Apport de l’immigration africaine à la culture du care


 
Hommage reconnaissant et engagé

Si le système de santé français est en crise, confronté aux menaces technocratiques, il reste que le mouvement du care poursuit sa route, gagne dans les esprits et se marque sur le terrain. On pourra se reporter au livre de Fabienne Brugère : « l’éthique du care » (1). C’est « une approche de sollicitude envers les êtres vulnérables ». Fabienne Brugère écrit ainsi : « Il existe une « caring attitude », une façon de renouveler le lien social par l’attention aux autres, le « prendre soin », le « soin mutuel , la  sollicitude et le souci des autres. Ces comportements adossés à des politiques, à des collectifs, ou à des institutions, s’inscrivent dans une nouvelle anthropologie qui combine la vulnérabilité et la relationalité ». Il y a donc bien une « culture du care » qui progresse discrètement en France. Une expérience  de trois ans de vécu en hôpital et en ehpad, en rassemblant mes souvenirs de paroles et de gestes bienfaisants, me permet de mettre en valeur la grande part  que prennent les soignants issus de l’immigration africaine dans la culture du care. Cette propension s’interprète naturellement dans la commune relationalité propre aux deux cultures.

Certes, on doit se garder de toute idéalisation. Il y a parfois dans les souvenirs des moments ou la relation a été difficile en raison de caractères impérieux ou de difficultés de compréhension linguistique. Mais, c’est le loin l’admiration et la reconnaissance qui l’emportent. Dans cet article, nous allons donc égrainer des souvenirs de paroles et de gestes bienfaisants et de faits significatifs. Comme nous rapportons généralement du positif, nous nous permettons de mentionner généralement les prénoms (parfois les abrégeant pour éviter une reconnaissance directe si les circonstances y  incitent)  Et plutôt que de présenter une simple galerie, nous reprendrons ses souvenirs dans des thèmes successifs. Comment avons-nous pu apprécier cette dynamique soignante ?  Comment s’est manifestée une présence portant du sens,  en l’espèce, bien souvent, une présence croyante ? Comment peut-on également percevoir une dynamique sociale dans l’apprentissage de nouveaux savoirs et la mobilité d’une diaspora ? Enfin, nous regretterons, ici ou là , une frilosité des instances dirigeantes vis-à-vis de cet apport. Dans notre mémoire, cette immigration africaine est principalement subsaharienne, mais elle est parfois également maghrébine. Les territoires d’outre-mer se relient à cette mouvance. Ajoutons une participation féminine motrice,  rejoignant celle du care

 

Une dynamique soignante

Cette après-midi là, à l’occasion d’un incident, je fus saisi d’émotion en entendant Nathalie, l’aide-soignante de l’étage, me proclamer en quelque sorte sa vocation. Avec un sourire rayonnant, elle me dit : « Pour moi, je ne conçois pas mon travail, uniquement comme des tâches pratiques, comme faire la toilette. Je sais combien l’attention aux accrocs des personnes âgées est importante et peut prévenir des catastrophes. Je suis une soignante ». Et elle rappela combien les gens étaient solidaires dans son village d’Afrique. Cette « vocation » m’apparut également chez une infirmière qui, à la différence d’autres de passage, se présenta très clairement avec un enthousiasme contagieux et réconfortant : « Je suis Yolande ». Effectivement, très jeune au Cameroun, elle vivait dans une famille où son père était médecin vétérinaire. « Toute petite, je savais qu’il soignait les animaux. Moi, je me suis dit : « je ferais plutôt le métier d’infirmière ». Et alors, je pourrai avoir des moments d’échange avec mon père sur le fait de soigner et sur l’évolution de la médecine. J’avais huit ans » (2). Venue en France, Yolande a surmonté ses difficultés financières initiales et, avec le même désir d’apprendre er le même désir de soigner, elle est devenue aide-soignante, puis infirmière.

Quand on est hospitalisé, on a besoin d’encouragement et ce sont parfois des aides-soignantes qui apportent une aide précieuse. Dans le roulis d’une hospitalisation pour covid, il y avait dans cette clinique une aide-soignante qui se détachait par un soin prévenant. La doctoresse écoutait cette femme d’origine africaine. Par la suite, arrivant dans un hôpital pour un suivi d’hospitalisation, je me souviens d’une aide-soignante qui m’assura que c’était le bon endroit pour remonter. Ces aides-soignantes n’ont pas une vie facile, mais ce sont de bonnes personnes animées par un élan de vie. Cet élan de vie, on le retrouve aussi dans la présence de certaines personnes assurant le service des repas et du ménage.

C’est le cas dans cet ehpad où comptent la gentillesse et le sourire des personnes apportant le repas. Fati est originaire de la région de Tombouctou dans le Mali. Elle est attentive et encourageante. Elle s’est familiarisée avec l’établissement et sait où demander. Elle sait aider discrètement.  Originaire de la côte d’Ivoire, Salimata est joyeuse et enjouée. La bonne humeur, cela compte dans cet univers monotone.

Dans cet ephad, il y a de nombreuses aides-soignantes avec souvent des années d’expérience. On les rencontre notamment au moment de « la toilette » Dans ce moment de proximité, on peut apprécier la prévenance et le respect de beaucoup d’entre elles. Elles aussi viennent de différents pays d’Afrique de la Côte d’Ivoire et du Cameroun au Congo. Une occasion de manifester ma reconnaissance à des aides-soignantes dialoguantes comme Lucie, Alice, Lydienne, Régine, Judith, Nathalie, Solange…Il y a des exceptions où on peut être confronté à des personnes impérieuses et peu communicantes . Toutes ces soignantes, parfois à l’épreuve d’un temps élevé de transport, apportent une vitalité qui s‘inscrit dans une culture du care.

La mémoire d’une aide significative nous revient ici comme un exemple qui vient illustrer cette contribution de l’immigration africaine au care. Infirmière dans cet ephad, elle s’appelait Janette. Mère de famille, elle avait trois enfants. Mal en point à l’époque, j’avais remarqué sa prévenance. Elle m’avait en quelque sorte adopté. Et lorsque ma santé s’affichait positivement, j’observais chez elle un discret et curieux mouvement de danse. J’ai compris depuis combien la danse est consubstantielle à la culture africaine

 

Une présence croyante

La vulnérabilité des patients et des personnes fragiles entraine un besoin de confiance. Il y a des soignantes qui y répondent en puisant dans une culture croyante. C’est le cas chez de nombreuses soignantes issues de l’immigration africaine. L’épreuve amène à chercher l’essentiel. Dans un contexte de proximité, des soignantes apportent discrètement un témoignage de leur foi à travers gestes et paroles. Une culture croyante affleure. D’une clinique, je me souviens de cette aide-soignante estimée qui me parla un jour de son jeune fils à l’école dont les parents prenaient soin pour le protéger et elle me dit combien la prière comptait à cet égard.   Dans l’immigration africaine, la culture croyante va souvent de pair avec une culture chaleureuse qui tranche avec « une culture froide » individualiste et technocratique qui nuit à la sollicitude et sape le moral de personnes éprouvées.

Venant de Côte d’Ivoire et participant à une culture familiale chaleureuse, cette animatrice s’interrogeait sur la manière de témoigner de sa foi dans un milieu de personnes âgées et handicapées et leur manifestait une intelligente sollicitude. Cependant, en évoquant cette présence croyante, je pense particulièrement à une infirmière qui exerçait sa fonction avec chaleur et enthousiasme. Parfois elle chantait et dans la tonalité, je reconnaisais des hymnes connus. Me sachant chrétien, elle n’hésita pas à se dire pentecôtiste. Me concernant, tout naturellement, venait l’expression : « Dieu vous bénit ».

Notons que la croyance en Dieu se manifeste dans la culture africaine avec beaucoup de tolérance. J’ai appris par Fati qu’au Mali, la communauté musulmane coexistait avec différentes églises chrétiennes et que dans sa famille elle-même, il y avait des musulmans et des chrétiens.

 

Une dynamique sociale et culturelle

En s’inscrivant dans la culture française à travers l’activité du care, l’immigration africaine réalise un parcours de promotion impressionnant. C’est un mouvement en marche pour le meilleur. On peut l’observer chez de très jeunes. D’origine maghrébine, Leila, très attentive et communicante, vit avec ses parents dans une famille de sept enfants, dont les ainés ont déjà une inscription professionnelle. Et elle-même poursuit des études d’infirmière. Telle autre jeune fille, d’origine ivoirienne, vivant dans une famille nombreuse et également excentrée en grand banlieue s’engage dans des études d’infirmière.

Cependant, on observe dans la vie des soignantes, des parcours impressionnants de promotion. Béninoise, Philomène, réduite en esclavage domestique par un ménage français qui l’avait emmené en France en promettant à ses parents de lui permettre de faire des études, a pu s’échapper avec l’aide d’une voisine (3). Elle est soutenue par une association, effectue une formation d’auxiliaire de vie, travaille dans l’aide à domicile, travail épuisant lorsque on ne dispose pas d’une voiture pour les transports, puis dans une crèche. Comme aide à domicile, j’ai pu apprécier la qualité de son attention et elle est devenue une amie. Aujourd’hui, mariée, mère de plusieurs enfants, elle commence une formation d’aide-soignante.

En terme de promotion sociale et professionnelle, l’itinéraire de Yolande est exemplaire. « En arrivant en France en 2003, j’ai travaillé comme femme de chambre pendant cinq ans pour financer une formation d’aide-soignante… J’ai approfondi le côté relationnel qui était déjà ancré en moi, mais dont j’ai mieux compris l’application. Cela m’a conforté dans la vocation de soignante que j’avais depuis l’enfance….J’ai commencé à travailler dans les hôpitaux .. Cela m’a permis d’accroitre mes connaissances pendant douze ans. Ensuite, j’ai voulu évoluer dans m carrière professionnelle. C’est alors que j’ai suivi une formation d’infirmière pendant trois ans… ». En revoyant ce parcours, je comprend maintenant pourquoi et comment le gout d’apprendre était si vif chez Yolande. J’ai pu partager avec elle des textes et des livres. Trop souvent, des gens sont assis sur leur culture acquise dans de longues études. Des mouvements comme Peuple et Culture nous ont appris les vertus de la culture populaire et de l’éducation permanente. Animateur dans cet ephad, il s’appelait Sylvain. De par ses origines, il participait à plusieurs cultures.  Il venait de choisir ce métier d’animateur en ephad par souci d’humanité. Il cherchait sa voie et je le sentais en désir d’apprendre et de comprendre. Ce fut un beau moment de partage. Pendant quelque temps, il prit même connaissance des articles de Vivre et espérer…

On retrouve chez beaucoup de soignantes de l’immigration africaine, ce mouvement de promotion dans un univers caractérisé par la mobilité. Cette mobilité est sociale dans un mouvement ascendant. Elle est aussi internationale. On peut apercevoir ici des effets de diaspora. Telle soignante a des sœurs en Europe de Nord. Et puis, les relations avec « le pays » sont fortes et constantes. Une telle soutient des orphelins dans sa ville d’origine. Telle autre travaille en surplus pour permettre à tous les membres de sa famille africaine d’acheter des cadeaux de Noël. Et d’ailleurs, on s’en va souvent au pays pour s’y ressourcer ou pour des évènements familiaux. Il arrive même qu’on participe de Paris à un courant politique . Telle soignante franco-ivoirienne participe au « mouvement des générations capables ».

