Chagall, Dieu et l’amour

Autour d’une exposition : « Chagall entre guerre et paix ».
Blaise Cendrars Ă  propos de Chagall :

« Il dort, il est Ă©veillĂ©, il prend une Ă©glise et il peint avec une Ă©glise, il prend une vache et il peint avec une vache, avec une sardine
 ».xx

RĂ©sidant dans une ville en Normandie, David Gonzalez a fait le dĂ©placement pour visiter l’exposition : « Chagall entre guerre et paix », au MusĂ©e du Luxembourg. Au fil d’une conversation, il nous dit pourquoi il Ă©tait motivĂ©, ce qu’il a ressenti et ce qu’il en rapporte.

« Qu’est ce qui m’a motivĂ© ? L’appel du dĂ©sir. Parce que ma premiĂšre rencontre avec les peintures de Chagall s’est rĂ©alisĂ©e fortuitement Ă  l’occasion d’un mariage. Des amis prĂ©paraient leur mariage. Ils ont fait le choix de s’entourer d’amis plutĂŽt que de vivre cette attente en famille ou dans une Ă©glise. Et, au cours de l’aprĂšs-midi prĂ©cĂ©dant leur mariage, le groupe d’amis qui entourait les mariĂ©s, sous la direction d’un autre ami artiste, ont vĂ©cu un moment crĂ©atif sur le thĂšme de Chagall. Sur des nappes en papier tendues sur des tasseaux en bois, ils ont peint tous ensemble des tableaux Ă  la maniĂšre de Chagall. J’ai vu ces peintures et elles me sont allĂ©es droit au cƓur. Elles m’ont fait une forte impression : les rouges, les bleus, des mariĂ©s voltigeant dans le ciel, des animaux lumineux dans la nuit de villages inconnus.

Ces impressions lĂ , affectives et esthĂ©tiques, m’ont donnĂ© envie d’accrocher ces tableaux dans un petit temple anglais d’une station thermale normande qui ne sert quasiment qu’aux baptĂȘmes et aux mariages. Je me suis dit que ces tableaux mettraient un peu de chaleur et de goĂ»t au milieu des boiseries et des bĂ©atitudes gravĂ©es sur les murs. Parmi ces tableaux produits au cours d’un pique-nique Ă  la veille du mariage, quelques uns seulement Ă©taient vraiment exposables. J’ai donc complĂ©tĂ© ce dĂ©but d’expo en me procurant un catalogue de l’oeuvre peinte de Chagall, puis en photocopiant et en mettant sous verre quelques uns des tableaux les plus connus de ses diverses pĂ©riodes.

Cette premiĂšre expĂ©rience pour moi, a Ă©tĂ© principalement visuelle et pratique dans un premier temps. Mais elle a aussi dĂ©posĂ© en moi deux notions trĂšs fortes : que Chagall peignait l’amour entre un homme et une femme et qu’il cherchait aussi Ă  illustrer le divin. L’origine de ces peintures en provenance d’amis amoureux et l’accrochage dans le temple Ă©taient certainement Ă  l’origine de cette rĂ©ception thĂ©matique : Chagall , Dieu et l’amour.

Quelques annĂ©es plus tard, une amie m’a proposĂ© d’aller voir l’exposition : « Chagall entre guerre et paix » au MusĂ©e du Luxembourg. Cet approfondissement de ma relation avec la peinture de Chagall se trouvait Ă  nouveau habitĂ© par l’amitiĂ© et le dĂ©sir. J’ai repensĂ© Ă  Dieu dans Chagall dans les habits de l’amour. Deux remarques : j’ai compris cette fois-ci que l’attention et l’état d’esprit conditionnent entiĂšrement la rĂ©ception d’une Ɠuvre. Le dĂ©sir et l’amitiĂ© m’ont semblĂ© ĂȘtre la meilleure voie pour redĂ©couvrir Chagall.

Premier pas dans le trĂšs fonctionnel MusĂ©e du Luxembourg. Les rĂ©servations sont complĂštes. Nous sommes nombreux devant les tableaux. Il est vingt heures trente. C’est une expĂ©rience crĂ©pusculaire.

PremiĂšre sĂ©quence de tableaux : c’est le Chagall des annĂ©es 1910. Deux toiles vertes transforment immĂ©diatement mon souvenir en dĂ©couverte. Ce n’est plus le Chagall des ciels bleu nuit et des rouges omniprĂ©sents. Il y a devant moi une peinture reprĂ©sentant une femme et son enfant devant une fenĂȘtre, et c’est la lumiĂšre vĂ©gĂ©tale et le vert des tissus qui illuminent ce tableau . Plus de flou. Un tableau rĂ©aliste. Le dessin est extrĂȘmement prĂ©cis. La femme, c’est Bella, et le nourrisson, c’est la petite fille de Marc Chagall.

La vie s’est comme arrĂȘtĂ©e. Le cours de la vie est suspendu au prĂ©sent. Et ce prĂ©sent a la beautĂ© froide d’une foret ukrainienne. Marc Chagall me fait penser Ă  Sören Kierkegaard : sa vie entiĂšre Ă©tait une attente de l’amour heureux. C’est ce que la vie lui offre. Il s’en saisit. En 1914, la guerre Ă©clate. Chagall ne peut plus revenir Ă  Paris comme il le dĂ©sirait. C’est un exil. Il doit rester Ă  Vitebesk. C’est une Ă©preuve et le vide d’une rĂ©clusion.

C’est la pĂ©riode russe de Chagall. Dans le prolongement du premier espace du MusĂ©e du Luxemboug, sont exposĂ©s : dessins, croquis, fusains, encres de Chine, acrylique et gouache de Chagall en exil. C’est un peuple juif qui dĂ©file sous nos yeux. Des rabbins ont la figure de Monsieur tout le monde. Des visages parfois tourmentĂ©s Ă  l’extrĂȘme oĂč se lit toute l’angoisse du monde et de l’humain. Parfois, ce sont des regards et des bouilles totalement cocasses. On voit mĂȘme un rabbin transportant la Bible sur son dos en forme d’armoire. Des inscriptions hĂ©braĂŻques au sens Ă©nigmatique figurent sur presque chaque portrait et scĂšne de vie. Plusieurs encres de Chine et papier mine ont pour support du papier d’emballage. Peindre Chagall sur des nappes en papier correspondait bien Ă  l’esprit de l’artiste. L’art comme la vie est prĂ©caire et sans prix. En regardant cette production sans aucune couleur, Chagall campe un drame historique oĂč se marque Ă  la fois, au quotidien, l’angoisse et l’humour.

