Devenir plus humain

 

Une culture de l’amour, de l’accueil de l’autre, d’acceptation de la différence.

 

Jean Vanier (1), le fondateur de « l’Arche » (2), un ensemble de communautés qui accueillent des personnes handicapées mentales dans des lieux de vie partagée, a reçu le prix de la fondation Templeton (3), une organisation qui œuvre pour le développement spirituel dans la reconnaissance conjuguée de l’apport des sciences et des religions. A cette occasion, dans une interview en vidéo (4) ; « Jean Vanier parle sur les grandes questions » et il nous communique sa vision d’une société plus humaine où chacun est reconnu, respecté, aimé, et où l’on peut  trouver dans une petite voix intérieure l’inspiration pour œuvrer en ce sens. « La vision de Dieu, c’est que nous nous aimions les uns les autres, que nous nous respections les uns et les autre, qu’on voit chez l’autre, différent, le trésor de son être ». Cette interview ouvre notre cœur et notre regard. Ces quelques notations recueillies lors de son audition pourront contribuer à baliser notre réflexion et notre méditation.

 

Devenir pleinement humain

 

Etre pleinement humain, c’est reconnaître notre condition humaine dans ses limitations : « Nous sommes des êtres qui n’existaient pas, il y a quelques années et nous n’existerons pas, de la même façon, dans quelques années. Devenir pleinement humain, c’est accepter la réalité : je suis né un tout petit enfant. Je vais mourir, pauvre. Nous sommes tous des êtres vulnérables »

Mais l’être humain est aussi porteur d’un grand potentiel, car il est doté à la fois d’une tête et d’un cœur. « La tête, qui a besoin de savoir, de connaître, de rechercher, de chercher. C’est une intelligence extraordinaire pour faire des choses et prendre notre place. Et aussi le cœur, une capacité d’apprécier l’autre, différent ». Face à un monde marqué par les rivalités, « la question est de découvrir ce qui est le plus intime dans l’être humain, c’est à dire le cœur, la capacité d’aimer, la capacité de voir dans l’autre, différent, ce qui est bon : « Tu es beau. Tu as des choses à donner ».

« Il y a besoin d’une unité entre la tête et le cœur « pour que j’utilise mon intelligence non pas pour avoir plus de pouvoir, mais pour faire de belles choses, pour aller vers un monde où il y a plus de paix, plus d’accueil des gens, plus d’amour »

Dans le cœur de l’homme, il y a le désir constant de l’infini ». On cherche à avoir plus d’argent, plus de pouvoir, mais aussi « à découvrir que dans l’approche de l’infini, il y a une recherche de Dieu ».

 

Quel est le rêve de Dieu pour l’humanité ?

 

« Le rêve de Dieu pour l’humanité, c’est l’unité »

Mais d’où venons-nous ? Il fut un temps où il y a eu l’esclavage, l’horreur de l’esclavage »…il fut un temps où on parlait des gens d’Afrique où des premières nations du Canada comme des sauvages. Heureusement aujourd’hui, on les reconnaît comme des êtres humains et on considère leurs traditions comme des traditions importantes, profondément humaines…De la même façon, les personnes avec un handicap étaient longtemps considérées comme une honte pour les familles et même comme une punition de Dieu pour des péchés ou des méfaits des ancêtres… On est en train de découvrir que chaque personne (quelque soit son statut) est vraiment une personne »

Nous avons vécu une prise de conscience : « Avec la fin de la guerre 39-45, on a découvert Auschwitz. On a découvert aussi l’horreur de la bombe atomique. On peut connaître le suicide. Il faut qu’il y ait un changement »

Jean Vanier nous parle de la vision de Dieu : « La vision de Dieu, c’est une évolution progressive de l’humanité. C’est que nous nous aimions les uns les autres, que nous nous respections les uns les autres, qu’on voit chez l’autre différent le trésor de son être. Chaque personne est importante… Alors, c’est là la vision de Dieu. C’est que, petit à petit, dans la terrible lutte entre l’injustice et la justice, que progressivement de plus en plus de personnes prennent conscience que notre Dieu est le Dieu de la paix, le Dieu de la communion et le Dieu de l’unité. La vision de Dieu est que je change, que nous changions, pour que nous devenions plus juste et plus humain ».

 

Une expérience personnelle et collective : la rencontre avec les personnes ayant un handicap mental 

 

Jean Vanier nous parle de l’expérience personnelle qu’il a vécu et qui a été le point de départ du développement des communautés de l’Arche.

« Je vais vous parler  un petit peu de mon expérience. J’étais officier dans la marine. J’ai quitté la marine pour suivre Jésus. J’ai fait des études. Et, en 1964, j’ai découvert les personnes ayant une déficience intellectuelle. Je peux dire que je ne pouvais pas imaginer ce que j’ai vu, combien ces hommes et ces femmes sont humiliés, mis dans de grandes institutions, enfermés, mis de côté. Les parents ont honte d’avoir un enfant comme cela. Ils sont perçus comme débiles, idiots et, à l’école, on se moque d’eux ».

Un  jour, Jean Vanier a été confronté personnellement à cette situation. « J’ai découvert des hommes dans une institution très violente et très fermée. Je sentais que je ne pouvais pas faire quelque chose dans cette institution, mais comme je voulais être disciple de Jésus, j’avais envie de faire quelque chose. Et la seule chose que j’ai fait, c’est de commencer à vivre ensemble avec Raphaël qui avait eu une méningite, qui était fragile, avec Philippe qui avait eu une encéphalite, qui parlait beaucoup. Ils n’avaient pas de famille. Et je ne pouvais pas imaginer qu’ils restent en institution toute leur vie. C’était donc pour moi évident : on allait vivre ensemble.

Et c’était extraordinaire parce qu’on s’amusait. Les personnes qui ont un handicap mental ne sont pas des gens qui vont parler d’économie, de philosophie, de politique.  Ce qu’ils ont envie, c’est de rigoler, d’avoir de la joie, de vivre.  Donc, il y a un langage : le langage de l’affectivité, le langage de la joie, le langage de la célébration. Et, parce qu’évidemment, ces hommes ont changé, ils ont découvert qui ils étaient.

A partir de là, un processus  a commencé et s’est poursuivi dans la communauté de l’Arche.  L’Arche a grandi et aujourd’hui on compte 147 communautés à travers le monde dans des pays aussi différents que le Bangladesh, le Japon, Haïti. Il y a là un même esprit. « L’amour, ce n’est pas faire des choses pour des gens, c’est révéler à chacun : « Tu as une valeur, tu as les dons que tu as, tu as les difficultés que tu as, et derrière tout cela, il y a toi ».

Jean Vanier nous rapporte comment une transformation des mentalités s’est opérée à l’Arche, non seulement chez les aidés, mais chez les aidants. « Au commencement de l’Arche, dans les années 60, les jeunes voulaient un changement dans les universités. Il y avait de la turbulence. Les jeunes ne voulaient pas être coincés par l’autorité, ils voulaient vivre. Alors beaucoup de jeunes sont venus. Mais ils venaient avec la culture (dominante), une culture du succès, du pouvoir. Ils venaient pour faire le bien aux personnes avec un handicap. Mais, ce qui est étonnant, ce sont les personnes avec un handicap qui ont touché le cœur de ces jeunes assistants et assistantes, elles dont le cœur du cœur est leur capacité, leur beauté dans la relation et dans l’amour… Au lieu de vouloir être dans une culture du succès, une culture du pouvoir, ils ont découvert qu’il y avait une autre culture qui est la culture de l’amour, de l’accueil de l’autre, différent. Accepter la différence, accepter que l’autre, avec ses fragilités, avec ses capacités aussi, est une personne. Ce sont les personnes avec un handicap qui changeaient ces jeunes assistants et les rendaient plus humains. Donc, il y a quelque chose de très beau que nous avons découvert : ces jeunes gens, merveilleux en générosité, pouvaient devenir des hommes et des femmes exceptionnels capables d’aimer et de mettre leur intelligence au service de l’autre ».

 

 

La petite voix intérieure

 

« Si la grande question humaine est celle de la liberté, cela nous amène à parler de la petite voix intérieure. Il y a un document de l’Eglise catholique, au Concile Vatican II, qui définit la conscience personnelle. La conscience personnelle, c’est ce qui est le plus important. C’est ce qui donne sa dignité à l’être humain. La conscience personnelle est le sanctuaire sacré où chaque être humain entend la voix de Dieu qui l’oriente vers ce qui est juste, vrai et bon et qui le détourne de la haine et de l’injustice.

Le Mahatma Gandhi a beaucoup parlé de cette petite voix intérieure. Comme beaucoup d’autres hommes, il s’est opposé à la tyrannie de la normalité parce qu’ils voulaient faire ce qui est juste, ce qui est vrai, ce qui est aimant. La petite voix intérieure est comme une attraction vers la justice, comme une fleur qui est attirée vers la lumière, vers le soleil. La petite voix intérieure, qui est le cœur du cœur de l’être humain, c’est la capacité de lutter pour la justice, pour la vérité, pas seulement de lutter, mais de constamment chercher ce qui est vrai, ce qui est juste, pour que nous soyons des hommes et des femmes de paix. Gandhi, Martin Luther King et Mandela, et de grands hommes comme ceux-là, sont tous des hommes qui ont cru qu’ils étaient des êtres uniques et qu’ils étaient libres, libres de ne pas faire comme tout le monde, de ne pas chercher à être acclamés, mais libres comme un être humain ».

