par jean | Avr 11, 2017 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
 Prendre le temps de la réflexion avec Thomas Friedman
 Nous savons tous que notre monde se transforme Ă une vitesse accĂ©lĂ©rĂ©e. Thomas Friedman, triple prix Pulitzer, une Ă©minente distinction amĂ©ricaine pour le journalisme, a couvert la vie internationale pour le New York Times pendant des dĂ©cennies. Il a suivi lâexpansion de la mondialisation en analysant les progrĂšs fulgurants des processus scientifiques et techniques de la communication. En 2005, il publie un premier livre : « The world is flat » (1) qui montre comment le monde est devenu interconnectĂ©. A travers une enquĂȘte internationale, ce livre fait apparaĂźtre un Ăąge nouveau, et, en 2016, dans la mĂȘme orientation, il publie un ouvrage qui va faire date en mettant en Ă©vidence lâaccĂ©lĂ©ration du changement et en nous interpellant sur les moyens dây faire face : « Thank you for being late. An optimistâs guide to thriving in the age of acceleration » (2). Ce livre vient dâĂȘtre traduit en français sous le titre : « Merci dâĂȘtre en retard. Survivre dans le monde de demain » (3). VoilĂ un ouvrage qui Ă©claire singuliĂšrement la scĂšne sociale, politique et Ă©conomique qui prĂ©vaut aujourdâhui. Comment et en quoi le changement sâest-il accĂ©lĂ©rĂ©Â ? Comment faire face aux dĂ©sĂ©quilibres induits par cette accĂ©lĂ©ration ? En quoi lâaccroissement de la puissance appelle en regard une Ă©lĂ©vation de la conscience et comment envisager cette conscientisation ? DĂšs sa parution en anglais, nous en avons prĂ©sentĂ© ici une analyse (4). Cette fois dans sa traduction française, nous nous centrons sur un aspect que nous avons peu abordĂ© prĂ©cĂ©demment. Dans un contexte oĂč les grandes donnĂ©es changent, non seulement « la machinerie, le marchĂ© et la nature », mais aussi la gĂ©opolitique, bien analysĂ©e par lâauteur, comment mettre en Ă©vidence la voie positive des innovations ? Thomas Friedman est pour nous un guide remarquable, Ă travers une expertise qui rĂ©sulte aussi bien dâobservations sur le terrain que de consultations des acteurs et des inventeurs du changement, et ce, pendant des dĂ©cennies et sur tous les continents. Et, pour ce livre mĂȘme, il a enquĂȘtĂ© pendant deux ans et demi pour lâĂ©crire : « Jâai du mâentretenir deux ou trois fois avec les principaux technologues pour vĂ©rifier que jâĂ©tais bien Ă jour ; ça ne mâĂ©tait jamais encore arrivĂ©. Comme si je poursuivais des papillons au filet » (p 190).  Voici donc un Ă©clairage prĂ©cieux Ă un moment oĂč nous en avons particuliĂšrement besoin en France.
Promouvoir lâinnovation sociale et la formation permanente
LâaccĂ©lĂ©ration du progrĂšs technologique suscite une pression gĂ©nĂ©ralisĂ©e. « Les accĂ©lĂ©rations ont creusĂ© un grand Ă©cart entre le rythme du changement technologique, celui de la mondialisation, celui des contraintes sur lâenvironnement et la capacitĂ© des individus et des institutions Ă sây adapter et Ă les piloter » (p 191). Pour faire face, il y a une seule maniĂšre : « se maintenir dans une stabilitĂ© dynamique », innover dans tous les domaines et, en particulier dans le domaine social et Ă©ducatif. Comme les technologies matĂ©rielles Ă©voluent Ă toute allure (selon la loi de Moore), en regard, les technologies sociales devraient « comprendre plus intimement comment fonctionnent la psychologie de lâindividu, les organisations, les institutions et les sociĂ©tĂ©s afin dâaccĂ©lĂ©rer leur adaptabilitĂ© et leur Ă©volution ». « Chaque sociĂ©tĂ©, chaque collectivitĂ© doit accĂ©lĂ©rer le rythme auquel elle rĂ©imagine et rĂ©invente ses technologies sociales » (p 193).
Mais demain quâen sera-t-il du travail ? Lâauteur rappelle la pĂ©riode heureuse et Ă©quilibrĂ©e de lâaprĂšs-guerre. Aujourdâhui, aux Etats-Unis, « lâemploi moyennement qualifiĂ© et bien payĂ© a disparu comme ont disparu les pellicules Kodak. Il reste des emplois trĂšs qualifiĂ©s, trĂšs bien payĂ©s. Il reste des emplois peu qualifiĂ©s, mal payĂ©s » (p 196). Il nây a plus de chemin tout tracĂ©. Lâinitiative est nĂ©cessaire, car « lâexigence de performances augmente pour tout le monde, individus et institutions » (p 192). Lâauteur trace des voies nouvelles. Non, il nây a pas de fatalitĂ© Ă ce que les robots sâemparent de tous les emplois. Cela nâarrivera que si nous les laissons faire, si nous nâinnovons pas rapidement dans les domaines du travail, de la formation, des start-ups, si nous ne relançons pas le tapis roulant qui conduit de la formation initiale au marchĂ© du travail et Ă lâapprentissage tout au long de la vie » (p 195). De fait, lâemploi ne disparaĂźt pas nĂ©cessairement comme on pourrait le redouter. Il se modifie. « La question centrale est celle des compĂ©tences et non des emplois en tant que tels. Il y a une grande diffĂ©rence entre automatiser certaines tĂąches et automatiser un emploi jusquâĂ se passer de toute intervention humaine » (p 199). Et mĂȘme, dâaprĂšs un chercheur amĂ©ricain, « lâemploi augmente significativement dans les mĂ©tiers qui ont davantage recours aux ordinateurs » (p 200). Ainsi les emplois ne disparaissent pas. Ils changent et ils requiĂšrent des compĂ©tences nouvelles pour lesquelles on a besoin de formation. « Nos systĂšmes Ă©ducatifs doivent ĂȘtre repensĂ©s pour maximiser ces nouvelles compĂ©tences et aptitudes : « Bases solides en Ă©criture, lecture, programmation et mathĂ©matiques ; crĂ©ativitĂ©, sens critique, communication et collaboration, tĂ©nacitĂ©, automotivation, rĂ©flexes dâapprentissage continu, goĂ»t dâentreprendre et dâimproviser et, ce, Ă tous les niveaux » (p 204).
Aujourdâhui, lâintelligence artificielle peut engendrer une « assistance intelligente », par exemple sous la forme de « plateformes web et mobiles permettant Ă tous les actifs dâaccĂ©der Ă une formation continue qualifiante sur un temps libre » (p 204). Lâauteur nous donne un bel exemple de la mise en Ćuvre de lâassistance intelligente dans la reconversion du personnel dâun grand groupe en la fondant sur une offre de formation continue personnalisĂ©e (p 205-210). Aujourdâhui, de nombreux cursus apparaissent en ligne. Parmi les nombreuses initiatives en ce sens, la « Khan Academy » est une des plus connue. « Elle offre de courtes vidĂ©os dâapprentissage accessibles sur You Tube dans tous les domaines. Non contente dâĂȘtre devenue le premier assistant intelligent mondial de culture gĂ©nĂ©rale, lâentreprise sâest associĂ©e en 2014 au College Board, lâinstitution qui administre la prĂ©paration aux tests dâentrĂ©e Ă lâuniversitĂ© et a crĂ©Ă© une plateforme gratuite conçue pour aider les lycĂ©ens Ă combler leurs lacunes (p 217-218). Ainsi, dans de nombreux domaines de la formation Ă la flexibilisation du travail et Ă la formation professionnelle, ces dispositions intelligentes ouvrent de nouvelles possibilitĂ©s et Ă©lĂšvent le niveau de qualification.
Et voici encore une bonne nouvelle. Dans lâĂ©conomie de demain, on aura Ă©galement besoin de qualitĂ©s affectives et relationnelles. « En dĂ©pit de tout ce que les machines savent faire aujourdâhui⊠il leur manque toujours une caractĂ©ristique humaine. Elles nâont pas de compĂ©tences sociales. Or ces compĂ©tences ( coopĂ©ration, empathie, adaptabilitĂ©) sont devenues indispensables dans le monde du travail actuelâŠLes emplois riches en compĂ©tences sociales ont cru en plus grand nombre que les autres depuis 1980. De plus, les seuls emplois dont la rĂ©munĂ©ration a progressĂ© rĂ©guliĂšrement depuis 2000, exigent des compĂ©tences Ă la fois analytiques et socialesâŠPour prĂ©parer les Ă©tudiants Ă ce changement, les Ă©tablissements dâenseignement  devront modifier leurs cursus. Lâaccent est rarement mis sur les compĂ©tences sociales dans lâĂ©ducation traditionnelle » (p 229).
ContrÎle ou chaos : un défi dans la vie internationale
Pendant la guerre froide, partagĂ© en deux sphĂšres dâinfluence, le monde Ă©tait stable. Aujourdâhui, nous sommes entrĂ©s dans une nouvelle configuration. Le paysage a changĂ©. « Le dĂ©fi posĂ© par les accĂ©lĂ©rations de lâaprĂšs-aprĂšs-guerre froide est particuliĂšrement complexe. Il sâagit Ă la fois de dissuader les grandes puissances rivales comme autrefois, dâendiguer le Monde du DĂ©sordre, de juguler la dĂ©sintĂ©gration des Ă©tats fragiles dont les rĂ©fugiĂ©s menacent la cohĂ©sion de lâUnion EuropĂ©enne, de contenir et de dĂ©sarmer les supercasseurs, tout cela dans un monde de plus en plus interdĂ©pendant. Câest pourquoi il est absolument vital de rĂ©-imaginer (humblement) la gĂ©opolitique » (p 237).
Thomas Friedman nous dĂ©crit lâapparition et lâexpansion dâun « Monde du DĂ©sordre » quâil connaĂźt bien pour lâavoir parcouru ces derniĂšres annĂ©es et mesurer les facteurs qui entrainent cet effondrement. « Les mondes du dĂ©sordre ne se limitent pas aux zones de guerre du Moyen Orient. Ils sâĂ©tendent aux rĂ©gions dâAfrique touchĂ©es par la dĂ©sertification » (p 251). Lâauteur nous montre comment de nombreux Ă©tats sont en train dâimploser sous la pression du changement climatique et dans lâincapacitĂ© de suivre les accĂ©lĂ©rations technologiques et Ă©conomiques. Il nous fait voir la dĂ©tĂ©rioration des conditions de vie. Il met en Ă©vidence lâapparition et la diffusion de nouveaux comportements.
Ces pages sont Ă©maillĂ©es par les descriptions du reporter qui va sur place et qui nous rapporte le vĂ©cu. Ainsi perçoit-on en direct les consĂ©quences de la grande sĂ©cheresse qui frappe lâAfrique SahĂ©lienne et engendre une Ă©migration sauvage. Câest par exemple le spectacle de la ville dâAgadez au Niger oĂč convergent des jeunes cherchant Ă traverser le Sahara pour gagner la MĂ©diterranĂ©e. « Des dizaines de pick-up Toyota oĂč sâentassent des centaines dâhommes jeunes se regroupent pour former une longue caravane qui les mĂšnent en Lybie dans lâespoir dâembarquer pour lâEurope⊠Les passeurs, connectĂ©s aux rĂ©seaux de traite humaine qui maillent lâAfrique de lâOuest, coordonnent le rassemblement clandestin des migrants cachĂ©s dans les caves dâAgadez Ă lâaide de lâappli mobile de messagerie WhatsApp⊠Le spectacle est hallucinantâŠÂ » (P 254-255) . Le constat global est alarmant. « Le dĂ©sordre et lâessor des supercasseurs au Moyen Orient et en Afrique⊠sont le produit dâĂ©tats faillis incapables de suivre le rythme des accĂ©lĂ©rations et dâĂ©quiper leurs jeunes pour quâils rĂ©alisent leur potentiel. Ces tendances sont exacerbĂ©es par le changement climatique, lâexplosion dĂ©mographique et la dĂ©gradation de lâenvironnement qui sape lâagriculture dont vivent la majoritĂ© des populations africaines et moyen-orientales » (p 274).