SĂ©quence suivante. Nous retrouvons les mariĂ©s de Chagall virevoltant dans un ciel nocturne comme peuplĂ© d’animaux et de personnages bizarres. L’un des personnages bizarres est un juif volant. C’est la figure du juif errant. C’est l’image de l’humain cherchant le sens de sa vie au cours de son parcours terrestre. De mĂȘme, dans la tradition hassidique, les animaux rĂ©vĂšlent quelque chose du monde de Dieu.

 

Nouvelle sĂ©quence. Au centre de l’exposition, se dĂ©voile une sĂ©rie d’illustrations portant sur la Bible. Elle est pour Chagall : « la plus grande source de poĂ©sie de tous les temps ». C’est un ensemble d’eaux-fortes insĂ©rĂ©es au sein de la Bible de GenĂšve. C’est le grand tableau relevĂ© Ă  la gouache du roi David jouant de la lyre. C’est le don des tables de la loi Ă  MoĂŻse. Ce sont les prophĂštes, les patriarches, les guerriers et les rois.

Image associée

Des crucifixions, notamment un trĂšs grand triptyque font le lien entre la persĂ©cution de JĂ©sus et celle des juifs en Europe dans les annĂ©es 40. Chagall en a fait don Ă  l’état français. Comme bien souvent, l’image de JĂ©sus dĂ©route et sa normalitĂ© questionne. C’est Ă  ce moment lĂ  du parcours que l’amie qui m’accompagnait me demande si JĂ©sus Ă©tait amoureux d’une femme ou d’un homme comme le raconte plusieurs romans historiques contemporains. L’échange dure dix minutes. Et c’est un Ă©change pour tous puisqu’un petit groupe s’est arrĂȘtĂ© Ă  cĂŽtĂ© de nous pour Ă©couter discrĂštement l’échange d’arguments. Nous en venons, en conclusion, Ă  la question la plus pertinente : Qui est JĂ©sus pour toi ? Et nous poursuivons notre visite.

DerniĂšre sĂ©quence. L’exposition est assez courte et nous nous retrouvons au milieu des tableaux de la derniĂšre pĂ©riode de la vie de Chagall. Fini les noirs, les rouges et les inversions chromatiques. Plus de barbes violettes, bleues ou vertes. C’est maintenant l’équilibre Ă  petites touches d’un coucher de soleil dans la baie d’Antibes, des palmiers et lilas
 Le paradis terrestre est presque lĂ . Retour Ă  une rĂ©alitĂ© ensoleillĂ©e. Quelque chose s’est passĂ©. Peut-ĂȘtre Chagall a-t-il fini par aimer le monde tel qu’il est. Son esprit bohĂšme semble s’ĂȘtre posĂ©, mais sa peinture n’a pas fini de nous faire rĂȘver .

« Mon cirque se joue dans le ciel,

Il se joue dans les nuages, parmi les chaises.

Il se joue dans la fenĂȘtre oĂč se reflĂšte la lumiĂšre »

Marc Chagall

Le divin n’a donc pas que le visage des vieilles Ă©glises dĂ©sertes. Il se reflĂšte aussi dans la richesse des couleurs du monde, du dĂ©sir et de l’amitiĂ©, mais, pour l’apprĂ©cier, il faut aimer et se savoir aimĂ©. DĂšs lors, la vie, l’église, la foi en JĂ©sus-Christ sont comme des vitraux qui nous disent un dĂ©sir, Ă  la fois souterrain et divin, que nous soyons heureux de vivre et d’espĂ©rer ».

Contribution de David Gonzalez.

 

Exposition : Chagall entre guerre et paix. 21 février- 21 juillet 2013 au Musée du Luxembourg

http://www.museeduluxembourg.fr/fr/expositions/p_exposition-18/

On pourra lire Ă©galement :

« Une expĂ©rience. Un regard transformĂ©. Visiter des expositions d’art ». https://vivreetesperer.com/?p=802

Choisir la vie !

La mort est une rĂ©alitĂ© si courante que nous risquons de l’accepter comme une fatalitĂ©.  De prĂšs ou de loin, la mort se fait entendre. Elle est tapie ou bruyante. L’actualitĂ© s’en fait constamment l’écho. En regard, pour vivre, nous avons besoin de nous situer dans une inspiration de vie, et mĂȘme de savoir quelles sont nos raisons de vivre. « J’ai mis devant toi la vie et la mort. Choisis la vie ! »(DeutĂ©ronome 30.19)

 

Le thĂ©ologien JĂŒrgen Moltmann nous aide Ă  percevoir la mort comme le terme d’une puissance de destruction et, en regard, il proclame, en Christ, la victoire de la vie sur la mort.

 

Avec lui, nous pouvons analyser les processus qui mĂšnent Ă  la mort. Cette analyse s’effectue Ă  diffĂ©rents niveaux.

Il est clair qu’à travers l’exploitation, l’oppression et l’aliĂ©nation, la puissance destructrice de la mort est particuliĂšrement apparente Ă  l’échelle politique. « Certaines dĂ©cisions ont des consĂ©quences incalculables pour la vie de millions de gens. Elles rendent la vie difficile et souvent impossible. Chaque jour, les faibles, les pauvres et les malades doivent lutter pour la survie.. ». Aujourd’hui, on voit aussi combien la protection du vivant est devenue un enjeu majeur.

La puissance destructrice qui mĂšne Ă  la mort se fait sentir Ă©galement dans la vie sociale Ă  travers le rejet, l’isolement et une solitude croissante.

Dans notre propre existence, face Ă  la tentation du non sens ou de l’abandon, nous avons nous mĂȘme chaque jour Ă  prendre parti chaque jour pour la vie. « Chaque matin, la vie doit ĂȘtre Ă  nouveau affirmĂ©e et aimĂ©e puisque, aussi bien, elle peut ĂȘtre dĂ©niĂ©e, refusĂ©e ou rejetĂ©e ».

 

« Pour lutter contre la mort et ne pas abandonner, nous avons besoin de croire que la mort peut ĂȘtre vaincue
 La rĂ©surrection de Christ porte le « oui » de Dieu Ă  la vie et son « Non » Ă  la mort, et suscite nos Ă©nergies vitales
 Les chrĂ©tiens sont des gens qui refusent la mort . « L’origine de la foi chrĂ©tienne est une fois pour toute la victoire de la vie divine sur la mort : « La mort a Ă©tĂ© engloutie dans la victoire » (1 Cor 15.54). C’est le cƓur de l’Evangile.  C’est l’Evangile de la Vie ».

 

Si la fĂȘte de PĂąques Ă©voque la rĂ©surrection de JĂ©sus, en quoi contribue-t-elle Ă  modifier pratiquement nos reprĂ©sentations et nos comportements ?