 

Face à des brimades

On sait que la société française est traversée par des courants politiques opposés dans leur attitude vis-à vis de l’immigration. Ainsi, il y a bien une attitude d’ouverture qui peut s’appuyer sur un grand mouvement associatif et l’appui des églises. Mas il y a aussi la pression hostile engendrée par une mémoire dominatrice et par la peur d’une perte d’identité dans une société en crise de valeurs.

On peut donc observer une certaine frilosité dans l’attitude vis-à-vis de l’immigration. Ainsi tarde la modernisation d’une administration bureaucratique lente dans l’accueil et dans la facilitation administrative de l’immigration reconnue. Philomène venait d’effectuer une aide à domicile . Elle devait joindre l’administration pour une démarche indispensable. Je luis proposais de s’installer tranquillement pour téléphoner. Au bout du fil, nous attendîmes pendant une heure avant de pouvoir joindre le service.

D’origine ivoirienne, Pris avait effectué de bonnes études artistique dans une université française. Elle avait trouvé un travail d’animatrice dans cet ephad et s’y était engagé avec empathie, sensibilité et créativité. En demande de renouveler son permis de séjour, l’administration estima que sa rémunération était trop faible pour correspondre à ses titres universitaires. En l’absence d’un mouvement favorable de l’employeur, elle dut quitter précipitamment l’établissement.

Les soignantes franco-africaines oeuvrent dans un secteur de santé aujourd’hui défavorisé sur le plan des rémunérations. Dans cet ephad, sous la responsabilité de deux soignants franco-africains : Judith et Eric, une section syndicale CFDT veille à la défense du personnel et milite pour une juste rémunération. Un jour, une grève apparut. On peut se réjouir de la réussite de cette grève d’autant qu’elle fut menée dans un esprit de responsabilité en veillant à ne pas nuire aux personnes dépendantes et en poursuivant avec succès la négociation avec la direction.

Nous voici dans un aspect plus sombre de cette histoire. Récemment, j’ai été conduit à m’engager pour la défense de soignantes brusquement congédiées.  Dans un effort de remise en ordre vis-àvis de certains dysfontionnements, une nouvelle direction a pris des mesures sans prendre suffisamment en compte l’histoire des lieux et les états de service de plusieurs soignantes.

Depuis peu, j’avais fait connaissance de Joan, assistante de nuit, une jeune personne active et cultivée finançant par ce travail des études d’anglais à l’Université Villetaneuse. On lui reprocha un écart, un retard et une dispute, et elle fut congédiée du jour au lendemain. Certes, on a pu me dire que je n’avais entendu qu’une version, la sienne.

Joan travaillait dans l’établissement depuis plusieurs années. Ayant pris sa défense au travers d’un mail, elle me rapporta combien elle avait été reçue à la direction sans avoir le sentiment d’être écoutée. Ce matin-là, elle avait été profondément humiliée. Au point qu’elle me dise : « Vous êtes un blanc, vous ! Jamais, on aurait osé vous traiter de la sorte ». Je n’avais jamais entendu une telle remarque et j’en ai frémi.  A la même période, un délégué syndical m’avait remercié pour mon soutien en évoquant le ressenti d’une population qui se sent brimée.

Juste auparavant, une infirmière appréciée de tous à la suite d’un engagement chaleureux dans l’établissement pendant deux années, à  l’écoute active » des patients, s’était vu brutalement congédiée, dans un soudain non renouvellement de son CDD. Certes, la nouvelle direction cherchait à réformer un système défaillant. On lui reprocha une bavure médicale, mais elle ne put présenter sa défense. On ne tint aucun compte de son œuvre sans doute dans ce mécanisme de l’idée unique qui ne tient pas compte d’un ensemble. Elle fut donc éliminée du jour au lendemain sans même être reçue. A travers des mails, je m’engageais à fond contre un tel gachis et demandant une médiation. Il y eut dialogue, mais il n’aboutit pas. La section syndicale CFDT s’engagea elle aussi. En vain. Je n’incrimine pas ici une discrimination, mais le défaut de mentalité d’un système qui regarde d’en haut.  Pour le bien, cette infirmière portera ailleurs son écoute active et sa culture du care.

Ce sont là des bavures au regard de la magnifique avancée que nous venons de décrire, la promotion d’une population d’origine africaine dans la contribution au développement d’une culture et d’une société du care.

 

Une vision relationnelle

Dans son livre sur l’éthique du care (1), Fabienne Brugère met l’accent sur la dimension relationnelle de cette approche. « Chaque vie déploie un monde qu’il s‘agit de maintenir, de développer et de réparer. L’individu est relationnel et non pas isolé ». « La théorie du care est d’abord élaborée comme une éthique relationnelle structurée par l’attention des autres ».

Or, cette dimension relationnelle est très présente dans la culture africaine.

Ainsi, apparait-elle dans l’œuvre de Fatou Diome, écrivaine franco-sénégalaise (4).

A plusieurs reprises, Fatou Diome s’est exprimée à propos des personnes âgées en sollicitant du respect à leur égard. Dans la culture africaine, il y a une continuité entre les générations  et les « anciens » sont respectés. Or Fatou Diome a été elle-même élevée par ses grands-parents et elle leur voue une infinie reconnaissance. Nous avons pu ainsi visionner une séquence de vidéo  sur les personnes âgées, mise en ligne sur facebook. Il s’en dégage une grande émotion . J’ai pu partager ce visionnement avec deux personnes travaillant à l’ephad : Régine et Fati. Toutes deux se sont reconnues dans cette vidéo et ont exprimé une grande émotion. Fati n’a-t-elle pas été élevée par ses deux grands-mères et un grand-père…. Ce fut une émotion partagée

Si la culture du care met l’accent sur la dimension relationnelle, elle rencontre à cet égard la culture africaine ou cette dimension est privilégiée  (5). Un théologien travaillant dans une Université de Zambie, Teddy Chawe Sakupapa évoque « la centralité de la vie et de la relation entre les êtres dans la vision africaine du monde ». On peut rappeler ici le concept de l’ubuntu dans la galaxie bantoue. Wikipedia en donne la définition suivante : « la qualité inhérente d’être une personne parmi d’autres personnes. Le terme ubuntu est souvent lié à un proverbe qui peut être traduit ainsi : « Je suis ce que je suis par ce que vous êtes ce que vous êtes » ou « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous » (6). Teddy Chawe Sakupapa écrit : « Dans une réalité interreliée, il n’y a pas de séparation entre le séculier et le sacré ». « La relationalité est au cœur de l’ontologie africaine »

Cette approche correspond à la définition de la spiritualité selon David Hay comme « conscience relationnelle avec soi-même, les autres, la nature et Dieu ». Et Teddy Chawe Sakupapa peut évoquer « une force vitale comme présence de Dieu dans toute la création ».

A travers sa culture relationnelle , l’immigration africaine est propice à la culture du care qui se fonde sur la relationalité . A partir de notre mémoire, nous avons rassemblé ici des récits vécus à travers lesquels on peut voir l’invention d’une culture franco-africaine en voie de promouvoir une culture du care dans les contextes où celle-ci commence à pénétrer. Ce texte exprime, souvent avec émotion, une immense gratitude pour le vécu de ces rencontres. C’est aussi une action de grâce pour le puissant apport de la culture franco- africaine à la société du care. Puisse la France manifester sa reconnaissance en retour.

J H

 

  1. Une voix différente. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/ ‘De
  2. De Yaoundé à Paris. D’aide-soignante à infirmière. Une vie au service du care et de la santé : https://vivreetesperer.com/de-yaounde-a-paris/
  3. De l’esclavage à la lumière. Du Bénin à la région parisienne. Une histoire de vie : https://vivreetesperer.com/de-lesclavage-a-la-lumiere/
  4. Fatou Diomé, invitée d’un monde, un regard : https://www.google.fr/search?hl=fr&as_q=Fatou+Diomé&as_epq=&as_oq=&as_eq=&as_nlo=&as_nhi=&lr=&cr=&as_qdr=all&as_sitesearch=&as_occt=any&as_filetype=&tbs=#fpstate=ive&vld=cid:402c46cc,vid:5yIAErUWBo8,st:469
  5. Esprit et écologie dans le contexte de la culture africaine : https://www.temoins.com/esprit-et-ecologie-dans-le-contexte-de-la-theologie-africaine/
  6. La philosophie de l’ubuntu d’après Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ubuntu_(philosophie)

 

Une culture du soin pour un monde plus sain

Dans le mouvement de le transition intérieure, co-créer une culture régénératrice.

Conséquence d’une ambition démesurée de l’humanité en recherche de richesse et de puissance, exploitant sans vergogne les ressources de la planète, malgré des avertissements personnels et collectifs remontant à plusieurs décennies, la crise climatique appelle aujourd’hui un changement de cap, un changement de paradigme, un changement de vision. Ce changement radical requiert une mobilisation des esprits fondée sur une nouvelle manière de voir le monde et débouche sur un changement économique et social. C’est un processus qui s’effectue dans le temps. C’est pourquoi nous devons envisager une transition. Et lorsqu’il s’agit de promouvoir un nouvel état d’esprit, une autre façon de sentir et d’agir, une nouvelle manière d’envisager l’avenir, on peut parler de « transition intérieure ». Michel Maxime Egger, Tylie Grosjean, Elie Wattrelet viennent d’écrire un « Manuel de transition intérieure » (1) publié en 2023 aux Editions Actes Sud en partenariat avec le mouvement Colibris dans la collection ‘Domaine du possible’. Ce livre, de près de 500 pages, est un ouvrage de référence qui se décline en plusieurs séquences : fondements, métamorphoses, intégration, praxis, ressources pour aller plus loin… Et il affiche en premier un titre hautement significatif, le terme : « Reliance ». Comme déjà, à plusieurs reprises (2), nous constatons que tout se tient, tout se relie et nous sommes invités à affronter les perturbations qui compromettent cette unité potentielle, dans un travail de reliance. Ce livre couvre un champ très vaste et nous nous arrêterons ici sur un des aspects: « Une culture du soin pour un monde plus sain ».

Une culture du soin dans un monde plus sain (p 180-181).

