Cheval de guerre

Un fil conducteur : l’épopée d’un cheval témoigne de la puissance de la bonté et de la vie face  au déchaînement du mal.

 

Cheval de guerre : c’est un des nombreux romans de Michael Morpurgo traduits en français dans la collection folio junior (1). Lorsqu’un auteur qui a du cœur et du talent écrit pour la jeunesse, son œuvre atteint également les adultes. C’est le cas pour Michael Morpurgo et cela apparaît dans la reprise de cet ouvrage en terme d’un film destiné à un grand public.

Dans les livres de Michael Morpurgo, la communion en la vie se manifeste fréquemment à travers la présence d’un animal et ses relations avec les hommes. Dans des situations très diverses, et en particulier la confrontation à des épreuves collectives comme la guerre, on y voit la force de l’amitié et une noblesse d’humanité. Face au mal, quelque part une lumière brille. Et lorsque la bonté se révèle ainsi dans les épreuves, elle appelle une émotion qui peut se manifester jusqu’aux larmes. On se réjouit que le grand cinéaste qu’est Steven Spielberg ait décidé de réaliser un film à partir d’un roman de Michael Morpurgo (2). Il a su reconnaître la beauté et la grandeur de cette œuvre.

 

 

« Cheval de guerre », c’est une histoire. A la veille de la première guerre mondiale, le jeune Albert mène une existence paisible dans une ferme anglaise avec son cheval Joey. Mais le père d’Albert décide de vendre Joey à la cavalerie britannique et le cheval aboutit bientôt sur le front français. L’officier britannique qui le monte est tué dans une charge de cavalerie et le cheval se retrouve employé dans l’armée allemande. Dans un épisode meurtrier, il s’échappe et échoue entre les deux lignes de front. Une trêve s’instaure brièvement et il est récupéré par un jeune soldat britannique et retrouve ensuite Albert, son ancien maître et ami qui s’est engagé avec l’arrière pensée de rencontrer à nouveau ce cheval tant aimé.

En comparant un film à l’œuvre écrite qui lui a donné naissance, on éprouve parfois un malaise. Personnellement, dans ce cas, je n’éprouve pas du tout cette impression, car l’image sobre et belle enrichit la trame, et les aménagements dans l’intrigue vont de pair avec une puissance d’évocation. Il y a bien sûr dans ce film un déroulement qui tient en haleine, mais à travers le héros qui est ici le cheval Joey, il y a de  plus, quelque part, un souffle épique.

 

Cependant, pour nous, ce qui fait la profondeur de ce film tel qu’il nous émeut et se grave dans notre mémoire, c’est la relation entre l’animal et les êtres humains nombreux et divers avec lesquels il va se trouver en relation.

Bien sûr, une puissance de vie se manifeste dans ce cheval. C’est un cheval qui suscite l’admiration des connaisseurs et l’estime qu’on lui porte, s’accompagne d’une affection. Il y a un courant qui passe entre l’homme et l’animal.

Ce cheval met en évidence la diversité des comportements humains à son égard. Il est parfois soumis à des brimades, à des maltraitances ou tout simplement à l’indifférence humaine. Mais, en regard, combien il suscite chez beaucoup d’hommes, empathie, bonté, et on pourrait ajouter parfois un sentiment d’amitié. Son jeune maître et compagnon, Albert, a su l’apprivoiser à travers une communication intuitive. Et, par la suite, il va rencontrer des hommes de cœur dans les différents milieux où ils va évoluer depuis l’officier britannique qui le monte au départ jusqu’à des soldats anglais et allemands qui se détachent du lot en prenant soin de lui, jusqu’à un grand-père et sa petite-fille qui l’accueillent un moment dans une ferme française.

L’épisode dans lequel Joey se retrouve prisonnier des barbelés entre deux lignes de front est lui-même particulièrement émouvant. Car il montre, de part et d’autre chez les allemands et chez les britanniques, un sentiment d’humanité qui s’éveille à la vue de ce cheval perdu, une forme de tendresse qui apparaît dans la barbarie ambiante. La conscience humaine se manifeste à travers deux hommes qui se lèvent et vont à sa rencontre malgré tous les dangers. On sait aujourd’hui que cet épisode est plausible parce qu’il y a eut, dans cette guerre, des essais de fraternisation (3). Oui, cette grande guerre a été un massacre collectif, un enfer. Dans plusieurs de ses livres, Michael Morpurgo a dénoncé les horreurs de ce conflit. Dans le film, une scène symbolise la puissance du mal : l’énorme canon hissé sur une colline au prix de la souffrance de nombreux chevaux et qui envoie à l’horizon le feu de la mort. En regard, il y a tout ce que Joey révèle en éveillant des sentiments d’humanité dans cet enfer, et, en fin de parcours, la solidarité qui porte des soldats britanniques à venir à son aide.

 

Le film témoigne de ces vertus que sont l’empathie, la bonté, l’humanité, la solidarité en contraste avec le déchaînement des forces du mal. Quelque part, il révèle la puissance du bien. Nous avons besoin de ce message et la manière dont il nous est proposé suscite une émotion profonde. Merci à Michael Morpurgo et à Steven Spielberg !

 

JH

 

(1)            Morpurgo Michael). Cheval de guerre. Gallimard Jeunesse (Folio junior). Edition originale : War horse (1982)

 

 

(2)            Le film : « Cheval de guerre » est d’abord sorti en anglais : « War horse ». On peut aujourd’hui l’acheter en dvd

 

 

En évoquant la bonté que beaucoup ont manifesté vis à vis du cheval Joey, ce film peut éveiller le désir de lire le livre de Jacques Lecomte sur la bonté humaine. On y trouve une description de la fraternité dans les tranchées durant la guerre 1914-1918 (La fraternité dans les tranchées p 97-101. Lecomte (Jacques). La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité. Odile Jacob, mars 2012. Mise en perspective sur ce blog : « La bonté humaine. Est-ce possible ? » https://vivreetesperer.com/?p=674

Puissance du dialogue

 

indexSi nous avons conscience que la relation est au cœur du monde,  au cœur de notre société et que c’est ainsi que tout se tient, alors c’est dire l’importance de la qualité de cette relation, l’importance d’un dialogue constructif. Chaque semaine,  Gabriel Monet, nous offre un commentaire sur l’actualité . A partir d’une information particulièrement bien choisie et étudiée, il nous apporte une réflexion de fond sur une question concernant notre manière de vivre en société. «  Alors que l’information nous arrive de toutes parts, chercher du sens dans ce qui se trame, se vit, se joue autour de nous, est essentiel. Il est utile de discerner les marqueurs d’une société en mouvement, de s’enthousiasmer ou de s’offusquer, de se laisser interpeller par des initiatives constructives ou de critiquer des attitudes discutables » (1).  Dans ce « billet d’humeur » du 26 avril 2018, Gabriel Monet trouve dans l’actualité de bons exemples pour aborder la question du dialogue.  Il en montre le sens profond, c’est à dire la recherche d’une compréhension mutuelle. C’est bien ce à quoi une inspiration chrétienne nous appelle. Toute la démarche de Gabriel, son style en forme  de va et vient, et justement de dialogue débouche sur cette recherche de compréhension, une compréhension  en mouvement, une compréhension qui va de l’avant. Nous voyons ici une heureuse conjonction entre l’inspiration biblique,  une sagesse telle qu’elle s’exprime dans certaines traditions, l’approche compréhensive de la réalité présente dans les sciences sociales.  En présentant cette chronique à ses correspondants, Gabriel Monet citait un proverbe africain : « Une de nos armes les plus puissantes est le dialogue ».  Puissance du dialogue ! Face à la violence, c’est bien le cas.  Et rien n’est plus urgent que d’ « Oser la fraternité » (1), ce qui est aussi le titre du livre récent dans lequel Gabriel Monet a rassemblé ses chroniques de l’année 2016-2017. 

 

J H

 

Gabriel Monet. Oser la fraternité : regards chrétiens sur l’actualité de 2016-2017 (accessible sur Amazon)

Un dialogue inter-essant

Comment trouver un accord si l’on ne dialogue pas ? Il est bien des situations où des divergences de vue peuvent exister, or, à moins de renoncer à toute relation ou vainement espérer que les choses s’arrangent d’elles-mêmes, la rencontre et le dialogue semblent un passage obligé pour aller dans le sens de la conciliation. Mais passer du principe à la réalité est souvent plus complexe qu’il n’y paraît, comme l’actualité nous en donne plusieurs exemples.

Emmanuel Macron vient d’achever une visite officielle aux Etats-Unis, et a clairement cherché à être conciliant avec son homologue américain. Au point que les commentateurs parlent d’une « bromance » entre Donald Trump et le Président français. Ce mot qui est une contraction des mots « brothers » (frères) et « romance » laisse entendre qu’il existe une amitié profonde. On sait pourtant les divergences de fond comme de forme que Donald Trump suscite chez nombre de Français, et sans nul doute aussi chez Emmanuel Macron. Cette stratégie du lien et du dialogue convivial malgré certains désaccords est-elle la bonne ? Elle présente en tous cas l’avantage d’une dynamique positive et d’une minoration de ce qui dérange au bénéfice de ce qui rapproche. Mais en même temps, permet-elle de mettre en évidence ce qui ne va pas et ainsi d’essayer de faire bouger les lignes ?

