La médiation animale est une pratique innovante en France. Nous avons demandé à Béatrice Ginguay de nous faire part d’une expérience professionnelle, qui est aussi une expérience de vie
J H
1 La médiation animale commence à se développer en France. Qu’est ce que la médiation animale ? Comment cette nouvelle pratique se développe-t-elle actuellement dans notre pays ?
Avant toute chose, je souhaiterais préciser un point important.
Dans un certain nombre de structures, des personnes bénévoles au grand cœur viennent visiter les patients, les résidents, accompagnées d’un animal.
Le bien-être ressenti et les bienfaits lors de ces échanges entre humains et avec l’animal, le partage d’émotions … sont indéniables. Et j’admire ces personnes qui donnent de leur temps, de leur énergie, de leur attention. J’ai eu plusieurs retours positifs.
Néanmoins, il me parait important de différencier les visites de « chiens visiteurs », du sujet précisément développé : les séances de Médiation Animale.
La médiation animale, c’est « mettre l’animal au cœur d’une médiation », au service d’une relation.
Dans la « société des hommes », un médiateur permet à deux parties de mieux se comprendre, de résoudre une difficulté, de trouver une solution.
Dans le cadre de la Médiation Animale (MA), l’animal, de par sa présence et/ou grâce à la relation qui va s’établir avec lui, va, par exemple, agir au niveau psychologique ou psychique, et va permettre une redistribution, active ou inconsciente, des cartes, des tensions, des enjeux, des énergies…
Il s’agit donc de transformer une relation « duelle » (c’est-à-dire entre deux personnes – ce qui ne signifie pas forcément qu’elle soit conflictuelle, en « relation triangulaire » – intervention d’un troisième élément, l’animal.
La MA va permettre une approche différente de la situation.
Grâce à une multiplicité de déclinaisons possibles, elle va tendre à la débloquer, à apporter un mieux-être et à trouver une solution…
C’est en réalité un binôme « humain-animal » que la MA met en jeu : un professionnel humain, diplômé et expérimenté, aidé dans son approche par un animal.
L’accompagnement en MA est le résultat d’une combinaison subtile qui dépend autant
de la spécificité professionnelle, personnalité,… de l’humain,
que de l’animal en lui-même (race, personnalité…)
ET de la relation développée entre le professionnel et l’animal avec lequel il travaille.
Dans notre cadre professionnel, l’animal n’est pas, à lui seul, un médiateur, ni un thérapeute. C’est ce binôme qui a cette action « thérapeutique » (au sens large du terme).
Ainsi l’aide apportée par ce type de médiation sera fonction
du type d’animal (chien, cheval, lapin…), de la race (gros chien petit chien…), du caractère spécifique de l’animal…,
de la problématique de la personne accompagnée,
de l’orientation professionnelle de l’humain.
Il me semble important d’insister sur le fait que la bonne volonté, l’intuition, l’amour des animaux ne suffisent pas.
Ainsi pour moi, la Médiation Animale impose du professionnalisme à trois niveaux :
la MA est un outil utilisé par un professionnel dans sa propre discipline professionnelle,
l’animal doit être « professionnel », c’est-à-dire être « formé ». Je ne parle pas ici de « formation/dressage qui casse » et qui rend l’animal « obéissant et coopératif » sous l’emprise de la soumission, voire de la terreur.
Non, le bien être de l’animal, son plaisir à entrer en relation avec l’humain, sa sécurité, le respect de ses signaux de fatigue… sont des fondamentaux incontournables de la MA.
le professionnel se doit également d’être formé à la Médiation Animale, l’animal n’étant pas un objet, ni un robot, mais bien un être vivant. Cette formation va lui permettre d’être très attentif et respectueux
des signaux que l’animal va émettre (malaise, fatigue, énervement…)
des besoins biologiques, physiologiques, psychiques de l’animal,
de la spécificité de son espèce.
2 Aujourd’hui, tu interviens dans ce domaine avec une chienne formée en ce sens, Iska. Peux-tu nous décrire quelques unes de tes interventions ?
Mes services s’adressent aux particuliers, aux institutions médicales ou médico-sociales, aux collectivités publiques ou organismes privés.
Les bénéficiaires peuvent être des personnes âgées, des adultes, des enfants (quel que soit leur âge – j’interviens également en crèche).
De nombreuses problématiques faisant intervenir différentes dimensions peuvent ainsi être abordées dans le cadre de la M.A :
dimension physique liée à la motricité, l’équilibre…
Personnes privées de toute communication, maladie d’Alzheimer,
Deuil, Séparations, Mal-être,
Reconversion professionnelle, Burn Out,
Etc…
Les séances peuvent avoir lieu à un niveau individuel ou en groupe.
Selon les demandes, j’interviens seule avec Iska, ou en présence d’un autre professionnel.
J’apprécie particulièrement les interventions de cette sorte avec d’autres professionnels : infirmière, psychomotricien, psychologue, kinésithérapeute, animateur, auxiliaire de puériculture, etc…
Cette coordination enrichit grandement la prise en charge et l’accompagnement de la personne bénéficiaire, et permet de poser, en fonction du projet, un objectif thérapeutique précis.
Iska et moi pouvons intervenir également dans une dimension de Santé Publique autour du thème « la prévention des morsures », s’adressant plus particulièrement aux enfants.
Le descriptif de ces interventions permet de différencier une séance de Médiation Animale d’un autre type de présence animale : celle des Chiens Visiteurs.
Le plus souvent, il s’agit de personnes bénévoles généreuses, accompagnées de leur animal de compagnie. Ces binômes apportent beaucoup de joie, de bien-être et d’amour à travers une dimension relationnelle.
3 Peux tu nous raconter, plus en détails, une de tes interventions ?
Dans un des EHPAD (Etablissement d’Hospitalisation pour Personnes Agées Dépendantes) je travaille avec une psychologue. Celle-ci m’a demandé d’intervenir auprès d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer à un stade très avancé.
Cette dame n’a, en apparence, plus de contact avec notre réalité. La psychologue décrit une situation d’usure des équipes suite aux cris, pleurs, gémissements incessants de cette dame.
Lors de la première séance, je me suis approchée de la dame : je lui ai parlé pendant de longues minutes. Je l’ai touchée, caressée.
J’ai mobilisé doucement le bras de la dame encore très crispé et replié sur son thorax. Puis j’ai fait intervenir Iska, afin que la main de la dame soit mise en contact avec le poil d’Iska. Elle a pu ressentir ainsi la chaleur et la douceur qui émanaient du corps de l’animal.
Nous avons passé un bon moment comme cela : c’est comme si le temps et l’espace étaient suspendus et se réduisaient à mes paroles prononcées sur un ton doux et paisible, aux commentaires que j’associais à mes gestes, aux massages-caresses, à l’intervention d’Iska prêtant son corps, ….
Et je me suis rendue compte au bout d’1/4 heure que l’ambiance de la chambre avait changé : la dame avait cessé de crier et de gémir.
Mon intervention, associée à celle d’Iska, avait apaisé cette dame. Aucun mot ne sortait de sa bouche ; mais il était clair que les différentes stimulations étaient traitées par son cerveau, malgré son absence de réactions volontaires explicites. Et il en résultait un effet positif au niveau du ressenti et apaisant au niveau des émotions.
Ce même phénomène s’est renouvelé durant les séances suivantes.
Puis un jour, la psychologue m’a rapporté que les équipes s’apercevaient que la dame était beaucoup plus paisible. Les pleurs, gémissements s’estompaient : la Médiation Animale opérait, y compris durant les périodes entre 2 séances.
Maintenant, cette dame est moins tendue, moins crispée, moins douloureuse et peut rester dans la salle commune, dans son fauteuil, au milieu des autres résidents, sans gémir, ni crier sa souffrance.
La spirale a été rompue : silencieuse, elle ne « perturbe » plus l’ambiance des réunions/activités d’animation, phénomène qui avait abouti à un isolement en chambre pour le confort collectif.
En retour, elle bénéficie, à son niveau, de différentes sollicitations sensorielles, même si elles ne lui sont pas directement adressées.
4 Une pratique de ce genre requiert une sympathie pour les animaux. Peux- tu nous raconter comment cette sympathie s’est développée chez toi ? A partir de quelles expériences ?
Depuis toute petite, j’ai toujours été fortement attirée par les animaux. Ceux-ci venaient assez spontanément vers moi, même en pleine rue.
Quelques expériences :
je me souviens d’un été en vacances, où je passais tout mon temps « libre », à jouer avec des chiots de la ferme dans laquelle nous étions accueillis : moments de bien être ressenti par un enfant avec ces compagnons de jeu qui me faisaient la fête dès que je revenais vers eux. Premières découvertes de l’accueil inconditionnel.
le chat de nos voisins de l’époque était associable avec tout le monde, y compris avec ses maîtres qui ne pouvaient pas l’approcher, et encore moins le toucher. Ce même chat venait de lui même à ma rencontre et sautait sur mes genoux quand j’étais assise, et se mettait à ronronner. Cette question est toujours présente en moi : qui choisit qui ? Est-ce vraiment le maître qui choisit l’animal, ou l’animal qui choisit son maître ?
un boxer que je ne connaissais pas, tenu en laisse par sa maîtresse s’est approché de moi dans la rue, et m’a fait la fête. Cela a donné naissance à une relation qui a duré de nombreuses années avec cette dame. Avec le recul, il s’agissait, outre la relation avec ce chien, d’une super expérience sociale de mise en relation d’humains par le biais de l’animal.
