La vie comme participation

Si nous sommes là, le sommes-nous par hasard, comme une pièce isolée, un peu de temps avant de disparaître ? Nous sentons bien qu’il n’en n’est pas ainsi, que nous nous inscrivons dans un courant de vie. Et plus encore, nous ne sommes pas des acteurs isolés. Nous participons à une communion de vie.

« La vie comme participation » (1), c’est le titre d’une séquence de méditations publiées par Richard Rohr sur le site du « Center for action and contemplation ». A plusieurs reprises (2), nous avons rapporté ici la pensée de Richard Rohr, théologien franciscain, qui nous invite à reconnaître la bonté et l’amour de Dieu à travers ses méditations. Son livre : « The divine dance », « La danse divine » (3) nous introduit dans la communion divine d’un Dieu trinitaire.

La séquence de « la vie comme participation » a été publiée du 5 au 10 septembre 2021. Nous en rapportons ici quelques extraits.

Participer au déroulement de la création

Richard Rohr a beaucoup réfléchi sur la conversion de Paul à Damas. La vie de celui-ci a profondément changé et son enseignement témoigne de cette transformation. Richard Rohr s’en inspire ici

« Avant la conversion, nous pensons que Dieu est au dehors (out there). Après la transformation, Dieu n’est plus au dehors  et nous ne regardons pas à la réalité. Nous regardons à partir de la réalité. Nous sommes maintenant au milieu de celle-ci. Nous faisons partie de celle-ci. Le tout est ce que j’appelle le mystère de la participation. Paul était obsédé par l’idée que nous sommes tous en train de participer à quelque chose. Je n’écris pas l’histoire par moi-même. Je suis un personnage dans l’histoire qui est en train d’être écrite en collaboration avec Dieu et le  reste de l’humanité. Cela change tout dans la manière dont nous voyons nos vies ». Nous n’avons plus à nous obséder sur manière dont nous avons écrit ou écrivons notre histoire. Richard Rohr rapporte une « théologie participative » : « Je suis employée, je suis choisi activement, je suis conduit ».  Cela ne  porte pas sur le fait de rejoindre une nouvelle dénomination ou d’avoir un moment d’extase. Après une conversion authentique, vous savez que votre vie n’est pas à propos de vous. Vous êtes à propos de la vie ». C’est l’idée de participer à la bonté et au déroulement continuel de la création de Dieu…. ».

 

Participer dans la bonté originelle

« Chacun et chaque chose sont créés dans l’image de Dieu. C’est la connexion objective ou « l’ADN divine » que Dieu donne également à toutes les créatures au moment de leur conception. Le philosophe Owen Barfield appelle ce phénomène  la « participation originelle ».

Richard Rohr  apprécie le terme de « bénédiction originelle  » apporté par Matthew Fox. La création est bonne comme Genèse 1 l’affirme clairement et avec insistance ». Alors, comment nous comporter en conséquence ? En s’appuyant sur la parole de Paul : « Il y a trois choses qui durent : la foi, l’espérance et l’amour » (1 Cor 13.13) ». Ces attitudes participent à la vie même de Dieu. « Elles nous sont données librement par Dieu, « infusées » en nous à notre conception ». « Nous sommes fait de la foi, de l’espérance et de l’amour de Dieu pour accroitre la foi, l’espérance et l’amour dans le monde ».

Richard Rohr entrevoit la foi, l’espérance et l’amour comme plantés profondément en notre nature, de fait « notre véritable nature » (Rom 5.5 ; 8.14-17). « La vie chrétienne consiste simplement à devenir ce que nous sommes déjà ». (1 Jean 3.1-2 ; Pierre 1.3-4). Mais nous sommes appelés à éveiller, permettre et développer cette identité profonde en lui disant consciemment oui et en nous appuyant sur elle comme une source fiable et essentielle. A nouveau, l’image doit devenir ressemblance. Nous devons participer au processus ».

 

Participer dans l’amour

Cette vie de participation, Paul la décrit en terme d’amour. Et Richard Rohr nous dit que, selon Paul, « l’amour n’est pas quelque chose que nous faisons, c’est quelque chose qui nous est fait et auquel nous participons » . Richard Rohr reprend l’expression : « tomber amoureux ». De même, l’amour est un comportement dans lequel nous tombons.  Ce n’est pas par notre volonté que nous pouvons créer l’amour. Ce Grand amour dans lequel nous tombons, Paul l’appelle « agape ». « Nous traduisons par amour inconditionnel ou amour divin ». « C’est un amour que nous recevons en don. Nous ne pouvons pas le fabriquer . C’est un amour auquel nous pouvons seulement participer. C’est une vie plus grande que la notre ». Selon Richard Rohr, le passage à cet état d’amour advient d’autant plus que nous arrivons au bout de nos forces et perdons le contrôle. Nous commençons alors à nous appuyer sur une puissance plus grande que la notre. Nous entrons dans une nouvelle manière de voir. « Pour Paul, l’amour est l’état où nous voyons parfaitement. Quand nous sommes dans l’amour, dans l’agape, nous sommes capables de « voir » correctement. … Nous n’aurons pas de jugements négatifs…Nous verrons ce qui se passe réellement…..

 

Une responsabilité collective

« Paul enseigne que nous sommes à la fois des saints et des pécheurs à un niveau collectif (« corporate level »). Notre sainteté s’inscrit dans la plénitude du Corps de Christ ».

 

Une moralité participative

« La bonne nouvelle d’une religion de l’incarnation, d’une moralité fondée sur l’Esprit, c’est que nous ne sommes pas motivés par une récompense ou une punition extérieure, mais par notre participation au mystère lui-même ».

« Le moralisme – comme opposé à une saine moralité – dépend de codes de pureté largement arbitraires, de rituels requis, et d’exigences de devoir qui sont formulés en terme de prérequis pour un éveil spirituel ». C’est compréhensible, écrit Richard Rohr. C’est plus facile de penser en terme de faire ou de ne pas faire que «  d’entreprendre une radicale transformation vers l’esprit et le cœur de Dieu ». « Il n’est pas étonnant que Jésus ait mis fortement en garde contre la publicité de la prière, des actes de générosité et du jeune dans son sermon sur la montagne (Matthieu 6. 1-18). Et pourtant, c’est ce que nous faisons encore !  »…..

Richard Rohr évoque une approche religieuse  carotte-baton   et une « gestion du péché » par un clergé. Et, à coté de cela, il y a de grands maux ravageurs comme le racisme, le sexisme, l’esclavage… les guerres..

« La bonne nouvelle d’une religion de l’incarnation, une moralité fondée sur l’Esprit, c’est que vous n’êtes plus motivé par une récompense extérieure ou une punition, mais par la participation au Mystère lui-même. On n’a plus besoin de carottes. « C’est Dieu, qui produit en vous le vouloir et le faire selon son projet d’amour » (Philippiens 2. 13). Nous faisons les chose parce qu’elles  sont vraies et aimantes et non parce que nous devons les faire ou parce que nous redoutons une punition ». La motivation vient du dedans et non pas du dehors.

 

La participation est le seul chemin

Richard Rohr évoque l’histoire de l’humanité et notamment la période  autour de 500 ans avant Jésus Christ où, selon Karl Jaspers, un philosophe allemand, une conscience axiale a émergé partout dans le monde avec les sages de l’Orient, les prophètes juifs et les philosophes grecs. Parmi le peuple d’Israël, s’est remarquablement manifestée une union intime et une participation de groupe autour de Dieu. Ils ont reconnu des personnalités individuellement éclairées comme Moïse et Esaie. « La notion de participation s’est élargie à  tout le peuple juif et au delà au moins pour beaucoup de prophètes juifs. Dieu sauvait le  peuple comme un tout. La participation était historique et sociale et pas seulement individuelle…. Il est surprenant que nous l’ayons oublié et ignoré en réduisant le salut à des personnes allant au ciel ou en enfer, ce qui est surement une régression par rapport à la notion de salut historique, collectif et même cosmique enseignée dans la Bible. Rappelez-vous, Dieu a toujours sauvé Israël et pas seulement Abraham ».

Ce tournant s’est poursuivi dans la venue de Jésus. « Les écritures juives et l’expérience elle-même ont créé une matrice dans laquelle une réalisation nouvelle pouvait se manifester (4). Jésus a apporté une participation finale et étendue au monde entier dans son propre enseignement très holistique. Cela a permis à Jésus de parler dans une union véritable avec lui-même, avec les proches, avec les étrangers, avec les ennemis, avec la nature, et, à travers tous ceux-ci, avec le Divin. Le champ de la participation était total. Qu’est-ce qu’une vraie bonne nouvelle pourrait être d’autre ? » .

J H

 

  1. Center for action and contemplation Richard Rohr : Life as Participation : https://cac.org/life-as-participation-weekly-summary-2021-09-11/
  2. La grande connexion : https://vivreetesperer.com/la-grande-connexion/ Enlever le voile : https://vivreetesperer.com/enlever-le-voile/  Comment  entendre les principes de la vie cosmique pour entrer en harmonie : https://vivreetesperer.com/comment-entendre-les-principes-de-la-vie-cosmique-pour-entrer-en-harmonie/      L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/
  3. La danse divine (Divine dance) par Richard Rohr : https://vivreetesperer.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/ Reconnaître et vivre la présence d’un Dieu relationnel : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-et-vivre-la-presence-dun-dieu-relationnel/
  4. La vie et son œuvre, selon NT Wright : https://vivreetesperer.com/paul-sa-vie-et-son-oeuvre-selon-nt-wright/

 

Jésus le guérisseur

Selon Tobie Nathan, ethnopsychiatre

A travers une pratique pionnière, Tobie Nathan est devenue une figure majeure de l’ethnopsychiatrie en France. L’ethnopsychiatrie est psychologie transculturelle qui associe psychologie clinique et anthropologie culturelle. Tobie Nathan a notamment mis en évidence la part des croyances dans la prise en charge des maladies mentales.        En relation avec des personnes venant de tous les continents, Tobie Nathan a été amené par l’une d’entre elles, à reconnaître la pratique de guérison exercée au nom de Jésus. En conséquence, il a donc entrepris une recherche sur Jésus qui a débouché sur l’écriture d’un petit livre : Jésus le guérisseur (1). « Jusqu’à la rencontre avec Gabriela, personne ne m’avait incité à examiner au plus près Jésus, l’homme donc et non la religion qui a découlé de son enseignement » (p 13). « Si l’on examine son parcours, Jésus a essentiellement parlé, réuni et guéri. C’est donc à l’analyse de ce personnage politique et thérapeute que j’ai voulu consacrer ces pages » (p 13).

L’auteur nous dit dans quel esprit, il a entrepris cette recherche.

« Je voudrais d’abord retracer le parcours personnel de Jésus, pour lequel je ressens une sympathie particulièreun personnage omniprésent dans notre monde alors qu’on sait assez peu sur lui…
Jésus imprègne notre vie quotidienne par des paroles, des expressions, des maximes, par une morale aussi, et une certaine vision politique. Il est partout dans les expressions de notre langue, dans nos proverbes, nos habitudes mentales, mais également dans l’art et la musique » (p 17). Jésus apparaît même dans des troubles psychiatriques. « Jésus est un interlocuteur : on l’appelle, on l’invoque, on le prie. Il est le compagnon des laissés-pour-compte, des démunis, des malades. Ici en France, en Europe, mais aussi très loin d’ici en Afrique, en Amérique du sud et de plus en plus en Chine… » (p 18).

Dans sa recherche historique, l’auteur estime que les sources historiques fiables sont peu nombreuses. « Pour élaborer cet exposé, je suis allé puiser dans les ressources historiques, celles qui reconstituent l’époque, l’atmosphère où Jésus a vécu : j’ai eu très peu recours aux exégèses théologiques. Il va de soi que Jésus, c’est aussi le Christ, le

sauveur, à la fois homme et dieu. Je n’aborderai ici que sa part d’histoire et dans une double perspective qui me questionne – et, je l’avoue, me fascine : Jésus le politique et Jésus le guérisseur. J’espère ne froisser personne en ne discutant que sa part d’histoire. Mais l’honnêteté exige que l’on n’outrepasse pas la frontière de ses compétences » (p 19).