 

Ici JĂŒrgen Moltmann proclame l’engagement chrĂ©tien dans le processus de la vie. « LĂ  oĂč Christ est prĂ©sent, il y a la vie et il y a l’espoir dans la lutte de la vie contre la puissance de la mort
. Dans un amour crĂ©atif pour la vie, nous percevons que nous ne sommes pas seulement partie prenante aux Ă©nergies naturelles de la vie. Nous expĂ©rimentons aussi « les puissances du siĂšcle Ă  venir » (HĂ©b 6.5). « Au commencement, Ă©tait la Parole
 En elle, Ă©tait la Vie et la Vie Ă©tait la lumiĂšre des hommes (Jean1.4). L’évangile de Jean est marquĂ© par une thĂ©ologie de la vie ».

 

Recevons et partageons la dĂ©claration de foi  que JĂŒrgen Moltmann nous exprime en ces termes : « Cette thĂ©ologie de la vie doit ĂȘtre le cƓur du message chrĂ©tien en ce XXIĂš siĂšcle. JĂ©sus n’a pas fondĂ© une nouvelle religion. Il a apportĂ© une vie nouvelle dans le monde, et aussi dans le monde moderne. Ce dont nous avons besoin, c’est une lutte partagĂ©e pour la vie, la vie aimĂ©e et aimante, la vie qui se communique et est partagĂ©e, en bref la vie qui vaut d’ĂȘtre vĂ©cue dans cet espace vivant et fĂ©cond de la terre » (3) .

 

J.H.

 

Source

 

(1) JĂŒrgen Moltmann. In the end..the beginning. Fortress presss. 2004 (Prochaine parution en français aux Ă©ditions Empreinte sous le titre : « De commencements en recommencements »

JĂŒrgen Moltmann. La venue de Dieu. Cerf,1977

(2) Life against death, p. 75-77. Dans : JĂŒrgen Moltmann. Sun of        rightneousness, arise ! Fortress Pres, 2010.

(3) Texte Ă  partir de l’article : « La vie contre la mort » dans le blog concernant la pensĂ©e de JĂŒrgen Moltmann : http://www.lespritquidonnelavie.com/

Un tour du monde en famille pendant un an

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Une découverte partagée sur le blog : « Zigzag du monde ».

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         Dans une ambiance qui peut parfois nous apparaĂźtre comme morose, voir une famille en route pour un tour du monde est une source de dynamisme et d’encouragement. Et quand cette famille partage son expĂ©rience sur un blog remarquablement construit et entretenu, elle nous fait un beau cadeau. Cette expĂ©rience partagĂ©e attire la sympathie, suscite amitiĂ© et affection pour ses acteurs, petits et grands. Elle nous fait entrer dans des univers nouveaux. Et dĂ©jĂ , prendre la transsibĂ©rien de Moscou Ă  PĂ©kin, n’est-ce pas un rĂȘve que nous voyons s’accomplir. Bien d’autres destinations sont presque mythiques. Ce tour du monde est bien organisĂ©, bien prĂ©parĂ©. Il peut s’appuyer sur un rĂ©seau d’amis chrĂ©tiens, mais c’est quand mĂȘme une aventure. Alors, cette famille nous apprend la confiance.

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La famille Monet

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         La famille Monet se prĂ©sente Ă  nous : Trois enfants : OphĂ©lie (5 ans), Lilian (7 ans), SolĂšne (10 ans). Maman, StĂ©phanie, est professeur de français, langue Ă©trangĂšre, et Papa, Gabriel, est pasteur et professeur de thĂ©ologie pratique. Ils nous en disent beaucoup sur leurs goĂ»ts et leurs intĂ©rĂȘts, et, au jour le jour, ils nous donnent de partager le vĂ©cu de ce tour du monde. Ils font route avec confiance et ils communiquent avec nous dans cet Ă©tat d’esprit. Nous les accompagnons.

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Pourquoi ce tour du monde ? Le projet.

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         Mais pourquoi entreprendre un tour du monde pendant un an ?

         « D’abord parce que c’est un rĂȘve. DĂšs avant notre mariage, nous Ă©voquions cette possibilitĂ© d’un jour partir Ă  l’aventure un an pour dĂ©couvrir le monde
 Nous nous sommes dit que vivre cette expĂ©rience avec nos enfants pourrait ĂȘtre magnifique. Le temps est donc venu et ce rĂȘve devient rĂ©alitĂ©.

         A l’occasion de ce tour du monde, notre dĂ©sir est de mettre l’accent sur deux aspects que les mots visages et paysages peuvent rĂ©sumer : rencontrer des gens partout oĂč nous serons et dĂ©couvrir les beautĂ©s naturelles de notre planĂšte. C’est pourquoi, dans la mesure du possible, nous serons au maximum chez l’habitant. C’est bien sĂ»r plus Ă©conomique et surtout cela nous permet d’entrer en contact avec les personnes, de tisser des liens humains. Notre parcours a d’ailleurs Ă©tĂ© pensĂ© en fonction de certains lieux naturels et dans la majoritĂ© des endroits oĂč nous serons, nous privilĂ©gierons la dĂ©couverte de la nature.

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         Ce tour du monde, c’est donc aussi l’occasion de prendre une annĂ©e sabbatique. Notre vie a Ă©tĂ© plutĂŽt trĂ©pidante
 Bref, mĂȘme si nous ne serons pas inactifs au cours de cette annĂ©e, l’ idĂ©e est bien de dĂ©connecter, de nous ressourcer, de prendre le temps, de lĂącher prise par rapport aux multiples engagements qui remplissent nos vies au point parfois de nous faire manquer l’essentiel.

         Enfin ce projet, c’est aussi une expĂ©rience familiale
 Vivre ces temps ensemble et voyager ainsi tous les cinq est pour nous l’occasion de faire grandir les liens qui nous unissent


         Un dernier mot pour expliquer le nom de ce blog : www.zigzagdumonde.com « Le blog du tour du monde de la famille Monet ». Au cours des mois de prĂ©paration de notre voyage, Ă  une occasion oĂč nous tracions notre itinĂ©raire sur une carte du monde, SolĂšne a spontanĂ©ment dĂ©claré : « Ce n’est pas un tour du monde que nous allons faire, c’est un zigzag du monde ». L’expression nous a plu.  Elle rend bien compte de notre parcours gĂ©ographique (De Moscou Ă  PĂ©kin, de Tokyo Ă  Bali, de Sydney Ă  NoumĂ©a, de Papeete Ă  Lima, de Lima Ă  Los Angeles et Ă  New York), mais aussi de notre Ă©tat d’esprit
 Notre destination, ce n’est pas un point gĂ©ographique, mais le fait d’ĂȘtre en marche, en voyage, existentiellement, spirituellement, relationnellement ».

