Chemins de paix

Chemins de paix

Si l’actualité internationale nous parait sombre, avec Bertrand Badie, on peut néanmoins découvrir l’apparition de nouveaux chemins vers la paix.

Nous ressentons l’instabilité du monde. Nous entendons des bruits de guerre. Bien plus aujourd’hui, le massacre de la guerre est à nos portes, en Ukraine, à Gaza, au Liban. Et si nous regardons au passé, la guerre est omniprésente. Si près de nous au XXe siècle, deux guerres mondiales dévastatrices. Alors la guerre serait-elle une fatalité ? Notre esprit s’y refuse, nous pouvons évoquer des hommes qui ont œuvré pour la paix. Il y a quelques années. Michel Serres écrivait un livre : « Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire » (1) dans lequel il annonçait une émergence d la paix : « Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort ». Si, depuis lors, de nouveaux conflits sont apparus, il est bon de voir un expert des relations internationales, Bertrand Badie, confirmer l’apparition d’une tendance nouvelle qui porte la paix et ainsi publier un livre en osant le titre : « L’art de la paix » (2) en regard opposé à l’ouvrage célèbre du général chinois Sun Tsu qui, au VIe siècle avant Jésus-Christ, écrivit un ouvrage intitulé : « l’Art de la guerre ». Bertrand Badie ouvre un nouvel horizon : « La paix a changé de nature. Longtemps cantonnée à l’état de non-guerre, associée à des périodes de trêve obtenue par transactions géographiques, économiques, dynastiques, elle ne peut désormais être établie qu’à la condition d’être redéfinie comme un tout, considérée à l’heure de la mondialisation et des nouvelles menaces, notamment climatiques, qui pèsent sur notre planète » (page de couverture).

Après avoir rappelé la primauté de la guerre dans la culture grecque et romaine, la manière dont elle a ponctué les relations européennes, Bertrand Badie montre comment et en quoi la situation est en voie de changer. « Aucun décor n’est figé. Cette paix transactionnelle, soumise aux lois de la guerre, appartient à un temps qui est en train d’être dépassé. Évidemment, nul ne saurait en déduire qu’une paix impeccable lui succédera. Il sortira de la mondialisation ce qu’on en fera, le meilleur comme le pire. Mais une chose est sure : la paix de demain ne sera plus celle d’hier. « L’art de la paix » consiste à en déduire les traits futurs, et à définir les chemins qui y mènent en fonction de paramètres nouveaux… » (p 23-24). Et dans ce livre, chapitre après chapitre, Bertrand Badie aborde les nouvelles caractéristiques de cette paix nouvelle. La première consiste à se remettre à l’endroit, à comprendre ces liens de dépendance passée pour tenter de s’en défaire (chapitre 1). Dans un monde d’appropriation sociale du politique, la paix est appelée à s’humaniser, c’est-à-dire à se rapprocher des besoins humains fondamentaux (Chapitre 2). En cela, elle est appelée à prendre une dimension de plus en plus subjective, intégrant et respectant ce qui est construit par chaque être humain en termes de pensée, de ressenti, et de sens donné à ce qui l’environne (Chapitre 3). Elle se devra d’être systémique, appréhendant les défis qui lui sont opposés comme intimement liés entre eux, ne souffrant plus cette sectorisation de la pensée qui accrédite l’idée – insupportable aujourd’hui – qu’il y a un champ stratégique ou géopolitique autonome (chapitre 4). Elle devra donc être globale, intégrant pleinement l’idée que les vrais intérêts sensibles à défendre sont globaux et non plus nationaux (chapitre 5). Le livre se poursuit par la préconisation d’institutions adaptées, d’une diplomatie pragmatique, d’une vertu d’hospitalité, et d’un apprentissage de la paix.

 

Remettre la paix à l’endroit.

La non-guerre n’est pas la paix.

Bertrand Badie porte tout particulièrement son attention sur l’histoire européenne au cours de ces derniers siècles parce que c’est là que s’est forgé un mode de relation d’état à état qui s’est ensuite répandu dans le monde entier. C’est en Europe que l’état-nation est apparu, son invention étant formulée par Jean Bodin dès 1576 comme étant « la puissance absolue et perpétuelle d’une république, n’obéissant à nul autre ‘ni grand, ni plus petit, ni égal à soi’ » (p 28). C’est ‘l’exclusivité de la puissance qui va faire la loi’. « L’intuition de Machiavel prenait tout son sens : Le pouvoir politique était désormais fondé par des ‘prophètes armés’ : la définition et le nouveau statut de la paix ne pouvaient que s’en ressentir, s’installer durablement dans l’état de principe subordonné » (p 29). En 1651, dans son livre : « Le Léviathan », Thomas Hobbes met en valeur un état souverain qui n’a de compte à rendre à personne. Dès lors, ‘les princes sont dans une continuelle suspicion…’. « L’État-nation ne peut que recourir à la guerre… La paix sera seconde, entre-deux-guerres ». « La guerre devient le rouage fondamental de la concurrence entre souverains » (p 29-30). C’est la puissance qui parait la garantie et c’est également ainsi que l’on tend à l’hégémonie. « La plus grande des puissances va briser la prétention souveraine et construire simultanément sa paix et son hégémonie » (p 32). On se souvenait de la « pax romana ». Différentes hégémonies vont se succéder, de la « pax britannica » à la « pax americana ». L’auteur montre les limites et finalement les échecs des hégémonies.

On peut également rechercher l’équilibre des forces. Cependant, l’expérience de l’histoire montre que « l’équilibre des forces, fragile par nature, n’est qu’une illusion précaire ». L’auteur mentionne le regard avancé de l’abbé de Saint-Pierre qui, dès le XVIIIe siècle, dans son « Mémoire pour rendre la paix perpétuelle, sut disqualifier l’équilibre de puissance comme panacée à toute paix » (p 37). Aujourd’hui, les temps changent. « Les rapports de puissances deviennent indéchiffrables en une époque post-bipolaire faîte de fragmentation, d’interdépendance, de multiplication de régimes de puissance… ». « A l’équilibre de puissance, il convient désormais d’opposer les vertus de l’intégration responsable » (p 37).

La transaction est longtemps apparue comme le mode classique de résolution des conflits. « Tous les résultats convergeaient pour concevoir la paix comme le résultat d’une relation gérée, que ce soit sur le mode d’arbitrage, de la médiation ou de la conciliation, et somme toute de la transaction » (p 37). Certes, l’idée de transaction a pu être « sanctifiée comme un art de la concorde ». « Elle est même confortée par la lecture de la démocratie fondée sur l’art du compromis, voire du marchandage » (p 38). Cependant, Bertrand Badie met en lumière les limites de la transaction. « Nul doute bien sûr que la transaction a en soi une propriété d’apaisement… Mais tout principe de paix pourrait-il se réduire à la transaction et son ambition finale ne risque-t-elle pas de réduire les minorités au silence ? Où place-t-on dans ce grand marchandage les principes de respect, de sécurité humaine ou les grands enjeux de survie ? La transaction ne réduirait-elle pas inversement, la paix à la simple trêve, comme pour en alimenter la précarité, voire la dénaturation ? Surtout, a-t-elle aujourd’hui les mêmes vertus et la même efficacité qu’hier ? La question mérite d’être posée à une époque où les traités sont devenus rares et où ceux qui ont pu être conclus sont restés sans effets ? » (p 39). Les limites et les défaites de la transaction apparaissent dans une longue histoire qui nous est retracée par l’auteur. « Cette grammaire de la négociation s’est nourrie au fil du temps, nourrie de considérations territoriales et dynastiques. La mécanique de la force et de la ruse jouait à plein rendement, mais ne servait que de très courtes fins, réduisant la paix à l’état de trêve » (p 40). Ce fut l’époque où « sous l’effet d’une bataille décisive, le vainqueur imposait au vaincu une cession de territoire qui mettait fin ainsi à la guerre » (p 41). Ce procédé devient de plus en plus inadapté aujourd’hui en raison de ‘la progressive appropriation sociale des territoires’. Aujourd’hui, « l’appropriation sociale des territoires se défie de toute obédience institutionnelle » (voir les résistances des palestiniens, des sahraouis, des érythréens, des kurdes). « Les transactions territoriales disparaissent peu à peu et le annexions se font hors de tout accord de paix » (p 42). Au total, nous sommes entrés dans une nouvelle période. « Les accords de paix ne mettent plus fin aux guerres. Le constat est là : les traités perdent de leur force et de leur vertu d’antan » (p 46). Les accords eux-mêmes paraissent instables.

Bertrand Badie conclut par deux observations. « En premier lieu, l’art de la transaction semble considérablement affaibli, indiquant que la paix suppose aujourd’hui une approche plus globale, plus inclusive, construite sur un ordre partagé plutôt que sur le partage de trophées. En second lieu, la cause de la paix reste piégée par cette vision de ‘non-guerre’ qui la rabaisse sans cesse au statut de ‘trêve’, empêche la paix de s’accomplir : Cette dernière approche ‘empêche la paix de s’accomplir’ : elle se doit donc de réinventer son propre fondement » (p 47-48).

 

Penser la paix.

Placer le social avant la force

La mise en avant de la paix s’inspire de penseurs que Bertrand Badie nous indique. Ainsi, le grand philosophe grec Aristote exprime la conviction que « la paix est la condition de ‘l’homme parfait’. « Aristote n’a pas une lecture négative de la paix, mais l’assimile positivement au bonheur de l’homme en société ». Plus tard, l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau et Kant s’inscriront dans son sillage (p 52). Dans la crise entrainée par la chute de Rome au début du Ve siècle, Saint Augustin s’inspire de la source chrétienne pour affirmer que « la paix transcende les relations inter-individuelles et procède de l’amour divin, de l’amour-caritas ». La cité des hommes, si « elle n’exclut pas la guerre puisqu’une telle cité est fondée sur l’amour de soi et le mépris de Dieu, ne saurait être dissociée de l’aspiration à la paix céleste, celle de la Cité de Dieu qui est fondée sur le principe inverse, et donc, précisément sur ce ‘souverain bien’ dont nous parlait Aristote » (p 53). Par la suite, au XVIIIe siècle, dans l’inspiration de la philosophie des Lumières, critique d’un pouvoir absolu, une œuvre s’impose, celle d’Emmanuel Kant : ‘Vers la paix perpétuelle’ (1795). « La guerre est conçue désormais comme une donnée à surmonter. La paix accède au rang d’impératif catégorique qui s’impose à tous… cassant la dépendance du politique par rapport à la guerre ». « Parmi les ‘articles préliminaires’ de l’ouvrage figurent donc l’interdiction pour un État d’en ‘acquérir un autre’, le rejet de toute armée permanente, la prohibition de toute immixtion dans la constitution d’un autre État ». Le philosophe prolonge ces condamnations par trois articles définitifs : « La constitution des États doit être républicaine, le droit des gens suppose un ‘fédéralisme d’États libres’ et un droit cosmopolitique doit promouvoir l’hospitalité universelle » (p 60-61). La puissance émergente de cette pensée nous parait admirable. Bertrand Badie voit là « des acquis décisifs pour penser la paix, en même temps principe en soi et fondamentalement humaine ». « Le politique ne saurait recourir à n’importe quel moyen et perd sa posture d’antériorité comme Martin Luther King sut le rappeler dans sa lettre adressée depuis la prison de Birmingham, le 16 avril 1963. ‘On ne gouverne pas seulement avec des instruments : il faut y ajouter des principes’. Il s’en dégage autant de pistes pour l’avenir, précisant le contour de cette paix humanisée. On voit poindre trois directions qui vont s’épanouir à la faveur de la dernière crise montante d’un pouvoir politique qui doit faire face au tournant de ce millénaire, à l’essor de la mondialisation et à une réaction populiste aujourd’hui rigoureuse : une paix d’utilité sociale, une paix de développement social, une paix correctrice des souffrances sociales » (p 61).

 

Approcher une paix subjective

Chercher à comprendre l’Autre

Si on doit envisager la paix dans son rapport avec les phénomènes de pouvoir, combien il est important de voir comment elle s’inscrit dans le tissu des relations humaines. « La paix ne s’accomplit qu’en étant clairement pensée comme un lot commun, et compréhensible, une ‘sympathie des âmes’. Cette sympathie suppose trois attributs dont nulle paix ne peut se départir : l’intégration sociale n’est possible que si elle se conçoit dans l’inclusion, la reconnaissance et l’altérité. A ce niveau, l’affirmation et même l’attention ne sont pas décisives… La réussite dépend totalement du reçu et donc du perçu : l’intersubjectivité n’a pas été suffisamment prise en compte en relations internationales. Et pourtant ce ressentiment – qui a une force belligène et une charge si violente – nait de la réaction de l’Autre, dont nous dépendons alors totalement. L’art de la paix, ici, est clair et précis : savoir créer la confiance chez l’Autre, savoir gérer et guérir sa méfiance » (p 70-71).

« Rien n’est possible sans l’inclusion. Si le mot de la paix est l’intégration, celle-ci suppose non seulement une véritable universalité, mais aussi le sentiment partagé d’une universalité réellement accomplie » (p 71). Bertrand Badie met l’accent sur l’importance du ressenti. Ains, « le monde occidental a pu concevoir la plus belle des universalités, mais celle-ci devient source de tension si elle n’est pas reçue partout comme telle ». Par exemple, si « la Déclaration universelle des droits de l’homme est profondément respectable », elle peut susciter des réserves parce qu’elle a été élaborée par une commission de rédaction composée de personnalités de haute probité, mais appartenant toutes à la civilisation occidentale (p 72) ; « Cette universalité, incertaine et incomprise, se retrouve dans l’ordinaire des relations internationales contemporaines. Le sens et l’importance de la décolonisation n’ont jamais été admis, ni intégrés. De nouvelles exigences sont apparues comme « intégrer dans le nouveau jeu mondial des cultures qui rompaient avec l’homogénéité de l’Europe moderne, mais aussi de nouveaux acteurs revendiquant le droit à la co-gouvernance du monde et un accès égal à l’élaboration des normes internationales » (p 74). L’inclusion requiert également l’égalité des genres. « L’idée mit du temps à cheminer dans un univers où le couple ‘guerre et paix’ était partout teinté de masculinité ». Des résolutions du Conseil de sécurité ont finalement reconnu la présence des femmes (p 75). Être reconnu est une aspiration humaine fondamentale. Sur le plan collectif, sur le plan politique, « la reconnaissance d’État a été conçue comme un procédé juridique consistant à accepter que naisse, sur l’échiquier mondial, une situation de souveraineté applicable à un territoire, un peuple, des autorités constituées. Elle prend tout son sens si elle est multilatérale, et non le résultat d’une volonté individuelle et unilatérale d’un seul État ». (p 76) Cependant, ce processus juridique et institutionnel présente des limites ; « La reconnaissance subjective va bien au-delà » (p 77). Elle requiert le respect et implique un principe d’égalité comme le met en exergue la Charte des Nations Unies, l’application duquel étant par contre limitée comme en témoigne l’étroitesse du Conseil de sécurité. C’est là que Bertrand Badie engage son analyse des méfaits de l’humiliation. « La cause profonde des guerres, ou tout simplement des crispations vindicatives, se trouve presque toujours, et de plus en plus aujourd’hui dans l’humiliation vécue » (p 78). Les exemples abondent : la mémoire de la Chine, les conséquences du traité de Versailles, la gestion du passé colonial… Il en résulte parfois des actes de vengeance terribles. Bertrand Badie précise cependant une distinction nécessaire entre « l’humiliation comme perception individuelle ou collective structurant les schémas de pensée, et l’humiliation comme stratégie, récupérée et exploitée par les entrepreneurs politiques » (p 79). L’humiliation peut avoir des conséquences variées comme être source d’une rage destructrice. « Croire que la paix n’est que ‘celle des diplomates et des soldats’ risque de nous faire passer à côté des dangers essentiels : son art est de plus en lié à la reconnaissance d’un Autre collectif, à la capacité de retenir les peuples avant qu’ils ne sombrent dans l’humiliation, à l’aptitude à gérer les émotions collectives des sociétés voisines et encore plus de celles qui sont éloignées » (p 82). Bertrand Badie invite à « assumer un principe d’altérité comme l’exigence de compréhension qui en dérive » (p 82). Il identifie ‘des postures belligènes’ et pose une vision contrastée : « l’humanité unique a dû faire face à une diversité d’expériences qui a conduit à une pluralité de sens et de compréhension de l’histoire. Cette pluralité construit l’identité. Elle doit être à tout prix respectée jusqu’à en faire une pièce maitresse de l’art de la paix. C’est en y manquant que la plupart des conflits ont fait souche » (p 85). Pour ce faire, trois questions doivent dominer nos démarches analytiques et relationnelles. D’abord, comment l’Autre perçoit-il le contexte que je partage avec lui ? Ensuite comment intellectuellement a-t-il une compréhension du même contexte, enfin comment pense-t-il que j’interprète sa proptre perception ?… Aujourd’hui, la réponse à ces trois questions ne facilitera la paix que si elle mobilise l’art de l’anthropologue, de l’historien et du linguiste… » (p 86). La paix requiert la prise en compte d’un « entrecroisement de sens » (p 77).