L’approche inverse aurait été de ne pas dialoguer. C’est ce qu’ont fait les dirigeants coréens pendant bien longtemps avec les tensions que l’on connaît. Or l’éclaircie ouverte pour un début d’échange lors des derniers Jeux Olympiques génère diverses avancées, puisque des parlementaires des deux pays ont pu se rencontrer en Suisse fin mars, et le sommet du vendredi 27 avril entre les dirigeants des deux Corées à la Maison de la Paix dans le village frontalier de Panmunjom marque un tournant. Ainsi, au boycott semble succéder une forme de compromis relationnel qui pourra peut-être un jour tendre vers une réunification.

Il est vrai que sans dialoguer, il y a peu de chance de trouver un accord. C’est pourtant ce qu’ont décidé les syndicats cheminots en boudant la dernière session du cycle de discussions initiée par la Ministre des transports, Elisabeth Borne. Les relations entre deux interlocuteurs peuvent parfois ressembler à un bras de fer, où l’on espère l’emporter en appliquant la loi du plus fort. Faire pression peut faire partie de la résolution d’un conflit, mais c’est rarement un schéma gagnant lorsque c’est la seule approche. Concernant la SNCF, la force de la loi de la part du gouvernement peut s’avérer trop autoritaire, alors que la force de la grève montre aussi ses limites et ses inconvénients pour tous. Toujours est-il que se voir ou se parler mais sans s’écouter et sans être prêt à évoluer, est stérile et n’avance pas à grand-chose.

C’est pourquoi arrêter ou refuser le dialogue peut parfois se comprendre. Il est même des situations où le boycott devient un message en soi, une manière de signifier un désaccord. C’est ce qu’a choisi de faire Hugues Charbonneau, co-producteur du film « 120 battements par minute », Grand Prix du festival de Cannes 2017 et César du meilleur film 2018. Convié le 26 avril au dîner organisé à l’Elysée par le couple présidentiel en l’honneur du cinéma, il a décliné l’invitation et l’a fait savoir, et ce, pour dénoncer la loi « asile et immigration ». Le « sans moi » d’Hugues Charbonneau est finalement peut-être malgré tout une manière de dialoguer puisqu’il ajoute, comme pour continuer le débat : « Comment se réjouir après l’abjecte loi votée dimanche par votre majorité ? […] Votre politique est violente, vous faites ce que le vieux monde sait faire de mieux : stigmatiser et exclure ». Mais à se lancer de telles invectives, c’est plutôt un dialogue… de sourds.

On ne peut pas tous penser et agir de la même manière, c’est même plutôt une bonne chose. Ceci étant, il faut tenter de s’entendre, de collaborer, de trouver des compromis. Dialoguer est alors essentiel. Mais dialoguer n’est ni de l’ordre de la querelle, ni une simple succession d’avis, mais un échange fécond qui passe nécessairement par une écoute vraie et un partage en vue de se comprendre mutuellement, éventuellement de se rapprocher. Un véritable dialogue est forcément « intéressant », dans le sens originel du terme qui vient du latin inter esse, c’est-à-dire « être entre ». Dès lors que la parole peut se dire, qu’elle circule entre les êtres, comme le mot « dialogue » le laisse entendre (logos = parole, dialogue = parole échangée), la communication devient plus fructueuse, elle ouvre un avenir, elle est « créatrice ». Dans la Bible, la parole et le dialogue jouent un rôle clé, et parfois de manière presque surprenante le dialogue est toujours favorisé. Après la chute, Dieu prend l’initiative de la rencontre et du dialogue, bien qu’Adam et Eve aient agi dans un sens opposé à la volonté divine. Jésus, lui, n’a pas hésité à dialoguer avec tous, même avec ceux qui pouvaient sembler s’opposer à lui, que ce soit une femme samaritaine, des pharisiens… avec des résultats souvent réjouissants. Nul doute que nous gagnerons à faire de même et à toujours oser le risque du dialogue !

Gabriel Monet

Pour une vision holistique de l’Esprit

Avec Jürgen Moltmann et Kirsteen Kim

Selon les chemins que nous avons parcouru, le mot Esprit peut évoquer une résonance différente. Ce peut être l’évocation d’un groupe de prière où l’Esprit porte le désir de vivre en harmonie avec Jésus, avec Dieu et d’entrer dans un mouvement de louange. Pour d’autres, c’est ce qui est dit du Saint Esprit dans la vie d’une église. Et puis, pour ceux qui se disent « spirituels et pas religieux », ce peut être reconnaitre une présence au delà de la surface des choses, une expérience de vie. Quoiqu’il en soit, dans une perspective chrétienne, il y aujourd’hui une attention croissante portée à l’Esprit Saint. Et on sort des sentiers battus. L’Esprit Saint n’est plus seulement  observé dans l’Eglise. On le voit à l’œuvre dans l’humanité, dans la nature, dans toute la création.

Partager le mouvement actuel de la théologie qui dépasse les cloisonnements et les barrières et met en évidence l’œuvre de l’Esprit, c’est nous aider à reconnaître la présence divine dans le monde, dans l’univers, porteuse d’amour, de vie, de libération. Cette prise de conscience d’une présence active de l’Esprit, bien au delà des frontières des églises est relativement récente. Dans cette transformation du regard, un rôle majeur a été exercé par le théologien, Jürgen Moltmann, à travers la publication de son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (1). Sa pensée est présente sur ce blog (2). Pourquoi donc revenir ici sur ce thème ? De fait, Moltmann ayant ouvert la porte d’une théologie de l’Esprit (3). Celle-ci se développe aujourd’hui à l’échelle mondiale. Un livre vient à nous informer à ce sujet en mettant en valeur des mouvements significatifs. Là aussi, c’est un dépassement des frontières. Ce livre : « Holy Spirit in the world. Global conversation » (4) est écrit par Kirsteen Kim ; une théologienne dont l’itinéraire est lui-même international puisqu’elle-même, anglaise, s’est mariée à un coréen, a enseigné en Corée et en Inde, et, de retour en Angleterre, a été invitée à enseigner à la faculté Fuller aux Etats-Unis.

Le livre de Moltmann sur l’Esprit est paru d’abord en allemand en 1991 : « Das Geist des lebens. Eine Ganzheiliche pneumatologie », puis en anglais : « Spirit of life. An universal affirmation » (1992), enfin en 1999 en français : « L’Esprit qui donne la vie. Une pneumatologie intégrale » (1). Le terme : pneumatologie, bizarre à priori pour le non spécialiste, est issu de « pneuma », en grec, esprit. Les différents titres, dans leur spécificité linguistique rendent compte du contenu de l’ouvrage. Nous retenons ici le terme : « ganzheitlich » qui peut être traduit en terme de : « holistique », une approche globale, unifiante. Cette démarche est mise en valeur par Kirsteen Kim lorsqu’elle écrit : « Moltmann élargit la théologie de l’Esprit lorsqu’il associe l’Esprit avec la vie, non pas « la vie contre le corps », mais « la vie qui apporte la libération et la transfiguration du corps » et en considérant le rôle de l’Esprit dans toutes ses dimensions de salut : libération, justification, renaissance, sanctification, puissance charismatique, expérience mystique et fraternité. En reliant tout ceci au politique aussi bien qu’au personnel, au matériel aussi bien qu’au spirituel, il essaie de montrer le caractère holistique de la théologie de l’Esprit, un point qui est mis en valeur par le sous-titre de l’édition allemande originale » (p 61).

 

L’Esprit qui donne la vie

https://m.media-amazon.com/images/I/41Y7SDSBMGL.jpg De fait, cette dimension holistique est également exprimée dans le descriptif du livre : « L’Esprit qui donne la vie ». La pensée de Moltmann est une pensée qui relie. « Se plaçant dans une perspective oecuménique, Moltmann intègre les apports de la théologie orthodoxe, mais également les expériences « pentecostales » des jeunes églises. Il entend honorer l’expérience du sujet et de son expérience à l’époque moderne ainsi que les préoccupations écologiques d’aujourd’hui… L’auteur cherche à élaborer une théologie de l’Esprit Saint susceptible de dépasser la fausse alternative souvent réitérée dans les Eglises, entre la Révélation divine qu’elles ont pour mission de sauvegarder et les expériences humaines de l’Esprit. Il entend mettre ainsi en valeur les dimensions cosmiques et corporelles de l’Esprit « créateur et recréateur » qui transgresse toutes les frontières préétablies ».

