Edgar Morin vient de publier un petit livre : « La fraternité.Pourquoi ? » (1). C’est une alerte. C’est un appel. C’est, en quelque sorte, un manifeste. Et ce manifeste nous est adressé par un des plus grands penseurs de notre époque (2). Au fil des années, Edgar Morin ne nous rapporte pas seulement une vie militante et créative, mais, sociologue et philosophe, il est également un immense penseur, un penseur encyclopédique, un penseur pionnier, auteur d’une série de livres intitulée : « La Méthode » : apprendre à envisager la globalité et à reconnaître la complexité.
Au cours de décennies de recherche, Edgar Morin a écrit un grand nombre de livres couronnés par une audience internationale, puisque traduits en 28 langues. Alors pourquoi y ajoute-t-il aujourd’hui un livre engagé, en réponse aux inquiétudes suscitées par les tensions et les dérives qui se manifestent dans nos sociétés ?
Face aux périls
Dans une récente vidéo (3), Edgar Morin n’hésite pas à déclarer :
« Le pire est envisageable, mais lemeilleur est encore possible ». C’est dire l’importance de l’enjeu, mais quelles sont donc les menaces ?
Si l’individualisme comporte des aspects positifs comme les possibilités ouvertes par l’autonomie personnelle, il entraine également une « dégradation des solidarités » (p 38). De même, la mondialisation a un « effet paradoxal » : « Elle crée une communauté de destin pour toute l’humanité en développant des périls globaux communs : la dégradation de la biosphère, l’incertitude économique et la croissance des inégalités, la multiplication des armes… » (p 41). Et puis, Edgar Morin dénonce également des modes de pensée qui engendrent des effets négatifs. Certes, « La domination d’une pensée qui sépare et compartimente, et qui, elle-même, ne peut accéder aux problèmes fondamentaux et globaux de la société » nous paraît ancienne, mais elle prend force lorsque « le mode de connaissance dominant devient le calcul, qui traduit toutes les réalités humaines en chiffres et ne voit dans les individus-sujets que de objets » (p 39). Ainsi, dans ces conditions, les trois moteurs couplés : sciences-techniques-économies conduisent aux catastrophes écologiques, au péril mortel des armes nucléaires et autres, aux déshumanisations de tous ordres » et, en même temps, aux dangers du transhumanisme » (p 51). En regard, Edgar Morin nous présente un ensemble de propositions. Cette voie nouvelle passe par un « changement de notre façon de connaître et de penser, réductrice, disjonctive, compartimentée pour un mode de pensée complexe qui relie, capable d’appréhender les phénomènes dans leur diversité et leur unité ainsi que leur contextualité » (p 52).
Cependant, si la conflictualité prend des formes nouvelles, elle s’inscrit dans une longue histoire. Il y a bien des maux terribles dans notre passé. La mise en garde vis à vis des périls actuels ne doit pas nous les faire oublier (4). Edgar Morin ne les évoque pas ici, mais il analyse les racines anthropologiques et idéologiques de la conflictualité.
La force de l’entraide
Le grand livre de Darwin, « De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la lutte pour l’existence dans la nature » (1859-1861) a été lu, à une époque, comme « confirmant le développement des plus agressifs et mieux adaptés à un monde conflictuel, et utilisé comme justification pseudo-scientifique du darwinisme social. Le penseur libertaire, Pierre Kropotkine, s’opposa vigoureusement à cette doctrine politique comme à l’interprétation dominante du darwinisme où le « struggle for life » devenait le déterminant de la solution au profit des meilleurs… » (p 17). Edgar Morin nous montre comment le darwinisme social a perdu son emprise. Aujourd’hui, on reconnait l’importance de la symbiose et des relations associatives. Face aux forces de conflit et de destruction, « les forces
d’association et d’union s’activent dans les écosystèmes » (p 21) Aujourd’hui, l’entraide est reconnue comme une force motrice (5).
La fraternité : une grande aspiration
Le fraternité, c’est une nécessité sociale, c’est aussi un besoin intérieur… Ainsi Edgar Morin ne trace pas uniquement un chemin collectif. Il raconte l’histoire de sa vie. Il exprime un ressenti. « De même que je n’ai jamais pu vivre sans amour, je n’ai jamais pu vivre sans fraternité… Il y a les grandes fraternités durables. Mais il y a aussi les fraternités provisoires. Ces fraternités dues à la rencontre, au hasard, à la communion, à l’adhésion enthousiaste, à des je-ne-sais quoi où deux êtres se reconnaissent plus que camarades, sont des moments solaires qui réchauffent nos vies dans leur cheminement dans un monde prosaïque (p 35-36).
Liberté, égalité, fraternité, belle devise (6) mais « la fraternité ne peut pas venir d’une injonction statique, supérieure, elle doit venir de nous (p 9). Elle peut s’appuyer sur une aspiration humaine. Les sources du sentiment qui nous portent vers autrui, collectivement (nous) ou personnellement (tu) sont les sources de la fraternité (p 11).
Mais Edgar Morin sait combien cette fraternité doit être entretenue, car elle est menacée par des forces opposée. Il y a opposition entre tout ce qui pousse à l’union -eros- et, d’autre part, tout ce qui pousse au conflit -polemos- ainsi que ce qui nous pousse à la destruction et à la mort -thanatos- » (p 25). Il y a interaction. Ainsi, « tout ce qui nerégénère pas, dégénère et il en est ainsi de la fraternité »
Des oasis de fraternité
Face à des menaces bien identifiées, Edgar Morin entrevoit « un bouillonnement d’initiatives privées, personnelles, communautaires, associatives qui font germer ici et là les ébauches d’une civilisation vouée à l’épanouissement personnel dans l’insertion communautaire… il y a là comme des oasis… (p 44). On retrouve dans la description d’Edgar Morin un foisonnement d’innovations, des fablabs (laboratoires de fabrication collaboratifs) à toute la gamme des initiatives écologiques et sociales. A cet égard, lefilm : « Demain » nous avait bien montré le sens de ce mouvement (7) . Ce blog rapporte des innovations de ce genre (8).
« Nous devons tout faire pour sauvegarder et développer la fraternité des oasis. Le déferlement des forces négatives en notre époque de régressions éthiques et politiques généralisées, rend de plus en plus nécessaire la constitutionde ces oasis. Nous devons créer des ilots de vie autre, nous devons multiplier ces ilots, car, ou bien les choses vont continuer à régresser et les oasis seront des ilots de résistance de la fraternité, ou bien, il y aura des possibilités positives et ce seront les points de départ d’une fraternité plus généralisée dans une civilisation réformée » (p 36).
Montée d’une prise deconscience
Il apparaît de plus en plus aujourd’hui que le rationalité technique et scientifique ne suffit pas. La relation humaine est essentielle dans toutes ses dimensions éthiques : care, empathie, fraternité. C’est un mouvement général qui s’exprime également sur le plan spirituel. Si, de par son histoire personnelle et le cheminement de sa réflexion, agnostique, Edgar Morin n’entre pas dans la dimension religieuse, son éloge de la fraternité rejoint les croyants engagés en ce sens.
L’amour partagé est au cœur de l’Évangile. Il a cheminé parfois en sous-main dans des moments peu avenants de la chrétienté. MichelClévenot a pu écrire une histoire de la pratique chrétienne sous le titre : « Leshommes de la fraternité » (9). Et, dans son grand livre : « LePhénomène humain » (10), PierreTeilhard de Chardin voit dans l’amour, le cœur du vécu chrétien : « L’amour chrétien, chose incompréhensible pour ceux qui n’y ont pas gouté. Que l’infini et l’intangible puissent être aimable ; que le cœur humain puisse battre pour son prochain d’une charité véritable : ceci paraît à bien des gens que je connais tout simplement impossible… Et cependant, que fondé ou non sur une illusion, ce sentiment existe, et qu’il est même anormalement puissant, comment en douter – rien qu’à enregistrer brutalement les résultats qu’il ne cesse de produire autour de nous… Et n’est-ce pas un fait enfin, celui là, je le garantis, que si l’amour de Dieu venait à s’éteindre dans l’âme des fidèles, l’énorme édifice de rites, de hiérarchie et de doctrines que représente l’Eglise retournerait instantanément dans la poussière dont il est sorti » (écrit en 1938-1940). Aujourd’hui, à travers la pensée théologique de JürgenMoltmann (11), nous apprenons à reconnaître l’inspiration de l’Esprit dans la manifestation de la fraternité où qu’elle soit, souvent dans des espaces où la référence religieuse s’en est allée.
Sur ce blog, un précédent article annonçait la recherche actuelle de fraternité : « Appel à la fraternité ». Ce livre d’Edgar Morin, accessible à tous est la contribution d’un grand penseur à cette quête. L’engagement d’un homme de savoir dans cette cause nous paraît hautement significatif.
J H
Edgar Morin. La Fraternité. Pourquoi ? Actes Sud, 2019
Le mouvement collaboratif, qui se développe actuellement, présente des facettes différentes : des communautés fraternelles, mais aussi des entreprises solidaires. Peu présent dans ce livre sur la fraternité, cet aspect économique doit être mis en valeur. La convergence est manifeste dans le livre d’Isabelle Delannoy : « L’économie symbiotique » . La présentation de ce livre est accompagnée de la mention des initiatives analysées sur ce blog : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/
Vers un nouveau paysage industriel, économique, social
Peter est ingénieur dans une entreprise de haute technologie.
« En recherche d’un nouveau champ d’activité pour son entreprise, il a été amené à travailler sur une innovation en rupture : l’imprimante 3D ». En répondant à nos questions, il nous ouvre un horizon : l’apparition d’un nouveau paysage industriel, économique et social.
Emergence d’un nouveau mode de production
« L’imprimante 3D n’est pas une nouveauté. Elle existe depuis plus de 30 ans. La vraie nouveauté, c’est de l’utiliser dans une phase industrielle. C’est de faire de la « mass production » . Il y a trente ans, on s’en servait pour faire des prototypes, par exemple des concepts de voiture, de moteur. On s’en servait aussi pour faire de la recherche afin de bien comprendre et d’améliorer le fonctionnement et le potentiel de cette imprimante à des fins de réaliser des produits de qualité. Aujourd’hui, on entre dans la phase d’industrialisation pour faire des pièces de qualité qui soient équivalentes à la production classique.