 

Construire une paix systémique

Penser la paix comme un tout.

En regard de l’histoire classique européenne, la guerre a changé de visage. « La guerre a perdu son évidence d’antan ». « La guerre est devenue un jeu complexe et multiforme, affectant d’innombrables acteurs et de multiples fonctions sociales dont l’Etat a le plus grand mal à conserver le monopole. Elle implique une pratique nouvelle de la paix, mobilise tant d’efforts inédits et de ressources variées qu’elle ne dépend plus d’une simple mobilisation entre acteurs princiers. La guerre du Sahel, celle d’Afghanistan et du Yémen, celle qui ensanglante le Congo (RDC) depuis si longtemps ne s’éteignent pas comme la guerre de Trente Ans, sous l’effet d’une transaction diplomatique : cette paix insolite qui suppose maintenant moult concours devient ainsi par sa nature protéiforme, une « paix systémique » (p 92).

La plupart des nouveaux conflits sont ‘d’essence intra-étatique’. « La paix est aujourd’hui principalement défiée par une trop grande faiblesse et parfois une simple disparition du contrat social » (p 94).

« Ces conflits intra-étatiques dérivent très souvent vers leur internationalisation, mais il reste que l’origine de la déstabilisation se trouve dans une crise intérieure qui rend la construction de la paix solidaire d’une redéfinition, voire d’une réintégration complète, des relations entre citoyens » (p 94). L’auteur décrit de nombreuses situations où s’affrontent de nombreux acteurs locaux. « Il est clair, dans ces conditions, que le pari de la paix suppose que ses promoteurs parviennent à toucher, prioritairement et de manière sensible, tous les acteurs de la vie politique, économique et sociale de manière à créer un scénario d’intégration suffisamment crédible et attirant pour l’ensemble des parties. Il faut même faire en sorte que l’acte d’intégrer paraisse plus rémunérateur que celui de combattre » (p 101). Bertrand Badie prône ‘une paix systémique’. « Plus que jamais, cette idée de paix actualisée se rapproche de celle de l’intégration » (p 107). Finalement, « la priorité est de viser la reconstitution du lien social à la base même du jeu social en crise. Tant que celui-ci sera incertain (ou inexistant), les ferments de conflictualité auront libre cours. Si ce lien se construit, il peut favoriser une dynamique de confiance allant du bas vers le haut, entrainant peu à peu le mieux-être institutionnel par la force du mieux-être social » (p 108). « Il s’agit, pour gagner, de privilégier le local, vraie base de reconnaissance, de l’aide visible, de la réinvention de l’autorité légitime, et l’expérience des bienfaits de la coopération : en un mot, vrai laboratoire d’une paix réelle et non pas manipulée. Une telle orientation donne une part importante de responsabilité aux formes diverses de coopération décentralisées, aux ONG, aux agences multilatérales ou à celles qui sont perçues comme distinctes des politiques de puissance, dans le respect évident de la souveraineté de chaque état concerné. Cette socialisation locale constitue le point de départ de la réinvention inéluctable des États nationaux grossièrement importés » (p 108-109).

 

Inventer une paix globale

Un terrain désormais planétaire

Il y a bien une vision nouvelle. Face aux privilèges des États nationaux, une conscience mondiale apparait peu à peu se manifestant dans des organisations internationales de la Société des Nations à l’Organisations des Nations Unies. Bertrand Badie incite à stabiliser une paix institutionnelle, à savoir trouver de justes normes universelles. « On ne saurait transcender les particularités et les rivalités autrement qu’en insérant les acteurs – et tout particulièrement les États – dans un ensemble de codes et de chaines organisationnelles qui stabilisent leurs rapports et donc permettent le maintien d’une paix durable (p 137). Certes, on peut observer une résistance des souverainetés. L’auteur plaide pour le multilatéralisme. De nouveaux chemins se cherchent tels qu’un ‘multilatéralisme social’ destiné à donner de nouvelles chances à la paix en contournant le souverainisme étatique, offrir davantage d’effectivité aux agences onusiennes qui travaillent au quotidien sur les tissus sociaux, engageant les ONG dans leur sillage. C’est une sorte de dynamique par le bas… » (p 143). Le lecteur pourra suivre dans ces chapitres les politiques proposées par Bertrand Badie pour ‘réinventer une éthique multilatérale, réformer la notion de sécurité, prévenir le conflit plutôt que le guérir’.

Ce livre de Bertrand Badie nous introduit dans une vision nouvelle des relations internationales. A une époque où retentissent les bruits de guerre et où la paix nous apparait comme un bien d’autant plus précieux qu’elle nous parait menacée, il est bon d’entendre Bertrand Badie nous expliquer que la valeur primordiale de la paix s’est à peu imposée au cours des derniers siècles alors que la guerre est longtemps apparue comme la norme dominante. Il nous introduit dans la pensée qui a concouru à imposer la paix. A ceux qui se sont distingués par leur action aujourd’hui renommée en faveur de la paix tels que Gandhi, Mandela (3) et Martin Luther King, on pourra ajouter les Églises de paix constamment engagées (4). Si on peut assister aujourd’hui à des poussées de nationalisme comme la récente élection présidentielle américaine le manifeste, ce livre nous montre un mouvement d’ensemble qui porte de nouveaux chemins de paix. Il est bon de pouvoir envisager un horizon nouveau.

J H

 

  1. Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
  2. Bertrand Badie. L’Art de la paix. Neuf vertus à honorer et autant de conditions à établir. Flammarion, 2024
  3. Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  4. Les Églises pacifistes (Société religieuse des amis ‘Quakers’, Église des frères, Mennonites…) Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Églises_pacifistes
Coopérer et se faire confiance

Coopérer et se faire confiance

Si l’individualisme est une caractéristique marquante de notre société, une prise de conscience de ses effets négatifs est en cours. Le lien social est affecté. Les équilibres naturels sont menacés. En réaction, apparait la prise de conscience grandissante d’une vision relationnelle du monde (1). Dans cette perspective, on peut d’autant plus s’interroger sur la place de la coopération dans la vie sociale et le rôle qu’elle devrait y jouer. C’est dire combien la parution récente d’un livre intitulé : « Coopérer et se faire confiance » (2) nous parait importante. Cette approche nous est apportée par un économiste critique et innovant, Eloi Laurent, auteur de « Une économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes » (3). Ce rappel des vertus de la coopération intervient à une époque où le besoin de celle-ci se fait d’autant plus sentir : « A l’heure où la société se fragmente, Il ne semble plus possible de débattre, de se parler et d’être d’accord. Épidémie de solitude, monétisation à outrance de la santé, emprise numérique sur les relations humaines, dislocation du sens du travail etc. La crise de la coopération adopte des formes multiples ». Or, c’est bien à travers un renouveau de coopération que nous pouvons faire face aux maux qui nous assaillent et en attendre les bases d’une société plus juste. « Afin de faire face aux enjeux démocratiques et écologiques actuels, il est urgent d’imaginer de nouvelles formes de vie sociale, dégagées de l’emprise de l’économisme et du tout-numérique… Alors que la coopération humaine a été enfermée dans une acception trop restrictive et assimilée à la collaboration, Eloi Laurent détaille les leviers à activer pour régénérer nos liens sociaux et vitaux – condition indispensable pour fonder les bases d’une société qui prendrait soin des écosystèmes, comme des humains » (page de couverture).

 

Apprendre à coopérer. Savoir se faire confiance

Aujourd’hui, la coopération et en crise dans les trois sphères distinguées par Eloi Laurent : les liens intimes, les liens sociaux, les liens vitaux. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment repenser la collaboration ?

« Il est très largement admis que l’être humain se distingue dans le monde vivant par son appartenance à une espèce collaborative, voire hypercollaborative » (p 12). Mais « la littérature savante préfère concentrer ses efforts de compréhension sur le « comment » de la coopération… Ce faisant, ces travaux négligent les « pourquoi » de la coopération. Pourquoi cherchons-nous sans cesse à nous associer à d’autres ? Quelle est alors notre motivation ?  Quels sont les avantages espérés ? Questions existentielles et passionnantes ! ». (p 12).

Eloi Laurent analyse les définitions de la coopération par deux disciplines fondamentales : la biologie et la psychologie sociale. Et il en critique l’inspiration. En tant qu’économiste, il reconnait, dans leurs définitions, l’approche et les concepts économiques les plus simplistes et les plus naïfs concernant les comportements humains collectifs qui font de l’individu un calculateur rationnel qui ne peut être animé que par des motivations autres qu’immédiatement égoïstes » (p 13). L’auteur s’interroge sur la matrice de cet « économisme ». Et son regard se tourne vers la théorie darwinienne. « Il est frappant de constater à quel point le cadre conceptuel et le champ sémantique de la théorie darwinienne sont marqués par l’économisme : on y voit des ‘variations profitables’, du ‘travail’ de la sélection naturelle, de valeurs sélectives (‘fitness’) et enfin très directement de ‘l’économie de la nature’ (‘Tous les êtres vivants luttent pour s’emparer des places de ‘l’économie de la nature’) ». (p 15). Cependant, aux yeux d’Eloi Laurent, « le problème n’est pas, comme on le croit parfois, que les lois darwiniennes ne font aucune place à la coopération entre les êtres vivants, ni que ces lois ont été ultérieurement perverties par un ‘darwinisme social’, le problème est que les lois de l’évolution comme leur perfectionnement contemporain portent le sceau de l’utilitarisme économique. Autrement dit… Darwin a forgé et diffusé l’idée d’une « coopération calculatoire du vivant ». L’auteur perçoit là une influence de Malthus sur Darwin. A travers Malthus, Darwin adopte un cadre d’économie politique. « Influencé par l’économisme de son temps, Darwin a modelé les lois de la vie sur celles du marché » (p 17-18). Or, nous dit Eloi Laurent, il y a bien des méprises qui demeurent dans la manière de considérer la coopération. Encore aujourd’hui, « elle est comprise et présentée comme un calcul social (réalisé au moyen d’une analyse coût-bénéfice). On reconnait qu’au niveau des groupes, la stratégie de la coopération se révèle efficace. « Coopérer, dans cette perspective, consiste essentiellement à résoudre un problème avec efficacité. Or, comme le dit justement le pape François, dans l’encyclique Laudato si’, ‘le monde est plus qu’un problème é résoudre, c’est un mystère joyeux à explorer’ ».

Eloi Laurent nous présente une nouvelle approche : coopérer par amour et pour savoir. « La question principale qui m’intéresse ici est de savoir pourquoi l’on coopère et comment l’acte de coopérer s’articule au choix d’accorder sa confiance ». L’auteur rappelle sa définition de la capacité de coopérer comme « l’aptitude proprement humaine à une intelligence collective sans borne. On coopère parce que le commerce de l’intelligence humaine est un jeu à somme infinie dont les bénéfices sont incalculables. Je propose d’ajouter à la finalité de la coopération sa motivation profonde : on coopère pour savoir et par amour » (p 19).

Certes, « faire de l’amour la matrice de la coopération est périlleux à plus d’un titre » : risque de ramener la coopération à un sentimentalisme collectif, relative rareté de l’amour véritable. « Ces critiques sont légitimes, mais elles n’ont rien d’insurmontables. On peut d’abord affirmer que rien n’est plus sérieux que l’amour, à la racine de tous les comportements humains… En second lieu, loin d’être un idéal inatteignable, l’amour est une expérience familière et plurielle et c’est précisément sur la diversité des sentiments amoureux ancrés dans la vie quotidienne que repose la coopération humaine, de l’amour charnel à l’amour de la justice, de l’amour de la terre à l’amour de la planète, de l’amour de son métier à l’amour de ses enfants. L’amour, plus encore que la raison, est la chose au monde la mieux partagée : les humains dépourvus de la faculté de calculer sont doués de la capacité d’aimer » (p21).

L’auteur élargit sa définition de l’amour. : « l’amour est un élan affectif qui pousse à vouloir s’unir à autre que soi… Amour et connaissance ont partie liée sur plusieurs plans… Aimer, c’est vouloir connaitre intimement et connaitre suppose de partager ses sentiments » (p 21). Eloi Laurent conclut : « Mon hypothèse est que la coopération humaine ne repose pas sur un calcul plus ou moins rationnel en vue d’obtenir un gain identifié et circonscrit, mais sur un élan amoureux dont le but, la connaissance, est incertain au moment de s’engager. L’amour pluriel, qui est à mes yeux le ressort profond de la coopération n’exclut pas au demeurant le recours au calcul intéressé. Mais il est erroné de faire de l’amour une motivation subalterne dans les conduites coopératives, ou pire, de le réduire au rang d’instrument de l’intérêt économique ». Eloi Laurent appuie son propos en se référant à une figure pionnière de l’économie, Adam Smith. « Dans sa ‘Théorie de sentiments moraux’ (1759), Adam Smith – à rebours de la représentation courante que l’on se fait de lui – défend la centralité du concept de ‘sympathie’. Smith écrit : « L’intérêt propre n’est pas le seul principe qui gouverne les hommes – il y en a d’autres tels que la pitié ou la compassion par lesquels nous sommes sensibles au malheur d’autrui ». « C’est par l’exercice des facultés sympathiques dont tous les humains sont dotés que nous pouvons espérer atteindre collectivement une forme de consensus nécessaire à la vie sociale… De même, la confiance, y compris dans sa dimension la plus politique, prend avec Smith sa source dans l’affection » (p 23).

Eloi Laurent nous propose donc une manière de « concevoir plus concrètement une continuité entre l’amour, la confiance et la coopération ». Selon une distinction de Martin Luther King, il évoque les trois univers amoureux du Nouveau Testament : « éros, l’amour esthétique et romantique, ‘l’aspiration de l’âme au royaume du divin’ ; philia, l’amour intime et réciproque entre amis ; agapè défini comme une bienveillance compréhensive. Si l’on tente d’ordonner ces trois amours du proche au lointain pour cartographier l’amour pluriel, philia devient l’amour de proximité, éros, l’amour social et agapè, l’amour universel On peut alors vouloir définir trois sphères de coopération fondées sur ce tryptique amoureux :

° la sphère des « liens intimes » incluant les liens romantiques, les liens amicaux et les attaches familiales

° la sphère des « liens sociaux » incluant l’école, le travail, l’économie politique…

° la sphère des « liens vitaux », incluant les animaux, les plantes, les territoires et finalement la biosphère tout entière qui contient l’humanité » (p 24).

C’est bien une même force qui anime les trois sphères : « C’est l’amour qui est l’Atlas et l’Hermès de notre monde de liens » (p 25). Ainsi « les principes coopératifs appris dans le cadre de l’éducation familiale peuvent déborder dans d’autres sphères de la coopération (notamment celle des liens sociaux), de sorte qu’il y a une matrice commune aux comportements coopératifs, même s’ils s‘expriment et sont reconnus et sanctionnés de manière différente ». Ainsi peut-on reconnaitre de la coopération à tous les âges de la vie. L’auteur évoque « un véritable cycle de vie de la coopération ».

 

La coopération en crise

On peut décrire la vie sociale en terme de coopération. « La vie humaine est une existence en commun – une vie coopérative – à la source de laquelle expériences et institutions se mêlent. Parce qu’elle est valorisée par les individus qui en font l’expérience, la coopération se cristallise dans des institutions qui, à leur tour, favorisent son extension et son intensité. Les comportements coopératifs engendrent et propagent des attitudes coopératives qui façonnent des normes coopératives, se consolident en institutions coopératives, lesquelles encouragent et entretiennent en retour des comportements coopératifs ». Cependant ce cycle peut se dérégler. « Quand les institutions se dérèglent (par exemple, sous l’effet de la fraude fiscale, les violences policières ou de l’austérité imposée aux services publics), l’expérience amère de la défection alimente la défiance et peut aboutir, à l’extrême, à la sécession généralisée » (p 37). L’auteur considère qu’à la lumière des travaux existants, « l’humanité dans son ensemble et dans le temps long a évolué vers une coopération institutionnalisée. Mais il est tout aussi assuré que ces institutions de la coopération ne sont ni immuables, ni éternelles ». Ainsi assiste-t-on aujourd’hui dans certains pays à de profondes dégradations de ces institutions. Plus généralement, l’auteur estime que « nous faisons face actuellement « à une crise profonde de la coopération dont la particularité est d’être nourrie en même temps que masquée par des pratiques collaboratives de plus en plus répandues, sans cesse accélérées par les outils et les réseaux numériques » (p 38).

L’auteur distingue coopération et collaboration y voyant des états d’esprit très différents. « La collaboration, selon son étymologie, vise à « faire ensemble », à partager le plus efficacement possible le travail dans le but d’accroitre la production tout en libérant du temps de loisir… la coopération désigne étymologiquement une entreprise commune plus large et plus dense qui consiste à œuvrer ensemble » (p 28).