« Cette petite voix intérieure, qui est le plus profond de l’être humain, doit être cultivée ». Cette petite voix me permet « d’être libre pour suivre ma conscience, pour œuvrer pour la justice, l’amour et la vérité dans un monde où il y a tellement d’injustice et tellement de peur ».

 

J H

 

(1)            Jean Vanier, fondateur de la communauté de l’Arche, a également écrit de nombreux livres : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Vanier

(2)            Le parcours de « l’Arche » : http://fr.wikipedia.org/wiki/Communautés_de_l’Arche_(de_Jean_Vanier)

(3)            Par ses prix annuels, la fondation Templeton a mis en valeur des personnalités oeuvrant pour le développement spirituel : http://www.templetonprize.org

(4)            Vidéo sur You Tube : « Jean Vanier parle des grandes questions » : https://www.youtube.com/watch?v=zjga7L82AgM

 

Découvrir les merveilles de la forêt à travers un esprit de découverte

Découvrir les merveilles de la forêt à travers un esprit de découverte alliant un savoir ancestral aux découvertes scientifiques les plus récentes

 La voix des arbres

Par Diana Beresford-Kroeger

Nous entrons aujourd’hui dans la découverte de merveilles du monde vivant jusque là inconnues. Ainsi, nous portons un regard nouveau sur les animaux, et plus récemment encore sur les végétaux, en particulier le monde de la forêt (1). Certaines personnes peuvent particulièrement nous en entretenir, car, elles-mêmes, sont engagées avec passion  dans un chemin de découverte. C’est le cas de Diana Beresford-Kroeger, auteure d’un livre : « To speak for the Tree », traduit et publié en français sous le titre : « La voix des arbres. Une vie au service des arbres, du savoir des druides aux plus récentes découverts de la botanique » (2). Cette œuvre est le fruit d’un parcours original qui nous est résumé ainsi : «  Une jeune orpheline en Irlande dans les années 1950 que les femmes de la vallée de Lisheens ont prise sous leurs ailes pour lui transmettre un savoir ancestral. Un esprit brillant, une scientifique accomplie, à la double compétence en biochimie médicale et en botanique. Une amoureuse passionnée de la forêt. Diana Beresford-Kroger est tout cela à la fois, et son itinéraire résolument atypique l’amène à opérer la synthèse de son héritage celte et des connaissances scientifiques actuelles pour réconcilier l’homme et la forêt. Depuis des années, elle consacre toute son énergie à préserver la biodiversité forestière, aussi bien en apportant sa caution scientifique à différentes luttes que dans l’espace de son arboretum canadien ,où elle s’acharne à regrouper et à hybrider des espèces particulièrement adaptées au changement climatique… » (page de couverture).

Harmonie celte. La vallée de Lisheens

 Diana a eu un père anglais et une mère irlandaise. Son père et sa mère se séparent. A l’âge de 12 ans, Dina perd sa mère dans un accident. Elle se retrouve seule, orpheline. Elle échappe à la menace, enfermée dans un pensionnat de mauvaise réputation, car un oncle accepte de la prendre sous sa responsabilité jusqu’à sa majorité à 21 ans. La relation avec celui-ci ira en s’améliorant dans le temps. Adolescente, elle bénéficie de la grande bibliothèque de son oncle et une conversation s’établit avec lui. Par ailleurs, sa réputation scolaire va croissante. A la fin de ses études secondaires, elle entrera à l’université. Cependant, Diana fait état des souffrances, de la solitude et de la peur, qui ont marqué ses jeunes années. En contre point, les vacances d’été qu’elle a passées dans la vallée de Lisheens ont été pour elle une planche de salut, car non seulement elle y a trouvé une chaleur affective, mais elle y a accédé à une sagesse, la sagesse celte encore présente dans le refuge de cette vallée.

« Aujourd’hui encore, Liesheens tient un place unique dans le paysage de mon esprit. Une générosité presque tangible y imprégnait l’atmosphère. J’ai eu la chance d’en bénéficier pendant le temps que j’ai passé là-bas avec Nellie (sa grand-tante) et Pat. En matière d’hospitalité, les lois (celtes) des brehons s’appliquaient toujours avec la même vigueur, or, en vertu de ces lois, en tant qu’orpheline, je devenais enfant de tous. Même le plus pauvre des pauvres se devait de me donner quelque chose… Après la mort de mes parents, mes liens avec les habitants de la vallée sont devenus plus profonds. Les gens me regardaient différemment. Ils me saluaient avec une chaleur qui me faisait monter les larmes aux yeux » (p 36-37).

« Pendant mon enfance, cette vallée rurale était peut-être le site le  plus riche et le mieux conservé de la culture celte dans tout le pays (p 38). Diana en décrit différents aspects : les artefacts en pierre, l’alphabet ogham, la langue gaélique. « D’habitude, le transfert de savoir d’une génération à l’autre n’avait lieu que dans le cadre de la famille ». Ici, on fit une exception pour Diana. Elle apprit par la voix douce de sa tante le projet de lui donner une éducation celte. « Elle m’a expliqué que j’allais bénéficier de ce qu’elle appelait « une tutelle brehonne », un arrangement grâce auquel on m’enseignerait tout ce que je devais savoir pour être autonome en tant que jeune fille, bientôt femme. J’aurais de nombreux professeurs qui m’enverraient chercher le moment venu. Elle serait la première et nos leçons devaient commencer sur le champ » (p 41).

Effectivement, Nellie emmena Diana dans des chemins et dans des lieux où poussaient de multiples plantes et de multiples fleurs. Elle cueillit une feuille parmi bien d’autres et la présenta à Diana en lui demandant de la sentir, de la mémoriser et en l’appelant par son nom. Elle poursuivit son instruction en lui présentant une plante médicinale « Il s’agit d’un remède important pour de nombreux maux. On s’en sert pour guérir les rhumes en hiver et pour éloigner les insectes ou traiter les piqûres en été. C’est une herbe très ancienne qu’on utilisait il y a bien longtemps dans les cérémonies et dont les propriétés sont puissantes… Elle passa à une autre plante avant de se lancer dans l’exposé de ses propriétés médicinales. C’est ainsi que s’est déroulée une promenade pharmaceutique… » (p 42). Déconcertée au départ, Diana s’est mise à apprendre petit à petit. « Entre les leçons de Nellie, ou à l’occasion celles de Pat, s’intercalaient d’autres leçons avec des professeurs répartis dans toute la vallée. L’effectif final dépassait les vingt personnes et l’infirmière, Madame Creedon, qui connaissait tout le monde à l’entour, était la grande organisatrice de mon planning » (p 43). Les leçons portaient sur différents sujets : poésie, propriétés des ‘simples’, compétences pratiques, psychologie de la vie quotidienne, méditation celte par le silence… Et puis, il y avait l’école de la vue : une relation heureuse avec les animaux de la ferme, et parfois un conseil thérapeutique comme celui qui lui permit de se débarrasser de verrues. Diana recevait des leçons très variées. « Ce n’est qu’en grandissant que certaines leçons ont pris un sens renouvelé pour des raisons diverses. Les unes m’ont appris des vérités profondes sur moi-même, des compétences et des manières d’approcher le monde qui m’ont propulsée vers mes plus grandes réussites. D’autres m’ont montré qu’on pouvait avoir un vision plus globale de la nature… » (p 63). En apprenant l’alphabet oghamique, Diana a découvert que la plupart des lettres portaient le nom d’un arbre. Dans la deuxième parie de son livre, elle entreprend une description des arbres et de leurs qualités en se référant aux lettres de cet alphabet.

«  A la fin de la troisième année d’enseignement, Nellie m’a emmenée au cabinet de l’infirmière… Quand nous sommes arrivés, il y avait là tous les gens de la vallée qui avaient contribué à mon éducation au cours de ma tutelle. C’était une cérémonie de fin d’études. Au milieu de la salle et de toutes ces vieilles personnes chères à mon cœur, je me suis sentie enveloppée d’amour, baignée dans une chaleur inouïe. J’étais capable de tout réussir, une certitude dont j’aurais besoin plus tard. Mary Cronin était là pour mettre un point final à ma tutelle en se penchant sur mon avenir. Mary était la prophétesse locale. Le don de clairvoyance se transmettait dans sa famille… A la fin, elle ouvrit les bras pour englober toute la salle et j’ai compris qu’elle m’indiquait ainsi que ces derniers mots venaient de tous les présents, de toute la vallée et de la tradition celte. « Diana, tu as reçu une charge sacrée », a-t-elle dit d’une voix brisée par l’émotion. « Nous sommes vieilles, nous ne vivrons pas éternellement. A notre mort, tu seras la dernière voix de l’ancienne Irlande. Il n’y en aura plus après toi » (p 84).