J’étais fascinée par cet attrait réciproque, cette relation qui s’effectuait spontanément, sans jugement, sans question, sans avoir à prouver quoique ce soit… les choses allaient de soi, coulant de source…
Les Hommes semblaient tellement plus compliqués !
Ces relations me comblaient, et visiblement comblaient également les animaux, puisqu’ils en redemandaient !
Puis lorsque j’ai eu, pour la première fois à 40 ans un chien « à moi », j’ai vécu avec lui des expériences qui sont allées bien au-delà de la simple relation affective. Ce vécu m’a poussée à creuser la question de la relation « Homme- Animal ».
Professionnelle de santé, j’avais besoin de comprendre ce qui se jouait, au niveau affectif, sensoriel, psychique, au niveau de la communication non verbale…
De plus, étant entourée de personnes « cérébrales, analytiques, scientifiques… », il me fallait donc étayer mon intuition et mes sensations, afin d’être crédible, comprise, de pourvoir expliquer et partager sur ce sujet.
J’ai alors effectué de nombreuses recherches dans la littérature, et j’ai suivi une formation pour être diplômée de Thérapie avec le Cheval, formation qui m’a beaucoup apportée et enrichie.
Puis en 2015, j’ai associé à mon activité de Coaching la Médiation Animale avec Iska, une chienne formée par Handi’Chiens.
La force du binôme que je constitue avec Iska, réside dans les formations suivies par chacune de nous deux, ainsi que dans la complémentarité et complicité qui se sont construites au fil des mois.
5 Comment ta pratique de la médiation animale avec Iska s’inscrit-elle dans ton itinéraire professionnel ? Dans quel contexte as-tu décidé de t’engager dans cette pratique sous la forme d’un travail avec une chienne ?
Après avoir exercé 30 ans, dont 20 en tant que cadre Infirmier, dans le secteur sanitaire (hospitalier, extra-hospitalier) et médico-social, j’ai suivi une formation afin de me réorienter vers le Coaching.
En effet, l’évolution de la situation dans les institutions de Santé et notamment du contexte hospitalier, ne correspondait plus à ce que je souhaitais vivre au niveau humain et ne me permettait pas un exercice professionnel en accord avec mes valeurs de respect, de qualité, d’écoute, d’accompagnement…
J’ai donc pris la difficile décision de « lâcher » la sécurité pour une réorientation professionnelle, m’établir en libéral et mettre à profit mes expériences personnelles et professionnelles.
Mon cœur de métier et mon parcours professionnel me permettent d’accompagner les personnes confrontées à des accidents de la vie : situations de Handicap, graves maladies, maladie d’Alzheimer, burn out…
De plus, ayant expérimenté personnellement les bienfaits des contacts avec l’animal, et ayant suivi cette double formation avec le cheval et le chien, c’est donc tout naturellement que je propose (aucune obligation) que les séances de coaching puissent se dérouler avec Médiation Animale.
6 Comment s’est développée ta relation avec cette chienne, Iska ? Comment ressens-tu cette relation sur le plan personnel ?
Iska est arrivée dans notre famille en Juin 2015.
Ma relation avec Iska s’est développée en fonction d’expériences vécues en commun au fur et à mesure du temps. Il peut s’agir
d’expériences professionnelles lors des séances
d’expériences de la vie quotidienne : ballades dans la rue, dans la nature, rencontres avec des amis, trajets en transport en commun…
Il s’agit de vivre ensemble le maximum d’expériences, d’être attentif à la manière dont Iska se comporte, réagit face à des situations et contextes non expérimentés, ce qu’elle semble ressentir, aimer, ne pas aimer …
Il peut s’agir de situations qui nous sont imposées, ou de situations que je « provoque » afin de tester ses attitudes, et ses comportements réactionnels. En effet, cela participe à la fois
à une meilleure connaissance de la chienne,
à une analyse de ma réaction face à un comportement nouveau
et ainsi améliorer notre interaction et collaboration si nous sommes un jour confrontées à une situation semblable dans un cadre professionnel
En parallèle, Iska est pour moi une source d’inspiration et peut même être un « modèle ». J’ai en tête par exemple la notion de « confiance ».
Iska ne se pose pas de question pour savoir si elle va plaire, si la relation avec cet humain qu’elle a en face d’elle va bien se passer.
Elle y va, elle fonce, sûre d’elle. Elle a confiance
en elle (en sa beauté, sa gentillesse, son amour pour l’homme, son « pouvoir de séduction »…)
et dans l’humain qu’elle rencontre pour la première fois, certaine de l’intérêt, voire de l’amour qu’il va lui porter…).
Les animaux eux, vivent dans « l’ici et maintenant ». Ils ne calculent pas. Ils ne mentent pas.
La simplicité et la confiance avec laquelle Iska aborde les humains me surprennent toujours. Je ne peux m’empêcher de comparer son attitude à l’attitude si fréquente chez les humains, et aussi parfois chez moi :
nous nous posons beaucoup de questions pour savoir si nous sommes assez ceci, pas trop cela, si nous avons les compétences, ou les facultés pour…
Finalement, avons-nous suffisamment conscience de notre valeur et identité propre ?
des doutes peuvent nous envahir lorsque nous rencontrons une nouvelle personne : va-t-elle nous accepter, nous reconnaître à notre juste valeur…
En réalité, faisons-nous suffisamment confiance à l’être humain qui est en face de nous ? Ne nous arrive-t-il pas souvent de soupçonner le mal ?
Je peux donc résumer la politique que j’adopte avec Iska en ceci :
partager le plus de situations possibles en passant du temps ensemble,
ne pas hésiter à sortir des sentiers battus.
7 Cette pratique de la relation animale témoigne d’un regard nouveau envers les animaux. Y vois-tu une dimension spirituelle ?
Pour répondre à la dimension spirituelle, je m’appuie sur la culture judéo-chrétienne. Le livre de la Genèse propose le récit de la Création et l’apparition d’une faune diversifiée. Les animaux sont donc bien complètement intégrés à la Création, œuvre du Dieu Créateur.
Avant le déluge, Dieu a pris soin de sauvegarder chaque espèce, et se donne, en quelque sorte, les moyens de respecter et de préserver, l’écosystème si complexe qu’Il avait établi.
D’autre part, la Bible cite de nombreux exemples où les animaux ont une part active et positive, en interaction avec les humains : on pourra juste citer, l’ânesse l’ânon, la colombe, les corbeaux….
Et Jésus dans ses paraboles utilise à plusieurs reprises les animaux comme éléments de comparaison et d’explication : les brebis, les passereaux….
Une vision relationnelle de Dieu en réponse aux aspirations de notre temps
Les interrogations vis-à-vis de Dieu, tel qu’il est présenté dans la société occidentale en héritage de la chrétienté tournent souvent en désaffection. Mais dans cette représentation de Dieu, s’exprime l’écart entre une religion impériale et le premier accueil de l’Evangile. Face à cet écart, le livre de Richard Rohr, récemment paru aux Etats-Unis : « The divine dance » (1) apporte plus qu’une analyse : une proposition qui apparait comme une réponse vitale : une redécouverte du plein effet de la vie divine en terme de communion trinitaire. Cet ouvrage est écrit par Richard Rohr, un prêtre franciscain américain, animateur d’un Centre pour l’action et la contemplation (Center of action and contemplation), et, comme les commentaires sur son livre l’indiquent, en phase avec un réseau de personnalités chrétienne engagées dans le renouveau et l’innovation.
Ainsi, un des pionniers de l’Eglise émergente aux Etats-Unis, Brian McLaren, écrit à ce sujet : « Dans « La Danse divine », Richard Rohr et Mike Morrel explorent la vision trinitaire comme un chemin qui nous permet de dépasser une vision de Dieu qui pose problème. Ce livre magnifiquement écrit peut faire plus que changer des représentations perturbantes. Il peut changer entièrement notre manière de penser au sujet de Dieu ». Une écrivaine, KristenHowerton, met en évidence l’originalité de cet ouvrage : « la Danse divine » est, pour notre génération, une redécouverte radicale de la Trinité en nous offrant une compréhension étendue du flux divin du Dieu trinitaire, et comment cela nous apporte un cadre de compréhension générale pour nos relations, notre sexualité, notre estime de soi et notre spiritualité. C’est une lecture éclairante pour tous les chrétiens qui ont lutté pour comprendre la Trinité par delà une doctrine impersonnelle… ».
