Sugata Mitra : Un avenir pédagogique prometteur à partir d’une expérience d’auto apprentissage d’enfants indiens en contact avec un ordinateur

 

« The hole in the wall » : un phénomène émergent

 

Peut-on imaginer qu’un groupe d’enfants indiens illettrés, sans instruction préalable, puisse apprendre l’anglais au contact d’un ordinateur, puis, dans l’année qui suit, acquérir une culture équivalente à celle d’une secrétaire occidentale ? Cela paraît invraisemblable et pourtant cette situation a été observée pendant plusieurs années dans des lieux différents par un chercheur indien, Sugata Mitra, aujourd’hui professeur de technologie de l’éducation à l’université de Newcastle upon Tyne (Grande Bretagne).

Et s’il y avait dans la motivation de ces enfants en contact avec un ordinateur un germe d’avenir qui nous concerne tous ? Laisser les enfants apprendre avec un ordinateur plutôt que de répéter les anciennes méthodes pédagogiques… Désormais l’ordinateur apporte à la fois un savoir polyvalent et un savoir-faire (1). Et s’il y avait dans la rencontre des enfants avec cette dynamique du savoir véhiculée par l’ordinateur, un phénomène émergent porteur d’avenir ?

 

The hole in the wall : une expérience fondatrice

 

En 1999, Sugata Mitra travaille comme responsable scientifique dans une entreprise d’ordinateurs à New Delhi en Inde. Il a une formation de physicien théorique, mais son travail quotidien porte sur les technologies. Comme on lui demande d’explorer le champ de l’usage public de l’ordinateur, l’idée lui vient d’en mettre un à la portée des enfants d’un quartier déshérité, un bidonville (« slum »), en bordure du bâtiment dans lequel il travaille. Alors il perce un trou dans le mur (« hole in the wall », et sans plus d’information, il offre à ces enfants la possibilité d’accéder à un ordinateur. Ces enfants sont pour la plupart illettrés et qui, de plus, à l’époque, n’ont jamais vu un objet de cet ordre. Cependant, ces enfants commencent à explorer cet objet inconnu et, peu à peu, sans information d’aucune sorte, en s’entraidant, ils en découvrent les fonctionnalités comme, en premier, l’usage de la souris. Quels ne sont pas la surprise et l’émerveillement de Sugata Mitra quand il découvre ce processus d’exploration et d’appropriation de l’ordinateur par les enfants et les conséquences qui vont s’en suivre dans leur autoapprentissage de l’anglais et de la culture correspondante. Plus tard, dans un autre lieu, il aura l’idée de mettre à la disposition des enfants, à travers l’ordinateur, un savoir en biologie, et il constatera, à sa grande stupeur, que peu à peu, ils parviennent à décrypter une partie de ce message complètement étranger dans une langue qui leur est extérieure.

Pendant des années, cette expérience d’autoapprentissage a été répétée en différents lieux. Ces observations permettent à Sugata Mitra de pouvoir déclarer qu’en 9 mois, à partir d’une absence de connaissance de la langue anglaise, ces enfants parviennent à un savoir équivalent à celui d’une secrétaire dans un pays occidental.

Parce que cet homme a été inventif, curieux d’esprit, ouvert à l’inconnu, persévérant, un phénomène qui sort de l’ordinaire a été mis en évidence et est aujourd’hui connu sous le terme de « trou dans le mur » (« hole in the wall »), expérience qui a abouti à cette grande découverte (2).

 

Un environnement pour organiser l’autoapprentissage

 

La découverte de Sugata Mitra est reconnue par le dispositif TED (3) qui diffuse les idées nouvelles dans l’univers anglophone à travers des « talks », courtes interventions diffusées en vidéo. Sugata Mitra expose son expérience en 2010 et, en 2013, un prix Ted lui est décerné, accompagné d’un crédit qui va lui permettre d’engager une expérimentation à grande échelle en créant 7 espace propices à cette pédagogie, 2 en Grande- Bretagne et 5 en Inde. Ces espaces sont définis en terme de « Self organising learning environment » (« SOLE »), des environnements pour organiser un auto-apprentissage. Ce sont des lieux confortables (lounge) avec des ordinateurs et des sièges permettant des se regrouper dans le travail. On peut découvrir le concept de SOLE comme la conjugaison d’internet à haut débit, d’une activité collaborative et d’un esprit d’encouragement et d’admiration. A chaque session, on propose aux enfants une question pour susciter leur curiosité et leur désir de recherche. Ainsi, par exemple, « Pourquoi vos dents repoussent une deuxième fois ? ». Les enfants se lancent alors dans une recherche sur ordinateur pour récolter les informations et les rassembler pour en rendre compte dans un texte.  On constate que la collaboration et la curiosité naturelle des enfants catalysent leur apprentissage même si ces enfants vivent dans les endroits les plus pauvres et ne reçoivent aucune instruction.

Une autre innovation vient de renforcer le dispositif. Elle a pour but de soutenir et d’encourager la motivation des enfants vivant dans des régions défavorisés. Ce dont on a besoin, ce n’est pas d’enseignants qui pourraient tendre à évaluer et à contrôler prématurément, ce sont des personnes capables de sympathiser avec les enfants, d’apprécier leurs découvertes et de les encourager par une expression d’enthousiasme et d’admiration. Et c’est là que l’on découvre encore une fois la créativité de Sugata Mitra. Il a pensé que des grand-mères anglaises, (« grannies ») pourraient, à travers skype, rencontrer chaque semaine un groupe d’enfants indiens et établir avec eux un contact chaleureux, bref un réseau de volontaires aidant les enfants les plus pauvres à apprendre en favorisant leur motivation. Voici un exemple de conversation telle qu’elle est souhaitée dans ce dispositif. La grand-mère manifeste son enthousiasme : « Magnifique ! C’est fantastique ! Comment est-ce que tu as fait cela ? D’où cela vient-il ? Quand j’étais enfant, jamais je n’aurais pu faire une chose pareille. Et l’enfant répond : « O, tu es stupide ! Je vais te montrer ! ». Cette approche des grand-mères exprimant leur admiration comme une force motrice, est originale. Et bien, cela marche. « La présence d’une médiation amicale peut accroître l’autoapprentissage ».

 

(vidéo sous-titrée en français : http://www.ted.com/talks/sugata_mitra_build_a_school_in_the_cloud?language=fr)

 

Laissez-les apprendre ! Un nouvel horizon

 

Cette approche commence à se diffuser dans le monde. Mais elle se heurte aussi à des obstacles dans mes mentalités. On peut se demander si dans des pays « riches », il n’y a pas parfois un manque d’appétit  parce qu’il y aurait satiété (4). On peut s’interroger sur les conditions culturelles  qui interviennent dans ce processus. Des milieux conservateurs peuvent entrer en opposition. Cette nouvelle approche rompt avec des habitudes séculaires. Comme Sugata Mitra le fait observer, pendant des décennies, on a formé les élèves dans la perspective de répondre aux besoins d’un système hiérarchisé dans lequel régnaient discipline, uniformité et interchangeabilité. Il y avait une sorte de machine qui gouvernait le monde. L’école avait pour but de produire les travailleurs correspondants. Les écoles servaient un empire et, si elles ne changent pas, elles vont être démodées. Pour changer le système, il y aujourd’hui une priorité : réformer les examens en y permettant l’accès à internet.

Bref, ce qui importe aujourd’hui, c’est de permettre l’expression de la créativité. A cet égard, deux personnalités se rejoignent dans le monde anglophone : Sugata Mitra et Ken Robinson (5). En France, le développement de « l’éducation nouvelle » s’est longtemps heurté à beaucoup d’obstacles. Mais progressivement les mentalités changent. L’école se transforme. On assiste aujourd’hui à une nouvelle vague qui se manifeste notamment dans « le printemps de l’éducation » (6).

La pédagogie nouvelle, c’est partir des intérêts et des représentations des enfants pour leur permettre d’aller plus loin (7). Une bibliothécaire, Geneviève Patte, a écrit un livre qui montre l’enthousiasme des enfants à qui l’on propose un environnement de livres et un accompagnement chaleureux. Ce livre est intitulé : « Laissez les lire ! » (8). Le mouvement engagé par Sugata Mitra se développe aujourd’hui dans un esprit analogue : « Ce n’est pas provoquer l’apprentissage, c’est laisser l’apprentissage advenir » (« It is not making learning happen. It is about letting him happen ». Laissez les lire ! Laissez les apprendre !

