par jean | Mai 5, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
Au sein de la culture occidentale, en fonction de différents facteurs comme la perception des effets néfastes d’un extrême individualisme et la montée d’une vision écologique, on prend de plus en plus conscience d’une réalité jusque-là méconnue : la relation, la reliance, la connexion. (1) Tout se tient. Cependant, cette évolution des esprits doit surmonter et dépasser une culture individualiste qui s’est installée dans le monde occidental depuis des siècles.
En regard, issue de la culture bantou, et par extension, africaine, « L’Ubuntu met l’accent sur le vivre ensemble, et l’interdépendance des individus au sein de la communauté. Des relations positives et une harmonie communautaire rehaussent notre humanité. L’idée force est de valoriser l’empathie, la compassion, la dignité et la valeur intrinsèque de chaque personne. Dans la philosophie de l’Ubuntu, le bien de la communauté est essentiel pour le bien de chaque individu. Être dans l’esprit de l’Ubuntu, c’est aussi apprécier la valeur de la coopération, le soutien mutuel, et le bien commun dans la prise de décision… Ubuntu est fondée sur la compréhension que chaque personne possède une valeur et une dignité intrinsèque. Elle renforce l’idée qu’étant un être social, un individu n’est pas intrinsèquement une entité solitaire, existant tout seul sur son île comme Robinson Crusoé. En vérité, l’être d’une personne est tissé avec celui des autres dans un tissu complexe de connexions sociales. Ubuntu se réalise dans un environnement social inclusif et des relations interconnectées. Une communauté régie par Ubuntu favorise le respect, la compassion, et une responsabilité partagée. En Afrique, la philosophie de l’Ubuntu se manifeste dans de nombreuses expressions culturelles, notamment dans la musique, les processus de prise de décision, qui promeuvent l’inclusivité, la construction de consensus, des systèmes de gouvernance et de résolution de conflits » (p 229-230).
Un homme, l’archevêque Desmond Tutu a fait connaitre la philosophie de l’Ubuntu dans le monde à travers son œuvre de réconciliation dans la période post-apartheid de l’Afrique du Sud… « L’archevêque Desmond Tutu, comme ancien président de la Commission Vérité et Réconciliation, a incarné l’esprit de l’Ubuntu dans le processus de réconciliation. Il a mis l’accent sur la valeur du pardon, de la guérison et du dialogue en se confrontant aux divisions et aux cicatrices du passé » (p 220).
Un livre, paru en 2024, aux Presses Universitaires de l’Université de Louvain se présente comme un recueil de textes examinant la vision de l’Ubuntu dans ses rapports avec la philosophie occidentale et ses contributions innovantes dans différents champs de la société et de la culture : « Ubuntu. A comparative study of an african concept of justice » (2). Parmi les autres livres portant sur Ubuntu, nous nous référons également ici à un livre publié à l’Harmattan : « Comprendre Ubuntu » (3) qui porte en sous-titre les noms de deux personnalités : Placide Tempels, un prêtre qui a mis en évidence l’originalité de la philosophie de l’Ubuntu en provenance de la culture Bantou et L’archevêque Desmond Tutu, grand acteur de la mise en œuvre de cette philosophie dans le champ politique et judiciaire.
Nous nous interrogerons d’abord sur l’origine de cette philosophie et ses caractéristiques ainsi que sur la vision qui en découle. Nous reviendrons sur la mise en œuvre de l’esprit Ubuntu dans le processus de libération post-apartheid en Afrique du sud. Nous évoquerons la comparaison entre Ubuntu et la philosophie occidentale.
De la culture bantou à la philosophie de l’Ubuntu : Une vision du monde
Pour « comprendre Ubuntu » l’auteur du livre, Kaumba Lafunda Samajiku, envisage la culture bantu à partir d’une approche linguistique. Un prêtre missionnaire, Placide Tempels « a étudié les langages, les comportements, les institutions et les coutumes des bantu » A partir de là, il a rapporté un système de pensée bantu. Son livre : « la philosophie bantu », publié en 1945 et traduit en anglais en 1959 a beaucoup favorisé la compréhension occidentale de la philosophie africaine. Il y traite de métaphysique, de sagesse, d’anthropologie, d’éthique et de restauration de la vie (p 15). « Pour Tempels, les bantu ont une conception essentiellement dynamique de l’être. Alors que pour la pensée occidentale, l’être est ‘ce qui est’, conçu de manière statique, la philosophie bantu conçoit l’être comme ‘ce qui possède la force, l’être est force’…. Tous les êtres sont des forces : Dieu, les hommes vivants et trépassés, les animaux, les plantes, les minéraux » (p 16). Chez Tempels, le contenu de la philosophie bantu se résume autour du « concept fondamental de force vitale… ». Des valeurs fondamentales de vie, fécondité et union vitale fondent l’ontologie des Bantu, l’idée qu’ils se font de l’être, ainsi que la formulation des règles éthiques et socio-juridiques » (p 21). Cette philosophie bantu est à la source de Ubuntu. Selon Wikipedia, « le mot Ubuntu issu de langues bantues d’Afrique centrale, orientale et australe, désigne une notion proche des concepts d’humanité et de solidarité ». Selon Kaumba Lufunda Samajiku, au cours de ces dernières décennies, l’esprit Ubuntu n’a pas seulement inspiré le processus de reconstruction de l’Afrique du sud dans la justice et la réconciliation, mais il exerce une influence plus générale, ainsi que l’herméneutique déployée par Barbara Cassin et Philipe Joseph Salazar ou la réalisation d’un logiciel open-source et gratuit construit à partir d’un noyau linux portant le nom d’Ubuntu et que des millions d’utilisateurs peuvent utiliser.
Selon un théologien zambien, Teddy Chalwe Sakupapa (4), le cadre conceptuel met bien en évidence « la centralité de la vie et des interrelations entre les êtres dans la vision africaine du monde ». « Le cadre conceptuel de l’ontologie et de la cosmologie bantu, telle qu’exprimée par Tempels et interprétée et appropriée par les théologiens africains, indique un sens fort du respect de la vie. C’est une mise en valeur de la centralité de la vie et de l’interrelation entre les êtres. Dans cette réalité interreliée, il n’y a pas de séparation entre le séculier et le sacré » ; La relationalité est au cœur de l’ontologie africaine ». Teddy Chalwe Sakupapa ouvre une réflexion théologique. La vie et la relationalité sont des thèmes centraux dans l’Écriture aussi bien que dans la récente réflexion pneumatologique de théologiens comme Jürgen Moltmann. La relationalité est également devenue particulièrement centrale dans les discours sur la Trinité et l’écologie (5).
Ubuntu pour la vérité et la réconciliation dans le processus de liquidation de l’apartheid et la construction d’une nouvelle société africain
A travers une lutte non violente, Gandhi et Mandela sont parvenus à obtenir la libération de peuples opprimés (6). Sous la direction de Mandela, l’Afrique du Sud a également évité les affres de la guerre civile. Son rôle a été décisif. Barack Obama a rendu hommage à son humanisme spirituel. Mandela « comprenait les liens qui unissent l’esprit humain… ‘L’Ubuntu’ incarne son plus grand don : celui d’avoir reconnu que nous sommes tous unis par des liens invisibles, que l’humanité repose sur un même fondement, que nous nous réalisons en donnant de nous-même aux autres ». L’action de Nelson Mandela a été de pair avec celle de Desmond Tutu. Celui-ci a recouru au concept d’Ubuntu qui a inspiré la Constitution provisoire de la Transition de l’Afrique du Sud (1993), ainsi que la loi de 1995 relative à la promotion de l’unité nationale et de la réconciliation. C’est dans ce contexte que va apparaître la Commission Vérité et Réconciliation sous l’impulsion de l’archevêque anglican Desmond Tutu. C’est la mise en œuvre d’un processus de réconciliation et de guérison collective. Dans un contexte de médiation, puissamment portée par une dimension spirituelle et religieuse d‘inspiration chrétienne, une expression concrète des victimes et des bourreaux va pouvoir advenir. Les victimes sud-africaines pourront dire à haute voix les coups reçus, les peines vécues, et les bourreaux d’hier, le mal qu’ils ont fait, en tant qu’agents institutionnels du régime. Dans ce processus, éclot une « justice réparative ». Cette forme de justice cherche à mobiliser tous et chacun dans la quête de solutions pragmatiques permettant la réponse d’une vie commune apaisée (5). Kaumba Lufunda Samajiku voit dans tout ce processus la mise en œuvre d’une « vision du monde Ubuntu » (p 23). « La réparation est une restauration de la vie, une restauration de l’ordre ontologique… La réparation consiste toujours, en fait, à éloigner le mal… La question de la vérité comme étape obligée de la réconciliation se comprend dans la mesure où la réconciliation est une reconstitution des relations entre les forces vitales dans leur intégrité… » De même, l’auteur rappelle l’importance majeure de l’interrelation entre les êtres humains. « L’être humain ne peut pas être solitaire. Il est inséré dans un réseau de relations en tant que membre lié à d’autres membres… ». Ainsi, « la restauration des liens sociaux apparait dans le processus mis en œuvre par la Commission Vérité et Réconciliation. Elle met dans une même continuité la conception de la nature de l’homme et la conception de la nature de la justice… » (p 27-30).
Ubuntu : la dimension internationale
Le livre : « A comparative study of an african concept of justice », présente une compréhension internationale et systématique d’Ubuntu en examinant les nuances à travers les différentes cultures africaines. De plus, il juxtapose Ubuntu avec des concepts dominants des philosophies occidentales, incluant « la justice comme équité » de John Rawls, la justice sociale, l’individualisme libéral, l’éthique des relations et des affaires et les droits humains » (p 231).
Les auteurs mettent en évidence « une distinction entre Ubuntu et l’individualisme libéral occidental ». « Ce sont deux perspectives philosophiques différentes en ce qui concerne la nature des êtres humains et les relations entre individus et société ». « Par exemple, le philosophe américain John Rawls déclare dans une « Theory of Justice » que chacun a des droits inaliénables fondés sur la justice, que même l’intérêt collectif de la société ne peut outrepasser… Ainsi, les individus sont envisagés comme des entités indépendantes et autonomes avec des droits et des libertés inhérentes à ce que Michael Sadler considère comme « un soi libre de toute entrave ». « Pour le soi libre de toute entrave, ce qui importe au-dessus de tout, ce qui est le plus essentiel pour notre personnalité, ce ne sont pas les fins que nous choisissons, mais notre capacité de les choisir ». De même, Alasdair MacIntyre pense que l’individualisme libéral occidental déforme les relations sociales. L’histoire de ma vie est toujours incluse dans l’histoire des communautés dont dérive mon identité. Je suis né avec un passé. Et essayer de se couper soi-même de ce passé, dans une approche individualiste, c’est déformer ma relation actuelle ». En regard, Ubuntu tourne autour de la communauté et de l’interdépendance parmi ses membres. Il reconnait une nature humaine communautaire et met l’accent sur notre bien-être partagé ». « Alors que l’éthique des droits est à la base de la philosophie de l’individualisme libéral, Ubuntu se fonde sur la mise en œuvre de relations positives et la réalisation d’une harmonie parmi les gens. Selon Ubuntu, une conduite éthique découle de la compréhension des relations intersubjectives et des obligations des individus les uns envers les autres ». C’est une perspective bien différence de celle de l’individualisme libéral occidental où prévaut le gain et l’intérêt personnel. Les auteurs citent l’économiste anglais du XVIIIe siècle, Adam Smith, auteur du livre : « Wealth of Nations » : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre repas, mais de la manière dont il met en œuvre son propre intérêt. Nous nous adressons nous-même, non pas à leur humanité, mais à leur amour pour eux-mêmes et nous ne leur parlons jamais de notre nécessaire, mais de leur intérêt ». L’ethos d’Ubuntu est fondé sur la croyance dans l’intérêt collectif et dans la coopération. Les individus peuvent améliorer leur humanité en contribuant au collectif et en établissant des relations positives (p 231-232).
Cependant, on doit dire que Ubuntu ne se limite pas à une dichotomie entre communautarisme et individualisme ; sinon, nous aurions perdu de vue des éléments fondamentaux du discours sur l’humanisme africain. La philosophie de l’Ubuntu maintient qu’un accomplissement et une prospérité individuelle dépend d’une communauté soutenante… Mais ainsi, au lieu de nier une identité individuelle, en fait, Ubuntu la renforce » (p 233). En regard d’une conception abstraite du soi et de la rationalité, Ubuntu met en valeur le rôle des relations et de la communauté dans la formation de l’identité personnelle et la croissance éthique.
Si les conceptions de Ubuntu et de la philosophie de la justice différent, elles s’accordent pour défendre la dignité des individus et soutenir les plus vulnérables. Cependant, « en intégrant les principes de l’Ubuntu, la philosophie occidentale pourrait étendre son cadre éthique, adopter des interprétations relationnelles et contextuelles de la personnalité, et explorer de nouvelles méthodes pour l’éthique sociale, la justice, et la construction d’une communauté. Ubuntu pourrait enrichir la philosophie occidentale en portant son attention sur des aspects négligés de l’existence humaine, en cultivant une compréhension plus intégrée de l’éthique, et en plaidant pour des valeurs d’empathie, de compassion et de bien-être communautaire » (p 233).