Il y a des livres qui répondent à nos attentes et leur donnent un sens. Ainsi, Antoine Nouis, dans son livre : « Nos racines juives » (2) raconte comment il a retenu la réflexion d’un ami : « Vous savez, on ne choisit pas une théologie ; on est choisi par une théologie. Quand j’ai choisi Bultmann, je n’ai pas été convaincu par la vigueur des arguments, mais j’ai trouvé en lui un auteur qui m’aidait à penser ce que je croyais, qui mettait des mots sur ce que je savais vrai sans toujours savoir le formuler ». Ainsi, il nous arrive de trouver réponse à un ensemble de questionnements chez un auteur qui fait écho à notre recherche et à nos attentes. Ce fut le cas, en ce qui me concerne, lorsque j’ai rencontré Jürgen Moltmann (3). Et le livre de Richard Rohr éveille un écho en nous. Lui-même raconte comment, à l’occasion d’une retraite, il a découvert « un livre hautement académique » sur la Trinité. Mais cette lecture a suscité un déclic. « Comme je lisais, en saisissant seulement quelques bribes de compréhension, je ne cessais de me dire : « oui ! oui ! », aux mots et aux idées nouvelles. Je sentais la présence d’une grande tradition rencontrant la dynamique intérieure qui avait grandi en moi pendant trente-cinq ans… La Trinité n’était plus une croyance, mais une manière objective de décrire ma profonde expérience intérieure de la transcendance, ce que j’appelle ici « le flux » (« flow » (p 40-41). Ainsi, le souhait de Richard Rohr est que, si possible, ce livre ne soit pas seulement un apport de connaissances. « Ma prière et mon désir est que quelque chose que vous rencontrerez dans ces pages, résonne avec votre propre expérience de manière à ce que vous pouviez dire : « Je sens. Je sais que cela est vrai pour moi ».
Ecrit dans un style direct, découpé en courts chapitres (près de 70 !), ce livre nous entraine dans une découverte intellectuelle et existentielle. Cet ouvrage est trop riche pour donner lieu à un compte-rendu. Aussi rapporterons- nous simplement quelques chapitres significatifs.
Un changement de paradigme spirituel
En reprenant le terme : « paradigme » énoncé par Thomas Kuhn en histoire des sciences, Richard Rohr nous parle d’une profonde transformation en cours dans notre vision du monde.
« Au risque de paraître exprimer une grosse exagération, je pense que l’image chrétienne la plus courante de Dieu, en dépit de Jésus, est encore largement païenne et non transformée. L’histoire a si longtemps procédé à travers une image impériale et statique de Dieu qui vit principalement dans un splendide isolement par rapport à ce qu’il a créé. Dieu est largement perçu comme un spectateur critique. Et comme nous devenons toujours ce que nous voyons, nous avons désespérément besoin d’un changement dans notre espérance chrétienne concernant la manière dont nous communiquons avec Dieu… » (p 35-36).
« De fait, la révélation chrétienne, dans son intégralité, ne s’est traduite que très lentement dans les mentalités. Mais, aujourd’hui, le contexte est plus favorable. « La révolution trinitaire, en cours, révèle Dieu comme toujours avec nous dans toute notre vie, et comme toujours impliqué. Elle redit la grâce comme inhérente à la création, et non comme un additif occasionnel que quelques personnes méritent… Cette révolution a toujours été active comme le levain dans la pâte. Mais aujourd’hui, on comprend mieux la théologie de Paul et celle des Pères orientaux à l’encontre des images punitives plus tardives de Dieu qui ont dominé l’Eglise occidentale ».
« Dieu est celui que nous avons nommé Trinité, le « flux » (flow) qui passe à travers toute chose sans exception et qui fait cela depuis ledébut. Ainsi, toute chose est sainte pour ceux qui ont appris à le voir ainsi… Toute impulsion vitale, toute force orientée vers le futur, toute poussée d’amour, tout élan vers la beauté, tout ce qui tend vers la vérité, tout émerveillement devant une expression de bonté, tout bond d’élan vital, comme diraient les français, tout bout d’ambition pour l’humanité et la terre, est éternellement un flux de vie du Dieu trinitaire ». « Que nous le voulions ou pas… Ce n’est pas une invitation que vous puissiez accepter ou refuser. C’est une description de ce qui est en train de se produire en Dieu et dans toute chose créée à l’image et à la ressemblance de Dieu » (p 37-38). « C’est une invitation à être paisiblement joyeux et coopératif avec la générosité divine qui connecte tout à tout. Oui, Dieu sauve le monde et Dieu est à l’œuvre même quand nous manquons de le noter, de nous en réjouir et de vivre pleinement notre vie unique » (p 38-39).
Richard Rohr nous rappelle des paroles dans les épitres :
« Il y a un seul Christ. Il est tout et il est en toute chose »
« Quand Christ sera pleinement révélé, et il est votre vie, vous aussi serez révélés avec Lui dans toute votre gloire »
Dans notre société, il y a un grand malaise qui tient à une fréquente déconnection : « Déconnection de Dieu, assurément, mais aussi de nous-même (notre corps), des uns des autres et de notre monde… Il en résulte un comportement de plus en plus destructeur.
Le don de Dieu trinitaire et l’expérience pratique, ressentie, de recevoir ce don, nous offre une reconnection bien fondée avec Dieu, nous-mêmes, les autres et le monde » (p 39).
L’importance majeure de la relation
L’influence de la pensée grecque sur notre propre civilisation a été considérable. Platon et Aristote exercent encore une grande influence sur nos représentations. Or, Aristote, en considérant les propriétés des choses, distinguait la « substance » et la « relation ». « Ce qui définissait la substance était ce qui induit la substance par rapport à tout le reste. Ainsi, un « arbre » est une substance tandis que « père » est une relation. Et Aristote mettait « la substance » tout en haut de l’échelle ». Ainsi la théologie occidentale a été influencée par la philosophie grecque. Alors Dieu a été défini en terme de substance ce qui entre en conflit avec la représentation relationnelle d’un Dieu trinitaire. Et cette conception a également influencé les comportements occidentaux. « Maintenant, nous voyons bien que Dieu n’est pas, n’a pas besoin d’être « une substance » dans le sens d’Aristote de quelque chose d’indépendant de tout le reste. En fait, Dieu est lui-même relation. Et, dans vie des hommes, l’ouverture à la relation induit une vie saine.
Ainsi « nous pouvons dire que Dieu est essentiellement relation. J’appellerai « salut », la disposition, la capacité et le vouloir d’être en relation » (p 46). « La voie de Jésus, c’est une invitation à un mode trinitaire de vie, d’amour et de relation sur la terre comme c’est le cas dans la divinité. Comme la Trinité, nous vivons intrinsèquement dans la relation. Nous appelons cela l’amour. Nous sommes faits pour l’amour. En dehors de cela, nous mourrons très rapidement. Et notre lignage spirituel nous dit que Dieu est personnel. « Dieu est amour » (p 47).
Percevoir l’image trinitaire
« Ceux d’entre nous qui ont grandi avec la notion prétrinitaire de Dieu ont vu probablement la réalité, consciemment ou inconsciemment, comme un univers en forme de pyramide avec Dieu au sommet du triangle et tout le reste en dessous… Mais si nous nous situons dans une perspective trinitaire, la figure représentative la plus appropriée est un cercle et même une spirale et non une pyramide. Laissons la dance du cercle inspirer notre imagination chrétienne… » (p 66-67). Nous ne sommes pas en dessous. Nous ne sommes pas exclus. Nous participons. « Nous ne sommes pas des outsiders ou des spectateurs, mais une part inhérente de la danse divine » (p 67). Le Dieu trinitaire partage sa vie avec nous. Dieu nous a inclus dans le flux divin.
Le mystère trinitaire peut également être perçu dans tout ce qui existe. Il peut être entrevu dans le code de la création. « Ce qu’à la fois les physiciens et les contemplatifs affirment, c’est que le fondement de la réalité est relationnel. Chaque chose est en relation avec une autre » (p 69). « Commencez par le mystère de la relation. C’est là où réside la puissance. C’est ce que les physiciens de l’atome et les astrophysiciens nous disent aujourd’hui » (p 70).
L’énergie divine
« Le Saint Esprit est la relation d’amour entre le Père et le Fils. C’est cette même relation qui nous est gratuitement donnée…
Et cette même relation se manifeste dans une multitude de formes (p 186). « Tout ce qui conforte la relation est toujours l’œuvre de l’Esprit qui réchauffe, adoucit, répare et renouvelle tout ce qui est refroidi entre les chose et à l’intérieur… ». Au sein de la création, le Saint Esprit a deux grandes tâches. Il multiplie les formes de vie. Beaucoup d’espèces animales et végétales échappent à la présence humaine. « Elles forment le cercle universel de la louange simplement en existant… Si vous désirez être contemplatif, c’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Chaque chose en étant elle-même rend gloire à Dieu » (p 187). La deuxième tâche du Saint Esprit est de connecter toutes ces choses. Dans cette vie multiforme, « le Saint Esprit entretient l’harmonie et une mutuelle déférence » (p 188).
Maintenant tout est saint
« Une fois que vous avez appris à prendre votre place à l’intérieur du cercle de la louange et de la déférence mutuelle, toute distinction entre séculier et sacré, naturel et surnaturel s’efface. Dans l’économie divine, tout est utilisable, même nos fautes et nos péchés. Ce message nous est adressé de la croix et nous ne l’avons pas encore entendu. Tout est saint maintenant. Et la seule résistance à ce flux divin de sainteté et de plénitude est le refus humain de voir, de se réjouir et de participer » (p 189-190).
« Sans le libre flux du Saint Esprit, la religion devient un système de tri tribal, passant beaucoup de temps à définir qui est dedans, qui est dehors, qui a raison, qui a tort. Et, surprise, nous sommes toujours du côté de celui qui a raison » (p 192).