 

Une recherche intégrative

Une approche interdisciplinaire prenant en compte les savoirs ancestraux

Scolairement excellente, après ses études secondaires, Diana est entrée à l’Université de Cork. Elle a opté « pour un double cursus en biochimie médicale et en botanique ». Et très vite, elle exprime un grand enthousiasme pour des découvertes qui traduisent un lien entre les savoirs reçus dans son éducation celte et les connaissances botaniques. « Mon deuxième TD de Botanique portait sur Chondras crispus, une algue rouge connue sous le nom de « mousse d’Irlande ». La voir là sur la table du labo, c’était comme tomber sur un vieil ami dans un nouveau décor. Ma grand-tante Nellie m’avait parlé de cette algue à Lisheens… Elle m’avait appris qu’au temps de la grande Famine, au milieu du XIXe siècle, les gens étaient particulièrement exposés à la tuberculose à cause de la malnutrition. Chondras crispus, disait-elle, recelait le remède à ce mal. Il fallait arracher la plante du rocher et la faire bouillir entière, et elle libérait alors un mucilage visqueux aux puissantes vertus curatives efficaces dans le traitement de la tuberculose… En disséquant l’algue, j’ai constaté qu’elle contenait effectivement du mucilage. A la fin du TD, je me suis précipité à la bibliothèque de médecine. Et j’y ai appris que la substance gélatineuse issue du Chondras crispus avait de puissantes propriétés antibiotiques… » (p 89-90).

Ce fut là le premier croisement entre les savoirs reçus par Diana dans la vallée celte et son enseignement universitaire. Et cela a compté pour elle. « Il est difficile de décrire le sentiment que m’a procuré la confirmation des enseignements de Nellie. J’aimais beaucoup mes professeurs de Lisheens, mais je n’avais pas totalement exclu l’idée qu’ils m’avaient transmis de vieilles superstitions. J’avais besoin de vérifier par moi-même ce qu’ils m’avaient appris… Lire dans un volume de la faculté de médecine que Chondras crispus contenait bel et bien des actifs que Nellie avait évoqués, après avoir moi-même tiré de cette algue la substance dont elle m’avait parlé, voilà qui constituait la première preuve irréfutable que les leçons dispensées pendant ma tutelle étaient fondées sur des faits. J’en tirai du soulagement, un sentiment d’accomplissement et la joie que l’on éprouve face à la vérité de la nature ». Diana a compris là quelle serait sa mission. « Le savoir que j’avais reçu à Lisheens se transmettait oralement. Il n’existait sous aucune autre forme. Or, dans la bibliothèque de médecine, je retrouvais ces mêmes connaissances, obtenues et présentées de manière totalement différente, puisque consignées dans un livre. A cet instant, j’ai compris que je pouvais servir de pont entre ces deux mondes, celui de mes ancêtres et le monde scientifique. Cette prise de conscience extrêmement motivante me donna envie de mettre à l’épreuve tout ce qu’on m’avait enseigné à Lisheens (p 91).

Diana s’est donc engagée, au fur et à mesure, dans cette recherche. « Mon double cursus m’a équipée de l’association idéale pour éprouver les connaissances de Lisheens. J’ai pu très tôt déceler les liens entre le monde médical et le monde botanique » (p 92). Diana s’est intéressé aux propriétés biochimiques des plantes et elle a établi un lien avec ses nouvelles connaissances en biochimie humaine. Elle a poursuivi ensuite son approche intégrative expérimentée lors de son premier cycle universitaire. « Le modèle de recherche grossier que j’ai créé pour moi-même au premier cycle est celui dont je me suis servi pendant toute ma carrière universitaire. Les sources de connaissance sur lesquelles il est fondé – les savoirs celtiques ancestraux, la botanique classique et la biochimie médicale – ont façonné ma pensée. Quand j’étudie une plante, mon esprit a tendance à travailler dans deux directions à la fois. A partir de ma compréhension du végétal, je vais vers le corps humain, et à partir de ma compréhension du corps humain, je vais vers le végétal. Je n’ai jamais échoué à trouver un ou plusieurs points où se rejoignent ces deux directions. Chaque plante est intimement liée aux  êtres humains et à notre santé. Les gens de Lisheens le savaient aussi bien que d’autres choses encore. De ces toutes premières recherches jusqu’à aujourd’hui, j’ai pu confirmer scientifiquement presque tout ce qu’ils m’ont enseigné lors de ma tutelle. La seule chose qui ait échappé à mon entendement, c’est la télépathie, ces liens invisibles dont ils m’ont dit qu’ils existaient entre les esprits humains.  Je travaille encore dessus » (p 93).

 Diana réussit brillamment son premier cycle universitaire et elle se pose alors la question de son orientation. Elle en a envisagé deux : « poursuivre vers un diplôme de médecine – la suite logique de ma formation de biochimie – ou passer en maitrise » (p 98). Finalement, « elle a opté pour un master dans la continuité de ses études de biochimie et de botanique. C’était la voie qui m’offrait la vision et la compréhension les plus larges possibles du monde naturel. Mon sujet de recherche portait sur les hormones qui régulent les plantes et sur la résistance au gel de toutes les espèces… Je voulais comprendre les limites du monde végétal et l’une des clés pour cela consistait à comprendre l’action régulatrice des hormones chez les plantes ». Diana développait une vision globale : « La biochimie de l’humanité liée à celle des arbres et des plantes, ce qu’on pouvait voir dans les hormones ». Et, de même, elle a pris connaissance du processus de la photosynthèse et de son rôle crucial dans le maintien de l’équilibre climatique. « Que se passerait-il si les plantes – disons les forêts – disparaissaient de la planète ? La réponse est évidente : la vie s’éteindrait » (p 102-103). Dans les serres de l’université, « Diana a mesuré la taille, la croissance et les proportions d’un vaste éventail d’espèces placées dans différentes conditions environnementales. Elle examinait le plus largement possible la façon dont les plantes réagissent aux modifications de leur environnement… » (p 101). Ces premières recherches terminées en 1965, « ont permis d’identifier des caractéristiques permettant de déterminer les espèces les mieux équipées pour survivre dans un monde en transformation. J’ai moi-même suivi ce guide pour sélectionner et sauvegarder des espèces patrimoniales de plantes et d’arbres rares sur la ferme que j’habite aujourd’hui » (p 105).

Les excellents résultats universitaires de Diana lui permettaient de postuler à de nombreux postes. Elle a accepté une bourse fédérale américaine pour étudier la chimie nucléaire sur le campus de Storrs, université du Connecticut. Ella a choisi ensuite pour son doctorat l’Université Carleton à Ottawa au Canada. Le champ d’étude serait les hormones chez les plantes. « Me basant sur ma compréhension préexistante de la biochimie médicale, j’ai élargi mon champ d’investigation au delà de la botanique et comparé la fonction des hormones chez les plantes et les êtres humains. L’action de ces substances avaient été étudiées chez les hommes, mais leur existence chez les arbres n’était pas connue… J’ai prouvé que ces voies métaboliques existaient chez les plantes, plus chez certaines que chez d’autres, et surtout chez les arbres » (p 211). Ainsi, selon Diana, « les arbres contiennent les mêmes substances que notre cerveau ». Après avoir obtenu son doctorat, Diana a travaillé dans une ferme expérimentale, puis à la faculté de médecine d’Ottawa.

 L’itinéraire professionnel de Diana a donc été riche et fécond. Et néanmoins, elle a du « faire face aux frustrations familières à toute femme tentant de s’imposer au milieu professionnel dans les années 1970 et 1980 » (p 115). Cependant elle va s’installer définitivement au Canada. Elle se dit « redevable aux peuples autochtones d’Amérique du Nord qui, globalement, ont gardé intact le continent » ; à son arrivée, le Canada lui est apparu comme «  un pays d’une grande beauté où l’eau était abondante… Ici le système botanique était phénoménal. J’avais envie de crier au monde que ce pays était fabuleux… » (p 110). C’est là, dans une soirée à Carleton qu’elle rencontre celui qui va devenir son mari Christian Kroeger. « Nous sommes sortis ensemble, nous avons acheté un terrain, nous nous sommes mariés et nous nous sommes mis au travail, marteau en main, pour construire cette ferme où nous vivons maintenant depuis plus de quarante ans » (p 114).

 

La voix des arbres et des forêts

Diana va s’installer dans ce lieu et, avec Christian, elle va y réaliser un nouvel écosystème en partant à la recherche d’espèces en voie de disparition pour les accueillir dans cet ensemble. En se libérant de ses contraintes professionnelles, elle va consacrer à cette tâche toute son énergie. « Arrivée à un point où je ne supportais plus la situation à mon travail, je suis rentrée et j’ai dit à Christian que j’en avais assez des brimades, du harcèlement sexuel et de la mesquinerie typique des sciences à l’université. Nous avions déjà construit une maison, et planté des jardins et un verger » (p 115).

Lors de son mariage avec Christian en 1974, Diana s’était vu offrir par ses collègues les fruitiers rustiques qu’elle avait sollicité. Pour le développent du jardin potager, elle avait recours à « un large éventail de semences patrimoniales. « Quand nous avions tous les deux un peu de temps libre, nous nous lancions dans des expéditions pour dénicher des plantes locales dans l’est de l’Ontario… Je voulais des arbres aussi proches que possibles de la forêt primaire. ». Ils recherchaient tout particulièrement les lieux sauvages qui avaient ainsi échappé à l’éradication systématique des colons. « C’est là qu’on trouvait encore des arbres indigènes de qualité ». « Quand Christian et moi cherchions des fruitiers à ajouter à notre verger, nous nous mettions en quête de vestiges de ferme dans des secteurs inhabités identifiés comme des terres agricoles sur de vieilles cartes et toutes mes roses proviennent de boutures prélevées dans des cimetières oubliés… j’ai également créé mon allée de ‘simples’ perdus d’Amérique du Nord. La philosophie biochimique qui préside à ce secteur du jardin est basée sur les aérosols, ou composés organiques volatils, libérés par les plantes, fondement scientifique de bon nombre de vieux remèdes autochtones. Leurs propriétés curatives m’intéressent particulièrement en tant que scientifique… » (p 123).