Qu’est-ce que l’imprimante 3D ? Dans la fabrication traditionnelle, on part d’un bloc de matière. On retire de la matière pour réaliser une pièce . Dans l’imprimante 3D, on part de rien. On part d’une poudre et, pour réaliser une pièce, on va agglomérer cette poudre, couche après couche. On peut avoir différents types de matière initiale : polymère, métal, céramique, bois, béton. Ce qui domine, ce sont les polymères et le métal. Aujourd’hui, l’imprimante 3D est utilisée dans trois domaines principaux : l’aérospatial, le médical, la défense.
Vers une économie décentralisée et écologique
Les conséquence sont significatives parce qu’on va développer l’économie locale. L’imprimante 3D permet d’éviter les transports. On envoie le modèle 3D par internet dans les lieux de fabrication. On y dispose de la matière. La production s’effectue dans des micro-usines à partir de quelques imprimantes 3D. Les produits sont fabriqués localement. On n’a plus besoin d’importer des produits de pays lointains. La production pourra à nouveau se développer dans des pays, dits développés, en Europe, en Amérique, et aussi dans des pays pauvres, jusqu’ici peu industrialisés. Cependant, il y a besoin de compétence. Il n’y a plus de dépendance par rapport à des lieux jusque là privilégiés. On pourra de plus en plus travailler en dehors des métropoles et des zones industrielles et réindustrialiser des régions aujourd’hui dépourvues.
Cette transformation va permettre également une personnalisation des produits, une adaptation aux clients. De même, les produits pourront être réparés. Les pièces pourront être changées. L’imprimante 3D favorise le remplacement des pièces. C’est une entrée dans le mouvement de l’économie circulaire qui est une des composantes de l’économie écologique. Moins de transport, moins de consommation d’énergie, tout cela va dans le sens de la transitionécologique.
L’imprimante 3D : un développement rapide
Aujourd’hui, l’imprimante 3D est très développée aux Etats-Unis. Initialement, ce fut une innovation française, mais elle a été reprise et développée aux Etats-Unis à partir des années 1990. Elle est également très développée en Asie : Japon, Corée, Chine. Et maintenant, elle se développe en Europe. En France, nous sommes encore très en retard : 3% du marché contre 6% en Angleterre, 9% en Allemagne… et 40% aux Etats-Unis. Nous avons besoin d’une aide de l’Etat pour une démocratisation de l’imprimante 3D. Il y a besoin d’un immense effort d’information, de formation et de conseil. Pour une approche prospective, on peut déjà envisager l’imprimante 4D qui permet de donner mouvement aux objets. Entre autres, l’imprimante 4D permettra de reconstituer les tissus humains de grands brulés.
Dans la transformation en cours, il y a encore en France un temps d’inertie. Mais on peut envisager que la France entre pleinement dans ce processus d’ici cinq ans.
L’imprimante 3D, ce n’est pas seulement une innovation technologique, c’est également un changement de société ».
A certains moments dans l’histoire, de grandes personnalités émergent. Elles portent une cause et vivent un idéal. Ce fut le cas de Mandela et de Gandhi (1). En France, ce fut le cas de Jean Jaurès.Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson ont écrit à leur sujet. Et nous revenons ici sur un de leurs livres : « Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain » (2). « Tout le monde croit connaître Jean Jaurès, icône républicaine qui demeure encore dans les mémoires, cent ans après sa mort (en 1914), le père du socialisme français, le fondateur de « l’Humanité », l’historien de la Révolution Française, l’inlassable combattant dreyfusard, le champion parlementaire de la séparation des Eglises et de l’Etat, le pacifiste assassiné à la veille de la Grande Guerre (3). Mais d’où lui venait ce souffle qui l’habitait, quel était le fondement de son élan humaniste et en quoi croyait-il ? » (2a). Eric et Sophie Vinson décrivent et analysent ici la pensée philosophique, métaphysique de Jean Jaurès dans le contexte de son époque.
Voilà une recherche qui nous concerne. A certains moments de l’histoire, dans telle conjoncture, l’accès à une inspiration religieuse peut être entravé parce que l’institution correspondante s’enferme, s’éloigne de la vie, adopte une posture dominatrice . Au XIXè siècle, l’Eglise catholique s’érigea en pouvoir hostile aux acquis de la Révolution Française. Ce fut « la guerre des deux France ». Mais alors comment le christianisme pouvait-il être vécu, lui, qui, en France, avait été associé, pour une part importante, au catholicisme ? Comment l’inspiration évangélique allait elle contribuer à irriguer la société française ? Lorsque l’eau vive se heurte à un barrage, elle prend de nouveaux chemins. Dans notre humanité, il nous faut explorer et reconnaître les formes nouvelles qui viennent compenser un manque. Aujourd’hui, au cours des dernières décennies, un écart s’est creusé entre les institutions religieuses, accusé pour certaines, moindre pour d’autres, et une nouvelle manière de vivre et de penser. Aujourd’hui encore des scandales apparaissent qui témoignent de l’inadéquation et de la faillite de tel système religieux Alors, pour que l’inspiration spirituelle, l’inspiration évangélique, puissent continuer à irriguer notre société, il est important que des pensée et des formes nouvelles apparaissent en apportant, dans toute sa diversité, une offre renouvelée. La question s’est posée à la fin du XIXè siècle. Dans une autre contexte, elle se pose aujourd’hui.
Voilà pourquoi, le livre d’Eric et de Sophie Vinson nous paraît important, car il nous montre, entre autres, comment, à cette époque, Jean Jaurès a fondé son action politique et socialesur une visionspirituelle. Cette vision s’est exprimée dans une dimension philosophique. « Jean Jaurès est non seulement un philosophe, normalien, agrégé, un auteur rivalisant avec Bergson, mais aussi un authentique spirituel. Si l’on néglige sa thèse sur « la réalité du monde sensible », si l’on passe à côté de sa spiritualité- qui s’oppose au pouvoir temporel de l’Eglise catholique, mais reconnaît en l’homme la présence du divin-, on ignore les principes mêmes qui ont guidé toute son action » (2a).
La réalité du monde sensible
Eric et Sophie Vinson nous exposent la pensée de Jaurès telle qu’elle se déploie dans sa thèse principale de philosophie : « De laréalité du monde sensible » éditée en 1891 et rééditée quasiment à l’identique en 1902. « Nous voulons », disent-ils, « présenter cette philosophie en elle- même, à partir de sa dimension spirituelle ». Dans ce bref article, nous ne pouvons suivre le fil du raisonnement qui nous est décrit dans ce livre auquel on se reportera. Nous nous bornerons à quelques notations.
En affirmant la « réalité du monde sensible », Jaurès s’oppose d’une part au « subjectivisme qui réduit le monde sensible, matériel, au sujet », et, d’autre part, « au matérialisme qui réduit le sujet au monde matériel » (p 68). Et il dépasse « le divorce du sujet et de l’objet, grâce à la notion d’être, ce grand « englobant » métaphysique injustement oublié par les deux courants rivaux : subjectivisme et matérialisme (p 55).
Ce qu’affirme Jaurès, c’est « l’unité dynamique de tout ce qui est » (p 64). « Nous constatons qu’il y a dans toutes les consciences individuelles , une conscience absolue et indépendante de tout organisme étroit et éphémère, qu’elle est présente partout sans être enchainée nulle part, qu’elle n’a d’autre sens que l’infini lui-même, et qu’ainsi toutes les manifestations de l’infini, l’espace, la lumière, le son, trouvent en elle, leur centre de ralliement et une garantie d’éternelle réalité » ( p 57). Et c’est dans cette perspective que Jaurès envisage la divinité : « Dieu ne doit pas être pensé sur notre modèle, seulement plus grand. Il est la réalité elle-même… ». « La conscience absolue n’est pas un moi comme les autres, elle est le moi de tous les mois, la conscience de toutes les consciences… » ( p 65). Les auteurs nous expliquent les ressorts de cette pensée. « Ce Dieu-conscience absolue » semble être en quelque sorte l’« intériorité » profonde – autrement dit le « cœur » – des mois particuliers, des consciences individuelles comme des vérités rationnelles. Présent en eux au tréfonds, Il ne se réduit pas à eux et les dépasse qualitativement de manière infinie. Mais Il les rassemble aussi par Sa seule présence, « unité de toutes les unités ». Actif au cœur de toutes les réalités finies, Lui, l’infini divin, il les contient ainsi toutes d’un certain point de vue…Et cela constitue l’ ordre ordinaire des choses simples, simplement incompris et même inaperçu par la plupart ». A deux reprises, Jaurès cite textuellement le discours de Paul devant l’aéropage (Actes 17. 28) : « En la Divinité, nous avons la vie, le mouvement et l’être » (p 64).
A la suite de ce raisonnement, la conclusion de la thèse vient nous éclairer en rejoignant notre expérience quotidienne : « Précisément parce que c’est la conscience absolue qui fait la réalité du monde, tous les individus, toutes les forces du monde gardent leur réalité familière et leurs devoirs familiers . Dieu, en se mêlant au monde, n’y répand pas seulement la vie et la joie, mais aussi la modestie et le bon sens… Dans la conscience absolue et divine, ce n’est pas seulement le ciel grandiose et étoilé qui trouve sa justification, mais aussi la modeste maison où, outre la table de famille et le foyer, l’homme, avec ses humbles outils, gagne pour lui et les siens, le pain de chaquejour » (p 66) .
Dans un chapitre : « Du panthéisme à la « Philosophia Perennis », les auteurs s’emploient à situer la pensée de Jaurès parmi les grandes tendances philosophiques. Nous retiendrons ceci : « Dieu et le monde sont un de point de vue de l’immanence divine… mais du point de vue de la transcendance divine, Dieu et le monde sontégalement distincts et dans un rapport « hiérarchique » puisque Dieu ne se limite pas au monde… C’est un point de vue qui peut être reconnu comme panenthéiste » : Dieu est partout, en tout et tout est en Dieu… mais tout n’est pas Dieu au sens où la réalité divine excède infiniment la réalité perceptible qu’il habite néanmoins intimement et qui ne saurait être sans Lui » (p 75). Dans le mouvement de la théologie chrétienne, Jürgen Moltmann vient aujourd’hui éclairer cette dimension panenthéiste dans sa théologie de la création (4) .
Reliance spirituelle à travers l’histoire
En cette fin du XIXè siècle, l’institution catholique s’oppose au mouvement des idées et s’enferme dans la défense d’un système dominateur . Et, à l’opposé, s’affirme une conception athée et matérialiste. Dans ce contexte, nous avons vu combien Jean Jaurès exprime une vision spirituelle. Eric et Sophie Vinson nous montre qu’il n’est pas isolé. Il s’inscrit dans un courant de pensée, vaste et diversifié. C’est dire que, face aux enfermements, il y a là beaucoup de chercheurs qui oeuvrent pour une ouverture spirituelle. L’inspiration chrétienne peut y trouver sa place.