L’auteur établit cinq « différences décisives » entre coopération et collaboration.

« – La collaboration s’exerce au moyen du seul travail alors que la coopération sollicite l’ensemble des capacités humaines. Collaborer, c’est travailler ensemble tandis que coopérer peut signifier réfléchir ensemble, contempler ensemble, rêver ensemble…

– la collaboration est à durée déterminée tandis que la coopération n’a pas d’horizon fini. Collaborer, c’est mettre en commun son travail pour un temps donné. Coopérer, c’est se donner le temps plutôt que de compter et décompter le temps.

– La collaboration est une association à objet déterminé, tandis que la coopération est un processus libre de découverte mutuelle. Collaborer, c’est réaliser en un temps déterminé une tâche spécifique.

– La collaboration est verticale, la coopération est horizontale. Coopérer, c’est au contraire s’associer de manière volontaire dans une forme de respect mutuel.

– La collaboration vise à produire en divisant le travail tandis que la coopération vise à partage et à innover, y compris pour ne pas produire » (p 35-36).

L’auteur poursuit son propos en développant un portrait de la coopération à partir des cinq qualités précédemment décrites. « ces qualités étant interdépendantes et reliées entre elles. Ces qualités sont chacune et ensemble reliées à la confiance qui est à la coopération, ce que le bras est à la main ».

Cependant, coopération et collaboration ne sont pas exclusives. : « entre elles, se déploient toute une palette d’attitudes relationnelles… On peut, dans le cadre d’une même journée de travail, alterner des phases de collaboration et de coopération mais, si la collaboration prédomine, l’utilitarisme réciproque finira par s’appauvrir, puis gripper les interactions humaines » (p 31). L’auteur estime que cette distinction permet de comprendre que « la coopération et non la collaboration, est la véritable source de la prospérité humaine (la seconde est un moyen et un produit de la première) ».

On y voit aussi que le règne contemporain de la collaboration n’est pas sans entrainer des incidences négatives, notamment en masquent la crise de la coopération. Or « le temps de la coopération est la plus grande richesse des sociétés humaines… L’auteur mentionne l’enquête d’Harvard : « Ce sont les relations sociales qui expliquent le mieux la santé des participants sur la durée, en terme de longévité constatée comme de félicité déclarée » (p 33) (4).

Or, selon Eloi Laurent, « à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’empire de la collaboration s’étend et celui de la coopération se racornit ». C’est l’allongement considérable du temps de travail. « On peut comprendre les grandes conquêtes sociales du XIXe et du XXe siècle comme autant de tentatives de regagner du temps libre, incluant le temps de coopération, sur le temps de collaboration… Mais l’avènement de l’emprise numérique voilà environ quinze ans s’est accompagné d’une rétraction importante de la coopération ». Eloi Laurent examine les incidences négatives de cette emprise numérique.

La crise actuelle de la coopération apparait dans la sphère des liens intimes, dans celle des liens sociaux, et dans celle des liens vitaux. On se reportera à cette analyse courte, mais dense. Notons, entre autres, une montée de l’isolement social avec de graves conséquences en matière de santé (p 43-46), la dérive de l’enseignement dans une « frénésie évaluatrice », une dégradation de la santé mentale, un constat que  « l’hyper collaboration numérique n’a pas fait progresser les connaissances de manière décisive au cours des trois dernières décennies » (p 51) et, bien sûr, « l’instrumentalisation du monde vivant »

 

Régénérer la coopération

« L’élan amoureux et la soif de connaissances sont des instincts humains, mais leur traduction en modes coopératifs dépend de la qualité des institutions et de la justesse des principes qui les régissent.

Surgissent alors deux questions essentielles : Peut-on pratiquement mener une politique de coopération ? Et, si oui, est-il éthique de s’engager dans cette voie ? » (p 55). Eloi Laurent répond à ces deux questions par l’affirmative. Il met l’accent sur une libération du temps, du « temps pour la coopération ». « Le premier motif invoqué par les français pour expliquer la dégradation de leurs liens sociaux n’est-il pas le manque de temps ? » et il évoque le cas américain : « Dans les milieux de la santé publique aux Etats-Unis, pays en proie à une crise aiguë de désocialisation, un mot d’ordre a récemment émergé : ‘des liens dans toutes les politiques’ » (p 56).

Dans ce chapitre, Eloi Laurent évoque des pistes de régénération dans les trois sphères de la coopération ; c’est un texte dense, aussi, dans cette présentation, n’en évoquerons-nous que quelques points.

Dans le domaine de l’éducation, l’auteur évoque les méfaits d’une « ingénierie éducative qui promeut une standardisation des modes d’être au monde au service de la « performance sociale » des nations, autrement dit de la croissance économique » (p 59). En contre- exemple, il cite l’école maternelle française.

Dans le domaine de la santé, l’auteur nous fait part d’« une notion de santé coopérative qui est intuitive, tant les relations sociales agissent comme des amortisseurs de stress : tandis que le corps est soumis à des chocs à la fois physiques et psychiques, les relations sociales jouent le rôle d’anti-inflammatoires . Pouvoir parler de ses traumatismes anciens et récents avec quelqu’un, prendre conseil auprès d’autrui, partager ses tourments, sont autant d’adjuvants sociaux. A l’inverse, la solitude imprime le stress dans le corps et l’esprit, lesquels se dégradent progressivement quand l’isolement devient un enfermement. Indirectement, les relations sociales contribuent à former une chaine de santé humaine, car être aimé et aimer implique de prendre soin de sa santé et de celle des autres ». On débouche ici sur une autre conception de la médecine. « C’est pourquoi, face aux limites d’un système de soin exclusivement tourné vers le curatif, se développent des approches de santé communautaire (qui s’apparentent à des approches de santé coopérative) où les causes des pathologies et leur prévention, occupent une place essentielle ».

Si on en vient au travail, là aussi on fera appel à une approche coopérative. Sur un mode défensif, en contenant juridiquement l’emprise numérique (il s‘agit par exemple d’appliquer de manière stricte le droit à la déconnexion) et en relâchant la pression des indicateurs de performance. Sur un mode offensif, en ouvrant de nouveaux horizons de coopération sur le lieu de travail. L’auteur évoque le vaste champ de l’ ‘économie sociale et solidaire’. Rappelons également ici l’émergence d’ ‘entreprises humanistes et conviviales’ (5).

Évidemment, l’auteur aborde la pressante nécessité d’une approche coopérative dans le champ politique. C’est la question de la « revitalisation d’une démocratie en souffrance partout dans le monde, de la France à l’Inde, de l’Italie aux Etats-Unis » (p 65). C’est un texte dense auquel on se reportera. Nous avons apprécié l’attention de l’auteur concernant la vie des territoires : « Faire vivre des territoires de pleine santé ». Ainsi, la communauté des pays d’Uzes, dans le Gard, s’est engagée en septembre 2021 dans une démarche de « territoire de pleine santé »… La pleine santé peut être définie comme « un état continu de bien-être physique et psychologique, individuel et social, humain et écologique ». L’importance de cette définition est de bien souligner le caractère holistique de l’approche de la santé ; « de la santé mentale à la santé physiologique, de la santé individuelle à la santé collective, et de la santé de l’humanité à la santé planétaire. La pleine santé est donc une santé d’interfaces, de synergies, de solidarités » (p 69). Eloi Laurent propose également de « construire des coopérations territoriales écosystémiques. « Les frontières des territoires français qui se distinguent par leur nombre, leur diversité et la complexité de l’enchevêtrement de leurs compétences administratives, sont aujourd’hui juridiques et politiques. Or, les crises écologiques redessinent les logiques territoriales autour d’enjeux qui dépassent les attributions fonctionnelles… Les coopérations territoriales écosystémiques visent à rendre visibles et opératoires des espaces vivants… » (p 70).

Dans la ‘sphère des liens vitaux’, Eloi Laurent donne des exemples de situation où la coopération s’est imposée comme la préservation de la chouette tachetée dans les forêts du nord-ouest des Etats-Unis, des lois de protection ayant débouché sur une meilleure exploitation de la forêt (p 71-72)

Tant en ce qui concerne la transition écologique qu’en raison du présent système économique qui engendre une montée des inégalités, déséquilibrant ainsi la société, nous aspirons à une transformation profonde de la vie économique et sociale. Mais comment cette transformation peut-elle advenir ? Quelles sont les pistes de changement. Dans son livre : « Une économie pour le XXIe siècle », Eloi Laurent éclaire la voie d’une approche ‘sociale-écologique’ pour une transition juste (3). Cependant, conscient du désarroi social, nous nous interrogeons également sur la manière de faire société. C’est là qu’un autre livre d’Eloi Laurent vient éclairer un phénomène majeur : la coopération (2). Il nous apporte des analyses et des diagnostics. Si parfois nous pouvons nous interroger, ainsi sur l’attitude vis-à-vis du bilan d’internet, cette recherche est particulièrement éclairante. Bonne nouvelle ! Eloi Laurent nous démontre que la coopération est la résultante d’une dynamique humaine, une dynamique qui ne tient pas à un « calcul social », mais à une motivation profonde : recherche du savoir et manifestation de l’amour. Ainsi, si la coopération est un processus qui permet de remédier à des maux actuels et d’ouvrir des voies nouvelles, c’est aussi un état d’esprit en phase avec la confiance. Ce livre d’Eloi Laurent s’ouvre par une citation de Martin Luther King : « La haine paralyse la vie., l’amour la libère ».

J H

 

  1. Tout se tient : https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/ Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/
  2. Eloi Laurent. Coopérer et se faire confiance par tous les temps. Rue de l’échiquier, 2024
  3. Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes. La Découverte,2023
  4. The good life. Ce que nous apprend la plus longue étude scientifique sur le bonheur et la santé : https://vivreetesperer.com/the-good-life/
  5. Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales : Un parcours de recherche avec Jacques Lecomte : https://vivreetesperer.com/vers-un-nouveau-climat-de-travail-dans-des-entreprises-humanistes-et-conviviales-un-parcours-de-recherche-avec-jacques-lecomte/
  6. Eloi Laurent. Coopérer et se faire confiance

Voir aussi :
Face à la violence, l’entraide, puissance de vie dans la nature et dans l’humanité : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
La bonté humaine. Est-ce possible ? : https://vivreetesperer.com/la-bonte-humaine/

La traversée

La traversée

Un contre récit positif pour traverser le chaos

Nous avons conscience de la grave menace du dérèglement climatique. Mais s’y ajoute une crise économique et sociale : la montée des inégalités. Et l’angoisse ambiante contribue à une augmentation de l’agressivité. Dans un livre récent ‘The life after doom’ (1), le pasteur et théologien américain Brian McLaren n’hésite pas à nous mettre en garde et à nous inviter au courage et à la sagesse dans un monde qui se défait. Cependant, on regarde maintenant généralement l’avenir en terme de transition, une transition écologique pour sortir d’une économie carbonée et enrayer ainsi le réchauffement climatique. Mais est-ce que ce mouvement est suffisamment rapide et profond ? Patrick Viveret (2) et Julie Chabaud ne le pensent pas et proposent une autre approche dans un livre au titre significatif ‘La traversée’ (3). Leur démarche est décrite en ces termes : « la bataille de la transition semble perdue faute d’avoir été réellement menée. Il nous faut faire preuve de lucidité et de radicalité tant dans la perspective que dans le diagnostic. Et, comme la chenille qui se transforme en papillon, raisonner dorénavant en terme de ‘métamorphose’. Voilà un exercice qui est loin d’être évident, car, pour la chenille, l’état de papillon représente la fin d’un monde, en tout cas de son monde ».

Les auteurs estiment que la transition est insuffisante : « Si les principaux responsables économiques et politiques avaient pris au sérieux les avertissements dont ils avaient connaissance dès les années 1980, ‘la transition écologique solidaire’ aurait pu être réussie. Mais ils se sont contentés de greenwashing et de petits gestes au lieu de s’attaquer aux écocides et aux inégalités sociales générées par l’hypercapitalisme ». Dès lors, les auteurs proposent une perspective nouvelle en employant le terme de traversée plutôt que celui de transition. « Cette traversée propose de comprendre et nommer les temps régressifs dans lesquels nous sommes entrés, sans pour autant céder aux perspectives déprimantes de l’effondrisme. Elle engage au réalisme sur la situation actuelle tout en orientant l’action civique par un imaginaire positif et en révélant de nouveaux équipements pour traverser le chaos de la chrysalide sans s’abimer. C’est la projection d’une humanité en voie d’apparition : plus sage et attentive, mieux connectée au vivant, faisant coopérer toutes les intelligences afin d’œuvrer pour l’habitabilité de la planète Terre, défi ultime qui nous relie tous » (page de couverture).

Après nous avoir proposé une métaphore éclairante, comparant notre situation au passage de l’état de chenille et de chrysalide à celui de papillon, les auteurs « ouvrent des chantiers aussi bien théoriques et pluridisciplinaires que pratiques et tournés vers l’action » (p 41) Se succèdent ainsi des chapitres exposant ‘les chantiers de la métamorphose’ en cinq grandes parties : «  Comprendre les anticorps des chenilles ; Les ruses de la chenille : pourquoi ne faisons-nous pas ce qu’il faut ; Les travaux de la métamorphose ; Traverser le chaos créateur de la chrysalide ; Se placer en posture de puissance créatrice ».

Dans ces chantiers, les auteurs apportent une vaste information nourrie par leurs connaissances sociologiques, mais aussi, tout particulièrement, par une grande expérience des initiatives innovantes, dans le changement écologique et dans le changement social, prenant en compte la diversité et la créativité des territoires. Les auteurs ont une expertise en ce domaine. Ainsi, Patrick Viveret n’est pas seulement un philosophe et un essayiste, une figure de proue dans le mouvement convivialiste, c’est aussi un homme d’action, issu de la Nouvelle Gauche dans un penchant autogestionnaire, ayant œuvré dans l’entourage de Michel Rocard et de Lionel Jospin et, par la suite très actif dans les mouvements altermondialistes et, aujourd’hui, dans plusieurs associations et collectifs.

 

Une métamorphose de la chenille au papillon

Comparer l’évolution de la chenille et de la chrysalide au papillon à celle de notre humanité ‘n’est qu’une métaphore’, précise les auteurs à l’entrée de la séquence ‘les travaux de la métamorphose’ (p 91). « Nous ne sommes pas des chenilles en train de devenir des papillons, mais des êtres humains. La métaphore nous est utile pour nous donner de l’espérance et de l’énergie mais elle doit aussi intégrer des données essentielles : nous ne sommes pas dans l’ordre de la simple programmation déterministe du vivant. Là où les cellules imaginales de la chenille la mènent inexorablement au papillon, « nos » cellules imaginales sont des possibles, un papillon en latence » (p 91).

Après avoir rappelé très précisément les menaces et exprimer leur analyse d’un insuccès de la Transition, les auteurs nous proposent une perspective : « L’approche en terme de transition induit dans les esprits l’idée d’une progression linéaire et sans à-coups importants. Or, comme elle se heurte à une réalité contraire, elle finit par entretenir une vision désespérée de la situation. On ne connait pas de progression linéaire, mais souvent des régressions profondes. Il existe des seuils de bouleversement qui conditionnent la capacité de l’humanité à vivre la nouvelle ère écologique dans laquelle elle est désormais rentrée. En revanche, si l’on prend l’exemple de l’une des métamorphoses les plus connues et les plus spectaculaires, celle de la chenille au papillon, nous comprenons que du point de vue de la chenille, le papillon, c’est la fin du monde, ou en tout cas de son monde… L’hypothèse que nous voudrions donc développer dans ce livre est qu’il nous faut nommer et comprendre cette phase critique, si nous voulons saisir les moyens de la surmonter… L’approche que nous proposons permet de comprendre et de nommer les temps régressifs dans lesquels nous sommes entrés sans pour autant céder aux déni des uns ou aux perspectives déprimantes de l’ ‘effondrisme’ des autres ou de l’ ‘aquabonisme’. Elle intègre la situation de temps sombres tout en orientant l’action civique vers un imaginaire positif » (p 20-21).

Les auteurs nous expliquent le processus de la métamorphose de la chenille, puis de la chrysalide au papillon, et comment la compréhension de ce processus peut nous aider à comprendre et à affronter les différents passages du changement auxquels nous sommes confrontés. « La chrysalide est une marmite bouillonnante… où les repères connus disparaissent, fusionnent, se recombinent ou s’hybrident avec des références inconnues. La chrysalide est un chaos. S’y affrontent les forces du passé (la chenille) et les forces de la vie et de l’avenir (le papillon) » (p 22). Cette perspective nous aide à modifier nos manières de voir. « Cela signifie opérer une réforme de la pensée comme le propose Edgar Morin, mais aussi déposer nos armures lourdes et inadaptées. Cela signifie prendre soin… et se doter de nouvelles postures, furtives, créatives, coopératives et apprenantes » (p23).

