Une voix humaine

Une voix humaine

Sortir du patriarcat

Au fondement du care, selon Carol Gilligan, il y a plus qu’une voix différente, une voix humaine.

Fondatrice de l’éthique du care (1) dans son livre initial paru il y a quarante ans, en 1982 aux Etats-Unis : ‘In a different voice. Psychological Theory and Women’s development’ (en français, ‘Une voix différente’) (2), Carol Gilligan développe et reformule sa pensée dans un nouveau livre paru en 2023 sous le titre : ‘In a human voice’ traduit en français sous le titre : ‘Une voix humaine. L’éthique du care revisitée’ (3).

« Quarante après la révolution d’ ‘Une voix différente’, le livre qui a fait entendre la voix des femmes dans le domaine de la vie morale, Carol Gilligan fait le bilan de ses travaux précurseurs sur l’éthique du care. La voix de l’empathie, du soin des autres, cette voix trop souvent réduite au silence, n’est pas uniquement celle des femmes. Elle est avant tout une voix humaine qui s’oppose à celle du patriarcat… Contre une hiérarchisation binaire du féminin et du masculin, ce livre développe une éthique de résistance et de libération destinée à tous. De Greta Thunberg à Spike Lee, des femmes qui avortent aux jeunes filles qui se rebellent, Carol Gilligan analyse les discours les plus subversifs de notre temps et inscrit définitivement son œuvre dans notre XXIe siècle » (page de couverture).

 

Une voix différente

Dans son livre fondateur : ‘Une voix différente’ (1), Carol Gilligan raconte comment son état d’esprit attentif et ouvert lui a permis de découvrir les failles qui existaient dans la psychologie dominante. Ainsi écrit-elle : « Voici dix ans que je suis à l’écoute des gens. Je les écoute parler de la morale et d’eux-mêmes. Il y a cinq ans, j’ai commencé à percevoir des différences entre toutes les voix, à discerner deux façons à parler de morale et à décrire les rapports entre l’autre et soi ». A partir de cette écoute, au travers de ces enquêtes, Carol Gilligan découvre que les voix de femmes ne correspondent pas aux descriptions psychologiques de l’identité du développement qu’elle-même avait lues et enseignées pendant des années. « A partir de cet instant, les difficultés récurrentes soulevées par l’interprétation du développement féminin attirèrent mon attention. Je commençais à établir un rapport entre ces théories et l’exclusion systématique des femmes des travaux permettant de construire les théories cruciales de la recherche en psychologie… On peut envisager une hypothèse : les difficultés qu’éprouvent les femmes à se conformer aux modèles établis du développement humain indique peut-être qu’il existe un problème de représentation, une conception incomplète de la condition humaine, un oubli de certaines vérités concernant la vie ». Carol Gilligan ne débouche pas sur une catégorisation absolue : « Les voix masculines et les voix féminines ont été mises en contraste ici afin de souligner les distinctions qui existent ente deux modes de pensée et d’élucider un problème d’interprétation. Je ne cherche pas à établir une interprétation quelconque sur l’un ou l’autre sexe ».

Dans une présentation d’ ‘Une voix différente’, Fabienne Bruguière nous en montre l’originalité. Carol Gilligan interpelle la théorie dominante du genre humain et les catégories d’interprétation morale de Kohlberg : « La morale a un genre : une morale masculine qui se veut rationnelle, imprégnée de lois et de principes, étouffe une morale relationnelle nourrie par le contexte social et l’attachement aux autres. Mais, bien plus encore, elle promeut une nouvelle éthique qui est un résultat de la clinique, un équilibre nouveau entre souci de soi et souci des autres. L’éthique est alors une manière de se constituer un point de vue ». Et, dans le même mouvement, « Gilligan ne préconise pas un féminisme de la guerre des femmes contre les hommes, mais de la relation entre sphère publique et sphère privée, raison et affects, éthique et politique, amour de soi et amour des autres ».

Le nouveau livre de Carol Gilligan : ‘Une voix humaine’ confirme et poursuit ce mouvement. En effet, dans la poursuite de ses recherches, notamment sur l’évolution des filles et des garçons, elle a compris que c’était le système patriarcal qui était à l’origine de la perturbation « des facultés relationnelles humaines les plus élémentaires » (p 36). « A ce moment-là, le mot ‘patriarcat’ avait revêtu une signification toute particulière pour moi. Pour le définir simplement, le patriarcat se rapporte à un ensemble de règles de vie fondé sur la binarité et la hiérarchie de genre. Pour être un homme, il ne faut pas être féminin mais masculin et asseoir sa supériorité – vis-à-vis des hommes qui ne sont pas perçus comme de ‘vrais’ hommes ainsi que des femmes. Dans un système patriarcal, l’ordre s’établit comme tel : le masculin l’emporte sur le féminin, l’hétérosexuel sur l’homosexuel » (p 36). La nocivité du patriarcat s’est imposée à Carol Gilligan dans ses nouvelles recherches. « En sapant les aptitudes relationnelles de l’humanité, l’épreuve initiatique du patriarcat compromet, chez les enfants, leur capacité non seulement à subsister mais aussi à s’épanouir. Cette initiation prépare le terrain de toutes les autres formes d’oppression, qu’elles soient fondées sur la race, la classe, la caste, la sexualité, la religion etc. C’est pourquoi les enfants internalisent les codes de genre qui les obligent à se dissocier de certains aspects de leur humanité, que leur aptitude à percevoir et à résister à l’injustice finit par se troubler » (p 37).

Au total, la ‘conception du genre binaire et hiérarchique’ de la culture patriarcale « compromet les facultés relationnelles dont nous dépendons afin de survivre et de prospérer ». Dans cette perspective, le regard se porte au-delà de la subordination féminine sur l’organisation sociale et sur la conception de l’humain. « Ce qui avait été conçu, à première vue comme une question concernant spécifiquement les femmes, voire un problème typiquement féminin, s’est révélé, grâce à une écoute attentive – avec le temps et l’évolution des connaissances, de plus en plus étendues en la matière – être une problématique ‘humaine’ » (p 38).

 

Un chemin de recherche

Dans ce livre, Carol Gilligan nous rapporte son itinéraire professionnel. En 1973, titulaire d’un doctorat de psychologie, elle enseigne à Harvard. Elle a pour collègues des chercheurs réputés dans le champ de l’identité et de la morale : Erik Erikson et Lawrence Kohlberg et, à leur exemple, elle va s’engager dans cette voie de recherche. Cette orientation, nous dit-elle, est également inspirée par ses études précédentes en littérature anglaise, « ce qui a stimulé son intérêt pour la façon dont les gens se perçoivent eux-mêmes et perçoivent la moralité lorsqu’ils sont confrontés à des situations réelles de conflits et ce choix. Les questions identitaires et morales m’intéressaient, autrement dit, comme Larry Kohlberg le définissait à l’époque, le rapport entre jugement et action » (p 18).

Carol Gilligan souhaitait aborder « une situation qui oblige les gens à faire un choix, soulève en eux des questionnements identitaires et moraux, et les oblige aussi à devoir assumer les conséquences de leurs décisions. Et c’est à ce moment-là que la Cour suprême m’est venue en aide : arrêt Roe v. Wade. Mes recherches porteraient sur la décision d’avorter dans le cas de recours à des institutions publiques… » (p 19). « Entre 1973 et 1975, j’ai interrogé 29 femmes pendant le premier trimestre de grossesse, qui envisageait l’avortement » (p 19). C’était un échantillon diversifié. Venant de relire les transcriptions des entretiens, elle se rappelle avoir dit à une collègue : ‘Tu sais, je comprends pourquoi il est si difficile pour les psychologues de comprendre les femmes’. A l’époque, j’avais été en charge d’un cours qui portait sur les théories de Freud et Erikson, de Piaget et de Kohlberg, qui avaient tous sans exception, admis qu’ils étaient pour le moins déconcertés par la gent féminine, qu’ils considéraient moins développée que les hommes en termes de perception de soi et de capacité de jugement moral… En lisant ces entretiens et en prêtant une attention toute particulière à la façon dont elles parlaient d’elles-mêmes de leur sens moral, j’ai perçu chez elles une tendance à envisager différemment les questions morales – en les abordant, de fait, depuis un autre angle de vue, c’est-à-dire à partir du postulat de la connexion plutôt que de la séparation » (p 21-22).

C’est à partir de cette prise de conscience qu’est né ‘Une voix différente’, d’abord sous forme d’un article paru en 1977 dans la Harvard Educational Review, puis d’un livre publié en 1982. Carol Gilligan raconte combien la publication de cet article dans la Harvard Educational Review rencontra de grandes résistances, si il suscita ensuite une large audience. « Dès le départ, ‘Une voix différente’ avait été reconnu pour ce qu’il était : un élément perturbateur » (p 24).

Cependant, Carol Gilligan percevait le danger d’attribuer le care exclusivement aux femmes. « Je n’avais rien d’une essentialiste. Au contraire, le fait que l’on considère le care, l’acte de prendre soin comme typiquement ‘féminin’ m’a alerté sur la construction du genre selon une modalité binaire (soit masculine, soit féminine) et hiérarchisée (privilégiant le masculin)… Il était alors fondamental pour moi de m’attaquer à la confusion qui régnait entre les femmes et ce qui semble ou est considéré comme féminin » (p 26). « Pour reprendre le titre de la philosophe Manon Garcia, ‘On ne nait pas soumise, on le devient’, c’est le patriarcat qui façonne la vie des femmes » (p 27). « Une recherche auprès d’étudiant(e)s en médecine concernant les dilemmes moraux hypothétiques de Kohlberg a montré que si, du coté des femmes, un tiers prenait seulement la justice en compte, un autre tiers évoquait à la fois la justice et le care et un tiers encore ne se référait qu’au care, la positon des hommes étaient loin d’être monolithique : si la moitié des hommes faisait uniquement intervenir la justice, l’autre moitié présentait des considérations à la fois de justice et de care afin de résoudre des problèmes éthiques et moraux » (p 27).

Une étude auprès de jeunes enfants a montré que « le souci de l’oppression (par l’usage injuste du pouvoir) et celui de l’abandon (autrement dit de l’échec à prendre soin) sont des préoccupations de l’humanité tout entière, inscrite dans le cycle même de la vie humaine. Il suffisait de tendre l’oreille à la parole des enfants pour entendre qu’ils faisaient appel à la morale en s’exclamant : ‘C’est pas juste !’ ou ‘Tu t’en fiches !’ » (p 28 ).

« Mais c’est la recherche que j’ai menée auprès des jeunes filles qui m’a fait déplacer le curseur après avoir développé et explicité ce que j’entendais par une voix différente pour me déplacer sur une autre question : qu’est-ce qui peut bien inhiber notre perception, faire obstacle au point de ne pas voir ce qui se trouve sous nos yeux ? Et c’est là que la construction du genre selon une modalité binaire et hiérarchique s’est imposée comme le filtre qui nous empêche de voir et de dire ce qui est pourtant évident » (p 28).

 

La pression de la culture patriarcale : soumission ou résistance

Carol Gilligan nous permet de mieux identifier la culture patriarcale qui se manifeste puissamment dans nos sociétés. Elle nous décrit dans ce livre les recherches qu’elle a entreprises pour montrer comment cette culture en arrivait à formater la jeunesse en étudiant les réactions correspondantes : soumission ou résistance. « Au milieu du XIXe siècle, un psychiatre avait constaté que les filles étaient ‘plus susceptibles de souffrir à l’adolescence’. J’en suis venu à me pencher sur cette énigme. Toutes celles et ceux qui travaillent en milieu scolaire savent qu’avant l’adolescence, ce sont les garçons qui ont le plus tendance à éprouver des difficultés d’ordre psychologique… tandis que pour les filles, c’est à l’adolescence qu’on observe une soudaine hausse de dépression… ». Dans le cadre de sa recherche sur ‘la centralité de la relation dans le développement humain’, Carol Gilligan a formulé la théorie suivante : « La confrontation initiale des enfants à ce que le patriarcat impose en termes de binarité et de hiérarchisation des genres présente un danger pour leur résilience et se traduit donc par des symptômes de détresse psychologique. La temporalité du processus initiatique intervient plus tôt chez les garçons (entre 4 et 7 ans environ) et plus tard chez les filles (en général à l’adolescence) » (p 34).

Comme le psychologue américain Martin Seligman ne voyait pas l’origine de la dépression des filles dans leur enfance, Carol Gilligan a eu une intuition. « Ce sont les jeunes filles qui m’ont mis la puce à l’oreille. Elles résistaient aux structures patriarcales, à la binarité des genres, qui exigeaient d’elles de dissocier leurs pensées de leurs émotions, leur esprit de leur corps, leur soi – cette voix qui exprime ce qu’elles ressentent et ce qu’elles pensent – de leurs relations… C’est en les écoutant que je me suis intéressée pour la première fois à ce que je nomme initiation et résistance… » (p 34-35).