Déjà dans la « Théologie de l’espérance », Moltmann avait réalisé une œuvre pionnière en mettant en phase plusieurs courants de pensée. A nouveau, dans « L’Esprit qui donne la vie », il abaisse des frontières et permet de nouvelles synthèses. Ce mouvement est décrit et mis en valeur par D. Lyle Dabney dans un remarquable article : « L’avènement de l’Esprit. Le tournant vers la théologie de l’Esprit dans la Théologie de Jürgen Moltmann » (3). Lyle Dabney nous permet de comprendre le chemin de libération suivi par Moltmann. Jürgen Moltmann a pris progressivement conscience que la théologie occidentale, catholique et protestante, était dans une impasse historique par la méconnaissance de la personnalité propre de l’Esprit. Celui-ci était envisagé en situation de subordination par rapport au Père et au Fils. Dans son livre sur la Trinité et le Royaume (paru en 1980 dans sa version anglophone), Moltmann fait mouvement pour sortir de cette subordination. « Nous voyons une théologie qui s’éloigne de la subordination illégitime de la pneumatologie à la christologie qui a marqué la tradition occidentale » et il en résulte que, pour la première fois, la théologie peut sérieusement considérer l’Esprit comme « un sujet de l’activité divine à coté du Père et du Fils ce qui permet une compréhension nouvelle ». « L’histoire de Jésus est aussi incompréhensible sans l’action de l’Esprit qu’elle ne le serait sans le Dieu qu’il appelle mon Père ». On entre ainsi dans une vraie théologie trinitaire. Cinq ans plus tard dans « La théologie de la création », Moltmann parle de l’Esprit de Dieu présent dans toute la création. Il sort d’une théologie qui met en contradiction Dieu et le monde et oppose la rédemption et la création. « L’Esprit de Dieu n’est pas actif seulement dans la rédemption, mais dans la création ». « Si l’Esprit cosmique est l’Esprit de Dieu, alors l’univers ne peut être conçu comme un système fermé. Il doit être considéré comme un système ouvert, ouvert à Dieu et à son futur ». Dans son livre suivant, « Le chemin de Jésus-Christ », Moltmann met en évidence combien la vie de Jésus-Christ est interconnectée au Père et à l’Esprit. Finalement Moltmann écrit « L’Esprit qui donne la vie », consacrant ainsi un livre entier à la théologie de l’Esprit. C’est une exploration qui récapitule également tous les acquis de l’évolution antérieure.

 

Le Saint Esprit dans le monde

 Si Moltmann a ainsi ouvert la voie à la fin du XXe siècle, le livre de Kirsteen Kim : « The Holy Spirit in the world » (4) paru au début du XXIe témoigne d’une expansion rapide de la théologie de l’Esprit à travers une « conversation » internationale comme le suggère le sous-titre : « A global conversation ». Mais à quoi tient donc l’engagement de Kirsteen Kim ? Elle nous le dit dans sa préface. L’inspiration initiale provient de son expérience du renouveau charismatique dans sa jeunesse : « La première chose que j’ai compris de la théologie de l’Esprit a été celle-ci : quand Dieu nous appelle à suivre Jésus, il n’est pas seulement attendu de nous que nous reproduisions la conduite d’une figure historique lointaine en « étant bon », mais il nous est donné le pouvoir de devenir comme Jésus. L’Esprit me semblait une énergie invisible et un genre de moyen surnaturel qui me connectait à Dieu et à mes amis chrétiens » (p V). Cependant, son entourage a généralement été réfractaire à cette vision. Plus tard, Kirsteen a entendu différentes interprétations de l’Esprit. Puis elle s’est mariée à un coréen, et en Corée dans son église, elle a découvert une grande confiance dans la puissance de l’Esprit. Au cours de son séjour en Inde, elle a rencontré un grand intérêt pour la spiritualité et a pu se référer à des théologiens indiens dont la pensée sur l’Esprit est en phase avec la culture indienne. Puis, de retour en Angleterre, elle a constaté une ouverture nouvelle aux expériences spirituelles de tous genres. Mais, dans l’université, le monde semblait se réduire à la matière et à l’humain. « Ce livre est donc une conséquence de mon effort pour faire apparaître le sens de ces expériences variées de l’Esprit et la signification du concept correspondant. C’est aussi l’expression du désir que, dans l’Occident actuel, nous puissions être capables de porter le message de l’Evangile d’une façon plus significative en nous appuyant sur l’Esprit… N’est-ce pas le rôle de l’Esprit de préparer le monde pour recevoir Christ ?» (p VI).

Ce livre nous entraine donc dans une présentation de la théologie de l’Esprit et de son développement durant la précédente quinzaine d’années. Il expose les fondements exégétiques, la pensée des théologiens, la conversation sur l’Esprit dans le mouvement œcuménique, la manière d’envisager l’Esprit dans la Mission, la théologie de l’Esprit telle qu’elle s’est développée dans deux pays d’Asie, l’Inde et la Corée, en phase avec leur culture. Kirsteen Kim nous invite à une réflexion théologique internationale. A cet égard, la contribution de l’Inde et de la Corée est particulièrement instructive.

 

La théologie de l’Esprit en Corée : diversité et ouverture

 Lorsqu’on apprend à connaitre la théologie en Corée, on en perçoit une grande originalité. Elle apporte des réponses aux questions que nous pouvons nous poser sur la manière dont nous envisageons de rôle du Saint Esprit. Nous avons découvert la théologie coréenne à travers des publications de Kirsteen Kim accessibles sur internet, telle que : « Le passé, le présent, le futur de la théologie coréenne. Perspectives pneumatologiques » (5). Nous nous sommes ensuite reporté à son livre sur « le Saint Esprit dans le monde » et au chapitre correspondant sur la Corée. Ces textes très informés et très denses ne peuvent être résumés ici. Nous chercherons simplement à répondre aux questions suivantes : Quel est le contexte de cette théologie ? Quelle en est l’originalité ? En quoi, nous pouvons y trouver des enseignements fondamentaux ?

Le christianisme a commencé à prendre son essor en Corée au début du XXe siècle. Cependant, le paysage religieux coréen est marqué par des influences historiques. En arrière plan, il y a le chamanisme et sa relation avec les esprits. Venues à travers la Chine, il y a deux grandes civilisations religieuses : le bouddhisme et le confucianisme. On peut reconnaître des influences culturelles de ces pratiques religieuses dans des courants du christianisme coréen. Ainsi on pourra dire que tel courant a un mode paternel parce qu’il se meut socialement et culturellement dans une dimension patriarcale issue du confucianisme et que telle autre a un aspect maternel et féminin en y percevant un héritage du chamanisme. La théologie reflète également ces influences.

Le christianisme coréen s’inscrit dans l’histoire politique et économique de la Corée. Pendant les premières décennies du XXe siècle, la Corée a subi la tutelle dominatrice du Japon. Les chrétiens coréens ont participé activement à la lutte pour l’indépendance nationale. Ce fut le cas lors du « réveil », du mouvement dans l’Esprit en 1907. Aujourd’hui le grand problème est celui de la division entre les deux Corées, la Corée du Nord étant sous une domination communiste totalitaire. Les chrétiens coréens participent activement aux tentatives de dialogue et de réconciliation. Aujourd’hui, la Corée du sud est un des pays du monde les plus développés technologiquement et économiquement. Ce remarquable essor est intervenu dans la seconde moitié du XXe siècle. Tout au long de ce dernier siècle, l’image des chrétiens a été associée à la modernisation.

Il y a eu également une participation importante des chrétiens dans les luttes pour le progrès social, ce dont témoigne la théologie Minjung.

En 2005, 30% de la population coréenne est chrétienne, dans une version protestante ou catholique, la version protestante étant quelque peu majoritaire. Au début du XXe siècle, les chrétiens étaient très peu nombreux. Cet essor rapide du christianisme, exceptionnel en Asie, est donc remarquable. Dans la première moitié du siècle, il s’est opéré à travers de grands mouvements dans l’Esprit, des « réveils ». L’histoire du christianisme coréen est marquée par l’inspiration de l’Esprit et une dimension pentecôtisante. Aujourd’hui, une des plus grandes églises en Corée se réclame directement du pentecôtisme : l’Église Yoido Full Gospel, dont la figure réputée est celle de David Yonggi Cho, une megachurch avec plusieurs centaines de milliers de membres. Mais ce n’est là qu’une des manifestations, dans une expression spécifique, du dynamisme suscité en Corée par l’inspiration de l’Esprit.

Dans ce contexte, la théologie témoigne d’une réflexion riche et diverse qui s’est développée tout au long du XXe siècle. En fonction du rôle joué par l’inspiration de l’Esprit dans la vie des églises en Corée, « la ‘ pneumatologie ’ est centrale dans la théologie coréenne ». C’est ce que nous décrit Kirsteen Kim : « C’est parce que le réveil coréen de 1907, qui est généralement considéré comme le point où le protestantisme est devenu une religion coréenne, est presque toujours interprété comme l’œuvre du Saint Esprit qui a été déversé sur la Corée, une Pentecôte coréenne. Le réveil a doté le protestantisme coréen d’un sens profond du mouvement dynamique de l’Esprit dans l’histoire et le monde matériel qui constitue une matrice pour la réflexion théologique en Corée. Bien plus, les théologiens coréens ont, dans beaucoup de cas, réfléchi au delà des restrictions portant sur l’œuvre de l’Esprit chez leurs homologues occidentaux. Ils ont vu l’importance du développement de la théologie de l’Esprit dans le contexte de la reconnaissance des nombreux esprits des différentes religions et de l’expérience de vivre dans le troisième âge de l’Esprit. Ils apprécient l’importance du discernement de l’Esprit et la pertinence de la pneumatologie dans la vie politique, la subsistance, la culture et le genre » (5) (p 9-10).

