanence ou la rémanence de certaines valeurs fondamentales ». Il en relève six : « la vérité, la justice, le respect, la liberté, l’amour, et la beauté » et il nous décrit comment ces valeurs sont perçues et vécues dans les principales cultures du monde.

Ces passages, qui s’appuient sur la vaste culture de leur auteur, sont particulièrement riches de sens et apprennent beaucoup. Cependant, Frédéric Lenoir évite le piège de l’unanimisme. Il met également en évidence les différences entre les cultures. « Les valeurs ne sont pas formulées de la même façon selon les cultures et les différences sont tout aussi importantes à souligner que les convergences. La hiérarchie entre les valeurs n’est pas non plus la même dans les différentes aires de civilisation » (p 171). Ainsi « la problématique de la liberté est particulière, car elle est le principal vecteur de la modernité. Avec l’émergence en Europe, à partir du XVIIè siècle, du « sujet autonome », c’est toute une conception des libertés individuelles qui va submerger l’Occident et donner naissance aux droits de l’homme comme principes universels » ( p 191).

Après avoir évoqué la conception traditionnelle de la liberté au sein des différentes cultures, l’auteur revient à l’affirmation massive de la liberté dans l’aire occidentale. C’est sous l’angle de l’autonomie du Sujet, de l’émancipation de l’individu à l’égard du groupe, du refus le l’arbitraire que s’est développée la thématique de la liberté en Occident » (p 201). Cette dynamique rencontre des oppositions ou des réserves dans d’autres aires culturelles qui attachent davantage d’importance au groupe, à la communauté, à la tradition. En analysant la « Déclaration universelle des droits de l’homme » rédigée en 1948 sous l’égide de l’Unesco, Frédéric Lenoir note qu’elle dépasse le cadre le la liberté pour mettre en avant d’autres valeurs comme la justice, le respect, la fraternité. « Ce lien entre liberté, égalité et fraternité est capital, car la principale critique que l’on peut adresser à l’Occident moderne, c’est d’avoir oublié l’idéal de fraternité en se concentrant aussi exclusivement tantôt sur les questions d’égalité, tantôt sur les libertés individuelles ».   (p 226). « Ce n’est pas l’individualisme contemporain qui peut être posé en modèle de civilisation » (p 233). Et, dans une perspective plus large, « ce qui pourrait contribuer à débloquer l’opposition radicale entre tradition et modernité, c’est une compréhension plus large de la liberté incluant sa dimension holistique et spirituelle et une « rejonction » entre liberté et fraternité » (p 229). L’auteur esquisse une réflexion en ce domaine en mettant en valeur l’humanisme de la Renaissance qui était profondément enraciné dans une vision spirituelle. « Dans la vision humaniste de la Renaissance, l’individu ne peut s’exprimer pleinement en tant qu’homme, réaliser son potentiel personnel que s’il demeure relié au cosmos et aux êtres humains » (p 232). De fait, cette approche s’inscrit dans une conception du monde qui a été ébranlée par la suite. Aujourd’hui, face aux effets destructeurs d’une certaine approche idéologique, la question de la représentation du monde est à nouveau posée.

 

Réenchanter le monde

 

            Frédéric Lenoir aborde cette question dans un chapitre intitulé : « Réenchantement du monde ». Ici, depuis longtemps, notre réflexion rejoint la sienne et nous pensons y revenir d’une manière plus approfondie. Ce thème nous paraît central, car avec l’auteur, nous pensons que « l’une des clés qui peut nous aider à entrevoir l’explication de la crise socio-anthropologique et écologique planétaire est la différence qui existe dans notre rapport au monde entre la conception « mécaniste » et la conception « organique » que nous en avons » (p 239).