Les auteurs nous signalent une particularité très éclairante : « De la métaphore de la métamorphose biologique de la chenille en papillon, nous retenons les cellules imaginales, ces cellules déjà présentes dans la chenille qui portent en elles une sorte de code signalant au corps de la chenille la manière de se transformer et de développer les attributs du futur papillon » (p 23). Cependant, « dans le bouillonnement de la chrysalide, les anticorps de la chenille se défendent contre le déploiement des cellules imaginales et donc du papillon ».

Les auteurs prennent appui sur cette image. Il y a des forces en nous et dans l’humanité que nous pouvons nourrir. « Nous ouvrirons un chantier pour nourrir les cellules imaginales des métamorphoses très-humaines, car les nouveaux imaginaires et leurs équipements s’expérimentent partout déjàIl s’agit de les donner à voir, à sentir et à comprendre pour que chacune et chacun d’entre nous puisse les assembler et les réinventer à notre goût et dans nos réalités » (p 24).

 

Les chemins de la métamorphose

Voici quelques-unes des pistes que tracent les auteurs :

Ils nous appellent à bien identifier les menaces et les enjeux. « Il y a les menaces qui relèvent des défis écologiques ». Mais « il y a aussi la guerre que nous nous faisons avec l’augmentation des violences ». Dans cette double menace, « ce sont les mêmes forces qui sont à l’œuvre, obsédées dans les deux cas par la peur de voir disparaitre leur ancien monde organisé autour de formes patriarcales, productivistes et autoritaires » (p 25). Face à ce double risque, il est encore temps d’organiser ce que nous pouvons appeler une grande ‘alliance des forces de vie’, car la grande majorité des êtres humains aspirent à vivre dans la paix, la justice et la liberté sur une planète habitable. Il est encore temps de s’appuyer sur le socle positif qui a permis à la planète de renaitre après la seconde guerre mondiale, celui notamment de la Déclaration universelle des droits humains… (p 26).

L’enjeu est celui d’une ‘civilité humaine’. Si le temps nous parait critique, nous pouvons l’envisager comme celui d’une « humanité en travail sur elle-même… » (p 27). « Ce travail sur soi (expression souvent utilisé à propos de la quête de sagesse d’une personne) concerne l’humanité dans son ensemble et aussi tous les corps collectifs qui la constituent : peuples, nations, états, religions, genres, ethnies, cultures, catégories sociales… »

Les auteurs, conscients des pièges du transhumanisme, envisagent la voie du ‘très-humain’… « La voie du très-humain conserve le meilleur de l’émancipation de la modernité sans le pire de la chosification du vivant et des humains eux-mêmes. Elle retrouve le meilleur du lien des sociétés de tradition : lien à la nature, lien social, lien de sens, sans céder à la face sombre de ce lien, celle qui, au lieu de nous libérer, nous contrôle et nous aliène. Elle nous fait grandir en humanité, en intelligence créatrice et en sagesse, mais ne prétend pas, ne souhaite pas nous faire sortir de l’humanité » (p 30).

Ainsi, les auteurs envisagent une société en voie d’apparition et non de disparition. Et, en conséquence, ils nous présentent un vaste chantier dans la promotion de multiples projets de vie et de nouvelles formes économiques… Un tel projet, qui écarte la violence, est aussi « une source de réorientation profonde vers l’essentiel de ce qui fait sens pour tout être humain et pour l’humanité elle-même dans son rapport à l’univers. En ce sens, elle est aussi une source de bien vivre… Nous pouvons nous fixer comme un objectif enthousiasmant celui d’une humanité qui, pour reprendre expression de Philippe Desbrosses, « ne serait pas une société en voie de disparition, mais en voie d’apparition » (p 34).

Les auteurs militent en faveur d’une ‘radicalité créatrice et démocratique’. « La colère est nécessaire et permet d’échapper au sentiment d’impuissance et de dépression, lorsqu’on voit le scandale absolu qu’évoque Oxfam, les 1% les plus riches posséder en fortune, l’équivalent de la moitié de la richesse mondiale et avoir une empreinte carbone égale à cette hypertrophie » (p 34). Cependant les auteurs mettent en garde vis-à- vis des tentations de la violence.

Et même, ils appellent à une lutte contre ce qu’ils appellent le ‘brutalisme’, une ‘éco-convivialité face au brutalisme’. « La résistance est sur deux fronts : celui de l’argent roi qui continue d’être au cœur de l’irresponsabilité écologique et aussi celui de la brutalité qu’exprime le pouvoir de domination sous toutes ses formes, de la brutalisation de la nature à celle des humains » (p 37).

Face au ‘brutalisme’, les auteurs opposent ‘l’éco-convivialisme’. « ‘Eco’, car à l’évidence, la question écologique est non seulement centrale mais vitale. ‘Convivialisme’, car ce terme nous parait mieux adapté que celui historiquement daté de ‘éco-socialisme’ ou celui de ‘éco-humanisme’. L’humanisme classique reste marqué par une vision justement peu écologique… et sa posture trop occidentale… Il nous semble donc que, sur ces deux terrains comme ceux aussi de l’alternative au patriarcat, le convivialisme inspiré à l’origine par les travaux de Ivan Illich et développé dans un manifeste signé par des intellectuels du monde entier, répond mieux à ce défi » (p 38-39).

Effectivement, le convivialisme, ‘philosophie de l’art de vivre ensemble’ (4) se répand dans le monde. En 2020, le mouvement convivialiste a publié un « ‘second manifeste’ qui énonce cinq principes et un impératif pour prendre soin de la nature et des humains ». « Le but du convivialisme est de contribuer à l’édification d’un monde post-néolibéral… en opérant des formes de regroupement entre tous les réseaux qui visent ce même objectif… ». Le ‘Second manifeste convivialiste. Pour un monde post-néolibéral’ (5) est soutenu par près de 300 signataires, venant de 33 pays différents, et pour beaucoup d’entre eux des chercheurs réputés comme le montre la liste publiée en fin de manifeste.

Les auteurs poursuivent en marquant une spécificité et une originalité du convivialisme dans un monde en tensions tenté par la violence et par la guerre. « Cette proposition se fonde sur le fait que le contraire de la dureté n’est pas la mollesse, mais la douceur » (p 39). Le projet préconise de profonds changements dans la vie sociale et économique. Ainsi évoque-t-il « une ‘écolonomie’, une économie réencastrée dans les besoins du vivant et des vivants ». « Notre économie ne peut perdurer que si elle se ‘réencastre’ dans l’écologie et donc dans le rapport au vivant » (p 100). On pourra lire en regard le livre d’Eloi Laurent : « Économie pour le XXIe siècle » (6). C’est un projet ambitieux. « Un tel projet allie bien sûr la transformation personnelle et la transformation sociale » (p 40). Ce n’est pas seulement « un projet politique, mais un projet anthropolitique » (p 40), c’est à dire qu’il envisage la vie humaine en profondeur.

Dans ce livre : « La Traversée » Patrick Viveret et Julie Chabot nous apportent un éclairage pour comprendre et affronter les remous d’une société confrontée aux changements climatiques et aux troubles sociaux engendrés par la montée des inégalités. Ainsi nous permettent-ils d’envisager différemment la transition écologique en nous montrant le chaos dans lequel elle s’effectue, à travers l’image du passage de la chenille et de la chrysalide au papillon et en nous présentant ainsi la transition comme une métamorphose. En terme de ‘chantiers’, les auteurs nous aident alors à influer sur les processus de la métamorphose dans les différents domaines impliqués. A travers l’expertise des auteurs, ce livre nous apporte des ressources. Conjugué à la transformation sociale, la transformation personnelle est mise en valeur. A cet égard, on pourra trouver une inspiration spirituelle dans le livre écrit par Joanna Macy et préfacé par Michel Maxime Egger : ‘L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état du monde sans devenir fou’ (7). Ce livre sur ‘La  traversée’ est également éclairant parce qu’il nous offre un horizon social, politique et économique en s’inscrivant dans la dynamique d’un courant de pensée et d’action en pleine expansion : le convivialisme. Nous pouvons ainsi réfléchir aux questions actuelles à l’échelle du monde.

J H

 

  1. Brian McLaren. Life after doom. Wisdom and courage for a world falling apart. Hodder and Stouchton, 2024
  2. Patrick Viveret. Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Viveret
  3. Patrick Viveret. Julie Chabaud. La Traversée du temps des chenilles à celui des métamorphoses. Un contre récit positif pour traverser le chaos ; Les liens qui libèrent, 2023
  4. Mieux vivre ensemble : https://convivialisme.org
  5. Internationale convivialiste. Second manifeste convivialiste. Pour un monde post – néolibéral. Actes sud, 2020
  6. Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Face à la crise écologique, comment réaliser une transition juste : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-ecologique-realiser-des-transitions-justes/
  7. Joanna Macy. Chris Johnstone. L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état de notre monde sans devenir fou : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/
Face à la crise écologique, réaliser des transitions justes

Face à la crise écologique, réaliser des transitions justes

Une nouvelle pensée économique selon Eloi Laurent

Pour réaliser les transformations économiques requises urgemment par la crise écologique, nous avons besoin de considérer l’économie sous un jour nouveau. C’est pourquoi Eloi Laurent nous propose un livre intitulé : « Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes » (1). Eloi Laurent est enseignant-chercheur à l’OFCE/Sciences Po et à Ponts Paris Tech et à l’international ; il a enseigné dans les universités Harvard et Stanford. Il est donc bien placé pour constater « la perplexité croissante des étudiants » vis-à-vis de l’enseignement d’une « économie aveugle à l’écologie comme s’il s’agissait de deux mondes parallèles ».

« Économiste engagé dans le débat public, il jette ici un regard critique et constructif sur sa discipline ». « Ce manuel innovant propose une économie pour le XXIe siècle, qui intègre défis écologiques et enjeux sociaux : une économie qui part de la biosphère plutôt que de la traiter comme une variable d’ajustement ; une économie qui place au centre la crise des inégalités sociales plutôt que l’obsession de la croissance ; une économie organique en prise avec le vivant dont nous dépendons ; une économie en dialogue avec les autres disciplines. En somme, une économie mise au service des transitions justes qui ont pour but de préserver notre planète et nos libertés » (page de couverture).

Comme la prise de conscience écologique nous a appelé à étudier sur ce blog des pistes de transformation dans différents domaines, depuis l’économie (2) et la socio-politique (3) ou l’environnementalisme (4) jusqu’à la philosophie (5) et la spiritualité (6), cet ouvrage est particulièrement bienvenu car il nous offre un chemin qui allie la prise en compte des effets mortifères des inégalités et des politiques écologiques pour tracer le chemin de ‘transitions justes’.

Ce livre s’organise en deux grandes parties .« La première partie présente un cadre, une méthode et des outils pour insérer l’économie entre la réalité écologique et les principes de justice. La seconde partie applique cette approche social-écologique à toutes les grandes questions de notre temps : la biodiversité, les écosystèmes, l’énergie, le climat, etc… et donne à voir tous les leviers d’action pour mener à bien des transitions justes : Nations unies, Union européenne, gouvernement français, territoires, entreprises, communautés » (page de couverture). On se reportera à ces différents champs d’étude. Nous introduirons ici le lecteur à la manière dont Eloi Laurent présente les attendus de la nouvelle économie et l’approche sociale-écologique au cœur de cette vision nouvelle

Ce que l’économie savait, ce qu’elle a oublié, ce qu’elle peut encore nous apprendre.

Pour réussir la transition écologique, il serait bon de pouvoir éclairer et guider les changements économiques nécessaires par des savoirs économiques. C’est là que l’auteur met en évidence le manque de pertinence des sciences économiques actuelles. « L’économie standard s’est enfermée au cours des dernières décennies du siècle précédent dans une approche beaucoup trop étroite de la coopération sociale et du développement humain, fixée sur des obsessions abstraites telle que l’efficacité, la rentabilité ou la croissance, qui la rendent trop inopérante aujourd’hui. Ce faisant, elle a méprisé sa propre richesse, ignoré son écodiversité, et négligé de s’interroger sur les conditions de possibilité de l’activité économique » (p 10).

Or, en remontant aux origines, puis dans l’histoire de l’économie politique, on découvre que celle-ci a longtemps tenu grand compte des ressources naturelles et de l’environnement.

« Contrairement aux apparences contemporaines, il apparait que l’analyse économique a développé très tôt une double préoccupation pour la justice et pour la question écologique et même pour l’articulation de ces deux thématiques » (p 15). L’auteur remonte aux origines. L’économie a été inventée en Grèce, il y a 2500 ans par Xénophon, propriétaire administrant un domaine agricole, et par Aristote dans sa ‘Politique’. Chez Aristote, l’économie, c’est « la discipline de la sobriété au service des besoins essentiels. C’est donc une discipline qui concilie les besoins des humains avec les contraintes de leur environnement. Quand l’économie devient ‘économie politique’ à l’époque moderne, les premiers « économistes font de la nature la source de la richesse et l’origine du pouvoir ». (p 15-16). C’est au XVIIIe siècle qu’une pensée économique émerge à nouveau. « Les premiers économistes sont les physiocrates, un groupe de philosophes et de responsables politiques français. Ils ont été les premiers à construire un modèle cohérent de représentation de l’économie où les ressources naturelles jouaient un rôle central. Les physiocrates nous aident à comprendre le lien essentiel entre ressources naturelles, pouvoir politique et justice sociale. Cette analyse se prolonge avec les travaux de l’école classique anglaise » (p 16-19). L’auteur évoque ici David Ricardo et John Stuart Mill. Alors qu’en 1848, la première révolution industrielle atteint son pinacle, John Stuart Mill envisage un ralentissement de la croissance, un ‘état stationnaire’. « Où tendons nous ? A quel but définitif la société marche-t-elle avec son progrès industriel ?… Les économistes n’ont pas manqué de voir plus ou moins distinctement que l’accroissement de la richesse n’est pas illimité ; qu’à la fin de ce qu’on appelle l’état progressif se trouve l’état stationnaire… ». Et, dès cette époque, il pressent et envisage la question écologique : « Si la terre doit perdre une grande partie de l’agrément qu’elle doit aux objets, que détruirait l’accroissement continu de la richesse et de la population… j’espère sincèrement pour la postérité qu’elle se contentera de l’état stationnaire longtemps avant d’y être forcée par la nécessité ». Eloi Laurent commente ainsi : « La nature révolutionnaire du questionnement de John Stuart Mill sur les finalités mêmes de l’économie capitaliste libérale réside dans sa compréhension de l’impact profond que les sociétés humaines ont déjà, de son temps, sur la biosphère ». D’une manière positive, John Stuart Mill précise : « Ce ne sera que quand, avec de bonnes institutions, l’humanité sera guidée par une judicieuse prévoyance, que les conquêtes faites sur les forces de la nature par l’intelligence et l’énergie des explorateurs scientifiques deviendront la propriété commune de l’espèce et un moyen d’améliorer et d’élever le sort de tous » (p 41-42).

Eloi Laurent nous montre ensuite le tournant intervenu dans les sciences économiques au XXe siècle. D’après Dani Rodrik, « l’économie serait différente des autres sciences sociales (et pour tout dire supérieure), du fait de sa maitrise des modèles, autrement dit de représentations simplifiées et opératoires des comportements humains, lesquels permettraient d’identifier des relations causales. L’économie du XXe se serait ainsi progressivement singularisée par l’amélioration de ses techniques quantitatives, prenant appui sur la formalisation mathématique pour développer l’économétrie, la théorie des jeux jusqu’à l’économie computationnelle et le big data d’aujourd’hui. En réalité, la question des instruments apparait secondaire dans l’émancipation de l’économie au XXe siècle. La véritable rupture n’est pas formelle mais substantielle : c’est la rupture avec la philosophie, l’éthique et la justice » (p 42). L’auteur rappelle que les enjeux de répartition et les principes de justice étaient au cœur de l’œuvre des pères fondateurs de ce qu’on a appelé ‘l’économie politique’. Mais force est de constater que ces enjeux ont été marginalisés et finalement presque oblitérés dans les dernières décennies du XXe siècle. Cet aveuglement progressif dans les travaux de l’école néoclassique a été aggravé par la focalisation sur le court terme par l’approche keynésienne.

L’auteur met en évidence « la relégation de l’enjeu de la justice par rapport à celui de l’efficacité » dans les publications en économie à partir de la fin du XIXe siècle. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que « l’économie des inégalités a fait un retour remarqué ».

Eloi Laurent nous propose également une histoire du développement de l’économie de l’environnement à partir du milieu du XIXe siècle. Au début des années 1960, une économie écologique émerge comme une réponse au défi de la soutenabilité déjà cristallisé par la publication du rapport Brundtland publié dans le cadre d’une commission des Nations Unies en 1987, qui définit pour la première fois le ‘développement soutenable’ (ou durable) comme « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (p 50).