« Comme l’a montré Paul Bénichou, dans sa monumentale étude sur les « Romantismes français », l’intelligence et les lettres françaises sont travaillées par une question fondamentale : après l’ouragan de la Révolution, le catholicisme peut-il encore incarner l’autorité spirituelle ? Au prix de quelles adaptations ? Et si l’Eglise doit perdre le mandat du Ciel » en même temps que la monarchie, par quoi, par qui et comment la remplacer ? » ( p 109) ?
Les auteurs évoquent ensuite de nombreuses personnalités, parmi lesquelles nous retiendrons ici : « Edgar Quinet qui espérait « protestantiser » la France pour établir durablement la démocratie, Alexis de Tocqueville qui initia une longue « tradition sociologique » de recherche sur l’impact de la problématique religieuse en matière de transformation sociale et de transformation du lien social, Lamennais, Lacordaire et Ozanam, pionniers de la question sociale venus du catholicisme, Pierre Leroux et Philippe Buchez, porteurs d’un « socialisme chrétien ». Ils évoquent de nombreux courants : « les effusions politico-religieuses de 1848, la montée des idéaux démocratiques et sociaux dans la franc-maçonnerie, le « socialisme utopique » français, un ésotérisme, le courant occultiste, Victor Hugo, « le plus grand poète français, conscience morale de la République naissante, prophète d’un avenir démocratique et social » sans compter presque tous les grands écrivains français d’alors (Balzac, Stendhal, Flaubert, Georges Sand etc) chez lesquels on peut trouver des passages ou des livres entiers, en rapport avec le spirituel et l’ésotérisme » (p 103-105).
On ne doit pas seulement envisager le mouvement des idées à l’échelle française, mais plus largement à l’échelle européenne. Et, à cet égard, Jean Jaurès s’est également inspiré de la pensée germanique, en particulier de la « Naturphilosophie » (p 106). Les auteurs citent un article de Jaurès sur le poème de Victor Hugo, intitulé « Dieu » : « Si tout est nature, il faut comprendre la nature dans sa profondeur et dans son mystère et, comprise à fond, elle révèle Dieu, ou plutôt, elle est l’expression même de Dieu… La nature est embrasée d’esprit et l’esprit, sans sortir de l’ordre naturel et de ses lois, peut prétendre à de prodigieux développements » ( p 107-108). Cette vision du monde se traduit en action. « Si Dieu est, c’est à dire qu’il y a un foyer idéal et réel tout ensemble de nature et de la conscience, nous pouvons sans contradiction tenter d’élever la nature et toutes les consciences à l’unité à l’ordre, à la justice, à la joie. En ce sens aussi, Dieu est agissant… Je vous assure qu’il se fait en ce moment dans les esprits un travail immense pour retrouver Dieu dans la nature et l’idéal dans le réel. En même temps que les foules souffrantes aspirent vers le juste, les âmes pensantes font effort vers le vrai et vers le divin. Il y a dans le socialisme aussi des ferments mystiques : les hommes qui ont le sens de l’éternel comme Hugo, sont les seuls qui aient vraiment le sens de leur temps » ( p 108-109). Si ce texte date de la fin du XIXè siècle, on peut penser qu’il éveille un écho dans notre société en recherche de sens, d’un nouveau rapport avec la nature et d’une dimension écologique.
La spiritualité de Jaurès fut, à l’époque, méconnue par ceux qui ne voulaient pas la voir. Et aujourd’hui, il en est de même. Selon les auteurs, le terme de « Dieu » serait devenu « pesant et incongru à la fois, en tout cas hors d’un contexte confessionnel » . Cependant dans le mouvement écologique qui se développe aujourd’hui, une vision nouvelle de la nature apparaît . Certains y reconnaissent la présence du divin . Une théologie de la création se manifeste. Des articles parus sur ce blog témoignent de cette évolution (5). En 1988, paraît en France un livre pionnier de Jürgen Moltmann : « Dieu dans lacréation », intitulé, dès cctte époque : Traité écologique dela création » (4). L’œuvre de l’Esprit y est mise en évidence : « Le Dieu trinitaire inspire sans cesse toute sa création. Tout ce qui est, existe et vit grâce à l’affluence permanente des énergies et des possibilités de l’Esprit cosmique. C’est pourquoi, il faut comprendre toute réalité créée de façon énergétique, comme possibilité réalisée de l’Esprit divin. Grâce aux possibilités et énergies de l’Esprit, le Créateur lui-même est présent dans sa création . Il ne s’oppose pas à elle par sa transcendance, mais entre en elle et lui demeure en même temps immanent » (p 22-23). En se reportant à la pensée de Jean Jaurès dans sa thèse : « De la réalité du monde sensible », il y a une proximité dans les deux approches.
Une inspiration pour notre temps
Dans leur livre sur Jean Jaurès, Eric et Sophie Vinson expriment « l’urgence démocratique actuelle de trouver une voie – d’entendre une voix – pour relier, dynamiser, concrétiser la quête de sens individuelle et collective, en pleine faillite du désordre établi » (p 24). « Leur essai propose, textes sources à l’appui, un fil conducteur stimulant, original dans le dédale de cette existence remarquable. Ce fil conducteur ? Le spirituel suivi à travers les principales facettes – de faits inséparables et quasi simultanés – de cet homme-fleuve. Un fil conducteur spirituel qui pourrait, en outre, avoir quelque utilité pour nous, qui errons dans un monde sans repères en plein bouleversement. Revisiter l’ouverture jaurésienne, c’est se poser les questions des rapports entre spiritualité et démocratie, entre mystique et politique, entre métaphysique et socialisme, entre éthique et pouvoir, entre conviction et responsabilité… » (p 25-26). On peut ajouter la pertinence de cette pensée dans notre avancée écologique.
Conscients de ce besoin de sens et d’inspiration, Eric et Sophie Vinson envisagent la personnalité de Jean Jaurès parmi d’autres figures historiques qui leur paraissent présenter des ressemblances. C’est ce qu’ils appellent « la famille des « spirituels engagés » ou des « mystiques militants » parmi lesquels ils rangent M K Gandhi, Nelson Mandela (1), Martin Luther King, le Dalaï Lama pour ne citer que les plus connus. « Et si l’étude de ces spirituels engagés, à commencer par Jaurès si typiquement français, nous permettait d’entrevoir l’aube d’un nouvel humanisme en politique… » ( p 26).
Cependant cette aspiration s’inscrit dans une durée historique. A travers le temps, nous voyons ainsi un fil conducteur dans la vision d’un monde qui n’est pas abandonné à une destinée aveugle, mais habité par la présence du divin. C’est l’approche de Jean Jaurès dans sa thèse sur « la réalité du monde sensible ». Aujourd’hui, c’est aussi celle de Jürgen Moltmann dans sa théologie de l’espérance. Une nouvelle vision de la création émerge et accompagne la prise de conscience écologique. Ainsi, on peut redire avec Jean Jaurès : « Si Dieu est, c’est à dire qu’il y a un foyer idéal et réel tout ensemble de la nature et de la conscience, nous pouvons sans contradiction tenter d’élever la nature et toutes les consciences à l’unité, à l’ordre, à la justice, à la joie » ( p 108).
Eric Vinson. Sophie Viguier-Vinson. Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Albin Michel, 2014 2a quatrième de couverture Nous n’avons abordé ici qu’une partie limitée de ce livre remarquable qui couvre tous les aspects de la vie de Jean Jaurès, ce « prophète ». C’est une lecture particulièrement fructueuse.
Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1998 « Si on comprend le créateur, la création et son but de façon trinitaire, alors le créateur habite par son Esprit dans l’ensemble de la création et dans chacune de ses créatures et il les maintient ensemble et en vie par la force de son Esprit » ( p 8)
Entretien entre Christian de Boisredon et Pierre Chevelle
Comme l’écrit Jürgen Moltmann, un théologien de l’espérance, « Pour agir, nous avons besoin de croire que notre action peut s’exercer avec profit. Nous devenons actifs pour autant que nous puisions entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons être possible » (1). Ainsi, nous pouvons nous demander quelles sont les incidences de l’information qui nous parvient constamment à travers les médias. Si l’accent est mis sur les mauvaises nouvelles, jugées plus spectaculaires, si le ton se fait constamment critique, il en résulte un pessimisme qui entraine le repli et la démobilisation . Si, au contraire, à travers l’analyse des évènements, l’énoncé des problèmes et des menaces s’accompagne d’une recherche de voies nouvelles et de la mise en évidence des initiatives et des innovations déjà en cours pour faire face, alors une mobilisation pourra s’opérer. C’est tout le mérite du journalisme des solutions de contribuer à cet état d’esprit. Ne pas délivrer l’information, comme si elle nous conduisait fatalement dans une impasse, mais rechercher les issues et mettre en évidence les solutions à travers les multiples initiatives, innovations et découvertes déjà en route. Aujourd’hui, il y a bien un courant d’action qui œuvre pour nous apporter une information à partir de laquelle nous puissions construire.
Christian de Boisredon fait partie des innovateurs qui ont introduit en France ce nouvel état d’esprit comme en témoignent ces quelques jalons dans son parcours (2). En 1998, à l’âge de 24 ans, avec deux amis, Christian entreprend un tour du monde, en Afrique, en Amérique latine, en Asie à la rencontre des gens « qui font avancer le monde ». A la suite de cette aventure, il écrit un livre : « L’espérance autour du monde » (3) qui devient un best-seller et est traduit en plusieurs langues. « Ce projet a été le premier tour du monde de ce type et il a lancé la vogue des tours du monde engagés dans cet esprit ». Christian de Boisredon initie et fonde ensuite l’association : « Reporters d’espoir » qu’il préside et dirige jusqu’en 2007. En 2011, Christian fonde « Sparknews », une entreprise sociale qui a pour mission de partager les projets qui proposent des solutions innovantes aux problèmes de société. Sparknews travaille à l’échelle internationale en collaboration avec les grands journaux de référence des quatre continents. (4)
L’exemple de Christian est un exemple pour une jeune génération qui s’engage dans le même sens. Ainsi, Pierre Chevelle (5), diplômé de l’Ecole de commerce ESCP Europe, se consacre aujourd’hui à la promotion de l’innovation sociale et solidaire. Intervenant sur You Tube, conférencier, il est aussi l’auteur d’un livre : « Changer le monde en deux heures ». Une interview de Christian de Boisredon par Pierre Chevelle est donc particulièrement éclairante (6). C’est une conversation entre deux innovateurs autour de l’information comme vecteur de changement.