S’il y a bien une découverte fondamentale dans le champ des études consacrées au développement – qui débutèrent avec les filles dans les années 1980 et se poursuivirent dans les années 1990 chez les garçons et ce jusqu’à nos jours – c’est d’avoir compris que la binarité et la hiérarchie du genre du système patriarcal compromettent les facultés relationnelles humaines les plus élémentaires. En distinguant raison (masculine) et émotion (féminine), en séparant l’esprit du corps, de même que soi et les autres, cette approche binaire nuit à notre capacité à être en contact de ce que nous ressentons par la pensée, à connaitre le fonctionnement de notre corps, à cultiver nos relations avec les autres, et par conséquent à entretenir, bon gré, mal gré, une vie sociale en tant qu’être humain » (p 37).

En continuation de sa recherche sur les jeunes filles, Carol Gilligan a observé des troubles analogues chez de jeunes garçons de 4 à 7 ans environ, cette épreuve se rejouant à dernière année de lycée ou au début de leurs études supérieures… Les garçons se trouvent soumis à la pression de se positionner comme ‘vrai mec’, de légitimer leur appartenance au club des garçons… Ces enfants, alors qu’ils démontraient au départ une expression claire, authentique et fraiche dans leurs relations les uns avec les autres devenaient progressivement moins expressifs et francs entre eux… En revêtant une cape de masculinité, ils ne faisaient que se déguiser pour mieux protéger certains aspects d’eux-mêmes qui auraient été considérés comme non masculins (c’est-à-dire féminins) ou qui leur auraient valu d’être comparés à des femmes (efféminé, gay) » (p 58-59).

« En sapant les aptitudes relationnelles de l’humanité, l’épreuve initiatique du patriarcat compromet, chez les enfants, leur capacité non seulement à subsister mais aussi à s’épanouir. Cette initiation prépare le terrain de toutes les autres formes d’oppression, qu’elles soient fondées sur la race, la classe, la sexualité, la religion etc. » (p 37).

 

Une voix humaine

A travers son écoute, Carol Gilligan a pu reconnaitre chez certaines jeunes fille des voix qui s’élevaient en résistance contre l’emprise patriarcale. « Après avoir passé dix ans de ma vie à prêter attention à la parole de ces jeunes filles précisément à la période où elles font leur entrée dans une culture qui valorise l’honneur plutôt que la vie tout en privilégiant la voix des patriarches, je peux tout à fait l’expliquer » (p 52). « Il ne m’a pas échappé qu’on rétribuait toujours celles dont la voix devenait conforme aux valeurs et aux normes du patriarcat. Mais j’ai aussi pu observer les réticences des jeunes filles à s’y accorder et l’effet de cette résistance sur les femmes… Ce que je souhaite ici, c’est raconter comment la parole des femmes, de même que leur silence, nous éclairent dans la compréhension de ce qui demeure sinon une énigme du développement de l’espèce humaine : pourquoi nous accommodons-nous d’une culture qui compromet notre humanité ? Comme nous en sommes tous et toutes témoins aujourd’hui, les voix de ces jeunes filles peuvent être celles du changement radical, surtout quand, et si, elles sont entendues » (p 52). Carol Gilligan nous fait part alors de deux figures exemplaires : Greta Thunberg et Darnella Frazier. Greta Thunberg, cette petite jeune fille suédoise est connue de nous tous pour son engagement planétaire contre le réchauffement climatique. Darnella Frazier, âgée de 17 ans est, parmi les témoins du meurtre de George Floyd, la seule qui eut le réflexe d’enregistrer la scène sur son téléphone, permettant ainsi la condamnation ultérieure du coupable.

« Parce que j’ai pu suivre des jeunes filles de la phase intermédiaire de l’enfance à l’adolescence et constaté leur évolution, j’ai observé que cette résistance saine à leur dépossession de la parole et de la relation se transforme en résistance politique lorsque ces filles disent la vérité aux autorités – élevant ainsi la vérité, par leur voix, au rang du pouvoir ; songez à Greta et Darnella ou encore à Claudette Colvin qui n’avait pas encore 16 ans lorsqu’elle a revendiqué son droit constitutionnel en s’opposant à la ségrégation… » (p 57).

Pour entendre la voix différente des femmes et puis la voix humaine qui s’affirme en dépit de la culture patriarcale, Carol Gilligan a pratiqué ‘une écoute radicale’. « L’écoute radicale correspond à une modalité d’écoute qui plonge à la racine de ce qui est dit comme de ce qui n’est pas dit ; elle définit une façon de s’accorder à la voix sourde sous-jacente, à cette autre conversation qui se joue entre les lignes du dialogue… Au cours de mes recherches sur le développement moral, j’ai pris conscience de la nécessité d’une écoute radicale grâce à une femme que j’interrogeais. Je lui avais présenté l’un des dilemmes que les psychologues utilisent pour évaluer le stade de développement moral d’une personne et lui avais posé la question habituelle : que devrais faire Heinz ? Si je me souviens bien ; la femme avait à peu près mon âge et je l’avais vu hésiter, elle ne m’avait pas quitté des yeux. « Vous voulez savoir ce que je pense, m’avait-elle demandé. Ou vous voulez savoir ce que je pense vraiment ?… Elle me disait ainsi entre les lignes qu’elle avait appris à réfléchir aux questions morales d’une manière différente de ce qu’elle pensait réellement. De plus, elle était consciente de la différence… Elle m’a fait comprendre la nécessité d’une pratique radicale de l’écoute, où l’on tend à la fois l’oreille à une voix initiée et à une voix qui résiste à l’initiation. » (p 61-62). C’est à ce changement que je voyais certaines filles résister, répugnant à faire taire la voix qui exprimait ce qu’elles pensaient ou ressentaient ‘vraiment’ » (p 62).

Carol Gilligan a pu ainsi aller de découverte en découverte : « Ces dernières années, il est apparu de plus en plus évident que cette ‘voix différente’ qui semblait ‘féminine à l’oreille’ au motif qu’elle relie la raison à l’émotion, l’esprit au corps et le moi aux relations, est en fait ‘une voix humaine’ – pour reprendre les mots de la poétesse Louise Glück, une voix ‘indomptée’, une voix ‘non initiée’ » (p 73).

Dans l’épilogue de ce livre, Carol Gilligan nous présente le mouvement de sa pensée à travers lequel l’affirmation d’une voix différente se reconnait comme l’affirmation d’une voix humaine et se fonde une éthique du care.

« En tant que philosophie morale de la relation, l’éthique du care est un guide qui permet de connaitre les autres et de se connaitre soi… J’ai aujourd’hui le recul nécessaire pour clarifier ce qui était moins visible ou moins bien formulé quand j’ai publié mes premiers travaux : quoique d’abord perçue comme une voix féminine, la ‘voix différente’ (la voix de l’éthique du care) est une voix humaine : c’est une voix qui diffère de la voix patriarcale (restez à l’affut des signes de répartition et de hiérarchie binaire) ; là où le patriarcat s’impose en force, la voix humaine est une voix de résistance et l’éthique du care est une éthique d’émancipation » (p 164).

 

Une théologie en phase avec l’éthique du care : Elisabeth Moltmann-Wendel et Jürgen Moltmann

Au même moment où Carol Gilligan publie ‘une voix différente’ (1982), se déroule un dialogue entre Elisabeth Moltmann-Wendel, une des premières théologiennes féministes et son mari Jürgen Moltmann, un des plus grands théologiens de notre époque, à la Conférence œcuménique internationale de Sheffield en 1981 avec pour thème : « Devenir des personnes dans la communauté nouvelle des hommes et des femmes » (4).

Elisabeth et Jürgen nous ont par ailleurs fait part de leur expérience personnelle à ce sujet. Elisabeth Moltmann-Wendel nous rapporte qu’« elle fréquentait des femmes chrétiennes bien éduquées, exerçant un grand contrôle sur elles-mêmes. Je me suis rendu compte qu’elles ne parvenaient pas à s’aimer elles-mêmes. Alors en réaction, j’ai proclamé ces trois affirmations : ‘Je suis bonne. Je suis unifiée. Je suis belle. J’empruntais l’idée d’unité, de complétude, de plénitude (wholeness) à la théologie féministe qui assume la femme, corps et âme… ». Jürgen Moltmann interrogé sur cette question a certes confirmé le caractère innovant et authentiquement chrétien de cette théologie, mais il s’est exprimé aussi d’une façon plus personnelle. Il rappelle combien l’éducation des jeunes garçons, des hommes, a, elle aussi, été entachée par la négativité et la violence : ‘Vous n’êtes rien, vous ne pouvez rien, vous devez faire… Quelle terrible éducation !’ (5).

Elisabeth Moltmann-Wendel proclame une théologie féministe : « L’expérience des femmes que Jésus est un ami qui partage leurs vues, qui donne chaleur, intimité, et tendresse à tous ceux qui sont abandonnés et sans soutien, est oubliée… Le féminisme, le mouvement des femmes dans le monde occidental, a donné à beaucoup de femmes le courage de se découvrir, d’exprimer à nouveau leurs propres expériences de Dieu, de la Bible avec des yeux nouveaux et de recouvrir leur rôle unique et original dans l’Évangile ». Elisabeth incrimine le système patriarcal. « Ce système est incompatible avec l’identité et les conceptions des femmes… Aujourd’hui, les femmes comprennent Jésus comme ce qu’il a été pour elles. Elles veulent se débarrasser de la domination du système patriarcal ».

Jürgen Moltmann s’accorde avec Elisabeth dans sa contestation du système patriarcal : « L’ordre patriarcal est ancien et répandu. A un stade précoce, l’Église a été reprise en main dans une culture patriarcale. En conséquence, le potentiel libérateur du christianisme a été paralysé… Ainsi, la libération des femmes et, en conséquence celle des hommes, pour sortir du système patriarcal, est connectée avec la redécouverte de la liberté de Jésus et une nouvelle expérience des énergies de l’Esprit. Nous devons laisser derrière nous le Dieu monothéiste des seigneurs et des mâles, et découvrir, depuis les origines du christianisme, le Dieu de la communauté qui est riche en relations, capable de souffrance et apporte l’unité. C’est le Dieu vivant, le Dieu de la vie que le système patriarcal a déformé à travers les idoles de la domination. En lui, les hommes aussi expérimentent une libération de la distorsion dont les femmes ont souffert et souffrent encore comme conséquence du système patriarcal ».

Voilà une vision théologique qui nous parait résonner avec l’affirmation d’une ‘voix humaine’ par Carol Gilligan, cette voix qui, dans la poursuite de la proclamation d’une ‘voix différente’ exprime une écoute et un respect de la personne et appelle à la sortie du système patriarcal.

J H

 

  1. Carol Gilligan. Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? Précédé d’un entretien avec Fabienne Bruguière. Champs essais, 2019
  2. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
  3. Carol Gilligan. Une voix humaine. L’éthique du care revisitée. Climats, 2024
  4. Femmes et hommes en coresponsabilité dans l’Église : https://www.temoins.com/femmes-et-hommes-en-coresponsabilite-dans-leglise/
  5. Quelle vision de Dieu, du monde, de l’humanité… ? : https://vivreetesperer.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/
Identité narrative

Identité narrative

Une identité qui se manifeste à travers la narration, d’après la philosophie de la reconstruction de Paul Ricoeur : « Soi-même comme un autre »

Comment nous percevons nous, nous-même ? Comment envisageons-nous notre chemin de vie ? Comment l’exprimons-nous ? Quel regard portons-nous sur notre parcours, sur ses défaillances comme sur ses points forts ? Percevons-nous notre vie en termes de moments dispersés et contradictoires ou bien comme orientée dans une même direction. Et, lorsque nous ressentons le besoin de faire le point, au moyen d’une narration, d’un récit, n’est-ce pas là que peut se manifester une conscience du mouvement de notre personnalité et de la vocation que nous y percevons ? Ce peut être ainsi une manière de prendre davantage conscience de nous-même, de ce qui nous nous tient à cœur, de ce à quoi nous nous sentons appelés. Nous pouvons ainsi exprimer une assurance dans le contexte du témoignage, une ‘attestation’ dans le langage du philosophe Paul Ricoeur pour qui l’idéal de vie consiste à ‘vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes’. Cette identité narrative est étudiée dans un livre de la philosophe Corine Pelluchon (1) : ‘Paul Ricoeur, philosophie de la reconstruction. Soin, attestation, justice’ (2). L’auteure y commente un livre majeur de Paul Ricoeur : ‘Soi-même comme un autre’.