Kirsteen Kim nous expose les courants actuels de la théologie en Corée dans une description qui en montre la richesse et la profondeur ; Nous rapportons ici son exposé introductif. «A partir des années 1960, la théologie coréenne a commencé à s’épanouir comme une fleur de lotus et s’est développée en plusieurs courants. Cela incluait une aile conservatrice qui peut être considérée comme la continuation d’un évangélisme « mainstream ». Les nouveaux mouvements ont été une théologie progressiste mettant l’accent sur la libération politique et centrée sur les problèmes socio-historiques qui s’est fait connaître sous l’appellation de la théologie Minjung ; un courant pentecôtiste connu comme le mouvement du plein Évangile ; un courant libéral qui pense chercher à inculturer l’Évangile en Corée en dialogue avec les autres traditions religieuses de la nation ; et une combinaison radicale de théologie féministe et d’éco-théologie ». Kirsteen Kim nous montre comment ces différentes théologies sont fondamentalement pneumatologiques. Chacune d’elles s’appuient sur les différentes significations bibliques de l’Esprit dans la tradition coréenne. Suh a dans l’esprit « Ki », la force de vie (Genèse 1.2) ; Cho est centré sur « shin », Dieu, le Grand Esprit (Actes 2 ; Mathieu 12.28) ; Ryu pense à « ol », l’âme primordiale du peuple (Genèse 2.7) et Chung traite avec le monde de « kuishin », les esprits (Romains 8.19-23)(5) (p 12).

En regardant vers l’avenir, Kirsteen Kim s’interroge sur les apports potentiels de la théologie coréenne à la conversation théologique internationale. Elle identifie quatre domaines dans lesquels la contribution des théologiens coréens serait importante : « la réconciliation, la cyberthéologie, la théologie de la puissance et la théologie du pluralisme » (p 15). On se reportera à ses analyses. A partir de ce qu’on sait maintenant de l’œuvre de l’Esprit en Corée, on imagine combien l’expérience chrétienne coréenne dans une société plurielle et les tensions qu’elle comporte peut nous éclairer dans les voies de la réconciliation. Différents approches se manifestent : humanisation, guérison, harmonisation… C’est un esprit de paix qui se manifeste aussi dans le discernement des esprits, une reconnaissance de ceux-ci qui ne débouche pas sur les confrontations brutales qui sont, un moment, apparues en Occident, dans les proclamations de Peter Wagner et John Wimber. Ici le discernement s’allie à un esprit de paix et à une approche thérapeutique (5) (p 19-20).

Grace à la recherche et à la réflexion de Jürgen Moltmann dans « L’Esprit qui donne la vie », et de Kirsteen Kim dans ses nombreuses publications et particulièrement celles sur la Corée, nous avons maintenant accès à une théologie de l’Esprit. Cette théologie a le grand mérite de nous prémunir contre les tendances sectaires, les enfermements dans un individualisme spirituel, les idéologies fondamentalistes que l’on peut observer dans certains milieux. Mais, plus encore, elle nous ouvre un horizon non seulement par la confiance nourrie en nous par la présence active de l’Esprit, mais aussi par une vision holistique en phase avec une théologie de l’espérance.

J H

  1. Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Seuil, 1999
  2. « Un Esprit sans frontières » : https://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/
  3. « D Lyle Dabney. The advent of the Spirit. The turn to pneumatology in the theology of Jürgen Moltmann (The Ashbury theological journal. Spring 1993) : https://place.asburyseminary.edu/cgi/viewcontent.cgi?referer=https://www.google.fr/&httpsredir=1&article=1474&context=asburyjournal
  4. Kirsteen Kim. The Holy Spirit in the world. A global conversation. SPCK, 2007. Kirsteen Kim est également l’auteure avec son mari, Sebastian Kim du livre : « Christianity as a world religion. Bloomsbury, 2016 (2e éd).
  5. Kitsteen Kim. The Past, Present and Future of Korean Theology. Pneumatological perspectives. 2010 (Kirsten Kim a été coordinatrice de la recherche à la conférence d’Edinbourg, en centième anniversaire de la première conférence mondiale missionnaire en 1910) : http://www.pcts.ac.kr/pctsrss/js_rss/zupload/학술발표3-커스틴김(영어).pdf

Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales : un parcours de recherche avec Jacques Lecomte.

Sens et bonheur au travail : malgré tout, c’est possible

 La situation du travail en France est préoccupante. Le taux de chômage est particulièrement élevé. C’est un poids qui pèse sur la jeunesse. Dans la grande mutation en cours, des métiers disparaissent et d’autres naissent. La reconversion des perdants est bien souvent difficile. Les relations entre employés et employeurs continue à souffrir d’un effet de domination. Et, de plus, l’accélération technologique entraine un accroissement du stress dans divers secteurs. On peut donc entretenir une sombre image de la situation du travail en France.

Cependant, si on poursuit l’investigation, on constate que cette image ne rend pas compte entièrement de la réalité. Il y a aussi actuellement des changements en cours qui sont porteurs d’une amélioration sensible dans les conditions de travail. Mais ces changements sont souvent encore à leurs débuts et donc peu visibles. Par suite d’un état d’esprit négatif, ils sont également sous-estimés. Cette méconnaissance ralentit le mouvement innovant qui s’esquisse aujourd’hui.

Cette évolution du travail s’inscrit dans une grande mutation de l’économie dont on commence à percevoir les orientations telles que par exemple Jérémy Rifkin les présente dans son livre : « La Troisième révolution industrielle » (1). Et parallèlement, on observe une avancée d’un état d’esprit nouveau. Le même Jérémie Rifkin montre, dans un autre ouvrage, une émergence de l’empathie (2). La collaboration, la  convivialité correspondent à des aspirations montantes est se traduisent par des pratiques nouvelles comme en témoigne l’essor de l’économie collaborative (3) ou le développement d’espaces nouveaux, « tiers lieu » pour une cordialité informelle (4). Ces changements, ces tendances sont particulièrement visibles à l’échelle internationale. En France, on peut s’interroger sur les freins qui interviennent dans les mentalités comme, par exemple, un manque de confiance, particulièrement prononcé (5).

Mais il y a aussi des voix nombreuses qui indiquent et balisent les voies d’une évolution positive. Ainsi, Jean Staune, bien connu pour son action innovante pour développer une vision du monde nourrie par le dialogue entre foi et science (6), est impliqué professionnellement dans l’enseignement du management. A partir d’une culture pluridisciplinaire, il a écrit un livre : « Les clés du futur » (7) qui tient son pari de « réinventer ensemble la société, l’économie et la science ». Cet ouvrage, qui nous ouvre les portes du monde de demain, ne peut manquer d’envisager le rôle nouveau des entreprises : « C’est quoi une entreprise vraiment responsable ? » (p 611). Aujourd’hui, Jacques Lecomte, un des principaux experts de la psychologie positive (8), auteur du livre sur « La bonté humaine » que nous avons présenté sur ce blog (9), vient de publier un livre sur « les entreprises humanistes » (10). Ces entreprises portent une conception nouvelle du travail. Voici donc, là aussi, un courant encore peu connu, voire méconnu, qui est en train de se développer et de changer la donne. Des personnalités emblématiques ont salué les ouvrages de Jean Staune et de Jacques Lecomte. Jacques Attali a préfacé « Les clés du futur ». Edgar Morin évoque l’étude sur « les entreprises humanistes » comme « une contribution importante à l’humanisation du travail et au travail de l’humanisation ».

 

Un livre-ressource pour une vision nouvelle de l’entreprise

 L’énoncé des grandes sections du livre de Jacques Lecomte sur les entreprise humanistes, nous permet de saisir l’ampleur et l’importance du projet : « L’épanouissement de la personne au travail. Des relations d’équipe harmonieuses. L’entreprise au service de la société. Les réponses aux défis environnementaux. Repenser les raisons d’être des entreprises ».

Cet ouvrage conjugue des savoirs issus de la recherche et une présentation particulièrement accessible. Vingt chapitres bien ciblés se succèdent avec des titres attirants. A chaque fois, l’auteur nous communique « une synthèse des travaux scientifiques et présente de multiples expériences concrètes », à l’échelle internationale, cela va de soi. La démonstration est rigoureuse, mais elle est aussi clairement et agréablement présentée. Chaque chapitre est précédé de quelques citations signifiantes et se termine par une brève synthèse : « Résumons-nous ». Ainsi, ce livre de 500 pages qui est une véritable « somme » sur ce thème, n’est en rien pesant. Il est percutant car il met à mal de nombreux préjugés, et, en même temps, il est enthousiasmant, car il met en évidence l’apparition d’un nouvel état d’esprit, la montée de nouvelles pratiques.

Pour écrire ce livre, l’auteur nous dit s’être inspiré de trois sources complémentaires d’inspiration : « la psychologie positive, le convivialisme et une vision optimiste de l’être humain » (p 10-13). Ces conceptions sont elles-mêmes récentes et innovantes. Ainsi ce livre conjugue un regard neuf et la mise en évidence d’une réalité émergente. Manifestement, il est en phase avec les aspirations nouvelles qui montent tout particulièrement dans les jeunes générations. Ce livre est ainsi remarquablement tissé.