Cependant, malgré les recherches sur l’économie de l’environnement pendant un siècle et demi, cette discipline est encore négligée dans le domaine de l’économie. « Dans leur grande majorité, les économistes ignorent les questions environnementales, au double sens de l’inculture et de l’indifférence » (p 50). Cette affirmation s’appuie sur un examen de la littérature économique contemporaine. « Ce désintérêt est d’autant plus préjudiciable que la transition écologique est désormais un enjeu de sciences sociales : les sciences dures ont largement œuvré pour révéler l’ampleur et l’urgence des crises écologiques ». Aujourd’hui, « ce sont les sciences sociales, dont l’économie, qui détiennent la clé des problèmes que les sciences dures ont révélés » (p 56).

 

Une approche sociale-écologique

Pour des transitions justes.

Un constat s’impose aujourd’hui : les ravages provoqués par la montée croissante des inégalités. « Nos sociétés sont devenues de plus en plus inégalitaires., fragmentées et polarisées au cours des quarante dernières années tandis que les dégradations environnementales s’accéléraient pour atteindre des niveaux inédits. La crise des inégalités et les crises écologiques marchent du même pas. Les 35 pays considérés comme les plus riches, qui ne représentent que 15% de la population mondiale sont ainsi responsables de75% de la consommation démesurée des ressources naturelles depuis 1970. Et la moitié des émissions de CO2 depuis 1990 est le fait de seulement 10% des humains » (p 8). « Nos systèmes sociaux – à commencer par nos systèmes économiques – sont devenus autodestructeurs et l’avidité d’une partie des humains est devenue préjudiciable à la poursuite de l’avenir de l’humanité. C’est pourquoi nous devons trouver un moyen d’inverser la spirale social-écologique vicieuse dans laquelle nous sommes pris » (p 9).

C’est dans cette perspective qu’Eloi Laurent met en évidence le rapport réciproque entre les inégalités et les effets de la crise écologique.

« ° La non-transition écologique – c’est-à-dire la situation actuelle dans laquelle les crises écologiques s’aggravent sans trouver de réponse adéquate – est génératrice d’inégalités sociales qui touchent d’abord les plus démunis.

° La nécessaire réduction des inégalités sociales peut atténuer les crises écologiques et réciproquement les politiques de transition écologique peuvent réduire les inégalités sociales et améliorer le bien-être des plus démunis.

° On peut concevoir des politiques social-écologiques qui, aujourd’hui, comme dans la durée, réduisent simultanément les inégalités sociales et les dégradations environnementales » (p 100).

Eloi Laurent consacre un chapitre à l’approche social-écologique (p 74-98). Il y aborde en premier les questions relatives à la gestion des communs : « De la tragédie des communs à la gouvernance des communs ». Mal gouvernés, les communs peuvent dégénérer. C’est ainsi qu’en 1968, Garett Hardin évoque ‘la tragédie des communs’. L’image est celle de « bergers épuisant le pâturage qu’ils partagent sans le posséder, faute de s’en répartir équitablement l’usage ». Hardin propose comme remède « soit de privatiser la ressource naturelle, soit d’instituer ‘une coercition réciproque par acceptation mutuelle’, autrement dit de recourir à un autorité centrale qui monopolisera le pouvoir de choisir et qui ressemble fort à un gouvernement dictatorial » (p 75). Pendant les décennies qui suivirent, l’article de Hardin « fut annexé par une pensée néolibérale en plein essor qui en fait l’emblème de sa lutte en faveur de la propriété exclusive comme seul outil rationnel de gestion des ressources » (p 75).

Cependant, si on a décrit deux solutions à la ‘tragédie des communs’ : la centralisation politique ou la privatisation, une troisième option apparait : « une révolution des communs dont Ostrom est le porte-étendard ». « Les travaux d’Ostrom et de ses nombreux coauteurs vont démontrer que les institutions qui permettent la préservation des ressources par la coopération sont engendrées par les communautés humaines elles-mêmes et pas par l’État, ni par le marché. Des centaines de gouvernances décentralisées évitent, partout dans le monde et depuis des millénaires, la tragédie des communs en permettant l’exploitation soutenable de toutes sortes de ressources : eau, forêts, poissons, etc » (p 78). En exemple, le partage de l’eau depuis le début de l’agriculture, il y a 10000 ans… « Ces principes de gouvernement écologique émanent des communautés humaines elles-mêmes, pas d’une autorité extérieure ». Toutes les informations sont ainsi à portée et nourrissent l’action. Quant à elle, la privatisation engendre l’inégalité.

« Dans ce cadre d’analyse, on voit clairement l’importance de la relation – horizontale, mais souvent négligée – entre préservation naturelle et confiance. Ce n’est donc pas un hasard si Ostrom a aussi contribué de manière décisive à la littérature sur la confiance en lien avec la coopération » (p 78). « Selon Ostrom, les individus qui coopèrent sont capables d’apprendre des autres ; Ils se souviennent des comportements de coopération et plus généralement de la fiabilité des personnes auxquelles ils ont affaire ; ils utilisent leur mémoire et d’autres indices… pour évaluer la fiabilité de leurs partenaires dans l’échange, avant de leur accorder leur confiance ; ils s’efforcent de se bâtir une réputation de fiabilité… ils adoptent des horizons temporels qui excèdent le passé immédiat… La coopération est une quête de connaissances partagées » (p 79). Ainsi, « grâce à Ostrom, on sait maintenant que des institutions communes enracinées dans des principes de justice, même réduites à leur plus simple expression, favorisent les comportements coopératifs. La théorie des communs d’Ostrom constitue donc la première matrice de l’approche sociale-écologique » (p 80).

L’approche sociale-écologique considère la relation réciproque entre dynamique sociale et dynamique environnementale en se concentrant sur le caractère imbriquée des deux crises qui caractérisent le début du XXIe siècle. A cet égard, l’approche sociale-écologique fonctionne à double sens : les inégalités sociales alimentent les crises écologiques tandis que les crises écologiques aggravent à leur tour les inégalités sociales » (p 80).

« L‘impact social des crises écologiques n’est pas le même pour les différents individus et groupes compte tenu de leur statut socio-économique » (p 81). L’auteur étudie l’incidence des riches et des pauvres sur l’environnement. « Du côté des riches, le sociologue Thomas Veblen a montré dans sa ‘Théorie de la classe de loisir’ que le désir de la classe moyenne d’imiter les modes de vie des classes les plus favorisées peut conduire à une épidémie culturelle de dégradations environnementales ». C’est l’attrait d’une ‘consommation ostentatoire’. Dans un autre registre, Indira Gandhi faisait remarquer que dans les pays les plus démunis, « la pauvreté conduit à des dégradations environnementales du fait de l’urgence sociale ». La richesse des pays pauvres du monde résidant d’abord dans les ressources naturelles, ils sont contraints à y puiser excessivement. « L’éradication de la pauvreté est donc souhaitable non seulement socialement, mais aussi sur le plan environnemental, à condition qu’elle ne prenne pas la forme d’un rattrapage consumériste, mais s’inscrive dans une redéfinition de la richesse globale » (p 83). « Les inégalités augmentent le besoin d’une croissance économique néfaste pour l’environnement et socialement inutile… Si l’accumulation de richesse dans un pays donné est accaparée par une petite fraction de la population, le reste de la population réclamera une croissance économique supplémentaire pour que son niveau de vie ne stagne pas ». Et, dans l’état actuel des choses, ce surplus de croissance « se traduira par davantage de dégradations environnementales ».

Comment réduire les inégalités ? « Par définition, il existe deux manières de les réduire: du bas vers le haut ou du haut vers le bas. Réduire les niveaux des groupes des plus riches de la population mondiale (les 10% qui émettent un peu moins de la moitié du CO2 mondial, d’après les analyses du GIEC en 2022) via une fiscalité adéquate se traduira logiquement par d’importantes réductions d’émission. De plus, les biens de ‘luxe’ engendrent beaucoup plus d’émissions de carbone que les biens de ‘nécessité’ (p 86).

Dans ce cadre, veiller à une transition juste : « Dans l’Union européenne, alors que les émissions par habitant ont baissé en moyenne de l’ordre de 25% entre 1990 et 2013, les émissions de 1% des plus riches ont augmenté de 7% (principalement sous l’effet du transport aérien et, dans une moindre mesure, terrestre) tandis que celles des 50% des plus pauvres ont baissé de 32%. Nous vivons donc une transition injuste dans le continent le plus avancé dans l’atténuation de la crise climatique » (p 87).

De plus, « Les inégalités augmentent l’irresponsabilité écologique des plus riches à l’intérieur de chaque pays et entre les nations ». On constate ainsi que le dommages environnementaux (activités polluantes, déchets) sont souvent affectés aux zones pauvres. « Les inégalités, qui affectent la santé des individus et des groupes, diminuent la résilience social-écologique des communautés et des sociétés, et affaiblissent leur capacité collective à s’adapter à l’accélération du changement environnemental global ». « Un important corpus de recherches… a confirmé l’impact négatif des inégalités sociales sur la santé physique et mentale aux niveaux local et national (via le stress, la violence, un moindre accès aux soins de santé etc.) » (p 91). Selon Paul Farmer, l’inégalité constitue un « fléau moderne » sur le plan sanitaire aussi redoutable que les agents infectieux. De même, la dynamique des inégalités sociales influe sur la résilience ou au contraire la vulnérabilité des populations exposées à de grands chocs. Et de plus, « Les inégalités entravent l’action collective visant à préserver les ressources naturelles… De nombreuses études ont montré comment l’inégalité nuit à la gestion durable des ressources communes car elle perturbe, démoralise et désorganise le communautés humaines » (p 92). De même, « les inégalités réduisent l’acceptabilité politique des préoccupations environnementales et la possibilité de compenser les effets socialement régressifs potentiels des politiques environnementales » (p 94).

 

Les horizons de la transition juste

« L’approche sociale-écologique, dont on vient de détailler les deux facettes, trouve depuis quelques années une traduction institutionnelle porteuse d’avenir dans l’idée de ‘transition juste’ qui monte en puissance dans le champ académique et dans la sphère politique. Ainsi, lors de la Cop 26 (novembre 2021), plusieurs chefs d‘état et de gouvernement ont co-signé une déclaration sur « la transition internationale juste » (p 96). Eloi Laurent nous rapporte l’évolution de cette notion. « Elle est née au début des années 1990 dans les milieux syndicalistes américains comme un projet social défensif visant à protéger les travailleurs des industries fossiles des conséquences des politiques climatiques sur leurs emplois et leurs retraites ». Ce projet a trouvé par la suite un écho dans d’autres contextes. « Dans cette perspective défensive, ce sont les politiques de transition qu’il s’agit de rendre justes. Or l’amplification des chocs écologiques (inondations, sécheresses, pandémies, etc.), indépendamment des politiques d’atténuation qui seront mises en œuvre pour y faire face, appelle une définition plus large et plus positive de la transition juste. Cet élargissement a été entamé sous l’influence de la Confédération internationale des syndicats, puis de la confédération européenne des syndicats, qui ont fait évoluer la transition juste vers une tentative de conciliation de la lutte contre le dérèglement climatique et la réduction des inégalités sociales, autour du thème des « emplois verts »… Eloi Laurent se réjouit de cette évolution, mais appelle à aller encore plus loin. « Il convient d’élargir encore le projet de transition juste en précisant ses exigences et surtout en s’efforçant de la rendre opératoire de manière démocratique… La transition juste ne doit plus seulement s’entendre comme un accompagnement social ou une compensation financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus largement comme une stratégie de transition social-écologique intégrée » (p 97).

Eloi Laurent formule en conclusion trois exigences:

1) analyser systématiquement les chocs écologiques et les politiques correspondantes, sous l’angle de la justice sociale…

2) accorder la priorité dans les politiques de transition juste au bien-être humain dynamique éclairé par des enjeux de justice en vue de dépasser l’horizon de la croissance économique… Ce dépassement de la croissance économique est en train de devenir un élément de consensus dans la communauté globale environnementale

3) construire ces politiques de transition juste de manière démocratique en veillant à la compréhension, à l’adhésion et à l’engagement des  citoyens… » (p 98).

Eloi Laurent présente ensuite la palette des transitions justes.

En économiste ouvert à un vaste horizon, Eloi Laurent nous apprend beaucoup sur la transition, un leitmotiv de notre époque. C’est ainsi que nous avons découvert son approche dans un podcast du journal Le Monde : « Comment rendre la transition heureuse », une approche qui nous a paru particulièrement ajustée (7). En présentant ce livre : « Manuel des transitions justes », nous n’en rendons compte que d’une petite part, car cet ouvrage aborde toute une gamme de questions relatives à la transition depuis : « la transition vers la préservation du monde vivant », « la transition vers la coopération et le bien-être » jusqu’à la « transition vers la pleine santé ». Il nous apparait ainsi comme une pièce marquante d’un des quelques thèmes que nous abordons sur ce blog. Certes, son propos est dense, mais il est accessible et, manifestement, il aborde la question majeure de la transition écologique sous un angle qui nous parait à la fois éthique et réaliste, cette « transition juste » qui se déploie dans une approche « social-écologique ».

J H

 

(1)  Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes. La Découverte, 2023

(2) Sortir de l’obsession de l’efficience pour entrer dans un nouveau rapport avec la nature : https://vivreetesperer.com/sortir-de-lobsession-de-lefficience-pour-entrer-dans-un-nouveau-rapport-avec-la-nature/ Vers une civilisation écologique : https://vivreetesperer.com/vers-une-civilisation-ecologique/

Vers une économie symbiotique : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/

(3) Face à une accélération et à une chosification de la société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/

Comment la puissance technologique n’engendre pas nécessairement le progrès : https://vivreetesperer.com/comment-la-puissance-technologique-nengendre-pas-necessairement-le-progres/

(4) L’humanité peut-elle faire face au dérèglement des équilibres naturels ? : https://vivreetesperer.com/lhumanite-peut-elle-faire-face-au-dereglement-des-equilibres-naturels/

(5) Les lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/

(6) Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/ Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/

(7) Comment rendre la transition heureuse ? le Monde. Eloi Laurent : https://podcasts.lemonde.fr/chaleur-humaine/202404090500-climat-comment-rendre-la-transition-heureuse

 

Un nouveau regard sur l’histoire de l’humanité

Un nouveau regard sur l’histoire de l’humanité

Selon David Graeber et David Wengrow

Il y a différents possibles

L’histoire contribue à former notre vision du monde. C’est dire l’importance des conceptions qui l’inspirent. Ainsi, quelle est la trajectoire de l’humanité ? Passons-nous de petites communautés plutôt égalitaires et conviviales à une société plus savante, plus riche, plus complexe, mais aussi plus inégalitaire et hiérarchisée ? Une violence humaine jugée congénitale ne peut-elle être maitrisée que par un ordre social imposé rigoureusement ? Ou bien, l’observation du passé humain, ne fait-il pas apparaitre une grande diversité de formes et d’organisations sociales qui témoignent d’une grande créativité ? Une nouvelle approche historique permet-elle d’écarter toute fatalité et d’envisager différents possibles ?

En voulant répondre à ces questions, un livre publié en 2021 sous le titre : « The dawn of everything. A new history of humanity », puis traduit et paru en français en 2023, sous le titre : « Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité » (1) est devenu un best-seller international. Ce livre a été le fruit d’un travail de longue haleine de deux chercheurs : David Graeber, anthropologue américain, un temps figure de proue du mouvement : « Occupy Wall Street », malencontreusement décédé en 2020, et David Wengrow, archéologue britannique, professeur d’archéologie comparée à Londres. Ce volume de plusieurs centaines de pages rassemble et réalise la synthèse des nombreuses recherches mises en œuvre durant les deux ou trois dernières décennies et tirant parti de nouveaux moyens techniques d’investigation.

A la mesure de son originalité, cet ouvrage a suscité un grand nombre de commentaires particulièrement dans le monde anglophone, tant dans la grande presse comme le Guardian (2) ou le Washington Post (3) que dans des publications à vocation d’étude et de recherche, commentaires où se manifestent différentes attitudes, de l’approbation et l’enthousiasme à une critique variée tant académique qu’idéologique. En France, internet nous donne accès à un article de La Croix (4) qui met bien en valeur l’originalité de ce livre : « Il n’y a pas une seule voie de civilisation qui condamnerait l’humanité à vivre dans les inégalités et une institution politique hiérarchisée. Mais mille manières de créer des systèmes de vivre-ensemble qui peuvent passer par des organisations horizontales souples et cependant sophistiquées. Avant nos villes modernes, existaient ainsi, dans différents endroits du globe, de la Mésopotamie à l’Amérique précolombienne, de vastes communautés aux relations complexes, qui ne se sont pas senties contraintes, pour subsister, de constituer un État central avec des classes distinctes ». Notre propos ici n’est pas de présenter un résumé d’un livre aussi volumineux, aussi riche et aussi ambitieux, mais seulement d’attirer l’attention sur la vision nouvelle qui nous est ainsi offerte. On notera à cet égard une interview de David Wengrow sur France Culture (5), une piste qui nous permet d’entrer dans l’esprit de cette recherche.

