par jean | Juil 20, 2025 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
La prise de conscience écologique appelle aujourd’hui une nouvelle vision du monde. Sociologue et théologien, Michel Maxime Egger a écrit plusieurs livres sur les incidences spirituelles de l’écologie (1). Dans un nouvel ouvrage : « Gaïa et Dieu-e (2) , avec Charlotte Luycke, il aborde aujourd’hui l’approche écoféministe. Ce mouvement, pour une bonne part, est ouvert à la dimension spirituelle. Mais il se heurte à la culture dominatrice qui lui parait s’être imposée dans l’histoire du christianisme. Dans cet ouvrage, Charlotte Luycke et Michel Maxime Egger se pose donc la question : « Un écoféminisme chrétien est-il possible ? » et ils y répondent par l’affirmative. Il se trouve en effet que des théologiennes peu connues dans l’univers francophones, ont, très tôt, ouvert une voie en ce sens. Ainsi, les auteur(e)s « explorent la rencontre entre l’écoféminisme et le christianisme à travers les réflexions visionnaires de grandes théologiennes, d’horizons variés, comme Rosemary Redford Ruether, Sallie McFaguen et Ivone Gebara ». Leurs textes présentés « dans cette anthologie inédite ouvrent de nouvelles voies critiques et créatives pour penser le divin et la nature à partir de l’expérience des femmes. Une manière de nourrir des engagements pour la libération et la justice, étendues à l’ensemble du vivant. Ce livre se veut un ouvrage essentiel pour réinventer la tradition chrétienne à l’ère de l’urgence écologique et des combats féministes » (page de couverture).
Un mouvement écoféministe
Le mouvement écoféministe est apparu « au cours des années 1970-1980…. Né en Amérique du nord et en Europe, avant de se diffuser dans d’autres parties du monde, il est à la fois un champ de recherche théorique et un espace de militance qui se nourrissent mutuellement…. Après une période d‘expansion, l’écoféminisme a connu une phase de déclin à partir de 1995. Il vit une forme de résurgence depuis 2015. Jeanne Burgart Goural l’explique par plusieurs phénomènes : « Une repolitisation de l’arène publique » liée notamment au « renouveau du féminisme « avec le mouvement MeToo, « l’inquiétude massive autour de l’urgence climatique » particulièrement forte autour de la Cop 21, la poussée des dynamiques de transition, mais aussi « une expansion du développement personnel et de la spiritualité » avec la vogue des sorcières et du féminisme sacré » ( p 15-16).
Qu’est-ce qui génère l’écoféminisme ? « L’intuition fondatrice et fédératrice au sein de l’écoféminisme est qu’il existe des interrelations profondes — historiques et actuelles, discursives et pratiques, symboliques et structurelles, culturelles et socio-économiques – entre l’oppression de la nature et celle des femmes. Les deux se renforcent mutuellement et obéissent à un même système de domination. Comme l’écrit Mary Judith Tess : « L’oppression des femmes et la destruction de la planète ne sont pas deux phénomènes distincts, mais deux formes de la même violence, avec toutes les injustices qui en découlent » ( p 16). Ainsi les deux causes sont liées. « Dans la mesure où le sexisme et l’anthropocentrisme sont en partie indissociables, on ne pourra pas surmonter l’un sans dépasser l’autre ». Dans l’écoféminisme, deux courants s’allient pour ouvrir une perspective constructive. « L’enjeu de l’écoféminisme est « la construction d’un nouvel ordre social coopératif, au-delà des principes de hiérarchie, de pouvoir et de compétition. Sa visée et son sens sont de tracer des chemins d libération, de guérison, d’« empowerment », justice et de paix…. L’écoféminisme relie les dominations conjointes de la nature et des femmes à celles liées au genre, la classe sociale, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, l’histoire coloniale…. » (p 16-17).
On en arrive à diagnostiquer une racine des maux auxquels nous sommes confrontés. C’est la culture patriarcale. « La culture patriarcale qui a instauré ka domination du sexe masculin sur le sexe féminin est la même que celle qui a favorisé les cadres de pensée favorisant la subordination de la nature. Elle est à la fois le fruit et le moteur d’un développement civilisationnel, qui a commencé au néolithique, s’est cristallisé avec la modernité occidentale à partir de la fin du XVè siècle. Pour Maria Miess, le patriarcat constitue le fondement de la technoscience et de l’économie capitaliste à partir du XVIIè et dy XVIIIè siècke. Il est en cela indissociable de la chasse aux sorcières, de la traite des esclaves, de la colonisation et du développement de la technoscience.
La société patriarcale a engendré un mode de pensée.
« Ce développement s’est produit à travers plusieurs processus qui – à partir notamment de la civilisation grecque et des monothéismes -ainsi qu’avec l’émergence des sciences modernes – ont masculinisé et extériorisé Dieu-e, domestiqué, féminisé et désenchanté la nature, naturalisé et féminisé les femmes. Il en est résulté une série de dualismes qui ont nourri ls logiques de domination : d’un côté, la transcendance de Dieu-e, la culture, l’esprit, l’âme, la raison et les hommes ; de l’autre, l’immanence divine, la nature, la matière, le corps, les émotions et les femmes. Ces différents pôles sont non seulement opposés, mais hiérarchisés…. ». En conséquence, on peut évoquer : « un cadre conceptuel oppressif » : « un ensemble de représentations, croyances, valeurs et attitudes qui constituent les lunetttes – en l’occurrence patriarcales et anthropocentriques – à travers lesquelles le monde est perçu » ( p 19).