En regard, Thomas Friedman trace quelques pistes dâintervention.
« Ce que les Etats-Unis et lâOccident peuvent faire et nâont pas commencĂ© Ă faire, câest dâinvestir dans les⊠outils qui permettent aux jeunes de rĂ©aliser leur potentielâŠ. Et combattre ainsi lâhumiliation, la seule et unique motivation Ă vouloir tout casser (p 275). « La meilleure contribution passe par le financement et le renforcement des Ă©coles et des universitĂ©s au Moyen-Orient, en Afrique et en AmĂ©rique Latine⊠Les Ăźlots de raison peuvent dâĂ©largirâŠÂ » (p 177).
Amplifier les opportunitĂ©s de formation, mais aussi « amplifier la possibilitĂ©s pour les plus pauvres en Afrique notamment de rester sur leurs terres dans leurs villages est aussi important. Lâauteur nous entretient Ă ce sujet des initiatives de Bill Gates et de Monique Barbut Ă la convention des Nations Unies sur la lutte contre la dĂ©sertification. Ce sont parfois des actions qui paraissent modestes, mais ont une grande portĂ©e. « A travers mon travail pour la Fondation », nous dit Bill Gates, « jâai vu beaucoup de pauvres Ă©lever des poules et jâai appris Ă©normĂ©ment Ă ce sujet. A lâĂ©vidence, quiconque vit dans misĂšre sâen sortira mieux en Ă©levant des poules » ( p 278).
Monique Barbut partage lâidĂ©e de Bill Gates de rĂ©parer les fondations pour stabiliser le bas de la pyramide, de sorte que les gens ne soient pas contraints de « fuir ou de se battre ». Et cela passe par un soutien de lâagriculture de subsistance. « Cinq cent millions dâexploitations ont moins de trois hectares. Elles font vivre directement 2,5 milliards de personnes, soit un tiers de la population mondiale ». Pour combattre la dĂ©sertification, elle veut promouvoir « la grande muraille verte », un rideau de projets de rĂ©gĂ©nĂ©ration des sols qui sâĂ©tend sur toute la frontiĂšre sud du Sahara pour retenir le dĂ©sert et ancrer les populations dans leurs villages » (p 286).
Enfin , lâauteur souligne lâimportance de la connectivitĂ© Ă haut dĂ©bit sans fil. « Toutes les Ă©tudes montrent que relier les pauvres aux flux Ă©ducatifs, commerciaux, informationnels et de bonne gouvernance tire la croissance et permet aux gens de gĂ©nĂ©rer des revenus sans quitter leurs pays » (p 281).
Lâauteur nous entretient par ailleurs des problĂšmes de sĂ©curitĂ© au regard de la politique Ă©trangĂšre des Etats-Unis.
Quelle politique pour une société en crise ?
Dans une sociĂ©tĂ© en crise, comment sâadapter Ă lâaccĂ©lĂ©ration du changement et rĂ©pondre aux problĂšmes nouveaux ?
Thomas Friedman explore les enseignements que nous pouvons tirer de la nature parce que celle-ci se montre particuliĂšrement capable de faire face Ă des situations nouvelles. « AdaptabilitĂ©, diversitĂ©, entreprenariat, propriĂ©tĂ©, durabilitĂ©, faillite, patience et couche arable⊠Parce quâelle applique ces stratĂ©gies en vue dâentretenir sa rĂ©silience, la nature connaĂźt la vertu des interdĂ©pendances saines qui veulent que les composants dâun systĂšme croissent ensemble au lieu de sâentrainer mutuellement dans leur chute » (p 293).
Lâauteur voit dans la nature des processus dâadaptation dont il est possible de sâinspirer dans les politiques publiques. A partir de lĂ , il traite de cinq applications Ă la gouvernance dâaujourdâhui :
1)  Sâadapter sans se sentir humiliĂ© face Ă des Ă©trangers en supĂ©rioritĂ©
2)  Accepter la diversité
3)  Assumer ses responsabilités et ses propres problÚmes
4)  Trouver le point dâĂ©quilibre entre national et local
5)  Aborder la politique et la rĂ©solution des problĂšmes lâesprit ouvert : entrepreneurial, hybride, hĂ©tĂ©rodoxe et non dogmatique. Câest Ă dire combiner et amĂ©liorer toutes les idĂ©es ou idĂ©ologies susceptibles de produire Ă©nergie et rĂ©silience quelle quâen soit lâorigine » (p 295).
A lâimage de la nature : reconnaissance de la diversitĂ©. Le pluralisme nâexige pas quâon abandonne son identitĂ© et ses engagements, mais quâon vive ses diffĂ©rences, mĂȘme religieuses, non pas dans lâentre-soi, mais en relation Ă autrui. Le pluralisme rĂ©el est construit sur le dialogue, câest Ă dire le langage et lâĂ©coute, lâĂ©change, la critique et lâautocritique⊠Le retour sur investissement dans le pluralisme va grimper en flĂšche et devenir le premier avantage compĂ©titif dâune sociĂ©tĂ©, pour des raisons Ă la fois politiques et Ă©conomiquesâŠÂ » (p 301).
Face au défi de cette grande mutation, de ce changement accéléré, Thomas Friedman propose une approche innovante.
« Il faudra innover au travail pour identifier précisément ce que les hommes font mieux que les machines et encore mieux avec les machines, et former de plus en plus de gens à ces nouveaux métiers.
        Il faudra de lâinnovation gĂ©opolitique pour diriger ensemble un monde oĂč le pouvoir de lâindividu, celui des machines, des flux et de la multitude renversent les Ă©tats faibles, arment les destructeurs et mettent sous tension les Ă©tats forts.
        Il faudra de lâinnovation politique pour rĂ©former lâoffre traditionnelle gauche-droite des partis nĂ©s de la rĂ©volution industrielle⊠et rĂ©pondre aux nouvelles exigences de la rĂ©silience sociale et Ă lâĂšre des trois grandes accĂ©lĂ©rations.
        Enfin, il faudra de lâinnovation sociĂ©tale, construire de nouveaux contrats sociaux, offrir de la formation tout au long de la vie, Ă©tendre les partenariats public-privĂ© afin dâarrimer et dâĂ©nergiser des populations plus diverses et de bĂątir des collectivitĂ©s plus dynamiques » (p 192).
Certains livres nous permettent de trouver des repĂšres dans le nouveau monde qui est en train dâapparaĂźtre. CâĂ©tait le cas rĂ©cemment avec le livre de Jean Staune : « Les clĂ©s du futur » (5). Cet ouvrage de Thomas Friedman ouvre Ă©galement notre regard. VoilĂ pourquoi, nous ajoutons ici ce commentaire de la traduction française Ă celui que nous avions Ă©crit Ă partir de la version originale (4). Nous avons centrĂ© cette analyse sur les innovations en cours ou Ă venir. Voici une rĂ©flexion qui se dĂ©roule Ă lâĂ©chelle internationale, mais qui vaut aussi pour notre pays et qui vient y Ă©clairer utilement le dĂ©bat public. Lâauteur met en Ă©vidence les dangers et les menaces qui rĂ©sulte des difficultĂ©s dâadaptation au changement accĂ©lĂ©rĂ© qui sâopĂšre actuellement. Mais on peut tirer parti positivement de la nouvelle technologie : « Je suis Ă©merveillĂ© par le potentiel quâoffre lâassistance intelligente pour diminuer la pauvretĂ©, dĂ©couvrir de nouveaux talents et trouver des solutions.. » (p 338). « Si nous parvenons Ă obtenir le minimum de coopĂ©ration politique permettant le dĂ©veloppement des technologies sociales pour encaisser le choc, Ă maintenir notre Ă©conomie ouverte et Ă amĂ©liorer la formation de la population active, je suis convaincu que jamais dans lâhistoire de lâhumanitĂ©, autant de gens nâauront eu Ă leur portĂ©e une vie dĂ©cente » ( p 339).
Cependant, câest de notre regard que dĂ©pend notre maniĂšre dâaller de lâavant. Et, dans lâĂ©dition originale, Thomas Friedman insiste sur la nĂ©cessitĂ© dâun renouveau moral et spirituel. Ainsi, nous incite-t-il Ă appliquer « la rĂšgle dâor » quelque soit la version selon laquelle elle nous a Ă©tĂ© transmise. « La rĂšgle dâor, câest de ne pas faire aux autres ce quâon ne voudrait pas quâon vous fit ». Câest simple, mais cela produit beaucoup dâeffet. Cela peut paraĂźtre naĂŻf. Mais « Je vais vous dire ce qui est vraiment naĂŻf. Câest ignorer ce besoin dâinnovation morale Ă une Ă©poque oĂč abondent des gens en colĂšre, maintenant superpuissants. Pour moi, cette naĂŻvetĂ©, câest le nouveau rĂ©alisme » (Version originale p 348).
Cette traduction rapide et bien Ă©crite du livre de Thomas Friedman est particuliĂšrement bienvenue dans la conjoncture actuelle. Elle porte comme sous-titre : « Survivre dans le monde de demain ». Câest lâĂ©vocation dâun appel qui monte dans notre sociĂ©tĂ©. De fait, la rĂ©ponse de lâauteur va plus loin. Il trace un chemin pour vivre, comme ose lâaffirmer le sous-titre de lâĂ©dition anglophone : « An optimist guide to thriving in the age of accelerations ». Câest un appel Ă la confiance.
J H
(1)           Thomas Friedman. The world is flat. A brief history of the twenty-first century. Farras, Strauss and Giroux, 2005                                Voir « La grande mutation, les incidences de la mondialisation » sur le site de Témoins : http://www.temoins.com/la-grande-mutation-les-incidences-de-la-mondialisation/ Ce livre a été publié en français en 2006 : « La terre est plate ». une brÚve histoire du XXIÚ siÚcle »
(2)Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Thomas Friedman. Thank you for being late. An optimistâs guide to thriving in the age of acceleration. Allen Lane, 2016
(3)           Thomas Friedman. Merci dâĂȘtre en retard. Survivre dans le monde de demain. Saint Simon, 2017. Traduction de Pascale-Marie Deschamps
(4)           « Un monde en changement accĂ©lĂ©rĂ©. La rĂ©alitĂ© et les enjeux selon Thomas FriedmanâŠÂ » : https://vivreetesperer.com/?p=2560
(5)           Jean Staune. Les clĂ©s du futur. RĂ©inventer ensemble la sociĂ©tĂ©, lâĂ©conomie et la science. Plon, 2015                      « Comprendre la mutation actuelle de notre sociĂ©tĂ© requiert une vision nouvelle du monde » : https://vivreetesperer.com/?p=2373
par jean | Mar 2, 2015 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Société et culture en mouvement |
Comment la toxicomanie est liĂ©e Ă lâisolement social et peut trouver remĂšde dans un environnement positif.