Diana et Christian ont parlé avec de vieux fermiers. Ils sont partis à la recherche d’espèces d’arbres perdues de vue.

« Toutes les Premières nations connaissaient le Prela  trifoliata et s’en servaient dans leur médecine traditionnelle. Cet arbre contient un actif synergique qui stimule les principaux organes et augmente leur métabolisme… » (p 126). Elle a entamé une enquête pour le retrouver. Pas de réponse. « Cet arbre avait autrefois une immense valeur et je pense qu’il pouvait toujours en avoir une pour l’avenir, mais au lieu de cette puissance positive, capable de soigner, nous avons une soustraction, un trou en forme d’arbre – et du remède qui allait avec » (p 127). Cinq ans plus tard, dans une invitation au Texas, Diana a rencontré une riche personne qui possédait des terres au Nouveau Mexique, et notamment des terres rocailleuses. Or Prelea pousse dans la rocaille. Diana lui demanda donc si on pouvait trouver un Prelea dans son domaine. Et finalement, à la grand joie de Diana, on en a effectivement trouvé un au Nouveau Mexique.

Avec son mari, Diana est parvenu à développer un écosytéme bien pensé et bien géré. « Je peux dire aujourd’hui que l’intégralité  de nos soixante-cinq hectares est pensée de façon à encourager la vie. Les haies que nous avons plantées en périphérie attirent des oiseaux et des insectes qui trouvent amplement de quoi se nourrir et se loger quand ils arrivent, ainsi qu’un répit face à l’offensive chimique qu’ils subissent presque partout ailleurs. Des détails tels que l’emplacement des nichoirs sur notre promenade des Merles bleus ou la décision de laisser les pics maculés tranquilles, s’inscrivent dans une démarche cohérente. En contemplant le tout, on pourrait facilement croire qu’un plan unique a présidé à l’aménagement de notre ferme. Ce n’est pas faux. Dès le début, le plan consistait à tendre vers le plan inhérent de la nature… J’ai commencé à sauver des espèces parce que je les estimais trop importantes pour qu’on les laisse disparaitre. Quand j’ai choisi d’insister sur les résistances au gel et à la sécheresse, c’est parce que le travail fait pendant mon master m’avait convaincu que la déforestation mènerait tout droit au changement climatique » (p 137).

Un jour, Diana a pris conscience de l’originalité de ce processus. « Un matin, je me suis réveillée devant le spectacle d’un cardinal rouge qui me fixait depuis une branche de l’abricotier couvert de fleurs roses en étoile. J’ai alors vécu un instant d’harmonie, ou j’ai mesuré pour la première fois tout ce que j’avais construit en partenariat avec le monde naturel… J’ai inventé le terme « bioplanification » pour décrire ma démarche… Le « bioplan » est un « schéma directeur de toute l’interconnexion de la vie dans la nature ». C’est la toile visible et invisible qui relie le saule au pic maculé, au papillon, à l’ichneumon, et qui les relie tous à nous… La bioplanification, c’est l’acte de faciliter et d’encourager le bioplan. Dans un jardin ou sur une ferme, cela implique de réaligner le jardin pour faciliter son utilisation comme habitat naturel » (p 138).

Comme nous avons pu nous en rendre compte jusqu’ici, Diana accorde une grande importance aux arbres. Elle en connaît les vertus. Face au changement climatique, elle proclame l’importance des forêts (p 140-141). Diana consacre un chapitre à ce qu’elle appelle l’arbre mère. Elle évoque là de grands arbres qui entretiennent tout un écosystème, des oiseaux qui viennent se poser dans leurs branches jusqu’aux plantes qui poussent à l’ombre de leur feuillage. « Ce sont des points focaux d’activité et de vitalité… Les arbres mères sont des individus dominants dans n’importe quel système forestier. Ils produisent acides aminés, acides gras, protéines végétales et sucres complexes qui nourrissent le monde naturel… Bon nombre d’arbres mères protègent le sol qu’ils occupent en produisant un arsenal de composés allélochimiques qui, dès le printemps, se déversent automatiquement dans la terre. Cela permet à l’arbre de préparer son propre terrain à recevoir les minéraux dont il a besoin. L’arbre mère adulte diffuse dans l’air qui l’entoure des aérosols incitatifs ou dissuasifs. Il peut nourrir et protéger d’autres individus sous sa canopée. Il est un des meneurs de cette communauté que nous appelons forêt, et partout sur terre, les forêts représentent la vie » (p 149).

 

Un engagement

La vie de Diana se manifeste dans la recherche et dans l’expérimentation, mais aussi dans la promotion d’une vision et dans une action militante. Elle intervient pour protéger la forêt. Elle rend hommage à ceux qui en prennent soin. Ainsi raconte-t-elle comment dans un colloque consacré à la forêt, elle a fait l’éloge des peuples autochtones du Canada, des Premières Nations (p 154).

Cet engagement s’inscrit dans une vision spirituelle.

« J’ai eu la chance immense de naître juste à temps pour recevoir une instruction celtique… C’est armée de cette vision spirituelle de la nature que je suis entrée dans les cercles universitaires et j’ai découvert qu’elle n’y était pas la bienvenue. On m’a dit que la science et le sacré ne faisait pas bon ménage. Chez les universitaires, un scientifique n’est pas censé se fier au savoir des cultures autochtones. C’est cette attitude, entre autres, qui m’a éloignée des institutions scientifiques et éducatives et poussée dans la marge ; j’y ai œuvré de longues années avant de trouver un public avec qui partager ce que j’avais appris, ce que j’avais toujours su et ce que j’avais à dire. A présent, toutefois, je sais que cette foi dans la valeur spirituelle et scientifique des forêts n’est pas condamnée à rester à la marge de notre culture. Un mouvement de masse peut naître… » (p 160).

 Ainsi, le livre de Diana s’achève par une vision mobilisatrice. « Une divinité que nous comprenons tous se manifeste dans la nature. Quand on marche en forêt, qu’elle soit petite ou grande, on arrive dans un certain état d’esprit et on en ressort plus calme. On a cette sensation d’arpenter une cathédrale, et on n’est plus jamais le même. On sort du bois en sachant qu’il nous est arrivé quelque chose de plus grand. La science nous permet d’expliquer en partie cette expérience sacrée. Nous savons à présent que les alpha – et le bêta – pinènes produits par la forêt améliorent l’humeur et affectent le cerveau à travers le système immunitaire, que les pinènes libérés dans l’air par les arbres sont absorbés par notre corps, qu’ils nous recentrent et nous inspirent de la pitié par rapport à ceux que nous voyons. Une simple marche en forêt agit comme des vacances sur l’esprit et sur l’âme, et permet à votre imagination et à votre créativité de fleurir. A mon sens, c’est un miracle et il nous reste tant d’autres miracles à découvrir. Nous éprouverons la joie de ces miracles. Nous sauverons les forêts et notre planète… » (p 164).

 

Un livre original

 Ce livre nous présente un parcours particulièrement original puisque, pour une part essentielle, il témoigne du passage d’une civilisation traditionnelle à la culture moderne. La civilisation celte nous apparaît aujourd’hui comme une grande civilisation. Elle a même réussi à se maintenir pendant de siècles à l’ouest de l’Europe. Diana Beresford-Kroeger a pu en recueillir la substance avant qu’elle ne disparaisse sous la pression de la culture scientifico-technique occidentale. Cette dernière cependant entre aujourd’hui dans une crise profonde, parce que ses  dérives ont entrainé et entrainent de redoutables dérèglements. Si un courant se lève pour promouvoir un âge de vivant, il se heurte aux crispations de la culture moderne individualiste et à une mentalité technico scientifique analytique et réductionniste. La philosophe Corinne Pelluchon exprime clairement cette réalité : « Le potentiel de destruction attaché au rationalisme moderne doit être examiné ave la plus grande attention… Dans les dérives, Corinne Pelluchon envisage une raison se réduisant à une rationalité instrumentale, oubliant d’accorder attention à la dimension des fins : « ce qui vaut », et un dualisme séparant l’humain du vivant » (3).

De fait, l’approche écologique présente une dimension holistique. Les conceptions du monde qui prévalent dans de nombreuses sociétés, non occidentales, ne s’alignent pas sur la pensée mécaniste qui s’attarde en Occident. A cet égard, le parcours de Diana Beresford-Kroeger est extraordinairement éclairant. En effet, elle nous prouve la validité et la consistance de savoirs ancestraux fondés sur une expérience collective de longue durée et elle nous invite à reconnaître des valeurs spirituelles et éthiques en phase avec une recherche de sens renouvelée. On pourrait croiser cette approche avec celle de certains anthropologues.