Sparknews (6)
Pierre Chevelle nous dit comment il a découvert l’entreprenariat social en travaillant à Sparknews, agence d’information fondée par Christian de Boisredon.
Mais quelles sont au juste les objectifs de Sparknews ? Christian répond en ce sens : « L’idée, c’est de repérer les plus beaux projets qui existent dans le monde entier, les faire connaître notamment avec les médias, les connecter avec les entreprises pour qu’ils travaillent ensemble et qu’ensemble nous changions le monde ». Pierre demande à Christian d’expliquer en quoi consistent les opérations que Sparknews réalise avec certains journaux. « On a convaincu 60 journaux dans le Monde, parmi les plus grands : Times, Die Welt, El Pais, Figaro. On leur a proposéd’écrire deux articles surles plus beaux projets innovants qu’il y avait dans leur pays. Ensuite, on a tout mis en commun. Le même jour, ils ont publié des articles en provenance de tout le monde. Au total, le lectorat de ces tous ces médias, ce sont 120 millions de lecteurs.
Quand les journaux ne parlent que des problèmes, les gens se disent : je suis au courant. Mais qu’est-ce que je peux faire avec cela ? et donc, c’est totalement déprimant. Notre idée, ce n’est pas d’annoncer de bonnes nouvelles. En regard des problèmes, c’est de parler aussi des solutions ».
Faire connaître les initiatives à impact positif
Pierre : « Peux-tu nous donner des exemples d’initiatives concrètes que vous avez relayées dans les médias ? ».
Christian : « Par exemple, c’est une entreprise au Maroc : « Go Energyless », une entreprise sociale. Ils ont fabriqué une sorte de réfrigérateur pour les endroits où il n’y a pas d’électricité, un système de double pot où on met du sable entre les deux pots avec de l’eau, et, de fait, l’évaporation de l’eau fait refroidir la température à l’intérieur des pots. Ce qui permet de conserver beaucoup plus longtemps fruits et légumes, mais aussi l’insuline pour les diabétiques dans les endroits où il n’y a pas d’électricité, donc pas de frigidaires. Ce projet a été médiatisé dans tous les journaux lors de « l’impact journalism day » et ces entrepreneurs ont été contactés par quatre ou cinq pays. Ils sont en train de travailler ensemble pour répliquer le projet. L’impact des médias est vraiment colossal. Il peut être parfois négatif, mais il peut être aussi très positif. Il y a des informations qui peuvent changer notre vie. Ce peut être un petit article ou bien une page de livre de Pierre (« Changer le monde en deux heures »)
Christian rapporte d’autres exemples : « Quand j’avais quatorze ans, mon frère, avec un de ses amis, était au Chili . La semaine, il travaillait dans une banque, et, le week-end, il faisait du bénévolat. Il se demandait : « Qu’est-ce qu’on peut faire vraiment pour aider les gens dans les bidonvilles ? » C’était dans les années 80. Un jour, il tombe sur un article qui parle de Mohammed Yunus au Bangladesh qui avait inventé la première banque de microcrédit. Là bas, à l’époque, personne ne connaissait. C’était un des tous premiers articles. Ils se disent : « C’est génial. Une banque pour les pauvres. Si cela a marché là bas, il n’y a pas de raison que cela ne marche pas au Chili. Et donc, ils ont créé la première banque de microcrédit au Chili et, trente ans plus tard, cette banque a permis la création de près de 30000 micro entreprises. Cent mille personnes ont ainsi changer de vie. Un jour, je me suis dit : Ce qui est fou, c’est que si un journaliste n’avait pas écrit l’article que mon frère et son copain ont lu, la vie de 100000 personnes n’aurait pas été changée.
Voici un autre exemple. Tristan Lecomte est celui qui a créé Altereco. qui a vraiment démocratisé le commerce équitable en France, qui l’a introduit dans les grandes surfaces chez Monoprix. Tristan me racontait qu’auparavant il travaillait dans le marketing. Voilà. C’était passionnant. Mais cela ne lui suffisait pas. Et puis, un jour, sa sœur lui avait découpé un article qui parlait du commerce équitable à une époque où personne ne connaissait vraiment. Cet article, il ne l’avait vraiment pas lu. Il l’avait mis dans un coin, et puis, un an plus tard, en rangeant ses affaires, il est tombé dessus. Et il s’est dit : c’est cela que je veux faire et c’est comme cela qu’il a eu autant d’impact.
Avec nos opérations, on touche 120 millions de personnes, mais en plus, on donne envie aux médias de continuer, de parler plus souvent de ces sujets. Par exemple, le rédacteur du Tages Anzeiger, qui est le plus grand journal suisse, nous a dit : On a rarement un impact de retours aussi positifs des lecteurs, et, du coup, la rédaction s’est dit : Comment peut-on parler plus souvent de ces sujets ? Ils ont commencé par faire une chronique hebdo sur les solutions ».
Pierre : « J’avais parlé de vous dans mon premier livre : « Changer le monde en deux heures ». Comment les gens qui regardent cette vidéo peuvent-ils vous aider ? ».
Christian : « La meilleure façon de nous aider, c’est de nous signaler les projets innovants que vous connaissez. Je me souviens par exemple d’une personne qui nous avait envoyé une vidéo sur un projet absolument génial. C’est une école de langues au Brésil qui s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup d’élèves qui ne pouvaient aller apprendre l’anglais aux Etats-Unis. Ils se sont rendu compte qu’aux Etats-Unis, il y avait des maisons de retraite où les vieux s’ennuyaient toute la journée. Donc, ils ont créé un système un peu comme Skype. Cela s’appelle : « Speaking exchange ». Ce sont des conversations qui se passent entre de jeunes brésiliens et des retraités américains. Cette vidéo est bouleversante parce que c’est plus d’humanité. Tout le monde est gagnant. Les jeunes apprennent l’anglais et les vieux ont du lien social et se sentent utiles. Nous avons médiatisé le projet : « Speaking exchange » dans plus de soixante journaux dans lesquels nous travaillons ».
Pierre : « La partie émergée de Sparknews, c’est votre site qui est un peu le You Tube des solutions. Si vous déprimez un peu, vous pouvez aller vous balader sur le site ». Christian : « Effectivement, sur le site, il y a plus de 3000 vidéos qui montrent qu’on peut trouver des solutions. Face à tous les problèmes, quelqu’un me disait que tous les dimanches, il regarde une vidéo avec ses enfants Pour lui, c’est une façon de leur monter autre chose que ce qu’ils voient tous les jours à la télé ».
Avec qui peut-on collaborer ?
Pierre : « Vous travaillez beaucoup avec Axa et Total. Qu’est-ce qu’on peut répondre aux gens qui trouvent que cela pose un problèmeéthique ? Christian : « Nous avons une autre stratégie. Si on les met sur les bancs des accusés en leur disant : « Vous êtes des méchants », finalement, ils n’ont aucun intérêt à évoluer, alors on leur dit : « Oui, vous faites partie des problèmes, mais on peut peut-être réfléchir ensemble comment vous pouvez faire partie des solutions ». On leur amène des innovations positives dans le domaine de l’énergie qui peuvent potentiellement être le « busines model » du domaine. On ne peut pas leur dire du jour au lendemain : vous allez arrêter le pétrole. Cela prend du temps de gérer cette transition. Après, si on constate qu’ils n’en ont rien à faire, on arrête de travailler avec eux, mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé ».
Entreprendre : Entreprenariat social et micro engagement
Pierre : « Et si on parlait de toi ? La moyenne d’âge des entrepreneurs sociaux est souvent assez jeune. Toi, tu as un peu plus d’expérience. Tu as fait un tour du monde. Tu as réalisé Reporters d’espoir, maintenant Sparknews et surement plein d’autres projets. Quel regard portes-tu sur la carrière d’entrepreneur social ? »
Christian : Je me souviens qu’à trente ans, au fond de moi, j’avais envie d’être entrepreneur social, mais je pensais que je n’étais pas capable de l’être. Un jour, il y a quelqu’un qui m’a dit : « Mais, en fait, tu es un entrepreneur ». C’est quelqu’un qui avait dix ans de plus que moi, qui avait monté sa boite. En fait, c’est le plus grand compliment qu’on ait pu me faire parce que j’ai réalisé qu’on n’avait pas besoin d’être parfait pour être entrepreneur ».
Pierre : « Le micro engagement, qu’est-ce que cela évoque pour toi ? ». Christian : « Pierre, je trouve cela super que tu aies fait ce bouquin : « Changer le monde en deux heures », parce que je m’en souviens très bien : Quand j’avais 23-24 ans, il y avait des jeunes qui partaient une semaine, un mois dans une association et des gens leur disaient : « C’est pour te donner bonne conscience. Cela ne sert à rien ». Quand j’ai fait le tour du monde, on s’est arrêté quelques jours dans unmouroir de Mère Térésa. En principe, n’importe qui peut passer la porte des soeurs et aider pour une demie journée, pour quelques heures. Il y avait un homme qui venait d’arriver, que des gens venaient d’apporter parce qu’il n’arrivait plus à marcher, un indien rachitique visiblement en train de mourir. Et là, il y a un américain qui arrive, un touriste et qui dit : « Est- ce que je peux aider ? Une bonne sœur lui passe une bouteille d’huile et lui dit : « tu vas masser l’homme qui est là ». L’américain se met à le masser pendant une heure, deux heures. Au début de la matinée, cet homme était totalement terrorisé et au fur à mesure que le jeune américain prenait soin de lui, le regardait dans les yeux, il ne pouvait pas parler, mais il y avait une humanité. Ce vieil homme indien est mort au bout de deux heures. Il est vrai que ce jeune américain n’a passé que deux heures. C’est peu, mais c’est sans doute les deux heures les plus importantes de la vie de cet homme. Bien sûr, c’est un cas un peu extrême, mais je pense qu’on a toujours la tentation de se dire : cela ne sert à rien. Il faudrait que je donne ma vie. Il faudrait que je m’engage complètement et, du coup, on ne fait pas les petites choses qu’on pourrait faire ».