Cependant, Ubuntu intervient également dans d’autres domaines. Ainsi, elle porte des idées concernant « la richesse sociale et un capitalisme inclusif ». Comme on peut l’imaginer, elle introduit un principe de responsabilité dans la vie économique. De même, Ubuntu est particulièrement propice à une politique économique et environnementale. « Ubuntu envisage les individus, les communautés et le monde naturel dans un mode symbiotique. La mise en œuvre d’Ubuntu dans le développement durable s’appuie sur une vision holistique qui reconnait l’interdépendance des systèmes sociaux, économiques et environnementaux ». C’est « le passage d’une vision anthropocentrique à une vision écocentrique, la reconnaissance de la corrélation entre le bien-être humain et la santé environnementale. La philosophie d’Ubuntu met également en valeur le système de connaissance indigène qui offre des approches pertinentes pour une gestion durable des ressources et la préservation écologique (p 234).
Si, au cours des derniers siècles, la globalisation du monde a résulté, pour une part d’une activité effrénée et d‘une prétention insensée de vastes portions de la société occidentale, en regard, elle a également permis la rencontre de civilisations qui ont exercé une influence envers elle, comme le montrent David Graeber et David Wengrow dans leur livre sur l’histoire de l’humanité (7). Aujourd’hui, à une époque, où l’impérialisme antérieur s’est largement effondré, l’influence des cultures autochtones, en Afrique comme en Asie, peut témoigner de leurs sagesses et s’exercer à l’échelle du monde. Il en va ainsi pour la sagesse bantu : Ubuntu, qui a donné lieu à plusieurs publications. Ainsi, aux précédentes déjà évoquées, on peut rajouter un livre écrit par la petite-fille de Desmond Tutu, Mungi Ngomané ,aujourd’hui très active sur la scène internationale : « Ubuntu. Leçons de sagesse africaine » (8). Cet ouvrage porte en sous-titre une maxime qui caractérise la philosophie d’Ubuntu : « Je suis, car tu es ». En regard d’un individualisme qui se suffit à lui-même, c’est la relation humaine qui, ici, est première. Or, aujourd’hui, dans la culture européenne, un courant de pensée, qui va en grandissant, met l’accent sur l’importance et la nécessité de la relation (1). Le terme de « reliance » commence à apparaitre. La spiritualité est envisagée en terme de relation entre les humains, avec soi-même, avec la nature et avec Dieu. Et, Dieu lui-même est un Dieu trinitaire, un Dieu relationnel. Cette approche apparait fréquemment sur ce blog dans les écrits de théologiens comme Richard Rohr et Jürgen Moltmann. La référence à ce dernier apparait chez des théologiens africains qui apprécient la philosophie de Ubuntu. Ainsi envisager Ubuntu aujourd’hui, ce n’est pas considérer un phénomène exotique, mais prêter attention à un état d’esprit qui est source d’inspiration.
J H
- Relions-nous ! Un livre et un mouvement de pensée : https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/ La vie spirituelle comme une conscience relationnelle ; une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/ Reliance ; une vision spirituelle pour un nouvel âge : https://vivreetesperer.com/reliance-une-vision-spirituelle-pour-un-nouvel-age/ Reconnaître et vivre la présence d’un Dieu relationnel : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-et-vivre-la-presence-dun-dieu-relationnel/
- A comparative study of an African concept of justice. Edited by Paul Nnodim and Austin C. Okigbo. Leuven University Press. 2024
- Kaumba Lufunda Samajiku; Comprendre Ubuntu. R.P. Placide Tempels et Mgr Desmond Tutu Sur une toile d’araignée. L’Harmattan, 2020
- Esprit et écologie dans le contexte de la théologie africaine : https://www.temoins.com/esprit-et-ecologie-dans-le-contexte-de-la-theologie-africaine/
- Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
- Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
- David Graeber, Davis Wengrow. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Les liens qui libérent, 2023
- Mungi Ngomane. Ubuntu. Leçons de sagesse. Je suis, car tu es. Harper Collins, 2019
par jean | Mai 5, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
Quel est le sens biblique de la solidarité ? La question est posée à Renny Golden qui , dans les années 1980, s’est engagé en faveur de l’accueil aux Etats-Unis, des réfugiés d’Amérique Centrale fuyant la violence.
« Le mot : solidarité n’apparaît pas tel quel dans la Bible. Cependant, comme pratique de foi, il capte l’essence des traditions juives et chrétiennes. La Bible est l’histoire multimillénaire des israélites essayant de maintenir une solidarité avec leur Dieu et avec les pauvres ». Quel est l’esprit de cette solidarité, « Lorsque au début, Dieu appelle Moïse à sortir le peuple de l’esclavage, celui-ci rechigne et cherche des excuses ( Exode 3.13, 4.1, 10). Mais Dieu promet : « Je serai avec toi » Ce n’est pas du paternalisme ou de la pitié. C’est travailler épaule contre épaule dans une œuvre de libération ».
Dieu manifeste sa solidarité avec l’humanité en Jésus. « La naissance de Jésus, l’incarnation de Dieu dans le monde est l’acte paradigmatique de la solidarité. Dieu a tellement aimé le monde qu’il a pris une forme humaine. C’est une identification complète avec la condition humaine, une solidarité totale avec l’histoire humaine. Jésus a du fuir les excès du pouvoir impérial. Il a été une menace pour l’ordre établi et il a du fuir les escadrons de la mort du gouvernement romain ( Matt 2.13-14). Jésus a commencé sa vie non pas comme membre d’une élite, mais comme un réfugié, un sans abri. Ainsi, l’amour de Dieu pour le monde se manifeste très particulièrement pour les persécutés, les rejetés, les fugitifs ».
Comme le montre Robert Chao Romero, le ministère de Jésus a manifesté la solidarité. « Dieu est devenu chair et a lancé son mouvement parmi ceux qui étaient méprisés et rejetés à la fois par les romains et par l’élite du peuple. Jésus n’est pas allé vers la grande ville en cherchant à recruter parmi l’élite religieuse, politique et économique. Pour changer le système, Jésus devait commencer avec ceux qui étaient exclus du système. Bien que la bonne nouvelle de Jésus était pour l’ensemble de la famille humaine, elle va d’abord aux pauvres et à ceux qui sont marginalisés. Comme un père aimant (ou une mère), Dieu aime tous ses enfants également, mais se préoccupe particulièrement de ceux ou celles qui souffrent le plus ».
Les gens, qui souffraient du double fardeau du colonialisme romain et de l’oppression spirituelle et économique des élites, attendaient de Dieu une libération ». Effectivement, les plus faibles ont été considérés comme indispensables. « Bien qu’ils aient été considérés comme les moins honorables, Jésus leur a porté le plus grand honneur. Jésus a accordé le plus grand honneur à ceux qui en manquaient ( 1 Corinthiens 12. 22-25).
Un esprit de solidarité et pas de jugement (2)
Richard Rohr envisage le cœur du christianisme comme la solidarité aimante de Dieu avec tous le gens. « A travers Jésus, la propre vision du monde de Dieu, vaste, profonde et entièrement inclusive est rendue accessible à tous. En fait, j’irai jusqu’à dire que la marque de la vie chrétienne et de se tenir en solidarité radicale avec tout autre. C’est l’effet final et intentionnel – symbolisé par la croix, qui est le grand acte de solidarité de Dieu à la place du jugement. Voilà comment nous sommes appelés à imiter Jésus, cet homme juif bon qui voyait et appelait le divin dans les « gentils », comme la femme syro-phénicienne et les centurions romains qui l’ont suivi, dans les collecteurs d’impôt juifs qui collaboraient avec l’Empire, dans les zélotes qui s’y opposaient, et tous ceux « en dehors de la loi ». Jésus n’avait pas de problème quelque il soit avec l’altérité ».
Jésus a inclus. Il n’a pas exclu. « La seule chose que Jésus a exclus, c’est l’exclusion elle-même ».
A cet égard, comment envisager aujourd’hui notre attitude vis–à-vis de personnes pratiquent d‘autres modes de sexualité que celui qui dérive directement de notre interprétation des écritures. Ici, la parole est donnée à Shannon Kearns, prêtre transgenre. Il nous apporte « un exemple de la solidarité inclusive de Dieu avec les eunuques, minorités sexuelles à l’époque du prophète Esaïe. En Esaïe ( 56. 3b-5), le prophète déclare : « Et ne laissez pas les eunuques dire : « Je ne suis qu’un arbre sec ». Le Seigneur déclare : « Aux eunuques qui gardent mes sabbats, choisissent ce qui m’est agréable et qui persévéreront dans à mon alliance, je donnerai dans ma maison et dans mes murs une place et un nom préférables à mes fils et à mes filles. Je leur donnerai un nom éternel qui ne périra pas ». C’est une parole de réconfort et d’espérance. C’est une parole de guérison ». En commentaire, Shannon Kearns nous dit comment ces paroles bibliques « résonnent fortement pour beaucoup de gens transgenre et non-binaire ». « Ils résonnent aussi fortement pour les nombreuses personnes qui se sont senties exclues et rejetées d’une entrée dans un espace religieux à cause de leur diversité de genre ».
Nous sommes donc invités à regarder autour de nous et à nous poser des questions : « Qui est en train d’être exclu ? Qui n’est pas bienvenu ? Pour qui il n’y a pas de place ? Le message est en Esaïe 56 et dans le récit de l’eunuque éthiopien en Acte 8 : « Il y a une place aussi pour eux dans le Royaume de Dieu. Ils n’ont pas besoin de changer pour être inclus. Ils sont rendus dignes d’être inclus en désirant l’être ».
La spiritualité de la solidarité (3)
Barbara Holmes, à qui on a fait appel dans cette séquence, nous invite, à la suite de Jésus, « à discerner les signes des temps et à être un baume toujours présent dans ce monde troublé ». « Le physicien Neill de Grasse Tyson nous rappelle que notre solidarité n’est pas un choix, c’est une réalité. Nous sommes tous connectés les uns aux autres, biologiquement, à la terre chimiquement, et, au reste de l’univers atomiquement. Notre solidarité est un fait scientifique aussi bien que l’acte de salut d’un Sauveur aimant et un Saint Esprit sage et guidant. Et même cet appel à la solidarité est incarné par le Divin. Parce que Jésus est venu et a vaincu et renversé les systèmes de ce monde, il nous appelle à faire de même ».
Mais est-ce bien possible ? « Les systèmes disent que les changements ne peuvent pas arriver, que la gravité gagne, que la religion n’a pas d’utilité excepté de calmer les gens, que vous faites mieux de mettre votre confiance dans des fonds communs de croissance. Mais Jésus déclare qu’il y a une autre voie la – voie prophétique – et même maintenant, il nous appelle à nous avancer sur la parole, à nous rassembler en un, et à exercer nos dons. Alors seulement, nous pourrons faire la paix avec nos voisins, mettre fin à la violence du canon et arrêter notre addiction à la division. La solidarité et la compassion, c’est l’amour en action ».
Mais comment envisager une spiritualité de la solidarité ? Selon l’écrivaine Margaret Swedish, cette spiritualité commence à se manifester « en honorant la présence divine en chaque être humain ».
« Je crois que Dieu nous a donné le plus grand exemple de solidarité lorsque Dieu a envoyé son fils Jésus vivre avec nous » (réfugié salvadorien). Nous sommes appelés à un état d’esprit dans lequel nous sommes persuadés que les autres ont une valeur égale à la notre. « Ma vie n’est pas plus valable ou digne, de plus grande ou de moindre signification que celle d’un autre être humain. Je ne suis pas plus ou moins méritant. Mes droits ne sont pas plus importants que ceux de cette autre personne. Cette spiritualité commence à un endroit douloureux – avec l’acceptation du fait que le monde est brisé et que nous sommes brisés. Dans cela, nous cherchons des liens profonds avec les personnes blessées de notre monde. Et en cette place vulnérables, nous cherchons le cœur de la solidarité : la compassion ».
La séquence sur la solidarité présentée sur le site : « Center for action and contemplation » se poursuit ensuite dans d’autres éléments, notamment par une méditation de Richard Rohr sur la solidarité divine avec la souffrance. Ce texte, tant par la densité émotionnelle du propos que par les questions qu’il soulève requiert un traitement particulier. Nous nous bornerons ici à cette première évocation de la solidarité, un thème qui correspond bien à notre conscience actuelle et qui en met la signification chrétienne en valeur.