Mais quelles sont plus précisément les intentions de l’auteur ? Jacques Lecomte nous les expose dans le prologue. Il part d’une expérience : celle du redressement et de la réussite de l’entreprise française Armor, spécialisée dans les technologies d’impression. Deux postulats majeurs ont été à l’origine de cette évolution victorieuse : « Une sensibilité humaine et la confiance accordée à chacun des employés de l’entreprise ; un engagement en faveur de l’environnement ». « Cette histoire illustre remarquablement la plupart des valeurs qui sont présentes dans ce livre : la motivation par le sens donné au travail, la confiance dans les collaborateurs, le leadership serviteur, le sentiment de la justice organisationnelle, la finalité humaniste de l’entreprise, sa responsabilité sociétale et environnementale, y compris dans des moments difficiles » (p 9). Si ces valeurs ont fondé la réussite de cette histoire, la recherche de Jacques Lecomte montre qu’effectivement « certaines valeurs et attitudes fondamentales (confiance en l’autre, empathie, respect, coopération, bienveillance, esprit de service, etc.) peuvent avoir un impact positif au sein des organisations… La pertinence de ces valeurs se vérifie aussi dans les relations entre les entreprises et le monde extérieur, les rapports entre industriels et militants humanitaires ou environnementaux aboutissant à de bien meilleurs résultats lorsqu’ils sont marqués par une confiance réciproque lucide, un pari sur la bonne volonté et la sincérité d’autrui, plutôt que lorsqu’ils sont caractérisés par la suspicion et la dénonciation mutuelle… Ceci invite à une perspective élargie. La dernière partie de ce livre reconsidère radicalement la raison d’être des entreprises… Plutôt que d’être orientées vers la recherche d’une augmentation du profit au bénéfice des actionnaires, elles devraient être des communautés de femmes et d’hommes qui agissent ensemble au service du bien commun » (p 10).

 

L’optimisme,  un levier pour changer le monde

          Jacques Lecomte conclut son livre par un appel à l’optimisme comme levier pour changer le monde. Et il invoque au départ une magnifique pensée d’Helen Keller, une jeune fille aveugle et sourde, qui a été délivrée de son enfermement : « L’optimisme est la foi qui conduit à la réussite. Rien ne peut être fait sans espoir » (p 462).

Avec Jacques Lecomte, nous pensons que de bonnes pratiques, des pratiques positives peuvent se répandre aujourd’hui. Et, dans ce domaine, l’auteur nous donne quelques exemples de changements rapides dans les représentations. « Tout change très vite, souvent positivement, même si les médias ont tendance à relayer les mauvaises nouvelles. Il y a vingt ans, un individu qui aurait parlé de bienveillance et d’empathie en entreprise serait passé pour un doux rêveur. De nos jours, ces attitudes paraissent d’une évidente nécessité. Il y a vingt ans, peu d’industriels s’impliquaient dans une démarche de responsabilité environnementale. C’est aujourd’hui une pratique courante. Ce qui était exception est maintenant devenu la règle » (p 463).

 

Un processus ouvert vers l’avenir

Dans le monde d’aujourd’hui, sachons ne pas voir seulement les décompositions et les déconstructions, mais aussi les recompositions et les reconstructions. Bien plus, il y a dans ce livre un air de nouveauté. Un nouveau paysage est en train d’apparaître. A ce point, on pouvait ne pas s’y attendre, mais ce nouveau regard est en phase avec une analyse rigoureuse des pratiques innovantes et la mise en évidence des changements dans les mentalités. Dans notre propre démarche interprétative, nous voyons là une émergence dans laquelle nous reconnaissons une inspiration de l’Esprit. Dans l’espérance, nous sommes enclins à regarder vers l’avenir (11).

Dans une situation de crise où les difficultés abondent, ce livre vient ouvrir un horizon. Certes, pour certains qui subissent de plein fouet les intempéries économiques, cet ouvrage peut paraître décalé. Mais, pour une bonne partie d’entre nous, il n’indique pas seulement une perspective à long terme, mais aussi un processus qui a déjà commencé. Il nous invite à oeuvrer en ce sens là où nous sommes et déjà en communiquant à ce sujet. Ce livre est un excellent outil pour permettre cette communication, car il encourage et légitime tous ceux qui veulent travailler dans cet esprit.

J H

 

(1)            Rifkin (Jérémie). La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde. LLL Les liens qui libèrent, 2012. Sur ce blog : « Face à la crise, un avenir pour l’économie » : https://vivreetesperer.com/?p=354

Voir aussi : « Rifkin (Jérémie). La nouvelle société du coût marginal zéro. Les liens qui libèrent, 2014

(2)            Rifkin (Jérémie). Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie. Les liens qui libèrent, 2011. Sur ce blog : « La force de l’empathie » : https://vivreetesperer.com/?p=137

(3)            Voir sur ce blog : « Une révolution de l’« être ensemble » (présentation du livre : « Vive la co-révolution. Pour une société collaborative) : https://vivreetesperer.com/?p=1394

« Société collaborative. La fin des hiérarchies » : https://vivreetesperer.com/?p=2205

(4)            Sur ce blog : « Appel à la fraternité. Pour un nouveau vivre ensemble » : https://vivreetesperer.com/?p=2086

(5)            Sur ce blog : « Promouvoir la confiance dans une société de défiance. Les pistes ouvertes par Yves Algan » » : https://vivreetesperer.com/?p=1306

(6)            Jean Staune est, entre autres, le co-fondateur de l’Université interdisciplinaire de Paris et l’auteur d’un livre signifiant : « Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique » (2007).

(7)            Staune (Jean). Les clés du futur. Réinventer ensemble la société, l’économie et la science. Plon, 2015

(8)            Jacques Lecomte est responsable du site : http://www.psychologie-positive.net

(9)            Lecomte (Jacques). La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité. Odile Jacob, 2012. Sur ce blog : « La bonté humaine » : https://vivreetesperer.com/?p=674

(10)      Lecomte (Jacques). Les entreprises humanistes. les Arènes, 2016

(11)      « Espérer et agir. Agir est espérer. L’espérance comme motivation et accompagnement de l’action » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=900 « Nous devenons actif pour autant que nous espérions. Nous espérons pour autant que nous puissions entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons être possible ». Introduction à la pensée de Jürgen Moltmann, théologien de l’espérance  et auteur d’un livre sur « L’Esprit qui donne la vie », sur le blog : http://www.lespritquidonnelavie.com

 

Voir aussi sur ce blog :

« Pour une intelligence collective. Eviter des décisions absurdes et promouvoir des choix pertinents » : https://vivreetesperer.com/?p=763

« Bienveillance Humaine. Bienveillance divine. Une harmonie qui se répand » : https://vivreetesperer.com/?p=1842

Un horizon pour l’humanité ? La Noosphère

https://images2.medimops.eu/product/90b9f0/M02226440550-large.jpgSelon Patrice Van Eersel

 Les crises se succèdent. Les menaces grandissent. L’horizon parait bouché. Nous voyons le climat se dégrader, la diversité des espèces se réduire. Nos repères se fragilisent. Il semble que l’ordre naturel est ébranlé. Le ciel va-t-il nous tomber sur la tête ?

L’humanité elle-même nous paraît de plus en plus instable. Le rythme de la vie sociale s’accélère, s’emballe. Dans cette ambiance préoccupante, la solidarité vacille. Des forces s’entrechoquent. Des monstres, bien réels ou imaginaires apparaissent. Dans ce tohu-bohu, certains se désespèrent et envisagent la fin du monde, un grand effondrement. Ce catastrophisme est dévastateur. Il sape les élans de vie.

C’est dans ce contexte que Patrice Van Eersel, journaliste et écrivain (1), connu pour ses études pionnières dans la découverte de réalités hors du commun, d’expériences transcendentales, a décidé de répondre au pessimisme ambiant en écrivant un livre intitulé : « Noosphère » (2). Il trace une piste décrivant le processus intellectuel qui a commencé au début du XXè siècle et a mis en évidence la perspective de l’émergence d’une conscience collective.

Ce livre est présenté ainsi dan la page de couverture.

«  Comment croire en l’avenir quand on a trente ans et la conviction de vivre l’effondrement de la planète – réchauffement global, dégradation de la biodiversité, pollution généralisée, le tout aggravé par une crise sanitaire mondiale ?

En remontant le temps, répond l’auteur de ce récit à son jeune interlocuteur, Sacha, en s’inspirant du concept de Noosphère, forgé dans les années 1920 par deux hommes, le français Teilhard de Chardin et le russe Vladimir Vernadski qui désignaient ainsi la conscience collective planétaire. Ayant compris le rôle crucial de l’action humaine sur la biosphère – ce que l’on appelle aujourd’hui l’anthropocène – ces visionnaires, convaincus du caractère « cosmique » de la vie biologique, considéraient le triomphe de la « Noosphère » comme la prochaine et irrésistible étape de l’Évolution, condition sine qua non de notre survie sur la terre ».