Pierre : « Aurais-tu des conseils à donner à des personnes, et notamment aux jeunes, comme il y en a plein sur You tube, qui ont envie d’agir, mais qui ne savent pas par où commencer ? »
Christian : « Partez de vos passions et regardez ce qui vous plait. Cela peut être le cheval, cela peut être les jeux vidéo, cela peut être n’importe quoi… et regardez ce qui se fait dans ces domaines. Par exemple, les jeux vidéos ont un impact social, sensibilisent. Partez de vos passions et partez de ce qui vous provoque, de ce qui vous choque parce que c’est cela qui vous donnera le moteur et l’énergie… »
Muhammad Yunus et le microcrédit
Pierre : « Quels sont les gens qui t’inspirent aujourd’hui ? »
Christian : « Celui qui m’a le plus inspiré, c’est Muhammad Yunus. Muhammad Yunus a été le premier grand entrepreneur social. Ce que je trouve incroyable, c’est qu’il n’était pas du tout destiné à cela. C’est simplement parce qu’un jour il s’est dit : j’enseigne des théories mathématiques économiques qui ne sont même plus capables de résoudre les problèmes de la famine, et donc, avec ses étudiants, il est allé dans un village pour comprendre ce qui se passait et, c’est comme cela qu’il a compris le problème des pauvres et qu’en prêtant quelques dollars, il pouvait changer leur vie. Ensuite, il est allé voir les banquiers en disant : « Tiens, vous devriez le faire puisque c’est votre job ». et puis, comme ils n’ont pas compris ou ils n’ont pas voulu le faire, il l’a fait lui-même. Et, à chaque fois qu’il y avait un problème, il est arrivé à le contourner. Je me souviens par exemple qu’au Bangladesh, il y a les mollahs puisque c’est un pays musulman. Ils lui disaient : « Vous n’avez pas le droit de prêter aux femmes ». il leur dit : « Je vais vous raconter l’histoire d’une femme entrepreneur ». Donc, il leur raconte l’histoire de cette femme entrepreneur. En fait, cette femme, c’était une des femmes de Mahomet… Donc, cela prouve bien que, si Mohammed l’a épousé, c’était très bien qu’elle soit une femme entrepreneur ».
Changer le monde
Pierre : « Tu penses qu’on peut changer le monde ? »
Christian : « Oui, je suis convaincu qu’on peut changer le monde.
Je suis croyant, donc je ne peux pas croire que Dieu se soit amusé de nous mettre dans un monde où les clés étaient pipées d’emblée. Après, on peut croire ce que l’on veut, mais je ne peux pas croire dans un monde où il n’y a pas des clés pour qu’on y arrive. C’est sûr que c’est compliqué, mais, en fait, il suffit parfois de changer quelques paramètres et cela change tellement de choses qu’on peut vraiment inverser la tendance. C’est se rappeler que rien n’est impossible . Cela ne veut pas dire qu’on peut tout réussir, mais, en tout cas, c’est possible qu’on réussisse. Quand je suis sorti de l’Ecole, l’entreprenariat social, cela n’existait pas . Les formations supérieures autour de l’entreprenariat social n’existaient pas. Quand j’ai fait mon tour du monde de l’espérance en 1998, j’avais 24 ans. On a trouvé des projets super, mais ces projets étaient des projets ridicules par rapport à ce qu’on trouve aujourd’hui. Non seulement il y en avait beaucoup moins, mais ils étaient dix mille fois moins innovants. Aujourd’hui, comme le dit Olivier Kayser, le laboratoire d’innovations positives est rempli. Maintenant, il faut créer des usines pour changer d’échelle ».
Pierre : « Pour toi, changer le monde, cela veut dire quoi ? »
Christian : Cela veut dire que tout le monde puisse être heureux. Cela ne veut pas dire forcément être riche, mais que tout le monde puisse être heureux ».
Dans cette mutation profonde dans laquelle l’humanité est engagée depuis plusieurs décennies, vague après vague, nous sommes nombreux à participer à ce mouvement pour un changement positif. A cet égard, cette conversation entre Christian de Boisredon et Pierre Chevelle nous paraît exemplaire, car elle met en évidence une même orientation entre deux personnes dont le positionnement varie quelque peu selon l’âge. Et le questionnement de Pierre Chevelle est particulièrement précieux parce qu’il traduit également les aspirations et les attentes d’une jeune génération.
Christian de Boisredon, à travers de multiples exemples, corrobore notre conviction que les représentations ont un rôle majeur et que c’est à travers des représentations positives que les comportement peuvent évoluer favorablement et contribuer à un changement social pour une vie meilleure. Et, en tout cela, nous avons besoin d’une vision animée par l’espérance (1). Ainsi Christian de Boisredon a-t-il intitulé « l’espérance autour du monde », le livre qui rapporte son projet pionnier. Aujourd’hui encore, c’est le même esprit qui nous anime. Dans la tourmente, gardons cette boussole.
(3) Christian de Boisredon.Nicolas de Faugeroux. Loïc de Rosando. L’espérance autour du monde. Préface de Dominique Lapierre. Presses de la renaissance, 2000
(4) Sparknews « Pour construire un monde meilleur, commencer par le raconter autrement et valoriser les initiatives à impact positif pour retrouver la confiance et donner envie d’agir » : https://www.sparknews.com
(6) Interview de Christian de Boisredon par Pierre Chevelle : « il inspire 120 millions de personnes. Christian de Boisredon. Sparknews. » Sur You tube : https://www.youtube.com/watch?v=9F9d6VS6EoU
Au fil des années, Vivre et espérer participe à la mise en valeur des projets innovants et des initiatives à impact positif. Quelques exemples en rappel :
« Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales. Un parcours de recherche avec Jacques Lecomte » : https://vivreetesperer.com/?p=2318
« Pour une éducation nouvelle, vague après vague . L’expérimentation de Céline Alvarez dans une classe maternelle de Gennevilliers » : https://vivreetesperer.com/?p=2497
« Sugata Mitra : Un avenir pédagogique prometteur à partir d’une expérience d’auto apprentissage d’enfants indiens en contact avec un ordinateur » : https://vivreetesperer.com/?p=2165
« Les plantes médicinales au cœur d’une nouvelle approche médicale : phytothérapie clinique intégrative et médecine endobiogénique » : https://vivreetesperer.com/?p=2687
Marshall Rosenberg et la communication non violente
Une nouvelle approche de la relation se développe et se répand aujourd’hui dans un mouvement intitulé : Communication non violente (CNV). Cette approche est apparue aux Etats-Unis à partir des années 1960 sous l’impulsion de Marshall Rosenberg . Marshall Rosenberg a grandi dans une famille juive très unie en contraste avec le climat de violence raciste qui sévissait à l’époque et dont il a beaucoup souffert. Dans son parcours d’étude et de recherche en psychologie, il trouve inspiration chez Carl Rogers, un psychologue américain innovant qui met l’accent sur une approche centrée sur la personne. Dans sa découverte de la non violence, il s’inspire de l’exemple de Gandhi. Aujourd’hui, en France, la communication non violente commence à pénétrer dans de nombreux secteurs d’activité où la relation a un rôle majeur. La pensée de Marshall Rosenberg est relayée par des personnalités comme Thomas d’Ansembourg (1), bien apprécié sur ce blog. De nombreux témoignages apparaissent sur le Web. L’approche de Marshall Rosenberg est accessible à travers de livres et de nombreuses vidéos auxquelles on se reportera (2). Marshall Rosenberg veut promouvoir une relation fondée sur un « don naturel », la capacité de donner et de recevoir dans une joie désintéressée . Cependant, cette aptitude positive est aujourd’hui contrecarrée par une culture qui traduit une vision pessimiste de l’homme entrainant une pratique en terme de punition et de récompense, et qui se manifeste dans la volonté d’avoir raison. Communiquer avec l’autre, c’est savoir reconnaître dans ses réactions, les besoins et les sentiments qui en sont les ressorts. La communication pourra alors s’établir en profondeur sur ce registre. On cherche également à observer les comportements plutôt que de formuler des impressions subjectives sur leurs auteurs. Bref, il y a là un savoir-être et un savoir-faire qui se révèlent très efficaces pour dépasser et dénouer les conflits aux différents niveaux où ils peuvent advenir, y compris dans des situations sociales et politiques dangereuses. La communication non violente apparaît ainsi comme une sagesse en action.
Vois la beauté en moi : « See me beautiful »
La vidéo de Marshall Rosenberg, que nous présentons ici, témoigne de la dimension humaine de cette approche d’une façon émouvante. En effet, Marshall commence son propos par un chant qu’il émet et accompagne sur sa guitare (3). Ce chant exprime une aspiration humaine à une pleine reconnaissance alors que celle-ci est en réalité bien souvent refoulée :
« Vois la beauté en moi
Cherche le meilleur en moi
C’est ce que je suis vraiment
C’est tout ce que je veux être
Peut-être que cela prendra du temps
Peut-être que cela sera difficile à trouver
Vois la beauté en moi
Est-ce que tu peux saisir l’occasion
Est-ce que tu peux trouver une manière
De me voir briller avec toutes les choses que je fais
Vois la beauté en moi »
Dans cette vidéo, Marshall Rosenberg donne ensuite quelques exemples qui permettent de comprendre la mise en œuvre de la communication non violente. Ainsi, nous raconte-t-il une rencontre mouvementée dans un camp de réfugiés au Moyen-Orient.
« Lorsque mon interprète m’a présenté, il a mentionné que j’avais la nationalité américaine. Alors, un des participants a bondi et il a crié : « assassin ». Ce que j’ai entendu lorsqu’il s’est exprimé, c’est « Vois la beauté en moi ». Pour faire cela, on voit la vérité. Cette personne se sent comment ? Quel est le besoin chez lui qui a engendré ce sentiment ? Ainsi, lorsqu’il a crié : « assassin », j’ai dit : « Monsieur, est ce que vous êtes furieux parce que mon gouvernement n’a pas répondu à votre besoin de soutien ? Il a été un peu surpris par cette réponse. Il n’avait pas l’habitude que quelqu’un cherche à savoir son besoin lorsqu’il essaye de communiquer. « Oui, tu as fichtrement raison. On n’a pas de maison. On n’a pas d’argent. Pourquoi est-ce que vous envoyez vos armes ? » Alors, je suis resté en lien avec ses besoins. « Si je comprend bien, c’est difficile pour vous lorsque vos besoins ne sont pas satisfaits, de voir arriver des armes ». Tant que je reste en lien avec ce qui est vivant dans cette personne, je n’entend aucune critique, je n’entend aucun reproche. Je vois la personne qui chante : « Vois la beauté en moi ». Et quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sent que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde. Alors cela, c’est l’autre moitié de la communication non violente. On a la possibilité d’utiliser la communication non violente sans devoir tenir compte de la façon dont l’autre personne s’exprime, parce que nous avons ces oreilles là. Nous nous mettons en lien avec les sentiments et les besoins de l’autre quelque soit sa façon de communiquer ».