J H
par jean | Avr 16, 2024 | Vision et sens |
Ce que nous apprend la plus longue étude scientifique sur le bonheur et la santé
Cette année 2023, vient de paraître le bilan d’une recherche exceptionnelle par son étendue et sa durée pour la compréhension de la b vie humaine dans son projet de vie bonne : »The Good Life and how to live it. Lessons from the World’s longest study on happiness » (1). Ce livre a été très rapidement traduit et publié en français : « The good life : ce que nous apprend la plus longue étude scientifique sur le bonheur et la santé » (2). « En cette période de grande incertitude, les docteurs Robert Waldinger et Marc Schultz, actuels directeurs de l’étude, font pour la première fois la synthèse de décennies de recherches associant résultats médicaux, trajectoires personnelles, sagesses ancestrales et outils concrets, ils nous prouvent scientifiquement qu’une vie véritablement heureuse n’est pas synonyme de réussites et de succès financiers, et que nous avons en nous les clés de notre épanouissement et de notre résilience ».
Déjà, certaines découvertes inattendues avaient été dévoilées par Robert Waldinger dans une vidéo Ted X (3). Comme si un aveuglement l’en avait longtemps empêché, une constatation était apparue : l’importance de la vie relationnelle pour l’épanouissement humain. « Le message le plus évident est celui-ci : « Les bonnes relations nous rendent plus heureux et en meilleure forme. C’est tout ».Et, les connections sociales sont vraiment très bonnes pour nous et la solitude tue. Les gens qui sont les plus connectés à leur famille, à leurs amis, à leur communauté, sont plus heureux physiquement et en meilleure santé et ils vivent plus longtemps que les gens moins bien connectés » (3).
La grande enquête d’Harvard sur le développement adulte
Dans les années 1930, alors que les Etats-Unis luttaient pour sortir de la grande Dépression, et comme le « New Deal » prenait son essor, « il y eut un intérêt croissant pour comprendre quels facteurs permettaient aux êtres humains de prospérer en contraste avec ce qui les faisaient échouer . Cet intérêt nouveau a conduit deux groupes de chercheurs à Boston à initier des projets de recherche se proposant de suivre deux groupes très différents de garçons.
Le premier était un groupe d’étudiants de deuxième année au Collège d’Harvard parce qu’ils étaient considérés comme devant probablement grandir en devenant des hommes en bonne santé et bien ajustés . Dans l’esprit du temps, mais bien en avance sur ses contemporains dans la communauté médicale, Arlie Rock, le nouveau professeur d’hygiène, désirait passer d’une attention à ce qui rendait les gens malades à ce qui rendait les gens en bonne santé …» ( pagination livre anglophone p 11). La seconde étude fut initiée par un juriste et un travailleur social auprès de jeunes garçons âgés de 14 ans habitant dans des quartiers défavorisés et venant de familles en difficultés, pour 60% ayant au moins un parent issu de l’immigration mais ayant évité de tomber dan la délinquance, un des buts de l’enquête étant justement de prévenir la délinquance. Lorsque les deux enquêtes se sont rejointes, une méthodologie commune a été adoptée. « les enquêtés se sont vus soumis à des examens médicaux, et ont été interviewés à domicile » . Cette enquête se caractérise par l’ampleur et le volume des données recueillies durant un parcours de vie intégral. « Dans notre étude longitudinale, chaque récit de vie se fonde sur des données détaillées concernant la santé et les conditions physiques. Nous avons également enregistré d’autres données de base comme la nature de leur emploi, le nombre des amis proches, leurs loisirs. A un niveau plus profond, nous les avons sondé sur leur expérience subjective . nous leur avons posé des question sur leur satisfaction au travail, leur satisfaction maritale, leur manière de résoudre les conflits, l’impact psychologique des mariages et des divorces, les naissances et les décès . Nous les avons interrogé sur leurs souvenirs familiaux…. Nous avons étudié leurs croyances spirituelles et leurs préférences politiques, leurs pratiques d’église, leur participation à des activités communautaires, leur but dans la vie… Tous les deux ans, nous leur avons envoyé de longs questionnaires et tous les cinq ans, nous avons recueillis des données médicales complètes. Tous les quinze ans, nous avons eu avec eux une rencontre face à face » ( p 14-15). C’est dire la connaissance détaillée qui en est résultée. Mais la vie sociale et les mœurs évoluent. Les chercheurs en ont tenu compte et ils ont également pris en charge les résultats d’autres recherches. « Le but de ce livre est d’offrir ce que nous avons appris sur la condition humaine, de vous montrer ce que l’étude d’Harvard peut dire au sujet de l’expérience universelle d’être en vie » ( p 16).
Qu’est-ce qui rend une vie bonne ?
« Qu’est-ce qui rend une vie bonne ? C’est la question que se pose les chercheurs ? Mais il y donc une question préalable : qu’entend-on par : vie bonne ? Quand on demande aux gens ce qu’ils attendent de la vie, la réponse la plus courante est : être heureux. Mais qu’est-ce que le bonheur signifie ? Pour répondre à cette question, les auteurs ont notamment recours à la pensée grecque. « Il y a plus de deux mille ans, Aristote utilisait un terme qui est encore beaucoup utilisé en psychologie aujourd’hui : « eudaimonia ». Ce terme se réfère à un état de profond bien-être dans lequel une personne sent que sa vie a un sens et un but. Il est souvent mis en contraste avec « hedonia » (origine du mot hédonisme) qui renvoie à un bonheur flottant de plaisirs variés » ( p 18). « On peut parler de bonheur hédonique quand on dit : avoir du bon temps, mais le bonheur eudaimonique correspond à ce que nous voulons signifier lorsque nous disons : la vie est bonne… C’est un genre ce bonheur qui peut passer à la fois à travers des hauts et des bas ».
Certains psychologues ont contesté l’emploi du mot bonheur comme une appellation fourre-tout et préfèrent des termes comme bien-être. Un des auteurs évoque des gens qui prospèrent (thriving) . Cependant, tout le monde comprendra ce qu’on entend par être heureux et le terme de bonheur est entendu ici dans le sens prôné par Aristote : « eudaimonia ».. ( p 19)
Chemins heureux ou malheureux
A partir de leur immense banque de données, les auteurs peuvent suivre les évolutions des uns et des autres et dans quel sens elles tournent. C’est ainsi qu’il nous est présenté deux récits de vie, deux études de cas, un chemin plutôt heureux et une autre, plutôt malheureux ( p 31-35).
« En 1946, John Marsden et Leo DeMarco se trouvaient tous deux à un carrefour majeur dans leur vie. Tous deux avaient la bonne fortune d’être récemment diplômé de Harvard. Toux deus venaient de servir militairement durant la seconde guerre mondiale. Ils bénéficiaient des avantages accordés aux vétérans. Tous deux étaient bien dotés financièrement. La famille de John était riche et Leo appartenait à la classe moyenne supérieure….ils semblaient tous deux pouvoir bénéficier de la vie bonne ».
John aurait pu travailler dans l’entreprise familiale. Il préféra entreprendre des études de droit, y consacra toutes ses forces et il obtint le diplôme dans un bon rang
Léo, ambitionnait d’être écrivain. Mais, après le décès de son père, sa mère contracta la maladie de Parkinson. Il vint s’occuper d’elle et trouva un travail d’enseignant dans une école secondaire. Peu après, Leo rencontra Grace dont il tomba profondément amoureux. Ils se marièrent immédiatement et l’année suivante, ils eurent leur premier enfant. A partir de là, son orientation s’affermit. Il continua à enseigner pendant les quarante années suivantes.
« Nous sommes invités à passer vingt neuf ans et à nous retrouver en février 1975. Les deux hommes ont 55 ans. John s’est marié à 34 ans et il est maintenant un juriste ayant réussi et gagnant 52000 dollars par an. Leo est encore enseignant dans une école secondaire et il gagne 18000 dollars par an. Un jour, ils ont reçu le même questionnaire. Et là, il y a des questions cruciales : « La vie comporte plus de peine que de plaisir » John répond : vrai et Leo : faux. « Je me sens souvent affamé d’affection ». John répond : vrai et Leo répond : faux.( p 32-33)…. »
John Marsden, un des membres de l’échantillon ayant réussi professionnellement le plus brillamment était aussi un des moins heureux. Comme Leo DeMarco, il souhaitait être proche des gens… mais il rapportait constamment des sentiments de déconnection et de tristesse dans sa vie. Il lutta dans son premier mariage et il s’aliéna ses enfants. Quand John se remaria à 62 ans, il en vint assez vite à considérer cette relation comme sans amour.
Leo De Marcos, quant à lui, se pensait lui-même premièrement en relation avec les autres. – sa famille, son école et ses amis apparaissent fréquemment dans ses rapports et il est généralement considéré comme un des plus heureux des enquêtés. Il avait quatre filles et une femme qui l’aimait. Il était apprécié par ses amis. Contrairement à John, il trouvait du sens dans son travail parce qu’il prenait plaisir à ce que ses destinataires y trouvaient. ( p 34-35).
Cette comparaison illustre bien comment la recherche de la réussite financière n’apporte pas le bonheur. Et « le moteur de la vie bonne n’est pas le moi (the self) comme John Marsden le croyait, mais plutôt nos connexions avec les autres ainsi que la vie de Leo DeMarcos le démontra » ( p 52).
Un nouvel éclairage sur la vie
« Après avoir étudié des centaines de vie en entier, nous pouvons confirmer ce que nous savons déjà, une immense gamme de facteurs contribue au bonheur d’une personne. Le délicat équilibre des contributions de l’économique, du social, du psychologique, et de la santé est complexe et toujours changeant…. Ceci dit, si vous regardez de manière répétée à travers le temps, le même genre de données sur un grand nombre de gens et à travers de nombreuses études, des configurations commencent à émerger et les facteurs prédicteurs du bonheur humain deviennent clairs. Parmi ces facteurs prédicteurs de la santé et du bonheur, du bon régime diététique à l’exercice, au niveau de vie, une vie de bonnes relations ressort en puissance et en consistance » ( p 19-20).
« L’étude de Harvard comme d’autres études parallèles porte témoignage de l’importance des connexions humaines Elle montre que les gens qui sont les plus connectés à la famille, aux amis, à la communauté sont plus heureux et physiquement en meilleure santé que les gens qui sont moins bien connectés. Les gens qui sont plus isolés qu’ils ne le souhaiteraient voient leur santé décliner plus vite que les gens qui se sentent connectés aux autres. Les gens isolés vivent également des vies plus courtes. Malheureusement, ce sentiment de déconnection est en train de grandir dans le monde. Environ un américain sur quatre rapporte se sentir seul – plus de soixante millions de gens. En Chine, la solitude parmi les personnes les plus âgées a nettement grandi, ces dernières années et la Grande-Bretagne a créé un ministre de l’isolement (A minister of loneliness), pour faire face à ce qui est en train de devenir un enjeu majeur de santé publique » ( p 21). Le fléau de la solitude s’étend aujourd’hui.
Si les conditions sont difficiles, certains peuvent se demander si une ouverture aux relations est encore possible pour eux. « Est-ce que c’est trop tard pour moi ? ». Après investigation, les chercheurs répondent, il n’est jamais trop tard. « Votre éducation dans l’enfance n’est pas votre destin, vos dispositions naturelles ne sont pas votre destin, votre voisinage n’est pas votre destin ». De fait, la solitude peut advenir dans différentes situations. Au total, « c’est la qualité de la relation qui compte. Dit simplement, « Vivre au sein d’une relation chaleureuse protège à la fois le mental et le corporel. C’est un important concept, le concept de protection » (p 23). Les auteurs poursuivent en déclinant que ces conclusions en faveur de l’importance de la relation ne sont pas seulement le produit d’une recherche scientifique, mais également le legs d’une sagesse de longue date. Les auteurs citent Aristote et Lao Tseu (p 24). Nous ajouterons que cette vision est au cœur des Evangiles.
Le livre se poursuit en étudiant les conditions pour développer une aptitude relationnelle et formule des propositions en ce sens.
Un message largement diffusé
On pourra accompagner la lecture de ce livre par la consultation de vidéos et d’articles. Ces documents nous aideront à diriger notre attention sur tel ou tel point important pour nous. En premier lieu, nous signalons ici une interview Ted de Robert Waldinger sous titrée en français : https://www.youtube.com/watch?v=IStsehNAOL8
On trouver également un entretien avec Robert Waldinger dans « The Guardian ». C’est un article de fond : https://www.theguardian.com/lifeandstyle/2023/feb/06/how-to-have-a-happy-life-according-to-the-worlds-leading-expert Organe de diffusion du centre de recherche californien : « Greater Good Science Center », le « Greater Good Magazine Science-based insights for a meaningful life », évoque naturellement le livre : « The good life », en mettant particulièrement l’accent sur les moyens pour cultiver de meilleures relations : https://greatergood.berkeley.edu/article/item/what_the_longest_happiness_study_reveals_about_finding_fulfillment
Enfin, on trouvera, traduites en français, les réponses de Robert Waldinger à de nombreuses questions sur le site de BBC News Afrique : https://www.bbc.com/afrique/articles/ck5yl5p43xko
Nous achèverons cette présentation en reprenant quelques unes de ces réponses.
Comment développer de bonnes relations ?