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En route

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         La famille Monet est maintenant en route depuis le dĂ©but du mois d’aoĂ»t 2013. Et chaque Ă©tape, chaque jour est l’objet d’une chronique qui partage avec nous visages et paysages, les rencontres et la beautĂ© des lieux, mais aussi le vĂ©cu de chacun, et en particulier de chaque enfant qui a un espace pour s’exprimer personnellement. De belles photos accompagnent la narration.

         La famille Monet nous donne de vivre avec elle son expĂ©rience, mais aussi sa confiance. Quel cadeau pour les grands comme pour les petits ! Et quelle actualitĂ© de la pensĂ©e de Victor Hugo citĂ©e dans ce blog : « Lire, c’est voyager, voyager, c’est lire ». Bonne lecture !

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J. H.

Vers une civilisation Ă©cologique

Selon Jeremy Lent

En 2020, l’effroi suscitĂ© par l’épidĂ©mie de Covid s’est alliĂ© aux apprĂ©hensions engendrĂ©es par d’autres menaces comme le dĂ©rĂšglement climatique. Aujourd’hui, une guerre vient s’ajouter au malheur du temps. Cependant, cette tourmente interpelle. Elle invite les chercheurs et les militants Ă  imaginer et Ă  promouvoir un monde nouveau.

C’est ainsi qu’en 2021, un recueil d’essais est paru aux États-Unis sous le titre : « The new possible » (« Le nouveau possible ») (1). Le sous-titre en prĂ©cise le contenu : « Visions de notre monde au-delĂ  de la crise ».

Cet ouvrage a Ă©tĂ© conçu dans le contexte amĂ©ricain, mais il est intĂ©ressant de constater qu’il ne se borne pas Ă  mettre en cause de graves dysfonctionnements aux États-Unis, mais envisage les problĂšmes de beaucoup d’autres pays. Bien plus, le champ du livre s’étend au monde entier. Ainsi, plusieurs personnalitĂ©s des peuples premiers sont appelĂ©es Ă  s’exprimer. Ici convergent une rĂ©flexion sociologique et Ă©conomique, des gestes militants et le recours Ă  diffĂ©rentes traditions de sagesse. Le livre s’ordonne en plusieurs parties : la terre ; Nous ; le changement ; la richesse ; le travail ; la nourriture ; l’éducation ; l’amour ; la communautĂ©, et il rassemble les contributions d’une trentaine d’auteurs.

Nous avons choisi de rapporter un des chapitres de ce livre : « Envisager une civilisation Ă©cologique » (« Envisioning an ecological civilization ». L’auteur, Jeremy Lent, a Ă©crit plusieurs ouvrages de synthĂšse sur l’évolution de la culture humaine et la recherche de sens : « The patterning instinct. A cultural history of humanity. Search of meaning » et « The web of meaning. Integrating science and traditional wisdom to find our place in the universe ». Comment l’humanitĂ© a-t-elle Ă©voluĂ© dans sa recherche de sens ? Quelle vision Ă©merge aujourd’hui ?

 

Quitter le néolibéralisme

JĂ©rĂ©mie Lent dresse un bilan des dĂ©gĂąts et des injustices engendrĂ©s par le nĂ©olibĂ©ralisme. Ainsi, aux États-Unis, les communautĂ©s pauvres ont Ă©tĂ© davantage atteintes mortellement par la pandĂ©mie que les communautĂ©s aisĂ©es. Il y a bien une origine au mal actuel. Depuis les annĂ©es 1980, le nĂ©olibĂ©ralisme propage une conception dangereuse de l’homme selon laquelle « les hommes sont essentiellement individualistes, Ă©goĂŻstes, matĂ©rialistes et calculateurs. En consĂ©quence, le capitalisme de marchĂ© serait le meilleur cadre pour les entreprises humaines » (p 4). « Le nĂ©olibĂ©ralisme est logiquement le rĂ©sultat d’une conception de monde fondĂ©e sur la sĂ©paration : les gens sont sĂ©parĂ©s les uns des autres, les humains sont sĂ©parĂ©s de la nature, et la nature elle-mĂȘme n’est plus qu’une ressource Ă©conomique » (p 4).

 

Menace d’effondrement

Dans la recherche d’un progrĂšs matĂ©riel, nous consommons les richesses de la nature plus vite qu’elle ne se reconstituent.

Notre civilisation fonctionne en « consommant 40% des ressources de la terre au-dessus du rythme soutenable » (p 4).

 

Transformer nos valeurs

Avec Jeremy Lent, faisons d’abord le point : « La description des ĂȘtres humains comme des individus Ă©goĂŻstes, la perception de la nature comme une ressource Ă  exploiter, et l’idĂ©e que seule la technologie peut rĂ©pondre Ă  nos plus gros problĂšmes, voilĂ  de profondes erreurs qui ont conduit notre civilisation vers un dĂ©sastre »(p 5).

« Nous avons besoin de changer le fondement de notre civilisation : passer d’une civilisation fondĂ©e sur l’accumulation des richesses Ă  une autre fondĂ©e sur la santĂ© des systĂšmes vivants, une civilisation Ă©cologique » (p 6). Ce sera lĂ  une mutation majeure comparable aux deux grands bonds de l’humanité : la mutation agricole qui a commencĂ© il y a 12 000 ans et la rĂ©volution scientifique du XVIIe siĂšcle.

 

Une civilisation Ă©cologique

JĂ©rĂ©mie Lent met en valeur la vertu de l’entraide. « Les systĂšmes vivants sont caractĂ©risĂ©s Ă  la fois par la compĂ©tition et la coopĂ©ration.

Cependant, les transitions majeures de l’évolution qui ont amenĂ© la vie Ă  son Ă©tat actuel d’abondance, sont toutes le rĂ©sultat d’un accroissement spectaculaire de la coopĂ©ration. La clĂ© de ces pas d’évolution – et du fonctionnement efficient de tous les Ă©cosystĂšmes – est la symbiose : le processus dans lequel les deux parties en relation donnent et reçoivent rĂ©ciproquement  » (p 6). « Les contributions de chaque partie crĂ©ent un ensemble plus grand que la somme des parties ». La symbiose permet aux Ă©cosystĂšmes de s’entretenir presque infiniment ». « L’interconnection de diffĂ©rents organismes en symbiose se manifeste dans un autre principe fondateur de la nature : l’harmonie ». « L’harmonie apparaĂźt quand les diffĂ©rentes forces d’un systĂšme sont en Ă©quilibre » (p 6-7). Un tableau apparaĂźt. « Chaque systĂšme dĂ©pend de la vitalitĂ© des autres ».