« D’une manière générale, l’écoféminisme exprime le désir de guérir les blessures causées par ces divisions. L’une des clés de cette mutation est le dépassement des cadres de pensée sclérosés qui maintiennent en place les logiques de domination ». Le changement pourra par exemple se manifester par l’introduction d’un nouveau « récit cosmologique comme celui de l’hypothèse Gaïa où l’être humain est un membre parmi d’autres de la communauté du vivant…. ». » Cela demande également de se réapproprier des modes de représentations traditionnellement associés aux femmes pour les transformer en outils d’émancipation : réhabiliter le corps, le sacré immanent, la capacité de « penser avec sensibilité » ou « avec émotion » ( p 20).
Ecoféminisme et spiritualité
L’écoféminisme, par nature, n’est-il pas enclin à considérer le plus grand que soi ? Les auteur(e)s mettent l’accent sur la diversité de l’écoféminisme qui se manifeste en de nombreuses tendances. S’il y a « un écoféminisme du « social », d’arrière-fond matérialiste, il y a un écoféminisme du culturel » ou du « spirituel ». L’écoféminisme, à cet égard, est l’un des rares courants de pensée contemporain à donner une place centrale – non exclusive -à la spiritualité comme source d’ancrage, d’inspiration, d’orientation et de motivation pour la guérison de la terre et la libération des femmes. Autrement dit, comme vecteur de transformation écilogique, sociale, philosophique et politique, L’écoféminisme spirituel peut à ce titre être considéré comme une « écologie intégrale » ( p 24). L’écoféminisme se manifeste à travers une diversité de courants spirituels. C’est « une nébuleuse » où s‘exerce une « grande créativité ». « Une partie s’inscrit dans des cadres religieux. Ainsi Ruether, Gebara, Sallie McFague et d’autres théologiennes présentes dans cette anthologie font référence au christianisme ». Certaines se rattachent au judaïsme, à l’hindouisme, au bouddhisme. Une autre partie se veut plutôt a-, trans- ou post-religieuse. Certaines revendiquent une spiritualité néopaïenne inspirée par la figure de la Déesse. D’autres s’inspirent de la sagesse chamanique et animiste, liées maintenant aux peuples premiers ou à la redécouverte du celtisme ». Cette grande diversité n’exclue pas certaines attitudes et représentations communes. « Toutes ces autrices, cependant, à travers ces différentes voies, sont à la recherche de nouvelles images pour exprimer le « Mystère ultime », d’une manière qui corresponde à la sensibilité et aux connaissances d’aujourd’hui. Toutes, malgrè parfois de profondes divergences, tentent de revaloriser ce que la culture religieuse dominante, jugée patriarcale et écocidaire, a dévalorisé : la nature et la force vitale qui l’anime, le sacré dans ses dimensions immanentes et féminines, la Terre mère comme matrice du vivant et source de sagesse, souvent personnifiée à travers Gaïa » ( p 25) « Dans la mouvance de l’écoféminisme spirituel qui se développe en marge des religions instituées », on peut distinguer quelques tendances comme « la résurgence de la Déesse », la réhabilitation de la sorcière, le Féminin sacré ».
L’écoféminisme chrétien.
Le développement de la pensée écologique s’est heurté à des représentations anthropocentriques et patriarcales présentes dans l’histoire du christianisme. « Dans certains de ses fondements et de ses incarnations, le christianisme est fortement imprégné du cadre conceptuel patriarcal, anthropocentrique et dualiste qui conduit à la dépréciation de la Terre et des femmes… » ( p 32). Face à ces « distorsions patriarcales, sexistes et antiécologiques, des théologiennes écoféministes redessinent une nouvelle théologie chrétienne. « Pour les autrices qui sont au cœur de cet ouvrage, transformer la tradition chrétienne est, certes, une tâche immense et ardue., mais elle n’est pas impossible. Elle est même impérative si le christianisme entend garder une pertinence face aux enjeux actuels. Ultimement, la question est la suivante : comment construire une théologie et développer une praxis qui soient à la fois fidèles aux meilleurs aspects de la tradition, critiques envers les distorsions passées, signifiantes face aux enjeux actuels, sensibles au vivant et ouvertes aux apports de l’écoféminisme ?
Pour relever ce défi, un équilibre est à trouver qui revient à cheminer sur une ligne de crête.
Deux écueils sont à éviter. Le premier consiste à nier les travers dualistes, anthropo- et androcen- triques en adoptant une attitude apologétique à coup de réponses auto-justificatrices. Il est donc capital que les églises et leurs fidèles reconnaissent les faiblesses de leurs traditions en matière écologique et féministe. Une telle autocritique est la condition sine qua non pour retrouver une légitimité et une crédibilité, mais aussi pour ouvrir de nouveaux chemins – théologiques, liturgiques et pratiques – à la lumière des enjeux. Le second écueil consiste à absolutiser les critiques et à réduire toute la tradition à ses défauts….. » (p 35-36). Ici, on appelle à la nuance, à la prise en compte de la complexité, au constat des différences. Les théologiennes chrétiennes écoféministes se sont engagées dans un grand mouvement de « reclaim », c’est-à-dire, selon les auteur(e)s, en traduction du terme anglais, un mouvement de « réhabilitation et réinvention « ou, pour le dire autrement, de « réappropriation et refondation » ( p 37).