Qu’est ce que la conception mécaniste et quelles en sont les conséquences ? « La vision mécaniste ne se contente pas de considérer toutes les réalités comme objectivables… Elle affirme que cette entreprise d’objectivation, autrement dit de quantification, cette mise en équation, est la seule voie permettant d’accéder aux significations de la réalité ». Mais cette méthode, issue notamment de la pensée de René Descartes, « offre une vision philosophique bien réductrice du réel. L’univers devient un champ de forces et de mouvements relevant de la mécanique et l’être humain se réduit à l’individualisme utilitaire… » (p 240). La plupart des problèmes évoqués dans ce livre résultent d’une vision mécaniste du monde et de son application dans les différents champs de l’activité humaine. Ainsi, « la crise environnementale en est l’expression la plus frappante. On a oublié que la Terre est un organisme vivant, reposant sur des équilibres extrêmement subtils que l’on a violenté à des fins productivistes… Dans le domaine médical, l’attrait de plus en plus marqué pour les approches orientales et complémentaires n’illustre-t-il pas l’impasse d’un certain réductionnisme qui tend à réduire la personne malade à une machine corporelle déréglée avec ses pannes à réparer et ses pièces à changer… Et la crise religieuse planétaire que l’on observe n’est-elle pas elle-même le symptôme de l’essor du réductionnisme dans la compréhension du sacré, du rituel et du spirituel… » (p 240).

 

Face à la conception mécaniste, philosophie dominante en Occident depuis deux siècles, « il existe un grand courant philosophique transversal, des grecs aux romantiques en Occident, en passant par l’Inde, la Chine, le bouddhisme, le chamanisme, la mystique juive et musulmane qui offre un tout autre regard sur le réel » (p 241). Pour ce courant de pensée, auquel adhère Frédéric Lenoir, « la réalité n’est pas une machine, elle est essentiellement un organisme » (p 241). L’auteur décline les formes successives dans lesquelles le courant de pensée organique s’est manifesté.

Ainsi décrit-il la « sympathie universelle » selon laquelle « le monde qui nous entoure est pénétré en tous ses lieux par un principe de cohésion, de mouvement et de vie », conception répandue dans la sagesse de l’antiquité gréco-romaine, mais aussi dans d’autres sagesses : indiennes, chinoises, africaines, amérindiennes (p 240-243).

Puis, face à la logique mécanique qui s’est développée en Occident, à la fin du XVIIIè siècle, un vaste courant philosophique et artistique visant à renouer avec une conception organique de la nature : le Romantisme, est apparu. Dans cette mouvance, la « Naturphilosophie » est la science des romantiques allemands, une manifestation de l’alternative au scientisme. On y évoque « l’Ame du monde » (l’« anima mundi » des Anciens). C’est un concept qui permet de dépasser le dualisme cartésien entre objet et sujet, transcendance et immanence. « Il fait aussi écho, dans un nouveau contexte, à la présence divine (Shekina) dans le judaïsme et aux énergies divines dans le christianisme… » (p 246). Dans la même approche, le « transcendantalisme » américain (H D Thoreau, R W Emerson, W Whitman) articule le plus souvent quête spirituelle, vision cosmique et humanisme. La  contre culture américaine des années 60 ira puiser dans ces ressources, ainsi que dans la culture de l’Orient.

 

Plus récemment, mais depuis plusieurs décennies, des transformations interviennent au cœur même de la science.

« La science et le regard philosophique qui l’accompagne ont été totalement bouleversé au cours du XXè siècle, rendant caduque la vision réductionniste et mécaniste du réel » (p 253). L’émergence, entre le dernier tiers du XIXè et le premier tiers du XXè siècle, des géométries non euclidiennes, des relativités restreintes et générales, de la mécanique quantique, de la thermodynamique du non-linéaire, des mathématiques non standard, etc, a conduit à un changement majeur touchant la plupart des grandes disciplines. Il a abouti à la déconstruction de l’appareil conceptuel de la science moderne hérité du paradigme mécaniste et réductionniste cartésien » (p 255). La révolution intervenue en physique à la suite de l’apparition et du développement de la mécanique quantique entraîne une révolution conceptuelle qui transforme notre conception du monde et se manifeste en termes philosophiques. Elle encourage la « trandisciplinarité ». Frédéric Lenoir expose comment les pensées ont cheminé et se sont rencontrées.