 

Jésus, leader politique et guérisseur

Si ce livre, dans son sous-titre, met l’accent sur le rôle de Jésus comme guérisseur, l’ouvrage lui-même traite pour une bonne part d’un autre rôle, cher à l’auteur, celui de leader politique contre l’occupant romain. Tobie Nathan se montre ici connaisseur de la civilisation et de l’histoire juive. Et c’est dans cette connaissance que s’égrainent des chapitres comme : Son nom d’abord, parce que le nom, c’est la personne ; Le contexte, le lieu et les choses ; Les forces politiques ; Des mouvements contre l’occupant ; les actes politiques de Jésus ; le Royaume de Dieu…

« En Jésus, dominent deux dimensions à la source de mes réflexions » affirme l’auteur ». « Il y a d’abord la part politique de Jésus, un révolutionnaire juif, un militant en révolte radicale contre l’occupation romaine de la Judée, « le pays des juifs », poursuivant de sa vindicte les collabos du Temple et ceux du Palais, acclamé par une partie du peuple comme « Roi des juifs » avant d’être crucifié comme la plupart des agitateurs politiques de l’époque » (p23).

L’auteur met ensuite en exergue une autre dimension. « La seconde dimension tient dans son activité clinique… Son œuvre a principalement été de soigner les malades. Il rendait la vue aux aveugles, leurs jambes aux paralytiques ; il nettoyait les lépreux de leurs plaies et débarrassait les agités des démons » (p24). Cette activité suscite l’éloge de l’expert qu’est pour nous Tobie Nathan : « Un thérapeute, et de la plus pure espèce… Et comme tous les thérapeutes, il parlait des « paroles à l’envers », dirait mon collègue yoruba du Bénin, dont chacune a pénétré notre univers. Par là, je veux dire qu’il s’agit de paroles surprenantes exigeant un arrêt, une interprétation, des paroles paradoxales, des admonestations souvent qui fracturent des évidences… Un thérapeute, un vrai ! » (p 24).

Mais quel lien entre ces deux activités ?

«  Si l’on examine le travail du thérapeute, on se demande ce qu’il a à voir avec la politique. » Dans la réponse, Tobie Nathan s’engage : « Mon hypothèse est précisément que les deux dimensions sont imbriquées ou plutôt que Jésus les a nouées ensemble, que c’est précisément là son originalité fondamentale, son « invention » (p 24-25).

En commentaire, pour notre part, la focalisation sur le rôle politique de Jésus témoigne de la diversité des points de vue selon les parcours et les sources, mais, tout en reconnaissant l’importance du contexte politique, elle ne correspond pas à notre interprétation personnelle. Citons, entre autres : « Mon Royaume n’est pas de ce monde, répondit Jésus. Si mon Royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré… » (Jean 18.36). Notre propos ici est de recevoir l’éclairage que l’auteur apporte sur le rôle de Jésus comme thérapeute et guérisseur.

 

Tobie Nathan : histoire d’une vie

La démarche de Tobie Nathan s’inscrit dans une histoire de vie. Une interview oubliée sur le site du Monde nous en dit beaucoup à cet égard (2).

Né au Caire en 1948, il en est brutalement chassé en 1957 en même temps que 25 000 juifs d’Égypte. Ses parents immigrent en France. Leur vie est difficile. « Dans la cité de Gennevilliers où j’ai grandi au nord-ouest de Paris, la vie à la maison n’est pas très facile. Il y avait une douleur, un poids. D’abord parce qu’on était pauvre. Mais surtout en raison de la séparation avec le reste de la famille ». De plus, Tobie ne se sent pas à l’aise à l’école française. «  Dès l’école communale, j’ai toujours exécré l’école française, à cause de l’uniformisation obligatoire que comporte cette institution ».          Tobie Nathan a donc mal vécu sa condition d’immigré. Le souvenir de cette expérience va l’accompagner et l’aider à comprendre les problème des migrants.

En 1969, étudiant en psychologie et ethnologie, il rencontre pour la première fois le professeur Georges Devereux, le fondateur de l’ethnopsychiatrie en France. C’est avec lui qu’il réalisera sa thèse et, si, par la suite, ils se séparent, il donne son nom au centre qu’il crée en 1993. « Le centre Georges-Devereux s’est ouvert en 1993 dans le cadre de l’Université Paris VIII à Saint-Denis. Ce fut une période extraordinaire. Enfin on allait faire de la vraie psychologie en France. C’est à dire un endroit universitaire où on reçoit des patients, où l’on forme les étudiants en thèse et où l’on enseigne. Personnellement, c’est là que j’ai tout appris. De nos patients, bien sûr. Mais aussi de nos étudiants étrangers qui appartenaient souvent aux mêmes ethnies que les patients que nous recevions ».

Comment Tobie Nathan définit-il l’ethnopsychiatrie ? « Cela consiste à apprendre des autres peuples les connaissances qu’ils ont des troubles psychiques et de leur traitement, à tenir compte de leurs rites ancestraux pour les soigner ».

En 2003, Tobie Nathan abandonne le Centre Devereux pour partir à l’étranger. Il dirige le bureau de l’Agence française pour la francophonie pour l’Afrique des grands lacs au Burundi, puis le service culturel de l’ambassade française en Israël et en Guinée-Conakry. « Ce qui m’a changé, c’est de vivre en Afrique ».

De retour en France, il dirige le Centre d’aide psychologique qu’il a créé. Et il reçoit les jeune gens signalés par leur famille comme étant en danger de radicalisation islamique. « J’ai rencontré des gamins d’un bon niveau qui se posent des questions importantes me rappelant celles que je me posais à leur âge… Cela m’a incité à me questionner sur eux, mais aussi sur moi-même. En France, on ne sait pas penser l’étranger… On va être obligé d’admettre qu’il y a des gens qui ne pensent pas comme nous, qui ont des dieux qui ne sont pas les nôtres et qu’il va falloir négocier avec eux une coexistence ».Tobie Nathan constate que de nombreux jeunes qui se radicalisent comblent un vide engendré par une perte de continuité culturelle. Dans son livre : « Les âmes errantes », il rapporte des histoires révélatrices.

Issu d’une famille rabbinique, Tobie Nathan se déclare juif comme « ayant des ancêtres, de gens auxquels on se réfère comme étant un début de lignée ». Il espère croire en Dieu un jour. « Chez les juifs, croire c’est l’aboutissement d’un travail, ce n’est pas le début. La croyance est un cadeau, et c’est un cadeau que je n’ai pas encore reçu ».

 

Une rencontre révélatrice : Gabriela

Dans sa pratique, Tobie Nathan se trouve constamment en rapport avec un vécu international. C’est une source de connaissance et d’ouverture. Et c’est ainsi que la rencontre avec Gabriela lui a ouvert une nouvelle piste : la guérison au nom de Jésus.

« Je l’appellerai Gabriela. Elle m’a montré des photos d’elle à vingt ans sur une plage brésilienne. A 22 ans, elle a épousé un Guyanais, chercheur d’or de passage au Brésil. Après des revers de fortune et plusieurs émigrations, elle s’était retrouvée dans une cité HLM d’une commune de Seine-Saint-Denis. Voici des années que son mari l’avait quittée, parti chercher de l’or en Angola, la laissant seule avec ses trois garçons… Il y a quelques années, lorsque son ainé a atteint 16 ans, Gabriel a appris par un ami revenu d’Afrique que son mari était mort… ». C’est alors que s’est déclenchée la délinquance des enfants.

Gabriela s’est effondrée.

Après une grave dépression et plusieurs hospitalisations en milieu psychiatrique, elle a trouvé refuge et consolation au sein d’une Eglise évangélique. Peu à peu, elle s’est rapproché du berger, l’a secondé dans son travail auprès des fidèles » (p 11-12). Tobie Nathan commente alors : « Sa facilité à communiquer avec les esprits ou les anges qu’elle tenait peut-être de ses ancêtres, s’est bientôt manifestée dans l’église en de véritables transes. Régulièrement, il lui arrive de « parler en langues ». Quelquefois, lorsqu’elle est dans cet état, elle opère des « délivrances », c’est-à-dire des thérapies de personnes en détresse. Et c’est toujours au nom de « Jésus ». Gabriela dit qu’elle chasse les « mauvaises influences » qu’elle qualifie parfois de démons ou de diables. Elle m’assure que les fidèles s’en portent mieux. Je la crois ». (p 12-13).

Tobie Nathan nous rapporte comment la relation avec elle s’est établie et comment elle a porté du fruit. « Psychologue, je l’ai reçue durant des années. Nous parlions le plus souvent de ses problèmes de famille, puis, au fur à mesure que son état psychologique s’améliorait, de politique, de l’impasse sociale que constituaient les quartiers, mais aussi de Jésus, – de Jésus surtout ! Jésus, la matrice de son « don de guérison », son protecteur, son guide et son modèle » (p 25).

De fait, Tobie Nathan avait déjà entendu parler de la guérison divine. « Bien d’autres avaient attiré mon attention sur la fonction thérapeutique de Jésus, sur la puissance que conférait son être même. J’avais autrefois fait une enquête dans des Eglises évangéliques au Bénin. Par la suite, j’ai découvert celles du Burundi et du Ruanda. Je me suis insurgé contre les abus commis dans celles du Congo. Mais personne ne m’avait comme Gabriela, incité à examiner de plus près Jésus, sa personne… Selon ses adeptes, c’est en l’homme, Jésus, que réside la puissance de guérir » (p 15).

 

Jésus guérit

Le livre de Tobie Nathan débouche ainsi sur une description et une analyse de l’œuvre de Jésus comme thérapeute et guérisseur.

Jésus parlait. Il agit aussi. « La plupart de ses actions – peut-être même la totalité – furent des guérisons… Des guérisons, on en compte 37 dans ce qu’on appelle le Nouveau Testament et 14 dans le seul Evangile de Marc. C’est dire ! » (p 98 ). « Plus encore, et alors même que le débat était à son plus fort au sein de l’Église primitive sur la nature de Jésus – il n’y eut jamais aucune controverse, ni chez ses disciples, ni chez ses détracteurs, quant à ses dons de thaumaturge et d’exorciste. Quelle que fut sa nature, tout le monde lui reconnaissait ce don-là, le don de guérison. Dans les récits, tels qu’ils nous sont rapportés dans les Ecritures, Jésus ne refusait jamais la guérison à qui lui demandait » (p 99). « Et, à chaque fois, Jésus choisissait les démonstrations publiques, bien loin des intimités psychologiques de nos contemporains. Il se risquait aux guérisons les plus difficiles devant une foule rassemblée qu’il prenait à témoin, guérison à chaque fois plus inattendue, plus invraisemblable » (p 100).

Dans ce chapitre, Tobie Nathan va décrire, analyser et chercher la signification de quelques guérisons de Jésus. Et il commente ainsi la guérison du sourd-muet dans une ville de la Décapole. « Il lève le regard vers le ciel et gémit en araméen : ephatah ! – « Ouvre-toi » et voilà que la parole du bègue se délie… ». De fait, « cette parole est chargée… elle désigne le commencement de la prière. Le livre qui introduit à Dieu s’appelle en hébreu le Pata’h, « l’ouverture », que l’on retrouvera dans la première sourate de l’islam Al fati’ha qui signifie aussi : « ouverture ». Une fois encore, Jésus fait et dit. C’est l’un de ses secrets thérapeutiques : faire un acte et dire en même temps la parole qui le désigne. Il faut alors que cette parole colle à l’acte, mais également qu’elle s’envole vers une signification plus profonde, qui engage toute la communauté » (p 101).

La nouvelle des guérisons se répand. « Les malades ne guérissent pas parce qu’ils croient ; ils croient parce qu’ils on été guéris » (p 102). Ces guérisons participent à un mouvement de rassemblement autour de Jésus.

« On a inventorié trois types de malades guéris par Jésus : les aveugles, les sourds-muets et les paralytiques… Tous ont la perception et l’action entravée. C’est ainsi qu’il définit par ses gestes thérapeutiques la nature de la maladie : l’impossibilité de la connaissance de Dieu. Il faut donc voir dans ces malades des éveillés – les plus vaillants de la communauté – des êtres qui ont conscience dans leur corps des entraves au cheminement vers Dieu » (p 103 ).

Tobie Nathan inscrit l’œuvre de guérison de Jésus dans une dimension communautaire. « On doit se rendre à l’évidence : l’action de guérir, que Jésus maitrisait à la perfection, sans effort, en douceur, n’était pas le but ultime. Il voulait agir non sur la négativité qui affligeait un seul, mais sur l’inhibition qui paralysait sa communauté » (p 110). D’un bout à l’autre de son livre, Tobie Nathan met l’accent sur la vocation politique qu’il attribue à Jésus.