L’auteur a agencé son récit en fonction d’interlocuteurs imaginés : le fils d’un ami décédé, Sacha, un jeune homme en pleine dépression parce qu’il s’attend à un effondrement de la société et, en conséquence, s’est réfugié dans un refus du travail, et, autour de lui, une constellation familiale, sa mère, sa compagne, mère d’une petite fille, séparée de lui et elle aussi, portée à des idées extrêmes. Et donc, le récit se développe en phase avec des questionnements et des ressentis. Dans cette disposition de l’ouvrage, l’auteur engage un dialogue avec toute une jeunesse en recherche. Et, en même temps, l’auteur nous présente une réflexion complexe au carrefour de considérations scientifiques, philosophiques et même théologiques. Dans un déroulé historique, attentif à la vie des personnalités évoquées, le récit suscite une attention soutenue. Patrice Van Eersel a écrit là un livre fondé sur de nombreuses enquêtes et lectures. C’est un ouvrage important, en 400 pages. Il ne peut donc être question ici d’en résumer le contenu. Nous chercherons simplement à en présenter quelques étapes, quelques parties saillantes.

 

Une approche de l’effondrement : la collapsologie

Puisque son jeune ami, Sacha, est obsédé par la menace de l’effondrement, Patrice Van Eersel va lui ménager un contact avec ceux qui, eux aussi, se focalisent sur cette question de l’effondrement. Ainsi, il entre en contact avec des scientifiques innovants qui, en fin de compte, se sont engagés dans l’exploration de cette hypothèse. Depuis quelques années, Patrice connaissait un chercheur belge, Gauthier Chapelle, spécialiste de biomimétisme : comment reconnaître les inventions de la nature et en tirer parti ? Avec un autre chercheur, Pablo Servigne, Cauthier Chapelle avait participé à la rédaction d’un livre particulièrement innovant : « L’entraide. L’autre loi de la jungle » (3). Cependant, les années passant, Gauthier Chapelle avait rejoint son collège et ami, Pablo Servigne dans son regard pessimiste sur l’avenir de l’humanité. Ce dernier avait écrit un livre : « Pourquoi tout peut s’effondrer ». Pablo Servigne et un petit groupe de chercheurs avec lui s’étaient engagés dans un recherche sur l’effondrement en adoptant le terme de : collapsologie. « Ce que ces jeunes chercheurs s’escrimaient à étudier en détail, c’était le « processus systémique » par lequel une société s’emballe dans une série de spirales devenant folles et qui, tendant vers l’infini à partir de certains seuils, résonnent si bien les unes avec les autres qu’elles font exploser l’ensemble » (p 18). Gauthier Chapelle ayant donc facilité une rencontre entre Patrice van Eersel et Pablo Servigne, celle-ci déboucha sur une discussion concernant la perspective de l’effondrement. Pablo Servigne suggéra à Patrice de faire bénéficier son groupe de son expérience sur l’approche de la mort apprise d’« Elisabeth Kubler Ross, psychiatre américano-suisse, initiée au feu de l’ouverture des camps de concentration en Pologne, puis projetée dans l’univers des grands hôpitaux américains » (p 23). Dans son pessimisme, Pablo Servigne a choisi néanmoins de « rester humain quoiqu’il arrive » et il s’est installé avec ses enfants dans la campagne de la Drome (p 24-25). En emmenant Sacha avec lui, Patrice Van Eersel lui rend visite dans son nouveau lieu de vie. La conversation s’oriente vers la puissance de l’entraide qui « concerne tous les êtres vivants depuis quatre milliards d’années ». « Les groupes qui s’entraident survivent beaucoup plus longtemps ». Cette puissance de l’entraide a été mise en valeur par la pensée pionnière de Kropotkine, géographe et anarchiste, et le courant russe de l’anarchisme mystique. « On débouche sur un engagement social d’essence éthique et, même, finalement sur une voie philosophique étroitement spirituelle » (p 135-136). Tout en envisageant le pire, Pablo Servigne  poursuit sa recherche sur les manières de l’affronter. « Les humains ont besoin de grands récits. Or ceux qui ont nourri le monde moderne depuis la Renaissance, en particulier le récit de la liberté individuelle ou de la technoscience, sont maintenant épuisés. Et Pablo énonce des pistes d’action : « Schématiquement, je vois trois possibilités : bâtir des réseaux d’entraide, motivés par le bien commun ; s’entrainer à recevoir l’imprévisible, le pire et le meilleur… et puis ouvrir des horizons, rêver ensemble, tisser de grands récits ! » (p 140).

 

Chercheurs artistes américains

Éclaireurs pour une nouvelle vision du monde

 L’auteur a réalisé de nombreuses enquêtes aux Etats-Unis. « L’Amérique est un pays si contradictoire qu’il peut vous dégouter autant que vous inspirer. Du nord au sud et de la côte ouest à la côte est, j’y avais rencontré des dizaines de chercheurs artistes et de scientifiques ouvreurs de voies » (p 32). Dans ces rencontres, il a mesuré la dimension historique de l’anthropocène. « Tout d’abord, ces gens, bien qu’en général d’idéologie libertaire, m’ont lavé d’une première grande illusion. Ce n’est pas la finance digitalisée, ni le capitalisme, ni la révolution industrielle qui ont commencé à foutre en l’air la biosphère terrestre. Le mal a débuté bien plus tôt, au minimum au Néolithique c’est à dire à l’âge où les humains se sont peu à peu sédentarisés, élevant des animaux domestiques et cultivant des plantes » (p 32-33). Et, dès cette époque, ces scientifiques « prétendaient inventer des façons concrètes de pacifier ce qu’on s’entend à appeler ‘anthropocène’ aujourd’hui ». Ainsi Patrice Van Eersel a rencontré la microbiologiste Lynn Margulis. « Cette grande spécialiste des bactéries, qui était aussi une artiste visionnaire, fut à l’origine, avec le climatologue James Lovelock, de « l’hypothèse Gaïa » selon laquelle la biosphère qui enveloppe notre planète se comporterait comme un seul gigantesque être vivant » (p 34).

Lynn Margulis a écrit un essai magistral : « L’univers bactériel ». Les bactéries ont joué un rôle majeur dans le développement de la vie. « Elles ont fait de cette planète non seulement leur nid, mais leur chose, leur production, leur création collective » (p 34). Les bactéries ont traversé ainsi plusieurs épisodes très difficiles de la vie terrestre. Aujourd’hui, à nouveau, une crise a éclaté. « L’humanité et ses langages ont secrété une technosphère constituée de toutes nos techniques… Quand est survenue la révolution industrielle, le processus mortifère s’est accentuée dans des proportions démentes… » (p 36-37). Ici Lynn Marjulis a ouvert un nouvel horizon à Patrice Van Eersel : « le défi est colossal , mais clair. Si nous voulons que la technosphère humaine cesse d’agresser la biosphère qui l’a engendrée et constitue sa matrice, il faut que s’impose une sphère nouvelle. Il faut d’urgence renforcer la Noosphère » (p 37). La Noosphère, « c’est la sphère de la conscience. En grec, « noos » signifie « esprit, conscience ». L’intelligence collective des humains est impressionnante, mais elle n’est encore que très partiellement consciente… Seul un colossal saut collectif dans la conscience, donc dans la responsabilité, peut rendre les techniques humaines biophiles et non plus antibiotiques ». (p 38). Lynn Margulis va orienter Patrice Van Eersel vers les pionniers de cette vision. Ce sont «  deux grands chercheurs du début du XXè siècle… deux savants prophétiques sans exagération : le plus vieux était russe et s’appelait Vladimir Ivanovitch Vernadski. L’autre était français et s’appelait Pierre Teilhard de Chardin. Venant de philosophies très différentes – immanentiste pour le russe et transcendantaliste pour le français – ils tombèrent d’accord pour dire deux choses. D’une part que la Noosphère émergeait de la nature même du monde matériel, d’autre part que l’on pouvait voir en elle l’avenir même de l’univers ». Lynn Margulis encouragea Patrice à enquêter sur ces deux hommes.

Pierre Teilhard de Chardin

Une vision émergente

Patrice Van Eersel est donc parti à la découverte de Teilhard de Chardin. Celui-ci est aujourd’hui une personnalité célèbre, qui a donné lieu à des biographies et dont l’abondante production est maintenant éditée (4). Il existe même une association des Amis de Teilhard de Chardin (5). Dans plusieurs chapitres successifs et en fonction de son auditoire imaginaire, Patrice Van Eersel poursuit un récit du parcours de Teilhard de Chardin. Il retrace les grands moments de sa vie, c’est à dire le contexte dans lequel sa vision a grandi depuis les affres de la grande guerre jusqu’à son intense recherche paléontologique. Prêtre jésuite, sa vision s’est heurtée au pouvoir de la hiérarchie catholique et s’est diffusée sous le manteau à travers un réseau d’amis et grâce à des amitiés féminines. Cette vision a fait irruption après sa mort avec la publication d’un livre clé : « le Phénomène Humain ».

L’auteur nous relate la vie de Pierre Teilhard de Chardin tout au long de la grande guerre comme brancardier et « dans la fureur et le sang » (p 41-54). Très particulièrement exposé en fonction du courage qu’il manifeste au secours des blessés et en fonction de sa haute taille, il échappe à la mort quasi miraculeusement. A travers les massacres qui l’environnent, il garde le cap et dans les moments de répit, il écrit passionnément. « Profitant de la moindre accalmie, hanté par une recherche de sens d’autant plus déraisonnable que le contexte est fou, le prêtre paléontologue écrit des centaines de pages » (p 86) qu’il envoie ensuite à sa cousine Marguerite.