 Des Ă©tudes sociologiques ont montrĂ© combien la dĂ©gradation du tissu social engendrait des maux de tous ordres dans les populations concernĂ©es. Et, Ă lâinverse, tout ce qui relie a des effets positifs. Ce regard est confirmĂ© par une Ă©tude rĂ©cente sur la maniĂšre dâaffronter la toxicomanie. Auteur dâun livre tout rĂ©cemment publiĂ©Â : « Chasing the Scream. The first and last days of the war of drugs » (1), Johann Hari (2) nous expose la recherche qui lui a permis de dĂ©monter les conceptions dominantes orientant la lutte contre ce flĂ©au social et de proposer un Ă©clairage nouveau : une approche environnementale (3).
Quâest-ce qui pousse des gens Ă se polariser sur la drogue et Ă dĂ©velopper une dĂ©pendance jusquâĂ ce quâils ne puissent plus sâarrĂȘter ? Comment pouvons aider ces gens Ă revenir avec nous ?
Aux Etats-Unis, dans les annĂ©es 80, une explication de la toxicomanie sâest dĂ©veloppĂ©e dans une perspective individualiste. Ainsi, sâappuyait-on sur une expĂ©rience en psychologie animale : « Mettez un rat seul dans une cage avec deux bouteilles dâeau. Lâune est remplie seulement dâeau. Lâautre contient de lâeau mĂ©langĂ©e avec de lâhĂ©roĂŻne ou de la cocaĂŻne. Dans cette expĂ©rience, presque Ă chaque fois, le rat devient de plus en plus obsĂ©dĂ© par lâeau mĂ©langĂ©e avec de la drogue et en consomme de plus en plus jusquâĂ ce quâil en meure ».
Mais cette explication a complĂštement Ă©tĂ© remise en cause par une autre expĂ©rience mise en oeuvre par Bruce Alexander, professeur de psychologie Ă Vancouver. LâexpĂ©rience prĂ©cĂ©dente, a-t-il observĂ©, se caractĂ©rise par la solitude du rat. Le rat est seul dans une cage et il nâa rien dâautre Ă faire quâĂ sâadonner Ă la drogue. Quâest ce qui arriverait si on procĂ©dait diffĂ©remment ? Alors, le professeur Alexander a construit un parc pour des rats (« Rat park »). Câest une cage dans laquelle les rats ont Ă leur disposition des balles colorĂ©es, des tunnels, une bonne nourriture et plein dâamis. On y a placĂ© les deux bouteilles : eau pure et eau droguĂ©e. Et bien, ces rats pouvant mener une bonne vie ne se sont pas prĂ©cipitĂ© sur lâeau droguĂ©e. Pour la plupart, ils lâont Ă©vitĂ©e. Aucun nâest mort comme ceux qui vivaient dans leur cage, seuls et malheureux.
« On peut en dĂ©duire que la dĂ©pendance est une adaptation. Ce nâest pas vous. Câest votre cage ». Le professeur Alexander avance que cette dĂ©couverte « contredit Ă la fois la pensĂ©e de droite selon laquelle la toxicomanie est une faillite morale provoquĂ© par un laxisme hĂ©doniste et une pensĂ©e libĂ©rale selon laquelle cette dĂ©pendance Ă la drogue est une maladie se dĂ©roulant dans un cerveau chimiquement imprĂ©gné ». Et une autre expĂ©rience a confirmĂ© sa thĂšse. Des rats droguĂ©s ayant sĂ©journĂ© seuls pendant des dizaines de jours dans la premiĂšre cage, sont revenus progressivement Ă une vie normale dans le « parc des rats ».
Mais quâen est-il dans la vie humaine ? Johann Hari a menĂ© lâenquĂȘte. Il a mis en Ă©vidence que durant la guerre du Vietnam, un pourcentage important de soldats amĂ©ricains se droguait Ă lâhĂ©roĂŻne. On se demandait ce qui allait arriver lorsquâils seraient de retour dans la vie civile. De fait, pour la plupart, ils ont repris une vie normale.
Autre exemple : les malades recevant Ă lâhĂŽpital des mĂ©dicaments comprenant de lâhĂ©roĂŻne ne tombent pas dans une dĂ©pendance lorsquâils se retrouvent chez eux. Johann Harli Ă©voque Ă©galement lâexemple du Portugal qui, il y a quinze ans, a adoptĂ© une politique nouvelle en matiĂšre de lutte contre la drogue. Les dĂ©penses ont Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©es de la rĂ©pression Ă une action pour crĂ©er un environnement favorable en terme de logement et dâemploi. Cette politique a Ă©tĂ© Ă©valuĂ©e positivement.
Ainsi, il y a des alternatives aux politiques traditionnelles. La rĂ©ponse Ă la dĂ©pendance, câest un milieu relationnel bienfaisant.
« Nous avons besoin dâaimer et dâĂȘtre en relation » (« We need to connect and love »). Malheureusement, nous avons crĂ©Ă© un environnement et une culture qui nous coupent de la connexion humaine ou qui offrent seulement une parodie de relation sur internet⊠La montĂ©e de la toxicomanie est un symptĂŽme dâune maladie plus profonde qui rĂ©side dans la maniĂšre dont nous vivons ».
Johann Hari rapporte les propos de Bruce Alexander : « Pendant trop longtemps, nous avons parlĂ© exclusivement en terme dâune sortie individuelle de la toxicomanie. Nous avons besoin dâenvisager le processus en terme de guĂ©rison collective ». Cependant, « cette vĂ©ritĂ© ne nous remet pas seulement en question sur le plan politique. Elle ne nous oblige pas seulement Ă changer notre maniĂšre de penser. Elle nous appelle aussi Ă changer nos cĆurs ».
Cette Ă©tude nous invite Ă envisager la lutte contre la toxicomanie dâune façon nouvelle depuis une action de terrain jusquâaux politiques publiques. Cependant, beaucoup plus gĂ©nĂ©ralement et dâune façon presque emblĂ©matique, elle met en Ă©vidence lâinfluence de lâenvironnement humain sur les comportements. Cet environnement dĂ©pend lui-mĂȘme de la qualitĂ© des relations qui lâinduisent. Manifestement, il y a lĂ une rĂ©alitĂ© quâon peut observer Ă diffĂ©rents niveaux et sur diffĂ©rents registres. Câest dire notre responsabilitĂ©. Câest dire aussi combien nous avons besoin dâinspiration pour nous engager en ce sens (4).
Jean Hassenforder
(1)           Hari (Johann). Chasing the scream. The first and last days of the war on drugs. Bloomsberry Publishing, 2015 Ce livre est présenté et mis en perspective sur : Wikipedia. The free encyclopedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Chasing_the_Scream
(2)           Le parcours de Johann Hari a Ă©tĂ© aussi lâobjet de critiques. On pourra consulter sa biographie dans : Wikipedia.The free encyclopedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Johann_Hari
(3)           Ce texte prend pour source un article de Johann Hari paru sur un blog du Huffingtonpost : « The likely cause of addiction has been discovered and it is not what you think » : http://www.huffingtonpost.com/johann-hari/the-real-cause-of-addicti_b_6506936.html
(4)           Bien entendu, les inĂ©galitĂ©s et la domination socioĂ©conomique entravent le dĂ©veloppement dâun environnement positif. Cependant, on observe aujourdâhui une montĂ©e des aspirations en quĂȘte dâun environnement relationnel et en demande de convivialitĂ©. Voir : « Emergences dâespaces conviviaux et aspirations contemporaines » : http://www.temoins.com/evenements-et-actualites/recherche-et-innovation/etudes/emergence-despaces-conviviaux-et-aspirations-contemporaines-troisieme-lieu-l-third-place-r-et-nouveaux-modes-de-vie    On rejoint par lĂ le message dâamour de lâEvangile et une vision de lâĆuvre de lâEsprit. Câest la recherche dâune communautĂ© telle que lâexprime trĂšs bien le thĂ©ologien JĂŒrgen Moltmann : « LâexpĂ©rience de la communautĂ© est expĂ©rience de la vie, car toute vie consiste en Ă©changes mutuels de moyens de subsistances et dâĂ©nergie et en des relations de rĂ©ciprocitĂ©. Il nây a pas de vie sans relations de communautĂ© qui lui soient propres. Une vie isolĂ©e et sans relations, câest Ă dire individuelle au sens littĂ©ral du terme⊠est une rĂ©alitĂ© contradictoire en elle-mĂȘme. Elle nâest pas viable et elle meurt. Une absence totale de relations reprĂ©sente la mort totale. Câest pourquoi la « communion de lâEsprit Saint » nâest quâune autre expression pour dĂ©signer « lâEsprit qui donne la vie ». La vie naĂźt de la communautĂ©, et lĂ oĂč naissent des communautĂ©s qui rendent la vie possible et la promeuvent, lĂ lâEsprit de Dieu est Ă lâĆuvre… Instaurer la communautĂ© et la communion est manifestement le but de lâEsprit de Dieu qui donne la vie dans le monde de la nature et dans celui des hommes. Tous les ĂȘtres crĂ©Ă©s existent non par eux-mĂȘmes, mais en dâautres, et ont besoin, pour cette raison, les uns des autres, et ils trouvent leur consistance les uns dans les autres » (Moltmann (JĂŒrgen). LâEsprit qui donne la vie. Seuil, 1999 (p 297-298) Ouverture Ă la pensĂ©e de Moltmann dans le blog : « LâEsprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/ Sur ce blog : « Vivre en harmonie » : https://vivreetesperer.com/?p=43
par jean | Août 2, 2019 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Société et culture en mouvement |
Pourquoi la fraternité ?
Selon Edgar Morin
Edgar Morin vient de publier un petit livre : « La fraternitĂ©. Pourquoi ? » (1). Câest une alerte. Câest un appel. Câest, en quelque sorte, un manifeste. Et ce manifeste nous est adressĂ© par un des plus grands penseurs de notre Ă©poque (2). Au fil des annĂ©es, Edgar Morin ne nous rapporte pas seulement une vie militante et crĂ©ative, mais, sociologue et philosophe, il est Ă©galement un immense penseur, un penseur encyclopĂ©dique, un penseur pionnier, auteur dâune sĂ©rie de livres intitulĂ©e : « La MĂ©thode » : apprendre Ă envisager la globalitĂ© et Ă reconnaĂźtre la complexitĂ©.
Au cours de dĂ©cennies de recherche, Edgar Morin a Ă©crit un grand nombre de livres couronnĂ©s par une audience internationale, puisque traduits en 28 langues. Alors pourquoi y ajoute-t-il aujourdâhui un livre engagĂ©, en rĂ©ponse aux inquiĂ©tudes suscitĂ©es par les tensions et les dĂ©rives qui se manifestent dans nos sociĂ©tĂ©s ?
Face aux périls
Dans une rĂ©cente vidĂ©o (3), Edgar Morin nâhĂ©site pas Ă dĂ©clarer :
« Le pire est envisageable, mais le meilleur est encore possible ». Câest dire lâimportance de lâenjeu, mais quelles sont donc les menaces ?