Comme physicien, Sugata Mitra médite sur le caractère inédit de cette entreprise. Il écrit : « Learning can emerge in spontaneous order at the edge of the chaos » : « L’apprentissage peut émerger dans un ordre spontané à la frontière du chaos ». C’est une pensée éclairante qui nous ouvre sur une autre dimension (9).

Au total, dans ce mouvement, nous pouvons ensemble reconnaître l’apparition d’un phénomène émergent qui a été mis en évidence par un homme suffisamment humble pour se laisser surprendre par la nouveauté et suffisamment persévérant et créatif pour poursuivre l’expérience.  Voici un mouvement porteur d’avenir. A nous de savoir observer et écouter.

 

J H

 

(1)            « Une nouvelle manière d’être et de connaître. « Petite Poucette » de Michel Serres ». Sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=820

(2)            On pourra consulter à ce sujet différentes sources :

Tout récemment en 2015, Sugatra Mitra a fait une conférence aux Etats-Unis : « The future of learning » à « L’Association pour le développement des talents » (ATD). On trouvera des notes sur le contenu de cette conférences sur deux sites : « Tubarks : the musings of Stan Skrabut » qui présente également plusieurs vidéos  concernant l’œuvre de Sugata Mitra : https://tubarks.wordpress.com/2015/05/24/atd2015-keynote-sugata-mitra/ et « Cammy Beam » : http://cammybean.kineo.com/2015/05/sugata-mitrathe-future-of-learning.html C’est une documentation de qualité.

Un article très bien informé et, de plus présentant une perspective synthétique, vient de paraître dans le Guardian : Carol Cadwallabr. « The « granny cloud » The network of volunteers helping poorer children learn » 2 aout 2015 : http://www.theguardian.com/education/2015/aug/02/sugata-mitra-school-in-the-cloud… On pourra également entendre Sugatra Mitra dans plusieurs vidéos comme cette courte intervention : « Beyond the Hole in the Wall. AERO conference 2015 : https://www.youtube.com/watch?v=vPjWiZaMtVc

(3)            Histoire et développement de Ted : https://en.wikipedia.org/wiki/TED_(conference) Voir aussi sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=1910

Voir l’exposé en vidéo de Sugata Mitra à Ted en 2013 : « Construire une Ecole dans le Cloud » et la transcription de son exposé en français : un texte de base pour des francophones : http://www.ted.com/talks/sugata_mitra_build_a_school_in_the_cloud?language=fr http://www.ted.com/talks/sugata_mitra_build_a_school_in_the_cloud/transcript?language=fr

(4)            On observe chez les enfants des pays pauvres une  belle soif d’instruction : Sur ce blog : «  Sur le chemin de l’école » : https://vivreetesperer.com/?p=1556

(5)            Sur ce blog : « Une révolution en éducation » : https://vivreetesperer.com/?p=1565

(6)            Voir sur ce blog : «  Et si nous éduquions nos enfants à la joie ? Pour un printemps de l’éducation » : https://vivreetesperer.com/?p=1872

Site du « Printemps de l’éducation » : http://www.printemps-education.org

(7)            Sur ce blog : « Une nouvelle manière d’enseigner : participer ensemble à une recherche de sens. L’approche pédagogique de Britt Mari Barth » : https://vivreetesperer.com/?p=1169

(8)            Sur ce blog : « Laissez-les lire. Une dynamique relationnelle en éducation » : https://vivreetesperer.com/?p=523

Dans notre contexte personnel, cette réflexion évoque la pensée théologique de Jürgen Moltmann sur la création. La pensée théologique de Moltmann est présentée sur le site : « L’Esprit qui donne la vie ». http://www.lespritquidonnelavie.com                                    Nous nous reportons ici à un des derniers livres de Moltmann : Ethics of hope. Fortress Press, 2012  (Evolution and emergence p 124-126) : « Dans l’histoire de la nature, il y a l’irruption de systèmes de matières et de formes de vie et, dans ce processus, de nouveaux ensembles émergent… On en parle comme l’auto-organisation de l’univers et de la vie… L’interprétation théologique donne à cette idée une nouvelle profondeur à travers la vision d’une auto-transcendance… J’interprète personnellement ces signes de la nature comme la présence de l’Esprit divin qui pousse vers la transcendance et, à travers l’apparition de nouveaux ensembles, anticipe le futur de la nature dans le Royaume de Dieu… Nous comprenons le présent, pas simplement comme l’aboutissement d’une évolution passée. Nous comprenons aussi le passé comme un « passé futur », parce que nous comprenons le présent comme le présent de ce qui est à venir et tend vers le futur de Dieu » (Extraits en traduction).  Dans ce registre, nous interprétons le phénomène émergent de l’auto-apprentissage interrelationnel comme une anticipation et comme un « signe des temps ».

Une boite à soleil : reconnaître les petits bonheurs comme un flux de vie

 

 

De l’archéologie de la souffrance à une psychologie des ressources

Par Jeanne Siaud Facchin

 

Dans notre existence quotidienne, savons-nous reconnaître les petits bonheurs qui se présentent à nous comme des épisodes qui nous réjouissent le cœur, nous fortifient et peuvent nous construire dans une vision positive ? Dans un talk à la conférence TEDx Vaugirard Road, Jeanne Siaud Facchin nous invite à reconnaître les « petits bonheurs » et à les mémoriser dans tout notre être en développant ainsi un comportement positif au lieu de vouloir arracher à tout prix les mauvaises herbes de notre passé. Et c’est pourquoi comme psychologue, elle intitule la vidéo correspondante : « En finir avec l’archéologie de la souffrance » (1). Jeanne Siaud Facchin nous entraine ainsi avec délicatesse de cœur et enthousiasme dans un parcours où nous découvrons le potentiel des petits bonheurs.

 

Jeanne Siaud Facchin commence par nous raconter une belle histoire, celle d’une petite fille qui voulait offrir un cadeau d’anniversaire à son grand frère. C’est l’histoire particulièrement symbolique de la « boîte à soleil ». Elle a trouvé une boîte et toute la journée, elle a cherché à y capturer du soleil. Et le soir, la boîte est éclairée, car il se trouve, nous rapporte la conteuse à la fin de l’histoire, qu’un vers luisant est venu s’y loger ! « Quelquefois dans la vie, c’est comme ça. On croit que ce n’est pas possible. Et pourtant ! ».

 

La vision  que nous apporte Jeanne Siaud Facchin n’est pas un rêve. Elle est bien  connectée avec la réalité. Et c’est ainsi qu’elle introduit son exhortation par un récit émouvant. Comme psychologue, elle reçoit un  jour un petit garçon qui vient de perdre son papa. Elle nous rapporte son désarroi face à cette situation tragique. Les savoirs théoriques ne sont d’aucun secours. Alors, elle se fie à son intuition : « Je prend une grande respiration : je me relie à ce que je ressens au plus profond de moi. Je m’entends lui dire : « Tu sais, au fond de toi, il y a un trésor. C’est tout l’amour que tu as partagé avec ton papa, les moments de bonheur que tu as passés avec lui. Et ce trésor, la mort ne l’a pas emporté. Tu l’auras toujours au fond de toi. Et tu pourras y puiser tout au long de la vie. C’est ta boîte à soleil ». Elle a rencontré, par la suite, ce petit garçon devenu grand qui se souvenait du réconfort qu’elle lui avait ainsi apporté : « Il avait ressenti quelque chose de chaud. Ça l’avait beaucoup aidé ».

 

A partir de cet exemple émouvant, Jeanne Siaud Facchin peut nous interpeller : « C’est pourquoi c’est si important d’avoir une boite à soleil, d’avoir cette attention de la remplir à chaque instant de sa vie. Tout le monde peut capturer du soleil, capturer ces micromoments de vie qui sont doux, agréables, qui nous font chaud au cœur, mais auxquels il faut être attentifs, car ils sont éphémères. Souvent on passe à côté. Et pour graver ces petits bonheurs, il faut faire très attention… On passe beaucoup de temps de notre vie à attendre le Bonheur ou à courir après lui. Comme si un jour le Bonheur arrivait : « Bonjour, je suis le Bonheur »… Ce sont les petits bonheurs, les bonheurs ordinaires qui fabriquent le bonheur extraordinaire ».

Mais comment y prêter attention ? Comment nous en imprégner ? Comment le mémoriser pour nous en inspirer ? « Pour graver en soi les petits bonheurs, la seule chose dont nous ayons besoin, c’est notre corps. Le bonheur, ça s’attrape en ressentant, en ressentant vraiment. Le bonheur, ça se sent. Je m’arrête un instant, je me relie à moi, aux émotions qui sont là et je les ancre aux plus profond de moi ».