Robert Waldinger émet quelques suggestions pour nourrir et dynamiser les relation. Et l’une d’entre elles « consiste à reconnaître quelqu’un lorsqu’il fait quelque chose de bien ». Nous prêtons souvent attention à ce que nous n’aimons pas. Mais « il y a une forme pratique de la gratitude où nous nous demandons : A quoi ressemblerait ma vie si ces personnes ne faisait pas ces choses ou si cette personne n’était pas dans ma vie ? Une autre suggestion pour nourrir les relations est de maintenir « une curiosité radicale ». « Des études ont été menées sur la façon dont nous sommes à l’écoute des sentiments d’une autre personne. Elle montre que surtout lors de la première rencontre, nous sommes très attentifs aux sentiments d’une autre personne. Mais, une fois que nous sommes ensemble depuis des années, nous savons beaucoup moins ce qu’elle ressent…. Il d’agit de renverser la situation et d’être curieux ». On pose la question à Robert Waldinger si le nombre des amis compte. « Oui, mais c’est quelque chose de très individuel. Certains d’entre nous sont très timides, et pour ces personnes, avoir beaucoup de monde autour d’elle est stressant. D’autres personnes en revanche très extraverties ont besoin de beaucoup de monde dans leur vie et cela leur donne de l’énergie … Chacun d’entre nous doit déterminer par lui-même quelle quantité d’activité sociale est bonne pour lui et pour sa vie ». On est parfois déçu parce qu’on se dit : « C’est toujours moi qui passe les appels, qui écoute ». « Conseilleriez-vous aux gens de parler ouvertement à leurs amis de ce qu’elles ressentent ? ». « Oui, je pense que ce serait bien, car certaines personnes ne se rendent pas compte ». « Aujourd’hui, de nombreux échanges sont virtuels grâce aux réseaux sociaux. En terme de relations, quelle est la meilleure façon d’utiliser les réseaux sociaux ? La façon dont nous utilisons les réseaux sociaux pour entrer en contact avec d’autres personnes a vraiment de l’importance. Si nous les utilisons activement, cela augmente notre bien-être. Et l’exemple que j’aime utiliser est celui d’un de mes amis, qui, pendant son confinement durant la pandémie, a repris contact avec ses amis de l’école primaire. Maintenant, ils prennent un café virtuel tous les dimanches matin sur zoom. Et ils passent des moments merveilleux à parler de leur vie et de leur enfance. C’est un exemple de réseau social actif et tout le monde en est plus heureux ». Cependant, il y a aussi une « consommation passive des médias sociaux. Ce genre de consommation nous fait sentir plus mal et les adolescents sont particulièrement sensibles à cela. Très vulnérables ». Pourquoi, le mot regret revient-il souvent dans le livre ? Effectivement, on le voit apparaître chez des personnes âgées. Robert Waldinger évoque deux grands regrets évoqués à l’âge de 80 ans : « Chez les hommes, avoir passé trop de temps au travail et pas assez ave les personnes chères ; chez les femmes avoir passé trop de temps à me préoccuper de ce que pensent les autres. Pour gérer les regrets, il ne sert à rien d’être en colère contre soi. Utilisez les regrets pour un meilleur parti de la vie qui nous attend ». Il y a un chapitre dans le livre : « Il n’est jamais trop tard ». « Ce que nous voyons dans les histoires du livre, qui sont tirées de la vie réelle, c’est que les gens trouvent des liens qu’ils n’attendaient pas à différents moments de leur vie, que ce soient avec leurs parents ou avec leurs enfants, qu’il s’agisse de liens amoureux ou d’amitiés. Donc, à ceux qui pensent que les choses ne leur arriveront jamais, nous disons : « Vous n’avez aucun moyen de savoir ». Le message est que cela vaut la peine d’y travailler, car, à tous moments de la vie, vous pouvez créer de nouvelles et bonnes connexions ».
Ce livre rend compte d’un travail de recherche incomparable par son ampleur et sa durée. Le thème nous concerne tous : les conditions d’une vie bonne. La réponse n’était pas évidente au départ . Elle s’est imposée en cours de route. Ce sont les gens les plus connectés à leurs amis, à la famille, à la communauté qui sont les plus heureux et physiquement en meilleure santé. Cette conclusion nous paraît en phase avec une vision du monde qui met la relation au cœur du Vivant dans toutes ses manifestations. N’a-t-on pas défini la vie spirituelle comme une « conscience relationnelle », une « relation à la nature, aux autres personnes, à nous-mêmes et à Dieu » (4). Dans leur mise en perspective, les auteurs se réfèrent à une sagesse de longue date ( p 24). La discrétion vis à vis de l’inspiration évangélique nous paraît surprenante. Car la parole : « Tu aimeras le prochain comme toi-même » (Matthieu 22.39) est au cœur de l’enseignement de Jésus. C’est bien l’amour qui est premier comme en témoigne l’hymne de Paul à l’amour au chapitre 13 de la première épitre aux Corinthiens. Cet amour est généreux. Nourri par la communion divine, il œuvre pour la justice et il est désintéressé, ce qui apparait peu dans ce livre sur la « good life » Cependant, au total, l’amour apparaît comme une force supérieure, les amitiés en dérivent et le contextualisent dans la vie quotidienne Des théologiens comme Jürgen Moltmann et Richard Rohr développent une vision relationnelle. Richard Rohr écrit ainsi : « Nous pouvons dire que Dieu est essentiellement relation . J’appelerai « salut » la disposition, la capacité et le vouloir d’être en relation (p 46). La voie de Jésus, c’est une invitation à un mode trinitaire de vie, d’amour et de relation sur la terre comme c’est le cas dans la divinité. Comme la Trinité, nous vivons intrinsèquement dans la relation. Nous appelons cela l’amour. Nous sommes faits pour l’amour. En dehors de cela, nous mourrons très rapidement. Et notre lignage spirituel, nous dit que Dieu est personnel : « Dieu est amour » ( p 47) (5).
J H
- Robert Waldinger, Marc Schulz. The Good Life and how to live it. Lessons from the world longest study on happinesss. Penguin, Random house, 2023
- Marc Schultz, Robert Waldinger. The Good Life. Ce que nous apprend la plus longue étude scientifique sur le bonheur et la santé. Le Duc, 2023
- « Une vie se construit avec de belles relations » : https://vivreetesperer.com/une-belle-vie-se-construit-avec-de-belles-relations/
- La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/
- La danse divine (The divine dance) par Richard Rohr : https://vivreetesperer.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/
par jean | Avr 16, 2024 | Société et culture en mouvement |
Selon David Graeber et David Wengrow
Il y a différents possibles
L’histoire contribue à former notre vision du monde. C’est dire l’importance des conceptions qui l’inspirent. Ainsi, quelle est la trajectoire de l’humanité ? Passons-nous de petites communautés plutôt égalitaires et conviviales à une société plus savante, plus riche, plus complexe, mais aussi plus inégalitaire et hiérarchisée ? Une violence humaine jugée congénitale ne peut-elle être maitrisée que par un ordre social imposé rigoureusement ? Ou bien, l’observation du passé humain, ne fait-il pas apparaitre une grande diversité de formes et d’organisations sociales qui témoignent d’une grande créativité ? Une nouvelle approche historique permet-elle d’écarter toute fatalité et d’envisager différents possibles ?
En voulant répondre à ces questions, un livre publié en 2021 sous le titre : « The dawn of everything. A new history of humanity », puis traduit et paru en français en 2023, sous le titre : « Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité » (1) est devenu un best-seller international. Ce livre a été le fruit d’un travail de longue haleine de deux chercheurs : David Graeber, anthropologue américain, un temps figure de proue du mouvement : « Occupy Wall Street », malencontreusement décédé en 2020, et David Wengrow, archéologue britannique, professeur d’archéologie comparée à Londres. Ce volume de plusieurs centaines de pages rassemble et réalise la synthèse des nombreuses recherches mises en œuvre durant les deux ou trois dernières décennies et tirant parti de nouveaux moyens techniques d’investigation.
A la mesure de son originalité, cet ouvrage a suscité un grand nombre de commentaires particulièrement dans le monde anglophone, tant dans la grande presse comme le Guardian (2) ou le Washington Post (3) que dans des publications à vocation d’étude et de recherche, commentaires où se manifestent différentes attitudes, de l’approbation et l’enthousiasme à une critique variée tant académique qu’idéologique. En France, internet nous donne accès à un article de La Croix (4) qui met bien en valeur l’originalité de ce livre : « Il n’y a pas une seule voie de civilisation qui condamnerait l’humanité à vivre dans les inégalités et une institution politique hiérarchisée. Mais mille manières de créer des systèmes de vivre-ensemble qui peuvent passer par des organisations horizontales souples et cependant sophistiquées. Avant nos villes modernes, existaient ainsi, dans différents endroits du globe, de la Mésopotamie à l’Amérique précolombienne, de vastes communautés aux relations complexes, qui ne se sont pas senties contraintes, pour subsister, de constituer un État central avec des classes distinctes ». Notre propos ici n’est pas de présenter un résumé d’un livre aussi volumineux, aussi riche et aussi ambitieux, mais seulement d’attirer l’attention sur la vision nouvelle qui nous est ainsi offerte. On notera à cet égard une interview de David Wengrow sur France Culture (5), une piste qui nous permet d’entrer dans l’esprit de cette recherche.
Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie ?
« Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie » ? C’est le titre donné par France Culture à un entretien avec David Wengrow (5), un titre qui nous parait bien rendre compte du sens de la grande œuvre qui nous appelle à voir l’histoire de l’humanité sous un jour nouveau en montrant le manque de pertinence des mythes fondateurs proposés par Jean-Jacques Rousseau et Thomas Hobbes, tant en les replaçant dans leur contexte historique qu’en montrant comment les recherches novelles de l’archéologie et de l’anthropologie mettent en évidence un autre déroulé à partir de faits différents.
A un moment où l’histoire de l’humanité est l’objet de nouveaux livres par des auteurs tels que Francis Fukuyama ou Yuval Noah Harari, considérez-vous votre livre comme une nouvelle pierre à l’édifice ou comme une approche de déconstruction des interprétations dominantes ? demande son interlocutrice à David Wengrow. C’est bien la voie de la déconstruction, répond l’auteur. Ces livres récents s’inspirent encore de Thomas Hobbes ou de Jean-Jacques Rousseau qui sont pour nous hors de propos selon les preuves et les découvertes dans nos disciplines : l’archéologie et l’anthropologie. Nous cherchons ainsi à mieux comprendre les premières phases de l’histoire humaine. David Wengros décrit et critique les récits fondateurs de Jean Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Et, « lorsque des gens extrapolent des théories politiques à partir de ces récits, les résultats sont plutôt déprimants et même paralysants ». Ces récits comportent des visions pessimistes.
Ainsi, l’invention de l’agriculture est perçue négativement. On a pu la qualifier de « pire terreur de l’histoire ». « C’est de là qu’est venue la propriété privée et la concurrence et finalement le gouvernement centralisé. Lorsqu’on regarde les preuves issues de la recherche, nous voyons une réalité totalement différente. Tout d’abord, nous voyons, moins qu’une révolution, des processus qui ont pris des millénaires. Lorsque les êtres humains, dans les différentes parties du monde, expérimentaient les possibilités de l’agriculture », des approches différentes se manifestaient. « En d’autres termes, ce qui est perdu dans ce récit traditionnel de l’histoire humaine, c’est précisément la capacité de nos ancêtres lointains de prendre la mesure de leurs propres décisions. Nous essayons d’enlever ce sentiment d’inévitabilité ». David Wengrow estime que les sociétés humaines ont eu la capacité d’effectuer des choix, des choix raisonnés, « des choix formés par des principes moraux et éthiques. Aussi loin que nous pouvons remonter dans les preuves concernant les sociétés humaines, nous voyons des gens faire ce genre de choix ».
L’auteur peut s’appuyer sur de nombreux exemples. « Lorsque nous remontons à 20000 ou 30000 ans, là où, selon les récits traditionnels, on s’attendrait à voir de sociétés simples, égalitaires, en petits groupes, dans ces parties du monde où nous avons des preuves archéologique, ces sociétés ressemblent davantage à un carnaval, à des expérimentations sociales. Dans différentes parties de l’Europe, nous avons des preuves de rituels où des individus particuliers, des individus qui étaient inhabituels physiquement, on le voit d’après les restes humains, des individus souvent handicapés, sont enterrés avec une très grande richesse, comme des rois ou des reines. Le « comme si » est important parce que nous n’avons aucune preuve qu’à l’époque, il puisse y avoir eu des royaumes. Et donc, au sein de cette zone de théâtre rituel, les gens expérimentaient et créaient des formes, des hiérarchies qui, dans la durée de ce rituel, étaient réelles ». L’auteur met en évidence des variations saisonnières. Par exemple, dans les plaines de l’Amérique du nord, au cours de la saison de la chasse aux bisons, se formait une force de police. Mais elle se dissolvait à la fin du rituel de la chasse. Les membres de ces forces de police n’en faisaient partie qu’à titre provisoire. « C’est un exemple parmi beaucoup d’autres de la créativité politique que nous trouvons dans les sociétés qui ne pratiquent pas l’agriculture ». Par ailleurs, à propos de l’apparition de l’agriculture ou celle des villes, « cette idée que ces transformations, ces ruptures, qu’en quelques instants, tout avait changé, et qu’après, rien ne pouvait fonctionner de la même manière, cette idée ne tient plus la route face à l’examen scientifique ».