La vision de Teilhard se développe en tension avec le malheur ambiant. « Sous la pression de sa mission assumée de caporal brancardier œuvrant dans les tranchées, le docteur en paléontologie voit un ordre supérieur jaillir du chaos… » (p 95). Il écrit : « L’effet du séjour dans le danger est de purifier le goût de spéculations… L’âme est sensibilisée par l’effort moral, bandée aussi dans toutes ses énergies spéculatives, longtemps comprimées. Sitôt qu’une éclaircie se fait dans l’existence des tranchées, l’homme se retrouve lui-même et au dessus de lui-même, parce que désintéressé dans ses vues et agrandi dans ses facultés (aiguisées et affamées) » (p 101). La dynamique du chercheur se poursuit et s’intensifie ; L’évolution lui apparaît de plus en plus comme « une réalité omniprésente et universelle ».

Après la guerre, Teilhard va pouvoir s’engager dans la recherche. « A partir du printemps 1923, la Chine va devenir la destination favorite de Teilhard, sa « seconde patrie » où il va creuser la piste du Sinanthrope ou homme de Pékin, l’ancêtre chinois d’Homo Sapiens ». En Chine, son regard s’élargit. Sa vision est « de plus en plus globale ».Dans une lettre, il écrit : « Je rêve d’une espèce de Livre de la Terre où je me laisserais parler non comme Français, ni comme élément d’un compartiment quelconque, mais simplement comme homme ou comme ‘Terrestre’ » (p 167).

Dans ses allées et venues qui vont se poursuivre toute sa vie, Teilhard rentre de Chine à la fin de l’été 1924 avec plusieurs tonnes de fossiles et d’échantillons de toutes sortes destinés au Muséum. Et là, il va rencontrer un autre paléontologue l’abbé Breuil et un philosophe Edouard Le Roy qui vient d’être choisi par Henri Bergson pour lui succéder à la chaire de philosophie grecque et latine du Collège de France. (p 177). « Catholique convaincu , mais très attaché à la laïcité, Edouard Le Roy, ce mathématicien philosophe n’a pas hésité à résister au Vatican. Les conversations entre Teilhard et Le Roy vont être très constructives. Le Roy est un élève et un ami de Bergson, auteur de « l’Evolution créatrice » et de « L’Energie spirituelle ». Et les intuitions de Teilhard et de Bergson vont pouvoir se rejoindre sur un point essentiel : «Toutes deux saisissent dans un même mouvement l’Être et le Devenir – et l’idée d’évolution irréversible constitue une clé majeure pour l’un comme pour l’autre. L’Être se révèle dans le devenir parce que l’évolution est création » (p 181).

Ultérieurement, Teilhard de Chardin va passer une bonne partie de sa vie en Chine. L’auteur nous fait part du développement de sa réflexion sur la Noosphère qui va de pair avec un idéal de vie exigeant. « Seule vaut l’action fidèle, pour le Monde, en Dieu. Pour arriver à voir cela et à en vivre, il y a une sorte de pas à franchir ou de retournement à faire subir à ce qui paraît l’habitude générale des hommes. Mais, ce geste un fois exécuté, quelle liberté pour travailler et pour aimer » (p 321).

Dans son livre emblématique : « Le Phénomène Humain », Teilhard envisage le processus qui débouche sur l’éclosion de la Noosphère.

« Besoin d’une religion à la mesure de la terre nouvelle », de fait le christianisme renouvelé. Et il envisage « un processus de recherche, de tentatives et de tâtonnements multiples ». Et il écrit : « Ce n’est que par le libre choix, la découverte et le développement, par chaque segment national et culturel de l’humanité de sa forme singulière de liberté, que pourront être assurées la convergence et la structuration de cette multitude dans un système planétaire uni » (p 223). Et il appelle à une « poussée du tous ensemble ».

L’auteur déroule la pensée de Teilhard de Chardin telle qu’elle s’exprime dans le Phénomène Humain. C’est « la vision spatiotemporelle d’un monde fibreux (chaque nouvelle émergence constituant un fibre à l’intérieur d’une nappe évolutive) et toute la techtonique psycho-matérielle de l’univers s’enroulant sur lui-même suivant la loi de la complexité-conscience. Une complexité-conscience croissante qui ayant abouti à l’avènement de l’humain… a engendré ipso facto une Noosphère : une conscience réfléchie de plus en plus socialisée, prise dans un tissage de plus en plus collectif » (p 348).

 

Le parcours d’un géologue russe : le professeur Vernadski

La chercheuse américaine Lynn Margulis avait également orienté l’auteur vers un géologue russe : le professeur Vernadski. Le parcours de celui-ci s’est développé dans un tout autre contexte : un milieu scientifique russe qui va être entrainé au XXè siècle dans une grande tourmente politique. Vernadski est l’élève de grands savants russes ; En 1884, il est appelé à décrypter l’histoire du sol ukrainien, le tchernozium, au fil de l’évolution géologique. « En observant la terre mère d’Ukraine, coupe de sol après coupe de sol, il avait observé un mélange unique d’humus et d’argile… Et il n’avait pu faire autrement que d’admirer l’inextricable tissage de vie recelé par ce sol. Un réseau d’une densité et d’une variété inouïes où se mêlait dans un enchevêtrement et un grouillement éblouissants tout ce que la vie biologique avait pu inventer depuis les champignons jusqu’aux mammifères… sans parler des bactéries… Camouflée sous le silence apparent de la terre, s’offrait à ses yeux une véritable frénésie… admirablement organisée, telle une étoffe relationnelle ultracomplexe. (p 61-62). « De là, l’énorme hypothèse qui avait peu à peu émergé dans son esprit : la vie biologique ne mettrait-elle pas en branle, par son intelligence propre des flux de matière et d’énergie infiniment supérieurs à ceux engendrés par la seule géologie minérale ? Dit plus abrupt, la biologie n’accélérait-elle pas tous les processus terrestres dans des proportions extravagantes constituant de la sorte la force biologique numéro un de la surface de notre planète ? » p 62). « En quelques années, sa propre intuition l’amena à se poser une question encore plus folle pour un scientifique rigoureux comme lui : ne fallait-il pas considérer la vie biologique comme une entité en soi impossible à réduire à ses éléments chimiques inertes ? Ne fallait-il pas, peut-être, parler d’elle comme d’une force cosmique spécifique, dont la physique ne tenait pour l’instant aucun compte ? » (p 63). Vernaski en vint à se demander si la richesse minérale faramineuse de la terre n’était à mettre en relation avec l’existence de la biosphère… c’est à dire avec la matière vivante, prémonition que les recherches scientifiques n’allaient cesser de valider jusqu’au XXIè siècle » (p 65).

A partir des années 1990, Vernaski grimpa rapidement dans la hiérarchie universitaire et académique russe et multiplia les voyages auprès de chercheurs de premier plan en Europe. Il introduisit dans le corpus de son enseignement, l’idée totalement nouvelle et transdisciplinaire d’une « biogéochimie ». « Tous les êtres vivants, avançait-il, forment une sorte d’entité géante qui, nourrie des corps chimique inertes, sculpte, malaxe, cristallise et fait transmuter la surface de la terre à sa guise » (p 65).

Patrice Van Eersel déroule la biographie de Vladimir Ivanovitch Vernadski dans plusieurs chapitres de son livre. Vernadski ne fut pas seulement un grand savant visionnaire, mais aussi un homme engagé socialement et politiquement. Ainsi, dans les années prérévolutionnaires, il a participé à « une organisation apte à accueillir les idéaux humanistes et démocratiques et à en permettre la mise en œuvre ». « Avec plusieurs camarades, ils avaient donc créé une fraternité comme c’était alors la coutume » (p 69). Foncièrement démocrate, il se heurte à la dictature issue de la Révolution d’Octobre, mais sa réputation scientifique l’aide à traverser cette tourmente. Et elle va l’aider à composer avec le régime soviétique.

Sa réflexion philosophique assise sur sa recherche scientifique va donc se poursuivre. Réfugié en Ukraine, puis en Crimée juste après la Révolution d’octobre, déjà atteint par la tuberculose, fin 1919, il tombe gravement malade du typhus. Or, dans cet état, il va connaître un genre d’expérience mystique. « Hospitalisé et mis sous perfusion, le savant se retrouve pendant plusieurs semaines dans « un état de conscience modifiée », une forme de délire qui, peu à peu, va se transformer en visualisation claire et limpide… Vision de la suite à donner à ses recherches jusque dans ses détails théoriques les plus abstraits et les conditions expérimentales correspondantes (p 121). « J’ai clairement vu de quelle façon il faudrait m’y prendre pour faire progresser et aboutir en particulier mon idée de « matière vivante ». Il est profondément impressionné par « l’esthétique des choses et des êtres. La faramineuse beauté de la nature, son harmonie, sa prodigalité, mais aussi la beauté des êtres humains et de leurs trouvailles, m’ont fait atteindre une extase que j’aurais du mal à décrire avec des mots » (p 123). Il projette la création d’un « Institut de la matière vivante ». PatriceVan Eersel nous relate dans le détail la maturation de la pensée de Vernadski, son hommage aux naturalistes anglais et australiens du XIXè siècle (p 125) et un approfondissement de sa conception de l’émergence du vivant. « Depuis son avènement il y a des centaines de millions d’années, la vie biologique a constitué la force biologique et atmosphérique numéro 1 de la surface de notre planète. Cependant, depuis beaucoup moins longtemps, c’est l’humanité qui, de tous les êtres vivants, constitue la force de transformation matérielle la plus puissante… Après la biosphère, nous nous trouvons donc en présence d’une « humanosphère » (p 128).