Cependant, l’apport de Diana montre également l’efficacité et l’utilité de disciplines scientifiques comme la biochimie et, bien sur, la botanique. Et aujourd’hui, le scientisme est en recul. Comme le montre Vinciane Despret dans son livre : « Le loup habitera avec l’agneau » (4), aujourd’hui, en éthologie, le méthodologies rigides sont contestées. Pionnière de la recherche sur les chimpanzés, Jane Goodhall s’est distinguée par son ouverture, sa reconnaissance du vivant (5) et elle vient de recevoir le prix Templeton ; ce prix, décerné depuis plusieurs dizaines d’années montre que science et spiritualité peuvent faire bon ménage. Diane Beresford-Kroeger évoque « une expérience sacrée » en présence de la forêt. Jane Goodhall éprouvait un sentiment comparable dan la forêt de Gombé. Aujourd’hui, à l’âge du vivant, la spiritualité va de pair avec l’écologie. Ainsi, théologien, sociologue et acteur dans la vie civile, Michel Maxime Egger a écrit un livre intitulé : « Ecospiritualité » (6) : « L’écospiritualité affirme que l’écologie et la spiritualité forment un tout parce que sans une nouvelle conscience et un sens du sacré, il ne sera pas possible de faire la paix avec la Terre ». Et il nous appelle à « réenchanter notre relation avec le vivant » (7).

Le témoignage de Diana Beresford-Krueger apporte une note originale dans cette littérature. C’est d’abord l’histoire d’une vie qui a souffert de sa condition d’orpheline et qui ayant trouvé un réconfort dans une vallée d’Irlande peut nous entretenir de la grandeur de la civilisation celte juste avant qu’elle ne disparaisse. Elle nous lègue ainsi le trésor de ses savoirs et de ses pratiques, mais en en montrant la fécondité et l’actualité grâce aux études scientifiques qu’elle a pu entreprendre et à la recherche de grande ampleur qui s’en est suivie et qui a mis en valeur l’apport des arbres et des forêts

Jean Hassenforder

 

  1. Peter Wohlleben. La vie secrète des arbres. Les Arènes, 2017
  2. Diana Beresford-Kroeger. La voix des arbres. Une vie au service des arbres, du savoir des druides aux plus récentes découvertes de la botanique. Tana éditions, 2023. Les éditions Tana publient des livres concernant la pratique écologique
  3. Des lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
  4. Une vision nouvelle des animaux : https://vivreetesperer.com/une-vision-nouvelle-des-animaux/
  5. Jane Goodhall : Une recherche pionnière sur les chimpanzés, une ouverture spirituelle, un engagement écologique : https://vivreetesperer.com/jane-goodall-une-recherche-pionniere-sur-les-chimpanzes-une-ouverture-spirituelle-un-engagement-ecologique/
  6. Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
  7. Réenchanter notre relation avec le vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/

Développer la bonté en nous, un « habitus de bonté »

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Du bon grain et de l’ivraie.

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Quel est notre regard sur nous-même tel qu’il est influencé par notre parcours psychologique et notre héritage religieux (1) ? Comment recevons nous la parabole du bon  grain et de l’ivraie rapportée par l’évangile de Matthieu ? Le commentaire de Michèle Jeunet, Sœur Michèle au Cénacle de Versailles (2) nous invite à choisir la bonté : « bonté du grain, bonté de la terre, bonté du monde, bonté de l’homme qui sème, bonté de Dieu ».

         « Nous sommes dans le fondamental de la création. « Dieu vit que cela était bon » (Genèse 1). Et nous sommes dans le fondamental d’une création en histoire. Non pas un monde tout fait, statique, immobile. Ce qui est semé est pour une croissance, une création  continuée        Croire en ce qui est bon en nous, croire que ce qui a été semé par Dieu en nous est bon et le développer au maximum, en y mettant toute notre énergie, notre créativité. « C’est le développement de la bonté en nous, un « habitus » de bonté qui fera se  dessécher l’ivraie ».

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J H

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Évangile de Matthieu au chapitre 13 verset 24 à 30

Il en va du Royaume des Cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ.

Or, pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu, il a semé à son tour de l’ivraie, au beau milieu du blé, et il s’en est allé.

Quand le blé est monté en herbe, puis en épis, alors l’ivraie est apparue aussi.

S’approchant, les serviteurs du propriétaire lui dirent :

« Maître, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? »

Il leur dit :

« C’est quelque ennemi qui a fait cela ».

Les serviteurs lui disent :

« Veux-tu donc que nous allions la ramasser ?

Non, dit-il, vous risqueriez, en ramassant l’ivraie, d’arracher en même temps le blé.

Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la moisson ; et au moment de la moisson je dirai aux moissonneurs : Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes que l’on fera brûler ; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier. »

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Développer la bonté en nous

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« Il est des titres qui sont trompeurs. Est-ce vraiment la parabole de l’ivraie ?

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         Cette parabole est d’abord en continuité de celle du semeur. Le semeur a semé du bon grain dans un terrain qui est bon. S’il sème ce qui est bon, c’est que lui-même est bon. Une sainte,  Thérèse Couderc,  disait de lui : « il est bon, il est plus que bon, il est la bonté ». Bonté du grain, bonté de la terre, bonté du monde, bonté de l’homme qui sème, bonté de Dieu. Nous sommes dans le fondamental de la création : « Dieu vit que cela était bon » Gn 1. Et nous sommes dans le fondamental d’une création en histoire. Non pas un monde créé tout fait, statique, immobile. Ce qui est semé est pour une croissance, une création continuée : grain puis épi, puis blé. Entre semailles et moisson, il y a le temps de l’histoire, le temps de la liberté de veiller à la croissance de ce qui est bon. Responsabilité qui est nôtre. Etre veilleur pour que la vie semée par Dieu vienne à maturité. Ce n’est pas du tout fait de toute éternité, immobile mais c’est une semence riche d’avenir, un don à faire qui périrait s’il ne peut s’épanouir grâce à la bonne terre de nos vies, de nos réponses humaines, don et accueil qui vont ensemble porter à maturité la nouveauté de l’épi.

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         Ce titre trompeur est en cohérence avec la réaction des serviteurs qui se focalisent sur l’ivraie, leur question sur son origine et surtout leur doute : « N’est-ce pas du bon grain que tu as semé ? ». Leur doute qui frise le soupçon.  Mais leur question n’est-elle pas la nôtre ? Leur doute et leur soupçon ne sont-ils pas les nôtres ? Cette question du mal qui nous taraude tous, qui est souvent un obstacle à la foi. La réponse du propriétaire est la même que celle de la Genèse. C’est un ennemi qui a semé de l’ivraie. La Genèse parle d’un serpent qui insinue le doute sur le don qui est fait, qui insinue le doute sur la bonté du donateur.

Que faut-il donc faire ? Arracher au risque de détruire la bonté des épis de blé ? Ce serait faire le jeu de l’ennemi.

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         Le propriétaire fait une autre option. Celle de la confiance dans le blé semé et dans la terre qui participe à la nouveauté de l’épi. Confiance dans l’épi assez fort pour ne pas se laisser étouffer par l’ivraie. Dans nos vies, il y a du bon grain et de l’ivraie. N’est-ce pas une erreur de se focaliser sur l’ivraie ? L’homme de cette parabole nous conseille un autre chemin. Croire en ce qui est bon en nous, croire que ce qui a été semé en nous par Dieu est bon et le développer au maximum, en y mettant toute notre énergie, notre créativité. C’est le développement de la bonté en nous, un « habitus » de bonté qui fera se dessécher l’ivraie. Et non un arrachage volontariste qui risque de dessécher la vie en nous.

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Michèle Jeunet

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(1)            Nos représentations sont influencées encore aujourd’hui par notre héritage religieux qui, pour une part, laisse des traces de peur par rapport à Dieu et de condamnation par rapport aux hommes. C’est le contraire de la bonne nouvelle de l’Evangile. Dans un livre récent : « Oser la bienveillance » (Albin Michel, 2014), la théologienne Lytta Basset met en évidence les effets négatifs de la conception du péché originel. Elle décrit « la généalogie et l’impact de cette notion profondément nocive qui remonte à Saint Augustin et qui  contredit les premiers Pères de l’Eglise. Elle montre comment ce pessimisme radical est totalement étranger à l’Evangile. Tout au contraire, les gestes et paroles de Jésus nous appelle à développer un autre regard sur l’être humain, fondé sur la certitude que nous sommes bénis dès le départ et le resterons toujours. Appuyé sur le socle de cette Bienveillance originelle, chacun de nous peut oser la bienveillance, envers lui-même et envers autrui et passer ainsi de la culpabilité à la responsabilité » (texte en couverture). On pourra lire aussi sur ce blog une mise en perspective d’un livre de Jacques Lecomte : La bonté humaine, altruisme, empathie, générosité. Odile Jacob, 2012 https://vivreetesperer.com/?p=674

(2)            Homélie de Sœur Michèle : le bon grain et l’ivraie (9 décembre 2013).  Sur le blog : aubonheurdedieu-soeurmichele : http://aubonheurdedieu-soeurmichele.over-blog.com/article-homelie-de-soeur-michele-le-bon-grain-et-l-ivraie-mt-13-24-30-121518838.html

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Voir aussi sur ce blog : « geste d’amour » (Odile Hassenforder) : https://vivreetesperer.com/?p=1204

Dans le livre d’Odile Hassenforder : « Sa présence dans ma vie », on pourra lire un chapitre : La bonté de Dieu (p 87-91)

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Sur ce blog, deux autres contributions de Michèle Jeunet :

Quelle est notre image de Dieu ? https://vivreetesperer.com/?p=1509

Se sentir aimé de Dieu https://vivreetesperer.com/?p=1752

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De bonnes ressources dans le recueil de textes rassemblés par Michèle Jeunet dans un livre récemment paru : Michèle Jeunet. Méditer une Parole de liberté. Catéchèses bibliques et lectio divina. Editions Croix du Salut, 2013. « Il s’agit pour moi d’aider les gens à ouvrir la Bible pour qu’elle soit vraiment un lieu de méditation qui éclaire leur vie et leur fasse découvrir un Dieu Ami de leur vie, présent au cœur de leur existence ».