Cette constatation « nous amĂšne Ă  formuler un objectif ultime de la civilisation Ă©cologique : crĂ©er les conditions pour que tous les humains puissent fleurir comme une part d’une terre vivante et prospĂšre. Jeremy Lent transpose le phĂ©nomĂšne de la symbiose en termes humains : « les principes fondateurs de la justice et de l’équité ». Une civilisation Ă©cologique assurera « la promotion de la dignitĂ© humaine en fournissant les conditions pour permettre Ă  chacun de vivre en sĂ©curitĂ© et en bien-ĂȘtre ». Par ailleurs, la civilisation Ă©cologique reconnaitra la diversitĂ© dans tous ses registres. « Elle sera fondĂ©e sur l’axiome que le plein potentiel d’un systĂšme peut ĂȘtre rĂ©alisĂ© seulement quand il est intĂ©grĂ© – un Ă©tat d’unitĂ© dans la diffĂ©renciation oĂč la prospĂ©ritĂ© de chaque constituant contribue au bien-ĂȘtre de l’ensemble » (p 7). Par-dessus tout, une civilisation Ă©cologique suscitera une symbiose englobant la sociĂ©tĂ© humaine et le monde naturel ».

 

La civilisation Ă©cologique en pratique

 

Entrer dans une civilisation Ă©cologique requiert une transformation fondamentale de l’économie. Entre autres, on passera  d’une Ă©conomie fondĂ©e sur la croissance perpĂ©tuelle du Produit National Brut Ă  une sociĂ©tĂ© mettant l’accent sur la qualitĂ© de la vie en dĂ©veloppant les indicateurs correspondants. Depuis le dĂ©but du XIXe siĂšcle, la plupart des Ă©conomistes ont considĂ©rĂ© deux domaines seulement de l’activitĂ© Ă©conomique : les marchĂ©s et le gouvernement
 Une civilisation Ă©cologique prendra en compte ces deux domaines, mais ajoutera deux secteurs : l’économie domestique et les communs. « En particulier, les communs deviendront une part centrale de l’activitĂ© Ă©conomique (3) ». Jeremy Lent rapporte l’origine du terme : la terre partagĂ©e par les paysans en Angleterre. Mais dans un contexte plus large, « les communs comprennent toutes les sources de subsistances et de bien-ĂȘtre qui Ă©chappent Ă  l’appropriation de la propriĂ©tĂ© privĂ©e et de l’état : l’air , l’eau, la lumiĂšre du soleil, et mĂȘme les crĂ©ations humaines comme le langage, les traditions culturelles et la connaissance scientifique » (p 8). C’est une richesse commune (« a shared human commonwealth » (p 9). On reconnaitra le droit de chaque ĂȘtre humain Ă  participer Ă  cette richesse commune. Jeremy Lent Ă©voque ici « un revenu de base universel ». Les recherches en ce sens ont montrĂ© les aspects positifs d’une telle innovation. Dans cette transformation, quelle attitude vis-Ă -vis des grandes entreprises internationales ? Elles devront se soumettre Ă  une charte Ă©cologique et sociale. La mĂȘme approche Ă©cologique entrainera la transformation de l’agriculture et du tissu urbain. Jeremy Lent envisage Ă©galement une transformation de la gouvernance vers « un modĂšle polycentrique oĂč les dĂ©cisions locales, rĂ©gionales et globales seront prises aux niveaux oĂč leurs effets se font le plus sentir » (p 10).

 

En marche

Si cette vision porte un idĂ©al Ă  atteindre, JĂ©rĂ©my Lent nous prĂ©sente « les innombrables organisations pionniĂšres Ă  travers le monde qui plantent dĂ©jĂ  les semences pour une civilisation affirmant la vie » (p 10). L’auteur cite des initiatives aux États-Unis, en Bolivie, en Espagne. Il montre « comment la vision Ă©cologique se rĂ©pand Ă  travers les institutions religieuses et culturelles Ă©tablissant un terrain commun avec le traditions indigĂšnes qui maintiennent leur connaissance et leur genre de vie pendant des millĂ©naires ». Il Ă©voque la « charte de la terre » initiĂ©e Ă  La Haye en 2000 et adoptĂ©e depuis par plus de 2 000 organisations Ă  travers le monde auxquelles se sont joints certains gouvernements. Et bien sĂ»r, il cite l’encyclique ‘Laudato si’.

Sur le plan Ă©conomique et politique, des organisations apparaissent telles que la « Wellbeing Economy Alliance » et la « Global Commons Alliance ». « Peut-ĂȘtre encore plus important, un mouvement populaire affirmant la vie se rĂ©pand globalement ». (p 11)

Le livre : « The new possible » fait lui-mĂȘme Ă©cho Ă  la transformation en cours.

Ce texte de Jeremy Lent nous apporte une vue d’ensemble sur la mutation en cours. Il en esquisse le sens. De son point d’observation, il vient confirmer l’extension d’un mouvement Ă©cologique Ă  travers le monde entier. Ce point de vue vient donc nous encourager et nous affermir.

J H

 

  1. Philip Clayton, Kellie M Archie, Jonah Sachs, Evan Steiner, ed. The new possible. Visions of our world beyond crisis. Wipf and Stock Publishers, 2021
  2. Voir le blog de Jeremy Lent, author and integrator : https://www.jeremylent.com/
  3. La promotion des communs apparaĂźt rĂ©cemment au cƓur du livre de GaĂ«l Giraud : GaĂ«l Giraud. Composer le monde en commun, Seuil, 2022

Pour une intelligence collective

Eviter les décisions absurdes et promouvoir des choix pertinents

La contribution de Christian Morel.

 

Les grands accidents qui engendrent le deuil et le malheur sont-ils une fatalité ? Pourraient-ils ĂȘtre Ă©vitĂ©s ? Dans quelle mesure, les reprĂ©sentations et les comportements des hommes sont-ils en question ? Dans un nouvel ouvrage sur « les dĂ©cisions absurdes « (1), le sociologue Christian Morel nous apporte des rĂ©ponses Ă  ces questions. Oui, les grands accidents sont pour une part engendrĂ©s par des erreurs humaines. Ces erreurs sont le produit d’un ensemble de dysfonctionnements Ă  la fois dans les modes de pensĂ©e et dans l’approche collective des problĂšmes. Oui, une intelligence collective bien conduite peut nous permettre d’éviter des catastrophes, mais aussi, Ă  fortiori, nous aider Ă  amĂ©liorer la vie sociale.