 

Une interpellation

 « A cette époque, les thérapeutes, les devins, les magiciens, les sorciers étaient si nombreux… il y en avait tant et plus encore. Ils pullulaient en Judée et en Galilée. Il en existait parmi les grecs… » (p 115 ). Certains étaient renommés. Les techniques de Jésus ressemblaient à celles des guérisseurs de son temps, mais elles différaient par un détail d’importance : Jésus soignait gratuitement et exigeait de ses disciples qu’ils agissent de même » (Matthieu 10.7-10) (p 115-116). Tobie Nathan évoque ensuite une « longue lignée de rebelles politiques cherchant à délivrer Israël de l’oppression romaine » et le passé insurrectionnel à cette époque. Finalement « ce fut l’éradication du Temple et la domination de l’Empire romain ».Tobie Nathan conclut ainsi : « Révolutionnaire et thérapeute, c’est ainsi que j’ai compris Jésus à travers les évènements de la vie » (p 123). Il en apprécie les talents. « Cet homme aurait pu jouir d’une reconnaissance passagère ou disparaître dans les oubliettes de l’histoire comme d’autres dont nous ne savons rien ». Alors, il s’interroge sur la présence de Jésus dans la vie contemporaine et le mystère qu’on peut y voir :

«  Mais son destin fut différent.

Qui en a décidé ainsi ?

Dieu, peut-être ? » (p 124).

Dans le brassage mondial des populations, Tobie Nathan apparaît comme une vigie. Ethnopsychiatre, il observe les phénomènes psychosociaux de notre époque. A ce titre, la réalité de la « guérison divine » ne lui paraît pas extravagante. Son regard croise celui des chrétiens évangéliques qui croient en la guérison au nom de Jésus. Tobie Nathan s’est engagé dans une recherche historique pour mieux connaître ce Jésus pour lequel il éprouve de la sympathie. Dans ce livre, selon sa culture, il nous fait part de son interprétation et de son questionnement. Jésus est bien source de guérison.

J H

 

(1) Tobie Nathan. Jésus le Guérisseur. Flammarion, 2017

(2) Tobie Nathan : la croyance est un cadeau que je n’ai pas encore reçu : https://www.lemonde.fr/la-matinale/article/2017/10/15/tobie-nathan-la-croyance-est-un-cadeau-que-je-n-ai-pas-encore-recu_5201182_4866763.html

(3) Tobie Nathan. Les âmes errantes. L’iconoclaste, 2017 (Livre de Poche) « Dans le secret de son cabinet, le psychologue Tobie Nathan accueille des jeunes en danger de radicalisation. Il écoute. Leurs histoires, leurs mères,  leurs pères perdus. Et tout ce qu’ils ont à nous apprendre sur le monde tel qu’il est. Aucun penseur ne les a connu de si près. Aucun n’a osé dire qu’il leur ressemblait. Se raconter, se mettre à nu pour faire revenir « les âmes errantes » est un pari risqué. Le seul qui semble valoir la peine d’être tenté ».

Tobie Nathan, ethnopsychiatre

Comment, en son temps, le philosophe Henri Bergson a répondu à nos questions actuelles

Bergson, notre contemporain. Selon Emmanuel Kessler

A une époque où les menaces abondent, mais où un mouvement profond, la conscience du vivant est en cours, de temps à autres, nous parviennent des échos de grands penseurs qui peuvent nous éclairer. Henri Bergson, un grand philosophe, célèbre à la « belle époque », puis dans l’entre deux guerres, nous a laissé une œuvre qui parle à notre temps. Dans ce premier XXe siècle, si marqué par de grands bouleversements dont la mémoire s’impose encore à nous, une pensée active a ouvert de nouvelles pistes. Déjà un dialogue s’esquissait au sein de la science et Albert Einstein et Henri Bergson se sont rencontrés. Nous avons rapporté la rencontre entre Henri Bergson et deux grands scientifiques visionnaires : Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski (1). En 2007, Bergson est l’auteur d’un livre si innovant qu’il rencontre un accueil retentissant : « L’évolution créatrice ». Ce titre résonne encore pour nous aujourd’hui lorsque nous sommes à la recherche d’une philosophie de la vie. Et, plus tard, dans l’entre-deux guerres, dans un livre : « Les deux sources de la morale et de la religion », Bergson expose une vision de la société qui reste aujourd’hui instructive. Ainsi, a-t-il mis l’accent sur la tension entre sociétés fermées et sociétés ouvertes. Et il affirme la valeur de la démocratie. Si célébrée fut la carrière de Bergson que sa renommée connut une éclipse après la seconde guerre mondiale dans un contexte social et intellectuel différent. Mais aujourd’hui, alors que l’on prend conscience des logiques destructives qui ont engendré la crise climatique, la pensée de Bergson paraît de nouveau attractive. Son œuvre est à nouveau reconnue et commentée. Philosophe, directeur adjoint de l’Ecole Normale Supérieure, président de la société des amis de Bergson, Philippe Worms (2) a dirigé la première édition critique du philosophe aux PUF (2007-2012). Cet intérêt renouvelé pour Bergson se confirme dans la récente publication du livre : « Bergson, notre contemporain » (3). L’auteur, Emmanuel Kessler est « normalien en philosophie, journaliste politique et économique », acteur dans certains medias. Ce livre est le fruit d’un cheminement. Au cours de ses études, l’auteur se dit avoir été « fasciné » par Bergson. Dans la maturité, le voici nous offrant une belle présentation du grand philosophe : « Bergson, philosophe de la conscience écologique au style incomparable, ardent défenseur de la démocratie, acteur politique majeur, penseur optimiste surtout, qui a su croire à la liberté et à l’action. Dans une langue accessible et vivante, Emmanuel Kessler nous livre le récit, biographique et philosophique de cette vie hors du commun, de cette pensée en mouvement, de cette richesse de fond et de forme, de cette « préparation à bien vivre » qui rendent Bergson éternellement contemporain » (page de couverture).

 

Pourquoi relire Bergson ?

Emmanuel Kessler vient nous expliquer pourquoi relire Bergson aujourd’hui. A une époque où les idéologies se bousculent et font du bruit, « n’y aurait-il pas un immense profit à retrouver toute l’actualité d’un penseur qui refusera toujours d’enfermer le monde dans lequel nous vivons, dans des catégories toutes faites, dans des « ismes » qui figent une réalité multiple et mouvante… « Je n’ai pas de système », a-t-il déclaré dans une de ses rares interviews… Un penseur qui ne prétend pas avoir réponse à tout, voilà une première raison de redécouvrir Bergson !

Dans un univers de plus en plus complexe nourri de contradictions et de tensions de plus en plus vives, les philosophes de la nuance (4)… méritent de retrouver leur retentissement. Bergson est dans l’histoire de la philosophie, le tout premier d’entre eux ! Un philosophe de l’incertitude et de l’ouverture » (p 14).

Autre indice de son actualité. « Bergson est avant tout un philosophe de la nouveauté. Sans doute, à son époque, la révolution industrielle bat son plein. Mais, aujourd’hui encore, avec la révolution du numérique, nous ressentons ce mouvement qui nous attire et nous inquiète. Avec Bergson, nous allons prendre conscience que le changement, ce n’est pas maintenant, c’est tout le temps ! Nous allons pouvoir le sentir comme une source créative. Je vais donc vous emmener dans les pages qui suivent à la découverte du philosophe de la durée, c’est à dire de ce qui change à chaque instant » (p 14-15). Alors qu’à première vue, la philosophie, depuis Platon, cherche les permanences solides au delà des apparences trompeuses, bref ce qui demeure dans ce qui change, les idées éternelles, Bergson, lui renverse la table : le vrai, c’est justement ce qui change. Il a transformé la philosophie en préférant le nouveau à l’éternité. Ce qui mérite toute notre attention n’est pas ce qui est figé, mais ce qui nait, car c’est ce qui vit… Essayons d’appréhender, d’accompagner et d’enclencher à notre échelle humaine, et selon sa formule « la création continue d’imprévisibles nouveautés qui semblent se poursuivre dans l’univers » (p 15).

Emmanuel Kessler s’arrête sur le mot d’imprévisible (5). « C’est le mot qui nous parle le plus en ce moment ». Bergson est, comme personne avant lui, le philosophe de l’imprévisible » (p 16). Cette démarche correspond à la perception de l’auteur. « Que, pour le pire parfois, mais aussi pour le meilleur, jamais le monde ne se déroule selon « des lois mathématiques ». Un enchainement totalement nécessaire… Voici le cœur de la philosophie bergsonienne. Quoiqu’il arrive, rien ne se passe comme prévu. Le déterminisme n’existe pas. « L’avenir est réellement ouvert, imprévisible, indéterminé » (p 18).

 

La vie d’Henri Bergson

 Bien qu’Henri Bergson se soit refusé à une exposition biographique, alléguant que sa pensée ne devait pas être confondue avec sa vie, Emmanuel Kessler nous présente ici les étapes et les facettes de la vie d’Henri Bergson. Ce fut une vie exceptionnelle : « l’itinéraire d’un enfant d’une modeste famille juive immigrée qui devient à moins de quarante ans le plus célèbre des philosophes de son temps, qui obtient au cours de sa carrière tous les honneurs et toutes les distinctions de la République » (p 20).

Bergson vient au monde le 18 octobre 1859 dans une famille juive immigrée dont il est le deuxième enfant. Dans ses études secondaires, il se révèle exceptionnellement doué. Il opte pour la préparation du concours d’entrée à Normale lettres alors qu’il est également doué en mathématiques et en sciences. Ce choix est décisif et révélateur. C’est le choix de la philosophie. Emmanuel Kessler commente ainsi : « Il pressent qu’il y a au-delà de la science mathématique qu’il voit régner en maitre, une connaissance plus complète encore » (p 27). En 1878, Bergson entre à l’Ecole Normale Supérieure dans la même promotion que Jaurès (6). Il entre ensuite dans une carrière d’enseignant dans le secondaire, d’abord en province. Un tournant majeur intervient en 1889. C’est la soutenance de deux thèses à la Sorbonne dont Emmanuel Kessler distingue le caractère révolutionnaire. EN 1892, Henri Bergson se marie. Il va mener à Paris une existence bourgeoise qui lui permet de se concentrer sur son activité philosophique.

En 1900, il est nommé à titre définitif au prestigieux Collège de France. Il y rencontre un grand succès et sa renommée s’étend. « Les années Collège de France qui se poursuivent jusqu’en 1914 sont marquées par un phénomène totalement inédit dans l’histoire de la philosophie. Le succès de son cours vaut à Bergson un engouement et une renommée considérable » (p 53), une renommée non seulement française, mais internationale. « La réputation de Bergson s’étend au delà de la France. Le phénomène est mondial. Jusqu’à la consécration du prix Nobel qu’il reçoit en 1928 et qui fait de lui un des français les plus connus du monde » (p 59). L’auteur met l’accent sur un atout de Bergson. « Il parle la langue de tout le monde ». « Une raison de fond a contribué à ce que sa philosophie se répande avec une telle ampleur… C’est son style » (p 61).

En 2007, paraît un livre fondateur de la pensée de Bergson : « L’évolution créatrice ». « L’objet de « L’évolution créatrice » – titre qui porte en lui-même une ouverture et une marche en avant – consiste précisément à appliquer à la vie en général, celle des espèces dont l’homme bien sûr, ce qu’il avait mis à jour en explorant la vie psychique : la durée qui « signifie à la fois continuité indivisée et création » (p 68). Tout n’est pas écrit et déployé à l’avance. « L’évolution répond à un mouvement dynamique et ouvert. Bergson va le nommer en utilisant un image : « l’élan vital » (p 69).

En 1914, un cataclysme intervient : la grande guerre. Henri Bergson prend parti pour son pays dan un élan patriotique que l’on peut juger excessif. Il ira en ambassade aux États-Unis susciter leur intervention militaire dans le conflit. Plus tard dans une perspective plus universaliste, il participera à la Société des Nations.

Dans l’entre-deux guerres, de nouvelles menaces apparaissent. C’est alors qu’Henri Bergson publie en 1932 une œuvre majeure : « les deux sources de la morale et de la religion ». « Bergson n’est plus ici le psychologue qui explore en notre moi intime les « données » de la conscience. Il se mue en sociologue, pour poser un diagnostic sombre sur l’état de notre civilisation et nous proposer un remède à ses maux » (p 149). « Il ne s’agit plus d’introspection, mais de politique ». Bergson dégage deux sources, deux directions, deux attitudes opposées capables d’orienter les comportements humains : la clôture et l’ouverture. On peut observer cette direction à la fois dans la société et dans la morale. Il y a des sociétés closes et des sociétés ouvertes. Et de même, il y a une religion statique et une religion dynamique. « Le texte des « Deux sources » nous met d’emblée face aux ambiguïtés les plus profondes du fait religieux » (p 155). Sur le plan politique, « il existe un régime qui répond à l’aspiration à l’ouverture. C’est la démocratie » (p 158).