Comment se mettent en œuvre ces démarches de réappropriation ? « Le point de départ est le corpus biblique et théologique qu’il s’agit de revisiter et d’ouvrir à de nouvelles perspectives plus inclusives, égalitaires, écologiques, favorables aux femmes….La démarche de Ruether est mentionnée. C’est la revalorisation de quatre composantes de la tradition chrétienne / primo, le prophétisme biblique dont l’approche unitive est étrangère « aux dualismes entre le sacré et le profane, l’individuel et la société, le spirituel et le matériel que le christianisme a absorbé à travers la culture de l’hellénisme tardif. Secundo, la vision de l’alliance entre Dieu et toutes les créatures qui contredit le dualisme entre l’histoire et la nature Elle nous rappelle que nous sommes appelé(e)s à créer une communauté juste, attentive aux besoins des étrangers, des pauvres et du vivant. Tertio, la tradition sacramentelle qui met en relief la présence incessante et la manifestation de Dieu-e dans la création, complétant ainsi l’accent sur l’altérité et la transcendance divine. Quarto, les apports des femmes mystiques de l’époque médiévale qui comme Hildegarde de Bingen, Hadewijch d’Anvers, les béguines ou encore Julienne de Norwich ont exprimé, souvent de manière novatrice et audacieuse, leur vision du cosmos, leur conception du salut ou leur intimité avec Dieu-e ou le Christ » ( p 38).
Il y a également un travail de réinvention et de restauration.« Il ne s’agit pas seulement de regarder en arrière dans le rétroviseur pour voir ce qui peut être récupéré, mais vers l’avant en « apprenant à penser autrement » et, au besoin, « en « abandonnant des notions chères », transformant les « constructions théologiques et interprétations traditionnelles » de la Bible et des dogmes. Le point de départ pour cela n’est pas la tradition, mais l’expérience des femmes, le système Terre dans ses beautés et ses souffrances et la science contemporaine qui a apporté une nouvelle vision du vivant, en particulier comme toile d’interdépendances ainsi que matrice de la vie et de la conscience humaine. « Concevoir le christianisme à la lumière d’une cosmologie évolutive nécessite des réévaluations substantielles et élargit le cadre historique au-delà de l’histoire religieuse et humaine ». C’est par exemple ce que propose Anne Primavest. Elle relit la Genèse et donne une dimension sacrée à la Terre qu’elle convoque comme hypothèse scientifique et pas seulement comme symbole. Cette oeuvre de refondation passe par une démarche non seulement de réinterprétation, mais aussi de déconstruction et reconstruction à tous les niveaux de la réflexion et de la praxis théologique.
Ce réexamen vaut en particulier pour l’exégèse biblique. L’écoféminisme interroge les méthodes d’interprétation des Écritures et leurs usages, dans la mesure où ils obéissent souvent à des grilles de lecture patriarcales, anthropocentriques et androcentriques….. » ( p 40).
Cette nouvelle approche théologique requiert également un changement de langage. « Dans ce processus, il s’agit également de se libérer de « l’esclavage du langage religieux consacré », majoritairement masculin. … le défi est de trouver ou inventer un langage et un imaginaire adéquats, porteurs et signifiants pour aujourd’hui.
« En résumé, le défi écoféministe lancé à la théologie est profond et imprègne toutes les couches de la réflexion et de la pratique théologique » ( p 44).
Charlotte Luycke et Michel Maxime Egger nous présentent ensuite les chantiers de la théologie écoféministe, les grands thèmes envisagés avec un nouveau regard. Ces thèmes s’énoncent en plusieurs séquences. Relectures théologiques : Dieu-e et la création, sortir du modèle patriarcal ; Réappropriation de la tradition : la matrice primordiale, la Trinité, la Sagesse ou Sophia, le Christ cosmique ; Refondation de la tradition : Dieu-e comme mère, le monde comme corps de Dieu ; Équilibre entre la transcendance et l’immanence ; Relectures anthropologiques : vision de l’être humain, unité avec le vivant, spécificités humaines, corps et âme ; Relectures eschatologiques : le mal et le bien : question du péché, création et rédemption, fins dernières ; Engagements éthiques et politiques : justice écologique et sociales, luttes sans frontières ; Chemins spirituels : espaces de célébration, convergences dans l’amour, marche dans l’inconnu .
Un nouvel horizon
Charlotte Luycke et Michel Maxime Egger nous ouvrent ici un nouvel horizon. Nous découvrons des femmes théologiennes jusqu’ici largement ignorées dans le monde francophone. Cette méconnaissance ne doit-elle pas nous interpeller ? Un nouveau courant théologique apparait : une théologie écoféministe. Cependant, cette théologie écoféministe s’inscrit dans ce qui est devenu un vaste univers : la théologie écologique si bien qu’on y retrouve certaines orientations déjà développées par ailleurs. Mais la théologie ecoféministe est un lieu de convergence. Nous y découvrons combien l’expérience des femmes apporte une nouvelle dimension tant par la manière dont elles expriment le vivant que par un vécu de subordination qui engendre un puissant désir de libération.
Jürgen Moltmann, tant pionnier en de nombreux domaines de la théologie (3), de la théologie de l’espérance à une nouvelle théologie trinitaire, une théologie de la création et une théologie de l’Esprit a, très tôt, développé une approche écologique et, à cet égard on pourra noter qu’il y a associé une remise en cause du patriarcat et du rôle subordonné des femmes. On pourra apprécier sa vigilance dans un article intitulé : « Comment dimension écologique et égalité hommes-femme vont de pair et appellent une nouvelle vision théologique » (4). « Le monde », nous dit Jürgen Moltmann, « a été perçu à travers un certain nombre de symboles. La pensée biblique, la pensée théologiques sont entrées en dialogue avec ces symboles…. Au terme d’une longue histoire de la culture et de l’esprit, la vision du monde comme « entente secrète », la métaphysique des forces vitales, de leurs accords et de leurs désaccords, a été détruite, et ce d’une part par le monothéisme, et d’autre part par le mécanisme scientifico-technique par lequel, d’ailleurs, le monothéisme a conquis la place, en désacralisant et en désenchantant la nature…… » Moltmann évoque la montée parallèle du patriarcat qui a partie liée à une représentation du monde comme ouvrage et comme machine. « Il parait raisonnable de chercher à remplacer la vision mécaniste du monde, car c’est une image marquée de façon unilatérale par le patriarcat. Le passage à une vision écologique du monde fait davantage justice, non seulement aux environnements naturels du monde humain – mais au caractère naturel de ce monde humain lui-même – hommes et femmes.