L’interlocutrice interroge ensuite David Wengrow sur la manière dont il questionne le rôle de l’état qu’on aurait surévalué, en donnant trop d’importance aux structures verticales. Cette organisation-là ne découle-t-elle pas directement de la naissance des villes ? L’auteur répond que « les musées ont une grande responsabilité à ce sujet. « Lorsqu’on va dans un des grands musées du monde, au Louvre, au British Museum, au Metropolitan, il semble qu’au moins pendant les 5000 dernières années, la planète entière était sous le contrôle des monarques surhumains… toutes ces sculptures… Je suis le grand roi de tout… Bon, on y croit… mais si on regarde l’éventail des grandes sociétés sur terre, il y a 4000 ans, il n’y avait qu’une toute petite zone sous le contrôle de ces sociétés très hiérarchisées. Que faisaient tous les autres ? On n’en sait pas grand-chose. On commence à en savoir plus et, d’une manière ou d’une autre, il est clair que, pour la plupart du temps, les gens organisaient leur société d’une autre façon. Ce que nous essayons dans le livre, c’est d’apprendre un peu mieux quelles étaient les alternatives et pourquoi aussi elles semblent éloignées de nous aujourd’hui ».
L’auteur s’intéresse également au cas de la bureaucratie. Certaines approches, sur le registre de la psychologie ou du management, nous disent que la bureaucratie a été créée pour traiter les problèmes d’échelle, de communication au sein des sociétés humaines « Toutefois, si nous considérons les recherches archéologiques nous voyons des administrations spécialisées qui apparaissent, il y a des millénaires, avant l’apparition des villes dans de petits établissements de quelques centaines d’individus. Tout le monde se connaissait. Les gens étaient probablement liés par des liens familiaux. C’est une image tellement différente de celle qui nous est donnée habituellement. Il faut faire la différence entre l’administration impersonnelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, ce genre de bureaucratie qui nous transforme en numéros de téléphone par exemple, et d’autres types de bureaucratie qui ont existé dans l’histoire et qui n’avaient pas ce type d’effets déshumanisants ». Ainsi, en regard d‘un empire inca bureaucratique, « si vous remontez avant les incas ou si vous considérez des sociétés qui ont évité d’être contrôlées par eux, il y avait des administrations locales et elles utilisaient des outils administratifs afin d’exercer des activités de soutien. Si quelqu’un était malade ou si il y avait une mauvaise récolte, le travail serait redistribué pour soutenir une famille dans la disette… C’est un exemple d’administration qui contrairement à aujourd’hui ne dépersonnalise pas, mais s’adresse aux différences individuelles ».
L’interlocutrice élargit la conversation. Elle fait appel à un autre chercheur qui rapporte les erreurs commises en voulant imposer une monoculture ordonnée à une agriculture africaine diversifiée pour respecter les équilibres naturels, et à partir de cet exemple d’étroitesse de vue, elle pose la question à David Wengrow : « Comment décentrer notre regard ? Où faut-il regarder aujourd’hui pour comprendre ce qui se passe dans l’humanité ? ». L’auteur répond en s’appuyant sur l’exemple des sommets sur le climat : « Qui a la vision la plus claire et la plus innovante pour protéger un environnement fragile ? C’est souvent précisément les populations autochtones ». Aujourd’hui, « nous, en Europe, nous sommes en train de rejouer une rencontre avec des populations non européennes avec des systèmes de connaissance non européens qui ont débuté, il y a des siècles, et, dans notre livre, nous faisons remonter ces premières rencontres coloniales à l’âge des Lumières, et nous montrons comment, à travers ces rencontres, un mélange s’est fait jour de concepts européens et autochtones qui, essentiellement, a été effacé de nos visions modernes de l’histoire. Lorsque l’on parle des Lumières et de son héritage, nous présentons cet héritage comme une vision interne de ce processus qui se concentre sur l’Europe et peut-être aussi sur l’héritage de la Grèce antique. En fait, dans le livre, nous parlons de dettes cachées, des dettes camouflées que la culture européenne doit à d’autres cultures. Le fait de reconnaitre ces dettes peut en soi ouvrir nos yeux vers différentes façons de comprendre notre passé et aussi vers notre capacité, en tant qu’espèce, de découvrir de nouvelles capacités…. Lorsque on pense à des alternatives vis-à-vis de notre système actuel, on ferait bien de regarder au-delà de l’histoire très traumatisée des deux derniers siècles, prendre en compte cette image beaucoup plus large des capacités humaines, des possibilités humaines. La science et l’histoire le prouvent aujourd’hui ».
Revisiter l’histoire
De grands récits historiques ont été écrits à partir d’une certaine représentation des origines de l’humanité et des périodes ultérieures. Tel que l’exprime le titre de leur ouvrage : « Au commencement était … », c’est bien à partir d’une remise en cause des représentations dominantes de ces origines et d’une nouvelle vision de la préhistoire que David Graeber et David Wengrow nous proposent une nouvelle histoire de l’humanité.
Les auteurs commencent donc par entreprendre une critique rigoureuse des thèses de Jean-Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Les auteurs nous rapportent les conditions dans lesquelles Jean-Jacques Rousseau a écrit et publié en 1754 « le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». « En voici la trame générale. Il fut un temps où les hommes, aussi innocents qu’au premier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires justement parce qu’ils étaient si petits. Cet âge d’or prit fin avec l’apparition de l’agriculture, et surtout avec le développement des premières villes. Celles-ci marquèrent l’avènement de la « civilisation » et de « l’État », donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque à tous les mauvais côtés de l’existence humaine – le patriarcat, les armées de métier, les exterminations de masse, sans oublier les casse-pieds de bureaucrates qui nous noient dans la paperasse tout au long de notre vie. Il va de soi que nous simplifions à outrance, mais on a bien l’impression que ce scénario de base est là pour refaire surface » (p 14).
Il existe une autre version de l’histoire, mais « elle est encore pire ». C’est celle de Hobbes. « A bien des égards, le « Léviathan » de Thomas Hobbes publié en 1651, fait figure de texte fondateur de la théorie politique moderne. Hobbes y soutient que les hommes étant ce qu’ils sont – des êtres égoïstes – l’état de nature originel devrait être tout le contraire d’un état d’innocence. On y menait certainement une existence « solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève ». En d’autres termes, c’était la guerre – une guerre de tous contre tous, Pour les tenants de cette théorie, ce n’est qu’aux dispositifs répressifs dont Rousseau déplore justement l’existence (gouvernements, tribunaux, administrations, forces de police) que nous en sommes sortis. La longévité de cette interprétation n’a rien à envier à celle de la vision rousseauiste… En vertu de cette conception, la société humaine repose sur la répression collective de nos plus bas instincts, un impératif qui se fait plus urgent à mesure que les populations se rassemblent en plus grand nombre au même endroit… » Et, au total, « les sociétés humaines, n’ont jamais fonctionné selon d’autres principes que la hiérarchie, la domination et l’égoïsme cynique qui les accompagnent. Seulement, leurs membres auraient fini par comprendre qu’il était plus avantageux pour eux de faire passer leurs intérêts à long terme avant leurs instincts immédiats – ou mieux encore à élaborer des lois les obligeant à cantonner leurs pires pulsions à des domaines qui revêtent une certaine utilité sociale…». (p15).
Les deux thèses, celle de Rousseau et celle de Hobbes nous paraissent déboucher sur des impasses en terme de résignation vis-à-vis des travers de l’inégalité sociale et d’un hiérarchisation abusive. Dans le premier cas, la complexification de la société est censée entrainer des conséquences néfastes. Dans le second cas, le mal est congénital. « Les deux versions ont de terribles conséquences politiques » (p 16), écrivent les auteurs. Mais leur opposition s’affirme également au niveau de la recherche anthropologique : « Elles donnent du passé une image inutilement ennuyeuse. Elles sont tout simplement fausses » (p 16).
Les auteurs rappellent alors les immenses progrès de la recherche en ce domaine et comment ils ont rassemblé les éléments ethnographiques et historiques accessibles. « Notre ambition dans ce livre est de commencer à reconstituer le puzzle… Un changement conceptuel est également nécessaire. Il nous faut questionner la conception moderne de l’évolution des sociétés humaines, à commencer par l’idée selon laquelle elles devraient être classées en fonction des modes de développement définis par des technologies et des modes d’organisation spécifiques : les chasseurs cueilleurs , les cultivateurs, les sociétés urbaines industrialisées, etc. En fait, cette idée plonge ses racines dans la violente réaction conservatrice qu’a provoquée, au début du XVIIIe siècle, la montée des critiques contre la civilisation européenne » (p 17).
Cet ouvrage met en évidence un nouveau paysage. « Il est désormais acquis que les sociétés humaines préagricoles ne se résument pas à de petits clans égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques que des mornes abstractions suggérées par la théorie évolutionniste. L’agriculture, elle, n’a pas entrainé l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué une étape irréversible dans la marche vers l’inégalité. En réalité, dans bien des communautés où l’on commençait à cultiver la terre, les hiérarchies sociales étaient pour ainsi dire inexistantes. Quant aux toutes premières villes, loin d’avoir gravé dans le marbre les différences de classe, elles étaient étonnamment nombreuses à fonctionner selon des principes résolument égalitaires, sans faire appel à de quelconques despotes, politiciens-guerriers bourrés d’ambition ou même petits chefs autoritaires » (p 16).
Ainsi, à partir de l’examen d’un grand nombre de situations, les auteurs peuvent affirmer que « l’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…) si cruciales soient-elles, que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective – la condition préalable étant évidemment que l’organisation de celle-ci soit ouverte aux discussions ». D’ailleurs, s’exclament-ils, « cette faculté d’expérimentation sociale et d’autocréation – cette liberté en somme – n’est-elle pas ce qui nous rend fondamentalement humain ? » Les auteurs se perçoivent dans une dynamique. « Nous sommes tous des projets, des chantiers d’autocréation collective. Et si nous décidions d’aborder le passé de l’humanité sous cet angle, c’est à dire de considérer tous les humains, par principe, comme des êtres imaginatifs, intelligents, espiègles et dignes d’être appréhendés comme tels ? Et si, au lieu de raconter comment notre espèce aurait chuté de haut d’un prétendu paradis égalitaire, nous nous demandions plutôt comment nous nous sommes retrouvés prisonniers d’un carcan conceptuel si étroit que nous ne parvenons plus à concevoir la possibilité même de nous réinventer ? » (p 21-22)
La « critique indigène » comme ferment d’une réflexion nouvelle sur la société européenne et d’un nouveau récit historique
Les auteurs consacrent un des premiers chapitres à « la critique indigène et le mythe du progrès ». Dès le début du XVIIIe siècle, parvient en France une information sur la vie et l’organisation sociale des populations autochtones d’Amérique du Nord. En contraste apparaissent les maux de société française. Cette « critique indigène » nourrit un bouillonnement d’idées. Une autojustification s’élabore à travers l’attribution de ces maux comme contrepartie à la complexité de la « civilisation » et au « progrès ».
Ce livre fait apparaitre le rôle joué par la découverte de civilisations étrangères et leur exemple dans l’élaboration européenne de la pensée des Lumières alors que celle-ci est
souvent présentée comme une production interne. « Du jour au lendemain, quelques-uns des plus puissants royaume d’Europe se retrouvèrent maitre d’immenses territoires. Les philosophes européens, eux, furent subitement exposés aux civilisations chinoises et indiennes, ains qu’à une multitude de conceptions sociales, scientifiques et politiques dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. De ce flux d’idées nouvelles naquit ce qu’il est convenu d’appeler les « Lumières » (p 47). Cependant l’attention des auteurs va se porter particulièrement sur les relations avec les populations autochtones d’Amérique du nord, par l’entremise des colons et des missionnaires au Québec. C’est dans ce contexte que « l’académie de Dijon a jugé opportun de poser la question des origines de l’inégalité qui a suscité le célèbre écrit de Jean-Jacques Rousseau. Cet épisode « nous plonge dans la longue histoire des débats intra-européens sur la nature des sociétés du bout du monde – en l’occurrence celles des forêts de l’est de l’Amérique du nord. Nombre de ces conversations renvoyaient d’ailleurs à des échanges entre européens et amérindiens à propos de l’égalité, de la liberté, de la rationalité ou encore des religions révélées. – des sujets dont beaucoup deviendraient centraux dans la philosophie politique des Lumières » (p 49). Les écrits des missionnaires jésuites aux Québec ont été largement diffusés en France et ils rapportent la pensée critique des amérindiens sur la société française, une critique d’abord centrée sur la façon dont les institutions malmenaient la liberté, puis, après qu’ils eussent acquis une meilleure connaissance de la civilisation européenne, sur l’idée d’égalité. Si les récits des missionnaires et la littérature de voyage étaient si populaires en Europe, c’est précisément qu’ils exposaient leurs lecteurs à ce type de critique, leur ouvrant de nouveaux horizons de transformation sociale » (p 57). Les auteurs exposaient en détail les pratiques sociales des amérindiens qui amenaient ceux-ci à critiquer les comportements des colonisateurs. Ainsi, « dans ces échanges, indiens d’Amérique et européens étaient d’accord sur un constat : le premiers vivaient dans des sociétés fondamentalement libres, les seconds en étaient très loin » (p 62).