 

Se transformer soi-même pour changer le monde.

Cet ouvrage se conclut par un chapitre : « Se transformer soimême pour changer le monde ». Cette affirmation est explicite et compréhensible. Frédéric Lenoir nous fait part de sa conviction en l’accompagnant d’une argumentation convaincante : « C’est quand la pensée, le cœur, les attitudes auront changés que le monde changera » (p 268). Et il dénonce « trois poisons » qui intoxiquent littéralement l’esprit humain.  « Ces poisons ne sont pas nés de la modernité ; Ils ont toujours été à l’origine des problèmes auxquels ont du faire face les sociétés humaines. Cependant, le contexte de l’hyper-modernité et de la globalisation les rend encore plus virulents, plus destructeurs. Bientôt peut-être annihilateurs. Ces trois poisons sont la convoitise, le découragement qui débouche sur l’indifférence passive, et la peur » (p 269). En réponse, trois sous-chapitres : De la convoitise à la sobriété heureuse ; du découragement à l’engagement ; de la peur à l’amour.

Puisque l’affirmation de l’individu est au cœur de la société moderne, on peut s’interroger sur la manière dont elle s’exerce. Frédéric Lenoir nous montre une évolution dans la manifestation de l’autonomie en distinguant trois phases successives : l’individu émancipé, l’individu narcissique et l’individu global. « Dans cette dernière phase, nous assistons depuis une quinzaine d’années à la naissance d’une troisième révolution individualiste ». Différents mouvements convergents qui témoignent d’« un formidable besoin de sens : besoin de redonner du sens à la vie commune à travers un regain des grands idéaux collectifs, besoin de donner du sens à sa vie personnelle à travers un travail sur soi et un questionnement existentiel. Les deux quêtes apparaissent souvent intimement liées » (p 289). Frédéric Lenoir appelle à un nécessaire rééquilibrage : « De l’extériorité à l’intériorité. Du cerveau gauche au cerveau droit. Du masculin au féminin ».

 

Frédéric Lenoir envisage la guérison du monde comme « un processus dans lequel il faut résolument s’engager pour inverser la pente actuelle qui nous conduit au désastre ». « Un chemin long et exigeant, mais réaliste. Il suffit de le savoir, de le vouloir et de se mettre en route, chacun à son niveau. Tel est l’objectif de ce livre : montrer qu’un autre état du monde est envisageable, que les logiques mortifères qui dominent encore ne sont pas inéluctables, qu’un chemin de guérison est possible » (p 306).

 

Commentaire.

 

En ouvrant ce livre, je savais la qualité de son auteur, mais je ne m’attendais pas à y trouver une synthèse aussi accomplie sur les caractéristiques de la crise du monde actuel et un ensemble de voies pour y remédier. Dans les analyses comme dans les propositions, mes pensées se sont croisées avec celles de l’auteur en les rejoignant souvent. Et par ailleurs, il y a également une proximité entre les sources bibliographiques auxquelles il se réfère et celles que je fréquente et mentionne souvent, avec des différences parfois en fonction de la spécificité de chaque itinéraire. Et par exemple, dans le rapprochement entre science et spiritualité, j’apprécie l’œuvre pionnière de Jean Staune qui s’exprime notamment dans une remarquable synthèse : « Notre existence a-t-elle un sens ? » (2). Ou bien, j’aime évoquer l’œuvre qui s’est accomplie en faveur de la paix et de la réconciliation au Centre de Caux en Suisse et qui se poursuit aujourd’hui à l’échelle internationale dans l’association : « Initiatives et changement » dans un esprit associant changement personnel et action collective : « Changer soi-même pour que le monde change » (3).