A partir de 1925, Bergson est atteint de rhumatismes articulaires qui l’empêchent de se déplacer. Il continue à beaucoup travailler et séjourne à Paris. Tenté par le catholicisme à une époque où il sent monter l’antisémitisme, il reste dans le judaïsme, ayant vécu toute sa vie sans affinité avec celui-ci et hors de toute pratique. Il a pu ressentir la persécution du régime de Vichy juste avant de mourir en janvier 1941.

 

L’évolution créatrice

« L’Évolution créatrice », paru en 1907, a présenté une nouvelle vision. Il prend en compte les théories de l’évolution de Darwin et de Spencer. « Bergson intègre cette avancée scientifique, mais il ne s’en satisfait pas… Car on ne peut faire comme si tout était écrit et déployé d’avance » (p 68). « Pour être créatrice et traduire le fait que l’on retrouve dans la nature la durée qui a été mise à jour dans la conscience, l’évolution va répondre à un mouvement dynamique et ouvert… Bergson va le nommer en utilisant une image « l’élan vital… c’st une force, un courant qui porte la vie en général à travers le temps, la développe et l’enrichit… La réalité est « jaillissement ininterrompu de nouveautés dont chacune n’a pas plutôt surgi pour faire le présent qu’elle a déjà reculé dans le passé… Cet élan est l’« impulsion initiale » qui donne à la vie son évolution et permet de dire que « l’univers n’est pas fait, mais se fait sans cesse ». L’élan vital apparaît comme une « poussée intérieure » qui crée des formes nouvelles à chaque instant » (p 69). « Le monde devient ainsi « une création continuelle et continuée » (p 70). Mais comment envisage-t-il Dieu ? « Si la création est un événement qui s’est produit une fois pour toute à l’origine des temps, Bergson est bien anti-créationniste », explique un de ses meilleurs commentateurs, Vladimir Jankélévitch. Mais, poursuit-il, « il est créationniste et plus que créationniste, si il est vrai que la continuation elle-même est pour lui création, création continuelle et temporelle » (p 70). « Bergson nous propose une évolution créatrice qui commence en continuant » (p 70). C’est une vision dynamique. Mais Bergson a bien conscience des obstacles. « Dans cette période de changement, il nous invite à accorder aux transitions, c’est à dire aux mouvements, autant d’attention, sinon plus, qu’aux états figés » (p 73). Et il envisage les résistances : « L’évolution n’est pas seulement un mouvement en avant ; dans beaucoup de cas, on observe un piétinement sur place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière » (p 75).

 

Les deux sources de la morale et de la religion

Paru en 1932, le livre : « Les deux sources de la morale et de la religion » intervient dans une civilisation en crise. La guerre de 1914-1918 est passée par là. Et les menaces totalitaires sont désormais puissantes en Europe. Henri Bergson aborde la question en mettant en évidence deux attitudes opposées : clôture et ouverture. « Clôture et ouverture s’affrontent dans trois domaines : la société, la morale, la religion » (p 150). Emmanuel Kessler nous montre combien cette tension : « clôture- ouverture » est présente dans notre société aujourd’hui. Et cette même dualité se retrouve dans la morale.

« La morale close qui fédère les membres d’une société sert d’alibi à toutes les turpitudes… Face à cette morale close, se dresse une morale… ouverte. Comme une voix qui surgit de la conscience… La morale ouverte et qui vaut pour tous, dépasse le particulier pour atteindre l’universel » (p 154). « La lecture des « Deux sources » nous met d’emblée face aux ambiguïtés les plus profondes du fait religieux telles que nous les vivons encore aujourd’hui. Henri Bergson oppose cette fois la religion « statique » à la religion « dynamique » (p 155). Bergson souligne le rôle éminemment social de la religion. Il porte attention au christianisme « qui a porté plus haut, selon lui, l’aspiration morale à l’amour de l’humanité (p 157). Dans le même esprit, Bergson étudie également le fait politique. Et, selon lui, la forme de régime politique qui répond à l’aspiration à l’ouverture, c’est la démocratie. « De toutes les conceptions politiques, c’est en effet… la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la « société close ». Elle attribue à l’homme des droits inviolables » (p 158). « A un ciment social générateur de violence et de haine dans la société close, Bergson oppose une ouverture démocratique définie par la « fraternité humaine » (p 159).

 

En quoi Bergson nous concerne-t-il ?

C’est une forte motivation qui a incité Emmanuel Kessler à écrire ce livre sur Bergson. Il s’en explique dans la conclusion : « Ce qui m’a conduit à retrouver le parcours d’un Bergson vivant et intensément présent de tous les temps plus encore que de son temps, c’est la conviction que les lignes de force de sa philosophie constituent non des réponses, mais des interpellations indispensables et fécondes ».

Bergson nous propose une prise en compte du réel, une philosophie de l’action. Le « bergsonisme » est un état d’esprit. Emmanuel Kessler en dégage quelques lignes de force.

« Restons ouvert ! La plus grande actualité du bergsonisme, c’est la distinction qu’il est le premier à opérer entre le clos et l’ouvert » (p 224). Effectivement aujourd’hui, cette distinction induit notre discernement. Face aux dérives actuelles, une société pacifique ne peut se constituer dans le paradigme de la clôture. L’ouverture s’impose.

« Le deuxième message concerne la science et la technologie. Bergson, et cela explique le choc qu’il a provoqué à son époque, est arrivé comme une protestation face à la croyance en la toute-puissance de la science et à la confiance absolue dans les vertus émancipatrices de la technique. La fin du XIXe siècle marque le triomphe d’un « positivisme » scientiste que Bergson conteste. La science est nécessaire, mais elle n’a pas, elle non plus, toutes les réponses… La science est faite d’incertitudes… La technique la plus sophistiquée remplacera jamais l’humain et sa capacité inventive » (p 225-226).

Emmanuel Kessler est également porté par l’attitude de Bergson vis-à-vis de la vie : « l’enthousiasme pour la vie, pour l’action vécue, pour l’obstacle surmonté » (p 226). C’est une « philosophie du oui » et même une « philosophie de la joie » (p 227). Bergson écrit ainsi : « Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie… La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire… Partout là où il y a joie, il y a création : plus grande est la création, plus profonde est la joie » (p 227). L’auteur rebondit sur cet esprit de joie en évoquant la joie de la mère, de l’artiste, du savant, du commerçant, du chef d’entreprise. « Des différences de degré peut-être, mais une joie de nature commune et communicable, ouverte au partage, joie qui consiste à « avoir appelé quelque chose à la vie » (p 227).

Cette dynamique a retenti chez Emmanuel Kessler : « Hymne au nouveau, hymne à la joie, hymne à la vie : mon esprit m’avait guidé à l’issue de mes études de philosophie vers le journalisme par le goût du présent, de l’inédit, curiosité pour saisir ce mouvement qui sans cesse anime les sociétés humaines… » (p 228). Il rappelle le grand succès du livre de Bergson sur « le Rire » et il évoque en regard les films de Charlie Chaplin qui illustrent « la définition bergsonienne du comique » (p 229). Et par ailleurs, « avec le Chaplin des « Temps modernes », puis celui du « Dictateur », le rire devient l’arme du vivant pour résister à une mécanique implacable » (p 230). C’est sur cette note de liberté que l’auteur achève son éloge de Bergson.

 

Un état d’esprit partagé

La pensée d’Henri Bergson nous rejoint dans sa perspective de mouvement et d’ouverture.

Sa vision d’une évolution créatrice fut pionnière se heurtant aux rigidités religieuses ou matérialiste. Aujourd’hui, avec le théologien Jürgen Moltmann, dans son livre : « Dieu dans la création. Traité écologique de la création » (1988), nous pouvons envisager une « création continuée » (7). « La théorie de l’évolution appartient au lieu théologique de la création continuée « creatio continua »… Les formes de la conservation, du maintien, de la transformation et de l’accélération divines de la création doivent être présentées dans son histoire ouverte sur l’avenir, ce concept théologique de l’ouverture vers l’avenir reprenant et dépassant le concept d’ouverture de la théorie des systèmes… La théologie doit partir de l’idée que la création n’est pas encore achevée et n’a pas encore atteint son but ».

Le thème de l’ouverture est constamment présent dans l’œuvre de Bergson. Son livre : « Les deux sources de la morale et de la religion », nous offre une clé de compréhension de la vie sociale dans la dualité : clôture-ouverture. Cette tension est particulièrement marquée dans le monde d’aujourd’hui. Comme l’écrit Moltmann : « L’espérance eschatologique ouvre chaque présent au futur de Dieu. « Portes, ouvrez vos linteaux ; haussez-vous, portails éternels pour que le grand roi fasse son entrée. (Psaume 24.7) ». On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent au détriment des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent. Elles voient leur futur dans le futur de Dieu, le futur de la vie et le futur de la création éternelle » (8). Nous envisageons le processus de l’ouverture dans une dynamique spirituelle.

En nous présentant la vie et l’œuvre de Bergson, Emmanuel Kessler nous fait entrer dans un état d’esprit, ce qu’il exprime par ces mots : « Une philosophie du oui… Un hymne nouveau, un hymne à la joie, un hymne la vie ». C’est une vie en marche et nous la rejoignons dans une perspective d’espérance selon cette expression : « La vie dans l’espérance n’est pas une vie à moitié sous condition. C’est une vie pleine qui s’éveille aux couleurs de l’aube de la vie éternelle » (8).

C’est un éloge, lorsque nous disons de quelqu’un que c’est une personne ouverte. Après avoir lu ce livre, nous comprenons mieux pourquoi… Remercions Emmanuel Kessler pour sa lecture tonique d’Henri Bergson.

J H

  1. Un horizon pour l’humanité, la Noosphère : https://vivreetesperer.com/un-horizon-pour-lhumanite-la-noosphere/
  2. Frédéric Worms : https://philomonaco.com/intervenant/frederic-worms/
  3. Emmanuel Kessler. Bergson. Notre contemporain. Editions de l’observatoire, 2022. Interview vidéo d’Emmanuel Kessler sur son livre : https://www.youtube.com/watch?v=uZ1cahRaCak et : https://www.youtube.com/watch?v=r_9u_sr0-hc
  4. Le courage de la nuance : https://vivreetesperer.com/le-courage-de-la-nuance/
  5. Comprendre la mutation actuelle de notre société requiert une vision nouvelle du monde https://vivreetesperer.com/comprendre-la-mutation-actuelle-de-notre-societe-requiert-une-vision-nouvelle-du-monde/
  6. Jean Jaures : Mystique et politique d’un combattant républicain : https://vivreetesperer.com/jean-jaures-mystique-et-politique-dun-combattant-republicain-selon-eric-vinson-et-sophie-viguier-vinson-2/
  7. Jürgen Moltmann : Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Chapitre VIII/II Evolution ou création ? http://www.unige.ch/theologie/distance/cours/ats3/lecon7/moltmann.htm
  8. Le Dieu vivant et la plénitude de vie. Eclairages apportés par la pensée de Jürgen Moltmann : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie/

Vivre ce quoi nous sommes « pour »

Pour un engagement chrétien authentique

Dans une méditation sur le site du « Center for action and contemplation », Richard Rohr nous enseigne que nous pouvons nous engager dans de nouvelles manières de vivre si nous parvenons à un certain degré de détachement vis-à-vis des systèmes en place.

Non-idolâtrie

« Le fondement du programme social de Jésus est ce que j’appellerai une non-idolâtrie, c’est à dire un retrait des passions pour tous les royaumes excepté le Royaume de Dieu. C’est bien meilleur que de ressentir le besoin d’attaquer les choses directement. Le non-attachement (la liberté par rapport à des dépendances à des systèmes humains de domination) est le meilleur moyen que je connaisse de protéger les gens du fanatisme religieux et de toute forme de pensée et de conduite marquée par un antagonisme. Il n’y a pas à se mobiliser contre. Juste à se concentrer sur la Grande Chose vis à vis de laquelle nous sommes pour »

Les églises comme inspiration d’un genre de vie alternatif

C’est en ce sens que Richard Rohr envisage les églises. « Paul essaie de créer des genres d’aides audiovisuelles pour ce Grand Message qu’il a appelé des « églises » (un terme que Jésus a utilisé seulement deux fois et seulement dans un évangile (Matthieu 16.18 et 18.17). Paul a besoin de modèles visibles et vivants du nouveau genre de vie qui rend évident que les gens de Christ suivent un chemin différent de la conscience de masse. Ce sont des gens qui sont dépourvus de méchanceté (innocent) et authentiques… et qui brillent comme des étoiles dans un milieu trompeur et sournois » ( Philippiens 2.15). Aux gens qui demandaient : pourquoi devrions nous croire qu’il y a une nouvelle vie meilleure possible ? Paul pouvait dire : regardez à ces gens. Ils sont différents. Il y a un nouvel ordre social : « En  Christ, il n’y a plus de distinction entre les juifs et les grecs, les esclaves et les hommes libres, les homme et les femmes, mais vous êtes tous un en Christ Jésus (Galates 3.28).