C’est pourquoi il implique de nouvelles formes égalitaires de communauté dans laquelle la domination patriarcale est abolie et une communauté fraternelle est construite. Les centralisations de la conception mécaniste du monde cèdent le pas à des ententes dans le réseau des relations réciproques ». L’enjeu majeur, c’est une transformation de la vision théologique. Jürgen Moltmann propose « une doctrine chrétienne de la création qui prend au sérieux le temps messianique qui a commencé avec Jésus et qui tend vers la libération des hommes, la pacification de la nature et la délivrance de notre environnement à l’égard des puissances du négatif et de la mort ». L’épouse de Jürgen Moltmann, Elisabeth Moltmann-Wendel était elle-même une théologienne féministe et ils ont collaboré (5).
Aujourd’hui, on découvre le potentiel de l’écoféminisme chrétien.
J H
- Ecospiritualité. Une nouvelle approche spirituelle : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
- Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/
- Charlotte Luicke. Michel Maxime Egger. Gaïa et Dieu-e. Un écoféminisme chrétien est-il possible ? Edition de l’atelerr,2025. Gaïa et Dieu-e. Interview des auteur(e)s You tube : https://www.google.fr/search?hl=fr&as_q=you+tube+Gaia+et+Dieu&as_epq=&as_oq=&as_eq=&as_nlo=&as_nhi=&lr=&cr=&as_qdr=all&as_sitesearch=&as_occt=any&as_filetype=&tbs=#fpstate=ive&vld=cid:e91ef01c,vid:MHFomIzruPo,st:0
- Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann : https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/
- Comment dimension écologique et égalit hommes-femmes vont de pair et appellent une nouvelle vision théologique : https://vivreetesperer.com/comment-dimension-ecologique-et-egalite-hommes-femmes-vont-de-pair-et-appellent-une-nouvelle-vision-theologique/
- Femme et hommes en coresponsabilité en Eglise : https://www.temoins.com/femmes-et-hommes-en-coresponsabilite-dans-leglise/
par jean | Fév 20, 2025 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Pour une civilisation de l’universel
Reconnaissons-nous l’humain dans son égale dignité quelque soient ses conditions d’existence ? Face aux dominations et aux enfermements, n’y a-t-il pas un mouvement qui œuvre pour la reconnaissance de ce commun qu’est notre humanité ? Certes, on peut prendre conscience aujourd’hui des limites de ce qui s’affichait comme un universalisme. Alors, il nous faut « réinventer l’universel ». Universaliser, construire une de civilisation de l’universel, voici à quoi nous appelle Souleymane Bachir Diagne.
« Souleymane Bachir Diagne est un philosophe sénégalais né à Saint Louis en 1965, professeur de philosophie et de français à l’université Columbia à New York. C’est un spécialiste de l’histoire des sciences et de la philosophie islamique ». Après des études secondaires au Sénégal, S B Diagne a étudié la philosophie en France dans les années 1970, intégrant Normale Sup. Ses thèses de doctorat portent sur la philosophie des sciences. De retour au Sénégal, il enseigne l’histoire de la philosophie islamique. Il rejoint l’université Columbia en 2008. « La démarche de Souleymane Bachir Diagne se développe autour de l’histoire de la logique et des mathématiques, de l’épistémologie, ainsi que des traditions philosophiques de l’Afrique et du monde islamique. Elle est imprégnée de culture islamique et sénégalaise, d’histoire de la philosophie occidentale et de littérature et de politique africaine. C’est le mélange – la mutualité – qui décrit le mieux sa philosophie » (Wikipedia) (1). Voici donc une personnalité qui est bien à même de nous aider à penser à l’échelle du monde.
C’est une question à l’ordre du jour. En En effet, Souleymane Bachir Diagne nous montre combien la conception de l’universalisme qui a longtemps prévalu à partir de l’Europe était tragiquement incomplète, excluant les peuples colonisés et, plus largement encore, les peuples de couleur. Mais, en même temps, on assiste aujourd’hui à des menaces nouvelles de fragmentation et de tribalisme.
Invité à donner un cycle de conférences sur ce thème à l’École Normale Supérieure à Paris, Souleymana Bachir Diagne a publié un livre à partir de là, Universaliser ‘L’humanité par les moyens d’humanité’ (2). Dénonçant l’universalisme impérialiste qui a prévalu autrefois, décrivant les voies qui, à travers la décolonisation, ont permis d’en sortir, Souleymane Bachir Diagne propose une ‘réinvention de l’universel’, le ‘passage de la tribu à l’humanité’.
Universalisme impérial, décolonisation et réinvention de l’universel
En avant-propos, dans un premier chapitre, Souleymane Bachir Diagne évoque une crise de l’universel. « La question de l’universel et de l’universalisme est l’objet d’interrogations, en France surtout. De nombreux ouvrages y sont récemment parus dont les titres même indiquent qu’aujourd’hui il y a ‘trouble dans l’universel’ (p 13). L’auteur cite, entre autres, la traduction d’un livre d’Immanuel Wallerstein dont le titre, en anglais, ‘European universalism, the rhetoric of power’ devient en français : ‘L’Universalisme européen, de la colonisation au droit d’ingérence’. « Les publications sur ce thème soulignent donc bien que l’universel est en débat (s) pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif dirigé par Stéphane Dufoix et Alain Policar qui constatent également dans leur introduction qu’il y a aujourd’hui ‘trouble dans l’universel’. Le titre d’I. Wallerstein a le sens d’un constat que l’époque de l’universalisme européen identifié au pouvoir de coloniser ou d’orienter le cours du monde, est arrivé à son terme » (p 13-14).