Si lâindividualisme comporte des aspects positifs comme les possibilitĂ©s ouvertes par lâautonomie personnelle, il entraine Ă©galement une « dĂ©gradation des solidaritĂ©s » (p 38). De mĂȘme, la mondialisation a un « effet paradoxal » : « Elle crĂ©e une communautĂ© de destin pour toute lâhumanitĂ© en dĂ©veloppant des pĂ©rils globaux communs : la dĂ©gradation de la biosphĂšre, lâincertitude Ă©conomique et la croissance des inĂ©galitĂ©s, la multiplication des armesâŠÂ » (p 41). Et puis, Edgar Morin dĂ©nonce Ă©galement des modes de pensĂ©e qui engendrent des effets nĂ©gatifs. Certes, « La domination dâune pensĂ©e qui sĂ©pare et compartimente, et qui, elle-mĂȘme, ne peut accĂ©der aux problĂšmes fondamentaux et globaux de la sociĂ©té » nous paraĂźt ancienne, mais elle prend force lorsque « le mode de connaissance dominant devient le calcul, qui traduit toutes les rĂ©alitĂ©s humaines en chiffres et ne voit dans les individus-sujets que de objets » (p 39). Ainsi, dans ces conditions, les trois moteurs couplĂ©s : sciences-techniques-Ă©conomies conduisent aux catastrophes Ă©cologiques, au pĂ©ril mortel des armes nuclĂ©aires et autres, aux dĂ©shumanisations de tous ordres » et, en mĂȘme temps, aux dangers du transhumanisme » (p 51). En regard, Edgar Morin nous prĂ©sente un ensemble de propositions. Cette voie nouvelle passe par un « changement de notre façon de connaĂźtre et de penser, rĂ©ductrice, disjonctive, compartimentĂ©e pour un mode de pensĂ©e complexe qui relie, capable dâapprĂ©hender les phĂ©nomĂšnes dans leur diversitĂ© et leur unitĂ© ainsi que leur contextualité » (p 52).
Cependant, si la conflictualitĂ© prend des formes nouvelles, elle sâinscrit dans une longue histoire. Il y a bien des maux terribles dans notre passĂ©. La mise en garde vis Ă vis des pĂ©rils actuels ne doit pas nous les faire oublier (4). Edgar Morin ne les Ă©voque pas ici, mais il analyse les racines anthropologiques et idĂ©ologiques de la conflictualitĂ©.
La force de lâentraide
Le grand livre de Darwin, « De lâorigine des espĂšces au moyen de la sĂ©lection naturelle, ou la lutte pour lâexistence dans la nature » (1859-1861) a Ă©tĂ© lu, Ă une Ă©poque, comme « confirmant le dĂ©veloppement des plus agressifs et mieux adaptĂ©s Ă un monde conflictuel, et utilisĂ© comme justification pseudo-scientifique du darwinisme social. Le penseur libertaire, Pierre Kropotkine, sâopposa vigoureusement Ă cette doctrine politique comme Ă lâinterprĂ©tation dominante du darwinisme oĂč le « struggle for life » devenait le dĂ©terminant de la solution au profit des meilleursâŠÂ » (p 17). Edgar Morin nous montre comment le darwinisme social a perdu son emprise. Aujourdâhui, on reconnait lâimportance de la symbiose et des relations associatives. Face aux forces de conflit et de destruction, « les forces
dâassociation et dâunion sâactivent dans les Ă©cosystĂšmes » (p 21) Aujourdâhui, lâentraide est reconnue comme une force motrice (5).
La fraternité : une grande aspiration
Le fraternitĂ©, câest une nĂ©cessitĂ© sociale, câest aussi un besoin intĂ©rieur⊠Ainsi Edgar Morin ne trace pas uniquement un chemin collectif. Il raconte lâhistoire de sa vie. Il exprime un ressenti. « De mĂȘme que je nâai jamais pu vivre sans amour, je nâai jamais pu vivre sans fraternité⊠Il y a les grandes fraternitĂ©s durables. Mais il y a aussi les fraternitĂ©s provisoires. Ces fraternitĂ©s dues Ă la rencontre, au hasard, Ă la communion, Ă lâadhĂ©sion enthousiaste, Ă des je-ne-sais quoi oĂč deux ĂȘtres se reconnaissent plus que camarades, sont des moments solaires qui rĂ©chauffent nos vies dans leur cheminement dans un monde prosaĂŻque (p 35-36).
LibertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ©, belle devise (6) mais « la fraternitĂ© ne peut pas venir dâune injonction statique, supĂ©rieure, elle doit venir de nous (p 9). Elle peut sâappuyer sur une aspiration humaine. Les sources du sentiment qui nous portent vers autrui, collectivement (nous) ou personnellement (tu) sont les sources de la fraternitĂ© (p 11).
Mais Edgar Morin sait combien cette fraternitĂ© doit ĂȘtre entretenue, car elle est menacĂ©e par des forces opposĂ©e. Il y a opposition entre tout ce qui pousse Ă lâunion -eros- et, dâautre part, tout ce qui pousse au conflit -polemos- ainsi que ce qui nous pousse Ă la destruction et Ă la mort -thanatos- » (p 25). Il y a interaction. Ainsi, « tout ce qui ne rĂ©gĂ©nĂšre pas, dĂ©gĂ©nĂšre et il en est ainsi de la fraternité »
Des oasis de fraternité
Face Ă des menaces bien identifiĂ©es, Edgar Morin entrevoit « un bouillonnement dâinitiatives privĂ©es, personnelles, communautaires, associatives qui font germer ici et lĂ les Ă©bauches dâune civilisation vouĂ©e Ă lâĂ©panouissement personnel dans lâinsertion communautaire⊠il y a lĂ comme des oasis⊠(p 44). On retrouve dans la description dâEdgar Morin un foisonnement dâinnovations, des fablabs (laboratoires de fabrication collaboratifs) Ă toute la gamme des initiatives Ă©cologiques et sociales. A cet Ă©gard, le film : « Demain » nous avait bien montrĂ© le sens de ce mouvement (7) . Ce blog rapporte des innovations de ce genre (8).
« Nous devons tout faire pour sauvegarder et dĂ©velopper la fraternitĂ© des oasis. Le dĂ©ferlement des forces nĂ©gatives en notre Ă©poque de rĂ©gressions Ă©thiques et politiques gĂ©nĂ©ralisĂ©es, rend de plus en plus nĂ©cessaire la constitution de ces oasis. Nous devons crĂ©er des ilots de vie autre, nous devons multiplier ces ilots, car, ou bien les choses vont continuer Ă rĂ©gresser et les oasis seront des ilots de rĂ©sistance de la fraternitĂ©, ou bien, il y aura des possibilitĂ©s positives et ce seront les points de dĂ©part dâune fraternitĂ© plus gĂ©nĂ©ralisĂ©e dans une civilisation rĂ©formĂ©e » (p 36).
MontĂ©e dâune prise de conscience
Il apparaĂźt de plus en plus aujourdâhui que le rationalitĂ© technique et scientifique ne suffit pas. La relation humaine est essentielle dans toutes ses dimensions Ă©thiques : care, empathie, fraternitĂ©. Câest un mouvement gĂ©nĂ©ral qui sâexprime Ă©galement sur le plan spirituel. Si, de par son histoire personnelle et le cheminement de sa rĂ©flexion, agnostique, Edgar Morin nâentre pas dans la dimension religieuse, son Ă©loge de la fraternitĂ© rejoint les croyants engagĂ©s en ce sens.
Lâamour partagĂ© est au cĆur de lâĂvangile. Il a cheminĂ© parfois en sous-main dans des moments peu avenants de la chrĂ©tientĂ©. Michel ClĂ©venot a pu Ă©crire une histoire de la pratique chrĂ©tienne sous le titre : « Les hommes de la fraternité » (9). Et, dans son grand livre : « Le PhĂ©nomĂšne humain » (10), Pierre Teilhard de Chardin voit dans lâamour, le cĆur du vĂ©cu chrĂ©tien : « Lâamour chrĂ©tien, chose incomprĂ©hensible pour ceux qui nây ont pas goutĂ©. Que lâinfini et lâintangible puissent ĂȘtre aimable ; que le cĆur humain puisse battre pour son prochain dâune charitĂ© vĂ©ritable : ceci paraĂźt Ă bien des gens que je connais tout simplement impossible⊠Et cependant, que fondĂ© ou non sur une illusion, ce sentiment existe, et quâil est mĂȘme anormalement puissant, comment en douter â rien quâĂ enregistrer brutalement les rĂ©sultats quâil ne cesse de produire autour de nous⊠Et nâest-ce pas un fait enfin, celui lĂ , je le garantis, que si lâamour de Dieu venait Ă sâĂ©teindre dans lâĂąme des fidĂšles, lâĂ©norme Ă©difice de rites, de hiĂ©rarchie et de doctrines que reprĂ©sente lâEglise retournerait instantanĂ©ment dans la poussiĂšre dont il est sorti » (Ă©crit en 1938-1940). Aujourdâhui, Ă travers la pensĂ©e thĂ©ologique de JĂŒrgen Moltmann (11), nous apprenons Ă reconnaĂźtre lâinspiration de lâEsprit dans la manifestation de la fraternitĂ© oĂč quâelle soit, souvent dans des espaces oĂč la rĂ©fĂ©rence religieuse sâen est allĂ©e.
Sur ce blog, un prĂ©cĂ©dent article annonçait la recherche actuelle de fraternitĂ© : « Appel Ă la fraternitĂ© ». Ce livre dâEdgar Morin, accessible Ă tous est la contribution dâun grand penseur Ă cette quĂȘte. Lâengagement dâun homme de savoir dans cette cause nous paraĂźt hautement significatif.
J H
- Edgar Morin. La Fraternité. Pourquoi ? Actes Sud, 2019
- Edgar Morin Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Edgar_Morin
- Entretien avec Edgar Morin 28 mars 2019Â : https://www.youtube.com/watch?v=RghwWsPihs0
- Ne pas oublier lâĂąge dur dont nous sommes sortis depuis quelques dĂ©cennies : Michel Serres Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de lâhistoire : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
- Face Ă la violence, lâentraide : le livre de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
- Une vision de la libertĂ©, selon JĂŒrgen Moltmann : https://vivreetesperer.com/une-vision-de-la-liberte/
- Le film « Demain » : https://vivreetesperer.com/le-film-demain/
- Le mouvement collaboratif, qui se dĂ©veloppe actuellement, prĂ©sente des facettes diffĂ©rentes : des communautĂ©s fraternelles, mais aussi des entreprises solidaires. Peu prĂ©sent dans ce livre sur la fraternitĂ©, cet aspect Ă©conomique doit ĂȘtre mis en valeur. La convergence est manifeste dans le livre dâIsabelle Delannoy : « LâĂ©conomie symbiotique » . La prĂ©sentation de ce livre est accompagnĂ©e de la mention des initiatives analysĂ©es sur ce blog : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/
- Michel Clévenot. Les hommes de la fraternité en 12 volumes « Les hommes de la fraternité. Une histoire post-moderne du christianisme » : https://www.religiologiques.uqam.ca/no9/cleve.pdf
- Pierre Teilhard de Chardin. Le phénomÚne Humain. Seuil (Points Sagesse) Citation : p 297-298
- JĂŒrgen Moltmann. LâEsprit qui donne la vie. Cerf, 1999 « Un Esprit sans frontiĂšres » : https://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/
- Sur ce blog : « Appel à la fraternité » avril 2015 : https://vivreetesperer.com/appel-a-la-fraternite/
par jean | Fév 6, 2024 | ARTICLES, Expérience de vie et relation |
La rĂ©ussite dâenfants apprenant librement en petit groupe auprĂšs dâun ordinateur en puisant dans le savoir dâinternet.