 

Trop souvent, nous vivons en marge de notre être profond. Alors Jeanne Siaud Facchin nous propose un exercice : « Et si on ramenait tous notre attention sur nos sensations… Et puis tranquillement, je puis fermer les yeux, puis focaliser mon attention sur certains points de mon corps, tout ce que je peux sentir. Et juste là, juste maintenant, est-ce que je me relie avec mes sensations ? Je dirige mon attention pour être mieux relié à moi-même et aux autres. Est-ce que je peux sentir que je suis là, vraiment là ? Souvent, on le sait, mais dans notre tête, on est ailleurs ».

 

Cette attention positive reliée à la sensation nous permet d’être vraiment présent avec tout notre corps. Nous pouvons graver nos petits bonheurs dans une boîte à soleil. « Et qu’est ce qui se passe dans notre cerveau quand on est totalement relié à ce qu’on vient de vivre. Ce sont les neurosciences qui nous le disent. Notre cerveau déclanche la sécrétion d’un cocktail d’hormones qui nous font du bien, qui nous apaisent. Bien sûr, la boîte à soleil n’empêche pas les malheurs de l’existence. Elle ne peut pas empêcher les souffrances. Mais elle permet de les amortir. Elle permet d’avoir des ressources pour aller y puiser, pour ne pas être « vidé » au sens propre, pour ne pas se laisser engloutir ».

 

« Et si c’était ça le chemin pour vivre mieux ! Si c’était cela la psychologie d’aujourd’hui ! C’est comme une bascule. On passe de l’archéologie de la souffrance à la psychologie des ressources qu’on pourrait appeler une psychologie préventive qui nous donne des clés pour notre vie, une psychologie qui nous apprend à nourrir et cultiver des champs fertiles plutôt que de s’épuiser à tenter d’arracher de mauvaises herbes ».

 

« Parce que ce qui  est hallucinant, c’est qu’on continue à fonctionner comme à la préhistoire. Notre cerveau est génétiquement programmé comme celui des hommes des cavernes. Notre amygdale, cette petite zone au fin fond de notre cerveau archaïque et dont la fonction est de décoder les émotions, se déclanche tout le temps face à ce qui est perçu comme une menace, comme un danger, comme si notre vie en dépendait. Et alors, des milliers d’années après, on continue à vivre dans un état d’alerte permanent. On est polarisé sur ce qui ne va pas. C’est ce qu’on voit en premier, en grand, c’est ce qui attire immédiatement notre attention. C’est pour cela qu’il est tellement important, urgent de modifier le câblage, la programmation. Il faut s’entraîner. Et la bonne nouvelle, c’est que notre cerveau est plastique, malléable ; ça s’appelle la neuro plasticité. Et grâce à la capture des petits bonheurs, on va restructurer notre cerveau, on va créer de nouvelles connexions, on va tracer de nouveaux chemins et c’est ça qui change tout. Entraîner notre cerveau à se focaliser automatiquement sur ce qui va bien et comme cela, on remplit notre boîte à soleil sans y penser ».

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Ce discours nous touche parce qu’on le sent bienfaisant et parce qu’il ouvre une voie. Il y a dans ce parler une force de conviction parce qu’il fait écho à des expériences et des aspirations en nous, même lorsque nous ne pouvons pas encore les exprimer comme cela.

Pour nous, nous sentons bien combien nous sommes fortifiés par les épisodes où nous vivons un moment de bonheur et d’harmonie si nous savons l’inscrire dans notre parcours de vie. Et nous savons aussi combien il peut être réconfortant de revisiter des souvenirs heureux. Tout cela se développe d’autant mieux si nous sommes imprégnés de bienveillance et si notre attention est tournée vers le bon et le beau.

Ici, sur ce blog, nous évoquons souvent la vie et la pensée d’Odile Hassenforder telle qu’elle nous en fait part dans son livre : « Sa présence dans ma vie » (2). Dans son chemin spirituel, elle a reçu une inspiration qui l’a portée à valoriser toutes les expériences positives. Certes, cette inspiration va au delà d’une attention aux moments heureux, mais elle l’inclut. Face à la maladie, elle nous parle de la joie d’exister. « Au fond de mon lit, en pleine aphasie due à une chimio trop forte, j’ai reçu la joie de l’existence, un cadeau gratuit donné à tout humain par Dieu. En réalisant cela, je découvre le jaillissement de l’être divin qui nous partage ce qu’il est puisque nous sommes créés à son image pour évoluer à sa ressemblance (p 172). C’est l’accueil de la vie : « Que c’est bon d’exister pour admirer, m’émerveiller, adorer. C’est gratuit. D’un sentiment de reconnaissance jaillit une louange joyeuse, une adoration du Créateur de l’univers dont je fais partie, un Dieu qui veut le bonheur de ses créatures. Alors, mon « ego » n’est plus au centre de ma vie. Il tient tout simplement sa place, relié à  un tout sans prétention (Psaume 131). Je respire le courant de la vie qui me traverse et poursuit mon chemin comme il est écrit dans un psaume : « Cette journée est pour moi un sujet de joie… une joie pleine en ta présence, un plaisir éternel auprès de toi. Louez l’Eternel, car il est bon. Son amour est infini » (psaume 16.115) (p 180).

Et tout au long de ce parcours, Odile nous dit combien elle apprécie les petits bonheurs et s’en  nourrit. De sa fenêtre, elle admire le paysage mouvant de la nature. « Mon fauteuil de méditation matinale est orienté à l’est. J’aime admirer le lever du soleil, ces nuages qui s’élèvent, se colorent, passent du gris au rose, avancent plus ou moins vite selon le vent… Pour ma part, de tels spectacles de la nature, de la simple pâquerette au coucher de soleil m’émeuvent. Je sens mon cœur se dilater. J’appartiens à cet univers visible, mais aussi invisible… » (p 213) Et un des chapitres du livre est consacré à l’importance des rencontres ordinaires : « Des petits riens d’une grande portée » (p 183-184).

 

Chacun de nous peut répondre à sa manière à l’évocation des petits bonheurs que nous décrit Jeanne Siaud Facchin. Mais qui n’apprendrait pas de son entretien un plus pour sa vie ? A partir d’une expérience toute simple : savoir apprécier et se nourrir de petits bonheurs, elle ouvre une approche nouvelle dans la démarche psychologique : « Passer de l’archéologie de la souffrance à la psychologie des ressources ». Et d’expérience, on comprend bien ce qu’elle nous rapporte des effets du fonctionnement du cerveau archaïque : la perception excessive de la menace et du danger. Alors,  comment ne pas l’écouter lorsqu’elle nous invite à la « capture des petits bonheurs pour créer de nouvelles connexions et tracer de nouveaux chemins, ce qui change tout ».

 

J H

 

(1)            Sur le site TEDx Vaugirard Road (Bouger les lignes 12 juin 2014), Talk en vidéo de Jeanne Siaud Facchin : « En finir avec l’archéologie de la souffrance » : http://www.tedxvaugirardroad.com/videos-2014/                  On pourra consulter aussi le site de Jeanne Siaud Facchin : http://www.jeannesiaudfacchin.com/index.php?lang=fr

(2)            Hassenforder (Odile). Sa Présence dans ma vie. Parcours spirituel. Empreinte Temps présent, 2011. Sur ce blog, articles en rapport avec ce livre : https://vivreetesperer.com/?tag=odile-hassenforder

 

 

Sur ce blog, voir aussi :

 

« Vivant dans un monde vivant… Aparté avec Thomas d’Ansembourg » : https://vivreetesperer.com/?p=1371

 

« Bienveillance humaine. Bienveillance divine. Une harmonie qui se répand : Lytta Basset. Oser la bienveillance » : https://vivreetesperer.com/?p=1842

 

« Développer la bonté en nous. Un habitus de bonté » : https://vivreetesperer.com/?p=1838

 

« Des petits riens d’une grande portée. La bienveillance au quotidien » : https://vivreetesperer.com/?p=1849

 

« Comme les petits enfants : Accueil, confiance et émerveillement » : https://vivreetesperer.com/?p=1640

Une vie : Stéphane Hessel

Ensemble, dans le chemin de l’histoire, en marche dans un projet d’avenir

Stéphane Hessel, notre ami, puisqu’il suscitait notre sympathie à travers sa présence dans les médias, est décédé, le 17 février 2013, au terme d’une longue et belle vie sur cette terre. Chacun pourra trouver les mots pour décrire ce qui émane de lui dans les nombreuses vidéos qu’il nous lègue : enthousiasme, conviction,  empathie, passion pour la justice et la défense des êtres humains face aux menaces de toutes sortes, et puis, une présence sensible, immédiatement ouverte à l’autre, dans une fragilité assumée, une noblesse d’âme, un beau sourire.