Promouvoir la transition intérieure, « implique de remettre le soin au cœur de notre façon d’être au monde en tant qu’individu, collectif et société ». Le mouvement de la transition accorde au soin une grande attention. « Il est alors possible de contribuer à la co-création d’une société de soin, souvent nommée société du care » (3) Pour la politologue féministe, Joan Tonto, « le care est une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». La philosophe Cynthia Fleury évoque également une « société du care ». Assez naturellement, la notion de soin renvoie au secteur de la santé et de tous les métiers associés au « prendre soin ». Cependant, ici on élargit la perspective en englobant toutes les composantes de la société. Et, considérant le courant du développement personnel, on y perçoit une approche trop individualiste « avec pour risque de s’adapter au monde tel qu’il est, sans jamais s’interroger sur son bien fondé, sa légitimité, ses travers et ses conséquences… ». A l’inverse, dans la transition intérieure, les démarches visant à prendre soin de soi, des autres, et du monde, sont clairement indiquées, dans la conscience critique et aussi politique de leur impact sur la toile du vivant ».

Co-créer une culture régénératrice (p 181-183).

Nous vivons dans l’ambiance d’une vie pressée qui ne favorise pas une vie pacifiée. « Une société qui fonctionne en sollicitant exagérément les êtres humains et les écosystèmes qu’elle s’approprie génère forcément des phénomènes d’épuisement. Le consumérisme saisit la biosphère et l’être humain. Il les épuise en excédant leurs limites et capacités de régénération ». Comme nous nous inscrivons dans ce genre de vie, nous sommes influencés par ces travers jusque dans nos efforts pour y remédier. « Le monde de la transition n’échappe pas à cette logique ; si le système nous exténue, nous pouvons aussi nous épuiser à tenter d’en sortir et de créer du neuf ». Comment vivons-nous ces dépressions et pouvons-nous en tirer parti ? « Un grand nombre de transitionnaires vivent leurs burn-out et d’autres soucis de santé comme des signaux d’alarme, des opportunités pour franchir des étapes d’évolution plus radicales. En découvrant ‘le potentiel de métamorphose’ des épuisements, nous pouvons progressivement les accueillir et nous laisser transformer par eux, avec un soutien du collectif ». Cependant, il est important d’envisager également les causes structurelles de ces épuisements : « les logiques de rentabilité et de course à la performance, qui sont inhérentes à nos cultures modernes occidentales. Elles sont aussi à dénoncer et à déconstruire ». Comme l’écrit Martine Simon, « L’enjeu d’obtenir des résultats coûte que coûte domine dans notre culture tandis que l’enjeu de prendre soin est relégué à tenter de réparer les dégâts ». Dans une perspective inspirée par la permaculture, trois orientations : « prendre soin, prendre soin pour obtenir des résultats, et obtenir des résultats qui prennent soin ». Il n’y a pas de travaux de seconde zone. « Prendre la mesure de l’importance du care pour la vie humaine nous rappelle que nous dépendons tous des services d’autrui pour satisfaire des besoins primordiaux ».

Vers un soin de soi juste et engagé (p 183-187)

La conscience de l’importance de ‘prendre soin de soi’ s’est aujourd’hui répandue. Les auteurs envisagent également cette attitude dans une perspective plus large : « ‘Le prendre soin de soi’ doit être envisagé dans ses dimensions politiques ». Certaines personnes y voient une passivité redoutable. « Idéalement, le care intégrerait et transcenderait à la fois la lutte et le repos en démontant ainsi les frontières qui les séparent ». ‘Prendre soin de soi’ peut être vécu de diverses manières. Ce nouvel adage n’est pas sans travers : « Quand nous tentons de maintenir les apparences en renvoyant une image de réussite ou d’individu autonome, quand nous cherchons à nous remettre sur pied pour faire plus de la même chose, nous peinons à créer les conditions pour nous sentir mieux et contribuer à un véritable changement ». Nous voici ici appelés également à un rapport nouveau à l’écoulement du temps. Le militantisme en faveur de la transition peut lui-même être entaché par une excitation dans la recherche d’une rapidité dans l’obtention des résultats. « Dans nos projets novateurs, nous plaçons parfois inconsciemment la même exigence de rentabilité ou la même soif de reconnaissance qu’avant. C’est le cas aussi lorsque nous intégrons les pratiques de transition intérieure avec fébrilité : nous faisons beaucoup de choses pour apprendre à ‘être’ ». « Il n’est pas toujours facile d’accepter que la pacification de notre relation au temps… prenne justement du temps ». Les auteurs évoquent, entre autre, « la notion de temps juste proposée par le journaliste Carl Honoré. On peut notamment explorer différentes formes de ‘slow’ en adoptant des rythmes adaptés à chaque contexte. Cela suppose, à chaque instant, une écoute de plus en plus fine de la vie qui s’exprime en nous et autour de nous. Cela demande aussi de connaître et choisir de consacrer du temps à ce qui nous nourrit et nous régénère ».

Nous entrainer à l’ouverture du cœur (p 188-192)

Etre ouvert de cœur, c’est être attentif aux autres, c’est-à-dire ne pas s’enfermer dans un train de vie fondé sur ses propres forces. C’est donc accepter de reconnaître notre vulnérabilité. « Quand on a appris à se protéger en s’isolant, un lien est à retisser pour se sentir à nouveau en sécurité avec l’autre. Même sans avoir vécu un traumatisme particulier, il importe de transformer les croyances qui associent la vulnérabilité à la passivité et à la faiblesse. Nous découvrons alors très souvent, que son acceptation nous donne de la force. Accepter et reconnaitre notre vulnérabilité nous permet peu à peu d’oser demander du soutien à un entourage de confiance…

Que ce soit au cœur du soin, de la santé, et plus généralement dans une relation avec les autres, Cynthia Fleury (4) nous invite à poser une double exigence : « rendre la vulnérabilité capacitaire et porter l’existence de tous comme un enjeu propre dans toutes les circonstances de la vie ». En défendant une approche plus globale du soin, elle encourage par exemple à prendre en compte la vulnérabilité d’un patient « sans jamais la renforcer, ni la considérer comme synonyme d’incapacité ».

Dans un magnifique témoignage, Pascale Frère, médecin spécialiste en hématologie, explique l’importance d’avoir pu s’ouvrir à sa propre vulnérabilité au fil des épreuves de la vie. Dans ses épreuves, elle a compris que « le cœur ouvert du soignant amenait autant de guérison que la technique d’exécution du geste, car la vie circulant chez le soignant contactait la mienne, cette part de douceur dont j’avais même oublié l’existence ». Ces prises de conscience lui ont permis de « retrouver la voie d’une médecine humaniste, réinvitant dans la relation thérapeutique une qualité de présence tissée d’amour et de compassion ».

Nous rencontrer pour évoluer ensemble vers de nouveaux comportements dans la voie de la transition intérieure requiert une ambiance « d’empathie et de douceur ». Ainsi « la richesse de ce qui est partagé dans la profondeur se met au service tant des personnes que du collectif. L’empathie, cette posture qui nous rend « capable de nous mettre à la place de l’autre », y contribue. L’éloge de la douceur vient nous éveiller à une réalité parfois encore méconnue. « Dans cette société qui dévalorise les enjeux du soin, il peut paraître dérisoire d’encourager la douceur et la tendresse… Comme si ces qualités étaient réservées à la sphère privée… On n’aurait ni le temps, ni les moyens pour le reste du monde ». Pour Anne Dufourmantelle, « être doux avec les choses et avec les êtres… c’est ne pas vouloir ajouter de la souffrance à l’exclusion, à la cruauté et inventer l’espace d’une humanité sensible, d’un rapport à l’autre qui accepte sa faiblesse… ». « Attenter à la douceur est un crime sans nom que notre époque commet souvent au nom de ses divinités : l’efficacité, la rapidité, la rentabilité ». « La philosophe et psychanalyste n’hésite pas à affirmer que le déni du besoin de douceur se manifeste à travers nos dépressions. « Le manque de douceur est endémique. Il a créé un isolement aussi puissant qu’un charme ». « L’angoisse vient dans le corps quand il est déserté par la douceur »… Il y a donc dans la douceur une puissance de vie : « La douceur est une force de transformation secrète prodiguant la vie, reliée à ce que les anciens appelaient justement puissance ».

Stimuler l’entraide et l’altruisme (p 192-194)

La culture de la compétition fait obstacle à la culture du care. Mais, en regard, il apparait aujourd’hui que l’entraide est un processus naturel puissamment répandu dans la nature. Ainsi, à partir de nombreuses recherches, dans un livre innovant, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle (5) ont montré que les êtres vivants ont une puissante tendance à s’associer. « L’entraide est non seulement un principe du vivant, mais un mécanisme de son évolution » : « Les organismes qui s’entraident sont ceux qui survivent le mieux ». Les êtres humains n’échappent pas à cette réalité. Ainsi, dans certaines catastrophes, on a pu observer des comportements d’entraide. En plus de l’entrainement à l’entraide au « cœur de l’engagement et de l’action, nous pouvons choisir dans les collectifs, des pratiques transformant ces gestes en réflexion ».

Cette propension à l’entraide peut être envisagée dans la perspective de « reliance » qui est la trame de ce livre. « Quand nous nous appuyons délibérément sur notre connexion à la toile du vivant, nous pouvons de plus en plus prendre soin de nous en prenant soin du monde et prendre soin du monde en prenant soin de nous. Nous cultivons alors des habiletés au service de la vie qui rejaillissent aussi positivement sur nous, même si c’est plus tard et de façon indirecte. Cette loi de la réciprocité au cœur de l’entraide, avec son mouvement cyclique, donner – recevoir – rendre, participe à un équilibre vivant : nous sommes nourris en retour par cette façon d’être au monde. Il devient ainsi possible de co-créer et déployer notre créativité en composant avec les inévitables temps où nos fragilités affleurent ».

Accroitre notre résilience. Promouvoir la santé (p 195-200)

« Le mot « résilience » issu de la physique, de la psychologie et de l’écologie, évoque la capacité à affronter, supporter et traverser des chocs, des crises et des tensions extérieures en gardant son intégrité ». La transition intérieure étudiée dans ce livre implique la résilience.

Développer la résilience, c’est chercher à entretenir un équilibre dynamique, c’est aussi changer notre regard sur la santé.

Nous pouvons considérer une alternance entre des périodes où nous engageons toutes nos forces dans le soin et d’autres où nous prenons soin de nous-même. « L’articulation entre le chemin personnel, l’engagement pour le collectif, et le choix du mode de vie sera d’autant plus fluide qu’elle sera associée à des temps d’intégration et de respiration ». « Selon les moments et les contextes, nous sommes amenés à consacrer plus ou moins de temps et d’attention à l’une ou l’autre voie de restauration des quatre liens à soi, aux autres, au vivant, et au plus grand que soi. L’interconnexion profonde entre ces dimensions fera que chaque porte d’entrée vers un des liens pourra se mettre au service de la guérison des autres. Par ces aspirations, la transition intérieure permet d’évoluer en soutenant la vie en soi et autour de soi, d’une manière qui soit adaptée à chaque contexte et à chaque instant ».

Nous voici également appelés à changer notre regard sur la santé. « Dans la mesure où elle nous invite à prendre soin de la santé conjointe de la psyché humaine et de l’âme de la Terre, la transition intérieure implique un changement de regard sur la santé ».