Comment lâexpĂ©rimentation de Sugata Mitra sâest propagĂ©e en Inde et Ă travers le monde : des environnements dâapprentissage auto-organisĂ©s, une Ă©cole dans le nuage (school in the cloud).
Il y a une dizaine dâannĂ©es, le nouveau processus pĂ©dagogique initiĂ© et propagĂ© par un ingĂ©nieur indien, Sugata Mitra, Ă partir dâune expĂ©rience initiale en 1999 : la rĂ©ussite dâun groupe dâenfants dâun bidonville indien Ă utiliser un ordinateur mis Ă leur portĂ©e âThe hole in the wallâ, Ă©tait reconnue par le dispositif Ted qui diffuse les idĂ©es nouvelles dans lâunivers anglophone Ă travers des âtalksâ, courtes interventions en vidĂ©o ; en 2013, Ted lui dĂ©cerne un prix accompagnĂ© dâun crĂ©dit qui va lui permettre dâengager une expĂ©rimentation Ă grande Ă©chelle en crĂ©ant sept espaces propices Ă cette pĂ©dagogie : 2 en Grande-Bretagne et 5 en Inde. Nous avons rendu compte de la premiĂšre Ă©tape du parcours de Sugata Mitra, celle des grandes innovations qui, durant la premiĂšre dĂ©cennie du XXIe siĂšcle, ont engendrĂ© un nouveau processus pĂ©dagogique (1). Or en 2019, Sugata Mitra publie un livre qui dresse le bilan de lâensemble de lâinnovation et trace des perspectives dâavenir : « The school in the cloud. The emerging future of learning » (2). « LâĂducation a essayĂ© dâexploiter la âpromesseâ de la technologie de lâĂ©ducation pendant des dĂ©cennies pour aucun profit, mais nous avons appris que des enfants en groupe – quand lâaccĂšs Ă internet leur est donnĂ© – peuvent apprendre par eux-mĂȘmes nâimporte quoi (learn anything by themselves)âŠÂ » En 1999, Suga Mitra a menĂ© la fameuse expĂ©rience du âtrou dans le murâ qui a donnĂ© matiĂšre Ă trois causeries TED et lui a permis de gagner le premier prix TED dâun million de dollars pour la recherche. Depuis lors, il a menĂ© une nouvelle recherche Ă propos des environnements dâapprentissage auto-organisĂ©s (self-organized learning environments, SOLE), construisant des âĂcoles dans le Nuageâ (Schools in the Cloud) Ă travers le monde. Ce nouveau livre partage les rĂ©sultats de cette recherche⊠Dans ce livre rĂ©volutionnaire, vous apercevrez le futur Ă©mergent de lâapprentissage avec la technologie. Il en ressort que la promesse nâest pas dans la technologie elle-mĂȘme. Elle est dans « un apprentissage dirigĂ© par les enfants eux-mĂȘmes utilisant la technologie » (page de couverture).
Cet ouvrage se dĂ©roule en trois grandes parties : Quâest ce qui arrive quand les enfants rencontrent internet ? – Les Ă©coles dans le nuage – Aperçus sur le futur de lâapprentissage.
Internet peut ĂȘtre un fabuleux moyen dâapprentissage pour les enfants
Avec son esprit curieux, en mettant un ordinateur en accĂšs Ă des enfants dâun bidonville indien, lâingĂ©nieur Sugata Mitra a fait apparaitre un phĂ©nomĂšne insoupçonnĂ©Â : la capacitĂ© dâenfants dĂ©favorisĂ©s et sans instruction, mais sâentraidant les uns les autres de dĂ©couvrir le fonctionnement dâun ordinateur et dâapprendre Ă partir dâinternet. A lâentrĂ©e de son premier chapitre intitulĂ©Â : âSelfâorganizing systems in learningâ (les systĂšmes dâapprentissage sâorganisant eux-mĂȘmes), Sugata Mitra rĂ©sume en ces termes le nouvel horizon : « Quand on leur donne lâaccĂšs Ă internet en groupe, les enfants peuvent apprendre nâimporte quoi tout seuls » (p 3). Il dĂ©cline ensuite ce constat Ă travers les rĂ©sultats dâexpĂ©rimentation auprĂšs dâenfants dâĂąge divers en des lieux diffĂ©rents et dans des conditions variĂ©es. En Inde, dans les rĂ©gions rurales ou les faubourgs misĂ©rables, puis dans dâautres pays, au Bhutan, au Cambodge et en Afrique du sud, « les rĂ©sultats ont toujours Ă©tĂ© les mĂȘmes : la capacitĂ© digitale a jailli de ce qui paraissait de nulle part » (Digital literacy sprang out of seemingly nowhere) (p 4). Sugata Mitra en prĂ©cise les conditions : « Au cours des annĂ©es, nos expĂ©riences ont montrĂ© que des groupes dâenfants, se voyant donner accĂšs Ă internet dans des espaces publics et sĂ»rs apprendrons Ă utiliser les ordinateurs et internet sans instruction venant des adultes. Nos expĂ©riences montrent que les enfants en groupe apprennent Ă des vitesses beaucoup plus grandes que des enfants travaillant individuellement par eux-mĂȘmes. La mentalitĂ© de la ruche collective se montre un enseignant efficace. Il mâa fallu des annĂ©es pour rĂ©aliser que cette situation collective dâapprentissage Ă©tait un exemple dâun systĂšme sâauto-organisantâŠÂ » (p 7).
Des environnements dâapprentissage auto-organisĂ©s
NommĂ© professeur de technologie de lâĂ©ducation Ă lâuniversitĂ© de Newcastle en novembre 2006, Sugata Mitra arrive en Angleterre. En 2009, un film indien cĂ©lĂ©brant un effet de promotion sociale de lâexpĂ©rience, âThe hole in the wallâ, le rend cĂ©lĂšbre et il est contactĂ© par une institutrice anglaise dâune petite Ă©cole Ă©lĂ©mentaire Saint-Alban Ă Gateshead. Il engage la conversation avec des Ă©lĂšves de huit ans et leur propose dâessayer une expĂ©rience dâapprentissage avec des ordinateurs. Le 6 juillet 2009, les 24 Ă©lĂšves enthousiastes, ĂągĂ©s de huit ans, se voient proposĂ©s cinq questions concernant les avantages de lâadaptation pour la survie, questions correspondant Ă un niveau supĂ©rieur de quatre annĂ©es. « Les enfants ont accĂšs Ă un ordinateur par groupe de quatre en toute libertĂ©. Au bout de trente minutes, les enfants reviennent avec leurs rĂ©ponses sur un bout de papier. Puis, on demanda Ă chaque groupe de poser sa propre question. Il fut demandĂ© Ă lâinstitutrice de retenir les rĂ©ponse et de reposer individuellement et sans recours Ă lâordinateur, les mĂȘmes questions deux mois aprĂšs (p11). Les rĂ©sultats furent remarquables : « Les groupes peuvent rĂ©pondre aux questions de lâexamen classique, avec des annĂ©es dâavance. Et, aprĂšs avoir appris en groupe, beaucoup dâentre eux peuvent assimiler leur rĂ©ponse dans une comprĂ©hension personnelle. Et deux mois aprĂšs, ils ont retenu les rĂ©sultats » (p 12). Ce fut lĂ une nouvelle ouverture pour la recherche. LâexpĂ©rience a ensuite Ă©tĂ© de nombreuses fois rĂ©pĂ©tĂ©es montrant que les enfants pouvaient rĂ©pondre Ă des questions encore plus difficiles correspondant Ă un niveau dâĂąge plus Ă©levĂ©. Sugata Mitra a trouvĂ© un nouveau nom pour dĂ©signer cette mĂ©thode. Dans ces classes, lâordre avait Ă©tĂ© remplacĂ© par un doux chaos dans lâespoir dâun ordre Ă©mergeant spontanĂ©ment. Jâai trouvĂ© un nouveau nom pour ce que nous avions rĂ©alisĂ©Â : nous avions dĂ©couvert le « Self-organized learning environment » (SOLE) (Environnement dâapprentissage auto-organisĂ©Â )» (p 14).
A partir de là , Sugata Mitra a développé quelques environnements expérimentaux en Inde.
En récapitulant les résultats obtenus par les enfants durant plusieurs années, Sugata Mitra peut mettre en évidence des gains remarquables :
- Devenir un bon usager autonome dâinternet
- Apprendre assez dâanglais pour utiliser les moteurs de recherche ou un chat en mail
- Apprendre à chercher sur internet pour répondre aux questions
- Améliorer sa prononciation anglaise
- AmĂ©liorer ses scores en mathĂ©matiques et en sciences Ă lâĂ©cole
- Ăvaluer les opinions et dĂ©tecter lâendoctrinement et la propagande (p 15)
Les enfants Ă qui on donne accĂšs Ă internet en groupe peuvent apprendre nâimporte quoi tout seuls
 DĂšs lors, Sugata Mitra sâest posĂ© la question : « Y a-t-il une limite Ă ce que les enfants peuvent comprendre en utilisant internet ? ».
Pour rĂ©pondre Ă cette nouvelle question, une nouvelle expĂ©rience a Ă©tĂ© entreprise Ă kalikuppam, un village de lâInde du sud. « Nous avons posĂ© une question dont nous pensions que les enfants ne parviendraient pas Ă y rĂ©pondre : quel est le processus de rĂ©plication de lâADN ? Est-ce que des enfants Tamil ĂągĂ©s de 12 ans Ă Kalikuppan peuvent apprendre et comprendre le processus de rĂ©plication de lâADN en anglais Ă partir dâun ordinateur, trou-dans-le-mur, sans guidance dâun adulte ? A ma stupĂ©faction la rĂ©ponse a Ă©tĂ©Â : oui » (p 15) ». Un matĂ©riel universitaire de biotechnologie avait Ă©tĂ© dĂ©chargĂ© sur lâordinateur. Au bout de deux mois, ces enfants qui comprenaient Ă peine ce langage sur un sujet bien en avance de ce qui leur Ă©tait enseignĂ© Ă leur Ăąge, sont parvenus tout seuls Ă un score de 30%. Puisquâon ne pouvait trouver un professeur de biochimie pour cette Ă©cole, Sugata Mitra a eu lâidĂ©e de chercher une âmĂ©diatriceâ. « Cette personne Ă©tait juste une figure adulte amicale qui encouragerait les enfants Ă aller plus loin, simplement Ă travers des expressions chaleureuses comme : âFormidable. Comment tu as pu comprendre cela ?â ou âJe nâaurais jamais pu comprendre cela tout seulâ⊠pareil Ă la maniĂšre dont une grand-mĂšre admire ses petits-enfants. La mĂ©diatrice nâavait aucune connaissance du sujet. Elle avait de lâaffection pour les enfants et elle les admirait. Jâai appelĂ© cela la âmĂ©thode de la grand-mĂšreâ. En quelques semaines, la âmĂ©thode de la grand-mĂšreâ a menĂ© les enfants de Kalikuppan au mĂȘme niveau que des enfants plus ĂągĂ©es qui recevaient lâenseignement dâun professeur formĂ© de biochimie dans un Ă©cole urbaine de Delhi ».
Cette expĂ©rience de Kakikuppan a appris deux grandes leçons à partir desquelles Sugata Mitra a pu dĂ©clarer : « Les enfants Ă qui on donne accĂšs Ă internet en groupes peuvent apprendre nâimporte quoi tout seuls ». DĂšs lors, les dĂ©clarations de Sugata Mitra ne sont plus apparues comme naĂŻves, mais comme dangereuses. Cette expĂ©rience a Ă©galement montrĂ© que lâadmiration est un puissant outil dâapprentissage. Lâapprentissage auto-organisĂ© est tout au long aidĂ© par lâadmiration. Jâai appelĂ© cette mĂ©thode : âUne Ă©ducation envahissante au minimumâ (minimally invasive education) » (p 16).