Comme le récent livre de Jean-Claude Guillebaud : « Une autre vie est possible » (4) que j’ai particulièrement apprécié et dont le déroulé et le contenu me paraissent assez proche du livre de Frédéric Lenoir,  celui-ci s’adresse à un vaste public très divers dans ses options philosophiques et religieuses. Dans ce commentaire, j’interviendrai donc sur un registre plus spécifique en rapport avec ma conviction chrétienne.

A mon sens, ce livre interpelle une partie du monde chrétien qui, d’une façon ou d’une autre s’est accommodé de la conception mécaniste,  dont Frédéric Lenoir fait mention. Les sociologues américains évoquent parfois cette conception en terme de « moderne ». Ainsi, pendant longtemps, des églises ont été largement réfractaires à la pensée écologique. Et d’autre part, la conception « mécaniste » peut s’allier également à une méfiance vis à vis des cultures orientales pour aboutir à un rejet de la conception organique dans certaines de ses manifestations comme les médecines holistiques. La lecture du livre de Frédéric Lenoir  contribue à la compréhension de certains blocages. Et, par exemple, dans les origines de ceux-ci, il n’y a pas seulement les craintes du présent, mais aussi l’héritage d’un passé fort ancien. Ainsi les propos de Frédéric Lenoir sur les séquelles de la culture du néolithique : forte hiérarchisation et domination de l’homme sur la femme, éclaire les pesanteurs de certaines organisations ecclésiales. C’est dire qu’une réflexion théologique est indispensable pour éclairer les représentations et permettre leur évolution.

Les maux qui affectent l’humanité sont anciens, mais aujourd’hui, on a conscience que le monde est menacé. Dans une perspective chrétienne inspirée par une théologie de l’espérance, la guérison du monde s’inscrit dans l’œuvre d’un Dieu créateur et sauveur qui, à partir de la victoire du Christ sur le mal, à partir de sa résurrection, a engagé un processus vers la réalisation d’une seconde création où Dieu sera tout en tous.  Nous sommes appelés à reconnaître cette œuvre et à y participer.

La réponse théologique à nombre de problèmes évoqués par Frédéric Lenoir se trouve, pour moi, dans l’œuvre de Jürgen Moltmann (5), un grand théologien qui nous présente un Dieu relationnel à la fois transcendant et immanent, et qui, considérant l’œuvre de l’Esprit de Dieu, « l’Esprit qui donne la vie » (6) a pu écrire « un traité écologique de la création » (7). Et, de même, dans la foulée de la pensée prophétique juive et de la dynamique de la résurrection du Christ, auteur d’une théologie de l’espérance, Moltmann nous invite à regarder en avant, accueillant ainsi le processus de la guérison du monde.

J’ai mis l’accent, à plusieurs reprises, sur l’importance de la contribution de Frédéric Lenoir. Les convergences dans nos orientations de recherche s’expriment notamment dans un certain nombre d’articles publiés sur la toile (8). Ce livre : « La guérison du monde » nous apporte une pensée originale et dynamique, appuyée sur des sources bibliographiques fiables, présentée avec beaucoup de pédagogie et en des termes accessibles à un vaste public . C’est dire que ce livre me paraît un outil particulièrement utile pour la réflexion sur le monde d’aujourd’hui et le rôle que nous pouvons jouer dans « un chemin de guérison ».

 

J H

 

(1)               Lenoir (Frédéric). La guérison du monde. Fayard, 2012. Frédéric Lenoir, docteur en sciences sociales, philosophe et écrivain, auteur de nombreux livres, est directeur du «Monde des religions ».  On trouvera un aperçu de son parcours sur wikipedia. http://fr.wikipedia.org/wiki/Frédéric_Lenoir

(2)               Staune (Jean). Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique. Presses de la Renaissance, 2007.  Voir : http://www.temoins.com/culture/notre-existence-a-t-elle-un-sens.html

(3)               Initiatives et changement. Réconcilier les différences. Créer la confiance. Site : http://www.fr.iofc.org/