Ce livre accorde une importance particulière à un français, Lahontan, qui était entré en relation et en conversation avec un chef politique et philosophe indigène, Kandiaronk. Or, Lahontan, de retour en Europe, publia trois ouvrages sur ses aventures canadiennes. « Le troisième, publié en 1703, et intitulé : « Dialogue avec un sauvage » se composait de quatre conversations avec Kandiaronk. Le sage Wenda y portait un regard extrêmement critique sur les mœurs et les idées européennes en matière de religion, de politique, de santé et de sexualité » (p 71-72). Il s’y exprime notamment les reproches suivants : « les incessantes chamailleries, le manque d’entraide, la soumission à l’autorité, mais avec un éléments nouveau : l’institution de la propriété » (p 75). Ces échanges sont nombreux et portent sur différents thèmes. Ainsi Kandiaronk fait ressortir l’attrait que la société amérindienne peut exercer sur les européens : « Si Lahontan décidait d’embrasser le mode de vie amérindien il s’en trouverait bien plus content, passé un petit temps d’adaptation. (Il n’avait pas tort sur ce point : presque tous les colons adoptés par des communautés indigènes ont refusé par la suite de retourner vivre dans leur société d’origine) » (p 79). De fait, les livres de Lahontan ont connu un succès considérable. Ils ont exercé un grand impact. « Les réflexions de Kandiaronk n’ont cessé d’être réimprimées et rééditées pendant plus d’une centaine d’années et elles ont été traduites en allemand, en anglais, en néerlandais et en italien » (p 82).
Cependant, d’autres écrivains vantaient les aspects positifs d’autres pays exotiques. Ainsi, « Madame de Graffigny, célèbre femme de lettres, publie en 1747 un livre populaire : « Lettre d’une Péruvienne » où l’on découvre la société française à travers les yeux de Zila, princesse inca enlevée par des conquistadores espagnols… Zila critiquait tout autant le système patriarcal que la vanité et l’absurdité de la société européenne ». (p 83). Madame de Graffigny entra, à cette occasion, en correspondance avec plusieurs de ses amis, l’un de ses correspondants était le jeune Turgot, économiste en herbe, mais futur homme d’état à la fin du siècle avant la Révolution française. Les auteurs mettent l’accent sur sa réponse, très circonstanciée et très critique. C’est là en effet qu’ils voient apparaitre un récit « où le concept du progrès économique matériel a commencé à prendre la forme d’une théorie générale de l’histoire » (p 83). Et les auteurs font ressortir leur pensée à ce sujet par un sous-titre très engagé : « Où Turgot se fait démiurge et renverse la critique indigène pour poser les jalons des principales théories modernes de l’évolution sociale (ou comment un débat sur la liberté se mue en un débat sur l’égalité ) ». Dans sa réponse à Madame de Graffigny, Turgot écrit : « Tout le monde chérit les idées de liberté et d’égalité (dans l’absolu). Toutefois, il est indispensable d’adopter une vision plus globale. La liberté et l’égalité dont jouissent les sauvages ne sont pas les marques de leur supériorité, mais de leur infériorité., car elles ne peuvent régner que dans des communautés où toutes les familles sont fondamentalement autosuffisantes, c’est-à-dire où tout le monde vit dans un état de pauvreté. A mesure que les sociétés évoluent, les technologies progressent. Les différences innées de talent et de capacité, qui existent partout et toujours, se renforcent pour former la base d’une division du travail de plus en plus élaborée. On passe alors d’organisations simples comme celle des Wendas à notre « civilisation commerciale complexe où la prospérité de tous (la société) ne peut être obtenue que par l’appauvrissement et la dépossession de certains. Si regrettable qu’elle soit, cette inégalité est inévitable… La seule alternative serait une intervention massive de l’État à la manière inca – autrement dit l’instauration d’une sorte d’égalité forcée qui ne pourrait qu’étouffer l’esprit d’initiative, et donc déboucherait sur une catastrophe économique et sociale » (p 84). Quelques années plus tard, Turgot allait présenter ces mêmes idées au cours d’une série de conférences sur l’histoire mondiale… Ces conférences lui offrirent l’occasion d’approfondir son argumentation en lui donnant la forme d’une théorie générale des phases de développement économique » (p 84-85). Ainsi, il distingue des stades successifs : les chasseurs, puis le pastoralisme, puis l’agriculture, enfin la civilisation commerciale urbaine moderne. « On voit bien que c’est une réponse directe à la force de la critique indigène que furent énoncées pour la première fois en Europe les théories de l’évolution sociale… » (p 85). C’est dans ce contexte que les thèses de Jean-Jacques Rousseau sont apparues et se sont développées pour se maintenir ensuite lors de l’histoire ultérieure.
Un grand apport
Notre vision du monde dépend, pour une part importante, de la manière dont nous représentons son histoire. On comprend pourquoi plusieurs livres ont été publiés récemment dans ce domaine. L’incidence de ces thèses sur les comportements n’est pas immédiate, mais elle y contribue. Dans un monde où le poids et l’impact de structures d’oppression est grand, on peut avoir tendance à baisser les bras. Des institutions bien installées peuvent-elles être changées ? Sommes-nous enfermés dans des pratiques répétitives ? Face aux dangers actuels, la lenteur de nos réactions est-elle inévitable ?
Le livre de David Graeber et de David Wengrow est important parce que leur histoire de l’humanité nous montre qu’elle révèle différents possibles.
« Ce que nous avons voulu faire, c’est adopter une approche dans le présent – par exemple en envisageant la civilisation minoenne ou la culture Hopewell non pas comme des accidents de parcours sur une route qui menait inexorablement aux États et aux empires, mais comme des possibilités alternatives, des bifurcations que nous n’avons pas suivies. Après tout, ces choses-là ont réellement existé même si nous avons l’indécrottable habitude de les reléguer à la marge plutôt que de les placer au cœur de la réflexion… ». Ainsi, on peut nourrir d’amers regrets sur les évènements tragiques qui ont abondé dans notre passé, mais il est bon de savoir qu’il n’y a pas de fatalité. « Les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent ». Ne pouvons-nous pas rêver positivement avec les auteurs ? : « Imaginons que notre espèce se maintienne à la surface de la Terre et que nos descendants dans ce futur, que nous ne pouvons pas connaître, jettent un regard en arrière. Peut-être que des aspects que nous considérons aujourd’hui comme des anomalies (les administrations à taille humaine, le villes régies par des conseils de quartier, les gouvernements où la majorité des postes à responsabilité sont occupés par des femmes, les formes d’aménagement du territoire qui font la part belle à la préservation plutôt qu’à l’appropriation et à l’extraction) leur apparaitront comme des percées majeures qui ont changé le cours de l’histoire tandis que les pyramides ou les immenses statues de pierre feront figure de curiosités historiques. Qui sait ? » (p 659-660).
Certes, cette représentation de l’histoire sera accueillie différemment selon la vision du monde des lecteurs.
Dans la « Christian Scholar’s Review, Benjamin McFarland (6) reconnait l’originalité et l’importance des découvertes rapportées par David Graeber et David Wengrow. Son examen du livre s’opère sur un registre scientifique, mais aussi un registre théologique. A cet égard, il se réfère à la théorie de René Girard. « La violence mimétique est dissimulée et transférable si bien qu’il est difficile de la reconnaitre même dans une histoire bien documentée ». Il y a là une question théologique. Dans quelle mesure sommes-nous libres ? « Graeber et Wengrow mettent l’accent sur la liberté, mais négligent la contrainte ». Cependant, comme chrétien, Benjamin McFarland est reconnaissant de ce que ce livre « restaure nos ancêtres dans leur pleine humanité ». il estime que « ces exemples historiques pourraient aider l’église à imaginer une communauté radicalement différente. Les chrétiens peuvent apprendre des communautés à travers l’histoire y compris les arrangements et les attitudes concernant l’argent et la technologie. Mais je suspecte toutes les sociétés humaines de cacher de l’oppression et de la violence (juste comme l’église l’a fait historiquement et présentement). Pendant deux mille ans, le blé et l’ivraie ont grandi ensemble ». Ajoutons ici une note personnelle : la lecture de cet ouvrage nous apprend qu’il est impossible d’assigner des frontières à l’œuvre de Dieu non seulement dans l’espace, mais dans le temps.
Pour notre part, l’approche de David Graeber et David Wengrow ouvre des fenêtres en mettant en évidence les expériences positives à travers l’histoire et en mettant ainsi en évidence une gamme de possibles. En nous inspirant de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann (6), nous excluons la fatalité, nous reconnaissons l’Esprit à l’œuvre et nous accueillons le futur de Dieu inspirant le présent.
« L’espérance eschatologique ouvre chaque présent à l’avenir de Dieu. On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte au futur. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent aux dépens des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent… ». Il y a bien là une ouverture aux possibles.
Par définition, une histoire de l’humanité a pour conséquence d’élargir notre horizon. Mais, en l’occurrence, c’est particulièrement le cas. En effet, cet ouvrage fait apparaitre des civilisations jusque-là inconnues et surgir des modes de vie et des pratiques ignorées. Il donne droit de cité à des groupes humains méconnus. Il modifie nos angles de vue. Ainsi, il élargit considérablement notre champ de vision.
Il intervient dans un contexte où le décentrement du regard s’impose. Nous sommes appelés à nous défaire d’un point de vue surplombant l’histoire de l’occident pour l’inscrire à une juste place dans l’histoire du monde. Le mouvement est en cours. Des historiens sont en train de faire apparaitre des histoires méconnues comme celle de l’Afrique par exemple.
Les phénomènes de domination sont de plus en plus reconnus. Cet ouvrage apporte à ce mouvement une contribution majeure. Il accroit notre compréhension des peuples autochtones en Amérique du Nord et de leurs rapports avec les européens et il nous appelle à revisiter l’histoire du XVIIIe siècle et de la pensée des Lumières.
Il nous met également en garde vis-à-vis des effets simplificateurs de cette pensée. Ce fut l’idée que les peuples traditionnels, « non modernes », ne pouvaient « avoir leurs propres projets de société ou leurs propres inventions historiques. Ces peuples étaient forcément trop niais pour cela (n’ayant pas atteint le stade de la « complexité sociale ») ou bien vivaient dans un monde mystique imaginaire. Les plus charitables affirmaient qu’ils ne faisaient que s’adapter à leur environnement avec le niveau technologique qui était le leur » (p 628).
Au total, cette grande œuvre nous montre une histoire nouvelle de l’humanité qui met en valeur la créativité sociale comme la créativité technique de civilisations anciennes jusque ici oubliées, inconnues et méconnues. Le texte, en page de couverture, nous invite à une lecture approfondie de ce livre en exaltant son originalité et sa portée : « Les auteurs nous invitent à nous débarrasser de notre carcan conceptuel et à tenter de comprendre quelles sociétés nos ancêtres cherchaient à créer. Leur ouvrage dévoile un passé humain infiniment plus intéressant que ne le suggèrent les lectures conventionnelles. Un livre monumental d’une extraordinaire portée intellectuelle… » (page de couverture).
J H
- David Graeber. David Wengrow. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Les liens qui libèrent, 2023, 745 p
- The Guardian. The dawn of everything. https://www.theguardian.com/books/2021/oct/18/the-dawn-of-everything-a-new-history-of-humanity-by-david-graeber-and-david-wengrow-review-have-we-got-our-ancestors-wrong
- Washington Post. The dawn of everything : https://www.washingtonpost.com/outlook/after-200000-years-were-still-trying-to-figure-out-what-humanity-is-all-about/2021/11/23/2b29ff86-4bc8-11ec-b0b0-766bbbe79347_story.html
- La Croix. Au commencement était : https://www.la-croix.com/France/Au-commencement-etait-nouvelle-histoire-lhumanite-2021-12-11-1201189722
- France Culture. Faut-il revoir notre copie ? Interview de David Wengrow : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-idees/david-wengrow-7576492
- Jürgen Moltmann. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie/
par jean | Mar 5, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
La vision spirituelle du médecin psychiatre, Jacques Besson dans la découverte de nouveaux horizons : les neurosciences, les synchronicités, la lutte contre les addictions, l’usage des psychédéliques, le chamanisme…
Auteur d’un livre sur : Addiction et spiritualité (1), Jacques Besson, médecin psychiatre, addictologue, ancien chef du département de psychiatrie communautaire du département de psychiatrie du centre hospitalier universitaire vaudois, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, a été fréquemment interviewé dans des vidéos sur You tube (2). Il y met en évidence des relations sensibles entre spiritualité, présence d’une conscience, lutte contre les addictions, usage des psychédéliques, expérience de mort imminente, expérience du chamanisme. En même temps, Jacques Besson se présente comme un croyant enraciné dans une foi chrétienne d’inspiration protestante. En écoutant Jacques Besson, nous découvrons des réalités qui se manifestent aujourd’hui et sur la signification desquelles nous nous interrogeons. A partir de son expérience et des connaissances, il nous apporte un éclairage précieux. Voici donc quelques aperçus à partir d’une interview de jacques Besson par Didier Reinach : « Spiritualité et créativité de soi – l’esprit du bonheur » (3).