Au total, nous sommes invités à envisager une approche globale, une approche holistique. « Pour l’Organisation mondiale de la santé, (OMS), la santé est un concept très large, dépendant de nombreuses variables. Plus qu’à l’absence de maladie, elle renvoie à la recherche d’un bien-être à la fois physique, psychique et social – nous ajoutons : écologique. Privilégier une vision holistique permet de s’attacher au lien entre des symptômes : d’aller aux racines, de laisser une place à la psyché, aux systèmes familiaux et sociaux, aux écosystèmes plus ou moins dégradés dont dépend le patient, aux liens corps-âme-esprit. Une approche globale et préventive de la santé ouvre aussi la possibilité de recréer – au besoin avec le soutien de collectifs et de thérapeutes – les conditions d’une bonne hygiène de vie : alimentation saine et respectueuse, exercice physique ou encore qualité de sommeil préservée ».

C’est évidemment « une approche nouvelle en regard d’une médecine classique qui évolue encore souvent dans des champs très étroits ». « La pandémie a mis en évidence les limites d’une approche de santé publique centrée avant tout sur des dimensions techno-industrielles. Non seulement la politique de « tout au vaccin » n’était pas complétée par des invitations à renforcer nos systèmes immunitaires, mais en plus elle rejetait des formes de soins alternatifs ».

Notre époque troublée compromet la santé psychique. « Dans les temps qui viennent, il sera de plus en plus indispensable de prendre soin de notre santé psychique sans recourir à des camisoles chimiques. Un enjeu, durant cette transition, est d’apprendre à composer avec deux tendances qui alimentent des cercles vicieux de mal-être : la pathologisation et la stigmatisation. Quand le mouvement d’alternance propre à la vie n’est pas reconnu parce qu’il ne serait pas dans la norme, ses manifestations spontanées sont volontiers pathologisées ».

N’enfermons pas les gens dans des catégories. Ainsi Anne Dufourmantelle, en parlant des personnes dites « bipolaires », « dénonce à la fois leur stigmatisation par le corps social et le traitement inhospitalier de leur « folie ordinaire » et de leur souffrance morale par la psychiatrie contemporaine… ». La psychanalyste rejoint d’autres praticiens qui s’engagent en faveur d’une éthique médicale et thérapeutique. L’anthropologie clinique met en évidence que « les formes pathologiques sont tributaires des formes symboliques à l’œuvre dans une culture ». De même, si on perçoit aujourd’hui la diversité des fonctionnements neurologiques, « heureusement de plus en plus d’écoles alternatives s’ouvrent aujourd’hui à la notion d’intelligences multiples et proposent des approches éducatives mieux adaptées à ces diversités ».

Cette vision d’une culture du soin débouche sur une réflexion sur les modes d’accompagnement dans les cheminements de la transition intérieure. Comme nous avons pu le constater, cette vision est inspirée par des apports récents de psychologues, de philosophes, de sociologues que nous avons déjà souvent croisés sur ce blog. Ce texte vient donc à nouveau rendre compte d’un mouvement de pensée et d’action qui se manifeste aujourd’hui de plus en plus et qui appelle notre compréhension et notre soutien

J H

  1. Michel Maxime Egger. Tylie Grosjean. Elie Wattelet. Reliance. Manuel de transition intérieure. Actes Sud Colibris. 2023 (Domaines du possible)
  2. Tout se tient. Relions-nous ; https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/ La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. La recherche de David Hay : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/ Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient :
  3. https://vivreetesperer.com/?s=dieu+vivant+dieu+pr%C3%A9sent
  4. La grande connexion : https://vivreetesperer.com/la-grande-connexion/
  5. Une voix différente. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
  6. De la vulnérabilité à la sollicitude et au soin . Le soin est un humanisme https://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/
  7. Face à la violence, l’entraide, puissance de vie dans la nature et dans l’humanité : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/

Voir aussi :

Des Lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/?s=corine+peluchon

Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/

 

L’invention montessorienne

Maria Montessori. La femme qui nous a appris à faire confiance aux enfants.

« Maria Montessori. La femme qui nous a appris à faire confiance aux enfants » (1), c’est le livre de Christina de Stefano.

« C’est une biographie fascinante d’une pionnière du féminisme, des pédagogies nouvelles et des recherches sur le cerveau de l’enfant » (page de couverture).

Aujourd’hui, à un moment où l’humanité est confrontée à de graves menaces, il est bon de penser au mouvement de fond qui se poursuit depuis plus d’un siècle : une reconnaissance grandissante de la conscience des êtres humains et des êtres vivants jusque là méconnue par l’égocentrisme patriarcal, des femmes, des enfants et, à la limite, du règne animal. Mais, il n’y a pas de doute, la prise de conscience du potentiel du petit enfant, l’accompagnement respectueux de son développement, constitue une émergence de paradigme, une véritable révolution. A cet égard, Maria Montessori est la grande pionnière, tout en s’inscrivant dans le vaste mouvement de l’éducation nouvelle tel qu’il est apparu et se manifeste encore aujourd’hui comme un « printemps de l’éducation » (2).

Maria Montessori est celle qui, au début du XXe siècle, a dépassé les obstacles des conditions et des mentalités qui barraient la route à la reconnaissance d’une voie nouvelle, en proclamant et en démontrant que « l’enfant n’est pas un vase que l’on remplit, mais une source que l’on laisse jaillir ». Reconnaître le potentiel de l’enfant, c’est ne pas lui imposer, d’en haut, une instruction stéréotypée, des méthodes contraignantes, mais observer et accompagner son développement, son mouvement dans une approche personnalisée et la proposition d’un environnement matériel et social approprié. Reconnaître la dimension de l’enfant, c’est apprécier également sa dimension spirituelle. Le petit enfant est un « embryon spirituel ».

Si la pédagogie Montessori n’a pas occupé tout le champ de l’éducation et reste pionnière, sa présence s’est étendue : 200 écoles en France suite à une forte croissance dans les dernières décennies, et 20 000 dans le monde. Maria Montessori a écrit plusieurs livres. Son ouvrage : « l’enfant » fut pour nous une révélation (3), et, sur le web, il y a maintenant de nombreux sites qui présentent la pédagogie Montessori (4).

La pédagogie Montessori est toujours inspirante aujourd’hui. Dans le champ de l’éducation nouvelle, elle inspire des innovations comme celles de Céline Alvarez (5) retracées sur ce blog. Des recherches récentes, impliquant les neurosciences rejoignent les constats de Maria Montessori sur la dimension spirituelle de l’enfant. « L’enfant est un être spirituel » (6). Depuis la fin du XXe siècle, la pédagogie Montessori a même inspiré une nouvelle approche de la catéchèse chrétienne : « Godly Play » (7). On peut ajouter que l’éducation Montessori, à travers certaines de ses caractéristiques : l’attention à la dimension sensorielle, l’écoute, le respect commencent à inspirer aujourd’hui la communication entre adultes (8).

Ce livre de Christina de Stefano est un ouvrage de référence bien étayé, appuyé sur des notes et une bibliographie abondante. Et c’est aussi un livre très accessible réparti dans une centaine de courts chapitres et se déroulant en cinq parties : la construction de soi (1870-1900) ; la découverte d’une mission (1901-1907) ; les premiers disciples (1908-1913) ; la gestion du succès (1914-1934) ; l’éducation cosmique (1934-1952). En constant mouvement, dans des contextes différents d’un pays à un autre, de l’Italie aux Etats-Unis, de l’Espagne aux Pays-Bas et jusqu’à un long séjour en Inde, la personnalité de Maria Montessori apparaît dans sa complexité. Nous nous centrerons sur l’élaboration de « la méthode Montessori » fondée sur l’observation des enfants, ce que nous appellerons : l’invention montessorienne. Cette invention est la résultante de la formation d’une personnalité originale, une forte personnalité qui tranche avec la société dominante de l’époque. Il y a eu là toute une période de préparation. L’invention montessorienne a ensuite suscité des échos, si plus particulièrement dans certains pays, de fait dans le monde entier. Maria Montessori a communiqué sa vision et répandu son message en suscitant l’engagement et le dévouement d’un grand nombre de personnes. C’est une période de diffusion et d’expansion.

 

La préparation

Née en 1870, Maria Montessori a grandi comme fille unique dans une famille de la classe moyenne italienne, chérie par ses parents. « Son père travaille au ministère des Finances, sa mère se consacre à son éducation. Elle lui inculque les valeurs de la solidarité et lui fait tricoter des habits chauds destinés à des œuvres de bienfaisance. Elle l’encourage à s’occuper des pauvres et à tenir compagnie à une voisine handicapée par sa bosse. Peut-être, est-ce pour cela que la fillette caresse l’idée de devenir médecin » (13).

Maria supporte très mal l’école élémentaire. A cette époque, « immobile à son pupitre, on écoute la maitresse pendant des heures et on répète la leçon en chœur » (p 11). « Cette fillette extravertie est, malgré son jeune âge, dotée d’un grand charisme » (p 11). Elle poursuit ensuite ses études dans une école technique où elle réussit sa scolarité. Son père voudrait qu’elle s’inscrive à l’école normale pour devenir institutrice. Mais elle s’y refuse et déclare vouloir devenir ingénieur. « C’est un choix insolite, car les rares jeunes filles qui poursuivent leurs études le font pour enrichir leur culture avant de se marier ou, à la rigueur, pour entrer dans l’enseignement » (p 17).

Mais, encore plus surprenant à l’époque, elle voulut s’engager dans des études de médecine. Si l’esprit progressiste de sa mère la soutient, son père y est défavorable. « A l’époque, dans les milieux bourgeois, on protège jalousement les filles à marier, qui ne sortent jamais de chez elles sans être accompagnées. Il est donc proprement inouï d’imaginer une fille assise seule au milieu d’étudiants de sexe masculin » (p 19). Cependant Maria Montessori parvient à surmonter la barrière sociale et culturelle et à franchir les obstacles. Après avoir accompli des études préparatoires, en février 1992, elle intègre la faculté de médecine. A l’époque, certains professeurs ont des personnalités fortes et des idées avancées. Ils sont engagés dans une action médicale en milieu populaire. Maria les accompagne dans ce bénévolat. « Ayant grandi dans un environnement bourgeois et protégé, Maria n’était pas préparée à ce qu’elle découvre… C’est son « approche du peuple » (p 31). Très marquée par les cours d’un professeur sur la relation entre éducation et folie, elle décide de faire une thèse en psychiatrie sous sa direction. « Entre les cours, l’internat, dans les hôpitaux et l’étude des patients de la clinique psychiatrique en vue de sa thèse, la dernière année d’université de Maria est très intense. Elle obtient son diplôme en juillet 1896 » (p 34).

Maria Montessori va donc entrer dans un univers médical. Elle est assistante dans un hôpital. Et, tous les jours, en sortant de l’hôpital, « elle continue à faire du bénévolat auprès des déshérités de la ville. C’est au contact des enfants pauvres, qui sont les derniers de la société, que nait son attention à l’égard de l’enfance » (p 39).