 

La joie jusque dans l’épreuve

 

         « Dans les dernières années de sa vie, Odile a manifesté à plusieurs reprises son désir de transmettre une expérience et une réflexion qui se sont développées au cours de son existence. Ainsi a-t-elle exprimé dans plusieurs écrits son grand désir de communiquer un message d’amour et de vie. « Ce que j’ai la joie de partager aujourd’hui est la découverte des bienfaits de Dieu : manifestation de sa bonté infinie que j’ai pu ressentir, de sa magnificence que j’ai pu reconnaître dans la création, de sa présence dans l’énergie vitale sur tout ce qui existe. Mon regard s’est éclairé. Mon attitude s’est adoucie. Mon cœur s’est rempli de reconnaissance. « Le Royaume de Dieu s’est approché » dit Jésus. Aujourd’hui, Jésus est ressuscité. Nous pouvons vivre le règne de Dieu sur terre chacun et chacune à sa mesure. Cette joie de reconnaissance explose en moi. J’ai envie de la partager. La vie vaut la peine d’être vécue ». Ainsi les écrits d’Odile ont pu être recueillis et publiés dans un livre : « Sa présence dans ma vie » (1).

Au cours des dernières années de sa vie terrestre, Odile a affronté les assauts répétés d’un cancer. C’est dans cette condition qu’elle s’interroge sur la joie. Lorsque l’apôtre Paul parle , à plusieurs reprises de la joie dans ses épîtres : « Soyez toujours joyeux ! », est-ce possible ? Comment parler authentiquement de notre vécu par rapport à la joie ? Odile parle ici de la joie à partir de sa foi et de son expérience.

 

La joie jusque dans l’épreuve

Quand tout roule, que je me sens en forme, la vie est belle…La joie est tout naturellement au rendez-vous. Chacun peut le constater. Voilà que les nuages arrivent, que des pépins pleuvent, ou simplement  qu’une mauvaise nouvelle s’annonce, alors patatras tout s’écroule. Je me sens fatiguée avec un vague à l’âme qui risque fort de s’installer. Alors le commun des mortels constate d’un air résigné : « Il y a des jours avec et des jours sans ».

Se laisser influencer par le climat ambiant, comme un bouchon voguant sur l’eau, ne me satisfait pas.  Je souhaite tenir ma vie en mains dans la mesure de mes possibilités. Je lis dans le livre des Proverbes des vérités profondes que j’ai pu observer dans ma vie : « Un esprit joyeux est un excellent remède, mais l’esprit déprimé mine la santé » (Pr 17/22).  « Un bon moral permet de supporter la maladie (Pr 18/14). Et aussi : « Si tu te laisses abattre au jour de l’adversité, ta force est bien peu de chose » (Pr 24/10). Alors comment développer cette force intérieure que je désire ?

L’apôtre Paul parle à plusieurs reprises de cette joie dans ses épîtres. « Soyez toujours joyeux ! ». Toujours ? Est-ce vraiment possible ? Allez donc dire cela à quelqu’un dans la détresse où même simplement dans la peine. Vous risquez fort d’être renvoyé « sur les roses » ! Dans l’épître aux Thessaloniciens, (5/17-18), Paul ajoute : « Priez sans cesse. Remerciez Dieu en toute circonstances : Telle est pour vous la volonté que Dieu a exprimé en Jésus-Christ ».

Remercier en toutes circonstances ? Est-ce possible ? Comment ? Pourquoi ? Ne risquons-nous pas d’être hypocrites ? Il faut reconnaître ses sentiments. J’ai médité longuement la lettre adressée aux chrétiens de Philippes. Le mot : « joie » est mentionnée plus de dix fois, et « joyeux », tout autant. Pourtant Paul est en prison. Enchaîné dans des conditions matérielles pénibles, il parle de « détresse », et, de plus, il est profondément attristé, meurtri même, par l’attitude de certains, jaloux, hypocrites, dit-il, qui annoncent l’Evangile dans un esprit de rivalité.. Il semble toujours sur le qui-vive, car il voit l’influence néfaste de la propagande judaïsante pour ramener  les chrétiens sous le joug de la « Loi ». En même temps, l’apôtre a une affection particulière et une profonde reconnaissance pour les chrétiens de Philippes. Ils ont pris part à sa détresse et l’ont secouru : soutien matériel qui soulage ses conditions de vie, mais aussi et surtout leur communion spirituelle dans leur collaboration à la diffusion de la Bonne Nouvelle. Il se réjouit de les savoir fidèles à l’Evangile, de leur progrès dans la foi, de leur amour fraternel entre eux.

Alors, où est la vérité ? L’univers de Dieu est bien paix et joie dans la justesse des commandements de Dieu. (Romains 14/17). Attention de ne pas devenir schizophrène spirituel en séparant notre vécu : corps, émotion, mental, des élans mystiques. Plus j’approfondis ma relation  à Dieu, plus je suis convaincu que Dieu a des projets de bonheur pour moi (Jérémie 29/11), dans mon être tout entier (I Thes 5) et non pas uniquement spirituel. Voilà ce qui lui fait plaisir (Romains 12/1).

Alors joyeux dans l’adversité ? Je relis attentivement cette épître aux Philippiens. Comment l’apôtre réagit-il devant l’attitude qui l’a tant blessée de ceux « qui, animés par un esprit de rivalité et de dispute, jaloux de ses succès, se mettent à prêcher Christ ».

Qu’importe, après tout ! » dit Paul. Ce qui importe le plus, c’est que Christ soit annoncé, quelque soit le support de la communication. Alors sa douleur passe au second plan et s’adoucit à travers un intérêt plus important.

Dans le Psaume 23 du bon berger, je constate : devant l’adversité, le Seigneur prépare un banquet pour moi, m’accueillant comme un hôte important : sa bonté, sa générosité m’accompagnent tous les jours de ma vie.

J’ai compris qu’en toute chose, Dieu me veut du bien. Dans toute adversité, il y a un germe de vie. Aussi, je comprends la parole de Jésus : la semence doit mourir en terre pour donner une plante.  A chaque déception, le long de cette maladie a rebondissements, je me tourne vers l’Esprit Saint, le consolateur qui conduit dans la vérité.

Attentive à sa réponse, je perçois ma voix intérieure me désignant l’attitude faussée qui est à guérir en moi : une rancune, une colère intérieure, une blessure non guérie, une manière d’être à améliorer… Parfois, c’est une parole dite par telle personne, ou verset biblique, ou même un événement qui m’interroge et m’éclaire. Ainsi, pas à pas, l’œuvre divine a fait son chemin en moi, libérant ma personnalité. Je peux dire aujourd’hui qu’à soixante-dix ans passés, je vis une profonde joie de reconnaissance de devenir de plus en plus moi même dans la croissance de mes potentialités qui étaient bloquées par tant  d’obstacles et déviations vécus dans le passé.

Aujourd’hui devant tout le mal, je cherche le germe d’un bien meilleur. Sagesse et discernement spirituel souvent cités dans les épîtres de Paul développent la maturité de mon être.  Actuellement, je suis étonnée de vivre ce paradoxe d’une joie profonde et d’une grande paix en même temps qu’une douloureuse déception. Cette dernière, du reste, s’estompe quand un rayon de lumière me dévoile l’espérance. Ce sentiment est subjectif bien sûr . Il est perçu à l’extérieur quand mon interlocuteur au téléphone me demande des nouvelles tout en donnant une réponse avant que je n’ai le temps de parler : « Tu as une bonne voix, ça va bien ». Ouf, je n’ai pas à exprimer mon désarroi lié au traitement renforcé qui m’est prescrit. Alors la conversation peut se dérouler sur un ton joyeux qui me fortifie. Il m’arrive parfois d’encourager et même de prier pour l’autre au bout du fil qui, lui, exprime sa souffrance, son désarroi.

Dieu est grand, d’une bonté infinie. Il imprime en moi sa paix et sa joie. La liberté des enfants de Dieu m’est accordée. Joie . Reconnaissance.

 

Odile Hassenforder

 

(1) Odile Hassenforder. Sa présence dans ma vie. Parcours spirituel. Empreinte Temps présent, 2011.  L’introduction : « Odile Hassenforder : sa vie et sa pensée » est présentée sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2345 On y trouvera également d’autres textes d’Odile  ou des références à sa pensée : https://vivreetesperer.com/?s=Odile+Hassenforder

Ce texte : « La joie jusque dans l’épreuve » figure dans le livre sous le titre : « Soyez toujours joyeux » (p 145-148).