La seconde moitié du XXe siècle se caractérise par un changement du monde extrêmement profond. C’est le phénomène de la décolonisation. Selon l’auteur, le tournant majeur se situe dans la conférence de Bandung en 1955. Cette conférence internationale a réuni vingt-trois pays asiatiques et six pays africains ainsi que des mouvements de libération qu’étaient alors le FLN algérien et le Destour tunisien. Le but de la conférence était de manifester et de proclamer que le colonialisme n’avait aucune justification et qu’il fallait y mettre fin. L’apartheid en Afrique du Sud fut également condamné. La conférence de Bandung accéléra ainsi le mouvement de décolonisation dans le monde. Et marqua l’émergence d’un ensemble de pays, de langues, de cultures, dont la plupart constitueront par la suite ce qui sera appelé ‘le Tiers–monde’ et aujourd’hui le ‘Sud’ ou le ‘Sud global’. (p 16). Cependant, Souleymane Bachir Diagne voit dans cet évènement le ressort d’un bouleversement majeur, la fin de l’hégémonie culturelle européenne. « Le plus important et c’était bien là un ‘tremblement de terre épistémologique’ tenait à la configuration même de la conférence : les pays africains et asiatiques échangeaient entre eux, en l’absence de l’Europe… Bandung disait de cette Europe qu’elle n’était pas le centre du monde, le sujet par excellence chargé d’en dire le récit » (p 17). Quatre ans plus tard, à Rome, au deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs, le mot ‘décolonisation’ apparait dans un discours d’Aimé Césaire : « Un jour de recul, on dira pour caractériser notre époque que comme le XIXe siècle a été le siècle de la colonisation, le XXe siècle a été le siècle de la décolonisation » (p 18).
Cependant, Souleymane Bachir Diagne tient ici à préciser que cet immense phénomène n’aboutit pas à la fin de l’universel : « Voilà que le ‘tremblement de terre’ est nommé d’un mot, alors nouveau, et qu’est annoncé la fin d’un certain universalisme qui s’était identifié au colonialisme. Mais s’agit-il de proclamer la victoire du relativisme et le triomphe des particularismes ? La réponse est : non. Dans la péroraison, Aimé Césaire le dit avec la plus grande force : la victoire sur l’universalisme impérial doit signifier l’avènement de l’universel » (p 18).
Il s’agit donc de ‘décoloniser pour fonder l’universel’. L’auteur ouvre un chemin dans un contexte où la confusion abonde. Ainsi il analyse le ‘wokisme’ pour mettre en évidence son origine positive : l’’exigence de rester vigilant, ‘woke’ en anglais, selon Martin Luther King – tout en reconnaissant certaines dérives : « Il y a un type de wokisme dont le linguiste afro-américain John McWhorter montre, en le dénonçant, qu’il présente les traits d’une ‘religion’, dont il dit également qu’il est une ‘idéologie anti-humaniste’ (p 19-22).
A nouveau, l’auteur prend position pour l’universel : « Il faut penser le pluriel et le décentrement du monde contre une configuration qui en ferait une juxtaposition de centrismes, séparatistes par définition : un monde de tribus » (p 22). En 2023 au musée du quai Branly, était organisée une exposition ‘Senghor et les arts’ avec le sous-titre bien trouvé : ‘Réinventer l’universel’. « Il est en effet important qu’un tel sous-titre dise que le poète et homme d’état sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001) fut aussi et, on peut dire même, avant tout, le héraut de ce qu’il a appelé, à la suite du philosophe Pierre Teilhard de Chardin, la ‘civilisation de l’universel’. Contre l’idée reçue que les auteurs qu’on désigne comme ‘postcoloniaux’ ou ‘décoloniaux’ ne parlent que de leurs particularismes pour les opposer à l’universalisme, il est bon, en effet de rappeler, que tout poètes et rhétoriciens de la ‘négritude’ qu’ils fussent, Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire ont été aussi, ont été avant tout, des penseurs de la totalité du monde et de notre temps, ainsi que du même combat, non pas seulement contre le colonialisme, mais aussi pour un ‘humanisme du XXe siècle’ (Senghor), pour un ‘humanisme universel’ (Césaire). Il faut du reste préciser que c’est au nom de cet humanisme qu’ils ont soutenu que le combat devait être mené » (p 11-12). Le premier chapitre de ce livre prend ainsi pour titre ‘Réinventer l’universel’.
L’universalisme impérial et sa chute
Dans un chapitre, ‘La légende de l’universalisme’, Souleymane Bachir Diagne évoque l’universalisme français dans son histoire impériale. Il mentionne ainsi un tableau issu des réserves du Louvre, ayant pour titre : ‘Allégorie à la gloire de Napoléon, Clio montrant aux nations les faits mémorables de son règne’. Dans son commentaire, l’auteur met l’accent sur le rôle attribué à Clio, l’Histoire en personne : « Clio est le griot de Napoléon. Le stylet qu’elle tient signale que l’Histoire, avec un H majuscule, c’est-à-dire française et universelle, dont l’empereur a écrit les premières lignes, continuera de s’écrire en déroulant le récit de soi de l’Europe. Et le public auquel Clio demande de reconnaitre ce récit et de s’incliner devant lui, ce sont toutes les ‘nations’ du monde. Ces nations sont représentées par un groupe de personnages aux costumes colorés et dont les traits indiquent diverses origines, mandchoue, amérindienne, arabe, africaine, chinoise. Car, pour se réaliser comme un universalisme, le récit de soi a besoin d’être aussi récit pour les autres, il a besoin de reconnaissance, de devenir une légende, c’est-à-dire, pour évoquer l’étymologie de ce mot, ‘quelque chose qui doit être enseigné, répété’. Ainsi, il est demandé aux peuples de la terre de venir reconnaitre le récit impérial de l’universalisme européen » (p 27-29).