Cheminement professionnel et spirituel de Jacques Besson
Au départ, l’intervieweur rappelle les intérêts de Jacques Besson : « la psychiatrie communautaire, la santé mentale, les rapports entre la psychiatrie, la religion, la spiritualité et les neurosciences ». Il pose donc une première question : « Pourquoi la spiritualité est-elle un chemin de guérison ? » Et il l’interroge sur ses motivations : « Qu’est-ce qui te pousse, qu’est-ce qui te porte à introduire la dimension spirituelle ? ». La réponse porte d’abord sur les racines : « Je viens d’une longue tradition protestante. Comme enfant, j’ai eu des visions, des intuitions, des aspirations sur l’invisible, sur la lumière du monde. Cela m’a toujours intrigué et passionné. Depuis l’âge de cinq ans environ, je m’intéresse à l’individu, à la question de l’esprit ». Jacques Besson s’est donc dirigé vers la médecine ; puis, il s’est intéressé à la neurologie. Il est passé ensuite à la psychiatrie, puis à la psychanalyse. Et de la psychanalyse, il s’est dévoué pour des populations vulnérables, pour la médecine des pauvres au Centre Saint-Martin qui a accueilli des milliers toxicomanes. C’était une médecine communautaire, généreuse. De là, Jacques Besson est devenu un expert en addictologie, une science interdisciplinaire qui rassemble un ensemble de savoirs pour faire face à la complexité du problème de l’addiction. Il s’est engagé dans des psychothérapies et c’est là qu’il s’est rendu compte petit à petit que « la question du sens était centrale ». Jacques Besson a également été médecin dans l’Armée du Salut. Il a vu là un témoignage magnifique et il y a beaucoup appris. C’est là qu’il a rencontré « les alcooliques anonymes », un mouvement spirituel et non religieux qui a commencé dans les années 1930, où les participants se remettent à une puissance supérieure, à plus grand qu’eux-mêmes, pour leur rétablissement. Les « alcooliques anonymes » ont actuellement plusieurs dizaines de millions d’adeptes en traitement qui vont bien. Jacques Besson, bien au fait de la biologie moléculaire, a considéré les bienfaits engendrés par l’approche des alcooliques anonymes : les différentes étapes, le lâcher-prise et la conscience dans l’univers. Il s’est alors demandé : est-ce qu’il y aurait une neuroscience des alcooliques anonymes ? La réponse est oui. Il y a eu beaucoup de recherches en imagerie sur l’impact de la prière, de la méditation. Dans les années 1990, au cours d’une année sabbatique à Harvard, il a pu suivre les débuts de l’imagerie fonctionnelle cérébrale et il a découvert la puissance de l’instrument. « Entre addiction et spiritualité, il y a un rapport très étroit. D’un côté, l’addiction est une impasse de sens. De l’autre côté, la spiritualité est une ouverture à plus grand que soi. Donc la spiritualité est un instrument puissant pour la prévention et le rétablissement des addictions ». Après avoir fait une thèse sur la correspondance échangée entre Freud et le pasteur Pfister où les fondements du dialogue entre psychanalyse et religion étaient posés, Jacques Besson s’est engagé dans une étude de la pensée de Carl Jung et, pendant une dizaine d’années, il s’est formé à la psychanalyse jungienne en autodidacte, puisque celle-ci n’est pas agréée dans l’enseignement officiel. Il y a trouvé les ingrédients dont il avait besoin pour établir un lien entre science et spiritualité. « Il peut y avoir une science de l’esprit qui est plus grande que celle du cerveau ou de la psychologie, et la question de l’inconscient collectif, la question du Dieu inconscient, la question de ce qui nous transcende et de ce qui nous traverse sont des questions qui ont habité les humains depuis toujours et Jung a été un investigateur de génie sur ces questions ». Par la suite, Jacques Besson s’est tourné vers l’œuvre du sociologue médical, rescapé d’Auschwitz, Aaron Antoniovsy. Il a observé la vie dans les camps et « il en a tiré la conclusion que les humains avaient besoin de sens et de cohérence, de cohérence permettant d’aligner le somatique, le psychique et le spirituel, et d’être droit dans ses bottes, d’avoir un sens dans la vie. Voilà ce qui est générateur de ce qu’il a appelé lui-même la salutogenèse. La salutogenèse, à travers ses origines latines entend le salut à la fois comme santé et comme salut. La salutogenèse est le concept génial qui créé la promotion de la santé. Les médecins obsédés par les causes des maladies s’intéressent beaucoup moins aux attracteurs de santé et je me suis passionné pour le ‘solutionnisme’, c’est à dire conjuguer toutes les approches disponibles dans un champ comme les addictions où la médecine était très pauvre et pouvoir venir ainsi à l’aide de populations vulnérables ».
Mais, si l’on peut distinguer des groupes vulnérables, « nous sommes tous aujourd’hui vulnérables d’une certaine manière… Nous avons tous des carences, nous avons tous des maltraitances… la condition humaine fait que la vie est imparfaite et que nous sommes sur un chemin entre l’inaccompli et l’accompli. C’est une voie mystique qui ne me fait pas peur parce qu’elle est compatible avec la vision scientifique d’un monde évolutionnaire ».
Aujourd’hui, « l’humanité est traumatisée et elle n’accède pas, pas encore, aux instruments de guérison, cet alignement entre le physique, le psychique et le spirituel, entre la science de la nature, la science humaine et, peut-être la science de l’esprit. Donc, j’ai toujours cherché cette cohérence, cet alignement… Je n’ai jamais quitté cette ligne et je suis ‘le capitaine de mon âme’ » (cette expression en écho à celle du poème récité en priant, par Nelson Mandela dans sa prison).
L’être humain et la spiritualité
L’entretien se poursuit au sujet de la nature humaine. Nous ressentons aujourd’hui les effets nocifs du matérialisme. « Ce matérialisme, dans lequel nous sommes désespérément plongés, nous coupe de ce que les peuples premiers savaient très bien… C’est que le monde est un. Nous sommes dans une totalité ». En demandant à ses étudiants en médecine : où est l’esprit, Jacques Besson les amenait à penser qu’il n’était pas seulement dans le cerveau, dans le corps, mais que, pour vivre, l’être humain avait besoin d’un langage, de relations, d’une culture ; « il faut une humanité, il faut une planète, il faut un univers. Pour un seul être humain, il faut la totalité de l’univers et le grand mystère, c’est que chaque être humain représente une singularité ». Mais cette singularité se vit en complémentarité, dans un ensemble. « Plus on va vers soi-même, disent les sages du premier millénaire chrétien, plus on s’approche de Dieu, mais il s’agit de soi-même, au sens de Jung, c’est à dire d’une individuation. Il s’agit de bien comprendre le rapport entre le soi et la totalité ».
C’est un apport de la psychanalyse jungienne qui, elle-même, peut être envisagée comme une étape pour aller plus haut. A partir d’un épisode vécu et rapporté par Jung, du ‘rêve d’un scarabée par un patient et l’apparition de cet insecte à la fenêtre’, la conversation s’engage sur le phénomène des synchronicités. Jacques Besson a vécu de nombreuses synchronicités dans sa carrière et « il est convaincu que ce phénomène introduit une fenêtre sur un rapport différent au temps, au temps qui nous dépasse, au temps vertical, le grand temps, celui qui s’est déployé avec le big bang… ». L’accueil des synchronicité requiert « une grande ouverture au monde, à l’univers, à la conscience, qui est bien plus grande que ce qu’on peut imaginer, et pour les scientifiques, beaucoup d’humilité », vertu trop peu répandue… « Il faut être bien conscient des limites de la science pour accéder à un monde plus grand… La foi et la science ne s’oppose pas. On peut être scientifique et mystique. La science s’occupe des ‘comments’. Elle propose des modèles. La métaphysique propose des intuitions, des visions ».
La conversation se poursuit sur les ressources du cerveau humain. « Le cerveau a de nombreuses fonctions… Le cerveau est un univers à lui tout seul. C’est un microcosme. L’univers du cerveau est un univers infiniment complexe ». Ainsi, s’il y a un infiniment petit et un infiniment grand, « comme l’a intuitivement prédit, le génial Blaise Pascal, l’homme est le milieu de toutes choses et l’être humain est entre les deux infinis, le petit et le grand, et je suis arrivé à la conclusion qu’il détient le troisième infini qui est l’infiniment complexe… La science se préoccupe d’objectiver. La ligne de la science, c’est bien l’objectivité, mais nous autres, êtres humains, nous vivons aussi d’une subjectivité et la science du sujet est extrêmement importante. C’est la science de la conscience précisément… La totalité implique d’avoir recours à la science et à la conscience, à la science et à la spiritualité ».
Spiritualité, soin, médecine
Une question de l’interviewer : Est-ce que la spiritualité peut soigner des égos blessés, des égos malades ? Jacques Besson répond en évoquant « une nouvelle science qui a fait d’énormes progrès depuis une quinzaine d’années : la psycho-traumatologie. La psycho-traumatologie est l’étude interdisciplinaire des traumatismes psychiques. Nous avons tous un certain capital de santé mentale et nous pouvons supporter ainsi un certain nombre de souffrances. Mais s’il y a effraction, un abus trop fort, une agression trop violente, la blessure psychique qui en résulte est un traumatisme. La question du traumatisme est très importante parce qu’elle participe au diagnostic d’une vulnérabilité particulière chez certaines personnes qui peut être investiguée et surtout peut être traitée.
Puis, une grande question se pose : pourquoi moi ? Pourquoi à moi, m’est-il arrivé tel accident, tel malheur ? Et le ‘pourquoi moi’, est un grand mystère. C’est une blessure parce que c’est incompréhensible. Le monde est imparfait. L’arrivée d’un accident nous dépasse et la spiritualité nous aide à redonner du sens, à recouvrir notre âme… C’est la technique chamanique. C’est l’extraction d’esprit et le recouvrement d’âme. Les chamans sont spécialistes du trauma à leur manière. L’extraction d’esprit, c’est se détourner de ce qui nous a blessé, peut-être l’extraire ou tout au moins s’en détacher. Le recouvrement d’âme, c’est aller vers plus grand que soi. Et voilà un mouvement salutogénique. Et voilà, les peuples premiers ont cette intuition qu’il y un rétablissement possible. La santé mentale est le fruit d’une plasticité. Et cela, c’est tout l’espoir que peut avoir un psychiatre, un psychiatre psychothérapeute en l’occurrence. Le cerveau est plastique. C’est à dire que les connexions s’adaptent à l’environnement, à la culture. Les neurones dialoguent entre eux et se connectent. Et cela laisse de la trace.
Donc, du coup, l’expérience spirituelle, cela laisse de la trace. Pour en donner un exemple, la méditation en pleine conscience, qui s’est occidentalisé récemment, se révèle modifier la connectivité cérébrale, ainsi que montre les nouvelles techniques d’imagerie. On devient plus autonome affectivement et cognitivement, plus souple. Ce sont des encouragements très forts pour relier la médecine psychiatrique, la médecine somatique et la psychothérapie. Depuis plusieurs années, j’ai eu la chance d’introduire la santé spirituelle à la faculté de médecine, notamment à la suite de la rencontre publique avec le Dalaï Lama en 2013.
Je lui ai posé la question des trois ordres de la médecine et il m’a répondu avec beaucoup de chaleur que c’était une question qu’il fallait absolument explorer en Occident, car, pour la médecine tibétaine, il est évident que le premier rang de la santé est la santé spirituelle. En découle la santé psychique dont découle la santé physique. Or, en Occident, nous faisons très exactement le contraire. Nous avons jeté les bases d’une santé somatique, nous avons élaboré correctement une psychiatrie qui tient la route, mais nous somme encore très loin de la singularité du sujet, de la question du lien, de la question du sens qui sont les vraies questions qui mobilisent la salutogenèse et le rétablissement ».