Comment des grands-mĂšres viennent encourager les enfants sur skype
A partir de lĂ , Sugata Mitra sâest dit que la âmĂ©thode des grands-mĂ©resâ Ă©tait efficace et il a dĂ©cidĂ© dâessayer Ă nouveau. Est-ce que cette pratique pourrait se rĂ©aliser avec skype ? En 2009, comme Sugata Mitra est interviewĂ© par le âGuardianâ, il fait savoir que son dispositif est associĂ© Ă un service de tĂ©lĂ©phone skype Ă Hyderabad comme prĂšs de Newcastle. Et il raconte : « Quand je suis allĂ© en Inde rĂ©cemment, jâai demandĂ© aux enfants comment ils aimeraient utiliser skype au mieux et ils mâont rĂ©pondu quâils souhaiteraient que des grands-mĂšres anglaises leur lisent des contes de fĂ©e ». Lâintervieweur en a fait part dans le Guardian et du coup des mails sont arrivĂ©s. Sugata Mitra sâest adressĂ© aux volontaires pour leur donner les principes de la âmĂ©thode des grands-mĂšresâ : ne pas enseigner, entrer en conversation, poser des questions et demander aux enfants dâĂ©ventuelles rĂ©ponses. En dâautres mots, elles peuvent conduire une session SOLE sur skype. Nous dĂ©cidĂąmes dâappeler ce groupe de volontaires âThe Granny Cloudâ (le nuage de la grand-mĂšre). Parmi ces volontaires, certaines personnalitĂ©s se sont rĂ©vĂ©lĂ©es particuliĂšrement ajustĂ©es. Aujourdâhui, des âgranniesâ opĂšrent Ă lâĂ©chelle mondiale (p 17-18). Cette intervention a eu notamment un effet bĂ©nĂ©fique sur le langage des enfants (p 32).
Les Ăcoles dans le Nuage
Dans ce livre, Sugatra Mitra nous rapporte comment lâexpĂ©rimentation sâest poursuivie Ă travers lâimplantation dâ âenvironnements dâapprentissage auto-organisĂ©sâ (SOLE) Ă travers le monde ; effectivement, des expĂ©riences sont apparues dans de nombreux pays : Australie, Argentine, Uruguay, Chili, Etats-Unis. Et bien sĂ»r, elle a continuĂ© Ă sâĂ©tendre en Angleterre et surtout en Inde. LâInde a Ă©tĂ© le grand champ dâexpĂ©rimentation des âSchools in the Cloudâ. Ce livre nous rapporte, par le menu, lâhistoire de chaque innovation dans son environnement spĂ©cifique : les atouts, les oppositions, les difficultĂ©s, les gains qui, Ă chaque fois, viennent confirmer la rĂ©ussite de cette nouvelle approche.
Au total, Sugata Mitra peut dresser un bilan : « Quâest-ce que nous avons appris des Ă©coles dans le nuage ? » (p 125-140). « Nous savons maintenant que les enfants peuvent apprendre Ă se servir des appareils tout seuls. Ils peuvent mĂȘme apprendre plus vite dans des groupes non supervisĂ©s⊠Ils peuvent aussi enseigner aux adultes les usages de la nouvelle technologie. Nous voyons lĂ une gĂ©nĂ©ration qui peut utiliser nâimporte quelle technologie digitale pour rĂ©soudre des problĂšmes⊠Ils peuvent calculer (compute) des solutions aux problĂšmes. Calculer est la nouvelle arithmĂ©tique (Computing is the new arithmetic). On constate Ă©galement une amĂ©lioration de la âcomprĂ©hension de lectureâ lorsque les enfants utilisent lâEcole dans le Nuage. « Il est important de noter que la âcomprĂ©hension de lectureâ est seulement un des aspects de la comprĂ©hension des contenus. En plus des textes imprimĂ©s, les enfants ont affaire Ă beaucoup dâautres genres de mĂ©dias incluant des reprĂ©sentations visuelles, audio et vidĂ©o ». « Ainsi il vaudrait mieux parler de âcomprĂ©hension de multimĂ©diasâ. Dans les âĂcoles dans le Nuageâ, cette comprĂ©hension sâamĂ©liore Ă des niveaux au-dessus de celle qui prĂ©vaut dans lâĂ©ducation standard ». Au total, les enfants apprennent Ă lire mieux et plus vite dans lâĂcole du Cloud. Il est peut-ĂȘtre possible de commencer avec des enfants aussi jeunes que cinq ans. Voici une gĂ©nĂ©ration qui peut comprendre le monde Ă partir du nuage massif de donnĂ©es qui les entoure ».
« Nous savons que des groupes dâenfants cherchant sur internet rĂ©ussissent mieux dans leur recherche et habituellement dĂ©tectent les erreurs dans lâinformation ou dans leur perception. A la diffĂ©rence des Ă©coles traditionnelles, dans les Ecoles dans le Nuage, les enfants apprennent Ă chercher en groupe, se corrigent les uns les autres, et discutent entre eux quelle dĂ©couverte est la plus authentique. En se comportant ainsi, les enfants apprennent Ă communiquer avec le rĂ©seau, Ă rĂ©pondre aux bonnes questions de la bonne maniĂšre, et expliquer et discuter leurs dĂ©couvertes les uns avec les autres. Communiquer est la nouvelle Ă©criture.
Quand les enfants recherchent sur internet et sont complimentĂ©s sur leurs dĂ©couvertes, il est naturel de sâattendre Ă ce que la confiance en eux-mĂȘmes sâaccroisse⊠VoilĂ une gĂ©nĂ©ration qui a confiance dans ses capacitĂ©s digitales.
Les enfants nâont pas peur de la technologie moderne. Ils ont seulement besoin dây avoir accĂšs. Câest une vision dâespoir.
Finalement, âle Trou dans le Murâ et âlâĂcole dans le Nuageâ nous montrent quâil y a un changement fondamental dans les capacitĂ©s dont les enfants ont besoin pour la nouvelle Ă©poque dans laquelle ils sont en train de grandir. Une transition se produit : un mouvement de la lecture, lâĂ©criture, lâarithmĂ©tique Ă la comprĂ©hension, la communication et le calcul ».
Une réflexion prospective
Dans un dernier chapitre, Sugata Mitra sâengage dans une rĂ©flexion prospective âLooking for the futureâ. Sugata Mitra est impressionnĂ© par la rapiditĂ© du changement technologique. « Nous sommes dans une trajectoire technologique pour le dĂ©veloppement humain qui est maintenant dans une phase exponentielle » (p 166). Son attention se porte sur lâorganisation des rĂ©seaux et de leur Ă©volution. Comme physicien, il envisage les âsystĂšmes dynamiques complexesâ et il rapporte des changements oĂč on passe spontanĂ©ment dâune situation chaotique Ă un ordre supĂ©rieur. « Quand des systĂšmes complexes passent du chaos Ă lâordre, nous les appelons des systĂšmes sâauto-organisant » (p XXXVIII). Sugata Mitra entrevoit cette rĂ©alitĂ© dans la nature et il la perçoit dans son expĂ©rimentation pĂ©dagogique dans un processus oĂč on passe du brouhaha Ă une construction collective. Il aperçoit un phĂ©nomĂšne analogue dans lâĂ©mergence dâinternet aujourdâhui. « Cette Ă©poque est caractĂ©risĂ©e par un ordre spontanĂ© dans un rĂ©seau global de gens » (p 173). Nous ne le suivons pas dans des extrapolations qui apparaissent aujourdâhui dans le courant transhumaniste. Nous ne nous arrĂȘtons donc pas Ă ce court Ă©pilogue, car il ne rapporte en rien lâapport majeur de ce livre : lâinvention dâune pĂ©dagogie nouvelle fondĂ©e sur la crĂ©ativitĂ© des enfants dans des petits groupes en phase avec internet. La recherche et lâinnovation menĂ©es par Sugata Mitra nous paraissent Ă la fois spectaculaires et rĂ©volutionnaires.
Dans cette innovation Ă©pique, le nouveau processus pĂ©dagogique initiĂ© par Sugata Mitra sâappuie sur lâĂ©lan crĂ©atif des enfants et, Ă cet Ă©gard, on peut y voir une parentĂ© avec dâautres formes dâĂ©ducation nouvelle, comme lâinvention montessorienne (3). Cependant, comme les innovations prĂ©cĂ©dentes, celle-ci sâest heurtĂ©e et se heurte encore Ă un systĂšme scolaire marquĂ© par la hiĂ©rarchie, la compĂ©tition, lâindividualisme. Certes, ce systĂšme est de plus en plus contestĂ© dans lâaire anglophone comme dans lâaire francophone. En lâoccurrence, Sir Ken Robinson, qui remit le prix TED Ă Sugata Mitra, auteur et confĂ©rencier anglais, expert dans le domaine de lâĂ©ducation artistique, a frĂ©quemment dĂ©noncĂ© les effets pervers des systĂšmes scolaires forgĂ©s Ă lâimage de la production industrielle (4). Il dĂ©clarait ainsi : « LâĂ©cole nous introduit dans une voie standardisĂ©e et annihile la crĂ©ativitĂ© que chaque enfant porte en lui Ă la naissance ». Ken Robinson montrait comment le systĂšme scolaire actuel est le produit dâune autre Ă©poque oĂč un intellectualisme individualiste issu du XVIIIe siĂšcle sâest combinĂ© Ă une organisation industrielle associant uniformisation, standardisation et division du travail. Aujourdâhui, nous avons besoin de passer dâun « processus mĂ©canique » Ă un « processus organique ». Les nouveaux modes de communication changent la donne et permettent le changement. Sans doute, percevons-nous aujourdâhui davantage non seulement les bienfaits dâinternet, mais Ă©galement les risques potentiels. Cependant, cette analyse nous permet de comprendre en quoi lâinnovation de Sugata Mitra sâest heurtĂ©e au conservatisme de lâinstitution scolaire. Cette opposition apparait bien dans le commentaire dâun chercheur anglais, James Nottingham : « Ce livre met en question une reprĂ©sentation conventionnelle et vous pousse Ă entrer dans une nouvelle maniĂšre de penser au sujet du comment apprendre. Par exemple, pensez aux millions dĂ©pensĂ©s pour fournir un ordinateur Ă chaque Ă©tudiant alors que Sugar Mitra montre que les enfants apprennent mieux lorsquâils se rassemblent auprĂšs dâun grand Ă©cranâŠÂ » Et de mĂȘme, cet auteur fait ressortir la vanitĂ© du bachotage des tests au regard des rĂ©sultats durables obtenus dans les âenvironnements dâapprentissage auto-organisĂ©sâ. Une caractĂ©ristique majeure de cette innovation Ă©ducative est lâapprentissage en petits groupes. Câest aussi un Ă©lĂ©ment majeur de sa rĂ©ussite. Ainsi la rupture avec le systĂšme traditionnel nâest pas seulement technique, elle est aussi sociale.