La rĂ©flexion de Christian Morel s’appuie sur de nombreuses Ă©tudes de cas qui nous font entrer dans le vĂ©cu de situations pĂ©rilleuses. Ces exemples sont particuliĂšrement Ă©vocateurs et les enseignements qui s’en dĂ©gagent nous permettent de comprendre de l’intĂ©rieur les processus de prise de dĂ©cision. A partir de cette analyse, Christian Morel peut mettre en Ă©vidence de grandes rĂšgles, des « mĂ©tarĂšgles » qui permettent de dĂ©velopper la fiabilitĂ© des actions humaines. Il entend par lĂ  « des principes gĂ©nĂ©raux d’action ainsi que les processus maĂźtres et les modes de raisonnements communs qui forment une culture amont, ou modĂšle, de la fiabilitĂ© et sont indispensables Ă  la fiabilitĂ© des dĂ©cisions en aval » (p 13-14). Les erreurs sont frĂ©quentes. L’auteur nous en donne un exemple spectaculaire. « Sait-on qu’aux Etats-Unis, quarante fois par semaine, des mĂ©decins se trompent d’individu ou de zone corporelle lors d’une intervention chirurgicale ?… Ce seul exemple en dit long sur la propension Ă  se tromper dans l’exercice des activitĂ©s humaines » (p 11).

Dans un prĂ©cĂ©dent ouvrage (2), Christian Morel avait dĂ©jĂ  identifiĂ© et analysĂ© les mĂ©canismes qui conduisent individus et organisations Ă  produire avec constance des erreurs radicales et persistantes ». DerriĂšre ce que l’on attribue trop souvent Ă  la fatalitĂ© se cachent en rĂ©alitĂ© des dĂ©cisions dont l’homme est seul responsable » (p 13). La bonne nouvelle, c’est que « certains acteurs sociaux ne restent pas inactifs devant leur penchant pour les dĂ©cision absurdes. Ils cherchent des solutions et les mettent en Ɠuvre ». C’est le cas par exemple de l’aĂ©ronautique. Et les chercheurs apportent leur contribution. Ainsi les sociologues de l’école amĂ©ricaine dite des HRO (High reliability organisations : organisations hautement fiables) ont Ă©tudiĂ© comment fonctionnent les organisations exposĂ©es Ă  de trĂšs grands risques. « Des catastrophes, telles que celles de Three Mile Island, de Tchernobyl, de la Nouvelle OrlĂ©ans ou de la navette Columbia aprĂšs celle de Challenger ont conduit Ă  considĂ©rer que le combat livrĂ© aux dĂ©cisions absurdes nĂ©cessitait des solutions d’ordre sociologique et non uniquement technique. Des activitĂ©s de loisir, comme le ski hors-piste confrontĂ© aux risques d’avalanche ou l’alpinisme en viennent Ă  adopter des principes de fiabilitĂ© de la dĂ©cision proches de ceux de la culture aĂ©ronautique » (p 13). La prise de conscience de ces phĂ©nomĂšnes et le mouvement de la recherche ont pris de l’ampleur au cours de la derniĂšre dĂ©cennie. Il y a bien sĂ»r de nombreux retards dans les mentalitĂ©s, mais l’auteur peut dĂ©dier son livre « aux femmes et hommes de l’aĂ©ronautique, des professions de santĂ©, de la marine, des forces sous-marines, de la protection civile, des sports de montagne, de la production nuclĂ©aire d’électricitĂ©, des industries mĂ©caniques et de la production thĂ©Ăątrale, dont le retour d’expĂ©riences heureuses ou difficiles ont nourri ma rĂ©flexion »

Dans cette mise en perspective, nous rapporterons briĂšvement quelques Ă©tudes de cas prĂ©sentĂ©es par l’auteur et nous ferons part ensuite des mĂ©thodes de pensĂ©e qu’il nous propose.

 

Situations en mouvement

 

Dans la premiĂšre partie de son livre : des dĂ©cisions absurdes aux dĂ©cisions fiables, Christian Morel nous prĂ©sente l’évolution de la situation de plusieurs secteurs d’activité : l’aviation, la marine nuclĂ©aire, la chirurgie, les randonnĂ©es en haute montagne, diverses organisations du thĂ©Ăątre du Splendid Ă  Renault.

 

Pour l’aĂ©ronautique, les erreurs de dĂ©cision se rĂ©vĂšlent souvent dĂ©vastatrices. « Cela l’a conduite Ă  inventer des modes d’organisation novateurs comme la collĂ©gialitĂ© dans le cockpit, la non-punition des erreurs et la formation systĂ©matique aux facteurs humains » (p 23).

Plusieurs enquĂȘtes ont mis en Ă©vidence la maniĂšre dont des excĂšs de hiĂ©rarchie dans le cockpit pouvaient engendrer des accidents en empĂȘchant un vĂ©ritable esprit d’équipe de s’exercer ainsi que l’intelligence collective qui en est le produit. A cet Ă©gard, les rĂ©sultats de la recherche sont spectaculaires. Les avions de ligne sont pilotĂ©s par un Ă©quipage comprenant deux pilotes : le commandant de bord et le copilote. Or, une enquĂȘte amĂ©ricaine concernant trente-sept accidents d’avion a montrĂ© que dans trente des trente-sept accidents concernĂ©s, c’était le commandant de bord et non le copilote qui Ă©tait le pilote en fonction (p 24). « Bien Ă©videmment, l’explication de ce phĂ©nomĂšne n’est pas que les commandants de bord soient moins performants que les copilotes. C’est gĂ©nĂ©ralement le contraire. Le mĂ©canisme est d’ordre purement sociologique. Quand le pilote en fonction est le commandant, s’il se trompe, il est difficile au copilote de le lui dire et de rectifier l’erreur. Dans la situation inverse, corriger le copilote ne pose aucun problĂšme au commandant » (p 25). C’est donc le formatage hiĂ©rarchique qui fait obstacle Ă  la mise en Ɠuvre d’une intelligence collective capable de rĂ©soudre le problĂšme. Ce chapitre sur « la loi du cockpit » met Ă©galement en Ă©vidence d’autres causes d’erreur, mais les excĂšs de la hiĂ©rarchie sont un aspect majeur.