Richard Rohr met en évidence la réalité et la permanence de l’amour. « L’amour est juste comme la prière. Ce n’est pas tant une action que nous faisons qu’une réalité que nous sommes déjà. Nous ne décidons pas d’être aimant. Le Père ne décide pas d’aimer le Fils. Sa paternité est un flux du Père au Fils. Le Fils ne choisit pas de laisser passer son amour vers le Père ou l’Esprit. L’amour est son mode d’être… L’amour en vous dit toujours oui. Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez acheter ou gagner. C’est la présence de Dieu en vous appelé le Saint Esprit… Vous ne pouvez pas diminuer l’amour que Dieu vous porte. Le flux est constant, total. Dieu est pour vous… » (p 193). Une pensée de la théologienne Catherine La Cugna résume tout : « La nature même de Dieu est de trouver la plus profonde communion et amitié possible avec chaque créature sur cette terre ». C’est la description de l’œuvre de Dieu.
La seule chose qui puisse vous tenir à l’écart de la danse divine, c’est la peur ou le doute ou quelque haine de soi. Qu’est-ce qui arriverait dans votre vie, juste maintenant, si vous acceptiez ce que Dieu a créé ? Voilà ce que vous ressentiriez soudain :
C’est un univers très sûr
Vous n’avez rien à craindre
Dieu est pour vous
Dieu bondit de joie vers vous
Dieu est à votre côté, honnêtement davantage que vous êtes à ses côtés » (p 193-194)
Pourquoi redécouvrir aujourd’hui la vie trinitaire ?
Pourquoi une redécouverte et un épanouissement de la théologie trinitaire aujourd’hui dans le monde? Si le livre de Richard Rohr éveille en nous un écho, c’est parce qu’il répond à nos aspirations et à nos questionnements dans le contexte culturel qui est le notre aujourd’hui. Comment perçoit-il lui-même l’actualité de sa vision ?
1 L’humilité de la transcendance
« Le processus actuel de l’individualisation débouche sur un sens très raffiné de l’intériorité, de l’expérience intérieure, du travail psychologique et de l’interface avec ce qu’une religion authentique dit réellement… L’approche trinitaire offre une phénoménologie beaucoup plus profonde de notre expérience intérieure de la transcendance… ».
2 Un langage théologique élargi
« La globalisation de la connaissance, une interface accrue avec d’autres religions mondiales (en particulier l’autre hémisphère du cerveau représenté à la fois par le christianisme oriental et les religions de l’Orient), un interface nouveau avec la science, tout cela demande que nous élargissionsnotre vocabulaire théologique ».
3 Une connaissance plus étendue de Jésus et du Christ
« En extrayant Jésus de la Trinité et en essayant de comprendre Jésus en dehors du Christ, nous avons créé une christologie très terrestre et basée sur l’expiation (atonement). Nous avons essayé d’aimer Jésus sans aimer (et même connaître le Christ et cela a créé une forme de religion malheureusement tribale et compétitive au lieu de celle de Paul : « Il y a un seul Christ. Il est tout et il est en tout ». Le Christ est une formulation cosmique et métaphysique. Jésus est une formulation personnelle et historique. Beaucoup de chrétiens ont la seconde formulation, mais sans la première, ce qui rend Jésus et le christianisme bien trop petit » (p 121-122).
Un livre majeur pour une voie nouvelle
Ce livre regorge de points de vue étayés par des connaissances et nourris par l’expérience. Certains de ces points de vue retentissent en nous et ouvrent un nouveau regard. Nos représentations se modifient.
Nous apprenons à mieux reconnaître la générosité divine et sa présence bienfaisante. Dans sa réalité trinitaire, l’amour de Dieu se révèle.
Nous retrouvons dans ce livre de grands thèmes de l’œuvre de Jürgen Moltmann (3) qui, très tôt, en 1980, a publié un livre sur « La Trinité et le Royaume de Dieu » « en développant, dans un débat critique avec les tendances monothéistes de la théologie occidentale, une doctrine « périchorétique » de la Trinité qui souligne l’être-un des personnes divines, leur interpénétration et leur inhabitation mutuelle… Lorsque, dans la manière de comprendre Dieu, le concept de communauté-communion, de « mutuality » et de périchorèse vient au premier plan et reprend, relativise et limite le concept de la Seigneurie unilatérale, alors se modifie également la façon de comprendre les relations que le hommes sont appelés à vivre les uns avec les autres ainsi que leur rapport à la nature ». Et, ensuite, dans son livre : « Dieu dans la création » (première édition en allemand : 1985), Jürgen Moltmann a poursuivi sa réflexion : « Au concept trinitaire de la périchorèse mutuelle, correspond une doctrine écologique de la création. Le Dieu Trinité ne fait pas seulement face à sa création, mais y entre en même temps par son Esprit éternel, pénètre toute chose et réalise la communauté de la création par son inhabitation. Il en résulte une connexion nouvelle de la connexion de toute chose… Au concept trinitaire de la périchorèse mutuelle, correspond une compréhension nouvelle de la condition de l’image de Dieu qui est celle de l’homme. Dans la communauté mutuelle de l’homme et de la femme, ainsi que dans la communauté des parents et des enfants, il devient possible de reconnaître un être et une vie qui correspondent à Dieu… » (4). Jürgen Moltmann a écrit ensuite un livre au titre significatif : « L’Esprit qui donne la vie » (4). La pleine reconnaissance de l’Esprit découle également de la révélation trinitaire.
Si les parcours et les contextes de Richard Rohr et de Jürgen Moltmann sont différents, au point que nous ne voyons point dans le livre du premier des références aux livres du second, dans une diversité d’accents et de sensibilités, nous voyons également de profondes convergences dans leurs écrits. Ainsi, dans son livre : « Dieu dans la création » (5), Moltmann écrit : « La périchorèse trinitaire (mouvement incessant de relation en Dieu qui se traduit dans l’expression : danse divine), doit être comprise comme l’activité suprême et en même temps comme la quiétude absolue de cet amour qui est la source de tout vivant, le ton de toutes les résonnances et l’origine du rythme et de la vibration des mondes dansants » (p 31). Et, comme Richard Rohr, Jürgen Moltmann met en évidence l’importance majeure de la relation : « Si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté de toutes les créatures avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu… Rien dans le monde n’existe, ne vit et ne se meut par soi. Tout existe, vit et se meut dans l’autre, dans les structures cosmiques de l’Esprit divin » (p 24-25). Ainsi, à partir de ces différents éclairages, nous pouvons avancer dans la joie de la découverte et de la reconnaissance de l’être et de l’œuvre du Dieu trinitaire.
La parution du roman de William Paul Young : « The Shack » qui nous a proposé une représentation imagée du Dieu trinitaire, ouvrage traduit en français sous le titre : « La cabane » (6) et ayant remporté un succès mondial, témoignait d’une sensibilité nouvelle. L’auteur de ce livre a accordé une préface à « The divine Dance » : « La « danse divine », de pair avec des milliers d’autres voix qui s’élèvent aujourd’hui, renverse l’Empire et célèbre la Relation. Quand on a vu les profonds mystères révélés ici avec amour, on ne peut pas ne pas voir. Quand on a entendu, on ne peut retourner en arrière. La souffrance ne peut effacer le sourire du cœur. O Dieu, tu n’a jamais eu une idée médiocre de l’Humanité » (p 22). Voici un livre qui suscite la joie et la louange parce qu’il nous parle de l’amour inconditionnel de Dieu au cœur d’un univers relationnel.
J H
(1) Richard Rohr with Mike Morrell. Foreword by William Paul Young. The divine dance. The Trinity and your transformation. SPCK, 2016
(2) Antoine Nouis. Nos racines juives. Préf. De Marion Muller-Colard. Bayard, 2018
(4) Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Une pneumatologie intégrale. Cerf, 1999. En annexe : Mon itinéraire théologique. Quelques extraits présentés ici (p 438)
(5) Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988
(6) William Paul Young. La cabane. J’ai lu, 2014 (18 millions de lecteurs à travers le monde)
Tous interconnectés dans une communauté de la création
La menace qui pèse sur la nature nous réveille d’une longue indifférence. Nous prenons conscience non seulement qu’elle est condition de notre vie, mais aussi de ce que nous y participons dans une vie commune, dans un monde de vivants. Nous retrouvons l’émerveillement que l’homme a toujours éprouvé par rapport à la nature et qui risquait de s’éloigner. Aujourd’hui, une nouvelle approche se répand. C’est celle d’une écologie qui ne s’affirme pas seulement pour préserver les équilibres naturels, mais aussi comme un genre de vie, un nouveau rapport entre l’humanité et la nature.
On connaît les dédales par lesquels une part du christianisme avait endossé la domination de l’homme sur la nature (1). Aujourd’hui, on perçoit à nouveau combien cette nature est création de Dieu, un espace où les êtres vivants communiquent, un don où l’humain participe à un mouvement de vie. C’est donc un nouveau regard qui s’ouvre ainsi et qui trouve inspiration dans la vision de théologiens comme Jürgen Moltmann (2) et le Pape François (3).
Aux Etats-Unis, un frère franciscain, Richard Rohr, a créé un « Centre d’Action et de Contemplation » où, entre autres, il intervient en faveur d’une spiritualité de la création. Nous présentions ici deux de ses méditations journalières mises en ligne sur internet (4).
La nature est habitée
Avec Richard Rohr, nous découvrons une merveilleuse création.
« Par la parole du Seigneur, les cieux ont été créés » (Psaume 35.6). Ceci nous dit que le monde n’est pas advenu comme un produit du chaos ou de la chance, mais comme le résultat d’une décision. Le monde créé vient d’un libre choix… L’amour de Dieu est la force motrice fondamentale dans toutes les choses créées. « Car tu aimes toutes les choses qui existent et tu ne détestent aucune des choses que tu as faites, car tu n’aurais rien fait si tu les avais détestées » (Sagesse 11.24) (Pape François Laudate Si’ 77).