Il lui arrive de fréquenter l’asile d’aliénés de Rome. C’est un endroit où règne la violence. Au cours de l’une de ses visites, elle découvre les enfants de l’asile. « Jugés incurables et donc enfermés à vie, ces enfants représentent peut-être ce que ce lieu épouvantable a de plus terrible » (p 44). « Maria comprend qu’elle a trouvé là une cause pour laquelle se battre ». Elle s’interroge à partir de la réaction d’une servante. « Si la réaction des enfants ne dépendait pas tant de leur désir de manger que celui d’interagir avec quelque chose » (p 44).

« Jusqu’alors, Maria a été une jeune femme médecin engagée dans les causes sociales et féministes. A partir de là, elle empruntera une voie qui la conduira très loin à parcourir le monde et à prêcher une nouvelle approche de l’enfant. Dans cette salle d’asile de Rome, son intuition lui dit que les petits déficients ont besoin d’un traitement spécifique qui les stimule et les élève » (p 45). Elle demande à en emmener quelques-uns hors de l’asile pour faire des expériences avec eux.

Elle s’intéresse à la pédagogie. « C’est ainsi quelle découvre le travail d’ Edouard Seguin, un français qui, au milieu du XIXe siècle, a mis au point une éducation particulière aux résultats surprenants… Seguin est le grand inspirateur de Maria Montessori et le créateur du matériel didactique à partir duquel elle a élaboré sa méthode » (p 45).

Edouard Seguin a été assistant du Docteur Itard devenu célèbre pour sa tentative d’éduquer « l’enfant sauvage de l’Aveyron ». Itard a pris en charge cet enfant en mettant en œuvre une méthode expérimentale, « faite de patience, d’observation et d’une grande créativité » (p 47). Dans ce sillage, Seguin se voit confier en 1840, ce qui est sans doute la première classe spécialisée de l’histoire, un groupe de jeunes déficients internés à l’asile de Paris. « Débordant d’enthousiasme, Seguin travaille, jour et nuit, pour essayer de communiquer avec eux. Il a décidé de bâtir une éducation complète, systématique, qui part de la sollicitation des sens pour ensuite s’étendre au développement des idées et des concepts abstraits… Pour ce faire, il invente tout un matériel éducatif… ». (p 48). En 1846, il publie un livre qui rapporte son travail. En raison de l’opposition manifestée par le milieu médical français, il émigre aux Etats-Unis.

A la fin des années 1890, un tournant majeur intervient dans la vie de Maria Montessori. Ce fut une rencontre amoureuse avec un collègue médecin Giuseppe Montesano. « Elle, socialiste, dans un sens, lui avec une éthique juive, son important sens moral, sa rigueur… elle trouva dans la douceur de Montesano l’élément complémentaire à son tempérament fort » (p 42). Ils travaillent ensemble. Mais Maria n’envisage pas un mariage. A cette époque, « la condition de la femme mariée est incompatible avec un travail hors du foyer » (p 52). Maria Montessori perçoit le mariage comme un assujettissement. Or elle tombe enceinte. La situation est critique. « A cette époque et dans son milieu, une grossesse hors mariage détruirait sa carrière et sa réputation » (p 51). Finalement à l’initiative de sa mère, les deux familles s’entendent pour masquer l’incident. L’accouchement a lieu à domicile le 31 mars 1898. L’acte de naissance indique que l’enfant est né de père et de mère inconnus. Il est confié à une nourrice éloignée. Maria Montessori accepte donc de se séparer de son nouveau-né. Elle demande au père, Giuseppe Montesano de « prendre soin de leur enfant à distance et de promettre de ne jamais se marier » (p 54 ). Ce dernier manifeste de la bonne volonté, mais il subit les pressions de sa famille et la situation se dégrade. « Tout a basculé en l’espace de quelques semaines. Le 29 septembre 1901, Giuseppe reconnaît légalement son fils. Le 6 octobre 1901, il épouse une autre femme » (p 74). Ce fut un grand chagrin pour Maria. « Ses proches évoquent un moment terrible : elle reste couchée par terre, en pleurs, pendant des jours (p 75)… Elle met fin à tout contact avec Montesano, notamment sur le plan professionnel. « Pour Maria Montessori, commence une longue traversée du désert, au terme de laquelle sa mission lui apparaitra clairement. Celle-ci la conduira à parcourir le monde en tant que théoricienne d’une nouvelle vision de l’enfant » (p 76).

En conséquence de ce grand choc, la vie de Maria Montessori s’est profondément transformée. Elle s’est abreuvée dans une foi intérieure. Cette intériorisation ne l’a pas détournée de ses engagements les plus avancés, sa grande activité au service du féminisme. Et elle a patiemment reconstruit sa situation professionnelle. Ainsi, quelques années plus tard, en 1907, elle a pu développer une grande expérience pédagogique qui va engendrer une nouvelle vision de l’éducation et de la pédagogie, « La Maison des enfants » à San Lorenzo, un quartier démuni de Rome.

En 1901, « plongée dans un silence profond, Maria Montessori traverse un grand moment de crise » (p 79) : un grand chagrin et la perte d’un premier enracinement professionnel. C’est dans ce contexte que Maria Montessori développe « une grande foi ». « La foi catholique, qui, jusque là, faisait simplement partie de sa culture, devient un refuge et une nouvelle manière de regarder la vie, une dimension qui explique et éclaire tout, y compris la souffrance » (p 79). Maria fait de longues retraites spirituelles et fréquente une congrégation religieuse. « Cette période de ferveur religieuse l’aide à contenir sa peine et à rassembler ses forces. Pendant un certain temps, elle mène « une vie de recueillement absolu ». « J’étais animée par une grande foi, et bien qu’ignorant si je pourrais un jour expérimenter la vérité de mon idée, j’abandonnais toute autre activité comme si je me préparais pour une mission inconnue » se souviendra-t-elle par la suite (p 80). Si sa foi s’exprime dans un contexte catholique, elle garde un caractère personnel. Elle inspire son engagement pédagogique et n’exclut pas une confrontation avec les idées conservatrices, tant sur le plan social que sur le plan religieux « En elle, coexistent un profond sentiment religieux, la conviction d’avoir une mission personnelle, le militantisme féministe, un esprit progressiste et indigné, ainsi que la curiosité à l’égard de toute idée nouvelle » (p 98).

Durant des années, l’engagement féministe de Maria Montessori ne s’est pas démenti. En 1906 déjà, elle est choisie comme déléguée italienne au Congrès international des femmes à Berlin. Très engagée dans l’action sociale, « Maria Montessori  était devenue la secrétaire de l’association : « Per la donna »(Pour la femme) crée par un groupe de militantes pour promouvoir un programme très radical : éducation populaire, suffrage féminin, loi pour la recherche de paternité, égalité salariale entre les hommes et les femmes. Comme délégué, Maria a le profil idéal : elle est jeune ; elle est une des première femme médecin en Italie ; c’est une bonne oratrice » (p 35). En 1899, elle représente l’Italie au Congrès international de femmes à Londres. Cependant, après le grand choc qu’elle a subi dans sa vie personnelle, son activité en ce domaine ne se tarit pas. « Elle est en première ligne pour le droit de vote des femmes… Maria dit toujours ce qu’elle pense, y compris quand elle est en désaccord avec les positions de l’Eglise » (p 95).

Au cours de ces années, Maria Montessori reconstruit patiemment son insertion professionnelle. Ainsi, en septembre 1902, elle présente sa candidature pour enseigner l’anthropologie à l’université. « Elle imagine un cours où l’anthropologie serait appliquée à l’éducation, dans le but de fonder une pédagogie réellement scientifique. Au cœur de son projet se trouve un projet révolutionnaire : la classe comme laboratoire d’observation » (p 82).

Elle entreprend de nouvelles études à l’université. Et, à partir d’une nouvelle recherche, elle se qualifie pour enseigner l’anthropologie à la faculté des sciences (p 89). En 1906, elle est appelée à enseigner à la Scuola Pedagogica (École pédagogique) à Rome. « Dans le cours qui lui est confié, intitulé : « anthropologie pédagogique », Maria continue d’expliquer ses idées novatrices sur l’école : la classe laboratoire, l’enfant au centre, l’enseignant comme un scientifique qui observe ». Son inspiration spirituelle apparaît : « Ce qui fait véritablement un enseignant, c’est son amour pour l’enfant. Car c’est l’amour qui transforme le devoir social de l’éducation en conscience plus élevée d’une mission » (p 91).

 

L’invention montessorienne

Ainsi, à travers les expériences, les rencontres, les réflexions, la pensée de Maria Montessori a muri. Elle va pouvoir l ’exercer dans une expérience fondatrice, la création d’une école expérimentale dans un des quartiers les plus mal famés de Rome : San Lorenzo (p 101). En 1904, un organisme nouveau intervient dans ce quartier. Il fait assainir l’ensemble, achève la construction des immeubles, installe des fontaines. Il attribue les appartements et suit leur entretien. Cependant, dans la journée, en l’absence des parents, les immeubles restent aux mains des tout jeunes. « Abandonnés à eux-mêmes, ces derniers se déplacent en bandes et font des dégâts partout où ils passent » (p 102). Talamo, le directeur du plan de rénovation, « pense résoudre le problème en créant un réseau d’écoles maternelles où les jeunes enfants seront accueillis jusqu’au retour de leurs parents, du travail, et de leurs frères et sœurs plus âgés, de l’école ». Il demande à Maria Montessori de coordonner et de diriger ce projet. Elle accepte à condition de disposer d’une liberté totale. « Elle veut transformer le défi de San Lorenzo en une occasion d’expérimenter ses idées sur des enfants qui n’ont encore jamais été en contact avec l’école… En l’absence d’argent, l’école n’est pas organisée comme une école traditionnelle. Pas d’estrade, pas de pupitres, pas d’institutrices qui appliquent les principes appris à l’école normale. Cette école sera d’une nouveauté absolue, où Maria pourra tout structurer à sa manière. Elle décide d’appliquer la leçon de Seguin aux enfants normaux et d’observer ce qui se passe » (p 104).

En l’espace de quelques semaines, elle met le projet sur pied en s’appuyant sur différents courants de la société romaine. Le 6 janvier 1907, Maria Montessori inaugure la première école qui accueille une cinquantaine d’enfants de deux à six ans. C’est un grand jour. Inspirée, Maria évoque une parole biblique : « Lève-toi, sois éclairée ; car ta lumière arrive, et la gloire de l’Eternel se lève sur toi » (Esaïe 60.1). L’école est au rez-de-chaussée de l’immeuble. Elle est formée d’une grande pièce, de sanitaires et d’une cour. Au début, elle est aménagée avec des meubles de récupération… Très vite, Maria fait fabriquer des meubles adaptés à la taille des enfants. « Chaque détail est pensé pour leur autonomie ». « Une amie de Maria, invitée à visiter l’établissement s’est écrié avec enthousiasme : « Mais c’est la maison des enfants ». Ainsi, nait le nom qui, en quelques années, fera le tour du monde et évoquera, à tous, la méthode Montessori » (p 106).