 

Lire aussi : « La joie, force de vie » (Méditation de Anne Faisandier)

(Texte précédent)

 

Comment une chrétienne féministe en vient à chercher une inspiration en Thérèse d’Avila

Comment une chrétienne féministe en vient à chercher une inspiration en Thérèse d’Avila

L’apport de femmes mystiques à la spiritualité contemporaine

Selon Shannon K Evans

Aujourd’hui, aux Etats-Unis, une partie du christianisme vit sous l’emprise d’une hiérarchie conservatrice qui maintient un esprit de domination qui s’exerce, entre autres, vis-à-vis des femmes. Soumises à cette pression, beaucoup de femmes s’interrogent dans leur for intérieur sur la voie à suivre, et s’engagent, en conséquence dans une quête spirituelle. Ainsi un livre vient de paraitre récemment : ‘The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today’ (Les mystiques voudraient prendre la parole. Six femmes qui ont rencontré Dieu et ont trouvé une spiritualité pour aujourd’hui) (1).

 

Le cheminement de l’auteure : d’une emprise conservatrice à une quête spirituelle libératrice

L’auteure, Shannon K Evans nous fait part des raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre. De fait, dans sa quête, Shannon K Evans s’est convertie au catholicisme. Cette jeune femme moderne qui se reconnait dans des aspirations féministes, se ressent de plus en plus mal à l’aise dans le milieu catholique dans lequel elle s’est inscrite. « Trop souvent, certains problèmes paraissent malvenus dans nos milieux religieux. Par exemple, quand je dis que je suis chrétienne et féministe, je trouve que le côté chrétien fait peur aux féministes et que le côté féministe fait peur aus chrétiens » (p 4).

Shannon raconte comment elle faisait partie d’un ministère catholique où ses écrits étaient appréciés au départ. Cependant, commençant à ressentir dans ce milieu, une tonalité conservatrice qui n’était pas la sienne, elle commença à s’autocensurer : « Je ne me sentais plus la permission de me faire confiance, de faire confiance à ma conscience et à la manière dont je comprenais l’Esprit au dedans de moi ». Shannon est parvenue à se détacher : « J’ai trouvé le courage de retourner à ma propre voie ». Elle nous raconte l’épreuve qu’elle a vécu. « Dans mes écrits, j’émettais de petites critiques vis-à-vis du patriarcat et je plaidais pour un leadership sérieux incluant l’ordination des femmes. Je critiquais le mélange entre l’église et l’état assurant des avantages aux politiciens. Je parlais ouvertement de mon amour pour le yoga et l’ennéagramme. Même si j’exprimais ces opinions uniquement sur mon blog personnel et des médias sociaux, mon statut à l’intérieur du ministère commença à s’‘écrouler. Des plaintes furent portées contre moi par des lecteurs de longue date. Un prêtre et un évêque travaillèrent pour me faire taire, ce qui m’ouvrit les yeux sur le mal du cléricalisme. Quand la direction du ministère me demanda de cacher entièrement mes convictions personnelles si je désirais rester dans le personnel, je démissionnais de la manière dont j’espérais qu’elle soit la plus amiable. Je ressentis un choc quand la grande majorité des femmes que je considérais comme des amies, ne me parlèrent plus. J’eus le sentiment d’avoir été utilisée puis abandonnée » (p 5).

Shannon a poursuivi sa quête spirituelle. Convertie depuis dix ans au catholicisme, elle nous raconte que les saintes y étaient toujours présentées comme ‘dociles’. Alors la lecture du livre de Mirabai Starr, ‘Wild mercy . Living the fierce and tender wisdom of women mystics’ (Miséricorde sauvage : vivre la sagesse intense et tendre des femmes mystiques), fut un évènement pour Shannon. Le livre présentait des femmes mystiques de différentes traditions religieuses et de différentes spiritualités. Cependant, un peu à sa surprise, les mystiques chrétiennes qu’elle y remarqua devinrent ses favorites. « Ces femmes étaient vraies, fascinantes, croyables ». Du coup, elle prit conscience des écueils de la présentation traditionnelle des saintes, conditionnée par le regard masculin. Alors, dans une relation d’amour spirituel avec ces femmes, elle se décida à écrire un livre à leur sujet. Ainsi, elle choisit : Thérèse d’Avila, puis Julian de Norwich, Hildegarde de Bingen, Margerie Kemp, Catherine de Sienne et enfin, après quelques hésitations, Thérèse de Lisieux.

On remarque qu’elles étaient en majorité des sœurs religieuses, les couvents à l’époque les libérant d’un certain nombre de contraintes familiales. Shannon précise le sens qu’elle attribue au terme de mystique. « Une mystique est juste quelqu’un qui a fait l’expérience de l’éternel et a choisi d’en connaitre plus. Le mysticisme n’est pas réservé à quelques privilégiés, mais chacun de nous y est invité. Il y a seulement une génération, le théologien jésuite Karl Rahner a dit : ‘Le chrétien du futur sera un mystique ou n’existera pas’ ». Dans ce livre, Shannon a découvert la sagesse de ces femmes mystiques comme un trésor : « Leurs visions demeurant pertinentes pour aujourd’hui ». « Je suis moi-même ébahie de voir combien leurs rêves allaient vers le progrès et combien elles semblent actuelles dans ce moment particulier de l’histoire » (introduction).

 

Thérèse d’Avila

« Avoir confiance en soi ne fait pas de vous une hérétique »

Ce chapitre sur Thérèse d’Avila commence par un rappel des expériences désagréables de pression que Shannon K Evans a vécu, une invitation de son environnement à la soumission. C’est aussi ce que beaucoup d’autres femmes éprouvent, nous dit-elle. « En vue de maintenir notre sens d’appartenance, nous nous disciplinons pour rester à l’intérieur des frontières de ce que nous sommes autorisées à penser, croire ou pratiquer plutôt que d’exprimer ce que nous pensons, croyons ou désirons pratiquer vraiment » (p 6). Mais Shannon précise « Cela ne signifie pas que nous voulions nous débarrasser de notre boussole intérieure. Si nous cherchons sincèrement à vivre en union avec l’Esprit, alors avoir confiance en nous-même comme portail de la vie divine peut être une voie pour nous mouvoir de l’enfance spirituelle à la maturité spirituelle. Jésus lui-même a dit que ‘le Royaume des Cieux n’est pas à votre gauche ou à votre droite, mais à l’intérieur de vous’ (Luc 17.21) » (p 6). Cela peut paraitre effrayant ; « Il peut paraitre plus sûr de chercher le Royaume des Cieux à l’extérieur de nous-mêmes, en regardant à des figures d’autorité, à la culture religieuse ou au filet de sécurité de l’orthodoxie. On ressent un certain sens de sécurité en croyant que quelqu’un d’autre sait mieux que nous ». En rappelant la parole de Jésus sur le Royaume des Cieux à l’intérieur de nous, Shannon évoque « une petite voix pour nous guider, une manière d’apprendre à écouter profondément ce que nous croyons déjà. C’est mettre l’accent sur une capacité d’avoir confiance en nous-même.

Shannon nous raconte la vie de Thérèse d’Avila. Elle est née en 1515. Sa lignée était juive, mais l’antisémitisme et la puissance impériale ont contraint son grand-père paternel à se convertir au catholicisme dans l’espoir d’un avenir meilleur pour ses enfants. Mais l’inquisition veillait. La famille fut suspectée et exposée à une vindicte populaire. Le père de Thérèse vécut enfant cette humiliation et jura de ne pas y retomber en adoptant un catholicisme rigide. Pourtant, dans la dernière moitié de sa vie, sa fille Thérèse fut elle aussi suspectée par l’inquisition. L’auteure nous raconte l’enfance et l’adolescence de Thérèse, une petite, puis jeune fille très douée : « charmante, imaginative, intense et charismatique ». « Elle était un leader naturel ». Avec son frère, elle s’est lancée dans des aventures pieuses. A l’adolescence, une certaine dissipation apparait. Ayant eu écho d’une relation amoureuse de sa fille, son père veuf et scrupuleux l’envoie vivre un moment dans un couvent. A la surprise de tous et à la sienne, elle s’y plait. « Après un temps de discernement, elle entre au monastère carmélite à 19 ans et prononça ses vœux, deux ans plus tard, prenant le nom de « Thérèse de Jésus » (p 9).

Durant sa vie consacré, Thérèse a énormément écrit. « C’était une femme qui avait quelque chose à dire et la confiance pour le dire. Chacune de ses quatre principales œuvres est considérée comme un apport inestimable pour l’évolution de la tradition mystique, mais c’est « Le Château intérieur » qu’elle écrivit vers la fin de sa vie, qui est généralement considéré comme son chef d’œuvre spirituel. Elle y décrit l’âme comme un château avec sept demeures ou maisons, dans une spirale interne. La première maison est le pas initial et sincère dans notre marche vers Dieu. La septième est celle où la personne vit l’expérience d’une pleine félicité dans l’union avec le divin. Et les cinq demeures entre ces deux états représentent des étapes progressives de maturité spirituelle et de conscience éveillée au long du voyage. Comme nous voyageons vers la maturité spirituelle, explique-t-elle, nous passons nécessairement par chaque demeure du château intérieur, avançant de plus en plus profondément en nous-même – et, en même temps – entrant en Dieu de plus en plus profondément ».

« Il ne peut être exagéré de souligner le caractère radical de cette idée venant d’une femme catholique espagnole au temps de l’inquisition ». A cette époque, la spiritualité de la plupart des gens consistait en une déférence vis-à-vis de l’autorité et une peur de la vie après la mort. « Les autorités ecclésiastiques prirent note de la radicalité des idées de Thérèse – et ils essayèrent de l’empêcher de parler ». Elle ne s’excusa pas et elle résista solidement aus hommes qui, dans leur pouvoir patriarcal, espéraient l’intimider en l’amenant à se soumettre.