A quelles questions ce livre veut-il répondre ? « Comment retrouver notre capacité d’agir quand nos repères s‘effondrent à la suite d’évènements traumatiques ? Quelle conception du sujet rend justice à la dimension narrative de l’identité ainsi qu’au tôle décisif joué par autrui et par les normes sociales dans la constitution de soi ? … » (page de couverture).

Par ailleurs, dépourvu de formation philosophique stricto sensu, nous ne rendrons pas compte de l’ensemble du livre, mais après avoir repris quelques considérations sur l’œuvre de Paul Ricoeur, nous présenterons l’approche narrative, en évoquant en fin de parcours ‘les prolongements de la théorie narrative en médecine et en politique’.

 

L’œuvre de Paul Ricoeur

Corine Pelluchon nous raconte d’abord comment ce livre est issu d’un séminaire consacré à l’étude de ‘Soi-même comme un autre’ et intitulé ‘Soin, attestation, justice’ dans le cadre d’un parcours en ‘Humanités médicales’. En 2021, l’auteure a approfondi sa réflexion sur Paul Ricoeur. « C’est ainsi qu’est né ce livre dans le but de faire comprendre une œuvre magistrale » (p 9).

Quel est l’esprit de cette œuvre ? « L’œuvre de Paul Ricoeur est une œuvre de reconstruction. Ce mot doit s’entendre de plusieurs manières qui s’entremêlent dans ‘Soi-même comme un autre’. La reconstruction est le fruit de la réflexion entendue comme réappropriation de notre effort pour exister. La réflexion en tant que telle est ressaisie de soi… Par l’interprétation, le sens, reconfiguré, permet au sujet de faire le lien entre le passé, le présent et l’avenir, c’est-à-dire d’affirmer son identité narrative et de pouvoir se poser comme un sujet capable de tenir ses promesses » (p 10). Ainsi, nous entendons la réflexion de Paul Ricoeur comme un aide « à mener une vie bonne dans un monde qui ne l’est pas » (p 11). C’est nous encourager à exister, à surmonter les crises, à poursuivre une action en personne responsable.

Paul Ricoeur adopte une ‘phénoménologie herméneutique’ qui se manifeste dans une approche constructive. Il s’oppose aux ‘herméneutes du soupçon’. « L’ambition de Paul Ricoeur est d’élaborer une philosophie rendant possible l’action d’un sujet soumis à la passivité… mais également capable d’initiatives… Si on ne rend pas justice à cette faculté qu’a l’être humain de se poser comme un sujet et de se reconnaitre dans ses actes, on ne peut plus parler de liberté et de responsabilité » (p 11). « Dans ‘Soi-même comme un autre’, les différents fils de son œuvre se rassemblent autour d’un motif central : bâtir une ontologie de l’agir qui donne du sens à l’action individuelle en dépit des épreuves et aide aussi à penser les conditions d’une revitalisation de l’espace politique sans laquelle les institutions démocratiques ne sont que des coquilles vides » (p 13).

La réflexion de Paul Ricoeur vient nous aider à être nous-même en traversant les crises et en éclairant notre travail de reconstruction. « Pour assumer sa parole et ses actes, être quelqu’un qui ne dit pas seulement « je », mais « me voici », il est indispensable de se penser comme moi, et non pas comme un moi quelconque. Continuer d’exister, se reconstituer après une dépression ayant provoqué l’effondrement du psychisme, rétablir de la cohérence dans une existence marquée par de nombreuses ruptures, penser sans illusion rétrospective que sa vie possède une unité malgré la discontinuité, redéfinir ses priorités, être disponible pour les autres et, de nouveau pouvoir s’engager parce que l’on croit à l’avenir : tel est le sens de l’herméneutique de soi que Paul Ricoeur parachève dans cet ouvrage dont la notion cardinale est celle d’attestation » (p 14).

 

Le sens d’une vie

Identité narrative et herméneutique de soi

A travers l’expression d’une histoire de vie, de ce récit, de cette narration, on découvre l’originalité, la singularité de sa personnalité, de son identité, ce qui se traduit en une interprétation, une herméneutique de soi.

« Parler d’identité narrative signifie d’abord que la connaissance de soi passe par le fait de se raconter, de tisser les différents évènements de sa vie pour leur conférer une unité et un sens qui n’est pas définitif et n’exclue pas la remise en question. L’identité n’est pas figée, ni à priori ; elle se transforme et se construit à travers les histoires que nous racontons sur nous-mêmes et sur les autres, et elle se nourrit des lectures et des interprétations qui enrichissent notre perception du monde et de nous. Plus précisément, l’identité narrative fait tenir ensemble les deux pôles dont la fiction littéraire présentant des cas-limites soulignent l’écart maximal. En effet, quand on parle de soi et qu’on veut se connaitre ou se faire connaitre à quelqu’un pour être compris de lui, on se raconte en mêlant des éléments reflétant à la fois son caractère (le ‘quoi’) et le maintien de soi, l’ipse (le ‘qui’). Or l’intérêt de la théorie narrative est de détailler les opérations mises en œuvre pour conjuguer l’unité et la diversité de sa vie » (p 120).

L’auteure met l’accent sur la tension entre unité et diversité au cours des vies. « Notre identité se construit par la manière dont nous agençons les évènements et les interprétons, en reconnaissant que certains s’inscrivent dans une certaine continuité avec ce que nous étions (idem), alors que d’autres nous ont poussé à remanier nos valeurs et à procéder à des changements importants de notre ipséité » (p 121) « Alors, la première opération que la théorie narrative met en avant est la configuration : le récit est un art de composition servant à faire le lien entre la concordance et la discordance. Se raconter, se connaitre, s’interpréter, c’est procéder à une synthèse de l’hétérogène… » (p 121).

Cette approche contribue non seulement à permettre à la personne de reconnaître la dynamique de sa vie, d’en bénéficier et, à la limite, de la partager, mais aussi de traverse des crises et d’en ressortir. « La notion d’unité narrative de la vie est essentielle si l’on veut saisir l’effort par lequel un individu tente de se reconstruire après une crise existentielle » (p 123). Dans une perspective qui débouche sur l’engagement de la personne, Paul Ricoeur en privilégie le ressort : une motivation enracinée dans l’histoire de vie : « Parce que l’identité narrative est une étape dans la construction de son concept d’attestation, Ricoeur privilégie la dimension de cohérence sur celle de discordance » (p 126). La crise peut déboucher sur un rebondissement. « Le sujet se rassemble après l’évènement ou les évènements l’ayant brisé. Bien plus, pour pouvoir répondre à l’appel des autres, il doit retrouver l’estime de soi ». (p 126). « Dans le projet d’ensemble de Paul Ricoeur, la notion d’unité narrative est un des éléments de son ontologie de l’agir, qui est une ontologie de l’homme capable, agissant et souffrant. Cette prise en compte de l’existant toujours situé dans un contexte social et géographique et qui a besoin, pour s’épanouir, de s’affirmer dans plusieurs domaines et d’être reconnu, le mène, pour introduire sa conception de l’unité narrative de la vie à distinguer des plans de vie, c’est-à-dire de vastes unités pratiques comme la vie professionnelle, familiale ou associative » (p 127)

La mise en œuvre d’une identité narrative n’est pas sans rencontrer des difficultés auxquelles l’auteure prête attention.

« Ne raconte-t-on pas uniquement ce qui a été métabolisé ou ce qui est métabolisable ? Jusqu’où et à quelles conditions faut-il accorder du crédit à la notion d’identité narrative, qui implique que le sujet appréhende l’unité de sa vie ? (p 123). Elle aborde aussi le cas des personnes atteintes de la maladie d’Alzeimer. En bref, « ces personnes ne se rappellent plus ce qu’elles ont fait et qui elles étaient… La capacité de rassembler sa vie en un tout est compromise par la maladie d’Alzeimer. L’enfermement dans le présent, caractéristique de cette pathologie, semble rendre la notion d’identité narrative totalement inopérante » (p 137) ; cependant, « il serait inexact de dire que la maladie d’Alzeimer prive la personne de son identité ». L’auteure aborde alors les modalités de son accompagnement.

Corine Pelluchon traite également des difficultés ressenties par les personnes ayant vécu une abomination. « Qu’il existe des narrations empêchées parce que le traumatisme n’est pas dicible, ou parce qu’en faire le récit serait s’infliger une peine supplémentaire puisqu’il ne serait pas reçu, souligne en creux l’importance de la narration. Celle-ci ne vise pas forcément à restaurer l’unité de vie, à rendre acceptable ce qui ne l’est pas ou à réparer l’irréparable. Toutefois, le témoignage peut donner un nouveau sens à la vie, comme on le voit dans l’œuvre de Semprun qui a beaucoup écrit, à partir des années 1960, sur la déportation » (p 135). Là, l’auteure souligne que la difficulté de s’exprimer dans une narration n’entame en rien ‘l’importance du récit dans l’existence’. Parfois, « la difficulté de vivre est aussi une difficulté de raconter et de se raconter… Pourtant, le récit existe. Même brisé, il ouvre le possible, puisqu’aucun récit ne clôt le sens, ne serait-ce que parce qu’il est lu par d’autres » (p 136).

Ainsi, Corine Pelluchon en arrive à affirmer le rôle essentiel du récit : « Le récit est un existential, une structure de l’existence. Notre identité est narrative, même si nous ne pouvons totalement nous rassembler et présenter une synthèse de l’hétérogène conférant une unité à notre existence et nous permettant de regarder l’avenir avec confiance. Dire que le récit est un existential signifie qu’il est nécessaire à la compréhension de soi et qu’il permet aussi de tenir bon, même quand il est différé et qu’il s’agit d’un récit qui parle de l’inénarrable ou met en scène la dissolution du soi… Le récit n’est pas seulement nécessaire sur le plan moral pour être un sujet responsable sachant quelles sont ses valeurs et ses priorités. Pour exister comme sujet, il faut pouvoir se raconter, même par bribes ou en confessant que l’on ne parvient pas à supprimer la déchirure » (p 136). L’auteure évoque également la psychanalyse : « Que la narration soit un existential apparait avec force quand on pense aux personnes qui reproduisent le refoulé sous la forme de symptômes et que la mise en récit de soi, comme la psychanalyse, peut aider (p 137).

 

L’approche narrative en médecine

Corine Pelluchon poursuit son étude de la mise en œuvre de la théorie narrative de Paul Ricoeur dans les champs de la médecine et de la politique.

L’apparition d’une médecine narrative s’inscrit dans un mouvement d’humanisation d’une profession tentée par une technicisation outrancière.

« Née aux Etats-Unis à la fin des années 1990 sous l’impulsion de Rita Sharon, professeur de médecine clinique à l’Université de Columbia, la médecine narrative, qui connait désormais un certain succès en France, répond à deux objectifs. Le premier est d’établir une relation entre médecins et patients qui soit fondée sur l’empathie et l’écoute attentive, afin que les traitements soient adaptés aux personnes et que le malade ne se sente pas objectivé. Le deuxième objectif de la médecine narrative est d’aider les soignants à réfléchir à leur métier, qui les confronte à la souffrance et à la mort, et à s’interroger sur le sens du soin en prenant en compte à la fois la souffrance des personnes et les contraintes économiques et relationnelles.

Bien que Rita Sharon ne se réfère pas à Ricoeur et que ceux qu’elle a inspiré connaissent souvent mal ce philosophe, la médecine narrative illustre ce qu’il écrit sur la narration et son herméneutique de soi éclaire même certains aspects de cette pratique » (p 141). L’auteure nous montre comment la médecine narrative rejoint l’approche de Paul Ricoeur. « La médecine narrative suppose en premier lieu de reconnaitre que les patients ont des histoires à raconter. Pour se connaitre et se faire connaitre à autrui, il faut se raconter, mettre en récit sa vie… Cet aspect est consonant avec la phénoménologie herméneutique de Ricoeur et avec son insistance sur le récit en première personne, qui découvre un sujet incarné et toujours situé… En termes ricoeuriens, on dira que la première compétence que la médecine narrative cherche à développer est la capacité de reconnaitre que le patient a besoin d’énoncer les symptômes motivant sa demande de soins, et de raconter une histoire lui permettant d’insérer l’épisode pathologique, qui est toujours vécu comme une rupture de l’unité – une discordance – dans une unité, une série d’évènements – une concordance. En mettant en intrigue les évènements de sa vie et en situant sa maladie à un certain moment de son existence, le récit aide le malade à reconfigurer le temps et à donner du sens à ce qui lui arrive » (p 142).