 

Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie ?

« Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie » ? C’est le titre donné par France Culture à un entretien avec David Wengrow (5), un titre qui nous parait bien rendre compte du sens de la grande œuvre qui nous appelle à voir l’histoire de l’humanité sous un jour nouveau en montrant le manque de pertinence des mythes fondateurs proposés par Jean-Jacques Rousseau et Thomas Hobbes, tant en les replaçant dans leur contexte historique qu’en montrant comment les recherches novelles de l’archéologie et de l’anthropologie mettent en évidence un autre déroulé à partir de faits différents.

A un moment où l’histoire de l’humanité est l’objet de nouveaux livres par des auteurs tels que Francis Fukuyama ou Yuval Noah Harari, considérez-vous votre livre comme une nouvelle pierre à l’édifice ou comme une approche de déconstruction des interprétations dominantes ? demande son interlocutrice à David Wengrow. C’est bien la voie de la déconstruction, répond l’auteur. Ces livres récents s’inspirent encore de Thomas Hobbes ou de Jean-Jacques Rousseau qui sont pour nous hors de propos selon les preuves et les découvertes dans nos disciplines : l’archéologie et l’anthropologie. Nous cherchons ainsi à mieux comprendre les premières phases de l’histoire humaine. David Wengros décrit et critique les récits fondateurs de Jean Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Et, « lorsque des gens extrapolent des théories politiques à partir de ces récits, les résultats sont plutôt déprimants et même paralysants ». Ces récits comportent des visions pessimistes.

Ainsi, l’invention de l’agriculture est perçue négativement. On a pu la qualifier de « pire terreur de l’histoire ». « C’est de là qu’est venue la propriété privée et la concurrence et finalement le gouvernement centralisé. Lorsqu’on regarde les preuves issues de la recherche, nous voyons une réalité totalement différente. Tout d’abord, nous voyons, moins qu’une révolution, des processus qui ont pris des millénaires. Lorsque les êtres humains, dans les différentes parties du monde, expérimentaient les possibilités de l’agriculture », des approches différentes se manifestaient. « En d’autres termes, ce qui est perdu dans ce récit traditionnel de l’histoire humaine, c’est précisément la capacité de nos ancêtres lointains de prendre la mesure de leurs propres décisions. Nous essayons d’enlever ce sentiment d’inévitabilité ». David Wengrow estime que les sociétés humaines ont eu la capacité d’effectuer des choix, des choix raisonnés, « des choix formés par des principes moraux et éthiques. Aussi loin que nous pouvons remonter dans les preuves concernant les sociétés humaines, nous voyons des gens faire ce genre de choix ».

L’auteur peut s’appuyer sur de nombreux exemples. « Lorsque nous remontons à 20000 ou 30000 ans, là où, selon les récits traditionnels, on s’attendrait à voir de sociétés simples, égalitaires, en petits groupes, dans ces parties du monde où nous avons des preuves archéologique, ces sociétés ressemblent davantage à un carnaval, à des expérimentations sociales. Dans différentes parties de l’Europe, nous avons des preuves de rituels où des individus particuliers, des individus qui étaient inhabituels physiquement, on le voit d’après les restes humains, des individus souvent handicapés, sont enterrés avec une très grande richesse, comme des rois ou des reines. Le « comme si » est important parce que nous n’avons aucune preuve qu’à l’époque, il puisse y avoir eu des royaumes. Et donc, au sein de cette zone de théâtre rituel, les gens expérimentaient et créaient des formes, des hiérarchies qui, dans la durée de ce rituel, étaient réelles ». L’auteur met en évidence des variations saisonnières. Par exemple, dans les plaines de l’Amérique du nord, au cours de la saison de la chasse aux bisons, se formait une force de police. Mais elle se dissolvait à la fin du rituel de la chasse. Les membres de ces forces de police n’en faisaient partie qu’à titre provisoire. « C’est un exemple parmi beaucoup d’autres de la créativité politique que nous trouvons dans les sociétés qui ne pratiquent pas l’agriculture ». Par ailleurs, à propos de l’apparition de l’agriculture ou celle des villes, « cette idée que ces transformations, ces ruptures, qu’en quelques instants, tout avait changé, et qu’après, rien ne pouvait fonctionner de la même manière, cette idée ne tient plus la route face à l’examen scientifique ».

L’interlocutrice interroge ensuite David Wengrow sur la manière dont il questionne le rôle de l’état qu’on aurait surévalué, en donnant trop d’importance aux structures verticales. Cette organisation-là ne découle-t-elle pas directement de la naissance des villes ? L’auteur répond que « les musées ont une grande responsabilité à ce sujet. « Lorsqu’on va dans un des grands musées du monde, au Louvre, au British Museum, au Metropolitan, il semble qu’au moins pendant les 5000 dernières années, la planète entière était sous le contrôle des monarques surhumains… toutes ces sculptures… Je suis le grand roi de tout… Bon, on y croit… mais si on regarde l’éventail des grandes sociétés sur terre, il y a 4000 ans, il n’y avait qu’une toute petite zone sous le contrôle de ces sociétés très hiérarchisées. Que faisaient tous les autres ? On n’en sait pas grand-chose. On commence à en savoir plus et, d’une manière ou d’une autre, il est clair que, pour la plupart du temps, les gens organisaient leur société d’une autre façon. Ce que nous essayons dans le livre, c’est d’apprendre un peu mieux quelles étaient les alternatives et pourquoi aussi elles semblent éloignées de nous aujourd’hui ».

L’auteur s’intéresse également au cas de la bureaucratie. Certaines approches, sur le registre de la psychologie ou du management, nous disent que la bureaucratie a été créée pour traiter les problèmes d’échelle, de communication au sein des sociétés humaines « Toutefois, si nous considérons les recherches archéologiques nous voyons des administrations spécialisées qui apparaissent, il y a des millénaires, avant l’apparition des villes dans de petits établissements de quelques centaines d’individus. Tout le monde se connaissait. Les gens étaient probablement liés par des liens familiaux. C’est une image tellement différente de celle qui nous est donnée habituellement. Il faut faire la différence entre l’administration impersonnelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, ce genre de bureaucratie qui nous transforme en numéros de téléphone par exemple, et d’autres types de bureaucratie qui ont existé dans l’histoire et qui n’avaient pas ce type d’effets déshumanisants ». Ainsi, en regard d‘un empire inca bureaucratique, « si vous remontez avant les incas ou si vous considérez des sociétés qui ont évité d’être contrôlées par eux, il y avait des administrations locales et elles utilisaient des outils administratifs afin d’exercer des activités de soutien. Si quelqu’un était malade ou si il y avait une mauvaise récolte, le travail serait redistribué pour soutenir une famille dans la disette… C’est un exemple d’administration qui contrairement à aujourd’hui ne dépersonnalise pas, mais s’adresse aux différences individuelles ».

L’interlocutrice élargit la conversation. Elle fait appel à un autre chercheur qui rapporte les erreurs commises en voulant imposer une monoculture ordonnée à une agriculture africaine diversifiée pour respecter les équilibres naturels, et à partir de cet exemple d’étroitesse de vue, elle pose la question à David Wengrow : « Comment décentrer notre regard ? Où faut-il regarder aujourd’hui pour comprendre ce qui se passe dans l’humanité ? ». L’auteur répond en s’appuyant sur l’exemple des sommets sur le climat : « Qui a la vision la plus claire et la plus innovante pour protéger un environnement fragile ? C’est souvent précisément les populations autochtones ». Aujourd’hui, « nous, en Europe, nous sommes en train de rejouer une rencontre avec des populations non européennes avec des systèmes de connaissance non européens qui ont débuté, il y a des siècles, et, dans notre livre, nous faisons remonter ces premières rencontres coloniales à l’âge des Lumières, et nous montrons comment, à travers ces rencontres, un mélange s’est fait jour de concepts européens et autochtones qui, essentiellement, a été effacé de nos visions modernes de l’histoire. Lorsque l’on parle des Lumières et de son héritage, nous présentons cet héritage comme une vision interne de ce processus qui se concentre sur l’Europe et peut-être aussi sur l’héritage de la Grèce antique. En fait, dans le livre, nous parlons de dettes cachées, des dettes camouflées que la culture européenne doit à d’autres cultures. Le fait de reconnaitre ces dettes peut en soi ouvrir nos yeux vers différentes façons de comprendre notre passé et aussi vers notre capacité, en tant qu’espèce, de découvrir de nouvelles capacités…. Lorsque on pense à des alternatives vis-à-vis de notre système actuel, on ferait bien de regarder au-delà de l’histoire très traumatisée des deux derniers siècles, prendre en compte cette image beaucoup plus large des capacités humaines, des possibilités humaines. La science et l’histoire le prouvent aujourd’hui ».

 

Revisiter l’histoire

De grands récits historiques ont été écrits à partir d’une certaine représentation des origines de l’humanité et des périodes ultérieures. Tel que l’exprime le titre de leur ouvrage : « Au commencement était … », c’est bien à partir d’une remise en cause des représentations dominantes de ces origines et d’une nouvelle vision de la préhistoire que David Graeber et David Wengrow nous proposent une nouvelle histoire de l’humanité.

Les auteurs commencent donc par entreprendre une critique rigoureuse des thèses de Jean-Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Les auteurs nous rapportent les conditions dans lesquelles Jean-Jacques Rousseau a écrit et publié en 1754 « le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». « En voici la trame générale. Il fut un temps où les hommes, aussi innocents qu’au premier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires justement parce qu’ils étaient si petits. Cet âge d’or prit fin avec l’apparition de l’agriculture, et surtout avec le développement des premières villes. Celles-ci marquèrent l’avènement de la « civilisation » et de « l’État », donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque à tous les mauvais côtés de l’existence humaine – le patriarcat, les armées de métier, les exterminations de masse, sans oublier les casse-pieds de bureaucrates qui nous noient dans la paperasse tout au long de notre vie. Il va de soi que nous simplifions à outrance, mais on a bien l’impression que ce scénario de base est là pour refaire surface » (p 14).

Il existe une autre version de l’histoire, mais « elle est encore pire ». C’est celle de Hobbes. « A bien des égards, le « Léviathan » de Thomas Hobbes publié en 1651, fait figure de texte fondateur de la théorie politique moderne. Hobbes y soutient que les hommes étant ce qu’ils sont – des êtres égoïstes – l’état de nature originel devrait être tout le contraire d’un état d’innocence. On y menait certainement une existence « solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève ». En d’autres termes, c’était la guerre – une guerre de tous contre tous, Pour les tenants de cette théorie, ce n’est qu’aux dispositifs répressifs dont Rousseau déplore justement l’existence (gouvernements, tribunaux, administrations, forces de police) que nous en sommes sortis. La longévité de cette interprétation n’a rien à envier à celle de la vision rousseauiste… En vertu de cette conception, la société humaine repose sur la répression collective de nos plus bas instincts, un impératif qui se fait plus urgent à mesure que les populations se rassemblent en plus grand nombre au même endroit… » Et, au total, « les sociétés humaines, n’ont jamais fonctionné selon d’autres principes que la hiérarchie, la domination et l’égoïsme cynique qui les accompagnent. Seulement, leurs membres auraient fini par comprendre qu’il était plus avantageux pour eux de faire passer leurs intérêts à long terme avant leurs instincts immédiats – ou mieux encore à élaborer des lois les obligeant à cantonner leurs pires pulsions à des domaines qui revêtent une certaine utilité sociale…». (p15).

Les deux thèses, celle de Rousseau et celle de Hobbes nous paraissent déboucher sur des impasses en terme de résignation vis-à-vis des travers de l’inégalité sociale et d’un hiérarchisation abusive. Dans le premier cas, la complexification de la société est censée entrainer des conséquences néfastes. Dans le second cas, le mal est congénital. « Les deux versions ont de terribles conséquences politiques » (p 16), écrivent les auteurs. Mais leur opposition s’affirme également au niveau de la recherche anthropologique : « Elles donnent du passé une image inutilement ennuyeuse. Elles sont tout simplement fausses » (p 16).

Les auteurs rappellent alors les immenses progrès de la recherche en ce domaine et comment ils ont rassemblé les éléments ethnographiques et historiques accessibles. « Notre ambition dans ce livre est de commencer à reconstituer le puzzle… Un changement conceptuel est également nécessaire. Il nous faut questionner la conception moderne de l’évolution des sociétés humaines, à commencer par l’idée selon laquelle elles devraient être classées en fonction des modes de développement définis par des technologies et des modes d’organisation spécifiques : les chasseurs cueilleurs , les cultivateurs, les sociétés urbaines industrialisées, etc. En fait, cette idée plonge ses racines dans la violente réaction conservatrice qu’a provoquée, au début du XVIIIe siècle, la montée des critiques contre la civilisation européenne » (p 17).

Cet ouvrage met en évidence un nouveau paysage. « Il est désormais acquis que les sociétés humaines préagricoles ne se résument pas à de petits clans égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques que des mornes abstractions suggérées par la théorie évolutionniste. L’agriculture, elle, n’a pas entrainé l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué une étape irréversible dans la marche vers l’inégalité. En réalité, dans bien des communautés où l’on commençait à cultiver la terre, les hiérarchies sociales étaient pour ainsi dire inexistantes. Quant aux toutes premières villes, loin d’avoir gravé dans le marbre les différences de classe, elles étaient étonnamment nombreuses à fonctionner selon des principes résolument égalitaires, sans faire appel à de quelconques despotes, politiciens-guerriers bourrés d’ambition ou même petits chefs autoritaires » (p 16).

Ainsi, à partir de l’examen d’un grand nombre de situations, les auteurs peuvent affirmer que « l’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…) si cruciales soient-elles, que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective – la condition préalable étant évidemment que l’organisation de celle-ci soit ouverte aux discussions ». D’ailleurs, s’exclament-ils, « cette faculté  d’expérimentation sociale et d’autocréation – cette liberté en somme – n’est-elle pas ce qui nous rend fondamentalement humain ? » Les auteurs se perçoivent dans une dynamique. « Nous sommes tous des projets, des chantiers d’autocréation collective. Et si nous décidions d’aborder le passé de l’humanité sous cet angle, c’est à dire de considérer tous les humains, par principe, comme des êtres imaginatifs, intelligents, espiègles et dignes d’être appréhendés comme tels ? Et si, au lieu de raconter comment notre espèce aurait chuté de haut d’un prétendu paradis égalitaire, nous nous demandions plutôt comment nous nous sommes retrouvés prisonniers d’un carcan conceptuel si étroit que nous ne parvenons plus à concevoir la possibilité même de nous réinventer ? » (p 21-22)

 

La « critique indigène » comme ferment d’une réflexion nouvelle sur la société européenne et d’un nouveau récit historique

Les auteurs consacrent un des premiers chapitres à « la critique indigène et le mythe du progrès ». Dès le début du XVIIIe siècle, parvient en France une information sur la vie et l’organisation sociale des populations autochtones d’Amérique du Nord. En contraste apparaissent les maux de société française. Cette « critique indigène » nourrit un bouillonnement d’idées. Une autojustification s’élabore à travers l’attribution de ces maux comme contrepartie à la complexité de la « civilisation » et au « progrès ».

Ce livre fait apparaitre le rôle joué par la découverte de civilisations étrangères et leur exemple dans l’élaboration européenne de la pensée des Lumières alors que celle-ci est

souvent présentée comme une production interne. « Du jour au lendemain, quelques-uns des plus puissants royaume d’Europe se retrouvèrent maitre d’immenses territoires. Les philosophes européens, eux, furent subitement exposés aux civilisations chinoises et indiennes, ains qu’à une multitude de conceptions sociales, scientifiques et politiques dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. De ce flux d’idées nouvelles naquit ce qu’il est convenu d’appeler les « Lumières » (p 47). Cependant l’attention des auteurs va se porter particulièrement sur les relations avec les populations autochtones d’Amérique du nord, par l’entremise des colons et des missionnaires au Québec. C’est dans ce contexte que « l’académie de Dijon a jugé opportun de poser la question des origines de l’inégalité qui a suscité le célèbre écrit de Jean-Jacques Rousseau. Cet épisode « nous plonge dans la longue histoire des débats intra-européens sur la nature des sociétés du bout du monde – en l’occurrence celles des forêts de l’est de l’Amérique du nord. Nombre de ces conversations renvoyaient d’ailleurs à des échanges entre européens et amérindiens à propos de l’égalité, de la liberté, de la rationalité ou encore des religions révélées. – des sujets dont beaucoup deviendraient centraux dans la philosophie politique des Lumières » (p 49). Les écrits des missionnaires jésuites aux Québec ont été largement diffusés en France et ils rapportent la pensée critique des amérindiens sur la société française, une critique d’abord centrée sur la façon dont les institutions malmenaient la liberté, puis, après qu’ils eussent acquis une meilleure connaissance de la civilisation européenne, sur l’idée d’égalité. Si les récits des missionnaires et la littérature de voyage étaient si populaires en Europe, c’est précisément qu’ils exposaient leurs lecteurs à ce type de critique, leur ouvrant de nouveaux horizons de transformation sociale » (p 57). Les auteurs exposaient en détail les pratiques sociales des amérindiens qui amenaient ceux-ci à critiquer les comportements des colonisateurs. Ainsi, « dans ces échanges, indiens d’Amérique et européens étaient d’accord sur un constat : le premiers vivaient dans des sociétés fondamentalement libres, les seconds en étaient très loin » (p 62).