Tout ou presque a été dit, écrit sur sa vie (1) depuis une enfance européenne, la résistance où la vie a triomphé de la mort, sa participation à l’émergence de la Déclaration universelle des droits de l’homme, une carrière diplomatique, des engagements politiques en soutien de Pierre Mendes France et Michel Rocard, son implication dans des causes nombreuses et variées, non sans risque parfois, et puis, en fin de parcours, la rédaction du manifeste : « Indignez vous ! », qui n’est pas une œuvre sans défaut, mais qui a répondu à des aspirations profondes et suscité en retour un immense retentissement. Manifestement, au vu des commentaires qui se sont multipliés, que pourrions-nous ajouter de plus dans la description et l’appréciation d’une vie publique qui apparaît comme l’expression d’une conscience qui se communique ?

Mais, sur ce blog : « Vivre et espérer », comment ne pas exprimer ce que nous recevons de lui ! En effet, nous voyons dans Stéphane Hessel, une dynamique de vie qui n’aurait pu perdurer s’il n’y avait pas en lui une espérance intime. Et de même, son indignation ultime est à la mesure d’une passion pour la justice au sens le plus noble du mot, telle que nous la voyons personnellement s’exprimer dans la sève judéo-chrétienne. A cet égard, on peut présumer que sa culture familiale n’a pas été sans influence.

On trouvera des analyses nuancées au sujet de la spiritualité de Stéphane Hessel, notamment dans l’orbite protestante et le journal « Réforme » (2) parce qu’il y a une certaine proximité, au moins culturelle, entre la foi protestante et cette personnalité qui refuse cependant de s’engager dans une religion . Dans une interview à LCI WAT en mars 2012, Stéphane Hessel s’exprime en croyant qui regarde au delà du visible immédiat, mais sans référence à une religion particulière. Il ne redoute pas la mort : « une expérience peut-être la plus intéressante de la vie ». Et il ajoute : « Je suis profondément acquis à la philosophie de Spinoza.. Je pense que l’Etre est partout ». Et il ajoute : « Je pense que nous allons à travers la vie vers quelque chose qui est encore plus grand et où nous pouvons apporter notre petite participation » (3)

Il y a chez Stéphane Hessel une capacité d’émerveillement qui s’exprime dans son amour de la poésie. Ségolène Royal, avec qui il a collaboré dans une amitié réciproque, vient d’écrire à ce sujet un  très beau texte : « Le testament poétique de Stéphane Hessel : « La poésie, ma nécessité » (4).

Elle nous rappelle qu’à  l’âge de 86 ans, « Stéphane Hessel a présenté 86 poèmes d’auteurs français, anglais et allemands, les trois langues maîtrisées par cet européen accompli, qu’il avait la fierté de connaître par cœur et aimait réciter entre amis, en public ou simplement pour lui même, en marchant dans les rues, en prenant le métro ». Intitulé : « O ma mémoire, la poésie, ma nécessité », cet ouvrage, disponible en édition de poche est précédée par une introduction qui évoque le goût de la poésie qui n’a cessé de vivre en lui, de le rendre heureux et confiant, de nourrir ses combats et de l’aider à affronter les épreuves de l’histoire ». Et ainsi, il raconte « comment dans les moments les plus dramatiques qu’il dut affronter, la poésie lui fut d’un immense secours. « L’émotion poétique », nous dit-il aussi, « fut pour lui une source de liberté et de sérénité face à la mort » . Et de citer « une lettre de Rilke qui décrit un va et vient entre ceux d’avant et ceux d’après dans un monde ouvert à tous, les vivants et les morts, les butineurs du visible et les abeilles de l’invisible ».

« Ses poèmes », nous dit Ségolène Royal, « constituent une sorte d’autobiographie et de testament poétiques. C’est le geste d’un homme convaincu que le propre de l’humain est de poursuivre des fins qui dépassent la finitude individuelle et que la poésie, parce qu’elle subvertit et transgresse, parce qu’elle nous ouvre à des émotions bouleversantes et touche aux sentiments les plus profonds, représente une nourriture vitale à laquelle chacun doit pouvoir accéder, source de bonheur et de courage ».

Nous accueillons cette vision dans l’inspiration qui est la nôtre, la foi dans un Dieu qui est communion d’amour et qui, en Christ ressuscité et par l’œuvre de l’Esprit, dans un processus de résurrection, nous conduit vers une nouvelle création où Dieu sera tout en tous. Sur ce blog, nous sommes accompagnés par la pensée théologique de Jürgen Moltmann qui sait nous introduire dans la présence d’un Dieu à la fois transcendant et immanent (5). Et combien cette pensée, dans la dynamique d’espérance et la passion de la justice dont elle témoigne (6) , nous paraît en dialogue avec le parcours que nous venons d’évoquer. Dans un de ses écrits, Moltmann nous parle de l’histoire à partir de la foi juive et chrétienne (7). « Le passé et l’avenir ne sont pas des univers séparés, mais au contraire des réalités en interaction…. S’il n’y a plus d’attente d’expériences à venir, alors disparaissent également les souvenirs d’expériences faites. S’il n’existe plus d’expériences dont on se souvient, alors disparaissent également les attentes. Souvenir et espérance sont les conditions qui permettent qu’il y ait des expériences de l’histoire ». Les religions historiques issues de l’histoire d’Abraham sont orientées vers l’avenir. Dès lors, on peut envisager les évènements  humains et naturels « dans un horizon d’attente ».  On peut les considérer comme des moments d’un processus qui visent au delà d’eux-mêmes ». Et, par ailleurs, on ne se représente plus le passé comme définitivement clos, sans suite. « Nous ne nous posons plus la question de l’avenir pour les morts, mais celle de l’avenir de la vie vécue dans le passé ». Le fil ne se rompt pas. « La rétrospective historique doit donner à reconnaître et à actualiser la perspective passée. Ainsi, il sera possible d’articuler ensemble les expériences de ceux du passé et les espérances de ceux du présent et de les inclure avec le projet d’avenir présent »

Oui, dans cette vision, si Stéphane Hessel a quitté cette vie terrestre, il n’a pas « disparu » à tout jamais. Ensemble, dans des formes différentes (8), nous avançons dans un projet. Ensemble, dans le chemin de l’histoire, nous marchons dans un projet d’avenir.

J H

(1)            Sur Wikipedia, un excellent article retrace en détail la vie de Stéphane Hessel. http://fr.wikipedia.org/wiki/Stéphane_Hessel

(2)            Site de « Réforme » : http://www.reforme.net/

(3)            Sur My News : « Quand Stéphane Hessel évoquait sa mort ». http://lci.tf1.fr/france/societe/video-quand-stephane-hessel-evoquait-sa-mort-sur-lci-7852736.html

(4)            « Le testament poétique de Stéphane Hessel » sur le blog de Ségolène Royal : http://www.presidente.poitou-charentes.fr/2013/03/le-testament-poetique-de-stephane-hessel-la-poesie-ma-necessite/; Quelques jours plus tôt, un hommage de Ségolène Royal à Stéphane Hessel : http://www.presidente.poitou-charentes.fr/2013/02/2066/

(5)            Sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : « Vivre la présence de Dieu ». http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=864

(6)            La vie et l’œuvre de Jürgen Moltmann : « Une théologie pour notre temps ». http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=695

(7)            « En marche. Dans le chemin de l’histoire, un processus de résurrection ». http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=848

(8)          Sur ce blog : Vivre et espérer : « Sur la Terre comme au Ciel » https://vivreetesperer.com/?p=338

Face à la crise écologique, réaliser des transitions justes

Face à la crise écologique, réaliser des transitions justes

Une nouvelle pensée économique selon Eloi Laurent

Pour réaliser les transformations économiques requises urgemment par la crise écologique, nous avons besoin de considérer l’économie sous un jour nouveau. C’est pourquoi Eloi Laurent nous propose un livre intitulé : « Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes » (1). Eloi Laurent est enseignant-chercheur à l’OFCE/Sciences Po et à Ponts Paris Tech et à l’international ; il a enseigné dans les universités Harvard et Stanford. Il est donc bien placé pour constater « la perplexité croissante des étudiants » vis-à-vis de l’enseignement d’une « économie aveugle à l’écologie comme s’il s’agissait de deux mondes parallèles ».