Une création de sens ? suggère l’interviewer. C’est inné ou cela se travaille ? demande-t-il. « Les deux à la fois » répond Jacques Besson. « Je crois qu’il y a du divin dans l’homme, pour citer les Pères de l’Église ». En reprenant une expression latine, « l’homme est capable de Dieu. C’est-à-dire, il a une intuition du beau, du bien, du vrai, du juste, et il peut suivre ce chemin. C’est un possible. Alors cela nécessite évidemment un travail. Le Bouddha a dit : « Le bonheur est sur le chemin ». Alors, cheminons.
Psychédéliques, chamanisme, médecine ouverte
Jacques Besson envisage son approche de la guérison sous différents angles. Ainsi, dans un cadre psychiatrique, il participe à « la réhabilitation des psychédéliques (champignons hallucinogènes, Lsd, certaines formes d’ecstasy) », à des fins thérapeutiques. Historiquement, ces substances ont été stigmatisées après le premier développement de leur usage aux Etats-Unis, mais on observe aujourd’hui un retour parce qu’on a compris que ce n’est pas le même groupe de drogues que les opiacés, la cocaïne ; un groupe différent qui a la capacité de perturber l’ordre psychique, mais à petites dose, bien contrôlées et dans un cadre thérapeutique, cela peut permettre de modifier un ordre établi dans le sens d’ouvrir certaines mémoires qui étaient dans des tiroirs. Lorsqu’un traumatisme désorganisateur infecte une existence, il vaut mieux le sortir, l’aérer. Et cela, c’est l’extraction d’esprit et le recouvrement d’âme opérés par les chamans, c’est ce que la psychanalyse essaie de faire laborieusement avec de longs processus, c’est ce que l’hypnose essaie de faire par des conditionnements, mais les psychédéliques sont aujourd’hui le moyen le plus prometteur pour accéder aux souvenirs traumatiques dans un contexte sécurisé et élargir la conscience… On pense que les psychédéliques ont le pouvoir d’accroitre la plasticité neuronale, et notamment les champignons, ce que les peuples premiers savaient très bien. Aujourd’hui les médicaments les plus prometteurs en psychiatrie sont ceux qui ont été les plus ostracisés et maudits quand j’étais jeune. Le cannabis ouvre des perspectives intéressantes en médecine curative et les psychédéliques ouvrent des pistes intéressantes pour la santé mentale ».
Jacques Besson critique les préjugés engendrés par un matérialisme réductionniste vis-à-vis des pratiques des peuples premiers. « J’ai eu la chance de rencontrer plusieurs personnes qui se sont intéressées scientifiquement au chamanisme. Ainsi le docteur Olivier Chambon en France qui a écrit un texte de référence : « Psychothérapie et chamanisme ». Il évoque la psychologie transpersonnelle, notamment Stéphane Gros. Ce sont des psychologues qui acceptent qu’on puisse communiquer d’inconscient à inconscient et communiquer avec plus grand que soi. Le chamanisme, c’est aussi une communication avec un monde plus grand. Le chamane et à la fois prêtre et médecin. Aujourd’hui, nous avons rejeté le prêtre et garder le médecin.
Il est grand temps de réconcilier le prêtre et le médecin, le spirituel et le scientifique ». il y a un fossé à combler. Cependant, en médecine scientifique, on enseigne la psychologie médicale, les fondements de la relation médecin-malade, l’alliance thérapeutique et il y a maintenant une science établie de l’effet placebo. Le médecin revient au prêtre par des voies détournées. Et il utilise très largement, souvent inconsciemment, le chemin de la suggestion (suggestion que Freud n’aimait pas trop). Pour ma part, je pense que le médecin de famille est un homme de confiance. Il a le manteau du druide. Il fait de la suggestion. Et c’est une bonne chose ! Les médicaments parfois peuvent avoir un effet placebo sans le savoir ». Jacques Besson évoque une recherche sur les antidépresseurs qui montre qu’il n’y a que 5% de variance entre le placebo et le médicament. « Cela rend modeste quand on pense qu’on a dépensé des milliards pour des antidépresseurs.
« Je crois qu’il faut être juste et humble. Il y a un ordre somatique de la médecine. Il y a des gènes. Il y a des molécules. Il y a un déterminisme biologique. Il y a une génétique. Mais il y a aussi une épigénétique. Les gènes dialoguent avec l’environnement. Le sujet a une histoire dans sa nature, dans son contexte. Et c’est toute la force de l’ordre psychique. Nous avons une éducation, un environnement, une culture, des valeurs et cela produit de la plasticité ». Il y a des intuitions. L’intuition est une dimension de l’appareil psychique qui n’est pas étudiée en psychothérapie. Elle est souvent destinée aux « bonnes femmes » alors que la femme a beaucoup plus d’intuition que l’homme.
C’est probablement avec les femmes que l’on a eu les plus grandes découvertes de la sacralité. Certes, il y a des différences biologiques entre les hommes et les femmes, mais ces différences ne sont pas absolues. « Il y a l’ordre psychique, les apprentissages, les valeurs qui ont été transmises. Mais je pense que la réponse la plus appropriée est dans la psyché, les archétypes, l’animus et l’anima… La santé psychique, c’est le dialogue, le mariage entre l’animus et l’anima. C’est la rencontre des opposés. Pour atteindre la totalité, l’individuation, il faut avoir marié l’anima et l’animus… ». Cette analyse se poursuit au niveau de l’univers. « La rencontre du ciel et de la terre se fait pour que l’homme puisse accéder à plus grand que lui. Henri Bergson disait : « la terre est un incubateur de Dieu ». Tout se passe comme si la matière voulait être spiritualisée… ». C’est une vision de réconciliation.
Puis, Jacques Besson évoque l’amour des autres comme l’amour de soi. » Pour les bouddhistes, pas de sagesse sans compassion. Pour les chrétiens, pas de vérité sans charité. La conscience ne suffit pas… il faut passer par le don de soi ; par la créativité, par le nouveau. Si nous sommes dans un univers évolutionnaire, alors nous faisons partie de l’évolution. Nous avons une responsabilité. Nous sommes des co-créateurs ».
« La méditation, la prière, la sagesse des peuples premiers et la religion peuvent nous apporter quelque chose. La spiritualité n’a pas besoin d’être religieuse ; mais je pense qu’il y a des religions qui peuvent être spirituelles. Personnellement, j’ai beaucoup d’admiration pour le soufisme… Soyons humble. Gandhi a dit : « celui qui va au fond de sa religion, va au fond de toutes les religions ». Le noyau dur des religions, c’est la spiritualité, c’est la sacralité, c’est le rapport entre la vérité et la charité. C’est cela le noyau dur ».
Quelles lectures éclairantes ? Une inspiration biblique
L’intervieweur demande à Jacques Besson de nous conseiller. Et, entre autres, quelles lectures comptent pour lui ? La réponse va à l’encontre de la mode. C’est « lire la Bible ». « Parce que c’est, quand même, un livre incroyable. Ce sont des centaines d’auteurs qui écrivent ensemble dans des moments différents, dans des contextes différents, pour exprimer une forme de vérité profonde dont ils ont eu l’inspiration, la révélation pour le bien de la communauté. Il y a, bien sûr, des chapitres plus difficiles, mais lire la Bible avec la psychologie des profondeurs, avec de l’éveil, avec un regard chamanique, c’est très riche de sens, de lien, d’expérience d’autres humains, d’autres situations. Quand Moïse va chercher les tables de la loi et qu’il trouve les « couillons » avec le veau d’or, c’est une modernité effrayante. Et le Christ sur sa croix qui est plus fort que la mort – après, on peut l’interpréter de plusieurs manières – c’est actuel, je pense. Si on ne s’occupe pas trop de la mort, on devient tellement plus vivant. Il faut vivre l’instant ». Et donc, si la Bible n’est plus toujours appréciée, Jacques Besson s’écrie : « moi, je la lis ». Certains passages le touchent davantage ; « Ma petite préférence va à l’Évangile de Jean. Dans l’Ancien Testament, j’aime beaucoup le Livre de Job, le malheur de l’innocent… Il y a les psaumes qui sont merveilleux aussi et bien sûr les Évangiles. Septante trois guérisons du Christ. Le Christ est un exorciste. C’est un immense chaman. Le Saint-Esprit, vu par la spiritualité et les neurosciences, c’est le Grand Esprit, c’est l’âme du monde ». Paracelse est cité en évoquant ‘la lumière, l’âme du monde’. « Lisez Paracelse, lisez Jung, lisez la Bible, regardez la biographie de Gandhi ».
Interrogé sur l’esprit qui l’anime, Jacque Besson revient à son enfance : « Quand j’avais quatre ans, mon grand-père est mort dans des conditions assez tristes et ma mère a fait une assez grave dépression ; je me suis mis à avoir peur du noir. C’était assez angoissant. Un jour que ma nourrice s’occupait de moi, elle a remarqué que j’avais peur du noir et elle s’est adressée à moi avec beaucoup de gentillesse et beaucoup d’humanité, elle m’a dit : Jacques, il ne faut pas avoir peur du noir. Non, il ne faut pas avoir peur du noir parce que, dans le monde, il y a une lumière invisible. Oui, c’est une lumière qui éclaire et qui réchauffe le cœur des enfants. C’est un enfant aussi qui la donne. Il s’appelle Jésus. Cela m’a intéressé : il y aurait une lumière invisible et un autre enfant qui la donne. Et il est d’un autre ordre… Donc, à partir de quatre-cinq ans, je me suis intéressé à cette figure. On m’a envoyé à l’école du dimanche. Je me suis passionné pour les personnages de la Bible : Abraham, Isaac, Jacob, Joseph et les pharaons, Moïse, David, Goliath et puis, après, le Christ. J’ai toujours eu cette intuition qu’il y a du visible dans l’invisible. Et plus tard, j’ai découvert, avec les Pères du premier millénaire chrétien ce qu’ils appellent l’intelligible, non pas au sens de l’intelligence, mais au sens que dans l’invisible, il y a des choses qu’on peut comprendre, auxquelles on peut accéder, c’est une grâce divine. Alors, toute ma vie a été éclairée, d’un côté par mon intérêt sincère et rigoureux pour la science et mon intérêt sincère et rigoureux pour la spiritualité. Et, un jour j’ai découvert, je crois que c’est Jean Calvin qui l’a dit, « la science permet l’émerveillement ». J’avais une passerelle….
Cette contribution de Jacques Besson nous parait particulièrement éclairante et innovante. Elle reconnait et prend en compte des réalités émergentes comme par exemple les résultats de l’imagerie cérébrale, les synchronicités et le chamanisme. Des courants de pensée et de recherche, encore minoritaires sont pris en compte. Un nouveau paysage apparait.
Cette contribution nous parait doublement précieuse. A l’encontre d’un matérialisme encore puissant, elle instaure une nouvelle compréhension de la nature humaine et de l’ordre du monde d’autant qu’en plus des phénomènes mentionnés dans cet interview, on peut en ajouter d’autres comme les expériences de mort imminente présentées par l’auteur dans une autre vidéo. En même temps, elle installe la spiritualité dans la préservation et le recouvrement de la santé.
On peut ajouter un autre apport qui nous parait précieux dans la configuration religieuse actuelle où certains courants fondamentalistes manifestent une étroitesse d’esprit en considérant négativement des phénomènes émergeants jusqu’à les condamner et à les rejeter avec violence au nom d’une interprétation littérale de la Bible. Or, ici, Jacques Besson conjugue la reconnaissance de ces phénomènes avec un témoignage de foi chrétienne et une lecture de la Bible à la fois instruite et enthousiaste.
Ainsi, à tous égards, cette contribution nous parait appeler une particulière attention.
Rapporté par J H
1.Jacques Besson. Addiction et spiritualité. Spiritus contre spiritum. Erès, 2017. « L’auteur propose un voyage depuis l’aube de l’humanité en compagnie des substances psycho-actives jusqu’à l’épidémie addictive contemporaine. Il montre comment l’addiction représente une pathologie du lien et du sens. Les relations entre addiction et spiritualité sont explorées par les dernières recherches neuroscientifiques sur la méditation et la prière, dans ce qui est devenu une nouvelle science, la neurothéologie »
2. La CONSCIENCE , moteur de la prochaine REVOLUTION : https://www.youtube.com/watch?v=-bA52VG7wZg
Expériences de mort imminente : la science face à une énigme : https://www.youtube.com/watch?v=REoY0EwwnMM
3.Spiritualité et créativité de soi. L’esprit du bonheur : https://www.youtube.com/watch?v=M7C1FXvMzSA
Voir aussi :
The Awakened brain ( Cerveau et spiritualité) : https://vivreetesperer.com/the-awakened-brain/
La nouvelle science de la conscience : https://vivreetesperer.com/la-nouvelle-science-de-la-conscience/
Comment nos pensées influencent notre réalité : https://vivreetesperer.com/comment-nos-pensees-influencent-la-realite/
Les expériences spirituelles : https://vivreetesperer.com/les-experiences-spirituelles/
Une révolution spirituelle. Une approche nouvelle de l’au-delà (Lytta Basset) : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
Jésus le guérisseur (Tobie Nathan) : https://vivreetesperer.com/jesus-le-guerisseur/