 

Le mĂȘme phĂ©nomĂšne est mis en Ă©vidence et pris en compte dans la marine nuclĂ©aire. « La fiabilitĂ© occidentale ayant pour origine l’exemple de la marine amĂ©ricaine Ă  propulsion nuclĂ©aire est le rĂ©sultat de principes forts et originaux tels que « la hiĂ©rarchie restreinte impliquĂ©e », « l’interaction Ă©ducative permanente » et des processus de mise en dĂ©bat prĂ©alable des dĂ©cisions majeures » (p 66). Ces principes ont Ă©tĂ© initiĂ©s au dĂ©part par une forte personnalitĂ©, l’amiral H G Rickover. « Dans les sous-marins nuclĂ©aires et sur les porte-avions, on observe une attĂ©nuation de la hiĂ©rarchie. « A l’organisation hiĂ©rarchique classique : forte stratification, ordres non discutĂ©s, formalisme, est substituĂ©e, dans certains cas, une organisation diffĂ©rente qui voit les experts et les anciens prendre le leadership, la discussion s’imposer et le formalisme disparaĂźtre » (p 67). On observe par ailleurs une interaction Ă©ducative permanente : « interaction entre tous les acteurs dans tous les sens et un processus de formation intense sur le terrain ». Il y a aussi l’accent mis sur le principe du dĂ©bat contradictoire. Cette approche a permis Ă  la marine nuclĂ©aire amĂ©ricaine de n’enregistrer aucune fuite radioactive depuis sa crĂ©ation alors que la NASA a connu deux catastrophes majeures : la destruction des navettes Challenger et Columbia (p 76).

 

En comparaison avec l’aĂ©ronautique et la marine nuclĂ©aire, la chirurgie est trĂšs en retard dans le domaine de la fiabilitĂ©. Le risque de dĂ©cĂšs en chirurgie est de un pour mille « ce qui Ă©quivaudrait Ă  un crash d’avion de ligne chaque semaine ! » (p 79). On retrouve dans ce secteur le mĂȘme problĂšme que ceux nous venons d’évoquer. Dans le chapitre concernant le bloc opĂ©ratoire, Christian Morel traite des questions d’autoritĂ© et de communication, ainsi que de l’importance du renforcement linguistique et de la formation des Ă©quipes. Une recherche amĂ©ricaine a montrĂ© que l’introduction d’une nouvelle technologie dans la chirurgie cardiaque rĂ©ussissait beaucoup mieux dans les Ă©quipes chirurgicales oĂč rĂ©gnait une expression collective libĂ©rĂ©e des frontiĂšres hiĂ©rarchique et professionnelle (p 82). Des actes de renforcement linguistique, tels que la check-list (vĂ©rification systĂ©matique d’un ensemble de donnĂ©es) produisent Ă©galement des effets remarquables. Dans une Ă©tude comparative sur huit hĂŽpitaux, dans les blocs opĂ©ratoires oĂč la check-list a Ă©tĂ© introduite, la mortalitĂ© des opĂ©rĂ©s a chutĂ© de 57% par rapport au groupe ou il n’en a pas Ă©tĂ© de mĂȘme. La formation aux facteurs humains a Ă©galement un grand impact. Le contenu de cette formation s’inspire de celle qui a Ă©tĂ© mise au point dans l’aĂ©ronautique : « travail en Ă©quipe, contestation mutuelle des membres de l’équipe quand des risques ont Ă©tĂ© identifiĂ©s, conduite et animation collective des briefings prĂ©opĂ©ratoires et postopĂ©ratoires, mise en ordre de comportements favorisant la communication relative Ă  la reconnaissance des incidents  » (p 86). Or, d’aprĂšs une recherche rĂ©cente, il s’avĂšre que cette formation aux facteurs humains administrĂ©e Ă  des Ă©quipes chirurgicales a accĂ©lĂ©rĂ© de 50 % la baisse du taux annuel de mortalitĂ© dans les Ă©tablissements ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© du programme de formation (p 86).

 

Le dĂ©veloppement de processus permettant l’interaction et la dĂ©libĂ©ration collective joue Ă©galement un rĂŽle majeur dans la rĂ©duction des accidents d’avalanche dans les randonnĂ©es d’hiver en montagne. L’analyse des rĂ©cits correspondant permet d’analyser la conduite des groupes. Les risques sont rĂ©duits lorsque chaque membre du groupe peut prendre part effectivement aux dĂ©cisions, ce qui implique d’écouter chacun et d’inciter les plus silencieux Ă  s’exprimer. L’expertise n’est pas le seul critĂšre. Loin de lĂ . Lorsque les suisses se sont engagĂ©s dans la prise en compte des facteurs humains, ils sont parvenus Ă  susciter une diminution extrĂȘmement nette des accidents mortels d’avalanche.

 

Principes de pensĂ©e et d’action.

 

Dans une deuxiÚme partie du livre, à partir de ces exemples, Christian Morel expose les « métarÚgles de la fiabilité ». Celles-ci portent sur différents registres.

Ainsi, notre maniĂšre de percevoir et de raisonner est elle-mĂȘme en question. Est-ce que nous prenons en compte la complexitĂ© des phĂ©nomĂšnes, la rĂ©alitĂ© des risques ? Sommes-nous capables de mettre en question nos erreurs de reprĂ©sentation, nos a priori, le biais de « la chose saillante » ? Avons-nous conscience de nos polarisations ? Christian Morel traite ainsi de la « destinationite ». Ainsi, il y a chez beaucoup de pilotes « une fixation sur la destination et Ă  prendre plus de risques quand ils se rapprochent du terrain d’atterrissage que quand ils se trouvent en vol de croisiĂšre » (p 231) ;

 

L’auteur consacre un chapitre au « Dire, connaĂźtre et comprendre ». Il met l’accent sur l’importance des problĂšmes de langage dans la communication. « Une condition impĂ©rative pour Ă©chapper aux dynamiques de dĂ©cisions absurdes est ce que j’appelle « le renforcement linguistique et visuel de l’interaction ». Il s’agit d’assurer des communications plus sures Ă  travers des actes de rĂ©pĂ©tition verbale, de rĂ©daction efficace et de standardisation linguistique, tels que check-lists, lexiques  ».

 

Dans cette mise en perspective, nous avons particuliĂšrement retenu la mise en Ɠuvre de l’intelligence collective. Christian Morel consacre un chapitre Ă  cette approche. A plusieurs reprises, dans les exemples citĂ©s, nous avons remarquĂ© les effets pervers de la pression hiĂ©rarchique et les initiatives pour y remĂ©dier, par exemple ce que Christian Morel appelle la « hiĂ©rarchie restreinte ». La « hiĂ©rarchie restreinte impliquĂ©e » dĂ©signe le transfert marquĂ© du pouvoir de dĂ©cision vers des acteurs sans position hiĂ©rarchique, mais dĂ©tenteurs d’un savoir et en prise directe avec les opĂ©rations. A certaines phases du fonctionnement de l’organisation, leurs connaissances et leurs liens avec le terrain justifient qu’ils hĂ©ritent temporairement du pouvoir de dĂ©cision sur des choix importants » (p 130).