Ce livre accorde une importance particulière à un français, Lahontan, qui était entré en relation et en conversation avec un chef politique et philosophe indigène, Kandiaronk. Or, Lahontan, de retour en Europe, publia trois ouvrages sur ses aventures canadiennes. « Le troisième, publié en 1703, et intitulé : « Dialogue avec un sauvage » se composait de quatre conversations avec Kandiaronk. Le sage Wenda y portait un regard extrêmement critique sur les mœurs et les idées européennes en matière de religion, de politique, de santé et de sexualité » (p 71-72). Il s’y exprime notamment les reproches suivants : « les incessantes chamailleries, le manque d’entraide, la soumission à l’autorité, mais avec un éléments nouveau : l’institution de la propriété » (p 75). Ces échanges sont nombreux et portent sur différents thèmes. Ainsi Kandiaronk fait ressortir l’attrait que la société amérindienne peut exercer sur les européens : « Si Lahontan décidait d’embrasser le mode de vie amérindien il s’en trouverait bien plus content, passé un petit temps d’adaptation. (Il n’avait pas tort sur ce point : presque tous les colons adoptés par des communautés indigènes ont refusé par la suite de retourner vivre dans leur société d’origine) » (p 79). De fait, les livres de Lahontan ont connu un succès considérable. Ils ont exercé un grand impact. « Les réflexions de Kandiaronk n’ont cessé d’être réimprimées et rééditées pendant plus d’une centaine d’années et elles ont été traduites en allemand, en anglais, en néerlandais et en italien » (p 82).

Cependant, d’autres écrivains vantaient les aspects positifs d’autres pays exotiques. Ainsi, « Madame de Graffigny, célèbre femme de lettres, publie en 1747 un livre populaire : « Lettre d’une Péruvienne » où l’on découvre la société française à travers les yeux de Zila, princesse inca enlevée par des conquistadores espagnols… Zila critiquait tout autant le système patriarcal que la vanité et l’absurdité de la société européenne ». (p 83). Madame de Graffigny entra, à cette occasion, en correspondance avec plusieurs de ses amis, l’un de ses correspondants était le jeune Turgot, économiste en herbe, mais futur homme d’état à la fin du siècle avant la Révolution française. Les auteurs mettent l’accent sur sa réponse, très circonstanciée et très critique. C’est là en effet qu’ils voient apparaitre un récit « où le concept du progrès économique matériel a commencé à prendre la forme d’une théorie générale de l’histoire » (p 83). Et les auteurs font ressortir leur pensée à ce sujet par un sous-titre très engagé : «  Où Turgot se fait démiurge et renverse la critique indigène pour poser les jalons des principales théories modernes de l’évolution sociale (ou comment un débat sur la liberté se mue en un débat sur l’égalité ) ». Dans sa réponse à Madame de Graffigny, Turgot écrit : « Tout le monde chérit les idées de liberté et d’égalité (dans l’absolu). Toutefois, il est indispensable d’adopter une vision plus globale. La liberté et l’égalité dont jouissent les sauvages ne sont pas les marques de leur supériorité, mais de leur infériorité., car elles ne peuvent régner que dans des communautés où toutes les familles sont fondamentalement autosuffisantes, c’est-à-dire où tout le monde vit dans un état de pauvreté. A mesure que les sociétés évoluent, les technologies progressent. Les différences innées de talent et de capacité, qui existent partout et toujours, se renforcent pour former la base d’une division du travail de plus en plus élaborée. On passe alors d’organisations simples comme celle des Wendas à notre « civilisation commerciale complexe où la prospérité de tous (la société) ne peut être obtenue que par l’appauvrissement et la dépossession de certains. Si regrettable qu’elle soit, cette inégalité est inévitable… La seule alternative serait une intervention massive de l’État à la manière inca – autrement dit l’instauration d’une sorte d’égalité forcée qui ne pourrait qu’étouffer l’esprit d’initiative, et donc déboucherait sur une catastrophe économique et sociale » (p 84). Quelques années plus tard, Turgot allait présenter ces mêmes idées au cours d’une série de conférences sur l’histoire mondiale… Ces conférences lui offrirent l’occasion d’approfondir son argumentation en lui donnant la forme d’une théorie générale des phases de développement économique » (p 84-85). Ainsi, il distingue des stades successifs : les chasseurs, puis le pastoralisme, puis l’agriculture, enfin la civilisation commerciale urbaine moderne. « On voit bien que c’est une réponse directe à la force de la critique indigène que furent énoncées pour la première fois en Europe les théories de l’évolution sociale… » (p 85). C’est dans ce contexte que les thèses de Jean-Jacques Rousseau sont apparues et se sont développées pour se maintenir ensuite lors de l’histoire ultérieure.

 

Un grand apport

Notre vision du monde dépend, pour une part importante, de la manière dont nous représentons son histoire. On comprend pourquoi plusieurs livres ont été publiés récemment dans ce domaine. L’incidence de ces thèses sur les comportements n’est pas immédiate, mais elle y contribue. Dans un monde où le poids et l’impact de structures d’oppression est grand, on peut avoir tendance à baisser les bras. Des institutions bien installées peuvent-elles être changées ? Sommes-nous enfermés dans des pratiques répétitives ? Face aux dangers actuels, la lenteur de nos réactions est-elle inévitable ?

Le livre de David Graeber et de David Wengrow est important parce que leur histoire de l’humanité nous montre qu’elle révèle différents possibles.

« Ce que nous avons voulu faire, c’est adopter une approche dans le présent – par exemple en envisageant la civilisation minoenne ou la culture Hopewell non pas comme des accidents de parcours sur une route qui menait inexorablement aux États et aux empires, mais comme des possibilités alternatives, des bifurcations que nous n’avons pas suivies. Après tout, ces choses-là ont réellement existé même si nous avons l’indécrottable habitude de les reléguer à la marge plutôt que de les placer au cœur de la réflexion… ». Ainsi, on peut nourrir d’amers regrets sur les évènements tragiques qui ont abondé dans notre passé, mais il est bon de savoir qu’il n’y a pas de fatalité. « Les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent ». Ne pouvons-nous pas rêver positivement avec les auteurs ? : « Imaginons que notre espèce se maintienne à la surface de la Terre et que nos descendants dans ce futur, que nous ne pouvons pas connaître, jettent un regard en arrière. Peut-être que des aspects que nous considérons aujourd’hui comme des anomalies (les administrations à taille humaine, le villes régies par des conseils de quartier, les gouvernements où la majorité des postes à responsabilité sont occupés par des femmes, les formes d’aménagement du territoire qui font la part belle à la préservation plutôt qu’à l’appropriation et à l’extraction) leur apparaitront comme des percées majeures qui ont changé le cours de l’histoire tandis que les pyramides ou les immenses statues de pierre feront figure de curiosités historiques. Qui sait ? » (p 659-660).

Certes, cette représentation de l’histoire sera accueillie différemment selon la vision du monde des lecteurs.

Dans la « Christian Scholar’s Review, Benjamin McFarland (6) reconnait l’originalité et l’importance des découvertes rapportées par David Graeber et David Wengrow. Son examen du livre s’opère sur un registre scientifique, mais aussi un registre théologique. A cet égard, il se réfère à la théorie de René Girard. « La violence mimétique est dissimulée et transférable si bien qu’il est difficile de la reconnaitre même dans une histoire bien documentée ». Il y a là une question théologique. Dans quelle mesure sommes-nous libres ? « Graeber et Wengrow mettent l’accent sur la liberté, mais négligent la contrainte ». Cependant, comme chrétien, Benjamin McFarland est reconnaissant de ce que ce livre « restaure nos ancêtres dans leur pleine humanité ». il estime que « ces exemples historiques pourraient aider l’église à imaginer une communauté radicalement différente. Les chrétiens peuvent apprendre des communautés à travers l’histoire y compris les arrangements et les attitudes concernant l’argent et la technologie. Mais je suspecte toutes les sociétés humaines de cacher de l’oppression et de la violence (juste comme l’église l’a fait historiquement et présentement). Pendant deux mille ans, le blé et l’ivraie ont grandi ensemble ». Ajoutons ici une note personnelle : la lecture de cet ouvrage nous apprend qu’il est impossible d’assigner des frontières à l’œuvre de Dieu non seulement dans l’espace, mais dans le temps.

Pour notre part, l’approche de David Graeber et David Wengrow ouvre des fenêtres en mettant en évidence les expériences positives à travers l’histoire et en mettant ainsi en évidence une gamme de possibles. En nous inspirant de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann (6), nous excluons la fatalité, nous reconnaissons l’Esprit à l’œuvre et nous accueillons le futur de Dieu inspirant le présent.

« L’espérance eschatologique ouvre chaque présent à l’avenir de Dieu. On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte au futur. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent aux dépens des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent… ». Il y a bien là une ouverture aux possibles.

Par définition, une histoire de l’humanité a pour conséquence d’élargir notre horizon. Mais, en l’occurrence, c’est particulièrement le cas. En effet, cet ouvrage fait apparaitre des civilisations jusque-là inconnues et surgir des modes de vie et des pratiques ignorées. Il donne droit de cité à des groupes humains méconnus. Il modifie nos angles de vue. Ainsi, il élargit considérablement notre champ de vision.

Il intervient dans un contexte où le décentrement du regard s’impose. Nous sommes appelés à nous défaire d’un point de vue surplombant l’histoire de l’occident pour l’inscrire à une juste place dans l’histoire du monde. Le mouvement est en cours. Des historiens sont en train de faire apparaitre des histoires méconnues comme celle de l’Afrique par exemple.

Les phénomènes de domination sont de plus en plus reconnus. Cet ouvrage apporte à ce mouvement une contribution majeure. Il accroit notre compréhension des peuples autochtones en Amérique du Nord et de leurs rapports avec les européens et il nous appelle à revisiter l’histoire du XVIIIe siècle et de la pensée des Lumières.

Il nous met également en garde vis-à-vis des effets simplificateurs de cette pensée. Ce fut l’idée que les peuples traditionnels, « non modernes », ne pouvaient « avoir leurs propres projets de société ou leurs propres inventions historiques. Ces peuples étaient forcément trop niais pour cela (n’ayant pas atteint le stade de la « complexité sociale ») ou bien vivaient dans un monde mystique imaginaire. Les plus charitables affirmaient qu’ils ne faisaient que s’adapter à leur environnement avec le niveau technologique qui était le leur » (p 628).

Au total, cette grande œuvre nous montre une histoire nouvelle de l’humanité qui met en valeur la créativité sociale comme la créativité technique de civilisations anciennes jusque ici oubliées, inconnues et méconnues. Le texte, en page de couverture, nous invite à une lecture approfondie de ce livre en exaltant son originalité et sa portée : « Les auteurs nous invitent à nous débarrasser de notre carcan conceptuel et à tenter de comprendre quelles sociétés nos ancêtres cherchaient à créer. Leur ouvrage dévoile un passé humain infiniment plus intéressant que ne le suggèrent les lectures conventionnelles. Un livre monumental d’une extraordinaire portée intellectuelle… » (page de couverture).

J H

  1. David Graeber. David Wengrow. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Les liens qui libèrent, 2023, 745 p
  2. The Guardian. The dawn of everything. https://www.theguardian.com/books/2021/oct/18/the-dawn-of-everything-a-new-history-of-humanity-by-david-graeber-and-david-wengrow-review-have-we-got-our-ancestors-wrong
  3. Washington Post. The dawn of everything : https://www.washingtonpost.com/outlook/after-200000-years-were-still-trying-to-figure-out-what-humanity-is-all-about/2021/11/23/2b29ff86-4bc8-11ec-b0b0-766bbbe79347_story.html
  4. La Croix. Au commencement était : https://www.la-croix.com/France/Au-commencement-etait-nouvelle-histoire-lhumanite-2021-12-11-1201189722
  5. France Culture. Faut-il revoir notre copie ? Interview de David Wengrow : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-idees/david-wengrow-7576492
  6. Jürgen Moltmann. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie/

 

Comment la puissance technologique n’engendre pas nécessairement le progrès

Comment la puissance technologique n’engendre pas nécessairement le progrès

Des exemples de l’histoire aux menaces actuelles.

 Power and progress
Par Daron Acemoglu et Simon Johnson

Il n’y a pas très longtemps, tout ce qui paraissait un progrès technologique excitait l’enthousiasme comme la promesse d’une abondance dans une société prospère d’où disparaitrait la pauvreté et la misère. Aujourd’hui, on se rend compte qu’au cours des quatre dernières décennies, les sociétés occidentales et particulièrement la société américaine, ont pris le chemin inverse, en devenant beaucoup plus inégalitaires. Et on prend également conscience que la course au développement économique bouleverse notre écosystème planétaire et dérégule le climat par un usage forcené des énergies fossiles. Aujourd’hui, la conscience écologique suscite une réaction à l’échelle planétaire. Face à des ambitions démesurées, la prudence s’impose et on en appelle même aux mérites de la sobriété.

Deux chercheurs américains au MIT, Daron Acemoglu et Simon Johnson, directement confrontés à la course effrénée à l’automatisation qui bouleverse les équilibres de l’économie américaine, viennent d’écrire un livre qui situe nos problèmes actuels dans une histoire longue où l’on constate qu’en maintes périodes, les acquis du progrès technologique ont été confisqués par un groupe dominant aux dépens des travailleurs ayant porté cette innovation. Les auteurs nous apportent cependant une bonne nouvelle : à d’autres périodes, des forces sociales se sont élevées dans la société et ont permis un développement équilibré au bénéfice de tous. Ce livre : « Power and Progress. Our Thousand-year struggle over technology and prosperity” (1) nous montre comment garder notre autonomie par rapport aux dévoiements de processus économiques contrôlés à leur profit par des élites égoïstes ». « Le progrès n’est pas automatique, mais il dépend des choix que nous faisons en matière de technologie. De nouvelles manières d’organiser la production et la communication peuvent, soit servir les intérêts étroits d’une élite, soit devenir le fondement d’une prospérité étendue ». Ce problème est d’actualité « à un époque où les technologies digitales et l’intelligence artificielle accroissent l’inégalité et minent la démocratie à travers une automatisation excessive, une collecte massive des données et une surveillance intrusive ». « Il n’est pas obligé qu’il en soit ainsi. ‘Power and Progress’ démontre que la voie de la technologie peut être mise sous contrôle. Les formidables avancées informatique du dernier demi-siècle peuvent devenir des outils d’autonomisation et de démocratisation, mais pas si les décisions majeures demeurent dans les mains de quelques leaders technologiques animés par une hubris » (page de couverture). Ce livre, jusqu’à présent non traduit en français, est présenté en cette langue par un expert. On pourra se reporter à son article : « La chaire» a lu pour vous : https://www.chaireeconomieduclimat.org/points-de-vue/la-chaire-a-lu-pour-vous-power-and-progress-our-thousand-year-struggle-over-technology-and-prosperity-de-daron-acemoglu-et-simon-johnson/

Aussi, nous nous bornerons ici à présenter quelques aperçus significatifs de ce livre.

 

Comment des bénéfices de progrès technologiques substantiels ont été captés par une élite politique ou religieuse

Les auteurs remontent loin dans le passé pour mettre en évidence, la manière dont des progrès technologiques majeurs ont été captés par des élites politiques ou religieuses. Il y a environ douze mille ans, est apparu un processus menant à une agriculture installée, permanente, fondée sur des plantes et des espèces domestiquées. Des genres différents de société apparurent. Mais il y a 7000 ans, un régime particulier se développa dans le Croissant fertile. Le fondement était une agriculture avec une seule récolte. Les inégalités économiques s’intensifièrent et une haute hiérarchie sociale apparut, consommant beaucoup. En Égypte, pyramides et tombes se développèrent dans le cadre d’une élite comparable. C’est là que les auteurs mettent en évidence l’introduction des grains de céréales comme « un exemple d’innovation technologique ». Or, sous les auspices d’états centralisés, la condition des paysans semble avoir été pire que celle de leurs ancêtres. De fait, « les choix technologiques dans les premières civilisations ont favorisé les élites et appauvri la plupart des gens ». Les auteurs décriront une situation comparable au Moyen âge anglais. « Dans les deux cas, le système politique plaçait un pouvoir disproportionné dans les mains d’une élite. La coercition jouait un rôle bien sûr, mais le pouvoir de persuasion de la religion et les leaders politiques étaient souvent un facteur décisif » (p 115-120).