Une société alternative

Richard Rohr met ainsi en évidence une nouvelle vision. « Dans la pensée de Paul, nous sommes supposés vivre à l’intérieur d’une société alternative, presque une utopie, et, à partir d’une telle plénitude, d’aller vers le monde. Au lieu de cela, nous avons créé un modèle où les gens vivent presque entièrement dans le monde, entièrement investis dans les attitudes du monde vis-à-vis de l’argent, de la guerre, du pouvoir et du sexe, et quelquefois, « aller à l’église ». Cela ne semble pas marcher. Des groupes comme les amish, les communautés anabaptistes du Bruderhof, les Eglises noires, et des membres de quelques ordres religieux catholiques, ont probablement une meilleure chance d’entretenir réellement une conscience alternative. La plupart d’entre nous semble bien finir par penser et par agir comme notre culture environnante ».

Nouvelles pistes

Et c’est là que Richard Rohr, dans cette analyse et dans cette perspective, met en évidence de nouvelles pistes aujourd’hui en voie d’émergence.

« Beaucoup de gens aujourd’hui mettent leur confiance dans des think tanks, des groupes d’entraide, des groupes de prière,  des groupes d’étude, des projets de construction de logements, des cercles de guérison ou des associations à but communautaire. Peut-être, sans toujours le reconnaître, nous nous dirigeons souvent dans la bonne direction. Quelques études récentes indiquent que les chrétiens ne sont pas tant quittant le christianisme que se réalignant dans des groupes qui vivent les valeurs chrétiennes dans le monde – au lieu de se rassembler à nouveau pour entendre des lectures, réciter une confession de foi et chanter des chants le dimanche. Jésus n’a pas besoin de nos  chants. A la place, nous avons besoin d’agir comme une communauté. Aujourd’hui, un comportement chrétien pourrait grandir plus que nous le réalisons. Le comportement, c’est quelque chose de très différent de l’appartenance ».

« Rappelez-vous… Ce n’est pas la marque publicitaire qui compte ».

J H

 

 

 

 

 

Pour une spiritualité des lisières – Le Poème à venir

Jean Lavoué : une œuvre spirituelle

En réponse à notre quête spirituelle, un livre vient de paraitre : « Un poème à venir. Pour une spiritualité des lisières » (1). Si, au premier abord, le titre peut paraître insolite, il convient au départ d’entendre la voix qui s’y exprime, le parcours de l’auteur. Celui-ci, Jean Lavoué, est un écrivain, éditeur et poète breton. On peut en lire ici et là la biographie. Mais la meilleure entrée nous paraît une interview de Magali Michel parue dans La Vie : « De l’absence jaillit la présence » (2).

Très tôt porté à l’écriture, Jean Lavoué s’engage dans une expression poétique. C’est un atout pour faire face aux embuches de la vie et approfondir un chemin de libération spirituelle où il sera aidé par un prêtre atypique, Jean Sulivan. Son parcours professionnel s’exerce dans l’éducation surveillée et dans la sauvegarde de l’enfance.

Cependant, à partir des années 2000, Jean Lavoué, constamment en activité poétique, commence à écrire des livres portant sur des auteurs avec lesquels il se trouve en affinité. Cette œuvre littéraire va aller en croissant. En 2007, Jean Lavoué crée un blog, baptisé : « l’enfance des arbres » ( http://www.enfancedesarbres.com ).

En 2017, il ouvre une petite maison d’édition. C’est dire combien, à tous égards, l’écriture tient une place centrale dans la vie de Jean Lavoué. « L’écriture finalement se déploie dans le temps, pourvu qu’on persiste, même s’il n’y a pas beaucoup d’écho au départ ».

Dans cette interview, Jean Lavoué nous fait part aussi de sa vie spirituelle. « J’aime lire la Bible avec d’autres. L’Ecriture est d’une grande poésie. Dans la vie professionnelle, comme dans la vie intérieure, j’apprécie la fécondité des petits groupes de parole. Avec Anne, ma femme, nous participons à plusieurs d’entre eux. Mon enracinement ecclésial s’inscrit dans cette modalité peu visible, mais bien plus répandue que l’on ne le croit ».

Les deux livres les plus récents de Jean Lavoué témoignent de son parcours spirituel : « les clairières en attente » où il évoque notamment l’apport des petits groupes de partage : https://www.youtube.com/watch?v=9Jm5hkO3TAM

et « Le Poème à venir ? Pour une spiritualité des lisières » où « il explore la dimension christique du Poème en élargissant la conception et la montrant également à l’œuvre dans l’ensemble des autres spiritualités humaines » : https://www.youtube.com/watch?v=5K01-5KffYk

 

Sur le chemin de l’expression d’une vision
En introduction du livre : Le Poème à venir

Dans l’introduction de son livre : « Le Poème à venir », Jean Lavouè nous fait part de son cheminement et de la manière dont celui-ci débouche sur une nouvelle approche.

Ne ressentons nous pas plus ou moins des raideurs et des pertes dans l’annonce ecclésiale de l’Evangile ? « Les mots ont trop servi. Ils semblent usés » (p 10). « Il faut désempierrer la source pour tenter de la retrouver. J’ai choisi pour ma part le mot : Poème pout tenter de dire ce qu’avec d’autres, je cherche à tâtons… ».

Mais pourquoi ce mot nouveau ? Quelle en est la signification ? Jean Lavoué nous en explique l’origine. « Poiêsis » pour les grecs, signifie création… Pour Platon, l’art poétique est rattaché à l’ « enthousiasme ». Dans la Bible, le poète est le prophète. Pour les philosophes de l’Orient, la poésie rejoint la contemplation du sage ». Dans quelle acception, Jean Lavoué a-t-il adopté le mot ? « Il peut recouvrir ces différentes définitions, même si la source de mon questionnement concerne, de manière plus spécifique, ce qui touche à une réception encore inédite de l’annonce christique des évangiles, ce désir du Royaume, cet engendrement qui se sont entièrement saisi de la personne que l’on nomme Jésus. De ce Verbe, de cette Parole, de ce Logos qui, diront les écrivains de la Bonne Nouvelle, se sont emparés de lui » (p 12).

Mais l’auteur envisage un mouvement dans un horizon plus vaste : « Le Poème tel que je l’envisage, ne se réduit pas à lui. Il recouvre une réalité encore plus vaste. Certes, cet homme Jésus ne mit aucun obstacle à l’avènement en lui de cette réalité qui le dépassait. Toutefois, il ne cessa d’affirmer selon les évangiles synoptiques, qu’il n’était pas lui-même cette réalité. Mais, selon l’évangile de Jean, il va jusqu’à dire que le Père lui ne font qu’un… Pour tous ces témoins, il est indéniable qu’il se laissa entièrement envahir par le Souffle saint lui inspirant chacune de ses paroles et chacun de ses gestes » (p 12).

Jean Lavoué ouvre l’horizon : « C’est en fait le dynamisme créateur de cette Vie partout à l’œuvre dans l’univers que nous avons voulu traduire dans ce récit méditatif par le mot : Poème. La Vie, nul ne l’a jamais vue, mais elle se fait connaître par cette puissance créatrice qui ne cesse de tirer l’univers tout entier vers un accomplissement toujours plus complexe, toujours plus harmonieux. Et cela, malgré les pesanteurs et les ombres, voire les impasses qui semblent s’accumuler aujourd’hui sur le devenir de l’humanité (p 12).

L’auteur rappelle la conception grecque du Logos. Mais, à l’époque, ils avaient « une vision stable du cosmos, cohérente, hiérarchique et aux contours bien délimités ». Ce n’est plus cette vision qui est la notre aujourd’hui. « Les théories de l’origine de l’univers, de l’évolution, de la connaissance de la matière nous ont conduits à une nouvelle conception totalement interactive, systémique, de ce qui est, depuis les choses inanimées jusqu’aux êtres vivants. Tout et relié à tout. Tout est mouvement permanent, croissance, devenir. C’est cette immensité transformatrice et créatrice à l’œuvre partout dans le monde que nous appelons Poème. Son origine, nous la nommons Source ou Vie… » (p 13).

Jean Lavoué envisage la vie et l’œuvre de Jésus dans ce grand mouvement. « L’homme Jésus fut habité comme nul autre par le Poème. On pourrait dire aussi par le Souffle créateur qui agit en tout et en tous, mais qui s’empara de manière singulière de son être » (p 13). Dans l’immédiat, ce fut exprimé dans la culture de l’époque : « Les mots qui étaient à leur disposition étaient ceux de Logos pour ceux qui étaient de culture grecque, ou de Messie, c’est à dire de Christ, pour ceux qui s’inspiraient de la grande tradition hébraïque et biblique. Tout l’effort des théologiens des premiers siècles fut de tenter de définir en quoi et à quel point, cette dimension christique de Jésus, cette incarnation en lui du Logos, se confondait avec l’Etre créateur, avec Yahvé, avec Dieu » (p 13).

Le Poème, envisagé par Jean Lavoué correspond à la dimension « Christ » de Jésus telle que nous la reconnaissons dans la culture judéo-chrétienne. Mais, le dynamisme créateur de la Vie, dont ce mot est le signe, ne saurait se réduire à cette culture. Nous sommes à l’âge planétaire où nous prenons la mesure de la pluralité des formes d’expression spirituelle. Nous découvrons que notre destin est lié à celui de tous les êtres vivants et à l’ensemble de l’écosystème dont nous sommes les hôtes » (p 13).

Jean Lavoué plaide pour une réception plus universelle de ce dynamisme créateur. « Puisque chrétien et enraciné dans la tradition biblique, nous éclairerons cette compréhension pour nous du Poème… essentiellement à partir des éléments tirés de ce lieu exceptionnel de réalisation que constitue le témoignage évangélique. Mais nous essaierons aussi de faire en sorte que ce que nous exprimerons du poème, à partir de cet ancrage dont la vie de Jésus fut la terre d’accueil, puisse aussi éclairer bien d’autres espaces culturels et spirituels traduisant à leurs manières plurielles et différentes leur coopération avec le dynamisme du Souffle créateur » (p 14)

« Si l’homme Jésus devint souffle lui-même au yeux de ses disciples, n’est-ce pas le fait de cette confiance et de cette foi vitales qu’il éveillait en chaque être, en chaque chose, en chaque événement. C’est d’abord de cela qu’ils furent témoins. C’est pour les avoir eux-mêmes relevés, les avoir fait participer de manière très personnelle et intime, au dynamisme créateur du Poème de la Vie qu’ils le reconnurent. C’est ainsi qu’ils le définirent avec les termes qui se trouvaient à leur disposition comme ‘Christ’ : Oint en cette Source vitale par la grâce du Poème. C’est en cela qu’il accepta d’être, saisi qu’il fut par le Souffle saint, l’homme par excellence de la Parole : celui qui fait lever autour de lui les germes du Royaume… » (p 14-15).

« Pour relier tous ceux qu’il rencontrait, disciples ou inconnus, à cette même origine de la Vie, il aimait donner à cette dernière, le nom de Père, Abba : et avec ces deux premières lettres de l’alphabet hébraïque : alpha, bêta, il révélait déjà tout ce qui reliait le visible à l’invisible… Tous se trouvaient issus de la même source, plongés dans les mêmes eaux transformatrices du Poème… Dans d’autres traditions et dans d’autres cultures, cette vision de la Source originaire fut traduit par d’autres mots : Allah pour les uns, Atman pour les autres, Terre-Mère ou Gaia encore pour d’autres. Ces visions différentes ne sont pas exclusives les unes des autres » (p 16).