En Occident, nous nous sommes éloigné de la nature. « Pour la plupart des chrétiens occidentaux, reconnaître la beauté et la valeur intrinsèque de la création : éléments, plantes et animaux, est un déplacement majeur du paradigme. Dans le passé, beaucoup ont rejeté cette vision comme une expression d’animisme ou de paganisme. Nous avons limité l’amour de Dieu et le salut à notre propre espèce humaine, et, alors, dans cette théologie de la rareté, nous n’avons pas eu assez d’amour de reste pour couvrir toute l’humanité !… ».
Notre spiritualité s’est rétrécie. « Le mot « profane » vient du mot latin « pro » voulant dire « au devant » et « fanum » signifiant « temple ». Nous pensions vivre « en dehors du temple ». En l’absence d’une spiritualité fondée sur la nature, nous nous trouvions dans un univers profane, privé de l’Esprit. Ainsi, nous n’avons cessé de construire des sanctuaires et des églises pour enfermer et y contenir un Dieu domestiqué… En posant de telles limites, nous n’avons plus su regarder au divin… Notez que je ne suis pas en train de dire que Dieu est en toutes chose (panthéisme), mais que chaque chose révèle un aspect de Dieu. Dieu est à la fois plus grand que l’ensemble de l’univers, et, comme Créateur, il interpénètre toutes les choses créées (panenthéisme) ».
Toute notre représentation du monde en est changée. Nous vivons en communion. « Comme l’as dit justement Thomas Berry : « Le monde devient une communion de sujets plus qu’une collection d’objets ». « Quand vous aimez quelque chose, vous lui prêtez une âme, vous voyez son âme et vous êtes touché par son âme. Nous devons aimer quelque chose en profondeur pour connaître son âme. Avant d’entrer dans une résonance d’amour, vous êtes largement aveugle à la signification, à la valeur et au pouvoir des choses ordinaires pour vous « sauver », pour vous aider à vivre en union avec la source de toute chose. En fait, jusqu’à ce que vous puissiez apprécier et même vous réjouir de l’âme des autres choses, même des arbres et des animaux, je doute que vous ayez découvert votre âme elle-même. L’âme connaît l’âme ».
La nature comme miroir de Dieu.
Hildegarde de Bingen (1098-1179), proclamée, en catholicisme, docteur de l’Eglise, en 2012, « a communiqué spirituellement l’esprit de la création à travers la musique, l’art, la poésie, la médecine, le jardinage et une réflexion sur la nature. « Vous comprenez bien peu de ce qui est autour de vous parce que vous ne faites pas usage de ce qui est à l’intérieur de vous », écrit-elle dans son livre célèbre : « Schivias ».
Richard Rohr nous entraine dans la découverte du rapport entre le monde intérieur et le monde extérieur. La manière dont Hildegarde envisage l’âme est très proche de celle de Thérèse d’Avila. « Hildegarde perçoit la personne humaine comme un microcosme avec une affinité naturelle pour une résonance avec un macrocosme que beaucoup appellent Dieu. Notre petit monde reflète le grand monde ». Ici la contemplation prend tout son sens. « Le mot-clé est résonance. La prière contemplative permet à votre esprit de résonner avec ce qui est visible et juste en face de vous. La contemplation élimine la séparation entre ce qui est vu et celui qui voit ».
Hildegarde utilise le mot « viriditas ». Ce terme s’allie à des mots comme : vitalité, fécondité, verdure ou croissance. Il symbolise la santé physique et spirituelle comme un reflet du divin (5). Richard Rohr évoque « le verdissement des choses de l’intérieur analogue à ce que nous appelons « photosynthèse ». Hildegarde reconnaît l’aptitude des plantes à recevoir le soleil et à le transformer en énergie et en vie. Elle voit aussi une connexion inhérente entre le monde physique et la présence divine. Cette conjonction se transfère en une énergie qui est le terrain et la semence de toute chose, une voix intérieure qui appelle à « devenir ce que nous sommes », « tout ce que nous sommes »… C’est notre souhait de vie (« life wish ») ».
Nous pouvons suivre l’exemple de Hildegarde. « Hildegarde est un merveilleux exemple de quelqu’un qui se trouve en sureté dans un univers où l’individu reflète le cosmos et où le cosmos reflète l’individu ». En regard, Richard Rohr rapporte la magnifique prière d’Hildegarde à l’Esprit Saint : « O Saint Esprit, tu es la voie puissante dans laquelle toute chose qui est dans les cieux, sur la terre et sous la terre, est ouverte à la connexion et à la relation (« penetrated with connectness, relatedness). C’est un vrai univers trinitaire où toutes les choses tournent les unes avec les autres ». Ici, Richard Rohr rejoint la vision de Jürgen Moltmann dans « L’Espritqui donne la vie » (6).
Hildegarde a entendu Dieu parler : « J’ai créé des miroirs dans lesquels je considère toutes les merveilles de ma création, des merveilles qui ne cesseront jamais ». « Pour Hildegarde, la nature était un miroir pour l’âme et pour Dieu. Ce miroir change la manière dont nous voyons et expérimentons la réalité ». Ainsi, « la nature n’est pas une simple toile de fond permettant aux humains de régner sur lascène. De fait, la création participe à la transformation humaine puisque le monde extérieur a absolument besoin de se mirer dans le vrai monde intérieur. « Le monde entier est un sacrement et c’est un univers trinitaire », conclut Richard Rohr.
Une oeuvre divine
Et, dans cette même série de méditations, Richard Rohr évoque la vision d’Irénée (130-202). « Irénée a enseigné passionnément que la substance de la terre et de ses créatures portait en elle la vie divine. Dieu, dit-il, est à la fois au dessus de tout et au dedans de tout. Dieu est la fois transcendant et immanent. Et l’œuvre de Jésus, enseigne-t-il, n’est pas là pour nous sauver de notre nature, mais pour nous restaurer dans notre nature et nous remettre en relation avec la tonalité la plus profonde au sein de la création. Dans son commentaire de l’Evangile de Jean dans lequel toutes choses sont décrites comme engendrées par la parole de Dieu, Irénée nous montre Jésus, non pas comme exprimant une parole nouvelle, mais comme exprimant à nouveau, la parole première, le son du commencement et le cœur de la vie. Il voit en Jésus, celui qui récapitule l’œuvre originale du Créateur en articulant ce que nous avons oublié et ce dont nous avons besoin de nous entendre répéter, le son duquel tout est venu. L’histoire du Christ est l’histoire de l’univers. La naissance de cet enfant divin-humain est une révélation, le voile soulevé pour nous montrer que toute vie a été conçue par l’Esprit au sein de l’univers, que nous sommes tous des créatures divines-humaines, que tout ce qui existe dans l’univers porte en soi le sacré de l’Esprit ».
En lisant ces méditations, on ressent combien nous nous inscrivons dans une réalité plus grande que nous. Nous faisons partie de la nature et nous y participons. Dieu est présent dans cette réalité et nous pouvons le reconnaître en nous et en dehors de nous. Cette reconnaissance et cette adhésion sont source d’unification et de paix. Ces méditations nous ouvrent à un nouveau regard.
(2) Jürgen Moltmann est un théologien qui a réalisé une oeuvre pionnière dans de nombreux domaines. Paru en français dès 1988, son livre : « Dieu dans la création » (Cerf) porte en sous titre : « Traité écologique de la création ». La pensée de Jürgen Moltmann, très présente sur ce blog, est pour nous une référence théologique. Voir aussi le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com
Si on reconnaît de plus en plus l’interconnexion qui caractérise notre univers et à laquelle nous participons, il y a dans cette prise de conscience un potentiel d’ouverture par rapport à la perception d’une force transcendante, à l’écoute d’une voix d’amour. C’est pourquoi, dans la société d’aujourd’hui, la présence de l’Esprit peut davantage être reconnue.
En christianisme, en terme d’Esprit saint, l’Esprit est reconnu comme un acteur personnel de la communion divine et comme catalyseur et inspiration de l’Eglise. Mais si ces termes sont approximatifs avec l’intention de parler à tous, n’est-ce pas dire ainsi combien nous avons besoin de mieux connaître et reconnaître l’Esprit divin. Nous trouvons cet éclairage dans un livre que JürgenMoltmann, le théologien de l’espérance, a consacré à l’Esprit saint sous un titre significatif : « L’Esprit qui donne la vie » (1).
Ce livre est pour nous une source d’inspiration qui éclaire notre existence. Comme l’œuvre de Jürgen Moltmann dans son ensemble, cet ouvrage ouvre des horizons multiples. Dans ce texte et selon Moltmann, nous nous interrogeons sur les barrières qui ont fait obstacle à la reconnaissance de la place et de l’œuvre de l’Esprit. Découvrons ces barrières pour les dépasser et entrer dans un processus bienfaisant. « L’auteur cherche à élaborer une théologie de l’Esprit susceptible de dépasser la fausse alternative, souvent réitérée dans les Eglises entre la Révélation divine qu’elles ont pour mission de sauvegarder et les expériences humaines de l’Esprit. Il entend ainsi mettre en valeur les dimensions cosmiques et culturelles de l’Esprit « créateur et recréateur » qui transgresse toutes les frontières établies » (page de couverture).