« Économiste engagé dans le débat public, il jette ici un regard critique et constructif sur sa discipline ». « Ce manuel innovant propose une économie pour le XXIe siècle, qui intègre défis écologiques et enjeux sociaux : une économie qui part de la biosphère plutôt que de la traiter comme une variable d’ajustement ; une économie qui place au centre la crise des inégalités sociales plutôt que l’obsession de la croissance ; une économie organique en prise avec le vivant dont nous dépendons ; une économie en dialogue avec les autres disciplines. En somme, une économie mise au service des transitions justes qui ont pour but de préserver notre planète et nos libertés » (page de couverture).

Comme la prise de conscience écologique nous a appelé à étudier sur ce blog des pistes de transformation dans différents domaines, depuis l’économie (2) et la socio-politique (3) ou l’environnementalisme (4) jusqu’à la philosophie (5) et la spiritualité (6), cet ouvrage est particulièrement bienvenu car il nous offre un chemin qui allie la prise en compte des effets mortifères des inégalités et des politiques écologiques pour tracer le chemin de ‘transitions justes’.

Ce livre s’organise en deux grandes parties .« La première partie présente un cadre, une méthode et des outils pour insérer l’économie entre la réalité écologique et les principes de justice. La seconde partie applique cette approche social-écologique à toutes les grandes questions de notre temps : la biodiversité, les écosystèmes, l’énergie, le climat, etc… et donne à voir tous les leviers d’action pour mener à bien des transitions justes : Nations unies, Union européenne, gouvernement français, territoires, entreprises, communautés » (page de couverture). On se reportera à ces différents champs d’étude. Nous introduirons ici le lecteur à la manière dont Eloi Laurent présente les attendus de la nouvelle économie et l’approche sociale-écologique au cœur de cette vision nouvelle

Ce que l’économie savait, ce qu’elle a oublié, ce qu’elle peut encore nous apprendre.

Pour réussir la transition écologique, il serait bon de pouvoir éclairer et guider les changements économiques nécessaires par des savoirs économiques. C’est là que l’auteur met en évidence le manque de pertinence des sciences économiques actuelles. « L’économie standard s’est enfermée au cours des dernières décennies du siècle précédent dans une approche beaucoup trop étroite de la coopération sociale et du développement humain, fixée sur des obsessions abstraites telle que l’efficacité, la rentabilité ou la croissance, qui la rendent trop inopérante aujourd’hui. Ce faisant, elle a méprisé sa propre richesse, ignoré son écodiversité, et négligé de s’interroger sur les conditions de possibilité de l’activité économique » (p 10).

Or, en remontant aux origines, puis dans l’histoire de l’économie politique, on découvre que celle-ci a longtemps tenu grand compte des ressources naturelles et de l’environnement.

« Contrairement aux apparences contemporaines, il apparait que l’analyse économique a développé très tôt une double préoccupation pour la justice et pour la question écologique et même pour l’articulation de ces deux thématiques » (p 15). L’auteur remonte aux origines. L’économie a été inventée en Grèce, il y a 2500 ans par Xénophon, propriétaire administrant un domaine agricole, et par Aristote dans sa ‘Politique’. Chez Aristote, l’économie, c’est « la discipline de la sobriété au service des besoins essentiels. C’est donc une discipline qui concilie les besoins des humains avec les contraintes de leur environnement. Quand l’économie devient ‘économie politique’ à l’époque moderne, les premiers « économistes font de la nature la source de la richesse et l’origine du pouvoir ». (p 15-16). C’est au XVIIIe siècle qu’une pensée économique émerge à nouveau. « Les premiers économistes sont les physiocrates, un groupe de philosophes et de responsables politiques français. Ils ont été les premiers à construire un modèle cohérent de représentation de l’économie où les ressources naturelles jouaient un rôle central. Les physiocrates nous aident à comprendre le lien essentiel entre ressources naturelles, pouvoir politique et justice sociale. Cette analyse se prolonge avec les travaux de l’école classique anglaise » (p 16-19). L’auteur évoque ici David Ricardo et John Stuart Mill. Alors qu’en 1848, la première révolution industrielle atteint son pinacle, John Stuart Mill envisage un ralentissement de la croissance, un ‘état stationnaire’. « Où tendons nous ? A quel but définitif la société marche-t-elle avec son progrès industriel ?… Les économistes n’ont pas manqué de voir plus ou moins distinctement que l’accroissement de la richesse n’est pas illimité ; qu’à la fin de ce qu’on appelle l’état progressif se trouve l’état stationnaire… ». Et, dès cette époque, il pressent et envisage la question écologique : « Si la terre doit perdre une grande partie de l’agrément qu’elle doit aux objets, que détruirait l’accroissement continu de la richesse et de la population… j’espère sincèrement pour la postérité qu’elle se contentera de l’état stationnaire longtemps avant d’y être forcée par la nécessité ». Eloi Laurent commente ainsi : « La nature révolutionnaire du questionnement de John Stuart Mill sur les finalités mêmes de l’économie capitaliste libérale réside dans sa compréhension de l’impact profond que les sociétés humaines ont déjà, de son temps, sur la biosphère ». D’une manière positive, John Stuart Mill précise : « Ce ne sera que quand, avec de bonnes institutions, l’humanité sera guidée par une judicieuse prévoyance, que les conquêtes faites sur les forces de la nature par l’intelligence et l’énergie des explorateurs scientifiques deviendront la propriété commune de l’espèce et un moyen d’améliorer et d’élever le sort de tous » (p 41-42).

Eloi Laurent nous montre ensuite le tournant intervenu dans les sciences économiques au XXe siècle. D’après Dani Rodrik, « l’économie serait différente des autres sciences sociales (et pour tout dire supérieure), du fait de sa maitrise des modèles, autrement dit de représentations simplifiées et opératoires des comportements humains, lesquels permettraient d’identifier des relations causales. L’économie du XXe se serait ainsi progressivement singularisée par l’amélioration de ses techniques quantitatives, prenant appui sur la formalisation mathématique pour développer l’économétrie, la théorie des jeux jusqu’à l’économie computationnelle et le big data d’aujourd’hui. En réalité, la question des instruments apparait secondaire dans l’émancipation de l’économie au XXe siècle. La véritable rupture n’est pas formelle mais substantielle : c’est la rupture avec la philosophie, l’éthique et la justice » (p 42). L’auteur rappelle que les enjeux de répartition et les principes de justice étaient au cœur de l’œuvre des pères fondateurs de ce qu’on a appelé ‘l’économie politique’. Mais force est de constater que ces enjeux ont été marginalisés et finalement presque oblitérés dans les dernières décennies du XXe siècle. Cet aveuglement progressif dans les travaux de l’école néoclassique a été aggravé par la focalisation sur le court terme par l’approche keynésienne.

L’auteur met en évidence « la relégation de l’enjeu de la justice par rapport à celui de l’efficacité » dans les publications en économie à partir de la fin du XIXe siècle. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que « l’économie des inégalités a fait un retour remarqué ».

Eloi Laurent nous propose également une histoire du développement de l’économie de l’environnement à partir du milieu du XIXe siècle. Au début des années 1960, une économie écologique émerge comme une réponse au défi de la soutenabilité déjà cristallisé par la publication du rapport Brundtland publié dans le cadre d’une commission des Nations Unies en 1987, qui définit pour la première fois le ‘développement soutenable’ (ou durable) comme « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (p 50).

Cependant, malgré les recherches sur l’économie de l’environnement pendant un siècle et demi, cette discipline est encore négligée dans le domaine de l’économie. « Dans leur grande majorité, les économistes ignorent les questions environnementales, au double sens de l’inculture et de l’indifférence » (p 50). Cette affirmation s’appuie sur un examen de la littérature économique contemporaine. « Ce désintérêt est d’autant plus préjudiciable que la transition écologique est désormais un enjeu de sciences sociales : les sciences dures ont largement œuvré pour révéler l’ampleur et l’urgence des crises écologiques ». Aujourd’hui, « ce sont les sciences sociales, dont l’économie, qui détiennent la clé des problèmes que les sciences dures ont révélés » (p 56).

 

Une approche sociale-écologique

Pour des transitions justes.

Un constat s’impose aujourd’hui : les ravages provoqués par la montée croissante des inégalités. « Nos sociétés sont devenues de plus en plus inégalitaires., fragmentées et polarisées au cours des quarante dernières années tandis que les dégradations environnementales s’accéléraient pour atteindre des niveaux inédits. La crise des inégalités et les crises écologiques marchent du même pas. Les 35 pays considérés comme les plus riches, qui ne représentent que 15% de la population mondiale sont ainsi responsables de75% de la consommation démesurée des ressources naturelles depuis 1970. Et la moitié des émissions de CO2 depuis 1990 est le fait de seulement 10% des humains » (p 8). « Nos systèmes sociaux – à commencer par nos systèmes économiques – sont devenus autodestructeurs et l’avidité d’une partie des humains est devenue préjudiciable à la poursuite de l’avenir de l’humanité. C’est pourquoi nous devons trouver un moyen d’inverser la spirale social-écologique vicieuse dans laquelle nous sommes pris » (p 9).