Jean Lavoué nous explique le but de son livre et la motivation qui l’a porté. « C’est cette puissance de nouveauté universelle que je cherche à honorer par ce livre – poème. Aujourd’hui encore, elle vient à toute femme, à tout homme, à l’humain en général, quelque soit le Dieu, la Source, la Vie, l’Energie auxquels il se réfère ou pas. C’est cela que nous voudrions avant tout suggérer » (p 16).

L’auteur nous dit alors comment il a réalisé son livre. « Il est le fruit d’intuitions, nourries par des lectures et vendangées dans les celliers du cœur. Des auteurs m’auront mis en chemin » (p 16). Jean Lavoué mentionne alors des théologiens et des auteurs spirituels dans une vaste gamme de Christoph Theobald, Raphaël Picon à Teilhard de Chardin et Richard Rohr. L’auteur précise également son usage du mot Poème. Ainsi, en faisant référence à l’homme Jésus, il nous dit « préférer au terme de Christ, qualifiant la manière spécifique dont il s’abandonna à la puissance agissante de son Père, celui de Poème, le faisant participer à une place singulière et unique, au dynamisme transformateur et créateur initié par le Souffle de la Vie dans la totalité de l’univers » (p 18).

Ce livre porte en sous-titre : « Pour une spiritualité des lisières ». Mais qu’entend-il par lisière ? La lisière c’est le lieu où « l’humain s’ouvre à l’infini qui le dépasse, un lieu mystérieux d’interaction et de transformation réciproque où l’un et l’autre communiquent et s’apprivoisent. De cet échange intime où se nouent la rencontre entre souffles divin et humain, toute spiritualité est l’expression singulière ; même si chacune d’elle attribue au mystère autour duquel elle gravite des noms différents voire si elle ne le nomme pas du tout comme c’est le cas pour une grande part de la quête contemporaine » (p 18). « C’est de la lisière dont l’Evangile est le signe dont il sera principalement question ici. Mais cela de manière non exclusive de telle sorte que la « spiritualité des lisières » pourrait aussi correspondre à une volonté de chercher à faire tomber tous les murs autant entre notre propre vérité et celle des autres qu’entre le divin et nous-mêmes » (p 18).

Paysages

Le Poème à venir nous appelle à une promenade où nous découvrons sans cesse des paysages nouveaux. Tandis que les chapitres se déroulent, tant de paragraphes nous appellent à une lecture méditative Voici donc quelques extraits de ce livre pour entrer dans cette lecture.

Un Père qui venait de l’avenir…

« Un homme, un poète, voici ce qu’il était. Il était venu, il y deux mille ans dans un bout de Palestine. Dans sa courte existence, il n’avait cherché qu’à incarner dans chacune de ses paroles, chacun de ses gestes, le souffle du Poème. Il affirmait que celui-ci venait de son Père. Et quand il parlait ainsi, on sentait bien que ce n’était pas pour lui un père biologique, un père du passé. Non, plutôt un Père qui venait de l’avenir. Une force qui le tirait en avant, qui l’entrainait dans les voies les plus risquées, le plus improbables pour annoncer, disait-il, un Royaume qui viendrait. Et il était d’ailleurs déjà là : son être tout entier rayonnait de cet amour qui refluait sur lui telle l’annonce d’un printemps » (p 22).

Le Souffle saint qui ne cherche qu’une chose : Leur permettre à tous de choisir la Vie.

« Quand le « poète » mourut, tous crurent que c’en était fini de son histoire. Or, celle-ci ne faisait au contraire que commencer. Ou plutôt , elle ne pourrait désormais que se prolonger. Car s’il incarna plus que tout le poème, il avait la vive conscience de ne pas en être l’origine. A cette Source, il donna le nom de Père. Et, n’est-ce pas celle-ci, aujourd’hui encore, qui œuvre en toute femme et tout homme de bonne volonté cherchant l’harmonie entre les peuples de la terre : quelque soient leurs croyances, leurs dieux, leurs fois, leurs cultures, leurs raisons. Sans tous ces particularismes, le Poème ne serait pas. Mais il les transcende tous. Comme ceux-ci n’existeraient pas sans lui.

Pourtant chacun croit pouvoir lui donner un nom, une forme, une assignation bien à eux, opposés à ceux revendiqués par les autres hommes. Mais, ce faisant, ils oublient le Souffle saint qui ne cherche qu’une chose, à travers toutes leurs langues, leurs cultes, leurs dialectes : les arracher au chaos et à la destruction ; leur permettre à tous de choisir la Vie » (p 23).

Porter secours à la planète, c’est porter secours à l’humain, à Dieu lui-même…

« Porter secours à la planète en feu, c’est porter secours à l’humain, à Dieu lui-même. Voilà ce qu’il leur faut entreprendre. Notre maison commune est aussi celle du Poème en nous. Notre seule résidence sur la terre. Notre seule chance de nous laisser habiter par lui. De l’inviter chez nous. De le laisser y faire sa demeure. Rien qu’il n’ait désiré d’un plus grand désir : laisser sa parole créatrice se déployer en tout être, en toute chose. Tandis que l’homme au contraire s’est dressé face à elle. Ce qu’ils avaient imaginé de puissance menaçante et de défi chez cet hôte qui n’était pourtant que bienveillance à leur égard, ils se l’approprièrent pour eux-mêmes. Ainsi devinrent-ils une menace le uns pour les autres ainsi que pour la planète dont ils se croyaient être à jamais les maîtres ». (p 28).

Ce Poème en avant de nous

« C’est l’un de ses amis qui écrivit un jour le prologue de notre propre vie. Et depuis, nous n’avons cessé de voir ce Poème en avant de nous. Souvent, entendant une nouvelle fois ce récit, nous croyions le connaître par cœur. Alors qu’il surgissait toujours neuf de l’horizon. Ceux qui restaient tournés vers le passé finissaient par l’oublier. Leur vie cessait soudain de chanter au rythme de son pas. Tandis que tout un peuple, par ailleurs, grandissait, se mettait en marche, s’élançait par les brèches ouvertes de sa promesse » (p 35).

Fondés dans la confiance et l’espérance

« Et c’est alors qu’ils s’éprouveraient « jubilescents ». Fondés dans la confiance et l’espérance que toute mort est vaincue. Qu’ils participent, de l’avènement d’une Vie qui n’a jamais cessé de venir vers eux pour être-avec-eux ressource d’espérance, soutien dans leurs avancées obscures. Pour être au plus fragile de leur humanité et dans toute l’épaisseur de leur finitude et de leur précarité, le signe d’une tendresse qui ne leur ferait jamais défaut. Et cela par la grâce d’un avenir ouvert qui ne leur a jamais manqué » (p 38).

Voici donc un livre qui nous propose une vision plus vaste de la dynamique évangélique, une vision plus fraiche à travers de nouveaux mots et de nouvelles images. Cette proposition peut éveiller quelques questionnements théologiques. Cependant, ce chant nouveau nous éveille et nous porte. C’est le murmure de l’eau vive. Le mouvement de Dieu en Jésus s’exprime dans un Souffle créateur. C’est « une puissance de vie universelle » que Jean Lavoué « cherche à honorer à travers son livre Poème » (p 16).

J H

 

  1. Jean Lavoué. Le Poème à venir. Pour une spiritualité des lisières. Préface de François Cassingena- Tréverdy. Mediaspaul, 2022 . Une superbe présentation du livre : « Pentecôte : le souffle des lisières » : https://www.golias-editions.fr/2022/06/02/pentecote-le-souffle-des-lisieres/
  2. Jean Lavoué. De l’absence jaillit la présence. Interview de Magali Michel dans La Vie : https://www.lavie.fr/christianisme/temoignage/jean-lavoue-de-labsence-jaillit-la-presence-3127.php

Un horizon pour l’humanité ? La Noosphère

https://images2.medimops.eu/product/90b9f0/M02226440550-large.jpgSelon Patrice Van Eersel

 Les crises se succèdent. Les menaces grandissent. L’horizon parait bouché. Nous voyons le climat se dégrader, la diversité des espèces se réduire. Nos repères se fragilisent. Il semble que l’ordre naturel est ébranlé. Le ciel va-t-il nous tomber sur la tête ?

L’humanité elle-même nous paraît de plus en plus instable. Le rythme de la vie sociale s’accélère, s’emballe. Dans cette ambiance préoccupante, la solidarité vacille. Des forces s’entrechoquent. Des monstres, bien réels ou imaginaires apparaissent. Dans ce tohu-bohu, certains se désespèrent et envisagent la fin du monde, un grand effondrement. Ce catastrophisme est dévastateur. Il sape les élans de vie.

C’est dans ce contexte que Patrice Van Eersel, journaliste et écrivain (1), connu pour ses études pionnières dans la découverte de réalités hors du commun, d’expériences transcendentales, a décidé de répondre au pessimisme ambiant en écrivant un livre intitulé : « Noosphère » (2). Il trace une piste décrivant le processus intellectuel qui a commencé au début du XXè siècle et a mis en évidence la perspective de l’émergence d’une conscience collective.

Ce livre est présenté ainsi dan la page de couverture.

«  Comment croire en l’avenir quand on a trente ans et la conviction de vivre l’effondrement de la planète – réchauffement global, dégradation de la biodiversité, pollution généralisée, le tout aggravé par une crise sanitaire mondiale ?

En remontant le temps, répond l’auteur de ce récit à son jeune interlocuteur, Sacha, en s’inspirant du concept de Noosphère, forgé dans les années 1920 par deux hommes, le français Teilhard de Chardin et le russe Vladimir Vernadski qui désignaient ainsi la conscience collective planétaire. Ayant compris le rôle crucial de l’action humaine sur la biosphère – ce que l’on appelle aujourd’hui l’anthropocène – ces visionnaires, convaincus du caractère « cosmique » de la vie biologique, considéraient le triomphe de la « Noosphère » comme la prochaine et irrésistible étape de l’Évolution, condition sine qua non de notre survie sur la terre ».

L’auteur a agencé son récit en fonction d’interlocuteurs imaginés : le fils d’un ami décédé, Sacha, un jeune homme en pleine dépression parce qu’il s’attend à un effondrement de la société et, en conséquence, s’est réfugié dans un refus du travail, et, autour de lui, une constellation familiale, sa mère, sa compagne, mère d’une petite fille, séparée de lui et elle aussi, portée à des idées extrêmes. Et donc, le récit se développe en phase avec des questionnements et des ressentis. Dans cette disposition de l’ouvrage, l’auteur engage un dialogue avec toute une jeunesse en recherche. Et, en même temps, l’auteur nous présente une réflexion complexe au carrefour de considérations scientifiques, philosophiques et même théologiques. Dans un déroulé historique, attentif à la vie des personnalités évoquées, le récit suscite une attention soutenue. Patrice Van Eersel a écrit là un livre fondé sur de nombreuses enquêtes et lectures. C’est un ouvrage important, en 400 pages. Il ne peut donc être question ici d’en résumer le contenu. Nous chercherons simplement à en présenter quelques étapes, quelques parties saillantes.