Par delà les barrières
L’Esprit de Dieu est à l’œuvre dans l’expérience humaine par delà les exclusivismes institutionnels. Il n’est pas seulement l’Esprit de la rédemption, mais aussi l’Esprit de la création. Il se déploie malgré les limites érigées par des institutions inquiètes. L’histoire récente nous montre cette tension. « Il ne peut être question d’un « oubli » de l’Esprit aux Temps modernes ; au contraire, le rationalisme et le piétisme des Lumières furent tout aussi enthousiastes que le christianisme pentecôtiste aujourd’hui. Ce furent les craintes des Eglises établies à l’égard de « l’esprit de liberté » religieux aussi bien qu’irréligieux, du monde moderne qui conduisirent à une réserve de plus en plus grande en matière dedoctrine de l’Esprit saint…Seul fut déclaré « saint » cet Esprit qui est lié à la médiation ecclésiale et institutionnelle… » (p 17). Encore aujourd’hui, dans certains cercles, on peut observer cet exclusivisme. « Dans la théologie et la piété protestante, comme dans la théologie et la piété catholique, il existe une tendance qui consiste à concevoir l’Esprit Saint uniquement comme l’Esprit de la rédemption dont le lieu est l’Eglise et qui donne aux hommes la certitude de la béatitude éternelle de leur âme. Cet Esprit sauveur est mis à l’écart de la vie corporelle comme de la vie naturelle » (p 25).
Esprit de rédemption. Esprit de création
L’Esprit Saint n’est pas seulement rédempteur, mais aussi créateur. « Si l’Esprit Saint était seulement l’Esprit de l’Eglise et de la foi, cela restreindrait « la communion de l’Esprit Saint » et aurait pour conséquence que, dans son expérience de l’Esprit, l’Eglise deviendrait incapable de communiquer avec le monde ».
Pourquoi cette conception réduite de l’œuvre de l’Esprit ? Elle tient également à une focalisation sur les expériences intérieures de l’âme dans une attitude marquée par l’influence de la philosophie platonicienne. C’est la perspective, non pas chrétienne, mais gnostique d’une âme, à la mort, « libérée de cette vallée de larmes et de cette enveloppe corporelle caduque, et introduite dans le ciel des bienheureux ». En regard, l’Eglise ancienne a adopté la résurrection de la chair. « Or, si la rédemption est la résurrection de la chair et la création nouvelle de toutes choses, alors l’Esprit du Christ qui sauve ne peut être un autre esprit que l’Esprit créateur qu’est la « Ruah Yahweh » selon une expression hébraïque »… Il y a une unité entre l’agir de Dieu dans la création, la rédemption et la sanctification detoutes choses…L’Esprit rédempteur est aussi l’Esprit de la résurrection et de la création nouvellede toutes choses… ».
Ainsi, « l’expérience de la résurrection et la relation à la puissance divine ne conduisent pas à une spiritualité qui exclut les sens, qui est tournée vers l’intérieur, hostile au corps et séparée du monde, mais à une vitalité nouvelle de l’amour de la vie » (p 27).
Transcendance et immanence
Les représentations de Dieu ont naturellement une grande influence. Certaines représentations peuvent avoir une influence très négative. Et on peut s’interroger en se souvenant de la personne de Jésus : «On reconnaît l’arbre à ses fruits ». Ainsi, si on croit en un Dieu si transcendant qu’il en devient inaccessible, on ne peut percevoir l’Esprit de Dieu dans l’expérience humaine. Dans un contexte de débat théologique, pour le théologien Karl Barth, « II n’y avait pas de continuité entre la créature et le créateur, pas même dans le souvenir qu’a l’âme humaine de son origine, comme le disait Augustin » (p 22). La révélation vient d’en haut et s’impose à l’homme. Jürgen Moltmann s’interroge sur cette discontinuité entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme. « Je ne parviens pas à percevoir d’alternative de principe entre la révélation de Dieu à des hommes et l’expérience de Dieu faite par des hommes. Comment un homme pourrait-il parler d’un Dieu si Dieu ne se révèle pas ? Comment un homme pourrait-il parler d’un Dieu dont il n’existe aucune expérience humaine ? » (p 22). Et il nous invite à percevoir la présence de Dieu en terme d’immanence et de transcendance. « C’est voir l’immanence de Dieu dans l’expérience humaine et la transcendance de l’homme en Dieu. Parce que l’Esprit de Dieu est en l’homme, l’esprit de l’homme dans son autotranscendance est orienté vers Dieu. Celui qui schématise révélation et expérience en en faisant une alternative aboutit à des révélations qui ne peuvent faire l’objet d’une expérience et à des expériences dépourvues de révélation » (p 24).
Pour une théologie de l’expérience
L’affirmation constante du lien de l’Esprit à l’institution ecclésiale « a conduit à l’appauvrissement des communautés, à la désertion des Eglise et à l’émigration de l’Esprit vers les groupes spontanés et vers les expériences personnelles …Les hommes ne font pas l’expérience de l’Esprit de façon extérieure seulement dans leur communauté ecclésiale, mais de façon intérieure dans l’expérience qu’ils font d’eux-mêmes à savoir dans le fait que « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit saint… (Romains 5.5). Cette expérience personnelle de l’Esprit, beaucoup de personnes l’expriment par de simples mots : « Dieu m’aime ». Ainsi Jürgen Moltmann est amené à développer une théologie de l’expérience (p 37).
« Il n’y a pas de paroles de Dieu sans expériences humaines de l’Esprit.C’est pourquoi les paroles de la Bible et les paroles de la prédication de l’Eglise doivent être référés également aux expériences des hommes d’aujourd’hui pour que ceux-ci ne soient pas seulement des auditeurs de la Parole (K Rahner), mais deviennent eux-mêmes des locuteurs de la Parole… Mais cela n’est possible que si l’on voit laParole et l’Esprit dans leur rapport mutuel et non pas comme une voie à sens unique » (p 18).
Une dimension cosmique
« Les recherches nouvelles conduisant à une « théologie écologique », à une « christologie cosmique », et à la redécouverte du corps ont pour point de départ la compréhension hébraïque de l’Esprit de Dieu…. L’expérience de Dieu qui donne vie et qui est faite dans la foi du cœur et dans la communion de l’amour conduit d’elle-même au delà des frontières de l’Eglise vers la redécouverte de ce même Esprit dans la nature, les plantes, les animaux et dans les écosystèmes de la terre ». Ainsi notre vision s’élargit jusqu‘à une dimension cosmique. «L’expérience de la communauté de l’Esprit conduit nécessairement la chrétienté par delà d’elle-même, vers la communauté plus grande de toutes les créatures de Dieu. La communion de la création, dans laquelle toutes les créations existent les unes avec les autres, les unes pour les autres, les unes par les autre set les unes dans les autres, est la communion de l’Espritsaint » » (2). C’est une interpellation pour les Eglises. « Face à la menace d’une « fin de la nature », les Eglise découvriront la signification cosmique du Christ et de l’Esprit ou bien se feront complices de la destruction de la création terrestre de Dieu. » . C’est un nouveau regard. « La découverte de l’ampleur cosmique de l’Esprit conduit au respect de la dignité de toutes les créatures dans lesquelles Dieu est présent par son Esprit » (p 28).
La personnalité de l’Esprit
Bien entendu, nous nous posons la question : comment l’Esprit saint s’inscrit-il dans la réalité divine ? C’est une question qui a suscité de grands débats théologiques. Elle ne peut être exprimée ici en quelques lignes d’autant que nous sommes dépourvus d’expertise théologique. On se reportera donc au chapitre de Jürgen Moltmann consacré à l’expérience trinitaire de l’Esprit (p 90-113).
Dans son livre le plus récent : « The living God and the fullness of life » (3), Moltmann décrit ainsi cette expérience trinitaire de Dieu : « La foi chrétienne est une vie en communion avec Christ. Jésus, le fils de Dieu, appelle Dieu : Abba, cher père ». D’autre part, en communion avec Christ, nous ressentons un encouragement à vivre, une puissance de guérison. Nous savons que nous sommes consolés et nous sommes en phase avec le grand oui de Dieu à la vie. Nous recevons ainsi les énergies de l’Esprit de Dieu. L’Esprit qui donne la vie « entre à flotsdans nos cœurs » (Rom 5.5)… (p 61). Nous faisons ainsi l’expérience de ces trois dimensions dans la communion avec Christ. Nous vivons avec Jésus, le Fils de Dieu et avec Dieu, le Père de Jésus-Christ et avec Dieu, l’Esprit de vie. Ainsi, nous ne croyons pas seulement en Dieu, nous vivons en Dieu, c’est à dire dans l’histoire trinitaire de Dieu avec nous » ( p 62).