Et voici un exemple familier. Lorsque nous demandons à nos enfants de fermer la télé, nous recevons parfois une réponse violente : « Non ». On n’entend pas « non ». Nous entendons : « Vois la beauté en moi » ». Nous entendons ce que la personne sent et ce qui l’habite. Cela ne veut pas dire que nous renoncions à nos besoins. Mais cela montre à l’autre personne que ses besoins sont importants pour nous, que ses besoins sont sur un pied d’égalité avec les nôtres. Et quand les gens ont confiance, on est sur le chemin de l’apprentissage réciproque ».
Dépasser les obstacles
« Vois la beauté qui est en moi »… C’est affirmer, c’est reconnaitre que, quelque soit le marasme dans lequel il est embourbé, il y a , en tout homme, un potentiel de vie. c’est reconnaître le positif pour lui permettre de se développer. Cela ne va pas de soi. Ce chant est un appel qui trace un chemin, qui autorise les humains en déshérence à être reconnu dans leur potentiel, à exprimer leur dignité intrinsèque. Et ne sommes pas nous-même interpellés ? N’y a-t-il pas parfois en nous un déni de nous-même ? N’y a-t-il pas dans notre culture des éléments qui peuvent s’opposer à l’expression d’une pleine appréciation de notre être comme si il y avait une inconvenance ?
Un souvenir remonte à notre mémoire. Dans un colloque qui a eu lieu aux Etats-Unis sur la réception de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann, son épouse, Elisabeth Moltmann-Wendel, une pionnière de la théologie féministe était intervenue pour exprimer le malaise de beaucoup de femmes chrétiennes de l’époque face à un état d’esprit répressif (4). Et, pour exprimer la valeur de la femme, elle avait conclu sa prise de parole par une affirmation percutante : « I am good. I am full. I am beautiful ». « Je suis bonne. Je vis pleinement. Je suis belle ». Elle rapporte ses sources : la plénitude mise en valeur par la théologie féministe et le théologie afro-américaine : « Black is beautiful ». Aujourd’hui, notre contexte de vie est différent, mais sommes-nous tous à l’aise avec une affirmation personnelle dans les termes de Marshall Rosenberg et d’Elisabeth Wendell Moltmann ?
Dans une de ses interventions (5), Thomas d’Ansembourg, sur un registre un peu différent, nous rapporte combien il a ressenti dans sa culture environnante, catholique traditionnelle, une méfiance vis à vis de la recherche et de l’expression du bonheur. Il y a effectivement un héritage culturel à dépasser.
Marshall Rosenberg nous montre combien une image négative de l’humain a régné pendant des siècles et comment elle a engendré le malheur « Lorsqu’on pense que, par nature, l’être humain est malfaisant, quel est le processus correctif : la pénitence. Il faut que les gens se détestent eux-mêmes ». Et, aujourd’hui encore , plutôt que de rester dans une attitude de partage, on entre dans une pratique de confrontation : « qui a raison ? », et, en conséquence, un engrenage de punitions et de récompenses ».
Dans ces oppositions à la non violence, il y a donc un héritage culturel à dépasser, et cet héritage renvoie à une culture religieuses fondée sur une théologie du péché originel. Dans son livre : « Oser la bienveillance » (6), Lytta Basset nous apporte un utile éclairage. « Nos contemporains ont un besoin brulant d’être valorisés pour qui ils sont. Mais si la voix qu’ils entendent n’est pas celle d’un Dieu inconditionnellement bienveillant, faut-il s’en étonner ? J’ai cherché du côté de ce qui, trop longtemps, a parasité la ligne. Je veux parler de ce dogme du péché originel qui, adopté au Vè siècle sous l’influence de saint Augustin, a « plombé » l’Occident de manière ininterrompue jusqu’au XXè siècle, avec sa vision catastrophique de la nature humaine » (p 11). Lytta Basset nous montre également en quoi une doctrine aussi « toxique » est contraire à l’enseignement et à la vie de Jésus, et à la théologie chrétienne des premiers siècles, relayés sur ce point par l’Orthodoxie et reformulés aujourd’hui par des théologiens contemporains (7). Notons par ailleurs que cette représentation pessimiste de l’homme se trouve également aujourd’hui chez certains psychanalystes athées comme Freud (8). Et, comme l’observe Lytta Basset : « Comment peut-on accompagner quelqu’un sur son chemin de guérison, de pacification, de libération lorsqu’on a une vision négative de l’être humain ? ». La bienveillance, telle que la décrit Lytta Basset, notamment dans l’exemple de la relation entre Jésus et Zachée, est un processus libérateur.
« Vois la beauté en moi ». Lytta Basset nous paraît rejoindre Marshall Rosenberg : « En toute lucidité, on peut opter pour la bienveillance : se focaliser sur l’être de la personne, ce qu’elle est essentiellement et éternellement quoiqu’elle fasse : une créature bénie « capable de Dieu ». A cette profondeur, on n’est jamais déçu ni trompé…. On ne dira jamais assez combien le simple geste bienveillant que nous posons, la moindre parole, peut nous remettre instantanément dans le courant puissant de la bienveillance. C’est à notre portée parce que c’est de l’ordre du respect : je salue en toi, malgré tout, un être humain semblable à moi. Puisque tu es en vie, je prend le risque de faire confiance à ton potentiel, que je ne prétend pas connaître » (p 23). Oui, le chant de Marshall Rosenberg ouvre le chemin de la confiance. « Quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sait que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde ».
J H
(1) Site de Thomas d’Ansembourg : http://www.thomasdansembourg.com Sur ce blog, plusieurs articles autour d’interviews ou de conférences de Thomas d’Ansembourg, et notamment, présentation de son dernier livre : « la paix, ça s’apprend » : https://vivreetesperer.com/?p=2596
(4) Intervention d’Elisabeth Moltmann-Wendel dans le colloque sur la réception de la rhéologie de l’espérance. Sur ce blog : « Quelle vision de Dieu, de l’humanité et du monde en phase avec les aspirations et les questionnements de notre époque » : https://vivreetesperer.com/?p=2674
(6) Lytta Basset. Oser la bienveillance. Albin Michel, 2017. Mise en perspective sur ce blog : « Bienveillance divine. Bienveillance humaine. Une harmonie qui se répand » : https://vivreetesperer.com/?p=1842
Face à la crise, l’économie symbiotique, c’est la convergence des solutions.
Symbiose est un mot inventé à la fin du XIXè siècle et qui signifie : vivre ensemble. « Il décrit l’association étroite et pérenne entre deux organismes différents qui trouvent, dans leurs différences, leurs complémentarité. La croissance de l’un permet la croissance de l’autre et réciproquement » (p 52). En proposant le terme d’économie symbiotique, Isabelle Delannoy a écrit un livre (1) sur ce thème dans lequel elle ouvre un avenir à partir de la mise en évidence de la complémentarité d’approches innovantes qui sont déjà à l’œuvre aujourd’hui. « La vraie révolution que l’on a apporté avec l’économie symbiotique, c’est de faire croiser trois sphères : la matière avec la sphère de l’économie circulaire, la sociosphère avec l’économie collaborative, l’ingénierie écologique et l’utilisation des écosystèmes du vivant, pour qu’on puisse restaurer nos écosystèmes naturels et ne plus rester dans la logique extractive » (Laura Wynne) (2).
Ce livre est le fruit d’un parcours. Ingénieur agronome, Isabelle Delannoy a très vite mesuré l’ampleur du déséquilibre écologique. « Nous relâchons en quelques décennies un carbone que des êtres vivants ont mis des centaines de milliers d’années à enfouir ». (p 23). Et elle a participé à la réalisation du film « Home » de Yann ArthusBertrand. « Dans ce film diffusé en 2009, nous disions une vérité lourde : Si nous ne sommes pas capables d’inverser la tendance avant dix ans, nous basculerons dans une planète au visage inconnu. A la suite de la détérioration du socle des équilibres planétaires, la détérioration des écosystèmes d’un côté, la croissance des émissions de gaz à effet de serre de l’autre, le climat pourrait entrer dans une phase d’emballement qui ferait basculer la terre dans un autre état thermodynamique global… » (p 28). Mais Isabelle Delannoy n’a pas voulu rester sur le registre de la mise en garde. Elle s’est engagée dans une recherche de solutions qui a abouti à la publication de ce livre. Et cette recherche a couvert toute la gamme des approches innovantes que l’on peut observer aujourd’hui. « J’ai alors cherché systématiquement les logiques économiques et productives qui pouvaient participer à répondre à cette déstabilisation de l’écosystème Terre et à renverser la tendance » (p 28). En regard, elle a trouvé une pléthore d’innovations, mais « aucune de ces logiques ne suffisait… Toutes semblaient nécessaires, mais largement insuffisantes » ( p 29).
C’est alors qu’Isabelle Delannoy a vu se dessiner un mouvement global. « A mesure que je cherchais, il se formait un motif, un design commun. Je me rendais compte que, sous leur diversité apparente, elles présentaient des analogies de fonctionnement remarquable.. . Pour l’ingénieur agronome que je suis, c’est à dire une scientifique à orientation technique, les principes que je voyaient se dessiner étaient comme les rouages d’un nouveau moteur, les éléments unitaires d’un nouveau système logique économique » (p 29). Isabelle Delannoy a développé ces principes pour en faire le fondement d’une « économie symbiotique ». Tout au long de cet ouvrage, elle nous présente cette économie en devenir.