C’est dans cette perspective qu’Eloi Laurent met en évidence le rapport réciproque entre les inégalités et les effets de la crise écologique.

« ° La non-transition écologique – c’est-à-dire la situation actuelle dans laquelle les crises écologiques s’aggravent sans trouver de réponse adéquate – est génératrice d’inégalités sociales qui touchent d’abord les plus démunis.

° La nécessaire réduction des inégalités sociales peut atténuer les crises écologiques et réciproquement les politiques de transition écologique peuvent réduire les inégalités sociales et améliorer le bien-être des plus démunis.

° On peut concevoir des politiques social-écologiques qui, aujourd’hui, comme dans la durée, réduisent simultanément les inégalités sociales et les dégradations environnementales » (p 100).

Eloi Laurent consacre un chapitre à l’approche social-écologique (p 74-98). Il y aborde en premier les questions relatives à la gestion des communs : « De la tragédie des communs à la gouvernance des communs ». Mal gouvernés, les communs peuvent dégénérer. C’est ainsi qu’en 1968, Garett Hardin évoque ‘la tragédie des communs’. L’image est celle de « bergers épuisant le pâturage qu’ils partagent sans le posséder, faute de s’en répartir équitablement l’usage ». Hardin propose comme remède « soit de privatiser la ressource naturelle, soit d’instituer ‘une coercition réciproque par acceptation mutuelle’, autrement dit de recourir à un autorité centrale qui monopolisera le pouvoir de choisir et qui ressemble fort à un gouvernement dictatorial » (p 75). Pendant les décennies qui suivirent, l’article de Hardin « fut annexé par une pensée néolibérale en plein essor qui en fait l’emblème de sa lutte en faveur de la propriété exclusive comme seul outil rationnel de gestion des ressources » (p 75).

Cependant, si on a décrit deux solutions à la ‘tragédie des communs’ : la centralisation politique ou la privatisation, une troisième option apparait : « une révolution des communs dont Ostrom est le porte-étendard ». « Les travaux d’Ostrom et de ses nombreux coauteurs vont démontrer que les institutions qui permettent la préservation des ressources par la coopération sont engendrées par les communautés humaines elles-mêmes et pas par l’État, ni par le marché. Des centaines de gouvernances décentralisées évitent, partout dans le monde et depuis des millénaires, la tragédie des communs en permettant l’exploitation soutenable de toutes sortes de ressources : eau, forêts, poissons, etc » (p 78). En exemple, le partage de l’eau depuis le début de l’agriculture, il y a 10000 ans… « Ces principes de gouvernement écologique émanent des communautés humaines elles-mêmes, pas d’une autorité extérieure ». Toutes les informations sont ainsi à portée et nourrissent l’action. Quant à elle, la privatisation engendre l’inégalité.

« Dans ce cadre d’analyse, on voit clairement l’importance de la relation – horizontale, mais souvent négligée – entre préservation naturelle et confiance. Ce n’est donc pas un hasard si Ostrom a aussi contribué de manière décisive à la littérature sur la confiance en lien avec la coopération » (p 78). « Selon Ostrom, les individus qui coopèrent sont capables d’apprendre des autres ; Ils se souviennent des comportements de coopération et plus généralement de la fiabilité des personnes auxquelles ils ont affaire ; ils utilisent leur mémoire et d’autres indices… pour évaluer la fiabilité de leurs partenaires dans l’échange, avant de leur accorder leur confiance ; ils s’efforcent de se bâtir une réputation de fiabilité… ils adoptent des horizons temporels qui excèdent le passé immédiat… La coopération est une quête de connaissances partagées » (p 79). Ainsi, « grâce à Ostrom, on sait maintenant que des institutions communes enracinées dans des principes de justice, même réduites à leur plus simple expression, favorisent les comportements coopératifs. La théorie des communs d’Ostrom constitue donc la première matrice de l’approche sociale-écologique » (p 80).

L’approche sociale-écologique considère la relation réciproque entre dynamique sociale et dynamique environnementale en se concentrant sur le caractère imbriquée des deux crises qui caractérisent le début du XXIe siècle. A cet égard, l’approche sociale-écologique fonctionne à double sens : les inégalités sociales alimentent les crises écologiques tandis que les crises écologiques aggravent à leur tour les inégalités sociales » (p 80).

« L‘impact social des crises écologiques n’est pas le même pour les différents individus et groupes compte tenu de leur statut socio-économique » (p 81). L’auteur étudie l’incidence des riches et des pauvres sur l’environnement. « Du côté des riches, le sociologue Thomas Veblen a montré dans sa ‘Théorie de la classe de loisir’ que le désir de la classe moyenne d’imiter les modes de vie des classes les plus favorisées peut conduire à une épidémie culturelle de dégradations environnementales ». C’est l’attrait d’une ‘consommation ostentatoire’. Dans un autre registre, Indira Gandhi faisait remarquer que dans les pays les plus démunis, « la pauvreté conduit à des dégradations environnementales du fait de l’urgence sociale ». La richesse des pays pauvres du monde résidant d’abord dans les ressources naturelles, ils sont contraints à y puiser excessivement. « L’éradication de la pauvreté est donc souhaitable non seulement socialement, mais aussi sur le plan environnemental, à condition qu’elle ne prenne pas la forme d’un rattrapage consumériste, mais s’inscrive dans une redéfinition de la richesse globale » (p 83). « Les inégalités augmentent le besoin d’une croissance économique néfaste pour l’environnement et socialement inutile… Si l’accumulation de richesse dans un pays donné est accaparée par une petite fraction de la population, le reste de la population réclamera une croissance économique supplémentaire pour que son niveau de vie ne stagne pas ». Et, dans l’état actuel des choses, ce surplus de croissance « se traduira par davantage de dégradations environnementales ».

Comment réduire les inégalités ? « Par définition, il existe deux manières de les réduire: du bas vers le haut ou du haut vers le bas. Réduire les niveaux des groupes des plus riches de la population mondiale (les 10% qui émettent un peu moins de la moitié du CO2 mondial, d’après les analyses du GIEC en 2022) via une fiscalité adéquate se traduira logiquement par d’importantes réductions d’émission. De plus, les biens de ‘luxe’ engendrent beaucoup plus d’émissions de carbone que les biens de ‘nécessité’ (p 86).

Dans ce cadre, veiller à une transition juste : « Dans l’Union européenne, alors que les émissions par habitant ont baissé en moyenne de l’ordre de 25% entre 1990 et 2013, les émissions de 1% des plus riches ont augmenté de 7% (principalement sous l’effet du transport aérien et, dans une moindre mesure, terrestre) tandis que celles des 50% des plus pauvres ont baissé de 32%. Nous vivons donc une transition injuste dans le continent le plus avancé dans l’atténuation de la crise climatique » (p 87).

De plus, « Les inégalités augmentent l’irresponsabilité écologique des plus riches à l’intérieur de chaque pays et entre les nations ». On constate ainsi que le dommages environnementaux (activités polluantes, déchets) sont souvent affectés aux zones pauvres. « Les inégalités, qui affectent la santé des individus et des groupes, diminuent la résilience social-écologique des communautés et des sociétés, et affaiblissent leur capacité collective à s’adapter à l’accélération du changement environnemental global ». « Un important corpus de recherches… a confirmé l’impact négatif des inégalités sociales sur la santé physique et mentale aux niveaux local et national (via le stress, la violence, un moindre accès aux soins de santé etc.) » (p 91). Selon Paul Farmer, l’inégalité constitue un « fléau moderne » sur le plan sanitaire aussi redoutable que les agents infectieux. De même, la dynamique des inégalités sociales influe sur la résilience ou au contraire la vulnérabilité des populations exposées à de grands chocs. Et de plus, « Les inégalités entravent l’action collective visant à préserver les ressources naturelles… De nombreuses études ont montré comment l’inégalité nuit à la gestion durable des ressources communes car elle perturbe, démoralise et désorganise le communautés humaines » (p 92). De même, « les inégalités réduisent l’acceptabilité politique des préoccupations environnementales et la possibilité de compenser les effets socialement régressifs potentiels des politiques environnementales » (p 94).