Mais où voyons-nous l’unité de Dieu ? « Elle émerge de la relation interne entre Dieu le Fils, Dieu le Père et l’Esprit de Dieu ». En chaque personne divine, nous voyons la présence des autres. Elles sont ainsi tellement interreliées qu’elles ne peuvent être séparées. Cette vérité est exprimée par Jésus lorsqu’il dit : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 16-30). Ce n’est pas seulement une unité de vouloir, c’est aussi une interrelation : « Afin qu’ils puissent être un. Comme toi, Père, est en moi, et moi en toi » (Jean 17-20). C’est une inhabitation réciproque,un don mutuel. « L’idée israélite de la « Shekinah » et le concept patristique de la « perichoresis » sont des représentations de ces inhabitations réciproques ». Cette communion s’étend à nous. « L’amour est la vraie force qui dépasse les frontières. Celui qui vit dans l’Esprit de Dieu vit en Dieu et Dieu en lui ou elle » (p 63). Au total, si on perçoit l’Esprit saint à travers ce qu’il opère, sa personnalité ne se comprend qu’à partir de ses relations au Père et au Fils. « Car l’être-personne est toujours être-en-relation. Les relations qui constituent l’être-personne de l’Esprit doivent être cherchées dans la Trinité » (L’Esprit qui donne la vie p 30).
Vers un monde nouveau
Les prophètes d’Israël, Ezéchiel et Jérémie, mettent en évidence l’action transformatrice de l’Esprit. Ainsi Jérémie écrit : « Des jours viennent où je conclurai avec la communauté d’Israël et la communauté de Juda, une nouvelle alliance… Je déposerai la loi au fond d’eux-mêmes l’inscrivant dans leur être. Je deviendrai Dieu pour eux et eux, ils deviendront mon peuple. Ils ne s’instruiront plus entre eux, répétant : « Apprenez à connaître le Seigneur », car ils me connaitront tous, petits et grands » (Jérémie 31.31-33). « Ici la connaissance médiatisée cède la place à la connaissance immédiate, et le vouloir de Dieu médiatisé cède la place au vouloir qui va de soi. Cela suppose un avenir dans lequel Dieu lui-même est manifesté de façon immédiate et universelle et dans lequel l’Esprit de Dieu pénètre également les profondeurs du cœur de l’homme et leur donne vie » (p 87-88). Cette vision se réalise dans l’expérience de la Pentecôte (4). « Les dons de l’Esprit sont répandus sur le peuple entier si bien que sont abolis les privilèges traditionnels des hommes par rapport aux femmes, des maitres par rapport aux serviteurs et des adultes par rapport aux enfants »… « Quand Dieu deviendra définitivement présent par l’Esprit, le peuple tout entier deviendra un peuple prophétique ». Et, comme il est aussi écrit, « Je répandrai mon Esprit sur toute chair », cette expression « toute chair » va au delà du genre humain et induit tout ce qui est vivant …L’effusion de l’Esprit de Dieu conduit par conséquent à la nouvelle naissance de toute vie et de la communauté de tout ce qui est vivant sur la terre » (p 88) .
C’est ainsi que Jürgen Moltmann peut nous ouvrir un horizon qui nous transporte dans un espace où les barrières s’effacent et ou une communion universelle apparaît.
« L’expérience de Dieu qui est attendue de la venue de l’Esprit est
1 Universelle. Elle n’est pas particulière, mais se rapporte à toute chair selon les dimensions de la création.
2 Totale. Elle n’est plus partielle, mais opère dans le cœur de l’homme, dans les profondeurs de l’existence humaine
3 Permanente. Elle n’est plus historique et passagère, mais évoquée comme le « repos » et « l’habitation » de Dieu
4 Immédiate. Elle n’est plus médiatisée par la révélation et la tradition, mais fondée sur la révélation de Dieu et sa gloire » ( p 88).
Au terme de ce parcours, nous pouvons demander comment il sera reçu non seulement par les lecteurs croyants, mais aussi par les lecteurs en attente. En effet, chez certains de nos contemporains, nous pouvons observer un désir de communion et d’unité, une recherche de transformation intérieure dans l’amour allant de pair avec une reconnaissance du vivant dans la nature.
Dans ce texte, nous voyons comment la pensée théologique de Jürgen Moltmann dépasse un héritage de divisions pour relier des réalités jusque là séparées, dans une perspective d’unification à la lumière d’un Dieu, communion d’amour et puissance de vie. L’Esprit saint est un Esprit qui donne la vie. Il échappe à tout exclusivisme clérical. En tant qu’Esprit de création, il est à l’œuvre dans tous les êtres vivants, dans tous les humains. Dieu n’est pas lointain et inaccessible. L’Esprit de Dieu se manifeste dans l’expérience humaine. Il ne nous détourne pas de notre vie humaine, mais il nous encourage à vivre pleinement. Dans la relation avec le Christ, il nous invite à entrer dans une vie nouvelle et dans la dimension de la résurrection. C’est une spiritualité qui induit les sens et conduit à la vitalité nouvelle de l’amour de la vie. A une époque où l’on prend conscience de la menace qui pèse sur la nature. Jürgen Moltmann pointe sur la présence de l’Esprit dans les animaux, les plantes, les écosystèmes de la terre. C’est une invitation à vivre en harmonie avec les êtres vivants et à respecter leur dignité. La vision de l’Esprit saint, telle que nous la propose Jürgen Moltmann, est celle d’un Esprit qui communique la vie. C’est une vision qui répond à nos profondes aspirations. C’est une vision qui porte une dynamique en écho à ce chant présent dans notre mémoire : « Dans le monde entier, le Saint Esprit agit… Au fond de mon cœur, le Saint Esprit agit… » (5)
Jean Hassenforder
(1) Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie Une pneumatologie intégrale. Cerf, 1999
Apprendre à s’aimer. S’aimer soi-même. S’aimer toi et moi. S’aimer entre nous, ensemble.
Si on ne s’aime pas soi-même, comment peut-on recevoir le flux de l’amour et le répandre autour de soi ? C’est une étape majeure, mais elle ne va pas de soi. Parce qu’elle peut rencontrer des oppositions dans un héritage psychologique, et parce que, culturellement et religieusement, cette étape peut être sous-estimée, voire déniée.
Comment apprendre à s’aimer ? Au fond de notre cœur, nous savons bien que l’amour partagé est la source qui porte la vie et qui fonde la communauté humaine. Alors, quels chemins pouvons nous emprunter ? Quel bonheur lorsque, à ce sujet, nous pouvons entendre une parole authentique fondée sur une expérience personnelle ! Et justement, c’est ce que nous apprécions dans l’intervention de Camille Syren, en octobre 2017, à TED X La Rochelle (1). Comment fait-on pour s’aimer soi-même, toi et moi et tous ensemble ? C’est une question qui a été et qui est au cœur de Camille. Il y a, dans ses paroles, non seulement une expérience murie et une réflexion construite, mais aussi un engagement affectif. Et, dans cette expression d’un amour vécu, il y a un courant qui passe. Accompagnons l’écoute de cette vidéo par des notes qui vont nous permettre de méditer doublement à partir de cette contribution.
Un chemin
« S’aimer (m’aimer), S’aimer (toi et moi). S’aimer (les uns les autres), c’est pareil. Et je crois que dans la vie, c’est pareil ». C’est tout un chemin. Pour Camille Syren, « Cela fait 43 ans de recherche appliquée. Le voyage certainement le plus intéressant et le plus utile que j’ai jamais fait. Ce qui m’amène à vous dire aujourd’hui que le bien le plus utile et le plus précieux que j’ai, c’est justement mon aptitude à aimer. Et la bonne nouvelle, c’est que cette aptitude s’apprend. Il n’y a pas ceux qui naissent avec et ceux qui naissent sans… Apprendre à tisser des relations de qualité, c’est de l’or en barre. On n’y croit pas assez. C’est puissant. Si il y avait une seule chose à cultiver, c’est bien celle-ci ».
Dans la vie de Camille, il y a eu un déclic et puis, tout un processus s’est mis en marche. « Quand j’avais 14 ans, j’ai reçu de son auteur, un autocollant : « Déclaration des droits à l’amour ». Quand j’ai lu cela, je me suis dit : « Ouah, je rêve ! Si un jour, j’arrive à faire cela ! ». Et du coup, je me suis dit : Si quelqu’un l’a écrit, donc c’est possible. Et je décide d’y croire. Je me suis dit aussi : je décide d’y avoir droit. Même moi, qui avait été abimée, pour bien savoir aimer ou me laisser aimer. Et puis, troisième chose que je me suis dit : je veux savoir comment on fait. Et, depuis, je n’ai jamais arrêté de chercher… ».
«La cabane à gratter » : une association de quartier
Camille nous donne un premier exemple de l’esprit qui l’anime : sa participation à une association de quartier.
« La cabane à gratter », c’est une petite association dans mon quartier que j’ai rencontré pour la première fois, il y a quelques années. Installée sur le trottoir, une petite cahute en bois de toutes les couleurs. Quand j’ai fait connaissance, elle était tenue par Gervais, un grand « black » avec un cœur d’or, qui savait très bien s’y prendre pour faire de la place à chacun, qui qu’il soit, d’où qu’il vienne. Cette rencontre a accroché mon cœur. Moi qui ai toujours eu à cœur de mettre de la diversité dans ma vie, déjà pour mourir moins bête, car la réalité est toujours complexe. Alors, moi aussi, j’ai commencé à fréquenter la cabane comme ces gens isolés du quartier, comme les personnes déracinées, en transition, loin de chez elle, comme il peut y en avoir dans un quartier de la gare.