J H
- Sugata Mitra , un avenir pédagogique prometteur https://vivreetesperer.com/sugata-mitra-un-avenir-pedagogique-prometteur-a-partir-dune-experience-dauto-apprentissage-denfants-indiens-en-contact-avec-un-ordinateur/
- Sugata Mitra. The School in the Cloud. The emerging future of learning. Corwin, 2020. On pourra voir parallÚlement un film documentaire réalisé par Jerry Rothwell : https://www.platform-mag.com/film/the-school-in-the-cloud.html
- Lâinvention montessorienne : https://vivreetesperer.com/linvention-montessorienne-2/
- Une révolution en éducation : https://vivreetesperer.com/une-revolution-en-education/
par jean | Mai 17, 2013 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Société et culture en mouvement |
Transformer les mentalités et les institutions. Réformer le systÚme scolaire.
Les pistes ouvertes par Yann Algan.
Comment dissiper la mĂ©fiance qui sâest installĂ©e dans une partie de la sociĂ©tĂ© française en perturbant les relations ?
Quel constat ? Quelle analyse ? Quels remÚdes ?
Cette question nous concerne personnellement et collectivement. Comment vivons-nous la relation avec ceux qui nous entourent et dans quelles dispositions entrons-nous en contact avec eux ? Comment percevons-nous notre rapport avec les collectivités et les institutions ?
Professeur dâĂ©conomie Ă Sciences-po, Yann Algan a Ă©crit en 2007 un premier livre sur « la sociĂ©tĂ© de dĂ©fiance » (1). En 2008, il a reçu le prix du meilleur jeune Ă©conomiste français dĂ©cernĂ© par « Le Monde » et le Cercle des Ă©conomistes pour ses travaux sur les relations entre confiance et Ă©conomie. En 2012, il cosigne « la fabrique de la dĂ©fiance et comment sâen sortir », un livre oĂč lâĂ©cole tient une large place (Prix lycĂ©en du meilleur livre dâĂ©conomie) (2). Ses propos rapportĂ©s ici dans une interview sur « impact » en vidĂ©o nous aident Ă y voir plus clair.
Une société de défiance : le diagnostic de Yann Algan.
 Un premier temps : le diagnostic ! Une sociĂ©tĂ© de dĂ©fiance, câest une sociĂ©tĂ© dans laquelle les citoyens se mĂ©fient les uns des autres. Et, dans le mĂȘme mouvement, ils entretiennent beaucoup de dĂ©fiance vis-Ă -vis de la direction des entreprises dans lesquelles ils travaillent, et parallĂšlement, vis Ă vis des institutions de lâĂ©tat. La mĂ©fiance est ainsi un dĂ©nominateur commun.
« Lorsquâon demande aux Français : « Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale peut-on faire confiance Ă la plupart des gens ou bien nâest-on jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? », ils apparaissent particuliĂšrement mĂ©fiants⊠Au sein de lâOCDE, nous avons, avec le Portugal et la Turquie, la plus faible confiance. En revanche, dans les pays scandinaves, celle-ci est trois fois supĂ©rieure Ă la nĂŽtre. Elle est Ă©galement trĂšs infĂ©rieure Ă celle des Etats-Unis, de lâAngleterre, de lâAllemagne, et mĂȘme de lâEspagne et de lâItalie » (« La Fabrique de la dĂ©fiance », p16). La France se classe parallĂšlement parmi les pays oĂč lâon ressent le plus de pessimisme et oĂč on Ă©prouve le plus de mal ĂȘtre.
Il y a un lien entre les diffĂ©rents champs dâactivitĂ© oĂč on peut observer des formes de dĂ©fiance.
Le systĂšme scolaire français, trĂšs hiĂ©rarchisĂ©, impose aux Ă©lĂšves des comportements qui ne leur permettent pas de grandir dans la confiance. La transmission des savoirs de haut en bas reste dominante. Et lâenseignement français se caractĂ©rise par une mĂ©thode de classement qui stigmatise certains Ă©lĂšves durant toute leur vie.
Ces comportements intĂ©riorisĂ©s se retrouvent ensuite dans la majoritĂ© des entreprises françaises (3) dirigĂ©es de haut en bas par une Ă©lite formĂ©e dans les grandes Ă©coles, des managers qui ont peu appris Ă collaborer avec leur personnel. Les enquĂȘtes internationales font apparaĂźtre que les entreprises françaises sont, avec leurs homologues japonaises, les entreprises qui sont dirigĂ©es le plus verticalement, avec un moindre degrĂ© de coopĂ©ration et davantage de conflictualitĂ©.
La mĂ©fiance sâexerce Ă©galement vis-Ă -vis des institutions de lâĂtat. LâĂtat apparaĂźt en effet comme hiĂ©rarchisĂ©, dirigĂ© par une petite Ă©lite, peu transparent. Cette situation sâaccompagne dâun ressenti des inĂ©galitĂ©s de statut. Les enquĂȘtes internationales mettent en Ă©vidence une dĂ©fiance des citoyens français vis-Ă -vis des institutions publiques plus grande que celle qui apparaĂźt dans dâautres pays, mĂȘme par rapport Ă des pays dâEurope continentale et jusquâaux pays mĂ©diterranĂ©ens.
Si le degrĂ© de confiance est plus bas en France que dans la majoritĂ© des pays comparables, en fonction de la crise, il a encore baissĂ© au cours des trois derniĂšres annĂ©es. Et, plus encore, il a baissĂ© davantage que dans dâautres pays confrontĂ©s avec la mĂȘme crise.
Cette situation a des effets extrĂȘmement nĂ©gatifs, non seulement dans la maniĂšre dont elle conditionne les relations personnelles, mais aussi par son impact Ă une Ă©chelle globale. Yann Algan estime que cette nĂ©gativitĂ© engendre une perte de 1,5 Ă 2% du Produit IntĂ©rieur Brut. Dans les sociĂ©tĂ©s post-industrielles, lâinnovation a une importance considĂ©rable. Or, pour se dĂ©velopper, lâinnovation requiert un climat qui favorise la coopĂ©ration et lâinitiative.
Le bonheur des français selon Claudia Senik.
Signalons ici une autre recherche qui vient dâĂȘtre diffusĂ©e et dont les rĂ©sultats convergent avec les investigations de Yann Algan. Une Ă©conomiste française, professeur Ă lâEcole dâĂ©conomie de Paris, Claudia Senik, a publiĂ© en 2011 une Ă©tude rĂ©digĂ©e en anglais : « The French unhapiness puzzle : The cultural dimension of happiness » (le mystĂšre du malheur français : la dimension culturelle du bonheur). Les rĂ©sultats de cette recherche apparaissent aujourdâhui au grand jour (4).
Dans une interview sur Rue 89 (5), Claudia Senik nous indique le sens de sa recherche : « Jâai menĂ© plusieurs travaux sur la relation entre revenu et bien ĂȘtre, et en faisant ces travaux, en utilisant des enquĂȘtes internationales, je me suis rendu compte que la France Ă©tait tout le temps, en dessous des autres pays en terme de bien ĂȘtre moyen. Les français transforment systĂ©matiquement un niveau de vie donnĂ© en un niveau de bonheur moindre que dans les autres pays en moyenne. Et cet Ă©cart est assez stable depuis quâon a des donnĂ©es (les annĂ©es 70). Quand on est en France, toutes choses Ă©gales par ailleurs, on a 20% de chances en moins dâĂȘtre heureux, en tout cas de se dire trĂšs heureux ».
La poursuite de cette recherche a fait apparaĂźtre un lien entre ce ressenti et une orientation culturelle. Ainsi, lâauteur sâinterroge beaucoup sur le rĂŽle de la premiĂšre instance de socialisation : lâĂ©cole. Une observation accompagne cette rĂ©flexion : « Les immigrĂ©s qui sont passĂ©s par lâĂ©cole en France depuis un trĂšs jeune Ăąge sont moins heureux que ceux qui ne sont pas passĂ©s par lâĂ©cole française. On peut penser que les institutions de socialisation primaire formatent assez lourdement ».
DĂšs lors, comme le rapporte un article paru dans « Le Monde » (6), sur le registre des hypothĂšses, Claudia Senik formule des recommandations pour lâenseignement français. « Comment ĂȘtre heureux dans un monde mondialisĂ©, si lâon ne maĂźtrise pas lâoutil de la mondialisation quâest la connaissance des langues Ă©trangĂšres ? Le systĂšme français est trop unidimensionnel. Il classe les gens en les notant essentiellement sur les maths et le français et prĂ©sente un niveau dâexigence trop Ă©levĂ© dans une seule dimension. Autrement dit, les enfants qui ne sont bons ni en math, ni en français, mais qui peuvent avoir du talent pour dâautres disciplines sâhabituent Ă se penser eux-mĂȘmes en niveau dâĂ©chec, surtout dans un pays oĂč lâon proclame lâĂ©galitĂ© des chances ».
Lâinterpellation du systĂšme scolaire par Claudia Senik rejoint celle qui est formulĂ©e par Yann Algan sur le mĂȘme sujet.
Promouvoir la confiance
Lorsquâon revient au thĂšme central : la dĂ©fiance rĂ©pandue en France, comment, en regard, promouvoir le dĂ©veloppement de la confiance ? On peut sâinterroger sur les origines historiques de cette attitude. Elle remonterait Ă lâentre-deux guerres et se serait surtout dĂ©veloppĂ©e Ă partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Aujourdâhui, Yann Algan voit les causes de cette dĂ©fiance principalement dans le dysfonctionnement des institutions. En rĂ©formant les institutions, il y a donc une possibilitĂ© dây remĂ©dier. Yann Algan met en Ă©vidence un mauvais fonctionnement des institutions Ă©tatiques. Nous voudrions ici rapporter ses critiques sur le systĂšme scolaire et, en regard, les propositions de rĂ©forme.
Le systĂšme scolaire en France. Analyses et remĂšdes.
Ces analyses se retrouvent dans diffĂ©rentes publications de Yann Algan. Il y revient dans un rĂ©cent article paru rĂ©cemment dans « Le Monde » (7) oĂč il recommande Ă lâĂ©cole, la mise en oeuvre dâun vivre ensemble plutĂŽt que la mobilisation autour de lâenseignement dâune morale. « Quels grands principes « moraux » lâĂ©cole doit-elle transmettre si ce nâest lâart de vivre ensemble ? »
Tout se tient. Le manque de confiance engendrĂ© par le systĂšme scolaire est liĂ© aux modes de relation qui lâemportent aujourdâhui dans ce systĂšme. Toutes les mesures internationales montrent que lâĂ©colier français se sent beaucoup moins bien Ă lâĂ©cole que les enfants des autres pays dĂ©veloppĂ©s. « A la question posĂ©e dans quarante pays diffĂ©rents : « Vous sentez-vous chez vous Ă lâĂ©cole ? », plus dâun de nos enfants sur deux rĂ©pond par la nĂ©gative. Câest de loin la pire situation de tous les pays. En moyenne, dans les pays de lâOCDE, plus de quatre Ă©lĂšves sur cinq dĂ©clarent se sentir chez eux Ă lâĂ©cole, quâils habitent en Europe continentale, mĂ©diterranĂ©enne ou dans les pays anglo-saxons ». (« La fabrique de la dĂ©fiance », p 107). Notre Ă©cole a beau rappeler les grands principes de vie ensemble, elle dĂ©veloppe moins le goĂ»t de la coopĂ©ration que celui de la compĂ©tition.