 

Les horizons de la transition juste

« L’approche sociale-écologique, dont on vient de détailler les deux facettes, trouve depuis quelques années une traduction institutionnelle porteuse d’avenir dans l’idée de ‘transition juste’ qui monte en puissance dans le champ académique et dans la sphère politique. Ainsi, lors de la Cop 26 (novembre 2021), plusieurs chefs d‘état et de gouvernement ont co-signé une déclaration sur « la transition internationale juste » (p 96). Eloi Laurent nous rapporte l’évolution de cette notion. « Elle est née au début des années 1990 dans les milieux syndicalistes américains comme un projet social défensif visant à protéger les travailleurs des industries fossiles des conséquences des politiques climatiques sur leurs emplois et leurs retraites ». Ce projet a trouvé par la suite un écho dans d’autres contextes. « Dans cette perspective défensive, ce sont les politiques de transition qu’il s’agit de rendre justes. Or l’amplification des chocs écologiques (inondations, sécheresses, pandémies, etc.), indépendamment des politiques d’atténuation qui seront mises en œuvre pour y faire face, appelle une définition plus large et plus positive de la transition juste. Cet élargissement a été entamé sous l’influence de la Confédération internationale des syndicats, puis de la confédération européenne des syndicats, qui ont fait évoluer la transition juste vers une tentative de conciliation de la lutte contre le dérèglement climatique et la réduction des inégalités sociales, autour du thème des « emplois verts »… Eloi Laurent se réjouit de cette évolution, mais appelle à aller encore plus loin. « Il convient d’élargir encore le projet de transition juste en précisant ses exigences et surtout en s’efforçant de la rendre opératoire de manière démocratique… La transition juste ne doit plus seulement s’entendre comme un accompagnement social ou une compensation financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus largement comme une stratégie de transition social-écologique intégrée » (p 97).

Eloi Laurent formule en conclusion trois exigences:

1) analyser systématiquement les chocs écologiques et les politiques correspondantes, sous l’angle de la justice sociale…

2) accorder la priorité dans les politiques de transition juste au bien-être humain dynamique éclairé par des enjeux de justice en vue de dépasser l’horizon de la croissance économique… Ce dépassement de la croissance économique est en train de devenir un élément de consensus dans la communauté globale environnementale

3) construire ces politiques de transition juste de manière démocratique en veillant à la compréhension, à l’adhésion et à l’engagement des  citoyens… » (p 98).

Eloi Laurent présente ensuite la palette des transitions justes.

En économiste ouvert à un vaste horizon, Eloi Laurent nous apprend beaucoup sur la transition, un leitmotiv de notre époque. C’est ainsi que nous avons découvert son approche dans un podcast du journal Le Monde : « Comment rendre la transition heureuse », une approche qui nous a paru particulièrement ajustée (7). En présentant ce livre : « Manuel des transitions justes », nous n’en rendons compte que d’une petite part, car cet ouvrage aborde toute une gamme de questions relatives à la transition depuis : « la transition vers la préservation du monde vivant », « la transition vers la coopération et le bien-être » jusqu’à la « transition vers la pleine santé ». Il nous apparait ainsi comme une pièce marquante d’un des quelques thèmes que nous abordons sur ce blog. Certes, son propos est dense, mais il est accessible et, manifestement, il aborde la question majeure de la transition écologique sous un angle qui nous parait à la fois éthique et réaliste, cette « transition juste » qui se déploie dans une approche « social-écologique ».

J H

 

(1)  Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes. La Découverte, 2023

(2) Sortir de l’obsession de l’efficience pour entrer dans un nouveau rapport avec la nature : https://vivreetesperer.com/sortir-de-lobsession-de-lefficience-pour-entrer-dans-un-nouveau-rapport-avec-la-nature/ Vers une civilisation écologique : https://vivreetesperer.com/vers-une-civilisation-ecologique/

Vers une économie symbiotique : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/

(3) Face à une accélération et à une chosification de la société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/

Comment la puissance technologique n’engendre pas nécessairement le progrès : https://vivreetesperer.com/comment-la-puissance-technologique-nengendre-pas-necessairement-le-progres/

(4) L’humanité peut-elle faire face au dérèglement des équilibres naturels ? : https://vivreetesperer.com/lhumanite-peut-elle-faire-face-au-dereglement-des-equilibres-naturels/

(5) Les lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/

(6) Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/ Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/

(7) Comment rendre la transition heureuse ? le Monde. Eloi Laurent : https://podcasts.lemonde.fr/chaleur-humaine/202404090500-climat-comment-rendre-la-transition-heureuse

 

Comment vivre face aux menaces d’effondrement engendrées par la crise écologique

Comment vivre face aux menaces d’effondrement engendrées par la crise écologique

« Life after Doom » par Brian McLaren

Si la conscience écologique s’est éveillée dans l’univers chrétien francophone, il est important d’envisager la question à une échelle internationale. Or un livre évoquant dans une perspective chrétienne la menace d’un effondrement écologique et civilisationnel : « life after Doom » (1) vient de paraitre dans l’univers anglophone. La voix qui s’élève ainsi n’est pas celle d’un inconnu, mais celle de Brian McLaren, une personnalité chrétienne américaine engagée depuis deux décennies dans une lutte pour le renouvellement d’une Eglise déphasée par rapport aux interpellations du monde d’aujourd’hui. Pasteur, ayant fait mouvement pour sortir d’une orbite conservatrice, Brian McLaren s’inscrit dans une pratique œcuménique (2), devient un des principaux leaders de l’Eglise émergente aux Etats-Unis et, au cours de la dernière décennie, s’engage internationalement dans la vision d’une « grande migration spirituelle » (3), un nouveau genre de vie chrétien.

 

Le cheminement de Brian McLaren

Brian McLaren raconte la manière dont il est sorti d’une emprise conservatrice, et étape après étape, il a développé une conscience écologique.

Brian McLaren nous raconte combien son grand-père était une bonne personne et combien il l’aimait. C’était un homme ayant beaucoup d’expérience et profondément croyant dans une forme chrétienne conservatrice. Or, chaque hiver, ses grands-parents partaient de New-York pour gagner la Floride. Ce fut à cette occasion que Brian McLaren, âgé d’une dizaine d’années posa une question à son grand-père et en reçu une réponse dont il garda un souvenir marquant. Alors qu’ils passaient devant des pompes à balancier extrayant du pétrole.  Brian lui demanda : « Qu’est- ce qui va arriver lorsqu’ils auront pomper tout ce pétrole ? Et son grand-père lui répondit : « Cet épuisement ne se produira jamais. Le Seigneur en a mis assez pour ce dont nous avons besoin sur la terre et que cela dure jusqu’à la seconde venue du Christ ». Bien qu’étant fort influencé par son milieu familial, Brian se rendait compte que son grand-père raisonnait en fonction de son époque. La terre lui paraissait immensément grande Et Dieu l’avait conçu pour tous nos besoins.  Quant à lui, Brian venait de découvrir la première photo de la terre vue de l’espace C’était une sphère merveilleuse, mais petite. « Il lui paraissait évident que dans cette petite sphère, il y avait seulement une quantité finie de pétrole – et du reste » ( p  17). Par la suite, Brian est devenu professeur d’anglais, puis pasteur dans une congrégation chrétienne innovante.  Un autre fait marquant lui apparut lors d’une de ses prédications.

Ce jour-là, Brian prêchait sur notre responsabilité spirituelle à l’égard de la terre. Un étudiant en sciences environnementales vint le trouver à la fin du culte en le félicitant d’avoir abordé un thème généralement ignoré. Il remarqua cependant que Brian n’avait pas abordé la question du réchauffement climatique. De fait, il n’en était pas encore informé et ce fut un choc pour lui d’en faire la découverte. Il en parle comme d’un évènement significatif dans sa vie : « Ma vie ne fut plus jamais la même » ( p 18). Sept ans après, sa préoccupation en ce domaine le conduisit à écrire un livre sur cette question.  Il eut de plus en plus le sentiment que, dans beaucoup d’églises, l’intérêt se portait sur des problèmes internes, tout à fait mineurs par rapport aux grandes questions écologiques et sociales. Il se rendit compte que la focalisation sur le salut personnel était un orientation déséquilibrée qui ne tenait pas compte de l’accent que Jésus porte à le venue du règne de Dieu dans le « Notre Père » ( p 19).  Alors, à l’âge de cinquante ans en 2006, il s’engagea dans un projet qui déboucha sur la publication du livre : « Tout doit changer ». Le titre qu’il avait proposé à l’éditeur était révolutionnaire : « Jésus et la machine du suicide ».  Il prenait conscience que « la civilisation humaine que nous connaissions était en train de se détruire elle-même. « Nous étions sur une trajectoire suicidaire, écocide menant à un effondrement de l’écosystème global » ( p 20). A l’époque, des experts commençaient à évoquer des possibilités d’effondrement. Brian McLaren trouva alors que cet aspect était trop déprimant pour qu’il l’aborde dans son livre. Mais il garda cette perspective pour lui-même. Visitant de nombreuses églises, il se rendit compte qu’elles évitaient d’entrer dans la préoccupation du risque d’effondrement de la civilisation ( p 21) . Alors, au cours des dernières années, il est entré dans une démarche d’interpellation.