(4)               Guillebaud (Jean-Claude). Une autre vie est possible. Comment retrouver l’espérance ? L’iconoclaste, 2012. Mise en perspective : https://vivreetesperer.com/?p=937

(5)               Mise en perspective de la vie et de la pensée de Jürgen Moltmann s’après son autobiographie :  Moltmann (Jürgen). A broad place. SCM Press, 2007 http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=695   La pensée théologique de Jürgen Moltmann est présentée sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/

(6)               Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999

(7)               Moltmann (Jürgen). Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988. Une présentation : « Dieu dans la création » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=766

(8)               Quelques mises en perspective en rapport avec le thème de ce livre : « La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle ». Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui » http://www.temoins.com/etudes/la-vie-spirituelle-comme-une-conscience-relationnelle-.-une-recherche-de-david-hay-sur-la-spiritualite-aujourd-hui.html                      « La dynamique de la conscience et de l’esprit humain. Un nouvel horizon scientifique d’après le livre de Mario Beauregard : « Brain wars » http://www.temoins.com/etudes/la-dynamique-de-la-conscience-et-de-l-esprit-humain.-un-nouvel-horizon-scientifique.-d-apres-le-livre-de-mario-beauregard-brain-wars.html  « Quel regard sur la société et sur le monde ? Le retour de la solidarité en sciences humaines » https://vivreetesperer.com/?p=191 « Vers une civilisation de l’empathie. A propos du livre de Jérémie Rifkin : apports, questionnements et enjeux » http://www.temoins.com/etudes/vers-une-civilisation-de-l-empathie.-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkin.apports-questionnements-et-enjeux.html  « La bonté humaine. Est-ce possible ? La recherche et l’engagement de Jacques Lecomte » https://vivreetesperer.com/?p=674  « Les créatifs culturels. Un courant émergent dans la société française » http://www.temoins.com/enqu-tes/les-creatifs-culturels-.-un-courant-emergent-dans-la-societe-francaise.html   « Une nouvelle manière d’être et de connaître. La révolution internet d’après Michel Serres : « Petite Poucette » https://vivreetesperer.com/?p=820  « Vers une nouvelle médecine du corps et de l’esprit. Guérir autrement. D’après Thierry Janssen : « La solution intérieure » http://www.temoins.com/developpement-personnel/vers-une-nouvelle-medecine-du-corps-et-de-l-esprit.guerir-autrement.html  « Médecine d’avenir. Médecine d’espoir. « La médecine personnalisée » d’après Jean-Claude Lapraz » https://vivreetesperer.com/?p=475  « L’invention du monde. Approche géographique de la mondialisation par Jacques Lévy » http://www.temoins.com/etudes/linvention-du-monde/toutes-les-pages.html  « Vers une modernité métisse. « Le commencement du monde » selon Jean-Claude Guillebaud » http://www.temoins.com/societe/vers-une-modernite-metisse-le-commencement-d-un-monde-selon-jean-claude-guillebaud.html   « La crise religieuse des années 60. Quel processus pour quel horizon, d’après l’historien : Hugh McLeod » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=766 « Quel horizon pour la foi chrétienne ? « The future of faith » par Harvey Cox » http://www.temoins.com/publications/quel-horizon-pour-la-foi-chretienne-the-future-of-faith-par-harvey-cox.html  « La montée d’une nouvelle conscience spirituelle. D’après le livre de Diana Butler Bass : « Christianity after religion »  http://www.temoins.com/etudes/la-montee-d-une-nouvelle-conscience-spirituelle.-d-apres-le-livre-de-diana-butler-bass-christianity-after-religion.html  « Vivre en harmonie avec la nature. Ecologie, théologie, spiritualité, d’après Jürgen Moltmann » https://vivreetesperer.com/?p=757   « L’avenir de Dieu pour l’humanité et pour la terre d’après Jürgen Moltmann : « Sun of rigteousness, arise ! God’s future for humanity and the earth »  http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=798