Et, dâautre part, la hiĂ©rarchie prĂ©sente dans le systĂšme scolaire se manifeste trĂšs concrĂštement dans la prĂ©dominance de mĂ©thodes pĂ©dagogiques trop verticales. « Notre Ă©cole insiste trop exclusivement sur les capacitĂ©s cognitives sans se soucier des capacitĂ©s sociales de coopĂ©ration avec les autres. Selon des enquĂȘtes internationales (Piris et Timss) sur les pratiques scolaires, 56% des Ă©lĂšves français de 14 ans dĂ©clarent consacrer lâintĂ©gralitĂ© de leurs cours Ă prendre des notes au tableau, en silence. Câest le taux le plus Ă©levĂ© de lâOCDE aprĂšs le Japon et la Turquie. OĂč est lâĂ©change, le partage, la relation ? Dâautant quâĂ contrario, 72% de nos jeunes dĂ©clarent ne jamais avoir appris Ă travailler en groupe avec des camarades ! ». Et, par ailleurs, il est nĂ©cessaire dâagir dĂšs le plus jeune Ăąge. « Les compĂ©tences sociales et plus gĂ©nĂ©ralement les capacitĂ©s non cognitives comme la coopĂ©ration avec les autres, lâestime de soi et la confiance dans autrui, se dĂ©veloppent trĂšs tĂŽt, dĂšs 3-4 ans ».
Yann Algan met ainsi en Ă©vidence un dysfonctionnement profond de notre systĂšme scolaire qui sâenracine dans une longue histoire. Au long des annĂ©es, des groupes militants ont cherchĂ© Ă corriger cette trajectoire en dĂ©veloppant des formes nouvelles dâĂ©ducation. Nous avons nous-mĂȘmes participĂ© Ă cette entreprise en oeuvrant pour le dĂ©veloppement des bibliothĂšques, des centres documentaires et pour lâinnovation dans lâenseignement. La recherche de Yann Algan et de ses collĂšgues montre combien le systĂšme scolaire français est restĂ© traditionnel et lâampleur du chemin qui reste Ă parcourir. Mais aujourdâhui, la mutation culturelle exige une transformation profonde de notre systĂšme scolaire et Ă©ducatif. Quoiquâil en soit, les jeunes participent par ailleurs aux formes nouvelles qui induisent des changements de mentalitĂ©.
Les origines culturelles.
Yann Algan met en Ă©vidence les dysfonctionnements institutionnels qui engendrent une dĂ©fiance et recommande des rĂ©formes en profondeur pour y remĂ©dier. Mais nây a-t-il pas Ă©galement des racines de la dĂ©fiance dans la culture telle quâelle influe sur les reprĂ©sentations. En traitant de la question des freins au bonheur dans les esprits, Claudia Senik Ă©voque cette hypothĂšse. Mais, plus avant, si le systĂšme scolaire engendre des comportements de dĂ©fiance, il est le produit dâune histoire qui remonte dans le passĂ© et qui tĂ©moigne dâune culture marquĂ©e par une tradition hiĂ©rarchique. Si, comme on lâa vu, les Ă©lĂšves français ne se sentent pas chez eux Ă lâĂ©cole, ne serait-ce pas parce que celle-ci est encore imposĂ©e de lâextĂ©rieur Ă la sociĂ©tĂ© et sâinscrit dans des formes bureaucratiques et corporatistes ? Dans son livre : « La SociĂ©tĂ© de confiance » (8) qui fait suite au « Mal Français », Alain Peyrefitte met en Ă©vidence lâinfluence de lâinspiration protestante dans toute une gamme de pays oĂč on peut observer aujourdâhui encore des comportements davantage empreints de confiance. A contrario, lâhistoire de France est marquĂ©e par un conflit entre lâAncien RĂ©gime et la RĂ©volution, entre une Eglise catholique hiĂ©rarchisĂ©e et des forces contraires qui ont Ă©galement imposĂ© dâen haut leur idĂ©ologie (9). Ainsi, dans son livre : « La France imaginĂ©e » (10), Pierre Birnbaum montre comment, au XIXĂš siĂšcle, la tradition centraliste et unitaire a prĂ©valu, des passions rivales en faveur de lâuniformisation sâaffrontant lâune contre lâautre. Et, de mĂȘme, des milieux opposĂ©s Ă©taient structurĂ©s par des mĂ©canismes hiĂ©rarchiques. Cette tradition se dissipe peu Ă peu. Mais, dans les annĂ©es dâaprĂšs-guerre, un sociologue, Michel Crozier, pouvait encore parler de la France comme « une terre de commandement ». On voit bien en quoi la transformation des mentalitĂ©s est appelĂ©e Ă se poursuivre.
La confiance comme réalité spirituelle.
Dans les alĂ©as de lâhistoire, il demeure que la confiance est une rĂ©alitĂ© spirituelle. Et si cette rĂ©alitĂ© se manifeste au plan personnel, elle prend aussi une forme sociale. Ce blog essaie de tĂ©moigner de cette rĂ©alitĂ© (11). On observe dans lâhistoire des formes de coopĂ©ration qui peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme une avant garde. Dans la plupart des pays, la vie associative est de plus en plus rĂ©pandue. Et aujourdâhui, Ă lâĂ©chelle internationale, on perçoit un mouvement croissant de convivialitĂ©. A travers certains milieux, la France y participe. Et par delĂ les obstacles locaux et les replis conjoncturels, une vision spirituelle de la confiance se dessine : « Ătre vivant signifie exister en relation avec les autres. Vivre, câest la communication dans la communion⊠Lâ « essence » de la crĂ©ation dans lâEsprit est par consĂ©quent la « collaboration », et les structures manifestent la prĂ©sence de lâEsprit, dans la mesure oĂč elles font connaĂźtre lâaccord gĂ©nĂ©ral » (12).
Dans la mutation actuelle de la culture et de la sociĂ©tĂ©, la confiance devient de plus en plus une requĂȘte sociale. Si faire confiance aux autres est lâexpression dâun choix existentiel, câest aussi une contribution Ă une dynamique sociale cherchant Ă rĂ©aliser un environnement plus positif.
J. H.
(1)           Algan (Yann), Cahuc (Pierre). La sociĂ©tĂ© de dĂ©fiance. Ed Rue dâUlm, 2007.
(2)           Algan (Yann) Cahuc (Pierre), Zylbergerg (AndrĂ©). La fabrique de la dĂ©fiance. Grasset, 2012. Les auteurs, trois Ă©conomistes rĂ©putĂ©s, montrent comment « la dĂ©fiance est au cĆur du pessimisme français⊠Elle nâest pourtant pas un hĂ©ritage culturel immuable ». De fait, elle rĂ©sulte dâun cercle vicieux oĂč le fonctionnement hiĂ©rarchique et Ă©litiste de lâĂ©cole nourrit celui des entreprises et de lâĂ©tat ». Ce livre propose une dynamique de rĂ©forme. « Il nây a pas de fatalitĂ© au mal français. La confiance aussi se fabriqueâŠÂ ». ItinĂ©raire de Yann Algan sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Yann_Algan Nous prĂ©sentons une interview de Yann Algan recueillie par Impact et prĂ©sentĂ©e sur You Tube : http://www.youtube.com/watch?v=aXCRkEAtE9U
(3)           Voir aussi : Philippon (Thomas. Le capitalisme dâhĂ©ritier. La crise française du travail. Seuil, 2007. PrĂ©sentĂ© dans un article : « DĂ©fiance ou confiance » sur le site de TĂ©moins : http://www.temoins.com/societe/defiance-ou-confiance.html
(4)Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â On peut entendre Claudia Senik exposer son approche sur Dailymotion http://www.dailymotion.com/video/xzfq07_l-entretien-claudia-senik-auteur-de-l-etude-le-mystere-du-malheur-francais_news#.UY9XCK7j4Ss
(5)           Claudia Senik. « Le malheur français, câest quelque chose quâon emporte avec soi ». Rue 89. Le grand entretien 03/04/2013 http://www.rue89.com/2013/04/03/malheur-francais-cest-quelque-chose-quon-emporte-soi-241113
(6)Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Claudia Senik. La France ne fait pas le bonheur (suite). Le Monde. 01.04.2013 http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/04/01/la-france-ne-fait-pas-le-bonheur-suite_3151441_3232.html
(7)           Yann Algan. La morale laĂŻque, culture commune nĂ©cessaire au ciment dâune sociĂ©tĂ©. Le Monde.fr. 21.04.2013. http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/04/01/la-france-ne-fait-pas-le-bonheur-suite_3151441_3232.html
(8)           Peyrefitte (Alain). La sociĂ©tĂ© de confiance. Essai sur les origines et la nature du dĂ©veloppement. Odile Jacob, 1995. Ce livre est une thĂšse de doctorat qui marque lâaboutissement dâune longue recherche de lâauteur sur le thĂšme de la confiance et met en Ă©vidence le rapport entre confiance et dĂ©veloppement.
(9)           Sur le site de Témoins : Deux articles sur les antécédents historiques qui influent sur le rapport confiance-défiance en France : « Défiance ou confiance. Quel style de relation ? Quelle société ? » (mai 2007) http://www.temoins.com/societe/defiance-ou-confiance.html « Les rapports entre le politique et le religieux » (octobre 2004) http://www.temoins.com/etudes/les-rapports-entre-le-politique-et-le-religieux.html
(10)     Birnbaum (Pierre). La France imaginĂ©e. DĂ©clin des rĂȘves unitaires. Gallimard. 1998.
(11)     Ce blog accorde une importance majeure au thĂšme de la confiance dans ses diffĂ©rents registres : personnel et collectif. Nous rappelons ici quelques uns de ces articles : « Vivre en harmonie » : https://vivreetesperer.com/?p=43 « AmitiĂ© ouverte » : https://vivreetesperer.com/?p=14 « Confiance ! Le message est passĂ©. » : https://vivreetesperer.com/?p=1246 « La force de lâempathie » : https://vivreetesperer.com/?p=137 « Un chemin de bonheur. Les Ă©crits de Marcelle Auclair » : https://vivreetesperer.com/?p=748 « Un chantier peut-il ĂȘtre convivial ? » : https://vivreetesperer.com/?p=133 « Se rencontrer Ă travers un jogging » : https://vivreetesperer.com/?p=246 « Apprendre Ă vivre ensemble » : https://vivreetesperer.com/?p=806 « La bontĂ© humaine » : https://vivreetesperer.com/?p=674 « Laissez-les lire ! » : https://vivreetesperer.com/?p=523 « Travailler dans les nouvelles technologies : un itinĂ©raire professionnel fondĂ© sur la justice » : https://vivreetesperer.com/?p=1056 « Construire une sociĂ©tĂ© oĂč chacun se sentira reconnu et aura sa place » : https://vivreetesperer.com/?p=1240 « Une nouvelle maniĂšre dâenseigner. Participer ensemble Ă une recherche de sens » : https://vivreetesperer.com/?p=1169
(12)      Nous nous rĂ©fĂ©rons ici Ă la pensĂ©e de JĂŒrgen Moltmann, qui nous propose une thĂ©ologie de lâespĂ©rance, qui est la source dâune dynamique de confiance. Introduction Ă la pensĂ©e de JĂŒrgen Moltmann sur le blog : « LâEsprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/ Vie et pensĂ©e de JĂŒrgen Moltmann : « Une thĂ©ologie pour notre temps » : http://www.temoins.com/etudes/une-theologie-pour-notre-temps.-l-autobiographie-de-jurgen-moltmann/toutes-les-pages.html Les citations mentionnĂ©es ici sont extraites de son livre : Moltmann (JĂŒrgen). Dieu dans la crĂ©ation. TraitĂ© Ă©cologique de la crĂ©ation. Le Cerf, 1988 (citations p.12 et p. 25).