« La médecine narrative passe par un travail sur les textes des patients… Cette analyse doit aider le soignant à appréhender le désir du narrateur, c’est-à-dire qu’il doit lui permettre de comprendre le sens que le patient donne à sa maladie. Cette manière de procéder évite de faire disparaitre le malade derrière sa maladie et de réduire celle-ci à sa dimension objective (disease) en négligeant sa dimension narrative (illness) » (p 143). Rita Sharon comme Paul Ricoeur critique le positivisme « Non seulement le vécu du malade ne doit pas être éclipsé par une ontologie de l’évènement, mais, de surcroit, la médecine elle-même est un art de l’interprétation… Le choix des traitements et l’accompagnement supposent de s’appuyer sur le vécu du malade et de chercher le sens global qu’il confère à sa maladie. Ainsi la médecine narrative rejoint-elle la phénoménologie herméneutique pour postuler un certain holisme de la compréhension » (p 144). La compétence narrative ne se borne pas à « reconnaitre les histoires des patients, mais aussi à les absorber, les interpréter et être émus par elles ». « Si les récits sont si éclairants, c’est parce que leurs auteurs ne relatent pas seulement des faits, mais décrivent leur vécu » (p 145). Si « le récit est lu au soignant qui va s’en servir comme d’un support pour élaborer avec le patient une démarche thérapeutique », il contribue également à ce que l’identité de la personne puisse se recomposer (p 146).

Cette approche se développe à l’encontre des dérives technicistes de la médecine. « Affirmer que la compétence première du soignant est une compétence narrative vise à répondre aux reproches adressés à la médecine contemporaine qui, en raison de sa haute technicité, tend à devenir impersonnelle et froide. Les contraintes économiques et l’organisation managériale de la santé aggravent ce phénomène. Le défaut d’écoute est compensé par l’inflation technologique et le soin est réduit à une protocolisation souvent déshumanisante (3). Pour briser ce cercle vicieux, la médecine narrative cherche à développer l’empathie, l’écoute attentive, et la capacité à comprendre les malades… Il s’agit de rééquilibrer le système de santé afin que la médecine, qui est une science et un art, et qui passe par la relation entre une équipe de soins et un sujet toujours singulier, soit plus juste et plus efficace » (p 142-143) (4).

 

Récit et politique

Corine Pelluchon aborde également le rôle du récit dans la constitution et l’entretien de l’identité d’une communauté politique. On se reportera à sa démonstration.

« En traitant des implications politiques du récit… Paul Ricoeur évoque Walter Benjamin qui, dans ‘Der erzähler’, publié en 1936, rappelle que l’art de raconter est ‘l’art d’échange des expériences’ et que celles-ci désignent, non l’observation scientifique, mais ‘l’exercice populaire de la sagesse pratique’. Ce texte, brièvement mentionné par Ricoeur est d’une grande pertinence quand on s’interroge sur le lien entre récit et politique » (p 153). Corine Pelluchon nous montre en quoi un manque de récit collectif pertinent engendre un désarroi politique : « Il y a un rapport étroit entre les crispations identitaires et l’impossibilité pour les individus de s’insérer dans un tissu d’expériences qui les précédent et les dépassent en les interprétant sans clore le sens. C’est pourquoi l’herméneutique est essentielle à la démocratie et contient la promesse d’une éthique interculturelle. Toutefois, avant de parler des conditions permettant à une communauté de construire un récit collectif qui ne s’apparente pas à une mystification et corresponde à une identité narrative, qui est par définition dynamique et ouverte aux influences étrangères, il importe d’insister sur une des affirmations principales de ‘Soi-même comme un autre’ : pour ‘rencontrer l’autre sans avoir peur de lui ni chercher à l’écraser, il faut savoir qui l’on est’. Pour ‘avoir en face de soi un autre que soi, il faut être un soi’ » (p 154).

N’en va-t-il pas de même collectivement ? Pour entrer pacifiquement en contact avec l’étranger, un peuple a besoin de se sentir lui-même.

« L’identité narrative implique l’ouverture à autrui comme aux autres cultures, mais cela exige que le noyau créateur d’un peuple qui renvoie aux images et symboles constituant un fonds culturel soit exploré et transmis » (p 154). C’est là aussi qu’une approche herméneutique, un travail d’interprétation et de réinterprétation est nécessaire. « Il ne s’agit pas de sacraliser un noyau éthico-mytique, mais de le soumettre à l’interprétation afin qu’une culture, prenant conscience d’elle-même, libère sa créativité. En l’absence d’un travail herméneutique visant à déchiffrer ces images et symboles qui forment ‘le rêve éveillé d’un groupe historique’, on ne peut rendre hommage à la diversité des cultures et s’y rapporter ‘autrement que par le choc de la conquête et de la domination’ » (p 153).

Cependant, nous dit Corine Pelluchon, l’âge moderne est marqué par le déclin du récit : manque de recul et manque de lien. On se reportera à son analyse inspirée par la réflexion de Walter Benjamin (p 156-159). Tout se tient. La reconnaissance des autres, la reconnaissance de l’étranger va de pair avec la connaissance de soi que ce livre présente en terme d’identité narrative.

« La connaissance de soi offre la capacité à aller vers l’autre, le travail sur les signes et les symboles de sa culture étant à la fois une condition de possibilité de l’accueil de l’autre et de l’hospitalité linguistique et leur conséquence » (p 161).

Voici une réflexion qui nous concerne. Comment nous percevons-nous ? Quel rapport entretenons-nous avec notre passé ? Et en quoi, le récit que nous pouvons en établir nous aide-t-il à déboucher sur un sens et sur un engagement ? Un autre philosophe, Charles Pépin envisage notre rapport avec le passé dans un livre : « Vivre avec son passé. Aller de l’avant » (5) Ainsi écrit-il :

« La question de l’identité personnelle est un des problèmes philosophiques les plus passionnants…. Qu’est-ce qui nous définit en tant qu’individu singulier, nous distingue de tout autre ? Qu’est-ce qui demeure en nous de manière permanente et constitue ainsi le socle de notre identité ? … Si nous nous interrogeons en ce sens, nous sentons bien combien nous pensons notre être, notre personnalité à travers notre histoire personnelle ». Charles Pépin interroge à ce sujet d’autres philosophes, des écrivains. Nous retrouvons là la pensée éclairante de Bergson (6). Ainsi Bergson écrit : « Dans une conférence donnée à Madrid, Henri Bergson synthétise cette idée de ressaisir notre passé pour nous projeter dans l’avenir sous le concept de récapitulation créatrice ». Et, pour notre part, nous aimons la manière dont il envisage un élan vital : « L’élan vital se particularise en chacun de nous… Notre personnalité est plus que la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance… Elle est notre identité, mais propulsée vers l’avant, traversée par cette force de vie qui nous pousse à agir, à créer. »

Si nous revenons à la théorie narrative de Paul Ricoeur, à travers le livre de Corine Pelluchon, nous découvrons combien elle est féconde dans un champ très vaste de l’identité personnelle envisagée sous la forme d’identité narrative jusqu’à la médecine et la politique. Voici une approche à même d’éclairer les histoires de vie dont la rédaction s’est multipliée dans les dernières décennies. C’est aussi un apport pour considérer les reconfigurations qui apparaissent dans les témoignages qui abondent aujourd’hui dans le registre chrétien.

J H

 

  1. Les lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
  2. Corinne Pelluchon. Paul Ricoeur, philosophe de la reconstruction. Soin, attestation, justice. PUF, 2022
  3. Pistes de résistance face à la montée d’une technocratie deshumanisante : https://vivreetesperer.com/pistes-de-resistance-face-a-la-montee-dune-technocratie-deshumanisante/
  4. Le soin est un humanisme : https://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/
  5. Mieux vivre avec son passé : https://vivreetesperer.com/mieux-vivre-avec-son-passe/
  6. Bergson, notre contemporain : https://vivreetesperer.com/comment-en-son-temps-le-philosophe-henri-bergson-a-repondu-a-nos-questions-actuelles/
Universaliser

Universaliser

Pour une civilisation de l’universel

Reconnaissons-nous l’humain dans son égale dignité quelque soient ses conditions d’existence ? Face aux dominations et aux enfermements, n’y a-t-il pas un mouvement qui œuvre pour la reconnaissance de ce commun qu’est notre humanité ? Certes, on peut prendre conscience aujourd’hui des limites de ce qui s’affichait comme un universalisme. Alors, il nous faut « réinventer l’universel ». Universaliser, construire une de civilisation de l’universel, voici à quoi nous appelle Souleymane Bachir Diagne.

« Souleymane Bachir Diagne est un philosophe sénégalais né à Saint Louis en 1965, professeur de philosophie et de français à l’université Columbia à New York. C’est un spécialiste de l’histoire des sciences et de la philosophie islamique ».  Après des études secondaires au Sénégal, S B Diagne a étudié la philosophie en France dans les années 1970, intégrant Normale Sup. Ses thèses de doctorat portent sur la philosophie des sciences. De retour au Sénégal, il enseigne l’histoire de la philosophie islamique. Il rejoint l’université Columbia en 2008. « La démarche de Souleymane Bachir Diagne se développe autour de l’histoire de la logique et des mathématiques, de l’épistémologie, ainsi que des traditions philosophiques de l’Afrique et du monde islamique. Elle est imprégnée de culture islamique et sénégalaise, d’histoire de la philosophie occidentale et de littérature et de politique africaine. C’est le mélange – la mutualité – qui décrit le mieux sa philosophie » (Wikipedia) (1). Voici donc une personnalité qui est bien à même de nous aider à penser à l’échelle du monde.

C’est une question à l’ordre du jour. En En effet, Souleymane Bachir Diagne nous montre combien la conception de l’universalisme qui a longtemps prévalu à partir de l’Europe était tragiquement incomplète, excluant les peuples colonisés et, plus largement encore, les peuples de couleur. Mais, en même temps, on assiste aujourd’hui à des menaces nouvelles de fragmentation et de tribalisme.

Invité à donner un cycle de conférences sur ce thème à l’École Normale Supérieure à Paris, Souleymana Bachir Diagne a publié un livre à partir de là, Universaliser ‘L’humanité par les moyens d’humanité (2). Dénonçant l’universalisme impérialiste qui a prévalu autrefois, décrivant les voies qui, à travers la décolonisation, ont permis d’en sortir, Souleymane Bachir Diagne propose une ‘réinvention de l’universel’, le ‘passage de la tribu à l’humanité’.

 

Universalisme impérial, décolonisation et réinvention de l’universel

En avant-propos, dans un premier chapitre, Souleymane Bachir Diagne évoque une crise de l’universel. « La question de l’universel et de l’universalisme est l’objet d’interrogations, en France surtout. De nombreux ouvrages y sont récemment parus dont les titres même indiquent qu’aujourd’hui il y a ‘trouble dans l’universel’ (p 13). L’auteur cite, entre autres, la traduction d’un livre d’Immanuel Wallerstein dont le titre, en anglais, ‘European universalism, the rhetoric of power’ devient en français : ‘L’Universalisme européen, de la colonisation au droit d’ingérence’. « Les publications sur ce thème soulignent donc bien que l’universel est en débat (s) pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif dirigé par Stéphane Dufoix et Alain Policar qui constatent également dans leur introduction qu’il y a aujourd’hui ‘trouble dans l’universel’. Le titre d’I. Wallerstein a le sens d’un constat que l’époque de l’universalisme européen identifié au pouvoir de coloniser ou d’orienter le cours du monde, est arrivé à son terme » (p 13-14).

La seconde moitié du XXe siècle se caractérise par un changement du monde extrêmement profond. C’est le phénomène de la décolonisation. Selon l’auteur, le tournant majeur se situe dans la conférence de Bandung en 1955. Cette conférence internationale a réuni vingt-trois pays asiatiques et six pays africains ainsi que des mouvements de libération qu’étaient alors le FLN algérien et le Destour tunisien. Le but de la conférence était de manifester et de proclamer que le colonialisme n’avait aucune justification et qu’il fallait y mettre fin. L’apartheid en Afrique du Sud fut également condamné. La conférence de Bandung accéléra ainsi le mouvement de décolonisation dans le monde. Et marqua l’émergence d’un ensemble de pays, de langues, de cultures, dont la plupart constitueront par la suite ce qui sera appelé ‘le Tiersmonde’ et aujourd’hui le ‘Sud’ ou le ‘Sud global’. (p 16). Cependant, Souleymane Bachir Diagne voit dans cet évènement le ressort d’un bouleversement majeur, la fin de l’hégémonie culturelle européenne. « Le plus important et c’était bien là un ‘tremblement de terre épistémologique’ tenait à la configuration même de la conférence : les pays africains et asiatiques échangeaient entre eux, en l’absence de l’Europe… Bandung disait de cette Europe qu’elle n’était pas le centre du monde, le sujet par excellence chargé d’en dire le récit » (p 17). Quatre ans plus tard, à Rome, au deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs, le mot ‘décolonisation’ apparait dans un discours d’Aimé Césaire : « Un jour de recul, on dira pour caractériser notre époque que comme le XIXe siècle a été le siècle de la colonisation, le XXe siècle a été le siècle de la décolonisation » (p 18).