Ce que j’ai aimé dans « la cabane à gratter », ce sont deux choses. Une petite phrase d’une habituée de la cabane : « Quand onne gratte pas, on ne peut pas savoir ». Et bien, je trouve que c’est vrai pour tout. Nejamais se contenter des apparences. En ce qui me concerne, en ce qui te concerne, en ce qui nous concerne. Toujours gratter un peu derrière. On y trouve des pépites… A la fin d’une fête de Noël, une des plus belles fêtes de Noël que j’ai passé, je rentre chez moi à la maison avec mes enfants qui vont à l’école, qui sont au chaud… Depuis ma place à moi, il n’est pas si simple d’être à parité, de passer une fête de Noël avec quelqu’un qui a une histoire à coucher dehors, pour de vrai, avec quelqu’un qui n’a plus rien, avec quelqu’un qui n’a personne autour de lui pour l’aimer… Cette capacité d’être profondément connecté d’humain à humain, quelque soient les statuts, être ensemble, c’est un plaisir profond. Des moments comme cela, il devrait y en avoir plus souvent ».
Apprendre à vivre la rencontre
Cependant, si on peut être prédisposé à cette expérience de la rencontre, on a besoin aussi de s’y familiariser, de développer en nous cette aptitude, car « cette aptitude là, elle se cultive ». Camille nous fait part de son apprentissage. Comment a-t-elle appris à s’aimer, à se rencontrer, à rencontrer l’autre ?
« Je parle de traversée. Il ne suffit pas d’avoir des bottes de sept lieues. Il y a quelques passages obligés. Et la première rencontre àfaire, c’est soi. Cela tombe bien, car pour se rencontrer, on a la matière première la plus infinie qui existe, renouvelable, gratuite, hyperperformante, disponible tout le temps et chez tout le monde. Tout est là et tout est juste. C’est ma sensibilité. C’est votre sensibilité. Réapprendre à sentir. Apprendre quelque chose que je sens. Comprendre quelque chose que je sens et agir.
Mais il y a deux idées reçues qui me révoltent.
La première, c’est qu’il y aurait des émotions négatives. Or, toutes les émotions sont importantes. Cela rappelle le petit jeu pour guider une recherche : « Tu brûles. Tu refroidis ». Si on ne disais que « tu brûles » à celui qui cherche, il pourrait chercher longtemps ! De même, dans la vie, on a besoin des autres indications : traces de peur, de colère, de tristesse. Toutes ces indications sont juste celles dont on a besoin pour aller vers la satisfaction suffisante de nos besoins. Et là est le plaisir. On appelle cela le plaisir chez les humains. Pas d’émotions négatives. Elles sont toutes bonnes à prendre.Et quand cela prend le tour d’une émotion destructrice, voire violente, que ce soit pour soi-même ou pour les autres, ce n’est pas une émotion, c’est un mécanisme de défense. Ce n’est pas la même chose. Et en général, cela nous vient de loin et même de très loin. Et les mécanismes de défense, on en a tous. C’est un court-circuit. Et cette zone d’ombre vulnérable, nous devons être capable de la respecter, de la regarder avec tendresse, car il n’y a que comme cela qu’elle nous délivrera l’information dont on a besoin pour pouvoir faire différemment.
Deuxième idée reçue : Cela ne peut pas changer. Entendre cela medésespère. Quand j’entendais dire, à 14 ans, on ne peut pas changer, quelle bonne excuse pour ne pas bouger les lignes. Et les siennes d’abord ! »
Toi et moi
Apprendre à s’aimer, c’est un processus. C’est s’aimer soi, mais c’est aussi s’aimer, toi et moi.
« Une seconde rencontre à faire : toi et moi. Que ce soit mon conjoint, mon voisin, mon boss, ma boulangère… Or, parfois, la diversité nous agace. Je ne sais pas si vous avez déjà rempli le coffre d’une voiture avec votre compagne, votre compagnon… On n’a pas la même façon ! Cette deuxième rencontre, c’est dépasser le « ou toi, ou moi » pour penser : « tout moi et tout toi ». Cela m’émerveille, car je vois que cela marche. Quand je suis « tout moi » et que je ne lâche pas ce moi, cela me laisse assez tranquille pour permettre à l’autre d’être « tout toi ». Il y a quelque chose qui arrive que jamais je n’aurais inventé tout seul et qu’il (elle) n’aurait jamais inventé tout seul. C’est encore mieux qu’on aurait pu l’imaginer. Bienvenue dans la vraie vie, mais en mieux. C’est la réalité augmentée.
Assumer la diversité. Mais se rencontrer comme cela, c’est du courage. La première chose dont vous devez vous équiper, c’est la sensibilité. Et puis, pour moi, j’aime quand cela marche et j’aime les gens. Et quand je décide d’aimer quelqu’un, et bien, je décide de ne pas lâcher si facilement. Et, du coup, je m’occupe du « entre » en mettant de l’énergie dans le courage d’aller au contact et dire lebien. Quand vous voyez quelque chose de bon et que vous ne le dites pas, un compliment que vous retenez, il manque à l’univers. C’est quelque chose de perdu pour l’univers.
Et puis, bien sûr, il y a toujours des choses qui restent en touche, des tensions dont on ne s’est pas occupé parce que : pas de temps, parce que : pas si important, parce que : autre chose à faire. Et bien, quand cela reste en travers, c’est qu’il y a quelque chose à faire. Sinon, cela pourrait bien se mettre en travers de ma santé, en travers de notre relation, mettre à distance »
Se rencontrer entre nous, ensemble
Cette dynamique interpersonnelle débouche sur un mouvement de convivialité, de vie commune, un vrai savoir-faire pour le vivre ensemble
« Se rencontrer, c’est se rencontrer soi-même, se rencontrer toi et moi, se rencontrer entre nous. Quand on sait faire cela de mieux en mieux, cela se pratique, cela se décide, cela se tisse. Se rencontrer entre nous, c’est plus complexe encore, car il y a un lien entre plusieurs personnes, toutes celles qui participent au collectif. Il va falloir s’occuper de chaque personne et s’occuper du « entre ». Si on sait bien faire cela, le résultat dépasse nos espérances.
Pourquoi cela se complique au moment où on devient un collectif ? Parce qu’on vit là avec une question. On vient au monde avec une question. Quelle est ma place ? Trouver ma place dans ma famille même si elle est toute petite, trouver ma place dans mon collectif d’amis, dans mon job, dans mon entreprise, dans mon association… Et dès que j’ai peur pour ma place, dès que je ne suis pas sûr d’en avoir une, les choses se crispent. Quand chacun dans un groupe ose prendre sa place, s’occupe du « entre » pour que chacun ait la permission réelle de prendre sa place, alors il y a un espace, un « truc magique » qui se passe, qui est : « il y a de la place pour tout le monde ».
A partir de cette intelligence là, à la fois émotionnelle, relationnelle, mais aussi une forme de saut dans le vide, ne pas avoir de plan préétabli au départ, quand on mise sur ce qu’on a,sur ce chacun aime, ses limites, ses handicaps, ses « pas possible », la complémentarité fera forcément quelque chose de bien. C’est un sacré lâcher prise par rapport à notre envie de contrôler, de savoir à l’avance. Et cette attitude est valable aussi bien quand je pilote la campagne à gratter que quand j’élabore ma stratégie d’entreprise : faire de la place à chacun et, pour le reste, laisser faire l’univers. Et bien, ces choses là, jamais l’intelligence artificielle ne pourra le faire à notre place.
Savoir s’aimer, cela s’apprend, c’est notre bien le plus précieux, alors cultivons-le ! ».
Un message émouvant, éclairant, mobilisateur
En rapportant les propos de Camille Syren dans les termes familiers où elle nous communique son expérience personnelle, nous accompagnons ici sa parole par un écrit pour nous permettre de mieux en apprécier la portée. Apprendre à s’aimer dans tous les registres de la rencontre : s’aimer soi-même, s’aimer toi et moi, s’aimer entre nous ensemble, pour Camille, cette visée se réalise à travers un engagement personnel qui allie émotion, observation et réflexion. C’est une dynamique qui se répand, car si on apprend à s’aimer, l’affection reçue peut y contribuer.
Nous sentons bien qu’il y a dans l’expérience de l’amour une dimension qui nous dépasse et que nous pouvons évoquer en des termes différents, par exemple, cet « univers » que Camille Syren nous invite à « laisser faire » ou bien nous le présente comme « nous appelant à exprimer tout ce qui est bon ». Pour nous, nous nous reconnaissons dans la vision du monde du théologien Jürgen Moltmann lorsqu’il nous parle de « l’Esprit qui donne la Vie » : « L’essence de la création dans l’Esprit est « la collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font connaître « l’accord général ». « Au commencement était la relation » (Martin Buber) (2). L’amour est au coeur du message de Jésus.
Cette intervention nous instruit sur bien des obstacles dont nous n’avons pas toujours conscience. Sans se référer directement à des savoirs, comme des connaissances psychologiques ou l’approche de la communication non violente, Camille nous éclaire par une réflexion à partir de son expérience personnelle, une réflexion que nous recevons d’emblée. Il y a dans ce témoignage l’expression d’une émotion qui éveille la nôtre et nous met en mouvement. En suivant le chemin de l’amour vécu : s’aimer, toi et moi, s’aimer entre nous, nous entrons dans une dynamique. C’est un souffle de vie.
(2) Dans ce blog, nous faisons souvent appel à l’éclairage de Jürgen Moltmann. Citation p 25 (Dieu dans l’Univers, Cerf, 1988). Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999
Devenir plus humain. Une culture de l’amour, de l’accueil de l’autre, d’acceptation de la différence (Jean Vanier) : https://vivreetesperer.com/?p=2105