 

Une approche de l’effondrement : la collapsologie

Puisque son jeune ami, Sacha, est obsédé par la menace de l’effondrement, Patrice Van Eersel va lui ménager un contact avec ceux qui, eux aussi, se focalisent sur cette question de l’effondrement. Ainsi, il entre en contact avec des scientifiques innovants qui, en fin de compte, se sont engagés dans l’exploration de cette hypothèse. Depuis quelques années, Patrice connaissait un chercheur belge, Gauthier Chapelle, spécialiste de biomimétisme : comment reconnaître les inventions de la nature et en tirer parti ? Avec un autre chercheur, Pablo Servigne, Cauthier Chapelle avait participé à la rédaction d’un livre particulièrement innovant : « L’entraide. L’autre loi de la jungle » (3). Cependant, les années passant, Gauthier Chapelle avait rejoint son collège et ami, Pablo Servigne dans son regard pessimiste sur l’avenir de l’humanité. Ce dernier avait écrit un livre : « Pourquoi tout peut s’effondrer ». Pablo Servigne et un petit groupe de chercheurs avec lui s’étaient engagés dans un recherche sur l’effondrement en adoptant le terme de : collapsologie. « Ce que ces jeunes chercheurs s’escrimaient à étudier en détail, c’était le « processus systémique » par lequel une société s’emballe dans une série de spirales devenant folles et qui, tendant vers l’infini à partir de certains seuils, résonnent si bien les unes avec les autres qu’elles font exploser l’ensemble » (p 18). Gauthier Chapelle ayant donc facilité une rencontre entre Patrice van Eersel et Pablo Servigne, celle-ci déboucha sur une discussion concernant la perspective de l’effondrement. Pablo Servigne suggéra à Patrice de faire bénéficier son groupe de son expérience sur l’approche de la mort apprise d’« Elisabeth Kubler Ross, psychiatre américano-suisse, initiée au feu de l’ouverture des camps de concentration en Pologne, puis projetée dans l’univers des grands hôpitaux américains » (p 23). Dans son pessimisme, Pablo Servigne a choisi néanmoins de « rester humain quoiqu’il arrive » et il s’est installé avec ses enfants dans la campagne de la Drome (p 24-25). En emmenant Sacha avec lui, Patrice Van Eersel lui rend visite dans son nouveau lieu de vie. La conversation s’oriente vers la puissance de l’entraide qui « concerne tous les êtres vivants depuis quatre milliards d’années ». « Les groupes qui s’entraident survivent beaucoup plus longtemps ». Cette puissance de l’entraide a été mise en valeur par la pensée pionnière de Kropotkine, géographe et anarchiste, et le courant russe de l’anarchisme mystique. « On débouche sur un engagement social d’essence éthique et, même, finalement sur une voie philosophique étroitement spirituelle » (p 135-136). Tout en envisageant le pire, Pablo Servigne  poursuit sa recherche sur les manières de l’affronter. « Les humains ont besoin de grands récits. Or ceux qui ont nourri le monde moderne depuis la Renaissance, en particulier le récit de la liberté individuelle ou de la technoscience, sont maintenant épuisés. Et Pablo énonce des pistes d’action : « Schématiquement, je vois trois possibilités : bâtir des réseaux d’entraide, motivés par le bien commun ; s’entrainer à recevoir l’imprévisible, le pire et le meilleur… et puis ouvrir des horizons, rêver ensemble, tisser de grands récits ! » (p 140).

 

Chercheurs artistes américains

Éclaireurs pour une nouvelle vision du monde

 L’auteur a réalisé de nombreuses enquêtes aux Etats-Unis. « L’Amérique est un pays si contradictoire qu’il peut vous dégouter autant que vous inspirer. Du nord au sud et de la côte ouest à la côte est, j’y avais rencontré des dizaines de chercheurs artistes et de scientifiques ouvreurs de voies » (p 32). Dans ces rencontres, il a mesuré la dimension historique de l’anthropocène. « Tout d’abord, ces gens, bien qu’en général d’idéologie libertaire, m’ont lavé d’une première grande illusion. Ce n’est pas la finance digitalisée, ni le capitalisme, ni la révolution industrielle qui ont commencé à foutre en l’air la biosphère terrestre. Le mal a débuté bien plus tôt, au minimum au Néolithique c’est à dire à l’âge où les humains se sont peu à peu sédentarisés, élevant des animaux domestiques et cultivant des plantes » (p 32-33). Et, dès cette époque, ces scientifiques « prétendaient inventer des façons concrètes de pacifier ce qu’on s’entend à appeler ‘anthropocène’ aujourd’hui ». Ainsi Patrice Van Eersel a rencontré la microbiologiste Lynn Margulis. « Cette grande spécialiste des bactéries, qui était aussi une artiste visionnaire, fut à l’origine, avec le climatologue James Lovelock, de « l’hypothèse Gaïa » selon laquelle la biosphère qui enveloppe notre planète se comporterait comme un seul gigantesque être vivant » (p 34).

Lynn Margulis a écrit un essai magistral : « L’univers bactériel ». Les bactéries ont joué un rôle majeur dans le développement de la vie. « Elles ont fait de cette planète non seulement leur nid, mais leur chose, leur production, leur création collective » (p 34). Les bactéries ont traversé ainsi plusieurs épisodes très difficiles de la vie terrestre. Aujourd’hui, à nouveau, une crise a éclaté. « L’humanité et ses langages ont secrété une technosphère constituée de toutes nos techniques… Quand est survenue la révolution industrielle, le processus mortifère s’est accentuée dans des proportions démentes… » (p 36-37). Ici Lynn Marjulis a ouvert un nouvel horizon à Patrice Van Eersel : « le défi est colossal , mais clair. Si nous voulons que la technosphère humaine cesse d’agresser la biosphère qui l’a engendrée et constitue sa matrice, il faut que s’impose une sphère nouvelle. Il faut d’urgence renforcer la Noosphère » (p 37). La Noosphère, « c’est la sphère de la conscience. En grec, « noos » signifie « esprit, conscience ». L’intelligence collective des humains est impressionnante, mais elle n’est encore que très partiellement consciente… Seul un colossal saut collectif dans la conscience, donc dans la responsabilité, peut rendre les techniques humaines biophiles et non plus antibiotiques ». (p 38). Lynn Margulis va orienter Patrice Van Eersel vers les pionniers de cette vision. Ce sont «  deux grands chercheurs du début du XXè siècle… deux savants prophétiques sans exagération : le plus vieux était russe et s’appelait Vladimir Ivanovitch Vernadski. L’autre était français et s’appelait Pierre Teilhard de Chardin. Venant de philosophies très différentes – immanentiste pour le russe et transcendantaliste pour le français – ils tombèrent d’accord pour dire deux choses. D’une part que la Noosphère émergeait de la nature même du monde matériel, d’autre part que l’on pouvait voir en elle l’avenir même de l’univers ». Lynn Margulis encouragea Patrice à enquêter sur ces deux hommes.

Pierre Teilhard de Chardin

Une vision émergente

Patrice Van Eersel est donc parti à la découverte de Teilhard de Chardin. Celui-ci est aujourd’hui une personnalité célèbre, qui a donné lieu à des biographies et dont l’abondante production est maintenant éditée (4). Il existe même une association des Amis de Teilhard de Chardin (5). Dans plusieurs chapitres successifs et en fonction de son auditoire imaginaire, Patrice Van Eersel poursuit un récit du parcours de Teilhard de Chardin. Il retrace les grands moments de sa vie, c’est à dire le contexte dans lequel sa vision a grandi depuis les affres de la grande guerre jusqu’à son intense recherche paléontologique. Prêtre jésuite, sa vision s’est heurtée au pouvoir de la hiérarchie catholique et s’est diffusée sous le manteau à travers un réseau d’amis et grâce à des amitiés féminines. Cette vision a fait irruption après sa mort avec la publication d’un livre clé : « le Phénomène Humain ».

L’auteur nous relate la vie de Pierre Teilhard de Chardin tout au long de la grande guerre comme brancardier et « dans la fureur et le sang » (p 41-54). Très particulièrement exposé en fonction du courage qu’il manifeste au secours des blessés et en fonction de sa haute taille, il échappe à la mort quasi miraculeusement. A travers les massacres qui l’environnent, il garde le cap et dans les moments de répit, il écrit passionnément. « Profitant de la moindre accalmie, hanté par une recherche de sens d’autant plus déraisonnable que le contexte est fou, le prêtre paléontologue écrit des centaines de pages » (p 86) qu’il envoie ensuite à sa cousine Marguerite.

La vision de Teilhard se développe en tension avec le malheur ambiant. « Sous la pression de sa mission assumée de caporal brancardier œuvrant dans les tranchées, le docteur en paléontologie voit un ordre supérieur jaillir du chaos… » (p 95). Il écrit : « L’effet du séjour dans le danger est de purifier le goût de spéculations… L’âme est sensibilisée par l’effort moral, bandée aussi dans toutes ses énergies spéculatives, longtemps comprimées. Sitôt qu’une éclaircie se fait dans l’existence des tranchées, l’homme se retrouve lui-même et au dessus de lui-même, parce que désintéressé dans ses vues et agrandi dans ses facultés (aiguisées et affamées) » (p 101). La dynamique du chercheur se poursuit et s’intensifie ; L’évolution lui apparaît de plus en plus comme « une réalité omniprésente et universelle ».

Après la guerre, Teilhard va pouvoir s’engager dans la recherche. « A partir du printemps 1923, la Chine va devenir la destination favorite de Teilhard, sa « seconde patrie » où il va creuser la piste du Sinanthrope ou homme de Pékin, l’ancêtre chinois d’Homo Sapiens ». En Chine, son regard s’élargit. Sa vision est « de plus en plus globale ».Dans une lettre, il écrit : « Je rêve d’une espèce de Livre de la Terre où je me laisserais parler non comme Français, ni comme élément d’un compartiment quelconque, mais simplement comme homme ou comme ‘Terrestre’ » (p 167).

Dans ses allées et venues qui vont se poursuivre toute sa vie, Teilhard rentre de Chine à la fin de l’été 1924 avec plusieurs tonnes de fossiles et d’échantillons de toutes sortes destinés au Muséum. Et là, il va rencontrer un autre paléontologue l’abbé Breuil et un philosophe Edouard Le Roy qui vient d’être choisi par Henri Bergson pour lui succéder à la chaire de philosophie grecque et latine du Collège de France. (p 177). « Catholique convaincu , mais très attaché à la laïcité, Edouard Le Roy, ce mathématicien philosophe n’a pas hésité à résister au Vatican. Les conversations entre Teilhard et Le Roy vont être très constructives. Le Roy est un élève et un ami de Bergson, auteur de « l’Evolution créatrice » et de « L’Energie spirituelle ». Et les intuitions de Teilhard et de Bergson vont pouvoir se rejoindre sur un point essentiel : «Toutes deux saisissent dans un même mouvement l’Être et le Devenir – et l’idée d’évolution irréversible constitue une clé majeure pour l’un comme pour l’autre. L’Être se révèle dans le devenir parce que l’évolution est création » (p 181).

Ultérieurement, Teilhard de Chardin va passer une bonne partie de sa vie en Chine. L’auteur nous fait part du développement de sa réflexion sur la Noosphère qui va de pair avec un idéal de vie exigeant. « Seule vaut l’action fidèle, pour le Monde, en Dieu. Pour arriver à voir cela et à en vivre, il y a une sorte de pas à franchir ou de retournement à faire subir à ce qui paraît l’habitude générale des hommes. Mais, ce geste un fois exécuté, quelle liberté pour travailler et pour aimer » (p 321).

Dans son livre emblématique : « Le Phénomène Humain », Teilhard envisage le processus qui débouche sur l’éclosion de la Noosphère.

« Besoin d’une religion à la mesure de la terre nouvelle », de fait le christianisme renouvelé. Et il envisage « un processus de recherche, de tentatives et de tâtonnements multiples ». Et il écrit : « Ce n’est que par le libre choix, la découverte et le développement, par chaque segment national et culturel de l’humanité de sa forme singulière de liberté, que pourront être assurées la convergence et la structuration de cette multitude dans un système planétaire uni » (p 223). Et il appelle à une « poussée du tous ensemble ».

L’auteur déroule la pensée de Teilhard de Chardin telle qu’elle s’exprime dans le Phénomène Humain. C’est « la vision spatiotemporelle d’un monde fibreux (chaque nouvelle émergence constituant un fibre à l’intérieur d’une nappe évolutive) et toute la techtonique psycho-matérielle de l’univers s’enroulant sur lui-même suivant la loi de la complexité-conscience. Une complexité-conscience croissante qui ayant abouti à l’avènement de l’humain… a engendré ipso facto une Noosphère : une conscience réfléchie de plus en plus socialisée, prise dans un tissage de plus en plus collectif » (p 348).

 

Le parcours d’un géologue russe : le professeur Vernadski

La chercheuse américaine Lynn Margulis avait également orienté l’auteur vers un géologue russe : le professeur Vernadski. Le parcours de celui-ci s’est développé dans un tout autre contexte : un milieu scientifique russe qui va être entrainé au XXè siècle dans une grande tourmente politique. Vernadski est l’élève de grands savants russes ; En 1884, il est appelé à décrypter l’histoire du sol ukrainien, le tchernozium, au fil de l’évolution géologique. « En observant la terre mère d’Ukraine, coupe de sol après coupe de sol, il avait observé un mélange unique d’humus et d’argile… Et il n’avait pu faire autrement que d’admirer l’inextricable tissage de vie recelé par ce sol. Un réseau d’une densité et d’une variété inouïes où se mêlait dans un enchevêtrement et un grouillement éblouissants tout ce que la vie biologique avait pu inventer depuis les champignons jusqu’aux mammifères… sans parler des bactéries… Camouflée sous le silence apparent de la terre, s’offrait à ses yeux une véritable frénésie… admirablement organisée, telle une étoffe relationnelle ultracomplexe. (p 61-62). « De là, l’énorme hypothèse qui avait peu à peu émergé dans son esprit : la vie biologique ne mettrait-elle pas en branle, par son intelligence propre des flux de matière et d’énergie infiniment supérieurs à ceux engendrés par la seule géologie minérale ? Dit plus abrupt, la biologie n’accélérait-elle pas tous les processus terrestres dans des proportions extravagantes constituant de la sorte la force biologique numéro un de la surface de notre planète ? » p 62). « En quelques années, sa propre intuition l’amena à se poser une question encore plus folle pour un scientifique rigoureux comme lui : ne fallait-il pas considérer la vie biologique comme une entité en soi impossible à réduire à ses éléments chimiques inertes ? Ne fallait-il pas, peut-être, parler d’elle comme d’une force cosmique spécifique, dont la physique ne tenait pour l’instant aucun compte ? » (p 63). Vernaski en vint à se demander si la richesse minérale faramineuse de la terre n’était à mettre en relation avec l’existence de la biosphère… c’est à dire avec la matière vivante, prémonition que les recherches scientifiques n’allaient cesser de valider jusqu’au XXIè siècle » (p 65).