Cependant, Souleymane Bachir Diagne tient ici à préciser que cet immense phénomène n’aboutit pas à la fin de l’universel : « Voilà que le ‘tremblement de terre’ est nommé d’un mot, alors nouveau, et qu’est annoncé la fin d’un certain universalisme qui s’était identifié au colonialisme. Mais s’agit-il de proclamer la victoire du relativisme et le triomphe des particularismes ? La réponse est : non. Dans la péroraison, Aimé Césaire le dit avec la plus grande force : la victoire sur l’universalisme impérial doit signifier l’avènement de l’universel » (p 18).

Il s’agit donc de ‘décoloniser pour fonder l’universel’. L’auteur ouvre un chemin dans un contexte où la confusion abonde. Ainsi il analyse le ‘wokisme’ pour mettre en évidence son origine positive : l’’exigence de rester vigilant, ‘woke’ en anglais, selon Martin Luther King – tout en reconnaissant certaines dérives : « Il y a un type de wokisme dont le linguiste afro-américain John McWhorter montre, en le dénonçant, qu’il présente les traits d’une ‘religion’, dont il dit également qu’il est une ‘idéologie anti-humaniste’ (p 19-22).

A nouveau, l’auteur prend position pour l’universel : « Il faut penser le pluriel et le décentrement du monde contre une configuration qui en ferait une juxtaposition de centrismes, séparatistes par définition : un monde de tribus » (p 22). En 2023 au musée du quai Branly, était organisée une exposition ‘Senghor et les arts’ avec le sous-titre bien trouvé : ‘Réinventer l’universel’. « Il est en effet important qu’un tel sous-titre dise que le poète et homme d’état sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001) fut aussi et, on peut dire même, avant tout, le héraut de ce qu’il a appelé, à la suite du philosophe Pierre Teilhard de Chardin, la ‘civilisation de l’universel’. Contre l’idée reçue que les auteurs qu’on désigne comme ‘postcoloniaux’ ou ‘décoloniaux’ ne parlent que de leurs particularismes pour les opposer à l’universalisme, il est bon, en effet de rappeler, que tout poètes et rhétoriciens de la ‘négritude’ qu’ils fussent, Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire ont été aussi, ont été avant tout, des penseurs de la totalité du monde et de notre temps, ainsi que du même combat, non pas seulement contre le colonialisme, mais aussi pour un ‘humanisme du XXe siècle’ (Senghor), pour un ‘humanisme universel’ (Césaire). Il faut du reste préciser que c’est au nom de cet humanisme qu’ils ont soutenu que le combat devait être mené » (p 11-12). Le premier chapitre de ce livre prend ainsi pour titre ‘Réinventer l’universel’.

 

L’universalisme impérial et sa chute

Dans un chapitre, ‘La légende de l’universalisme’, Souleymane Bachir Diagne évoque l’universalisme français dans son histoire impériale. Il mentionne ainsi un tableau issu des réserves du Louvre, ayant pour titre : ‘Allégorie à la gloire de Napoléon, Clio montrant aux nations les faits mémorables de son règne’. Dans son commentaire, l’auteur met l’accent sur le rôle attribué à Clio, l’Histoire en personne : « Clio est le griot de Napoléon. Le stylet qu’elle tient signale que l’Histoire, avec un H majuscule, c’est-à-dire française et universelle, dont l’empereur a écrit les premières lignes, continuera de s’écrire en déroulant le récit de soi de l’Europe. Et le public auquel Clio demande de reconnaitre ce récit et de s’incliner devant lui, ce sont toutes les ‘nations’ du monde. Ces nations sont représentées par un groupe de personnages aux costumes colorés et dont les traits indiquent diverses origines, mandchoue, amérindienne, arabe, africaine, chinoise. Car, pour se réaliser comme un universalisme, le récit de soi a besoin d’être aussi récit pour les autres, il a besoin de reconnaissance, de devenir une légende, c’est-à-dire, pour évoquer l’étymologie de ce mot, ‘quelque chose qui doit être enseigné, répété’. Ainsi, il est demandé aux peuples de la terre de venir reconnaitre le récit impérial de l’universalisme européen » (p 27-29).

Ici l’auteur rapporte comment des personnalités européennes comme Goethe et Hegel ont été subjuguées par Napoléon. Hegel construit l’histoire de la philosophie comme étant l’affaire exclusive de l’Europe. « Le récit universaliste de soi par l’Europe va être aussi ‘le mythe moderne de la philosophie-rien-que-grecque’. Désormais mise à part, l’Europe, fille des Grecs, toutes les cultures se trouvent dépourvues de philosophes ». L’auteur contredit une telle assertion. Non seulement les questions majeures de l’homme sont posées partout, mais historiquement la philosophie grecque a transité par la culture islamique avant de déboucher dans l’Occident médiéval. D’autre part, Souleymane Bachir Diagne remarque qu’Hegel n’a guère été attentif à la révolution haïtienne alors qu’elle s’inspirait des idéaux des Lumières. « Ce fut pourtant un moment fondateur dans l’histoire de l’humanité, la première révolte victorieuse d’esclaves qui a créé la première république noire au monde, proclamant son indépendance en 1804 » (p 38). Et cette révolution est saluée par l’auteur comme ‘porteuse de l’universalité des droits de l’homme’.

Souleymane Bachir Diagne nous rapporte ensuite les divers chemins de décolonisation à partir de l’exemple français. En 1931 encore, il y eut à Paris une grande exposition exaltant la colonisation française. L’exposition dura plus de sept mois. « Le ministre de colonies salua la célébration « du plus grand fait de l’histoire… Les français ne parlent pas au nom d’une race… mais d’une civilisation humaine et douce dont le caractère est d’être universelle » (p 49). « C’est au nom de cette civilisation ‘universelle’… que la foule ‘béate’ et ‘admirative’ se voit offrir le spectacle des ‘indigènes’ venus de colonies pour jouer ce qui est censé être leur vie au quotidien, là-bas chez eux » (p 49.) « A cet universalisme, il s’est trouvé des intellectuels, des artistes… qui ont opposé à l’universel, le premier qu’est l’humanité. Celui dont Jean-Jaurès avait dit qu’il devait être ‘le but’. L’auteur rapporte le fort engagement de Simone Weil. Ainsi, raconte-t-elle comment, à partir de la répression de la révolte de Yen-Bay en Indochine, elle a pris conscience du mode de domination mis en œuvre dans les colonies et qu’elle a commencé à ‘avoir honte de son pays’ » (p 46). En regard, Simone Weil trace une perspective d’avenir. Elle envisage « un lien fédéral qui doit reposer sur l’universalisation de la citoyenneté et non sur un changement dans la nature du colonialisme… Elle se rend compte en effet que ‘le colonialisme est en soi, structurellement, une violence qui ne peut se transmuer en bienveillance’ » (p 51). « L’universalisation de la citoyenneté qui est le sens même du cosmopolitisme, voilà la fin du colonialisme par son dépassement en cosmopolitisme et en fédéralisme » (p 52).

Durant l’après-guerre, il y eut un flottement dans le choix du mode de décolonisation. Ainsi, des intellectuels comme Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor ont vu dans le cosmopolisme « la possibilité de faire advenir, hors de l’empire et à partir de lui, un autre monde. Ou plutôt, simplement, un monde, celui d’une solidarité planétaire » (p 55). « Exiger l’assimilation était alors une option ‘progressiste’, car c’était viser l’égalité citoyenne » (p 59). Cependant, cette option se révéla limitée. Ce fut le choix de l’indépendance qui prévalut. « Il faudra se rendre à l’évidence que, pour universaliser, il faut d’abord décoloniser. Mais Césaire comme Senghor avaient voulu croire en la force de la citoyenneté, le droit universel d’avoir des droits attachés à l’humain. Le premier en portant le projet de départementalisation des ‘vieilles’ colonies d’outre-mer, le second en restant toute sa vie le chantre d’une civilisation de l’universel » (p 62).

 

De la tribu à l’humanité

Césaire revendiquait un « humanisme universel » dont il disait que l’expression en était galvaudée. Ce n’est pas seulement qu’elle est aujourd’hui galvaudée, c’est qu’elle rencontre un profond scepticisme quant à sa possibilité, ou qu’elle est décriée comme colonialisme ou les deux » (p 136)

L’auteur évoque la pensée de Kwame Anthony Appiah qui rapporte les oppositions en ces termes : « Ce que le sceptique oppose à l’universel humain, c’est l’insistante réalité de la tribu » (p 137). « Au fond, le dialogue entre le cosmopolitisme et le tribalisme que décrit le philosophe est celui qu’explore Henri Bergson (3) lorsqu’il élabore la notion de société ouverte. Celle-ci, pour le philosophe français, est la société humaine dans son ensemble, la ‘polis’ devenue l’humanité entière. Mais il y a, bien entendu, pour s’y opposer, la formidable ‘énergie psychologique’ des identités de groupes, et entre celles-ci et l’humanité, nous dit Bergson, ‘Il y a toute la distance du fini à l’infini, du clos à l’ouvert’. Et il explique qu’un instinct primitif, puissant et impérieux, un instinct de tribu, est à l’œuvre en l’humain, qui vise la cohésion du groupe contre tous les autres. Qu’il soit primitif ne signifie pas qu’il disparait avec la dissolution des sociétés closes dans le mouvement de déterritorialisation des cultures. Qu’une guerre se déclare et l’instinct se manifeste pour imposer la seule loi que connaisse la guerre, celle, tribale, qui ne s’interdit rien… » (p 138). L’auteur reconnait la difficulté. Il y a bien des ‘idéologies identitaires’, des ‘ethno-nationalismes’. En regard, Souleymane Bachir Diagne rapporte la pensée de Bergson : « Ce qui nous convie et nous meut vers l’humanité, c’est la raison philosophique, cette Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l’humanité pour nous montrer l’éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect ». Il y a aussi la religion qui, « à travers Dieu, en Dieu… convie l’homme à aimer le genre humain » (p 140). « Il n’est pas inutile d’ajouter ici qu’il s’agit bien sûr de la religion dynamique, celle qui aspire à la ‘société ouverte’, car, nous ne le savons que trop, la religion peut se faire aussi clôture et identitarisme. S’il n’y a là rien d’instinctuel, il y a donc bien un mouvement, une émotion vers l’humanité… C’est pourquoi Bergson insiste sur l’appel de la religion, parce que lorsqu’il s’agit de franchir les clôtures qui empêchent de voir en l’autre mon prochain, cet appel devient un enthousiasme qui se propage d’âme en âme comme un incendie » (p 141).

Y aurait-il un autre obstacle. L’auteur évoque la thèse centrale d’un livre de Charles Mills selon laquelle « à la source de la philosophie politique, bâtie sur la notion du ‘contrat social’, telle qu’elle fut d’abord construite par Hobbes et Rousseau, se trouve un contrat racial tacite, invisible et d’autant plus efficace. Tout se passe, explique Charles Mills, comme si, avant toute chose, ‘les tribus d’Europe’ s’étaient entendues pour établir, maintenir et promouvoir leur suprématie sur toutes les autres tribus du monde, celles qui sont non blanches donc ». (p 143). L’auteur explique cette position, notamment en ce qui concerne une critique de la ‘théorie de la justice’ de John Rawls. Cependant, s’il insiste sur la fiction selon laquelle la structure même de notre monde moderne est constituée par le ‘contrat racial’, Mills en déduit le devoir qui sera alors aussi un « ‘démantèlement’ du tribalisme primitif qui lui a donné naissance » (p 147). Pour d’autres, la racialisation n’est pas dépassable. C’est la thèse des ‘afropessimistes’ (p 148).

Cependant, n’y a-t-il pas en Afrique une démarche majeure portant à l’universel et au respect de l’humain ? C’est l’Ubuntu (4). Cette philosophie Bantu a éclairé la sortie de l’apartheid par l’Afrique du Sud (5). L’auteur nous en donne l’interprétation par Nelson Mandela et par Desmond Tutu, les grands acteurs de l’émancipation de l’Afrique du Sud. « Mon humanité est prise dans la vôtre et lui est inextricablement liée. Nous appartenons à un faisceau de vie, nous disons qu’une personne est une personne grâce à d’autres personnes ». « Il ne s’agit pas de dire : ‘Je pense, donc je suis’. Il s’agit de dire : ‘Je suis parce que j’appartiens. Je participe. Je partage’ », explique l’archevêque Desmond Tutu (p 152-153).