Et, par ailleurs, cette dimension va de pair avec une collĂ©gialitĂ©. « La migration du pouvoir vers le bas ne se fait pas en direction d’un individu isolĂ© et en excluant le chef. C’est toute la pyramide, y compris sa pointe qui devient collĂ©giale (p 130) ;

Cependant l’exercice de l’intelligence collective requiert Ă©galement des dispositions pour permettre l’expression authentique de chacun. Les consensus apparents ou certains membres du groupe se taisent ou ne participent pas rĂ©ellement Ă  la dĂ©libĂ©ration aboutissent Ă©galement Ă  de graves erreurs. On doit ĂȘtre trĂšs attentif Ă  la dynamique de groupe. L’auteur met en  Ă©vidence la maniĂšre selon laquelle des entraĂźnements collectifs empĂȘchent un vĂ©ritable dĂ©bat et suscitent des mauvaises dĂ©cisions. Il Ă©voque ainsi plusieurs dysfonctionnements comme l’effet de polarisation, le paradigme de Asch, la pensĂ©e de groupe, l’illusion de l’unanimitĂ©

On notera, par exemple que les « bonnes intentions » ne sont pas toujours bĂ©nĂ©fiques. Le dĂ©sir de privilĂ©gier l’harmonie et la cohĂ©sion sur l’expression des dĂ©saccords et de conflits internes se rĂ©vĂšle contreproductif. « Les membres du groupe qui nourrissent des rĂ©ticences Ă  l’égard du projet de dĂ©cision prĂ©fĂšrent se taire plutĂŽt que de paraĂźtre inamicaux » (p 122). Certaines catastrophes ont directement rĂ©sultĂ© de dĂ©cisions perverties par la « pensĂ©e de groupe », ainsi le dĂ©barquement amĂ©ricain dans la baie des cochons Ă  Cuba en 1961, ou plus rĂ©cemment, la gestion dĂ©sastreuse des problĂšmes de revĂȘtement de la navette Columbia qui a conduit Ă  sa perte. (p 122). Pour Ă©viter tous ces piĂšges, la dĂ©libĂ©ration doit ĂȘtre conduite en connaissance de cause. L’interaction doit ĂȘtre « construite, organisĂ©e, suscitĂ©e ».

 

Nous sommes tous concernés

 

          Le livre de Christian Morel est publiĂ© dans une grande collection intitulĂ©e : « BibliothĂšque des sciences humaines ».       L’auteur dĂ©crit son approche en ces termes : « Ma dĂ©marche est avant tout sociologique, mais comme je cherche Ă  pointer ce qui « marche », je suis en outre normatif  « La « sociologie du  vrai » quand elle porte son regard sur les mĂ©canismes humains et collectifs qui rĂ©ussissent est aussi une « sociologie du bien ». Mais cette « sociologie du bien » n’est pas une construction ex nihilo. Elle s’alimente ici aux sources de la « sociologie du  vrai » (p 18).

On pourrait ajouter que l’auteur, dans le mĂȘme mouvement, cherche Ă  communiquer bien au delĂ  d’un cercle de spĂ©cialistes. Son livre, trĂšs accessible, s’adresse Ă  nous tous qui nous sentons concernĂ©s par les problĂšmes relatifs aux modes de dĂ©cision.

Il rĂ©pond Ă  des interrogations profondes : Les grandes  catastrophes sont-elles une fatalité ? Auraient-elles pu ĂȘtre Ă©vitĂ©es ?   Ce sont des questions vitales puisqu’elles concernent l’alternative entre la vie et la mort.

En nous montrant le pourquoi des dĂ©cisions absurdes, ce livre nous permet Ă©galement de comprendre comment les Ă©viter. Il propose une « contreculture de la fiabilité » (p 252-254). La plupart des exemples prĂ©sentĂ©s dans ce livre relĂšvent de grandes organisations. D’autres comme l’exemple des randonnĂ©es en montagne se rapprochent de la vie quotidienne. Mais en fait nous sommes tous, peu ou prou, concernĂ©s, car si ce livre traite des dĂ©cisions en rapport avec la fiabilitĂ©, il nous Ă©claire plus gĂ©nĂ©ralement sur les processus de dĂ©cision. Or, dans nos vies professionnelles, mais pas seulement, nous avons bien conscience de l’importance des processus de dĂ©cision. C’est pourquoi ce livre Ă©veille des Ă©chos bien au delĂ  des spĂ©cialistes.       Ce livre nous permet de percevoir le potentiel de l’intelligence collective. Il nous invite Ă  rĂ©flĂ©chir. En exergue de son livre, Christian Morel cite une parole de LĂ©onard de Vinci : « Qui pense peu se trompe beaucoup ». Mais, en fonction de notre expĂ©rience, nous savons aussi combien nos reprĂ©sentations influencent nos dĂ©cisions. Et ces reprĂ©sentations dĂ©pendent de notre Ă©thique et de notre spiritualitĂ©. Comment nous situons-nous par rapport aux autres ? Quel respect leur portons-nous ? Savons-nous Ă©couter ? Quelle est notre capacitĂ© de dialogue ? Un passage du Livre des Proverbes vient Ă  notre esprit :

 

« C’est par la sagesse qu’on construit une maison

Et par l’intelligence qu’on la rend solide.

C’est grñce au savoir que les chambres se remplissent

De toutes sortes de biens précieux et agréables.

Un homme sage est un homme fort

Et celui qui a la connaissance augmente sa force.

En effet, c’est par une bonne stratĂ©gie que tu gagneras la bataille

Et la victoire s’acquiert grĂące Ă  un grand nombre de conseillers » (Proverbes 24. 3-6  Traduction Bible Semeur)

 

Ce texte nous parle de sagesse. Et lorsqu’il nous dit : « La victoire s’acquiert grĂące Ă  un grand nombre de conseillers », c’est bien un appel Ă  l’intelligence collective.

 

Le livre de Christian Morel peut ĂȘtre le dĂ©part d’une rĂ©flexion partagĂ©e. Et pourquoi pas un dialogue sur ce blog Ă  travers l’expression d’expĂ©riences et de points de vue ?

 

J H

 

(1)            Morel (Christian). Les dĂ©cisions absurdes II Comment les Ă©viter. Gallimard, 2012 (BibliothĂšque des sciences humaines) . Interview de l’auteur sur youtube : http://www.youtube.com/watch?v=nh_1JcftRmo

Morel (Christian). Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes. Gallimard, 2002 (BibliothÚque des sciences humaines). Collection folio, 2004