 

La Noosphère : Le concept émergeant d’une grande rencontre : Olivier Le Roy, Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski

En 1922 le professeur Vernadski arrive en France et y poursuit son activité scientifique. En automne 1924, un dialogue s’engage entre lui, Olivier Le Roy, disciple de Bergson et Pierre Teilhard de Chardin. A partir de textes existants, Patrice Van Eersel reconstitue et restitue leur conversation où se manifeste une reconnaissance commune de la Noosphère. Olivier le Roy déclare ainsi : « Je vous propose l’hypothèse de travail suivante qui découle directement de vos travaux respectifs. Ne pourrait-on pas dire que la biosphère, ayant atteint l’ère anthropozoïque dont nous parle de façon très immanentiste le professeur Vernadski (le concept de céphalisation, p 215), et « se retournant sur elle-même », comme le propose dans une perspective transcendentale, le père Teilhard, qui me parlait récemment « d’une incarnation planétaire de l’esprit », doit à présent accoucher d’une Noosphère pleine et entière, c’est à dire d’une conscience collective intégrale ». Ainsi l’évolution cosmique pourrait passer au stade suivant » (p 222). PatriceVan Eersel précise que Teilhard et Vernadski ont été aussi portés, aussi bien l’un que, à utiliser le terme de noosphère et que Vernadski en attribue l’expression à Olivier Le Roy. (p 224).

Vernadski aussi bien que Teilhard ont été confrontés aux massacres guerriers. Ils ont conscience des dangers encourus par l’humanité. Il y a cent ans déjà, l’humanité se sentait menacée.

Face aux régimes totalitaires, Teilhard voit dans la noosphère un espace de personnalisation. « Si, sous la pression considérable du processus de complexification cosmique appelée « évolution », les consciences individuelles se rapprochent les une des autres, les individualités ne disparaissent pas. Elles transcendent leurs limites et resplendissent » (p 217). Et de même, dans cette conversation, différents obstacles sont évoqués : l’individualisme exacerbé, la tentation de faire machine arrière, la peur de la mort… A chaque fois, des réponses apparaissent. Selon Teilhard, nous devons être spirituellement amoureux de la matière. « L’idéal noosphérique contredit en tous points aussi bien l’isolationnisme du spiritualiste coupé du monde dans l’attente d’un au delà que l’idéal du petit-bourgeois claquemuré derrière son confort » (p 228). Vernadski évoque le refus d’aller de l’avant. « Cela ne nous est pas possible ou alors seulement en disparaissant. Si l’humanité veut continuer d’exister, elle est contrainte de chercher à transformer le monde et à se métamorphoser elle-même. Sinon elle disparaît purement et simplement » (p 229). Face à la mort, Teilhard pense qu’à travers nous, se manifeste une présence que rien ne peut éteindre. La biologie seule, même si elle résiste, finirait dispersée par l’entropie. Seule l’émergence de l’humain change définitivement la donne : pour moi, ce qui sera définitivement conservé, c’est l’énergie humaine, c’est-à-dire la Personne » (p 234). Il y a des forces qui interviennent face au totalitarisme oppresseur. Vernadski évoque la puissante forte de l’entraide à l’œuvre dans le monde vivant et mise en évidence par le savant russe, de conviction anarchiste, Kropotkine (p 236) et Teilhard, dans une inspiration chrétienne, évoque « une conspiration d’amour » animée par les forces de la sympathie » (p 235).

 

La Noosphère : quelle actualité ?

La vision de la noosphère a émergé il y a un centaine d’années dans un contexte où l’humanité était déjà confrontée à de grands maux. Aujourd’hui, cette vision est toujours éclairante et des réalités nouvelles comme l’expansion du web viennent l’illustrer.

Comme d’autres chercheurs, Patrice Van Eersel évoque le besoin d’un grand récit fédérateur répondant aux questionnements de beaucoup de nos contemporains. Ainsi évoque-t-il « l’utilité vitale, reconnue par tous, d’inventer de nouveaux grands récits pour tirer en avant l’humanité menacée de désespérance » (p 291).

Dans plusieurs chapitres, l’auteur dialogue avec la jeune génération telle qu’il la représente dans quelques personnages. Il évoque ainsi des réalités bien documentées, mais aujourd’hui largement méconnues. Ainsi, il apparaît qu’à long terme, dans la vie quotidienne, la violence recule. Et il fait appel à de nombreuses recherches qui montrent l’influence potentielle de la pensée et de la méditation sur des réalités sociales. Des interrelations nouvelles apparaissent. On découvre ainsi que «  nos volontés et nos actions influent sur nos corps… Nos cerveaux sont beaucoup plus malléables que l’on ne croyait. Nos réseaux neuronaux se reconstruisent en permanence. Et même, mis en relation avec quelqu’un, nous fonctionnons littéralement en wifi. Et cela nous transforme. Nous nous transformons physiquement les uns les autres en fonction de nos interactions… » (p 267). Sur un autre registre, le concept d’imaginal est avancé. « Ce sont des mondes et des niveaux de conscience différents, mais bien réels » ; certains disent même plus réels que le réel… Pour les mystiques de toutes les traditions, on pourrait dire que l’imaginal représente le monde intermédiaire entre le réel physique et l’Être ineffable et absolu » (p 271).

Un des interlocuteurs présents dans ce livre s’exprime ainsi : « Je suis persuadé que Vernadski et Teilhard visualisaient la Noosphère comme une dimension bien réelle, mais habitée par des humains ayant suffisamment cultivé leurs mondes intérieurs – et résolu leurs névroses – pour pouvoir s’échapper à volonté dans l’imaginal » (p 272). Patrice Van Eersel se rend compte que pendant longtemps il a réfléchi à la Noosphère «  en terme d’extériorité, beaucoup plus rarement en terme de vie intérieure – qui est bien autre chose que le flux psychologique des images et des pensées qui nous traversent à chaque instant… Pourtant, chacun à sa façon, les personnages de mon récit, Teilhard de Chardin comme Vernadski ou Le Roy, n’avaient jamais cessé d’insister sur le va-et-vient indissoluble entre le dehors et le dedans » (p 273)…

« Pourrait-on donc imaginer que l’évolution d’Homo Sapiens ait atteint un stade limite où s’ouvrirait soudain en nous l’urgence vitale d’ouvrir une porte inédite vers un « ailleurs » ? Ou plutôt une porte aussi ancienne que l’être humain des origines, mais oubliée depuis des siècles par quasiment toute l’humanité à l’exception de minuscules minorités d’initiés, une porte qui signalerait une transition vers un être humain non pas « augmenté », mais « métamorphosé » ? (p 274).

Cet ouvrage volumineux de Patrice Van Eersel se lit de bout en bout, car il y a un dynamisme dans ce récit et un appel constant à la découverte. C’est un univers tant il est vaste dans le thème abordé et l’approche empruntée. Ce livre est également constamment orienté vers une recherche de sens. La vision suggérée et proposée de la Noosphère est envisagée non seulement dans son émergence, mais dans sa réception. Une piste est tracée et elle est accueillie dans un dialogue incessant entre l’auteur et des interlocuteurs imaginés exprimant les angoisses, les interpellations et les attentes d’une nouvelle génération. Ce livre est un univers. Il ne rapporte pas seulement la vie et l’apport de grands chercheurs, mais il aborde également des recherches et des innovations plus récentes. Une abondante bibliographie en témoigne. Nous avons essayé de proposer quelques aperçus de ce livre, sachant que nous ne pouvions rendre compte de toute sa diversité. Il y a, dans ce livre, une dynamique à la fois intellectuelle et humaine. C’est aussi un ouvrage qui met, à la portée de tous, une ouverture de sens pour nos contemporains. Une incitation à la lecture.

J H

  1. Biographie de Patrice Van Eersel : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrice_Van_Eersel
  2. Patrice Van Eersel. Noosphère. Eléments d’un grand récit pour le XXIè siècle. Albin Michel, 2021

Interview de Patrice Van Eersel sur son livre : Noosphère : https://www.youtube.com/watch?v=WCV7TOnoScA

  1. Face à la violence, l’entraide dans la nature et dans l’humanité : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
  2. Il existe de nombreuses études sur la vie et l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin. Ici : Patrice Boudignon. Teilhard de Chardin. Sa biographie par sa correspondance : https://www.canalacademies.com/emissions/au-fil-des-pages/teilhard-de-chardin-sa-biographie-par-sa-correspondance Plus précisément, en rapport avec le sujet de cet article : Noosphère podcast : de la conscience individuelle à la conscience collective, par François Euvé : https://www.youtube.com/watch?v=09WRgOQAc24
  3. Association des amis de Teilhard de Chardin : https://teilhard.fr/