« Nelson Mandela, après avoir combattu l’injustice raciale par tous les moyens nécessaires, a mis sa vie au service de la cause commune d’une ‘démocratie non raciale’ et sa foi dans le but de l’humanité par ‘des moyens d’humanité’. Ce sont ces moyens d’humanité qu’exprime Ubuntu, devenu un concept philosophico-politique. Il a donné un contenu philosophique au but politique d’une démocratie non raciale. Un mot n’exprime pas spontanément une philosophie. Il doit être construit comme concept. C’est ce qu’ont fait Nelson Mandela et l’archevêque Desmond Tutu en le mettant au service d’un idéal de justice transitionnelle, inscrit comme tel aujourd’hui dans la Constitution de l’Afrique du sud » (p 155).

Souleymane Bachir Diagne, en évoquant les menaces qui pèsent sur l’humanité en appelle à une ‘cosmopolitique’, une ‘politique de l’espèce’. Et, à cet égard, il met en valeur le rôle de l’ONU. « L’ONU est certainement le lieu pour ‘faire humanité ensemble’. « Ce qui fait de l’ONU une réponse à la question ‘qu’est-ce qu’universaliser ?’, c’est qu’elle fut obtenue de façon latérale, dans la controverse, le malentendu, le conflit, au terme donc d’une négociation qui la fit universelle et pas seulement internationale. C’est dans cette date qui marque l’origine des droits humains, que différents récits de soi nationaux veulent s’établir pour fonder leur universalisme et leur exceptionnalisme » (p 131). L’auteur, citant un livre de Susan Neiman, s’interroge sur la pertinence de la Déclaration universelle des droits de l’homme. « De quel universel, pourrait-on se demander, constitue-t-elle la déclaration ? Une réponse est que la négociation dont elle est l’aboutissement donne une idée de ce que veut dire ‘universaliser’. La négociation ne va jamais de soi » (p 128). « Il n’est pas surprenant, écrit Susan Neuman, « que les tentatives d’établir un code des droits humains au lendemain de la dévastation qu’a été la Seconde Guerre Mondiale aient été controversés ». Elle rappelle les positions divergentes de certains pays. « Et pourtant, ce qui est le plus surprenant, c’est qu’au bout de deux années de discussion entre membres du Comité venant de nations aussi différentes que le Canada, le Liban et la Chine, un document dont le but état de transcender les différences culturelles et politiques ait pu être signé » (p 129). « Même si une dizaine de pays sur les cinquante-huit états membres que comptait alors l’ONU se sont abstenus de ratifier la déclaration, l’impossible était réalisé » (p 129). L’auteur ajoute que si la composition de l’ONU, en ces débuts, était encore partielle, le Sud global y était déjà représenté en citant l’Éthiopie, l’Égypte et le Libéria. L’auteur a bien conscience des limites actuelles. « On n’a pas fini de décoloniser pour universaliser. Il n’en demeure pas moins que cette traduction institutionnelle existe et qu’il faut combattre dans le cadre qu’elle offre pour le (multi) latéralisme dont elle est la promesse » (p 130).

Si nous avons pris conscience de tous appartenir à la planète Terre, humanité commune émergeant à la conscience de son unité, les obstacles restent considérables. Avons-nous conscience de la domination exercée pendant des siècles par un Occident puissamment doté et des souffrances endurées de ce fait par une autre partie de l’humanité. Si aujourd’hui le colonialisme peut paraitre comme appartenant au passé, ce livre fait utilement ressortir l’empreinte encore fraiche de la colonisation. Celle-ci est historiquement un phénomène d’une grande ampleur et nous découvrons également sa contrepartie : la décolonisation. Souleymane Bachir Diagne est particulièrement bien placé pour nous en entretenir.

Nous vivons à une époque où les menaces abondent et provoquent le trouble quant à la réflexion sur le devenir de l’humanité. Souleymane Bachir Diagne nous en fait part en citant un texte de Pierre Teilhard de Chardin lui aussi percevant une désorientation à une autre époque, l’après-guerre durant les années 1920-1930 : « Un voile épais de confusion et de dissension traine en ce moment sur le Monde. Jamais, dirait-on, les hommes ne se sont plus cordialement repoussés et haïs qu’aujourd’hui où tout les rapproche.

Un tel Chaos social est-il vraiment conciliable avec l’idée et l’espoir que par la compression de nos corps et de nos intelligences nous marchions vers une unanimité ? ». Cette description pourrait s’appliquer à notre époque où les menaces abondent. « Nous vivons en effet dans ‘un monde fini’, comme disait Valéry, où nous n’avons jamais été aussi proches. Mais nous vivons aussi une époque de guerres ethno-nationalistes les uns des autres, sophistiquées pour ce qui est des armes… en même temps qu’elles sont tribales dans la manière dont elles sont conduites et les justifications qu’elles se donnent. Et, au sein des nations, l’idéal démocratique menace de ruine… lorsque se manifeste la puissance du sentiment sur lequel les populismes se construisent : celui que la philosophe Cynthia Fleury appelle la ‘pulsion ressentimiste’ » (6). Cependant Souleymane Bachir Diagne rappelle la pensée de Teilhard de Chardin : « C’est qu’au cœur même de ce chaos, alors que les forces de fragmentation sont à l’œuvre, l’idée de la marche vers une ‘unanimité’ doit demeurer le principe de nos actions » (p 160). Cet objectif peut être précisé : « Le mot : unanimité renvoie à son étymologie : Il s’agit d’être, comme on dit, ‘dans le même esprit’ et non de nier les différences, voire nos différends. On comprendra ensuite que « marcher vers l’unanimité, c’est se donner l’humanité comme ‘but’, en même temps que comme principe d’union et comme principe d’universalisation » (p 161). Cela ne va pas de soi. « Dire, cependant, qu’il s’agit d’un principe, c’est comprendre l’humanité comme une tâche et donc comme un arrachement au scepticisme et au cynisme du ‘c’est ainsi’. C’est là une des significations du mot de Pascal, ‘L’homme passe infiniment l’homme’ » (p 161).

J H

 

  1. Souleymane Bachir Diagne. On pourra découvrir le parcours de Souleymane Bachir Diagne dans un entretien avec Françoise Blum dans un livre intitulé : Ubuntu ( Editions EHESS, 2024). Voir aussi :Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Souleymane_Bachir_Diagne
  2. Souleymane Bachir Diagne. Universaliser. « L’humanité par les moyens d’humanité ». Albin Michel, 2024. Interview de Souleymane Bachir Diagne sur son livre (youtube) : https://www.youtube.com/watch?v=uVibzxFJbDE
  3. Bergson, notre contemporain, selon Emmanuel Kessler : https://vivreetesperer.com/comment-en-son-temps-le-philosophe-henri-bergson-a-repondu-a-nos-questions-actuelles  – Bergson postcolonial selon Souleymane Bachir Diagne : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-vision-du-monde/
  4. Une vision relationnelle : https://vivreetesperer.com/ubuntu-une-vision-du-monde-relationnelle/
  5. Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation, selon Eric et SophieVinson : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  6.  « Ci-git l’amer. Guérir du ressentiment » de Cynthia Fleury : https://vivreetesperer.com/face-au-ressentiment-un-mal-individuel-et-collectif-aujourdhui-repandu/
L’amour divin en des temps incertains

L’amour divin en des temps incertains

(Divine love in uncertain times)

Chacun éprouve des moments difficiles dans sa vie, des moments où l’inquiétude apparait. Mais ce qui se passe au plan personnel, advient également au plan collectif. Nous ressentons des menaces de tous ordres : écologique, politique, économique, social. Les médias bruissent de catastrophes… Vers quoi allons-nous ? Les temps sont incertains. Sommes-nous seuls et sans recours ? Et Dieu dans tout ça ? est-il bien là ? Nous aime-t-il intimement, constamment, vigoureusement ? Dans une vie chrétienne, les réponses sont là. Mais n’avons-nous pas besoin de nous les rappeler pour en vivre ? Et la vision de l’amour Divin n’est-elle pas à partager comme source de confiance et de paix pour tous les humains ? Dans les méditations quotidiennes (Daily meditations) du Center for action and meditation, Richard Rohr consacre une séquence d’une semaine (3-9 novembre 2024) à « l’amour divin en des temps incertains » (1).

 

Confiance dans l’amour

Nous sentons-nous aimés de Dieu ? Certes, il y a des obstacles à surmonter. Quelle attitude avons-nous envers nous-même ? Sommes-nous bienveillants à notre égard ou, quelque part, en sommes-nous empêchés ? Sommes-nous en disposition de recevoir ? Et puis, sommes-nous en mesure de percevoir une réalité autre que notre propre agitation mentale ou les schémas de pensées aveugles à une ouverture spirituelle ? Notre foi en Dieu, si foi il y a, est-elle vraiment éclairée ? Est-ce une croyance fondée sur l’obéissance et la peur ? Richard Rohr nous répond. « La foi en Dieu, ce n’est pas une foi juste pour croire en des idées spirituelles. C’est avoir confiance en l’amour lui-même. C’est avoir confiance dans la réalité elle-même. En son fond, la réalité est OK. Dieu est en elle. Dieu se révèle en toutes choses, même à travers du triste et du tragique, comme la doctrine révolutionnaire de la Croix le révèle ». Dieu serait-il lointain et indifférent ?

Richard Rohr nous rappelle que nous ne sommes jamais séparés de l’amour de Dieu et il nous montre comment nous pouvons en avoir conscience : nous ne pouvons atteindre la présence de Dieu parce que nous sommes déjà dans la présence de Dieu. « Combien peu nous réalisons que l’amour de Dieu nous maintient en existence à travers chaque respiration que nous prenons. Comme nous prenons une nouvelle respiration, cela signifie que Dieu nous choisit maintenant et maintenant et maintenant »

Mais « pour vivre cela, nous avons besoin de désapprendre certaines choses. Pour devenir conscient de la présence aimante de Dieu dans nos vies, nous devons accepter que la culture humaine soit dans une transe hypnotique collective. Nous sommes des somnambules. Tous les grands maitres religieux ont reconnu que, nous, les êtres humains, ne ‘voyons’ pas naturellement ; il nous faut apprendre comment le faire ; Jésus dit : ‘si ton œil est sain, tout ton corps est éclairé’ (Luc 11.34). La religion est conçue pour nous enseigner à témoigner et être présent à la réalité. C’est pourquoi Bouddha et Jésus nous disent de la même voix : ‘Sois éveillé’. Jésus nous parle de veiller et de rester en observation (Matthieu 25.16, Luc 12.37, Marc 13. 33-37) et Bouddha veut dire : ‘Je suis éveillé’ en sanscrit.

Toutes les disciplines spirituelles ont pour but de nous débarrasser des illusions de manière à ce que nous soyons complètement présents ‘à’. Ces disciplines existent aussi pour que nous puissions voir ce qui est, voir ce que nous sommes et voir ce qui arrive. Ce qui est, est amour, à tel point que même le tragique soit utilisé à des fins de transformation en amour. C’est Dieu qui est amour, nous offrant la réalité de Dieu à chaque moment, comme la réalité de notre vie. Ce que nous sommes est amour parce que nous sommes créés à l’image de Dieu. Ce qui arrive, c’est la vie de Dieu en nous, avec nous et à travers nous, comme notre manifestation unique de Dieu. Et chacun de nous est un peu différent parce que les formes de l’amour sont infinies ».

Cette méditation se traduit dans une prière dont nous reprenons la traduction en français sur internet. Elle nous aide à enter dans la conscience de l’amour de Dieu

« Dieu amoureux de la vie, amoureux de ces vies
Dieu, amoureux de nos âmes, amoureux de nos corps, amoureux de tout ce qui existe
C’est ton amour qui maintient tout en vie
Puissions-nous vivre dans cet amour
Puissions-nous ne jamais douter de cet amour
Puissions-nous savoir que nous sommes amour
Que nous avons été créé avec amour
Que nous sommes un reflet de toi
Que tu t’aimes en nous et que nous sommes donc parfaitement aimables
Puissions-nous ne jamais douter de cette bonté profonde, durable et parfaite
Nous sommes parce que tu es »

Un amour au-delà
Love beyond

La séquence se poursuit par deux contributions mettant l’accent sur le caractère révolutionnaire de la mise en œuvre de l’amour de Dieu, une contribution de Martin Luther King rapportant l’amour pardonnant de Jésus sur la croix et une contribution de Brian McLaren nous invitant à pratiquer un amour révolutionnaire.

Martin Luther King considère la puissance de l’amour en celui que Jésus a manifesté à sa mort.