Ici l’auteur rapporte comment des personnalités européennes comme Goethe et Hegel ont été subjuguées par Napoléon. Hegel construit l’histoire de la philosophie comme étant l’affaire exclusive de l’Europe. « Le récit universaliste de soi par l’Europe va être aussi ‘le mythe moderne de la philosophie-rien-que-grecque’. Désormais mise à part, l’Europe, fille des Grecs, toutes les cultures se trouvent dépourvues de philosophes ». L’auteur contredit une telle assertion. Non seulement les questions majeures de l’homme sont posées partout, mais historiquement la philosophie grecque a transité par la culture islamique avant de déboucher dans l’Occident médiéval. D’autre part, Souleymane Bachir Diagne remarque qu’Hegel n’a guère été attentif à la révolution haïtienne alors qu’elle s’inspirait des idéaux des Lumières. « Ce fut pourtant un moment fondateur dans l’histoire de l’humanité, la première révolte victorieuse d’esclaves qui a créé la première république noire au monde, proclamant son indépendance en 1804 » (p 38). Et cette révolution est saluée par l’auteur comme ‘porteuse de l’universalité des droits de l’homme’.
Souleymane Bachir Diagne nous rapporte ensuite les divers chemins de décolonisation à partir de l’exemple français. En 1931 encore, il y eut à Paris une grande exposition exaltant la colonisation française. L’exposition dura plus de sept mois. « Le ministre de colonies salua la célébration « du plus grand fait de l’histoire… Les français ne parlent pas au nom d’une race… mais d’une civilisation humaine et douce dont le caractère est d’être universelle » (p 49). « C’est au nom de cette civilisation ‘universelle’… que la foule ‘béate’ et ‘admirative’ se voit offrir le spectacle des ‘indigènes’ venus de colonies pour jouer ce qui est censé être leur vie au quotidien, là-bas chez eux » (p 49.) « A cet universalisme, il s’est trouvé des intellectuels, des artistes… qui ont opposé à l’universel, le premier qu’est l’humanité. Celui dont Jean-Jaurès avait dit qu’il devait être ‘le but’. L’auteur rapporte le fort engagement de Simone Weil. Ainsi, raconte-t-elle comment, à partir de la répression de la révolte de Yen-Bay en Indochine, elle a pris conscience du mode de domination mis en œuvre dans les colonies et qu’elle a commencé à ‘avoir honte de son pays’ » (p 46). En regard, Simone Weil trace une perspective d’avenir. Elle envisage « un lien fédéral qui doit reposer sur l’universalisation de la citoyenneté et non sur un changement dans la nature du colonialisme… Elle se rend compte en effet que ‘le colonialisme est en soi, structurellement, une violence qui ne peut se transmuer en bienveillance’ » (p 51). « L’universalisation de la citoyenneté qui est le sens même du cosmopolitisme, voilà la fin du colonialisme par son dépassement en cosmopolitisme et en fédéralisme » (p 52).
Durant l’après-guerre, il y eut un flottement dans le choix du mode de décolonisation. Ainsi, des intellectuels comme Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor ont vu dans le cosmopolisme « la possibilité de faire advenir, hors de l’empire et à partir de lui, un autre monde. Ou plutôt, simplement, un monde, celui d’une solidarité planétaire » (p 55). « Exiger l’assimilation était alors une option ‘progressiste’, car c’était viser l’égalité citoyenne » (p 59). Cependant, cette option se révéla limitée. Ce fut le choix de l’indépendance qui prévalut. « Il faudra se rendre à l’évidence que, pour universaliser, il faut d’abord décoloniser. Mais Césaire comme Senghor avaient voulu croire en la force de la citoyenneté, le droit universel d’avoir des droits attachés à l’humain. Le premier en portant le projet de départementalisation des ‘vieilles’ colonies d’outre-mer, le second en restant toute sa vie le chantre d’une civilisation de l’universel » (p 62).
De la tribu à l’humanité
Césaire revendiquait un « humanisme universel » dont il disait que l’expression en était galvaudée. Ce n’est pas seulement qu’elle est aujourd’hui galvaudée, c’est qu’elle rencontre un profond scepticisme quant à sa possibilité, ou qu’elle est décriée comme colonialisme ou les deux » (p 136)
L’auteur évoque la pensée de Kwame Anthony Appiah qui rapporte les oppositions en ces termes : « Ce que le sceptique oppose à l’universel humain, c’est l’insistante réalité de la tribu » (p 137). « Au fond, le dialogue entre le cosmopolitisme et le tribalisme que décrit le philosophe est celui qu’explore Henri Bergson (3) lorsqu’il élabore la notion de société ouverte. Celle-ci, pour le philosophe français, est la société humaine dans son ensemble, la ‘polis’ devenue l’humanité entière. Mais il y a, bien entendu, pour s’y opposer, la formidable ‘énergie psychologique’ des identités de groupes, et entre celles-ci et l’humanité, nous dit Bergson, ‘Il y a toute la distance du fini à l’infini, du clos à l’ouvert’. Et il explique qu’un instinct primitif, puissant et impérieux, un instinct de tribu, est à l’œuvre en l’humain, qui vise la cohésion du groupe contre tous les autres. Qu’il soit primitif ne signifie pas qu’il disparait avec la dissolution des sociétés closes dans le mouvement de déterritorialisation des cultures. Qu’une guerre se déclare et l’instinct se manifeste pour imposer la seule loi que connaisse la guerre, celle, tribale, qui ne s’interdit rien… » (p 138). L’auteur reconnait la difficulté. Il y a bien des ‘idéologies identitaires’, des ‘ethno-nationalismes’. En regard, Souleymane Bachir Diagne rapporte la pensée de Bergson : « Ce qui nous convie et nous meut vers l’humanité, c’est la raison philosophique, cette Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l’humanité pour nous montrer l’éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect ». Il y a aussi la religion qui, « à travers Dieu, en Dieu… convie l’homme à aimer le genre humain » (p 140). « Il n’est pas inutile d’ajouter ici qu’il s’agit bien sûr de la religion dynamique, celle qui aspire à la ‘société ouverte’, car, nous ne le savons que trop, la religion peut se faire aussi clôture et identitarisme. S’il n’y a là rien d’instinctuel, il y a donc bien un mouvement, une émotion vers l’humanité… C’est pourquoi Bergson insiste sur l’appel de la religion, parce que lorsqu’il s’agit de franchir les clôtures qui empêchent de voir en l’autre mon prochain, cet appel devient un enthousiasme qui se propage d’âme en âme comme un incendie » (p 141).