« Maria choisit la fille de la concierge comme institutrice. Elle lui dit de se contenter d’observer et de lui rapporter chaque événement. Elle veut que, dans ce laboratoire pédagogique, tout se révèle de manière naturelle… Les enfants doivent avoir une liberté de mouvement totale… ». « S’appuyant sur l’observation et sur son instinct, elle identifie chaque fois un nouvel élément » (p 107). Ainsi, un jour présentant aux enfants un nouveau né paisible et silencieux, elle les invite à un exercice de silence qui devient un des rituels de la maison des enfants. « Maria Montessori n’élève jamais la voix, elle n’impose pas son autorité. Elle s’assied et attend que les enfants viennent vers elle. Elle répète qu’il faut tout respecter chez eux, y compris le fait que leur corps leur appartient. (p 108). « Dans la Maison des enfants, le corps n’est pas seulement respecté, mais valorisé. Les enfants peuvent déplacer les chaises et les tables tout seuls et aller et venir dans la classe comme bon leur semble. A l’époque, cette approche est révolutionnaire. Maria a l’intuition, confirmée un siècle plus tard, que le mouvement fait partie du processus d’apprentissage » (p 109).

Pour reproduire le matériel de Seguin, Maria Montessori doit trouver les bons artisans. « C’est la première fois qu’elle utilise le matériel didactique avec ces enfants normaux. Les enfants normaux, eux, travaillent seuls. Cette différence représente une première innovation fondamentale vis-à-vis de Seguin » (p 110). « Elle adopte une position proche de celle d’une observatrice extérieure. Cela lui permet de revoir l’ensemble, de repenser la manière d’interagir avec les enfants. Cette étape cruciale la conduira très loin de Seguin, à une nouvelle approche de l’esprit enfantin. Elle montre le matériel et son fonctionnement aux enfants, elle les laisse travailler, tout en les observant ou mieux, comme elle aime le dire, en méditant… Peu à peu, les éléments de sa future méthode prennent forme… deux éléments centraux apparaissent : la nature différente du maître, qui dirige sans s’imposer et la nature différente de l’enfant qui travaille sans se fatiguer (‘Étudier n’use pas, ne fatigue pas, au contraire cette activité nourrit et soutient’) » (p 111). Elle découvre certains aspects de l’activité enfantine comme le rangement. La vie quotidienne entre dans la classe comme l’hygiène et le repas.

Sans cesse, Maria Montessori observe les enfants. Une réalité lui apparaît ; « Elle sent que les enfants recèlent une énorme capacité d’attention qui se manifeste dès qu’on lui place un cadre pensé pour eux et non pour les adultes. Grace à cet état particulier de son esprit, l’enfant apprend de manière plus profonde et définitive ». (p 115). Dès lors, « le pivot fondamental de l’éducation consiste à aider l’enfant à révéler sa véritable nature habituellement enfouie parce qu’elle est opprimée par une école pensée pour les adultes » (p 115). De fait, les enfants travaillent naturellement pour apprendre. Cet apprentissage est actif et intense. Ainsi, lorsque les enfants sont placés dans un environnement adapté, « ils cessent en peu de temps d’être agités et bruyants et se transforment en personnes paisibles, calmes, heureuses de travailler » (p 136). Un siècle plus tard, nous dit l’auteur, les neurosciences « confirment ces observations en identifiant « des fonctions exécutives » : contrôle inhibiteur, mémoire de travail, flexibilité cognitive (p136). Placé dans de bonnes conditions, plus personne n’a besoin de forcer l’enfant à se concentrer en classe. « Quand vous avez résolu le problème de la concentration de l’enfant, vous avez résolu le problème de l’éducation en entier » (p 136). C’est la voie d’une « auto-éducation ». L’auteure met en évidence la conjugaison d’une approche scientifique et d’une approche spirituelle chez Maria Montessori : « Sa conception métaphysique de la vie passe directement dans son approche de l’enfant, être spirituel par excellence, mais aussi dans son attitude en classe. Quand elle est avec les enfants, elle semble être en méditation, observatrice attentive à toutes les surprises… » (p 137).

La réussite de la Maison des enfants est saluée dans la presse. Maria Montessori poursuit le mouvement en créant une deuxième Maison des enfants. Elle choisit une jeune maitresse à laquelle elle donne le nom de directrice. Car elle demande à celle-ci « d’enseigner peu, d’observer beaucoup, et, par dessus tout, de diriger les activités psychiques des enfants et leur développement physiologique » (p 119). Par ailleurs, ce mouvement pédagogique est aussi un mouvement social. Ces écoles « participent à la libération des femmes qui travaillent ».

Dans les premières maisons des enfants, Maria Montessori ne s’est pas préoccupée de la lecture et de l’écriture parce que ces enseignements ont lieu à l’école élémentaire. « Ce sont les enfants de San Lorenzo qui, au bout de quelques mois passés à travailler avec le matériel sensoriel, en demandent plus. Ayant grandi dans un environnement analphabète, ils sentent que les mots écrits sont une clé pour leur avenir » (p 121). Maria développe une initiative. Elle fabrique des lettres mobiles en papier émeri. L’enfant peut suivre la lettre rugueuse du doigt, et ce faisant, il apprend le geste de l’écriture avant même de savoir ce qu’il signifie » (p 122). Les enfants de San Lorenzo accueillent les lettres rugueuses avec enthousiasme. Ils aiment crier le nom de chaque lettre. Ils passent des journées entières sur les lettres en carton. « Ils y travaillent pensifs, concentrés, suivant de leur doigt les lignes rugueuses, murmurant les sons à voix basses, mettant les lettres côte à côte » (p 122). A Noël 1907, deux mois après le début du travail avec les lettres rugueuses, il advient à San Lorenzo l’événement que Maria Montessori baptisera « l’explosion de l’écriture ». Un enfant invité à dessiner une cheminée avec une craie, poursuivit soudain en écrivant un mot. Un grand enthousiasme personnel, puis collectif, accompagna cette prise de conscience. La lecture vint donc en second. Selon Maria Montessori, l’apprentissage précoce de l’écriture représente seulement la partie émergée d’un processus bien plus large : la mise en lumière de la capacité naturelle d’auto-éducation des enfants quand ils se trouvent dans l’environnement adapté ». « L’explosion de l’écriture attire l’attention du monde et transforme en quelques années le système appliqué dans un quartier pauvre de Rome en un phénomène planétaire » (p 126).

 

Réception et diffusion

Aujourd’hui, la pédagogie Montessori est largement connue. Encore relativement peu pratiquée, elle gagne du terrain et, pour beaucoup, elle est source d’inspiration. La biographie de Maria Montessori, réalisée par Christina de Stefano nous permet de comprendre comment cette pédagogie a pu émerger dans une culture au départ peu propice, à travers l’œuvre pionnière d’une personne qui a initié à la fois une nouvelle pratique éducative et une nouvelle vision de l’enfant. Cette innovation, en rupture avec la culture dominante, constitue une « invention » sociale. C’est l’invention montessorienne. A partir de la création de la Maison des enfants de San Lorenzo, la diffusion de l’innovation va se poursuivre et s’étendre dans le monde entier à travers la diffusion de la vision et de la méthode par Maria Montessori. Ce livre se poursuit en relatant la campagne engagée par Maria Montessori pendant des décennies jusqu’à son décès en 1952.

Après un compte-rendu approfondi des chapitres montrant l’émergence de la pédagogie Montessori, nous nous bornerons à donner un bref aperçu de la campagne pour sa promotion à laquelle l’auteure consacre une bonne partie de ce livre.

Au cours des années, Maria Montessori a rencontré et attiré un grand nombre de personnes. Si bien que la troisième partie du livre est intitulé : « Le premiers disciples ». Et ce fut le cas en Italie et très vite à l’international. L’auteure nous décrit les éducatrices qui se sont engagées avec une passion militante. Maria anime un réseau. Elle y sera ensuite accompagnée par son fils Mario avec lequel elle a pu renouer une relation maternelle à partir de 1913 (le fils retrouvé : p 178-181). D’année en année, de pays en pays, les rencontres de Maria témoignent du potentiel d’attraction de l’idéal montessorien. Maria Montessori développe une œuvre de formation. Elle suscite la production d’un matériel éducatif. Cette dernière activité engendre parfois des conflits d’intérêt. Selon l’auteur, la forte personnalité de Maria Montessori peut lui attirer des reproches d’autoritarisme.

Le livre retrace un parcours international. L’action de Maria Montessori s’est exercée en Italie, et, pendant un temps, en Catalogne. Sa vision se répand dans le monde entier et elle est particulièrement bien accueillie dans certains pays. Ce fut le cas aux Etats-Unis durant un long séjour en 1914-1915, et à l’autre bout, en Inde, où elle réside pendant plusieurs années durant la seconde guerre mondiale.

Dans la poursuite de son action, Maria Montessori s’adapte aux différents terrains. Ainsi composa-t-elle avec le fascisme italien à ses débuts. Elle s’est impliquée dans la religion catholique pendant des années tout en gardant une distance vis-à-vis des conservatismes. Elle entretient des relations avec des personnalités très variées quant à leurs convictions philosophiques et religieuses. Dans certaines situations, elle recherche et conjugue les appuis de milieux différents, de congrégations catholiques à une franc-maçonnerie progressiste. Son grand voyage en Inde a été sollicité par le courant théosophique.

« Avec le temps, la vision de Maria Montessori s’élargit de plus en plus. Il ne s’agit plus seulement de changer l’école, mais aussi la société et donc le monde » (p 295). « Pendant les années 1930, Maria Montessori cesse d’être seulement une éducatrice, quoique géniale et très en avance sur son temps, pour devenir philosophe. » (p 297). « C’est à cette époque qu’elle commence à évoquer le concept  d’éducation cosmique – éduquer à une vision d’ensemble grandiose, où chaque homme est lié aux autres et à la planète entière – qu’elle développe dans la dernière phase de sa vie » (p 295). « Son côté mystique n’a pas disparu, tant s’en faut, depuis qu’elle a renoncé à chercher le soutien des autorités catholiques. Il trouve d’autres voies d’expression, plus personnelles et plus libres et converge toujours vers une vision extrêmement respectueuse de l’enfant » (p 296). Sa foi chrétienne est toujours là : « Nous dépendons de l’enfant ; toute notre personnalité vient de lui. Plus que cela, il s’agit, pour ceux qui peuvent le comprendre, d’une réalisation chrétienne, car la supernature de l’enfant nous guide vers le Royaume de cieux. Premier citoyen de ce royaume, il le fut seulement dans les lignes de l’Evangile, sans que cela pénètre l’esprit, la conscience des chrétiens » (p 312).