Cependant, il se rend compte que beaucoup de gens n’ont pas conscience de ce qui se passe actuellement. Pourtant, il imagine que, tout comme lui, certains se soucient de la situation actuelle et pressentent la menace. C’est à leur intention que Brian McLaren a écrit ce livre : « Life after Doom ». il veut essayer de dresser un état des lieux en affrontant les craintes correspondantes. Et, en ce sens, il veut essayer « de nous guider aussi profondément qu’il le puisse, dans l’état actuel de la compréhension par les scientifiques et autres experts sur les réalités qui amènent tant d’entre nous à éprouver un sentiment croissant de perte » ( p  23).

 

Une conscience de la menace

Pourquoi, l’humanité est-elle aujourd’hui menacée ? : « Notre civilisation globale,  comme elle est actuellement structurée, est instable et insoutenable Ecologiquement, notre civilisation pompe trop de la terre et y rejette trop de détritus  pour permettre une désintoxication de la terre. Economiquement, les systèmes financiers sont complexes, interconnectés, fragiles et profondément dépendants d’une croissance économique continue. Sans cette croissance économique continue, les systèmes financiers trébucheraient vers un effondrement. Mais, avec la croissance économique, nous hâtons l’effondrement écologique. De plus, nos systèmes économiques mondiaux,  distribuent de plus en plus d’argent et de pouvoir à ceux qui en ont déjà, créant un petit réseau d’élites qui vivent dans le luxe et se partagent un grand pouvoir politique tandis qu’une grande masse de gens vivent dans la pauvreté ou tout proches avec peu de pouvoirs politique ». En conséquence, les instabilités politiques vont croitre. « Nos systèmes démocratiques seront tendus jusqu’à un point de rupture ».

Cette analyse permet de comprendre la  gravité de la situation qui amène Brian McLaren à envisager quatre scénarios  potentiels d’effondrement du plus modéré : l’évitement, au plus catastrophique : effondrement extinction.

 

Comment affronter et traverser cette épreuve dans la foi et l’espérance ?

Brian McLaren se donne pour but de nous aider à faire face à nos réactions lorsque nous prenons conscience de l’ampleur des menaces auxquelles nous sommes confrontés.

Il y a là une approche très concrète et, en même temps, une perspective, un horizon. Dans cette conjoncture, l’auteur nous encourage à prendre soin de notre esprit à travers le partage et la contemplation ( p 51-54). Il nous invite à ne pas nous enfermer dans la peine, mais savoir voir en regard du bon et du beau. Si l’espérance est contrariée, Brian McLaren évoque « une espérance contre toute espérance » selon l’expression de Paul (Romains 4.18). ( p 93-94).

L’auteur nous invite à une nouvelle manière de voir. C’est apprendre à voir autrement. C’est adopter un nouveau regard, en l’occurrence découvrir les sagesses autochtones depuis toujours en phase avec la nature, avec le vivant. Si l’on considère que le peuple hébreu fut aussi un peuple autochtone alors nous lirons la Bible avec un regard nouveau ( p 133-149). Cette approche originale nous parait un apport majeur du livre (4).

Face à cet avenir troublé, Brian McLaren nous invite à entrer dans un chemin de résilience. Ici, nous pouvons nous inspirer d’exemples historiques de résilience. Ainsi, pendant la chute de l’empire romain, la vie monastique fut un lieu de résistance et de refuge. De même, « nous pouvons apprendre des peuples colonisés ou réduits à l’esclavage.. Comment ont-ils survécu à une brutale oppression pendant des siècles ? » ( p 217). De même, en considérant l’histoire, on peut s’inspirer de l’exemples de belles personnalités qui ont su résister à la puissance du mal. L’auteur cite Dietrich Bonhoeffer et Martin Luther King ( p 223-224). Et encore, nous dit Brian McLaren, « Il suffit de deux ou trois pour créer une île de santé mentale dans un monde qui se défait » ( p 233).

Traverser les troubles de ce temps, cela  demande aussi de nous mettre en liberté : (setting free) pour pouvoir nous engager plus agilement. La dernière séquence du livre est intitulée : « a path of agile engagement ». C’est une capacité à être pleinement vivant. Brian McLaren nous invite ainsi à savoir reconnaitre et apprécier la beauté, une beauté qui abonde autour de nous dans tous les registres de la Vie. A partir de la vue d’un rouge-gorge construisant son nid, ne peut-on pas imaginer la même activité chez d’innombrables oiseaux. « Chaque oiseau que je vois est un évangéliste de bonnes nouvelles » ( p 254). « La beauté abonde » répète Brian. Ne nous laissons pas abuser par toutes les informations qui portent la laideur et induisent la colère et la peur. Sachons apprécier les gestes de bonté et de générosité. Même dans une période d’effondrement, ii y a aura des gens pour  se rassembler dire la vérité, célébrer la bonté… « Il y a tant de bonté dans le monde… une beauté abondante qui vaut la peine de vivre…  Quel que soit ce qui s’est passé hier ou se passera demain, juste maintenant, la beauté abonde pour ceux qui apprennent à la voir » (p 261-262).

Brian McLaren évoque le Royaume de Dieu comme une migration spirituelle autour de Jésus ( p 257). Il rappelle les paroles de Jésus qui mettent en garde vis-à-vis de l’égocentrisme et de l’avarice. Lorsque Jésus parle du Royaume de Dieu, il évoque un genre de vie plus élevé, plus vaste, plus profond ici et maintenant – qui inclut les plantes (les fleurs sauvages), les animaux (les oiseaux) et les humains. Cet écosystème plus élevé ne prête pas attention aux sondages ou aux prévisions économiques. Il se poursuivra quand les systèmes humains s’effondreront » ( p 281).

Brian McLaren rappelle le discours de Martin Luther King commençant par ces mots : « j’ai fait un rêve ». Si nous  affrontons la perspective de l’effondrement, concentrons- nous sur la vie et rappelons-nous le rêve. Parlons au sujet du rêve » ( p183).

Brian McLaren envisage le monde en terme d’énergie. A cet égard, on peut envisager une énergie de l’amour.  Si l’humanité est en pleine turbulence, chacun de nous peut néanmoins émettre sa propre lumière répondant à la demande de Jésus : « Vous êtes la lumière du monde » (Matthieu 5.14) . ( p 292).

Comme on peut l’apprécier à cette lecture Brian McLaren nous ouvre successivement des échappées de lumière.

En publiant ce livre : « Life after Doom », Brian McLaren veut nous avertir des menaces auxquelles nous sommes confrontés, pour que nous puissions réagir.

Mais il a bien conscience de l’anxiété qu’il va susciter.  Aujourd’hui, cette anxiété est déjà bien présente chez beaucoup de ceux qui ont conscience des retards dans la lutte contre le réchauffement climatique. Des initiatives se développent pour permettre aux participants d’affronter cette anxiété. A cet égard, nous avons rapporté le livre de Joana Macy et Chris Johnstone : « L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état de notre monde sans devenir fou » (5). Le livre de Brian McLaren se donne également pour but de nous aider à faire face à nos réactions lorsque nous prenons conscience de l’ampleur des menaces auxquelles nous sommes confrontés.

Venant d’un chrétien engagé, « Life after Doom » nous apporte une voix originale également parce qu’elle vient d’un univers culturel différent du paysage français. Ce livre contribue à nous ouvrir un chemin dans un situation où les menaces abondent.

J H

  1. Brian McLaren. Life after Doom. Wisdom and courage for a World falling apart. Hodder and Stoughton, 2024 Présentation sur Témoins : https://www.temoins.com/la-vie-face-a-leffondrement/
  2. Qu’est-ce qu’une orthodoxie généreuse ? https://www.temoins.com/une-theologie-pour-leglise-emergente-quest-ce-quune-qorthodoxie-genereuseaampqu/
  3. La grande migration spirituelle : https://www.temoins.com/la-grande-migration-spirituelle/
  4. Comment lire la Bible selon la culture des peuples autochtones : https://www.temoins.com/comment-lire-la-bible-selon-la-culture-des-peuples-premiers/
  5. L’espérance en mouvement : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/