Y aurait-il un autre obstacle. L’auteur évoque la thèse centrale d’un livre de Charles Mills selon laquelle « à la source de la philosophie politique, bâtie sur la notion du ‘contrat social’, telle qu’elle fut d’abord construite par Hobbes et Rousseau, se trouve un contrat racial tacite, invisible et d’autant plus efficace. Tout se passe, explique Charles Mills, comme si, avant toute chose, ‘les tribus d’Europe’ s’étaient entendues pour établir, maintenir et promouvoir leur suprématie sur toutes les autres tribus du monde, celles qui sont non blanches donc ». (p 143). L’auteur explique cette position, notamment en ce qui concerne une critique de la ‘théorie de la justice’ de John Rawls. Cependant, s’il insiste sur la fiction selon laquelle la structure même de notre monde moderne est constituée par le ‘contrat racial’, Mills en déduit le devoir qui sera alors aussi un « ‘démantèlement’ du tribalisme primitif qui lui a donné naissance » (p 147). Pour d’autres, la racialisation n’est pas dépassable. C’est la thèse des ‘afropessimistes’ (p 148).
Cependant, n’y a-t-il pas en Afrique une démarche majeure portant à l’universel et au respect de l’humain ? C’est l’Ubuntu (4). Cette philosophie Bantu a éclairé la sortie de l’apartheid par l’Afrique du Sud (5). L’auteur nous en donne l’interprétation par Nelson Mandela et par Desmond Tutu, les grands acteurs de l’émancipation de l’Afrique du Sud. « Mon humanité est prise dans la vôtre et lui est inextricablement liée. Nous appartenons à un faisceau de vie, nous disons qu’une personne est une personne grâce à d’autres personnes ». « Il ne s’agit pas de dire : ‘Je pense, donc je suis’. Il s’agit de dire : ‘Je suis parce que j’appartiens. Je participe. Je partage’ », explique l’archevêque Desmond Tutu (p 152-153).
« Nelson Mandela, après avoir combattu l’injustice raciale par tous les moyens nécessaires, a mis sa vie au service de la cause commune d’une ‘démocratie non raciale’ et sa foi dans le but de l’humanité par ‘des moyens d’humanité’. Ce sont ces moyens d’humanité qu’exprime Ubuntu, devenu un concept philosophico-politique. Il a donné un contenu philosophique au but politique d’une démocratie non raciale. Un mot n’exprime pas spontanément une philosophie. Il doit être construit comme concept. C’est ce qu’ont fait Nelson Mandela et l’archevêque Desmond Tutu en le mettant au service d’un idéal de justice transitionnelle, inscrit comme tel aujourd’hui dans la Constitution de l’Afrique du sud » (p 155).
Souleymane Bachir Diagne, en évoquant les menaces qui pèsent sur l’humanité en appelle à une ‘cosmopolitique’, une ‘politique de l’espèce’. Et, à cet égard, il met en valeur le rôle de l’ONU. « L’ONU est certainement le lieu pour ‘faire humanité ensemble’. « Ce qui fait de l’ONU une réponse à la question ‘qu’est-ce qu’universaliser ?’, c’est qu’elle fut obtenue de façon latérale, dans la controverse, le malentendu, le conflit, au terme donc d’une négociation qui la fit universelle et pas seulement internationale. C’est dans cette date qui marque l’origine des droits humains, que différents récits de soi nationaux veulent s’établir pour fonder leur universalisme et leur exceptionnalisme » (p 131). L’auteur, citant un livre de Susan Neiman, s’interroge sur la pertinence de la Déclaration universelle des droits de l’homme. « De quel universel, pourrait-on se demander, constitue-t-elle la déclaration ? Une réponse est que la négociation dont elle est l’aboutissement donne une idée de ce que veut dire ‘universaliser’. La négociation ne va jamais de soi » (p 128). « Il n’est pas surprenant, écrit Susan Neuman, « que les tentatives d’établir un code des droits humains au lendemain de la dévastation qu’a été la Seconde Guerre Mondiale aient été controversés ». Elle rappelle les positions divergentes de certains pays. « Et pourtant, ce qui est le plus surprenant, c’est qu’au bout de deux années de discussion entre membres du Comité venant de nations aussi différentes que le Canada, le Liban et la Chine, un document dont le but état de transcender les différences culturelles et politiques ait pu être signé » (p 129). « Même si une dizaine de pays sur les cinquante-huit états membres que comptait alors l’ONU se sont abstenus de ratifier la déclaration, l’impossible était réalisé » (p 129). L’auteur ajoute que si la composition de l’ONU, en ces débuts, était encore partielle, le Sud global y était déjà représenté en citant l’Éthiopie, l’Égypte et le Libéria. L’auteur a bien conscience des limites actuelles. « On n’a pas fini de décoloniser pour universaliser. Il n’en demeure pas moins que cette traduction institutionnelle existe et qu’il faut combattre dans le cadre qu’elle offre pour le (multi) latéralisme dont elle est la promesse » (p 130).