Durant les dernières années, après un long séjour en Inde où elle fut accueillie comme « la Grande Âme », (p 302-304), elle s’établit aux Pays-Bas où elle continue à répondre aux sollicitations en provenance du monde entier.

Jusqu’à son départ, Maria Montessori est toujours en mouvement. Sur tous les plans, elle traverse et dépasse les frontières comme dans sa réponse à une question dans laquelle on lui demandait quelle était sa patrie : «  Mon pays est une étoile qui tourne autour du soleil et qui s’appelle la terre » (p 315).

Au terme de cette lecture, on constate combien l’auteure de cette biographie, Christina de Stefano a su nous restituer le parcours de Maria Montessori dans sa dynamique et sa complexité. Elle a bien tiré parti « d’une correspondance inédite et de témoignages directs ». Elle nous rapporte une œuvre géniale tout en gardant son esprit critique. Ce livre est ainsi un ouvrage de référence sur Maria Montessori. Et dans une succession de chapitres courts, il se lit d’un trait.

Cependant, ici, nous avons centré notre analyse : mieux comprendre l’émergence de la pédagogie montessorienne. Nous pouvons suivre effectivement une maturation. L’éclosion de la « Maison des enfants est précédée par la redécouverte de Seguin par Maria Montessori et par ses expériences auprès d’enfants déficients. Elle est la résultante d’un engagement social précoce et constant. Elle témoigne d’un esprit d’observation qui s’inscrit dans un parcours scientifique.

Cependant la Maison des enfants est une innovation qui tranche avec la réalité éducative de l’époque. On y voit le surgissement d’une pratique éducative nouvelle. Cette pratique est la conséquence directe d’une nouvelle représentation de l’enfant, le fruit d’un état d’esprit propice à l’émerveillement et empreint de bienveillance et de respect. Ainsi, dans ces premières années, nous assistons à une véritable invention sociale.

On assiste là à un changement de regard. Ce changement permet de découvrir la vraie nature de l’enfant. C’est une vision psychologique et une vision spirituelle. Apprenons à observer, apprenons à regarder, apprenons à nous émerveiller.

J H

  1. Christina di Stefano. Maria Montessori. La femme qui nous a appris à faire confiance aux enfants. Les Arènes, 2022.
  2. Et si nous éduquions nos enfants à la joie ? Pour un Printemps de l’éducation. https://vivreetesperer.com/et-si-nous-eduquions-nos-enfants-a-la-joie-pour-un-printemps-de-leducation/
  3. Maria Montessori. L’enfant. Ce livre, fréquemment réédité est une belle introduction à la pensée de Maria Montessori. Il fut pour nous comme une révélation
  4. La pédagogie Montessori : https://www.montessori-france.asso.fr/page/155447-la-pedagogie-montessori-une-aide-a-la-vie
  5. Pour une éducation nouvelle, vague après vague : https://vivreetesperer.com/pour-une-education-nouvelle-vague-apres-vague/ Libérer le potentiel du jeune enfant dans un environnement relationnel : https://vivreetesperer.com/liberer-le-potentiel-du-jeune-enfant-dans-un-environnement-relationnel/
  6. L’enfant : un être spirituel : https://vivreetesperer.com/lenfant-un-etre-spirituel/
  7. Éducation et spiritualité : https://vivreetesperer.com/education-et-spiritualite/
  8. Godly play : Une nouvelle approche de la catéchèse : https://www.temoins.com/godly-play-une-nouvelle-approche-de-la-catechese/
  9. Welcome to DoBeDo. Re-enchanting life through stories, relationship, playfulness and openness to change : https://www.do-be-do.org/

Vers une civilisation écologique

Selon Jeremy Lent

En 2020, l’effroi suscité par l’épidémie de Covid s’est allié aux appréhensions engendrées par d’autres menaces comme le dérèglement climatique. Aujourd’hui, une guerre vient s’ajouter au malheur du temps. Cependant, cette tourmente interpelle. Elle invite les chercheurs et les militants à imaginer et à promouvoir un monde nouveau.

C’est ainsi qu’en 2021, un recueil d’essais est paru aux États-Unis sous le titre : « The new possible » (« Le nouveau possible ») (1). Le sous-titre en précise le contenu : « Visions de notre monde au-delà de la crise ».

Cet ouvrage a été conçu dans le contexte américain, mais il est intéressant de constater qu’il ne se borne pas à mettre en cause de graves dysfonctionnements aux États-Unis, mais envisage les problèmes de beaucoup d’autres pays. Bien plus, le champ du livre s’étend au monde entier. Ainsi, plusieurs personnalités des peuples premiers sont appelées à s’exprimer. Ici convergent une réflexion sociologique et économique, des gestes militants et le recours à différentes traditions de sagesse. Le livre s’ordonne en plusieurs parties : la terre ; Nous ; le changement ; la richesse ; le travail ; la nourriture ; l’éducation ; l’amour ; la communauté, et il rassemble les contributions d’une trentaine d’auteurs.

Nous avons choisi de rapporter un des chapitres de ce livre : « Envisager une civilisation écologique » (« Envisioning an ecological civilization ». L’auteur, Jeremy Lent, a écrit plusieurs ouvrages de synthèse sur l’évolution de la culture humaine et la recherche de sens : « The patterning instinct. A cultural history of humanity. Search of meaning » et « The web of meaning. Integrating science and traditional wisdom to find our place in the universe ». Comment l’humanité a-t-elle évolué dans sa recherche de sens ? Quelle vision émerge aujourd’hui ?

 

Quitter le néolibéralisme

Jérémie Lent dresse un bilan des dégâts et des injustices engendrés par le néolibéralisme. Ainsi, aux États-Unis, les communautés pauvres ont été davantage atteintes mortellement par la pandémie que les communautés aisées. Il y a bien une origine au mal actuel. Depuis les années 1980, le néolibéralisme propage une conception dangereuse de l’homme selon laquelle « les hommes sont essentiellement individualistes, égoïstes, matérialistes et calculateurs. En conséquence, le capitalisme de marché serait le meilleur cadre pour les entreprises humaines » (p 4). « Le néolibéralisme est logiquement le résultat d’une conception de monde fondée sur la séparation : les gens sont séparés les uns des autres, les humains sont séparés de la nature, et la nature elle-même n’est plus qu’une ressource économique » (p 4).

 

Menace d’effondrement

Dans la recherche d’un progrès matériel, nous consommons les richesses de la nature plus vite qu’elle ne se reconstituent.

Notre civilisation fonctionne en « consommant 40% des ressources de la terre au-dessus du rythme soutenable » (p 4).

 

Transformer nos valeurs

Avec Jeremy Lent, faisons d’abord le point : « La description des êtres humains comme des individus égoïstes, la perception de la nature comme une ressource à exploiter, et l’idée que seule la technologie peut répondre à nos plus gros problèmes, voilà de profondes erreurs qui ont conduit notre civilisation vers un désastre »(p 5).

« Nous avons besoin de changer le fondement de notre civilisation : passer d’une civilisation fondée sur l’accumulation des richesses à une autre fondée sur la santé des systèmes vivants, une civilisation écologique » (p 6). Ce sera là une mutation majeure comparable aux deux grands bonds de l’humanité : la mutation agricole qui a commencé il y a 12 000 ans et la révolution scientifique du XVIIe siècle.

 

Une civilisation écologique

Jérémie Lent met en valeur la vertu de l’entraide. « Les systèmes vivants sont caractérisés à la fois par la compétition et la coopération.

Cependant, les transitions majeures de l’évolution qui ont amené la vie à son état actuel d’abondance, sont toutes le résultat d’un accroissement spectaculaire de la coopération. La clé de ces pas d’évolution – et du fonctionnement efficient de tous les écosystèmes – est la symbiose : le processus dans lequel les deux parties en relation donnent et reçoivent réciproquement… » (p 6). « Les contributions de chaque partie créent un ensemble plus grand que la somme des parties ». La symbiose permet aux écosystèmes de s’entretenir presque infiniment ». « L’interconnection de différents organismes en symbiose se manifeste dans un autre principe fondateur de la nature : l’harmonie ». « L’harmonie apparaît quand les différentes forces d’un système sont en équilibre » (p 6-7). Un tableau apparaît. « Chaque système dépend de la vitalité des autres ».

Cette constatation « nous amène à formuler un objectif ultime de la civilisation écologique : créer les conditions pour que tous les humains puissent fleurir comme une part d’une terre vivante et prospère. Jeremy Lent transpose le phénomène de la symbiose en termes humains : « les principes fondateurs de la justice et de l’équité ». Une civilisation écologique assurera « la promotion de la dignité humaine en fournissant les conditions pour permettre à chacun de vivre en sécurité et en bien-être ». Par ailleurs, la civilisation écologique reconnaitra la diversité dans tous ses registres. « Elle sera fondée sur l’axiome que le plein potentiel d’un système peut être réalisé seulement quand il est intégré – un état d’unité dans la différenciation où la prospérité de chaque constituant contribue au bien-être de l’ensemble » (p 7). Par-dessus tout, une civilisation écologique suscitera une symbiose englobant la société humaine et le monde naturel ».

 

La civilisation écologique en pratique

 

Entrer dans une civilisation écologique requiert une transformation fondamentale de l’économie. Entre autres, on passera  d’une économie fondée sur la croissance perpétuelle du Produit National Brut à une société mettant l’accent sur la qualité de la vie en développant les indicateurs correspondants. Depuis le début du XIXe siècle, la plupart des économistes ont considéré deux domaines seulement de l’activité économique : les marchés et le gouvernement… Une civilisation écologique prendra en compte ces deux domaines, mais ajoutera deux secteurs : l’économie domestique et les communs. « En particulier, les communs deviendront une part centrale de l’activité économique (3) ». Jeremy Lent rapporte l’origine du terme : la terre partagée par les paysans en Angleterre. Mais dans un contexte plus large, « les communs comprennent toutes les sources de subsistances et de bien-être qui échappent à l’appropriation de la propriété privée et de l’état : l’air , l’eau, la lumière du soleil, et même les créations humaines comme le langage, les traditions culturelles et la connaissance scientifique » (p 8). C’est une richesse commune (« a shared human commonwealth » (p 9). On reconnaitra le droit de chaque être humain à participer à cette richesse commune. Jeremy Lent évoque ici « un revenu de base universel ». Les recherches en ce sens ont montré les aspects positifs d’une telle innovation. Dans cette transformation, quelle attitude vis-à-vis des grandes entreprises internationales ? Elles devront se soumettre à une charte écologique et sociale. La même approche écologique entrainera la transformation de l’agriculture et du tissu urbain. Jeremy Lent envisage également une transformation de la gouvernance vers « un modèle polycentrique où les décisions locales, régionales et globales seront prises aux niveaux où leurs effets se font le plus sentir » (p 10).