« Peu de mots dans le Nouveau Testament expriment plus clairement et plus solennellement la magnanimité de l’esprit de Jésus que sa sublime expression de la croix : ‘Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font’ (Luc 23.34). Voici l’amour au maximum. » il y a là une prise de position exemplaire par rapport au cours violent de l’histoire où se manifeste la loi du talion et le désir de revanche. « En dépit du fait que la loi de la revanche ne résout aucun problème social, les gens continuent à suivre cette voie désastreuse. De la croix Jésus affirme éloquemment une loi plus élevée. Il sait que la vieille philosophie du ‘œil-pour-œil’ laisserait chacun aveugle. Il ne cherche pas à surmonter le mal par le mal. Il a surmonté le mal par le bien. Bien que crucifié par la haine, il a répondu avec la force de l’amour ».

Brian McLaren nous invite à pratiquer un amour révolutionnaire. « Un amour révolutionnaire veut dire aimer come Jésus aimerait ; infiniment, gracieusement, avec extravagance. Pour le dire en des termes plus mystiques, cela veut dire aimer avec Dieu, laissant son amour divin me remplir et couler à travers moi, sans discrimination, ni limite, comme une expression du cœur de l’amoureux, non le mérite de l’aimé, incluant la correction de ses croyances. Dans le sermon sur la montagne, Jésus n’enseigne pas une liste de croyances à être mémorisées et récitées. A la place, il enseigne un genre de vie qui culmine dans un appel à un amour révolutionnaire. Cet amour va plus loin au-delà d’un amour conventionnel qui distingue entre nous et eux, frère et autre, ou ami et ennemi (Matthieu 5.43). A la place, nous avons besoin d’aimer comme Dieu aime avec un amour non-discriminatoire qui inclut même l’ennemi ». Brian Mclaren nous appelle en conséquence à ne pas nous distinguer par des étiquettes religieuses. « Sommes-nous un croyant qui met sa croyance distincte d’abord ou sommes-nous une personne de foi qui met l’amour d’abord ? ».

 

Faire confiance dans la paix du Christ
Trusting in Christ’s peace

Faire confiance dans la paix du Christ, voilà bien une attitude à laquelle, chacun, nous aspirons. Barbara Harris, évêque épiscopalienne nous invite à cette confiance à partir d’un texte évangélique bien connu : « Jésus se réveilla, menaça le vent et dit à la mer ‘Silence ! tais-toi !’. Le vent cessa et il y eut un calma plat. Jésus dit à ses disciples ‘Pourquoi avez-vous peur ? N’avez-vous pas encore la foi ?’ (Marc 4.39-40) ». Dans la confusion actuelle, n’avons-nous pas besoin de bonne nouvelle ? En voici une, nous dit-elle. Et elle évoque les disciples paniqués, comme nous pouvons l’être. « Ce qu’ils ne comprenaient pas, et ce que beaucoup ne comprennent pas aujourd’hui, c’est que même si nous pouvons paniquer en période de stress, Dieu ne partage pas notre panique » et les conséquences de la panique sont elles-mêmes désastreuses. « Si le Christ est au centre de notre vie, nous n’avons pas à nous précipiter dans des actions irrationnelles ». « Non seulement le Christ est sur le navire, mais le Christ est aux commandes – même quand il semble endormi ». « Celui qui veille sur Israël ne sommeille, ni ne dort » (Psaume 121.3). Et quel réconfort de penser ainsi : « Son œil est sur le passereau et je sais qu’il me regarde » (Matthieu 10.20). « Jésus nous entend quand nous appelons, mais il refuse de se précipiter quand nous appuyons sur le bouton de panique ». Nous tendons alors « à voir seulement ce que nous pouvons voir, compter, toucher et sentir, nous oublions que de telles choses s’en vont. Nous avons besoin d’entendre les mots du vieux cantique qui nous invitent « à mettre nos espoirs dans les choses éternelles et nous tenir à la main constante de Dieu ».

 

Amour de Dieu, prière et politique
Richard Rohr associe action et contemplation

« Nous avons fondé le Centre pour l’action et la contemplation en 1987 pour être un lieu d’intégration entre l’action et la contemplation. J’envisageais un lieu où nous pourrions apprendre à prier aux activistes du mouvement social – et encourager les gens qui prient à vivre des vies de solidarité et de justice ».

La prière contemplative ouvre une autre dimension. « La prière contemplative nous permet de bâtir notre propre maison. Prier, c’est découvrir que Quelqu’un d’autre est à l’intérieur de notre maison, cependant, poursuivre la prière, c’est ne pas avoir une maison à protéger parce qu’il y a seulement Une maison. Et cette maison unique est la maison de chacun. En d’autres mots, ceux qui prient du cœur, vivent en fait dans un monde très différent. J’aime dire que c’est un monde imprégné par le Christ, un monde dans lequel la matière est vivifiée par l’Esprit et l’Esprit est incarné dans ce monde. Dans ce monde, chaque chose est sacrée et le mot ‘Réel’ prend un sens nouveau… Nous serons un genre très différent de citoyens et l’état ne pourra pas compter aussi facilement sur notre allégeance. C’est la politique de la prière. Et c’est probablement pourquoi les gens vraiment spirituels sont toujours une menace pour les politiciens de tous genres. Ils veulent notre allégeance et nous ne pouvons plus la leur donner. La maison est trop grande ».

Face aux grands défis actuels, un engagement social et politique est nécessaire, Ricard Rohr nous invite à nous mouvoir vers des vies de ‘sainteté politique’ (political holiness). Il nous communique sa vision. « Voici ma théologie et ma politique : il m’apparait que Dieu aime la vie. La création ne cesse pas. Nous aimerons, créerons et entretiendrons la vie. Il m’apparait que Dieu est amour – un amour patient et persévérant.

Nous chercherons et ferons confiance à l’amour dans toutes ses formes humanisantes (et donc divinisantes) ; Il m’apparait que Dieu aime la diversité dans ses multiples traits, visages et formes ; Nous n‘aurons pas peur de l’autre, du pas-moi, de l’étranger à la porte. Il m’apparait que Dieu aime – est – la beauté. Regardons à ce monde. Ceux qui prient savent déjà cela. Leur passion sera pour la beauté ».

« Prier, c’est se mettre en position d’une confiance radicale en la grâce de Dieu, et de participer à peut-être ce qui est le mouvement le plus radical de tous : le mouvement de l’amour de Dieu ».

La séquence se poursuit par un accent sur l’engagement. La dernière livraison nous appelle à accepter l’imperfection chez les autres et de reconnaitre notre propre imperfection. Cette acceptation ne va pas de soi. Mais « l’amour divin inclut l’imperfection, ce qui en est une caractéristique. Sans la grâce de Dieu, nous ne pouvons pas le faire ». Là aussi, nous avons besoin de reconnaitre « la vie et la grâce de Dieu qui coule à travers nous ».

Rapporté par J H
(Traduction non professionnelle)

 

  1. https://cac.org/daily-meditations/divine-love-in-uncertain-times-weekly-summary/
Comment une chrétienne féministe en vient à chercher une inspiration en Thérèse d’Avila

Comment une chrétienne féministe en vient à chercher une inspiration en Thérèse d’Avila

L’apport de femmes mystiques à la spiritualité contemporaine

Selon Shannon K Evans

Aujourd’hui, aux Etats-Unis, une partie du christianisme vit sous l’emprise d’une hiérarchie conservatrice qui maintient un esprit de domination qui s’exerce, entre autres, vis-à-vis des femmes. Soumises à cette pression, beaucoup de femmes s’interrogent dans leur for intérieur sur la voie à suivre, et s’engagent, en conséquence dans une quête spirituelle. Ainsi un livre vient de paraitre récemment : ‘The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today’ (Les mystiques voudraient prendre la parole. Six femmes qui ont rencontré Dieu et ont trouvé une spiritualité pour aujourd’hui) (1).

 

Le cheminement de l’auteure : d’une emprise conservatrice à une quête spirituelle libératrice

L’auteure, Shannon K Evans nous fait part des raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre. De fait, dans sa quête, Shannon K Evans s’est convertie au catholicisme. Cette jeune femme moderne qui se reconnait dans des aspirations féministes, se ressent de plus en plus mal à l’aise dans le milieu catholique dans lequel elle s’est inscrite. « Trop souvent, certains problèmes paraissent malvenus dans nos milieux religieux. Par exemple, quand je dis que je suis chrétienne et féministe, je trouve que le côté chrétien fait peur aux féministes et que le côté féministe fait peur aus chrétiens » (p 4).

Shannon raconte comment elle faisait partie d’un ministère catholique où ses écrits étaient appréciés au départ. Cependant, commençant à ressentir dans ce milieu, une tonalité conservatrice qui n’était pas la sienne, elle commença à s’autocensurer : « Je ne me sentais plus la permission de me faire confiance, de faire confiance à ma conscience et à la manière dont je comprenais l’Esprit au dedans de moi ». Shannon est parvenue à se détacher : « J’ai trouvé le courage de retourner à ma propre voie ». Elle nous raconte l’épreuve qu’elle a vécu. « Dans mes écrits, j’émettais de petites critiques vis-à-vis du patriarcat et je plaidais pour un leadership sérieux incluant l’ordination des femmes. Je critiquais le mélange entre l’église et l’état assurant des avantages aux politiciens. Je parlais ouvertement de mon amour pour le yoga et l’ennéagramme. Même si j’exprimais ces opinions uniquement sur mon blog personnel et des médias sociaux, mon statut à l’intérieur du ministère commença à s’‘écrouler. Des plaintes furent portées contre moi par des lecteurs de longue date. Un prêtre et un évêque travaillèrent pour me faire taire, ce qui m’ouvrit les yeux sur le mal du cléricalisme. Quand la direction du ministère me demanda de cacher entièrement mes convictions personnelles si je désirais rester dans le personnel, je démissionnais de la manière dont j’espérais qu’elle soit la plus amiable. Je ressentis un choc quand la grande majorité des femmes que je considérais comme des amies, ne me parlèrent plus. J’eus le sentiment d’avoir été utilisée puis abandonnée » (p 5).

Shannon a poursuivi sa quête spirituelle. Convertie depuis dix ans au catholicisme, elle nous raconte que les saintes y étaient toujours présentées comme ‘dociles’. Alors la lecture du livre de Mirabai Starr, ‘Wild mercy . Living the fierce and tender wisdom of women mystics’ (Miséricorde sauvage : vivre la sagesse intense et tendre des femmes mystiques), fut un évènement pour Shannon. Le livre présentait des femmes mystiques de différentes traditions religieuses et de différentes spiritualités. Cependant, un peu à sa surprise, les mystiques chrétiennes qu’elle y remarqua devinrent ses favorites. « Ces femmes étaient vraies, fascinantes, croyables ». Du coup, elle prit conscience des écueils de la présentation traditionnelle des saintes, conditionnée par le regard masculin. Alors, dans une relation d’amour spirituel avec ces femmes, elle se décida à écrire un livre à leur sujet. Ainsi, elle choisit : Thérèse d’Avila, puis Julian de Norwich, Hildegarde de Bingen, Margerie Kemp, Catherine de Sienne et enfin, après quelques hésitations, Thérèse de Lisieux.

On remarque qu’elles étaient en majorité des sœurs religieuses, les couvents à l’époque les libérant d’un certain nombre de contraintes familiales. Shannon précise le sens qu’elle attribue au terme de mystique. « Une mystique est juste quelqu’un qui a fait l’expérience de l’éternel et a choisi d’en connaitre plus. Le mysticisme n’est pas réservé à quelques privilégiés, mais chacun de nous y est invité. Il y a seulement une génération, le théologien jésuite Karl Rahner a dit : ‘Le chrétien du futur sera un mystique ou n’existera pas’ ». Dans ce livre, Shannon a découvert la sagesse de ces femmes mystiques comme un trésor : « Leurs visions demeurant pertinentes pour aujourd’hui ». « Je suis moi-même ébahie de voir combien leurs rêves allaient vers le progrès et combien elles semblent actuelles dans ce moment particulier de l’histoire » (introduction).