 

Actualité de la spiritualité de Thérèse d’Avila

« Thérèse enseignait que l’unité avec Dieu ne se trouve pas en travaillant à monter à une échelle pour aller au ciel, mais plutôt en plongeant dans nos mines profondes à l’intérieur de nous-même. Non pas une ascension, dirait-elle, mais une descente. La distinction est importante. Beaucoup d’entre nous passent des années à recevoir le message religieux qui nous dit que nous devons nous transcender nous-mêmes pour être unie à Dieu, ce qui peut signifier : changer nos personnalités, ne pas penser à nous-mêmes, supprimer nos sexualités, nous obséder sur le péché, et toutes sortes d’autres choses… Thérèse nous dit que nous n’avons pas à monter au-dessus de nous-mêmes, pour rencontrer Dieu, mais plutôt, avec curiosité et vulnérabilité, nous devons plonger en nous-même… ‘Qu’est-ce qui serait pire que n’être pas chez soi (at home) dans notre propre maison’ dit-elle ». « Quel espoir avons-nous de trouver le repos en dehors de nous-même si nous ne pouvons pas être à l’aise à l’intérieur ? »

Cette vision doit être envisagée dans sa profondeur. Shannon K Evans raconte comment elle s’est fourvoyée, un moment, en cherchant dans quelle demeure elle pouvait se trouver. Elle a pu mieux se situer grâce à un écrivain versé en spiritualité, James Finley. Elle y a trouvé une mise en garde vis-à vis d’un désir de tout mesurer. « Nous essayons toujours d’évaluer si nous sommes en tête, derrière ou dans la moyenne. Nous cherchons désespérément à trouver une mesure pour savoir si nous sommes sur le bon chemin, si Dieu est satisfait de nous ou si nous devrions nous sentir fier ou honteux » (p 12). « Il y a une différence entre approcher la spiritualité sur le fondement de la production ou sur celui de la relation. A l’Ouest, nos structures religieuses reflètent presque toujours notre culture colonisatrice, où les victoires sont célébrées, où la compétition est une donnée, et ou le progrès est linéaire. Pourrions-nous élargir nos imaginations spirituelles ? Avec un fondement de relation – avec nous-même, avec les autres et avec Dieu – notre foi peut grandir dans un espace de connexion plutôt que dans un espace de performance et de conquête. Dans cette approche féminine plus traditionnelle, la santé et la plénitude des gens l’emportent sur le légalisme et sur les absolus immuables. La vie de Jésus est l’incarnation de ce qu’est un fondement spirituel relationnel. ‘Le sabbat a été fait pour les hommes et non les hommes pour le sabbat’, dit-il. Si notre formation spirituelle est enracinée dans la nourriture de la relation, alors notre croissance prend forme et est mesurée différemment » (p 12).

Selon Thérèse d’Avila, « la vie spirituelle n’est pas une ligne droite, mais une ondulation où nos pas semblent nous conduire loin de nos objectifs. Nous faire confiance. Faire confiance à l’Esprit qui nous conduit… On ne risque pas de perdre notre chemin, car c’est la Voie qui nous conduit » (p 13-14).

« Il est très important, mes amis, de ne pas penser à l’âme comme sombre. Nous sommes conditionnés pour ne voir que la lumière externe. Nous oublions qu’il y a la réalité de la lumière intérieure illuminant notre âme ». « Si ces paroles de Thérèse d’Avila étaient révolutionnaires au Moyen âge, d’une certaine manière, elles le paraissent encore aujourd’hui bien qu’un peu moins ». « Notre culture religieuse sélectionne des versets sur ‘mourir à soi-même’. Certains cercles critiquent des livres spirituels modernes en les assimilant à des livres d’auto-assistance (self-help) comme si la spiritualité et le fait de s’aider soi-même ne pouvaient pas aller de pair. »

Shannon K Evans rappelle ici que Thérèse d’Avila défendait la thèse que le soi (self) est digne de connaissance ; ses écrits se fondent sur l’assomption que votre soi, votre monde intérieur, chaque chose qui est communiquée en vous et à travers vous, est sainte et digne de découverte ; « Quelle honte qu’à travers notre inconscience, nous ne nous connaissions pas nous-mêmes », écrit-elle. « Thérèse d’Avila, une des maitresses de prière de l’histoire, est convaincue que nous ne pouvons pas connaitre Dieu en dehors de nous connaitre nous-même, que nous nous dirigeons vers l’union divine seulement quand nous cherchons à comprendre les secrets sacrés à l’intérieur de nous et les mystères sacrés qu’ils contiennent. Sachant combien elle est un ‘gourou’ mystique internationalement reconnu – ce que nous ne sommes pas ! – peut-être devrions-nous considérer sérieusement ce qu’elle dit » (p 15).

Shannon évoque sa maternité. Elle a donné naissance à quatre enfants. Elle nous raconte comment une de ses amies presse de baptiser le plus tôt possible les nouveau-nés. « L’urgence vient de l’accent sur le péché originel : la croyance que l’âme humaine est née intrinsèquement pécheresse et qu’elle doit être rachetée par le baptême aussi vite que possible » (p 15). Au contraire, l’expérience de la maternité a développé chez Shannon une autre croyance : « la conviction que l’âme humaine est premièrement marquée par ce que certains appellent ‘la bénédiction originelle’ (original blessing ) – ou selon Hildegarde de Bingen la ‘sagesse originale’ (original wisdom) – plutôt que par le péché originel » (p 16). Shannon n’ignore pas la réalité du péché, mais elle en refuse l’obsession. « En fait, le péché originel est un concept qu’on ne trouve pas du tout dans les écritures juives – dans ces écritures qu’on dit être le fondement de la foi chrétienne et que Jésus a étudiées et citées. L’idée du péché originel a été mise en œuvre pour la première fois par saint Augustin au Ve siècle » (p 16). On ne peut négliger la réflexion théologique. « Ce que nous croyons importe. La manière dont nous voyons notre état premier détermine ce que nous ressentons au sujet de nous-même, notre capacité à accepter l’amour de Dieu pour nous et la permission de faire confiance à l’Esprit » (p 16). C’est là que la pensée de Thérèse d’Avila parait libératoire. « Thérèse d’Avila mettait l’accent sur la ‘lumière intérieure’ (inner light) qui illumine notre âme. Shannon évoque la jeune femme du Cantique des Cantiques qui s’écrie : ‘Je suis sombre, mais belle’ (dark, but lovely). Et elle l’interprète ainsi : « Nous n’avons pas à prétendre que notre péché et notre faiblesse n’existent pas pour embrasser la lumière et la beauté de nos âmes. Nous résoudre à faire confiance à nos âmes ne signifie pas que nous croyons être parfaites. C’est simplement nous donner la dignité d’avoir confiance que quand nous provoquons du gâchis, quand nos ‘manquons le but’ (ce que le mot péché signifie littéralement), nous serons capables de rééquilibrer. La boussole à l’intérieur de nous est puissante et vraie, tenue solidement par l’Unique qui tient toutes choses ensemble. Nous pouvons être sombres, mais belles. Nous pouvons faire confiance à notre lumière intérieure pour nous guider parce que la réalité de ce que nous sommes est faite de bien plus que ce que nous pouvons voir ; la réalité de ce que nous sommes est que nous existons dans l’union Divine » (p 17).

« Thérèse d’Avila nous encourage à gouter l’immensité de l’âme, à la célébrer comme un éclat de Dieu, une part de l’étendue insondable de l’amour qui est le grand JE SUIS. Voilà en qui on peut faire confiance. Vous êtes dignes de confiance » (p 17).

Ce chapitre sur Thérèse d’Avila nous permet d’apprécier l’apport de Shannon k Evans dans son livre sur quelques femmes mystiques chrétiennes. De leur histoire, vient un souffle, le souffle de l’Esprit. Si ces femmes ont vécu des épreuves et rencontré des obstacles, la vie divine les a accompagnées et elles nous communiquent confiance et sagesse. Shannon nous montre combien leurs éclairages sont toujours actuels pour nous délivrer de nos enlisements à la manière dont elles-mêmes avaient répondu aux errements de leur époque à travers leur vécu de la vie divine. Et, comme le pouvoir patriarcal a été et est source de grandes déviations, leur expérience féminine de l’Esprit vient nous apporter un éclairage salutaire. Shannon K Evans nous montre concrètement en quoi cet éclairage est précieux pour tous les humains que nous sommes, mais aussi tout particulièrement pour les femmes, et donc pour les femmes qui conjuguent leur foi chrétienne et leur conscience féministe. Si Shannon K Evans nous parle à partir des Etats-Unis, il va de soi que son message est bienvenu dans toute la christianité. Elle nous propose une « spiritualité pour aujourd’hui ».

J H

  1. Shannon K. Evans. The mystics would like a word. Six women who met God and found a spirituality for today. Convergent, 2024

 

Voir aussi :

Julian of Norwich : une vision de l’amour divin et de l’union mystique :

https://vivreetesperer.com/une-vision-de-lamour-divin-et-de-lunion-mystique/

Hildegarde de Bingen : L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/