 

En marche

Si cette vision porte un idéal à atteindre, Jérémy Lent nous présente « les innombrables organisations pionnières à travers le monde qui plantent déjà les semences pour une civilisation affirmant la vie » (p 10). L’auteur cite des initiatives aux États-Unis, en Bolivie, en Espagne. Il montre « comment la vision écologique se répand à travers les institutions religieuses et culturelles établissant un terrain commun avec le traditions indigènes qui maintiennent leur connaissance et leur genre de vie pendant des millénaires ». Il évoque la « charte de la terre » initiée à La Haye en 2000 et adoptée depuis par plus de 2 000 organisations à travers le monde auxquelles se sont joints certains gouvernements. Et bien sûr, il cite l’encyclique ‘Laudato si’.

Sur le plan économique et politique, des organisations apparaissent telles que la « Wellbeing Economy Alliance » et la « Global Commons Alliance ». « Peut-être encore plus important, un mouvement populaire affirmant la vie se répand globalement ». (p 11)

Le livre : « The new possible » fait lui-même écho à la transformation en cours.

Ce texte de Jeremy Lent nous apporte une vue d’ensemble sur la mutation en cours. Il en esquisse le sens. De son point d’observation, il vient confirmer l’extension d’un mouvement écologique à travers le monde entier. Ce point de vue vient donc nous encourager et nous affermir.

J H

 

  1. Philip Clayton, Kellie M Archie, Jonah Sachs, Evan Steiner, ed. The new possible. Visions of our world beyond crisis. Wipf and Stock Publishers, 2021
  2. Voir le blog de Jeremy Lent, author and integrator : https://www.jeremylent.com/
  3. La promotion des communs apparaît récemment au cœur du livre de Gaël Giraud : Gaël Giraud. Composer le monde en commun, Seuil, 2022

Ecothéologie et pentecôtisme

Ecothéologie  et pentecôtisme

Dans la prise de conscience écologique, une nouvelle vision théologique est apparue au point de porter un nom : écothéologie. Michel Maxime Egger nous en a montré les différents visages (1). Nous savons aussi comment le théologien Jürgen Moltmann a sous-titré son livre : « Dieu dans la création » paru dès 1988 : « Traité écologique de la création » et  poursuivi ensuite constamment son œuvre en ce domaine (2). En 2015, le pape François publie dans ce domaine une encyclique retentissante : « Laudato si’ » (3). Dans la dernière décennie, ce mouvement est également apparu dans le champs pentecôtiste, du moins chez certains théologiens anglophones. Sachant l’expansion actuelle du pentecôtisme dans le monde, ce fait est important d’autant que certaines manifestations politiques du pentecôtisme dans certains pays ont pu être contestées. A J Swoboda est pasteur et professeur de théologie, notamment à la faculté Fuller (4). Il se déclare un environnementaliste pentecôtiste : « Le soin porté à la création est un aspect intégral de l’œuvre relationnelle du Saint Esprit dans le monde » (5). A J Swoboda a écrit sur cette questions plusieurs livres qui font référence : « Tongues and trees. Towards a Pentcostal Ecological Theology » (6) ; « Introducing Evangelical Ecotheology. Foundations in Scripture, Theology, History and Praxis ». Aussi a-t-il édité un recueil d’écrits théologiques : « Blood cries out. Pentecostals, Ecology and the Groans of Creation » (Pentecostals, Peacemaking and Social Justice) (7).

Le ‘Jour de la Terre’

L’instauration d’un ‘Jour de la Terre’ aux Etats-Unis en 1970, initiative suivie internationalement, témoigne d’une éclosion de la prise de conscience écologique. C’était un jour de méditation et d’action pour restaurer la relation humaine avec la terre. Le fondateur et le visionnaire du ‘jour de la Terre’ fut John McConnell Jr. Dans son livre : « Blood cries out », (7) A J Swoboda nous décrit cette personnalité dans son parcours spirituel, nous signifiant par là que la préoccupation écologique a pu être présente en quelqu’un fortement marquée par une inscription familiale pentecôtiste. Les parents de McConnell ont été membres fondateurs de la charte des assemblées de Dieu en 1914. Son propre grand-père fut même un participant au grand réveil de la Rue Azuza à Los Angeles en 1906. Ainsi le ‘Jour de la Terre’ a commencé avec de fortes convictions religieuses. McConnell ,voyant la crise écologique à travers sa culture religieuse, « envisageait un jour où les chrétiens pourraient montrer la puissance de la prière, la valeur de leur charité et leur préoccupation pratique pour la vie et les gens de la terre ». Ce rappel historique est une entrée en matière qui légitime une approche théologique pentecôtiste de l’écologie.

 

Univers écologique et univers pentecôtiste : tout est relation

Brandon Rhodes était étudiant à l’université d’Oregon (Etats-Unis) et il y fréquentait deux univers : l’écologie et le pentecôtisme (6). Dans la communauté pentecôtiste, il se voit proclamer l’importance de la relation : « Le Royaume de Dieu porte entièrement sur les relations ». A travers leur vie ensemble, les étudiants pentecôtistes « apprenaient à voir et à nommer l’œuvre de l’Esprit dans leur vie et dans leurs relations quotidiennes ». Cependant, dans ses études en écologie, Brandon Rhodes s’éveillait à « l’interconnexion de toutes choses, comme les champignons qui s’emploient à constituer un réseau relai entre les arbres de la forêt. Quand un feu, une sécheresse ou une tronçonneuse frappe un arbre, la forêt entière en frisonne de conscience. En écologie, la relation, c’est tout. Cette prise de conscience a profondément influencé la manière dont je voyais la terre ». « La Création brille de vie, de relation et déborde d’un saint mystère ». « Avec le temps, cette résonance entre l’écologie et le pentecôtisme me devint tout-à-fait évidente. Le Royaume de Dieu porte entièrement sur la relation et il en va de même pour l’écologie. Le royaume de Dieu dans l’Esprit est écologique et vice versa. Je le ressentais d’une manière palpable dans cet environnement verdoyant des montagnes de l’Oregon ».

 

A la recherche d’une rencontre entre la réflexion théologique et l’expérience

Brandon Rhodes constata pourtant que le pastorat pentecôtiste percevait rarement la connexion entre les deux approches, et plus généralement la valeur de l’écologie. Ce fut donc avec joie qu’il accueillit la parution du livre de A J Swoboda, un ouvrage qui établissait un pont par dessus la division entre écologie et pentecôtisme. Et, encore mieux, il rencontra l’auteur  habitant dans le même voisinage. Le livre de Swoboda : « Tongues and trees : toward a pentecostal ecological theology » formule sa thèse de doctorat pour un public plus large. Cependant, Brandon Rhodes s’interroge sur le format académique qui peut donner l’impression que le message descend d’en haut vers des réalités sociales qui montent d’en bas. « Le défi majeur pour Swoboda est de transmettre des idées académiques de haut en bas vers une tribu à la base, celle de l’église pentecôtiste. A J Swoboda trace bien quelques pistes comme « imposer les mains à la terre pour sa guérison, ou bien prêcher des eschatologies créationnelles ». Mais Brandon Rhodes reste en partie sur sa faim.

« Un épilogue plus développé en terme de pratiques pentecôtistes, expériences écologiques, incursions liturgiques, comportements mystiques à l’intention de l’église locale aurait idéalement arrondi ce travail ».

 

Un témoignage et un parcours de recherche

 Brandon Rhodes partage avec nous sa vision de foi. « Le pentecôtisme, ce n’est pas seulement une manière de prêcher, chanter, se rassembler et prier. C’est fondamentalement développer des cœurs ouverts à l’activité de l’Esprit. C’est une imagination active se demandant où Jésus peut être à l’œuvre à travers l’Esprit ».

« Cependant ce comportement pentecôtiste tourné vers l’Esprit refuse d’être commodément institutionnalisé, planifié, préemballé pour une consommation ecclésiale ».

« Swoboda semble appeler l’écothéologie à nourrir notre capacité de voir la création comme une arène où se montre la vie de Dieu. Si je le lis fidèlement en pentecôtiste, il désire nous amener à devenir des magiciens verts plutôt que des écothéologiens – des guides mystiques à même de nous faire voir la magie dont ce monde est abreuvé par le Saint Esprit. L’Esprit holistique, baptisant la création, vers où « Tongues and Trees » dirige le pentecôtisme, est vivant et actif dans le monde ». Brandon Rhodes nous appelle « à avoir des yeux pour le voir et à répondre dans la repentance ».

 

Aperçus

 Suite à son analyse, Brandon Rhodes présente un résumé détaillé du livre : « Tongues and Trees ». En voici quelques extraits.

Swoboda présente les apports des différentes dénominations à l’écothéologie. En ce qui concerne le pentecôtisme, il perçoit certaines dispositions favorables. « D’abord, le pentecôtisme met l’accent sur ce que Miroslav Wolf appelle : « la matérialité du salut » ce qui historiquement s’est prêté à une attention pour des questions de justice sociale – une disposition qui s’ouvre tout naturellement à honorer le monde matériel et, dans de nombreux cas, là où la dégradation écologique accroit les injustices existantes. Deuxièmement, l’accent pentecôtiste sur l’Esprit se prête au témoignage biblique de l’Esprit de Dieu vivifiant et même baptisant toute la création. Ainsi nous devons attendre les charismes non seulement de l’église charismatique, mais du reste du royaume de la création.

Swoboda résume son bilan des écothéologies charismatiques en deux points majeurs : « D’abord si l’Esprit de Dieu crée et vit dans la création et le peuple de Dieu, les deux sont en voie de restauration à la relationalité. La relationalité est la force même de la théologie et de la pratique pentecôtiste. Ultimement, c’est la force des théologies Esprit/création. L’accent pentecôtiste sur une église interconnectée – par – l’Esprit, nous enjoint de joindre la ‘conversation’. J’ai trouvé dans mon enseignement de l’écologie l’interconnexion de la terre elle-même. Deuxièmement, Swoboda conclut de cette recherche que notre tâche future est de nourrir une imagination pneumatologique concernant le « care » écologique.

Le développement de l’approche écologique transforme notre vision du monde. Elle nous incite à considérer qu’il y plus grand que nous et que nous nous inscrivons dans un tissu de relations. Cette vision nous invite à entrer dans une vision spirituelle où la Pentecôte apparaît comme une figure privilégiée. On comprend qu’un théologien pentecôtiste assume l’approche écologique en espérant que cette attitude se répande dans sa dénomination comme elle s’étend dans d’autres églises.

Rapporté par J H

 

  1. Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
  2. Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
  3. Convergences écologiques :Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, pape François et Edgar Morin : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/
  4. A J Swoboda Ph D : https://www.bushnell.edu/faculty/a-j-swoboda/
  5. A J Swoboda : I am a pentecostal environmentalist : https://faithandleadership.com/aj-swoboda-im-pentecostal-environmentalist
  6. Book Review, Tongues and trees. Toward a pentecostal ecological theology : https://christandcascadia.com/2014/08/01/book-review-tongues-and-trees-toward-a-pentecostal-ecological-theology/
  7. A J Swoboda. Blood cries out : https://www.amazon.com/Blood-Cries-Out-Pentecostals-Peacemaking/dp/1625644620