 

Thérèse d’Avila

« Avoir confiance en soi ne fait pas de vous une hérétique »

Ce chapitre sur Thérèse d’Avila commence par un rappel des expériences désagréables de pression que Shannon K Evans a vécu, une invitation de son environnement à la soumission. C’est aussi ce que beaucoup d’autres femmes éprouvent, nous dit-elle. « En vue de maintenir notre sens d’appartenance, nous nous disciplinons pour rester à l’intérieur des frontières de ce que nous sommes autorisées à penser, croire ou pratiquer plutôt que d’exprimer ce que nous pensons, croyons ou désirons pratiquer vraiment » (p 6). Mais Shannon précise « Cela ne signifie pas que nous voulions nous débarrasser de notre boussole intérieure. Si nous cherchons sincèrement à vivre en union avec l’Esprit, alors avoir confiance en nous-même comme portail de la vie divine peut être une voie pour nous mouvoir de l’enfance spirituelle à la maturité spirituelle. Jésus lui-même a dit que ‘le Royaume des Cieux n’est pas à votre gauche ou à votre droite, mais à l’intérieur de vous’ (Luc 17.21) » (p 6). Cela peut paraitre effrayant ; « Il peut paraitre plus sûr de chercher le Royaume des Cieux à l’extérieur de nous-mêmes, en regardant à des figures d’autorité, à la culture religieuse ou au filet de sécurité de l’orthodoxie. On ressent un certain sens de sécurité en croyant que quelqu’un d’autre sait mieux que nous ». En rappelant la parole de Jésus sur le Royaume des Cieux à l’intérieur de nous, Shannon évoque « une petite voix pour nous guider, une manière d’apprendre à écouter profondément ce que nous croyons déjà. C’est mettre l’accent sur une capacité d’avoir confiance en nous-même.

Shannon nous raconte la vie de Thérèse d’Avila. Elle est née en 1515. Sa lignée était juive, mais l’antisémitisme et la puissance impériale ont contraint son grand-père paternel à se convertir au catholicisme dans l’espoir d’un avenir meilleur pour ses enfants. Mais l’inquisition veillait. La famille fut suspectée et exposée à une vindicte populaire. Le père de Thérèse vécut enfant cette humiliation et jura de ne pas y retomber en adoptant un catholicisme rigide. Pourtant, dans la dernière moitié de sa vie, sa fille Thérèse fut elle aussi suspectée par l’inquisition. L’auteure nous raconte l’enfance et l’adolescence de Thérèse, une petite, puis jeune fille très douée : « charmante, imaginative, intense et charismatique ». « Elle était un leader naturel ». Avec son frère, elle s’est lancée dans des aventures pieuses. A l’adolescence, une certaine dissipation apparait. Ayant eu écho d’une relation amoureuse de sa fille, son père veuf et scrupuleux l’envoie vivre un moment dans un couvent. A la surprise de tous et à la sienne, elle s’y plait. « Après un temps de discernement, elle entre au monastère carmélite à 19 ans et prononça ses vœux, deux ans plus tard, prenant le nom de « Thérèse de Jésus » (p 9).

Durant sa vie consacré, Thérèse a énormément écrit. « C’était une femme qui avait quelque chose à dire et la confiance pour le dire. Chacune de ses quatre principales œuvres est considérée comme un apport inestimable pour l’évolution de la tradition mystique, mais c’est « Le Château intérieur » qu’elle écrivit vers la fin de sa vie, qui est généralement considéré comme son chef d’œuvre spirituel. Elle y décrit l’âme comme un château avec sept demeures ou maisons, dans une spirale interne. La première maison est le pas initial et sincère dans notre marche vers Dieu. La septième est celle où la personne vit l’expérience d’une pleine félicité dans l’union avec le divin. Et les cinq demeures entre ces deux états représentent des étapes progressives de maturité spirituelle et de conscience éveillée au long du voyage. Comme nous voyageons vers la maturité spirituelle, explique-t-elle, nous passons nécessairement par chaque demeure du château intérieur, avançant de plus en plus profondément en nous-même – et, en même temps – entrant en Dieu de plus en plus profondément ».

« Il ne peut être exagéré de souligner le caractère radical de cette idée venant d’une femme catholique espagnole au temps de l’inquisition ». A cette époque, la spiritualité de la plupart des gens consistait en une déférence vis-à-vis de l’autorité et une peur de la vie après la mort. « Les autorités ecclésiastiques prirent note de la radicalité des idées de Thérèse – et ils essayèrent de l’empêcher de parler ». Elle ne s’excusa pas et elle résista solidement aus hommes qui, dans leur pouvoir patriarcal, espéraient l’intimider en l’amenant à se soumettre.

 

Actualité de la spiritualité de Thérèse d’Avila

« Thérèse enseignait que l’unité avec Dieu ne se trouve pas en travaillant à monter à une échelle pour aller au ciel, mais plutôt en plongeant dans nos mines profondes à l’intérieur de nous-même. Non pas une ascension, dirait-elle, mais une descente. La distinction est importante. Beaucoup d’entre nous passent des années à recevoir le message religieux qui nous dit que nous devons nous transcender nous-mêmes pour être unie à Dieu, ce qui peut signifier : changer nos personnalités, ne pas penser à nous-mêmes, supprimer nos sexualités, nous obséder sur le péché, et toutes sortes d’autres choses… Thérèse nous dit que nous n’avons pas à monter au-dessus de nous-mêmes, pour rencontrer Dieu, mais plutôt, avec curiosité et vulnérabilité, nous devons plonger en nous-même… ‘Qu’est-ce qui serait pire que n’être pas chez soi (at home) dans notre propre maison’ dit-elle ». « Quel espoir avons-nous de trouver le repos en dehors de nous-même si nous ne pouvons pas être à l’aise à l’intérieur ? »

Cette vision doit être envisagée dans sa profondeur. Shannon K Evans raconte comment elle s’est fourvoyée, un moment, en cherchant dans quelle demeure elle pouvait se trouver. Elle a pu mieux se situer grâce à un écrivain versé en spiritualité, James Finley. Elle y a trouvé une mise en garde vis-à vis d’un désir de tout mesurer. « Nous essayons toujours d’évaluer si nous sommes en tête, derrière ou dans la moyenne. Nous cherchons désespérément à trouver une mesure pour savoir si nous sommes sur le bon chemin, si Dieu est satisfait de nous ou si nous devrions nous sentir fier ou honteux » (p 12). « Il y a une différence entre approcher la spiritualité sur le fondement de la production ou sur celui de la relation. A l’Ouest, nos structures religieuses reflètent presque toujours notre culture colonisatrice, où les victoires sont célébrées, où la compétition est une donnée, et ou le progrès est linéaire. Pourrions-nous élargir nos imaginations spirituelles ? Avec un fondement de relation – avec nous-même, avec les autres et avec Dieu – notre foi peut grandir dans un espace de connexion plutôt que dans un espace de performance et de conquête. Dans cette approche féminine plus traditionnelle, la santé et la plénitude des gens l’emportent sur le légalisme et sur les absolus immuables. La vie de Jésus est l’incarnation de ce qu’est un fondement spirituel relationnel. ‘Le sabbat a été fait pour les hommes et non les hommes pour le sabbat’, dit-il. Si notre formation spirituelle est enracinée dans la nourriture de la relation, alors notre croissance prend forme et est mesurée différemment » (p 12).

Selon Thérèse d’Avila, « la vie spirituelle n’est pas une ligne droite, mais une ondulation où nos pas semblent nous conduire loin de nos objectifs. Nous faire confiance. Faire confiance à l’Esprit qui nous conduit… On ne risque pas de perdre notre chemin, car c’est la Voie qui nous conduit » (p 13-14).

« Il est très important, mes amis, de ne pas penser à l’âme comme sombre. Nous sommes conditionnés pour ne voir que la lumière externe. Nous oublions qu’il y a la réalité de la lumière intérieure illuminant notre âme ». « Si ces paroles de Thérèse d’Avila étaient révolutionnaires au Moyen âge, d’une certaine manière, elles le paraissent encore aujourd’hui bien qu’un peu moins ». « Notre culture religieuse sélectionne des versets sur ‘mourir à soi-même’. Certains cercles critiquent des livres spirituels modernes en les assimilant à des livres d’auto-assistance (self-help) comme si la spiritualité et le fait de s’aider soi-même ne pouvaient pas aller de pair. »

Shannon K Evans rappelle ici que Thérèse d’Avila défendait la thèse que le soi (self) est digne de connaissance ; ses écrits se fondent sur l’assomption que votre soi, votre monde intérieur, chaque chose qui est communiquée en vous et à travers vous, est sainte et digne de découverte ; « Quelle honte qu’à travers notre inconscience, nous ne nous connaissions pas nous-mêmes », écrit-elle. « Thérèse d’Avila, une des maitresses de prière de l’histoire, est convaincue que nous ne pouvons pas connaitre Dieu en dehors de nous connaitre nous-même, que nous nous dirigeons vers l’union divine seulement quand nous cherchons à comprendre les secrets sacrés à l’intérieur de nous et les mystères sacrés qu’ils contiennent. Sachant combien elle est un ‘gourou’ mystique internationalement reconnu – ce que nous ne sommes pas ! – peut-être devrions-nous considérer sérieusement ce qu’elle dit » (p 15).

Shannon évoque sa maternité. Elle a donné naissance à quatre enfants. Elle nous raconte comment une de ses amies presse de baptiser le plus tôt possible les nouveau-nés. « L’urgence vient de l’accent sur le péché originel : la croyance que l’âme humaine est née intrinsèquement pécheresse et qu’elle doit être rachetée par le baptême aussi vite que possible » (p 15). Au contraire, l’expérience de la maternité a développé chez Shannon une autre croyance : « la conviction que l’âme humaine est premièrement marquée par ce que certains appellent ‘la bénédiction originelle’ (original blessing ) – ou selon Hildegarde de Bingen la ‘sagesse originale’ (original wisdom) – plutôt que par le péché originel » (p 16). Shannon n’ignore pas la réalité du péché, mais elle en refuse l’obsession. « En fait, le péché originel est un concept qu’on ne trouve pas du tout dans les écritures juives – dans ces écritures qu’on dit être le fondement de la foi chrétienne et que Jésus a étudiées et citées. L’idée du péché originel a été mise en œuvre pour la première fois par saint Augustin au Ve siècle » (p 16). On ne peut négliger la réflexion théologique. « Ce que nous croyons importe. La manière dont nous voyons notre état premier détermine ce que nous ressentons au sujet de nous-même, notre capacité à accepter l’amour de Dieu pour nous et la permission de faire confiance à l’Esprit » (p 16). C’est là que la pensée de Thérèse d’Avila parait libératoire. « Thérèse d’Avila mettait l’accent sur la ‘lumière intérieure’ (inner light) qui illumine notre âme. Shannon évoque la jeune femme du Cantique des Cantiques qui s’écrie : ‘Je suis sombre, mais belle’ (dark, but lovely). Et elle l’interprète ainsi : « Nous n’avons pas à prétendre que notre péché et notre faiblesse n’existent pas pour embrasser la lumière et la beauté de nos âmes. Nous résoudre à faire confiance à nos âmes ne signifie pas que nous croyons être parfaites. C’est simplement nous donner la dignité d’avoir confiance que quand nous provoquons du gâchis, quand nos ‘manquons le but’ (ce que le mot péché signifie littéralement), nous serons capables de rééquilibrer. La boussole à l’intérieur de nous est puissante et vraie, tenue solidement par l’Unique qui tient toutes choses ensemble. Nous pouvons être sombres, mais belles. Nous pouvons faire confiance à notre lumière intérieure pour nous guider parce que la réalité de ce que nous sommes est faite de bien plus que ce que nous pouvons voir ; la réalité de ce que nous sommes est que nous existons dans l’union Divine » (p 17).

« Thérèse d’Avila nous encourage à gouter l’immensité de l’âme, à la célébrer comme un éclat de Dieu, une part de l’étendue insondable de l’amour qui est le grand JE SUIS. Voilà en qui on peut faire confiance. Vous êtes dignes de confiance » (p 17).

Ce chapitre sur Thérèse d’Avila nous permet d’apprécier l’apport de Shannon k Evans dans son livre sur quelques femmes mystiques chrétiennes. De leur histoire, vient un souffle, le souffle de l’Esprit. Si ces femmes ont vécu des épreuves et rencontré des obstacles, la vie divine les a accompagnées et elles nous communiquent confiance et sagesse. Shannon nous montre combien leurs éclairages sont toujours actuels pour nous délivrer de nos enlisements à la manière dont elles-mêmes avaient répondu aux errements de leur époque à travers leur vécu de la vie divine. Et, comme le pouvoir patriarcal a été et est source de grandes déviations, leur expérience féminine de l’Esprit vient nous apporter un éclairage salutaire. Shannon K Evans nous montre concrètement en quoi cet éclairage est précieux pour tous les humains que nous sommes, mais aussi tout particulièrement pour les femmes, et donc pour les femmes qui conjuguent leur foi chrétienne et leur conscience féministe. Si Shannon K Evans nous parle à partir des Etats-Unis, il va de soi que son message est bienvenu dans toute la christianité. Elle nous propose une « spiritualité pour aujourd’hui ».

J H

  1. Shannon K. Evans. The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today. Convergent, 2024

 

Voir aussi :

Julian of Norwich : une vision de l’amour divin et de l’union mystique :

https://vivreetesperer.com/une-vision-de-lamour-divin-et-de-lunion-mystique/

Hildegarde de Bingen : L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/