A partir des années 1990, Vernaski grimpa rapidement dans la hiérarchie universitaire et académique russe et multiplia les voyages auprès de chercheurs de premier plan en Europe. Il introduisit dans le corpus de son enseignement, l’idée totalement nouvelle et transdisciplinaire d’une « biogéochimie ». « Tous les êtres vivants, avançait-il, forment une sorte d’entité géante qui, nourrie des corps chimique inertes, sculpte, malaxe, cristallise et fait transmuter la surface de la terre à sa guise » (p 65).

Patrice Van Eersel déroule la biographie de Vladimir Ivanovitch Vernadski dans plusieurs chapitres de son livre. Vernadski ne fut pas seulement un grand savant visionnaire, mais aussi un homme engagé socialement et politiquement. Ainsi, dans les années prérévolutionnaires, il a participé à « une organisation apte à accueillir les idéaux humanistes et démocratiques et à en permettre la mise en œuvre ». « Avec plusieurs camarades, ils avaient donc créé une fraternité comme c’était alors la coutume » (p 69). Foncièrement démocrate, il se heurte à la dictature issue de la Révolution d’Octobre, mais sa réputation scientifique l’aide à traverser cette tourmente. Et elle va l’aider à composer avec le régime soviétique.

Sa réflexion philosophique assise sur sa recherche scientifique va donc se poursuivre. Réfugié en Ukraine, puis en Crimée juste après la Révolution d’octobre, déjà atteint par la tuberculose, fin 1919, il tombe gravement malade du typhus. Or, dans cet état, il va connaître un genre d’expérience mystique. « Hospitalisé et mis sous perfusion, le savant se retrouve pendant plusieurs semaines dans « un état de conscience modifiée », une forme de délire qui, peu à peu, va se transformer en visualisation claire et limpide… Vision de la suite à donner à ses recherches jusque dans ses détails théoriques les plus abstraits et les conditions expérimentales correspondantes (p 121). « J’ai clairement vu de quelle façon il faudrait m’y prendre pour faire progresser et aboutir en particulier mon idée de « matière vivante ». Il est profondément impressionné par « l’esthétique des choses et des êtres. La faramineuse beauté de la nature, son harmonie, sa prodigalité, mais aussi la beauté des êtres humains et de leurs trouvailles, m’ont fait atteindre une extase que j’aurais du mal à décrire avec des mots » (p 123). Il projette la création d’un « Institut de la matière vivante ». PatriceVan Eersel nous relate dans le détail la maturation de la pensée de Vernadski, son hommage aux naturalistes anglais et australiens du XIXè siècle (p 125) et un approfondissement de sa conception de l’émergence du vivant. « Depuis son avènement il y a des centaines de millions d’années, la vie biologique a constitué la force biologique et atmosphérique numéro 1 de la surface de notre planète. Cependant, depuis beaucoup moins longtemps, c’est l’humanité qui, de tous les êtres vivants, constitue la force de transformation matérielle la plus puissante… Après la biosphère, nous nous trouvons donc en présence d’une « humanosphère » (p 128).

 

La Noosphère : Le concept émergeant d’une grande rencontre : Olivier Le Roy, Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski

En 1922 le professeur Vernadski arrive en France et y poursuit son activité scientifique. En automne 1924, un dialogue s’engage entre lui, Olivier Le Roy, disciple de Bergson et Pierre Teilhard de Chardin. A partir de textes existants, Patrice Van Eersel reconstitue et restitue leur conversation où se manifeste une reconnaissance commune de la Noosphère. Olivier le Roy déclare ainsi : « Je vous propose l’hypothèse de travail suivante qui découle directement de vos travaux respectifs. Ne pourrait-on pas dire que la biosphère, ayant atteint l’ère anthropozoïque dont nous parle de façon très immanentiste le professeur Vernadski (le concept de céphalisation, p 215), et « se retournant sur elle-même », comme le propose dans une perspective transcendentale, le père Teilhard, qui me parlait récemment « d’une incarnation planétaire de l’esprit », doit à présent accoucher d’une Noosphère pleine et entière, c’est à dire d’une conscience collective intégrale ». Ainsi l’évolution cosmique pourrait passer au stade suivant » (p 222). PatriceVan Eersel précise que Teilhard et Vernadski ont été aussi portés, aussi bien l’un que, à utiliser le terme de noosphère et que Vernadski en attribue l’expression à Olivier Le Roy. (p 224).

Vernadski aussi bien que Teilhard ont été confrontés aux massacres guerriers. Ils ont conscience des dangers encourus par l’humanité. Il y a cent ans déjà, l’humanité se sentait menacée.

Face aux régimes totalitaires, Teilhard voit dans la noosphère un espace de personnalisation. « Si, sous la pression considérable du processus de complexification cosmique appelée « évolution », les consciences individuelles se rapprochent les une des autres, les individualités ne disparaissent pas. Elles transcendent leurs limites et resplendissent » (p 217). Et de même, dans cette conversation, différents obstacles sont évoqués : l’individualisme exacerbé, la tentation de faire machine arrière, la peur de la mort… A chaque fois, des réponses apparaissent. Selon Teilhard, nous devons être spirituellement amoureux de la matière. « L’idéal noosphérique contredit en tous points aussi bien l’isolationnisme du spiritualiste coupé du monde dans l’attente d’un au delà que l’idéal du petit-bourgeois claquemuré derrière son confort » (p 228). Vernadski évoque le refus d’aller de l’avant. « Cela ne nous est pas possible ou alors seulement en disparaissant. Si l’humanité veut continuer d’exister, elle est contrainte de chercher à transformer le monde et à se métamorphoser elle-même. Sinon elle disparaît purement et simplement » (p 229). Face à la mort, Teilhard pense qu’à travers nous, se manifeste une présence que rien ne peut éteindre. La biologie seule, même si elle résiste, finirait dispersée par l’entropie. Seule l’émergence de l’humain change définitivement la donne : pour moi, ce qui sera définitivement conservé, c’est l’énergie humaine, c’est-à-dire la Personne » (p 234). Il y a des forces qui interviennent face au totalitarisme oppresseur. Vernadski évoque la puissante forte de l’entraide à l’œuvre dans le monde vivant et mise en évidence par le savant russe, de conviction anarchiste, Kropotkine (p 236) et Teilhard, dans une inspiration chrétienne, évoque « une conspiration d’amour » animée par les forces de la sympathie » (p 235).

 

La Noosphère : quelle actualité ?

La vision de la noosphère a émergé il y a un centaine d’années dans un contexte où l’humanité était déjà confrontée à de grands maux. Aujourd’hui, cette vision est toujours éclairante et des réalités nouvelles comme l’expansion du web viennent l’illustrer.

Comme d’autres chercheurs, Patrice Van Eersel évoque le besoin d’un grand récit fédérateur répondant aux questionnements de beaucoup de nos contemporains. Ainsi évoque-t-il « l’utilité vitale, reconnue par tous, d’inventer de nouveaux grands récits pour tirer en avant l’humanité menacée de désespérance » (p 291).

Dans plusieurs chapitres, l’auteur dialogue avec la jeune génération telle qu’il la représente dans quelques personnages. Il évoque ainsi des réalités bien documentées, mais aujourd’hui largement méconnues. Ainsi, il apparaît qu’à long terme, dans la vie quotidienne, la violence recule. Et il fait appel à de nombreuses recherches qui montrent l’influence potentielle de la pensée et de la méditation sur des réalités sociales. Des interrelations nouvelles apparaissent. On découvre ainsi que «  nos volontés et nos actions influent sur nos corps… Nos cerveaux sont beaucoup plus malléables que l’on ne croyait. Nos réseaux neuronaux se reconstruisent en permanence. Et même, mis en relation avec quelqu’un, nous fonctionnons littéralement en wifi. Et cela nous transforme. Nous nous transformons physiquement les uns les autres en fonction de nos interactions… » (p 267). Sur un autre registre, le concept d’imaginal est avancé. « Ce sont des mondes et des niveaux de conscience différents, mais bien réels » ; certains disent même plus réels que le réel… Pour les mystiques de toutes les traditions, on pourrait dire que l’imaginal représente le monde intermédiaire entre le réel physique et l’Être ineffable et absolu » (p 271).

Un des interlocuteurs présents dans ce livre s’exprime ainsi : « Je suis persuadé que Vernadski et Teilhard visualisaient la Noosphère comme une dimension bien réelle, mais habitée par des humains ayant suffisamment cultivé leurs mondes intérieurs – et résolu leurs névroses – pour pouvoir s’échapper à volonté dans l’imaginal » (p 272). Patrice Van Eersel se rend compte que pendant longtemps il a réfléchi à la Noosphère «  en terme d’extériorité, beaucoup plus rarement en terme de vie intérieure – qui est bien autre chose que le flux psychologique des images et des pensées qui nous traversent à chaque instant… Pourtant, chacun à sa façon, les personnages de mon récit, Teilhard de Chardin comme Vernadski ou Le Roy, n’avaient jamais cessé d’insister sur le va-et-vient indissoluble entre le dehors et le dedans » (p 273)…

« Pourrait-on donc imaginer que l’évolution d’Homo Sapiens ait atteint un stade limite où s’ouvrirait soudain en nous l’urgence vitale d’ouvrir une porte inédite vers un « ailleurs » ? Ou plutôt une porte aussi ancienne que l’être humain des origines, mais oubliée depuis des siècles par quasiment toute l’humanité à l’exception de minuscules minorités d’initiés, une porte qui signalerait une transition vers un être humain non pas « augmenté », mais « métamorphosé » ? (p 274).

Cet ouvrage volumineux de Patrice Van Eersel se lit de bout en bout, car il y a un dynamisme dans ce récit et un appel constant à la découverte. C’est un univers tant il est vaste dans le thème abordé et l’approche empruntée. Ce livre est également constamment orienté vers une recherche de sens. La vision suggérée et proposée de la Noosphère est envisagée non seulement dans son émergence, mais dans sa réception. Une piste est tracée et elle est accueillie dans un dialogue incessant entre l’auteur et des interlocuteurs imaginés exprimant les angoisses, les interpellations et les attentes d’une nouvelle génération. Ce livre est un univers. Il ne rapporte pas seulement la vie et l’apport de grands chercheurs, mais il aborde également des recherches et des innovations plus récentes. Une abondante bibliographie en témoigne. Nous avons essayé de proposer quelques aperçus de ce livre, sachant que nous ne pouvions rendre compte de toute sa diversité. Il y a, dans ce livre, une dynamique à la fois intellectuelle et humaine. C’est aussi un ouvrage qui met, à la portée de tous, une ouverture de sens pour nos contemporains. Une incitation à la lecture.

J H

  1. Biographie de Patrice Van Eersel : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrice_Van_Eersel
  2. Patrice Van Eersel. Noosphère. Eléments d’un grand récit pour le XXIè siècle. Albin Michel, 2021

Interview de Patrice Van Eersel sur son livre : Noosphère : https://www.youtube.com/watch?v=WCV7TOnoScA

  1. Face à la violence, l’entraide dans la nature et dans l’humanité : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
  2. Il existe de nombreuses études sur la vie et l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin. Ici : Patrice Boudignon. Teilhard de Chardin. Sa biographie par sa correspondance : https://www.canalacademies.com/emissions/au-fil-des-pages/teilhard-de-chardin-sa-biographie-par-sa-correspondance Plus précisément, en rapport avec le sujet de cet article : Noosphère podcast : de la conscience individuelle à la conscience collective, par François Euvé : https://www.youtube.com/watch?v=09WRgOQAc24
  3. Association des amis de Teilhard de Chardin : https://teilhard.fr/