« Cependant, ni la monoculture du grain, ni l’organisation hautement hiérarchisée qui extorquait le surplus aux fermiers, n’a été ordonnée ou dictée par la nature des récoltes correspondantes. Même la culture de céréales n’a pas toujours produit l’inégalité et la hiérarchie comme l’illustrent les plus égalitaires vallées de l’Indus et la civilisation mésoaméricaine. La culture du riz dans l’Asie du Sud-est a pris place dans le contexte de sociétés moins hiérarchiques… (p 122).

« Contrairement à une opinion répandue, il y a eu un changement et une amélioration technologique significative dans la productivité économique de l’Europe au Moyen Age… Cependant, il y a quelque chose de tout à fait sombre à cette époque. La vie des gens travaillant la terre resta dure et le niveau de vie des paysans peut même avoir décliné dans certaines parties de l’Europe. La technologie et l’économie ont progressé d’une manière qui s‘est révélée nuisible pour la plus grande part de la population » (p 100-101). En Angleterre, le développement des moulins a été une innovation décisive. A la fin du XIe siècle, il y a environ 6000 moulins à eau en Angleterre et ce nombre a doublé durant les deux siècles suivants et leur productivité s’est accrue. La productivité agricole s’est également accrue. Malheureusement, il n’y a pas eu une élévation correspondante des revenus chez les paysans. Le surplus a été, de fait, majoritairement consommé par « la hiérarchie religieuse qui a construit des cathédrales, des monastères et des églises » (p 103). Cette construction a été couteuse. Le contrôle féodal a exercé une coercition : « Comme les nouvelles machines se déployaient et que la productivité augmentait, les seigneurs féodaux ont exploité plus intensément la paysannerie ».

Les auteurs nous rapportent ensuite comment s’est déroulée, au XVIIIe siècle en Angleterre, la pression en faveur de la clôture des terres, les « enclosures ». « Cette histoire a montré clairement que cette réorganisation technologique de la production, même lorsqu’elle était proclamée dans l’intérêt du progrès et du bien commun, avait pour conséquence de mettre davantage à bas ceux qui étaient déjà dépourvus de pouvoir ».

Les auteurs envisagent ensuite deux moments de l’histoire très différents où le progrès technologique n’a pas profité aux travailleurs, mais a participé à leur asservissement : l’introduction de l’égraineuse de grains de coton dans les plantations américaines à la fin du XVIIIe siècle ; le développement du machinisme agricole dans les années 1920 en Union soviétique. « Le secteur cotonnier a fleuri Etats-Unis grâce aux nouvelles connaissances comme l’égraineuse de coton et d’autres innovations aux dépens des esclaves noirs travaillant dans les grandes plantations. L’économie soviétique a grandi rapidement dans les années 1920 en utilisant le machinisme, tel que les tracteurs et les moissonneuses batteuses, appliqué aux champs de céréales. Cependant, la croissance s’est produite au détriment de millions de petits paysans » (p 133).

 

Lorsque la prospérité accompagne le progrès technologique

Les auteurs nous présentent dans ce livre une histoire du progrès technologique. Ils consacrent ainsi le chapitre 5 à la grande révolution industrielle qui a métamorphosé le visage économique de la Grande-Bretagne au XVIIIe et XIXe siècle. Ce fut l’invention bouleversante de la machine à vapeur. Ce livre nous rapporte cette épopée industrielle, le développement des mines de charbon, la fulgurante expansion des chemins de fer et une dynamique d’invention et de réalisation de nouvelles machines.

Un changement technologique et économique aussi conséquent et radical apparait dans l’histoire comme un phénomène original. Les auteurs s’interrogent donc sur les facteurs originaux de cette irruption. Ils mettent l’accent sur un facteur « souvent sous-estimé » : « l’émergence d’une classe moyenne nouvellement enhardis : entrepreneurs et hommes d’affaires. Leurs vies et leurs aspirations étaient enracinés dans les changements institutionnels qui avaient commencé à donner du pouvoir à ce milieu social depuis le XVIe et le XVIIe siècle. La Révolution industrielle peut avoir été propulsée par les ambitions de gens nouveaux essayant d’améliorer leur richesse et leur standing social, ce qui était loin d’une vision inclusive » (p 45-46).

En effet, au début de la Révolution industrielle, si des hommes ont participé à un enthousiasme innovant, « la première phase de cette Révolution a été appauvrissante et affaiblissante pour la plupart des gens. C’était la conséquence d’un fort parti pris d’automatisation et dans le manque de voix ouvrière en regard de la fixation des salaires. Ce ne sont pas seulement les moyens de subsistance qui ont été affectés négativement par l’industrialisation mais aussi la santé et l’autonomie d’une bonne part de la population.

Cette affreuse image a commencé à changer dans la seconde partie du XIXe siècle quand des gens ordinaires se sont organisés et ont provoqué des réformes politiques et économiques. Les changements sociaux ont modifié l’orientation de la technologie et fait monter les salaires. Ce fut seulement une petite victoire pour une prospérité partagée et les pays occidentaux auront à cheminer plus longuement sur un chemin contesté, technologique et institutionnel, pour réaliser une prospérité partagée » (p 56).

Selon les auteurs, l’emploi dépend des modes d‘industrialisation. Au début de la révolution industrielle, l’automatisation de la filature et du tissage a nui à l’emploi. Au contraire, dans la période ultérieure, le développement des chemins de fer a suscité toute une gamme d’emploi.

« Les avancées dans les chemins de fer suscitèrent beaucoup de nouvelles tâches dans l’industrie des transports et les emplois requéraient toute une gamme de capacités de la construction à la vente de tickets, maintenance, ingénierie, et management » (p 196). Des contrepoids sont apparus permettant le partage des bénéfices du progrès technologique. « Un machinisme et des méthodes de production se sont développés et ont accru la productivité de l’industrie britannique, en même qu’elle étendait aussi la gamme de tâches et d’opportunités pour les travailleurs. Mais le progrès technologique n’est jamais suffisant en lui-même pour élever les salaires. Les travailleurs ont besoin de développer un plus grand pouvoir de négociation vis-à-vis des employeurs ». C’est en 1871 que les syndicats devinrent pleinement légaux en Grande-Bretagne (p 202).

Il y a d’autres périodes où le progrès technologique a contribué à une diversification et à une multiplication des emplois. Les auteurs étudient en ce sens le développement de l’électrification et celui de la production d’automobiles aux EtatsUnis. Ils envisagent la grande période de progrès technologique, de croissance économique et de bien-être social qu’ont été les trois décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale. « Les Etats-Unis et les nations industrielles ont fait l’expérience d’une croissance économique rapide qui a été largement partagée par la plupart des groupes démographiques. Ces tendances économiques ont été de pair avec d’autres améliorations sociales, incluant l’expansion de l’éducation, les soins de santé et l’augmentation de l’espérance de vie. Ce changement technologique n’a pas seulement automatisé le travail mais il a aussi créé de nouvelles opportunités pour les travailleurs et ceci s’est inscrit dans un cadre institutionnel qui a renforcé les contre-pouvoirs » (p 36).

« Quelle a été la sauce secrète de la prospérité partagée dans les décennies ayant suivi la seconde guerre mondiale ? La réponse réside en deux éléments : une direction de la technologie qui a créé de nouvelles tâches et emplois pour des travailleurs de tous les niveaux de qualification et un cadre institutionnel permettant aux travailleurs de partager les gains de productivité entre employés et employeurs » (p 240). Les auteurs traitent de cette histoire aux Etats-Unis en montrant comment elle a notamment bénéficié des réformes du New Deal et il aborde cette histoire équivalente de progrès en Europe dans le contexte de la reconstruction après la guerre et un esprit social tel qu’il a été exprimé en Angleterre dans le Rapport Beveridge qui proclame « l’abolition du besoin » (p 249).

 

Faire face aujourd’hui à la nouvelle crise économique qui est venue s’inscrire dans la révolution digitale à travers un accroissement des inégalités et la menace d’une automatisation dévastatrice.

Née aux Etats-Unis et portant d’extraordinaires promesses, la révolution digitale y a été détournée à la fin du XXe siècle. « Les technologies digitales sont devenues le cimetière de la prospérité collective. L’augmentation des salaires a baissé, la part du travail dans le revenu national a diminué fortement et l’inégalité des salaires a surgi autour de 1980. Bien que de nombreux facteurs, incluant la globalisation et l’affaiblissement du mouvement syndical, aient contribué à cette transformation, le changement opéré dans la technologie est le plus important. Les technologies digitales ont automatisé le travail et désavantagé le travail par rapport au capital et les travailleurs peu qualifiés par rapport aux diplômés universitaires » (p 257). Dans la plupart des économies industrialisées, la part du travail a diminué. Aux Etats-Unis, la régression a pris un tour particulièrement défavorable. Un fossé s’est à nouveau accru entre les salaires des blancs et des noirs. L’inégalité s’est considérablement accrue.

Les auteurs en imputent la cause principale à un automatisation massive. Dans les décennies précédant la seconde guerre mondiale, l’automatisation est également rapide, « mais elle était contrebalancée par d’autres changements technologiques qui augmentaient la demande de travail.

La recherche récente montre que depuis 1980, l’automatisation s’est accélérée significativement et qu’il y a moins de tâches et de technologies nouvelles qui créent des opportunités pour les gens. Ces changements entrent pour beaucoup dans la détérioration de la position des travailleurs dans l’économie…

L’automatisation a été aussi un accélérateur majeur de l’inégalité en affectant des tâches remplies particulièrement par des travailleurs peu ou moyennement qualifiés » (p 261).

Les auteurs soulignent qu’il n’y a pas là une fatalité. « La technologie a accru les inégalités à cause des choix que des entreprises ou de puissants acteurs ont effectué. La globalisation n’est pas séparée de cette question… De fait, il y a eu une synergie entre automatisation et globalisation avec le même souci de réduire les coûts du travail et le nombre de travailleurs moins qualifiés. Ce processus a été facilité à la fois par le manque de contre-pouvoirs dans le milieu du travail et par l’évolution politique depuis 1980 (p 263). Les auteurs dressent un tableau des pressions exercées par les grandes entreprises et les milieux d’affaire et ils mettent en évidence les idéologies correspondantes telles que la « doctrine Friedman ». Dans d’autres pays, les dérives ont été moins marquées. Les auteurs mentionnent les cas de l’Allemagne et du Japon où on a combiné l’automatisation et la création de tâches nouvelles (p 286).

Les auteurs critiquent une nouvelle ‘utopie digitale’ : « la transformation de l’éthique des hackers en une utopie digitale corporative est largement liée à une poursuite de l’argent et du pouvoir social » (p 289). C’est une idéologie de la ‘disruption’, une forme sauvage d’innovation qui détruit les anciens équilibres. « Ce biais technologique est très largement un choix, et un choix construit socialement. Alors les choses ont commencé à devenir bien pires économiquement, politiquement et socialement, alors que les nouveaux visionnaires trouvent un nouvel outil pour refaire la société : l’intelligence artificielle » (p 296).

 

Pourquoi considérer l’intelligence artificielle avec réserve et avec prudence

Dans la perspective de l’histoire récente de l’usage d’internet, l’emballement de certains vis-à-vis de la promotion de l’intelligence artificielle parait suspect.

Les auteurs consacrent un chapitre à l’intelligence artificielle en en montrant les usages potentiels, les apports, les risques et aussi les limites. Nous renvoyons à ce chapitre écrit avec maitrise et expertise ; ‘Artificial struggle’ (p 297-338). Nous en rendrons compte ici par une courte présentation des auteurs. « Ce chapitre explique que la vision d’internet post-1980 qui nous a égarés, en est venue aussi à définir comment concevoir la nouvelle phase des technologies digitales, ‘l’intelligence artificielle’ et comment l’intelligence artificielle exacerbe les tendances vers l’inégalité économique.

En contraste des proclamations effectuées par beaucoup de leaders de la tech, nous verrons aussi que dans la plupart des tâches humaines, les technologies actuelles de l’intelligence artificielle apportent seulement des bénéfices limités. De plus, l’utilisation de l’intelligence artificielle pour la surveillance au lieu de travail ne propulse pas seulement l’inégalité, mais elle prive également les travailleurs de leur pouvoir d’action (disempower). Pire, un usage courant de l’intelligence artificielle risque de renverser des décennies de gain économique dans les pays en développement en exportant globalement l’automatisation. De tout cela, rien n’est inévitable. Ce chapitre développe une argumentation selon laquelle l’intelligence artificielle, et même l’accent sur l’intelligence de la machine, reflète une approche très spécifique du développement des technologies digitales, une approche qui a de profonds effets dans la répartition des richesses, en bénéficiant à quelques personnes et en laissant le reste derrière.

Plutôt que de se focaliser sur l’intelligence des machines, il serait plus profitable de lutter pour une utilité des machines (‘machine usefulness’) en envisageant combien les machines peuvent être très utiles aux humains, par exemple en complétant les capacités des travailleurs. Comme elle s’est mise en œuvre dans le passé, l’utilité des machines conduit à quelques-unes des applications les plus importantes et les plus productives des technologies digitales, mais qui ont été de plus en plus mises de côté par l’intelligence de la machine et l’automatisation » (p 37).

Cependant l’intelligence artificielle se déploie à un autre niveau, au niveau de la société elle-même. Et elle y pose problème, car « la collecte et la moisson massive de données utilisant l’intelligence artificielle sont en voie d’intensifier la surveillance des citoyens par les gouvernements et les entreprises. En même temps, les modèles d’affaire fondés sur la publicité s’appuyant sur la puissance de l’intelligence artificielle propagent la désinformation et amplifient l’extrémisme ». Les auteurs nous mettent ainsi en garde vis-à-vis de l’intelligence artificielle. « Son utilisation courante n’est bonne ni pour l’économie, ni pour la démocratie et ces deux problèmes malheureusement se renforcent l’un l’autre ». (p 37)

 

Dans la situation critique dans laquelle nous nous trouvons, comment réorienter la technologie ?

Les auteurs ne se bornent pas à un diagnostic critique de la situation. Déjà, à travers l’examen de l’histoire longue auquel ils ont procédé, nous avons compris que le progrès technologique n’est pas une panacée, que ses effets dépendent d’un contexte plus général, des orientations qui sont prises, d’un choix de société. Bref, le progrès technologique n’est pas la réponse à tous nos problèmes. Et on peut, on doit ne pas considérer son orientation présente comme une fatalité.

Dans le dernier chapitre du livre, les auteurs nous apprennent et nous invitent à rediriger le changement technologique (‘redirecting technology’).

Aujourd’hui rediriger le changement technologique, c’est en premier, faire face à la menace existentielle du changement climatique. Or, à cet égard, il y a eu « de remarquables avancées dans les technologies de l’énergie renouvelable ».

Finalement, « Aujourd’hui, les énergies du soleil et du vent sont produites à meilleur marché que les énergies fossiles » (p 389). La différence est devenue significative. Comment ce changement a-t-il pu intervenir ? Les auteurs mettent l’accent sur le rôle du ‘changement de narratif’ ; du développement du mouvement écologique qui s’en est suivi et l’a accompagné, et des mesures qui en sont résultées.

« Du point de vue du défi posé par les technologies digitales, on peut apprendre beaucoup de la manière dont la technologie est redirigée dans le secteur de l’énergie. La même combinaison – changer le narratif, développer des pouvoirs faisant contrepoids et développer et mettre en œuvre des politiques spécifiques – voilà ce qui peut également marcher pour rediriger la technologie digitale» (p 392). Les auteurs posent les problèmes de la technologie digitale en ces termes : « La puissance concentrée des entreprises digitales nuit à la prospérité parce qu’elle limite le partage des gains réalisés grâce au changement technologique. Mais son effet le plus pernicieux se manifeste dans l’orientation de la technologie qui se dirige excessivement vers l’automatisation, la surveillance, la collecte des données et la publicité. Pour regagner une prospérité partagée, nous devons rediriger la technologie et cela signifie une version de la même approche que celle qui a fonctionné pour les progressistes, il y a plus d’un siècle » (p 393). « Cela doit commencer par changer le narratif et les normes ». On retrouve dans ce chapitre les mises en garde et les orientations qui parcourent cet ouvrage avec comme grandes recommandations : changer le narratif, bâtir des pouvoirs faisant contre-poids et développer des techniques, des régulations et des politiques pour traiter des aspects spécifiques du biais social de la technologie » (p 38). Voilà un ouvrage auquel nous pouvons nous référer pour mieux comprendre les enjeux actuels de la technologie digitale et faire face aux menaces présentes.

J H

  1. Daron Acemoglu, Simon Johnson. Power and Progress. One thousand-year struggle over technology and prosperity. London, Basic Books, 2023.