Vers une économie symbiotique
Dans cette période de mutation, nos regards se transforment. La mise en évidence des processus symbiotiques est elle-même le fruit d’une inflexion récente de la recherche. « La symbiose fut longtemps ignorée face à la compétition mise en avant par Charles Darwin dans sa théorie publiée au XIXè siècle… Depuis ces dernières décennies, la symbiose a le vent en poupe. Des chercheurs comme Lynn Margulis, Olivier Perru, Marc-André Sélosse… montrent que la symbiose en particulier, et les mécanismes coopératifs en général agissent également comme un des moteurs principaux de l’évolution » (p 52) (3). L’auteure cite l’exemple des coraux qui sont la résultante d’une symbiose entre deux organismes : l’un constructeur : le polype, l’autre nourricier : la zooxanthelle, une algue qui sait capter l’énergie lumineuse grâce à la photosynthèse. Aujourd’hui, le sens du mot symbiose est de plus en plus réservé aux « relations à bénéfices réciproques entre deux ou plusieurs organismes qui se lient de façon pérenne » (p 53). L’économie symbiotique s’inscrit ainsi dans dans un univers caractérisé par la complémentarité, la réciprocité, la synergie. En examinant différentes approches innovantes à elle seule insuffisantes pour répondre au grand défi, Isabelle Delannoy « s’est rendu compte que, sous leur diversité apparente, elles présentaient des analogies de fonctionnement remarquables…. Je voyais converger l’agroécologie, la permaculture, l’ingénierie écologique, l’économie circulaire, l’économie de la fonctionnalité, les smart grids, l’économie collaborative et du pair à pair, la gouvernance des biens communs et les structures juridiques des coopératives. Dans tout ce qui fait économie, ressources vivantes, ressources techniques, ressources sociales, une nouvelle logique…était apparue » (p 30). A partir de l’observation des pratiques nouvelles, Isabelle Delannoy a élaboré une théorie, « un système logique commun qui peut se traduire jusque dans des formulations mathématique, systémique et thermodynamique » ( p 30)
Penser en terme d’écosystème
« En écologie, un écosystème est un ensemble formé par une communauté d’êtres vivants en interrelation avec un environnement » (Wikipedia). Penser en terme d’écosystème, c’est reconnaître et encourager une dynamique interrelationnelle. Et cette approche est particulièrement active dans ce livre sur l’économie symbiotique : « une économie de l’information ; réanimer les ressorts de la terre ; une économie structurée en écosystèmes, l’énergie et la matière ; une économie en écosystèmes… ».
Les milieux naturels se lisent en terme d’écosystèmes. Et, dans l’agriculture, on prend conscience actuellement des méfaits de la monoculture mécanisée et on reconnaît les avantages de la diversité et de la complémentarité. En France, la ferme du Bec Hellouin est ainsi reconnue dans son expérimentation innovante dans l’esprit de la permaculture (4). Et le même esprit est présent dans une ferme en Autriche dans une vallée peu propice à la culture. Or, un pionnier, Sepp Holzer y a construit un écosystème agricole ultra productif. Comment a-t-il atteint cette performance ? « Sepp Holzer a réfléchi à sa ferme comme un ensemble d’écosystèmes. A la petite échelle de la parcelle, il met en compétition les espèces qui vont s’enrichir mutuellement. Ainsi chaque arbre est planté avec un ensemble de graines d’une cinquantaine de plantes différentes qui entreront en synergie. Elles trouveront leur complémentarité dans la différence de taille, de morphologie, d’enracinement, d’écosystèmes microbiens associés, de synthèse de molécules, de préférence pour l’ombre et la lumière. Ces coopérations engendrent des relations nutritives entre les plantes et permettent de se passer d’engrais. Elles entretiennent une diversité d’hôtes et de prédateurs et il et possible de s’affranchir des pesticides… Mais Sepp Holzer a également créé une association d’écosystèmes diversifiés selon un design très précis permettant leur mise en synergie… Ainsi, à mesure des années, il a créé un ensemble de soixante dix mares et étangs et étagé le relief en terrasses. Le miroir créé par la surface de l’eau envoie les rayons du soleil sur les coteaux qui la surplombent et produit de nouvelles conditions climatiques pour des espèces qui n’auraient pu se développer dans les conditions initiales… » (p 59-60). « Le système entre en croissance selon un mécanisme synergique et enrichit son milieu. Sepp Holzer a créé un système productif qui ne détruit pas les ressources écologiques, mais qui, au contraire, en crée » ( p 60).
Cependant, les écosystèmes vivants ne sont pas à même de remplacer toutes les industries. « Ces industries doivent être alimentées en matériaux et en énergie pour fonctionner. De plus, de nombreuses infrastructures, machines et outils, ne peuvent exclusivement faire appel à des matériaux biosourcés. Il s’agit donc d’organiser les systèmes économiques et productifs qui permettront une réutilisation maximale de la matière qui la compose » (p 109). Alors Isabelle Delannoy nous expose les voies innovantes d’une économie en écosystèmes pour traiter de l’énergie et de la matière. Et là aussi, elle s’appuie sur de nombreuses études de cas.
Ainsi une architecture bioclimatique produit des bâtiments consommant un minimum d’énergie pour le chauffage et la climatisation. C’est l’exemple de l’entreprise Pocheco dans le nord de la France qui est devenu autosuffisante en matière de chauffage, six jours sur sept (p 115). Au Val d’Europe, une zone d’activité de la région parisienne, le data center de la banque Natixis a été conçu dès son implantation comme une centrale à la fois de données et de chauffage. L’activité des serveurs est intense et dégage une grande chaleur. Cette énergie est la base d’un réseau de chaleur faisant circuler une eau à 55°C qui alimente un centre aquatique, une pépinière d’entreprises, deux hôtels et une centaine de logements collectifs (p 119).
Et, en même temps, dans l’industrie, une approche systémique se développe. « La logique de fonctionnement actuelle est très mal adaptée à la limitation des ressources. Elle repose sur une logique linéaire : j’extrais, je transforme, je consomme, je jette. Son efficience tend vers zéro » (p 12). On peut agir autrement : « ne plus bâtir des « chaines » de production, mais des écosystèmes de production en agissant sur toutes les étapes. Ainsi, à Kalundberg, au Danemark, les industriels se sont rendus compte que les uns achetaient comme matière première ce que les autres rejetaient en tant que déchets. Ils sont entrés en coopération et celle-ci s’est étendue à des échanges de matière et d’énergie ( p 126-127). Cet écosystème industriel est aujourd’hui un exemple. « En bout de chaine, avec l’apparition du web, une telle organisation collaborative se répand chez les consommateurs. Ils forment des écosystèmes ou chacun peut être à la fois fournisseur, acheteur ou usager d’un bien » (p 128).
Lorsque les consommateurs se rapprochent de la production et inversement, on enregistre des gains très importants d’efficience. C’est le cas lorsqu’au lieu de vendre des objets, le fabricant en vend l’usage. C’est une « économie de fonctionnalité ». « Puisqu’il reste propriétaire de son bien, le fabricant a tout intérêt à en prolonger la durée de vie ». et il pourra, en fin de cycle, récupérer les matériaux .
Spécialisé dans la fabrication de photocopieuses, Rank Xerox est une des références les plus anciennes. « Aujourd’hui, Rank Xerox réutilise 94% des composantes de ses anciennes machines pour en fabriquer de nouvelles (p 133). « Les modèles dynamiques d’accès permettent de vendre beaucoup en produisant peu » (p 136).
Et, bien sur, la nouvelle économie portée par le Web abonde en systèmes écoproductifs. « Ce sont des projets open source. L’open source est un exemple des principes symbiotiques appliqués à l’innovation et à la production : une diversité d’acteurs partageant des valeurs similaires et un centre d’intérêt commun mettant en partage leurs savoirs et savoir-faire. De leur coopération naissent des logiciels (tel Wordpres, Firefox, Linux), des encyclopédies du savoir telle Wikipedia… » ( p 143). L’émergence des fablabs pour permettre une mutualisation des outils industriels à l’intention d’acteurs de terrain témoigne de même de la métamorphose de la production (p 146-148).
« Dans les fablabs, la combinaison d’internet et le libre partage de l’innovation accélèrent le brassage des innovations. Il se crée un écosystème entre concepteurs, usagers et ateliers de fabrication qui change radicalement la logique de la production industrielle : ouverte, coopérative, locale, personnalisée » (p 155).
Ainsi, Isabelle Delannoy nous montre l’avancée de l’économie symbiotique dans son visage industriel. C’est une métamorphose radicale de la fabrication des biens d’équipement et de consommation. On peut maintenant envisager « la transformation de la chaine industrielle en un vaste écosystème mondial reliant des écosystèmes locaux » ( p 160).
Le temps de l’information
Nos yeux s’ouvrent et nous commençons à voir le monde en terme d’information. Nous prenons conscience du rôle prépondérant de l’information. « Depuis son origine, la Terre n’a cessé de créer de l’information. Grâce à elle, des mouvements ordonnés de la matière se sont créés, donnant lieu à une diversité de formes, de couleurs, de mouvements, exceptionnelle : la vie telle que nous la connaissons. De cette information motrice, l’une a été motrice plus que tout autre. Il s’agit de celle qui est codée dans les gènes du végétal portant les mécanismes de la photosynthèse » (p 43). La photosynthèse est un processus exceptionnellement puissant. « La photosynthèse permet de capter une énergie brute et immatérielle, l’énergie lumineuse, de la stocker et de la distribuer de façon extrêmement fine… ». Grâce aux informations contenues dans sa bibliothèque génétique, le végétal va ainsi à l’encontre des lois physiques de l’énergie qu’on appelle l’entropie » (p 44). Le vivant se caractérise par la richesse de l’information. Il en déborde. Apprenons à la respecter. « C’est très simple. Si nous coupons une forêt pour bruler son bois, nous aurons perdu l’intelligence contenue dans le matériau bois qui aurait pu servir pour la construction, mais aussi l’intelligence chimique de ses molécules qui auraient pu servir à la pharmacopée, et encore celle apportée par l’écosystème forêt réparatrice de la qualité de l’eau, de la fertilité du sol, du climat » (p 45).
Nous pouvons faire mieux. En terme d’information, l’intelligence humaine est elle-même extrêmement créatrice. L’intelligence humaine peut devenir catalysatrice. « En agissant comme un catalyseur des écosystèmes vivants, l’espèce humaine devient un facteur multipliant leur efficience naturelle » (p 46). Le rôle de l’information va en croissant. Dans les écosystèmes vivants, il y a d’abord une construction de structures. « Ils créent alors beaucoup de biomasse et tissent peu de réseaux. Mais lorsque leurs structures deviennent plus matures, les réseaux s’enrichissent…les racines se connectent…des signaux chimiques s’échangent…. La faune vient s’installer. Les informations circulent extrêmement abondantes » (p 48). On peut envisager une évolution comparable dans l’histoire humaine. Ne serions-nous pas arrivé dans la phase de maturité où « presque toute l’efficience à produire des services vient de la capacité à produire et à traiter de l’information ».
Isabelle Delannoy nous ouvre un horizon. « Admirons l’improbable conjoncture que forme notre époque. Nous vivons l’instant où le niveau de destruction des écosystèmes menace la perpétuation de nos conditions de vie en même temps que nous accédons à un stade de structuration des écosystèmes dans son plein niveau possible d’efficience (p 49).
Emergence
Isabelle Delannoy a mené une recherche pour mettre en évidence les principes qui fondent une économie symbiotique et toutes les synergies que celle-ci engendre. Des exemples, comme le nouveau mode de fabrication permis par la voiture électrique sont particulièrement éloquents (p 241-244). La moindre chaleur émise permet une grande souplesse et inventivité dans la mise en œuvre des matériaux. Ainsi, avec Isabelle Delannoy, nous assistons à une émergence : émergence de nouvelles pratiques, mais également avec elle, émergence d’un nouveau regard : « Il semble que, dans le silence, un nouveau regard, une métamorphose sociale et économique soit en train de naitre. Apparues sans concertation, les différentes logiques économiques et productives que nous avons successivement présentées couvrent toutes les activités économiques et forment un écosystème économique complet. Sous leur apparente diversité et la multiplicité des termes : ingénierie écologique, permaculture, biomimétisme, écologie industrielle, économie circulaire, économie de la fonctionnalité, smart grids, open source, makerspaces, open data, économie de pair à pair, contribution sociale et solidaire, elles sont d’une extraordinaire cohérence dans leur système de fonctionnement et peuvent être décrites selon les mêmes principes » (p 227). Isabelle Delannoy a « qualifié ces principes, et le principe logique dont ils sont le cœur, de « symbiotique ». « Ce système logique est utilisable en tant que tel, sans même vouloir développer une économie symbiotique complète. Il caractérise un fonctionnement continu et typique d’une nouvelle logique émergente » (p 227).
La recherche d’Isabelle Delannoy a commencé en 2009 dans la conscience de la menace du basculement climatique. Cette menace n’a pas disparu. On doit y faire face et il y a urgence. Le remède passe par une transformation de l’économie. Isabelle Delannoy nous apporte une bonne nouvelle. Non seulement, cette transformation est possible, mais elle a déjà commencé. Un puissant mouvement est déjà en cours.
« Une nouvelle forme de pensée se développe partout dans le monde. Extraordinairement cohérente, non concertée, apparue majoritairement ces cinquante dernières années, elle laisse entrevoir que, dans le silence, est en train de naitre une métamorphose économique, technique et sociale radicale de nos sociétés… cette nouvelle économie a le potentiel de devenir symbiotique et régénératrice au niveau global…Elle organise une symbiose entre les écosystèmes vivants, les écosystèmes sociaux et l’efficience de notre technique » (p 313-314). On assiste donc à une multiplication d’écosystèmes innovants. L’économie symbiotique grandit à partir des réalités locales. On peut imaginer une économie décentralisée avec « desplaces demarché locales et reliées ». Cette économie nouvelle surgit de toute part.
Vers une nouvelle civilisation
Ce livre nous fait entrer dans un monde en transformation : une métamorphose, un changement de paradigme, une nouvelle civilisation en germination. C’est bien ce qui apparaît à Isabelle Delannoy dans l’exploration qu’elle a entrepris et qu’elle nous rapporte dans cet ouvrage. Si nous définissons une civilisation comme « l’ensemble des traits qui caractérisent une société donnée du point de vue technique, intellectuel, économique, politique et moral, cette étude m’amène à penser qu’émerge aujourd’hui une nouvelle civilisation » (p 19).
Dans ce livre, nous voyons apparaître une ligne de force majeure : la reconnaissance du vivant dans toutes ses dimensions. Cela induit une nouvelle vision de l’humain. « Ces travaux ont renouvelé ma conception de l’être humain et de sa place dans l’univers. Nous avons une vision très négative de l’homme vis-à-vis du vivant. L’idée que nous devons choisir entre notre développement et celui de la nature est profondément ancrée. Il s ‘agit donc au mieux de faire le moins de mal possible. L’économie symbiotique apporte (et requiert) une vision positive de l’espèce humaine et de son rôle dans l’univers (p 35-36). Aujourd’hui, l’humain prend un autre rôle dans le vivant. Il n’observe plus la nature pour la soumettre, pour en devenir « maitre et possesseur » comme l’expriment Francis Bacon et René Descartes, pères du rationalisme occidental moderne, mais pour en comprendre et en faciliter les équilibres afin de favoriser son développement et sa croissance (p 37). L’auteure nous indique un changement de cap majeur dans les attitudes et les représentations : « Nous pensions quantité, masse, forces. En comprenant que nous pouvons devenir symbiotes de notre planète, notre génie se déploie. Nous pensons informations, liens, synergie (5). Jamais notre imagination n’a été nourrie de la possibilité que le beau puisse être efficace, que ce qui est doux puisse être puissant » (p 37).
Ouvertures spirituelles
A la suite de cette vaste enquête et de ce travail de synthèse, Isabelle Delannoy nous permet d’entrevoir la montée d’une civilisation nouvelle. Celle-ci commence à se frayer un chemin à travers de nouvelles représentations et de nouvelles pratiques. Et, dans le même mouvement, une nouvelle éthique et une nouvelle spiritualité apparaissent. Isabelle Delannoy évoque « une nouvelle alliance » ( p 103-106), reconnaissance et respect du vivant par l’humanité. Dans le même mouvement, c’est aussi l’affirmation de valeurs comme la bienveillance, la collaboration, l’entraide, la solidarité. Des pièces du puzzle rassemblées par l’auteur, on voit apparaître un paysage nouveau.
Laissons libre cours à notre émerveillement. Et, pour les chrétiens, à partir d’une approche théologique nouvelle, sachons reconnaître l’œuvre de l’Esprit. Nous pouvons écouter cette interpellation de Pierre Teilhard de Chardin, scientifique et théologien précurseur, cité par Isabelle Delannoy (p 57). « Si les néohumanistes du XXè siècle nous déshumanisent sous leur Ciel trop bas, de leur côté, les formes encore vivantes du théisme ( à commencer par la chrétienne) tendent à nous sous-humaniser dans l’atmosphère raréfié d’un Ciel trop haut. Systématiquement fermées encore aux grands horizons et aux grands souffles de la Cosmogenèse, elles ne se sentent plus vraiment avec la terre, une Terre dont elles peuvent bien encore, comme une huile bienfaisante, adoucir les frottements internes, mais non (comme il le faudrait) animer les ressorts ».
Et, déjà, pour participer à l’évolution en cours, pour y apporter une contribution, le christianisme est appelé à retrouver son esprit d’origine dans une marche en avant qui regarde vers la nouvelle création à venir et qui s’inscrit dans une théologie de l’espérance. « Dieu est lié à l’espérance humaine de l’avenir. C’est un Dieu de l’espérance qui marche « devant nous » et nous précède dans le déroulement de l’histoire » (Jürgen Moltmann) (6). L’Esprit de Dieu est « l’Esprit qui donne la vie » (7). Cet Esprit n’est pas seulement l’Esprit rédempteur, c’est aussi l’Esprit créateur à l’œuvre dans une création qui se poursuit (8). Ainsi, Jürgen Moltmann peut-il écrire : « Dieu est celui qui aime la vie et son Esprit est dans toute la création. Si on comprend le créateur, la création et son but de façon trinitaire, alors le créateur habite par son Esprit dans l’ensemble de la création et dans chacune de ses créatures et il les maintient ensemble et en vie par la force de l’Esprit » (9). Ainsi l’Esprit Saint anime et relie. « Si l’Esprit Saint est répandu dans toute la création, il fait de la communauté des créatures avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu…L’ « essence » de la collaboration dans l’Esprit est, par conséquent, la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font reconnaître l’ « accord général ». « Au commencement était la relation » (Martin Buber) (9). Cette vision fait apparaître une correspondance entre l’inspiration de l’Esprit qui induit reliance et créativité et ce que nous entrevoyons dans la civilisation symbiotique en voie d’émergence.
Nous vivons à un tournant de l’histoire. Nous ne voyons que trop les menaces engendrées par les abus de l’humanité vis à vis de la nature. Les remèdes sont en route, mais le temps presse. Comme d’autres observateurs, Jürgen Moltmann nous rapporte une parole du poète allemand, Friedrich Hölderlin : « Dieu est proche et difficile à saisir. Mais , au milieu du danger, se développe le salut » (6).
Dans ce contexte, ce livre sur l’économie symbiotique arrive au bon moment. Isabelle Delannoy met en évidence la convergence de nouveaux courants économiques qui débouchent sur une transformation générale de l’économie et portent un changement de mentalité. Sur ce blog, notre attention va dans le même sens. Nous essayons de mettre en évidence les émergences positives (10) et de contribuer ainsi à l’évolution des représentations. L’action dépend de l’horizon qui lui est proposée. « Nous devenons actifs pour autant que nous espérions. Nous espérons pour autant que nous puisions entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons être possible » (Jürgen Moltmann) (11). A juste titre, Isabelle Delannoy évoque la puissance de la pensée. Elle cite Lune Taqqiq : « Le poids d’une pensée peut faire basculer le cours de l’humanité » (p 316). Ce livre sur l’économie symbiotique participe à notre « conscientisation ». En faisant apparaître l’émergence d’une économie et d’une société nouvelle à travers l’apparition de multiples innovations signifiantes, il nous enseigne, il nous éclaire, il nous mobilise. Merci à Isabelle Delannoy !
Jean Hassenforder
(1) Isabelle Delannoy. Préf. de Dominique Bourg. L’économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie et la société. Domaines du possible. Actes Sud/Colibris. Voir aussi : Isabelle Delannoy. L’économie symbiotique. TED x Dijon : https://www.youtube.com/watch?v=9BL0fJErgmQ
(3) « L’entraide, l’autre loi de la Jungle par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle » : https://vivreetesperer.com/?p=2734 Autre source : Dans son itinéraire scientifique, Lynn Margulis à montré le rôle important de la symbiose dans l’évolution. Comme le montre Jean-François Dortier, dans son blog : « La quatrième question », à l’époque, cette théorie symbiotique s’est heurtée à une vive opposition de la théorie Darwinienne alors dominante : https://www.dortier.fr/lynn-margulis-et-levolution-des-etres-complexes/
(5) « Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres » Michel Serres nous parle de l’entrée de l’humanité dans un âge doux…https://vivreetesperer.com/?p=2479
(6) Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Empreinte, 2012 (p 109-110 et p 69)
(7) Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999