Si nous avons pris conscience de tous appartenir à la planète Terre, humanité commune émergeant à la conscience de son unité, les obstacles restent considérables. Avons-nous conscience de la domination exercée pendant des siècles par un Occident puissamment doté et des souffrances endurées de ce fait par une autre partie de l’humanité. Si aujourd’hui le colonialisme peut paraitre comme appartenant au passé, ce livre fait utilement ressortir l’empreinte encore fraiche de la colonisation. Celle-ci est historiquement un phénomène d’une grande ampleur et nous découvrons également sa contrepartie : la décolonisation. Souleymane Bachir Diagne est particulièrement bien placé pour nous en entretenir.
Nous vivons à une époque où les menaces abondent et provoquent le trouble quant à la réflexion sur le devenir de l’humanité. Souleymane Bachir Diagne nous en fait part en citant un texte de Pierre Teilhard de Chardin lui aussi percevant une désorientation à une autre époque, l’après-guerre durant les années 1920-1930 : « Un voile épais de confusion et de dissension traine en ce moment sur le Monde. Jamais, dirait-on, les hommes ne se sont plus cordialement repoussés et haïs qu’aujourd’hui où tout les rapproche.
Un tel Chaos social est-il vraiment conciliable avec l’idée et l’espoir que par la compression de nos corps et de nos intelligences nous marchions vers une unanimité ? ». Cette description pourrait s’appliquer à notre époque où les menaces abondent. « Nous vivons en effet dans ‘un monde fini’, comme disait Valéry, où nous n’avons jamais été aussi proches. Mais nous vivons aussi une époque de guerres ethno-nationalistes les uns des autres, sophistiquées pour ce qui est des armes… en même temps qu’elles sont tribales dans la manière dont elles sont conduites et les justifications qu’elles se donnent. Et, au sein des nations, l’idéal démocratique menace de ruine… lorsque se manifeste la puissance du sentiment sur lequel les populismes se construisent : celui que la philosophe Cynthia Fleury appelle la ‘pulsion ressentimiste’ » (6). Cependant Souleymane Bachir Diagne rappelle la pensée de Teilhard de Chardin : « C’est qu’au cœur même de ce chaos, alors que les forces de fragmentation sont à l’œuvre, l’idée de la marche vers une ‘unanimité’ doit demeurer le principe de nos actions » (p 160). Cet objectif peut être précisé : « Le mot : unanimité renvoie à son étymologie : Il s’agit d’être, comme on dit, ‘dans le même esprit’ et non de nier les différences, voire nos différends. On comprendra ensuite que « marcher vers l’unanimité, c’est se donner l’humanité comme ‘but’, en même temps que comme principe d’union et comme principe d’universalisation » (p 161). Cela ne va pas de soi. « Dire, cependant, qu’il s’agit d’un principe, c’est comprendre l’humanité comme une tâche et donc comme un arrachement au scepticisme et au cynisme du ‘c’est ainsi’. C’est là une des significations du mot de Pascal, ‘L’homme passe infiniment l’homme’ » (p 161).
J H
- Souleymane Bachir Diagne. On pourra découvrir le parcours de Souleymane Bachir Diagne dans un entretien avec Françoise Blum dans un livre intitulé : Ubuntu ( Editions EHESS, 2024). Voir aussi :Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Souleymane_Bachir_Diagne
- Souleymane Bachir Diagne. Universaliser. « L’humanité par les moyens d’humanité ». Albin Michel, 2024. Interview de Souleymane Bachir Diagne sur son livre (youtube) : https://www.youtube.com/watch?v=uVibzxFJbDE
- Bergson, notre contemporain, selon Emmanuel Kessler : https://vivreetesperer.com/comment-en-son-temps-le-philosophe-henri-bergson-a-repondu-a-nos-questions-actuelles – Bergson postcolonial selon Souleymane Bachir Diagne : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-vision-du-monde/
- Une vision relationnelle : https://vivreetesperer.com/ubuntu-une-vision-du-monde-relationnelle/
- Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation, selon Eric et SophieVinson : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
- « Ci-git l’amer. Guérir du ressentiment » de Cynthia Fleury : https://vivreetesperer.com/face-au-ressentiment-un-mal-individuel-et-collectif-aujourdhui-repandu/
par jean | Nov 15, 2024 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Si l’actualité internationale nous parait sombre, avec Bertrand Badie, on peut néanmoins découvrir l’apparition de nouveaux chemins vers la paix.
Nous ressentons l’instabilité du monde. Nous entendons des bruits de guerre. Bien plus aujourd’hui, le massacre de la guerre est à nos portes, en Ukraine, à Gaza, au Liban. Et si nous regardons au passé, la guerre est omniprésente. Si près de nous au XXe siècle, deux guerres mondiales dévastatrices. Alors la guerre serait-elle une fatalité ? Notre esprit s’y refuse, nous pouvons évoquer des hommes qui ont œuvré pour la paix. Il y a quelques années. Michel Serres écrivait un livre : « Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire » (1) dans lequel il annonçait une émergence d la paix : « Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort ». Si, depuis lors, de nouveaux conflits sont apparus, il est bon de voir un expert des relations internationales, Bertrand Badie, confirmer l’apparition d’une tendance nouvelle qui porte la paix et ainsi publier un livre en osant le titre : « L’art de la paix » (2) en regard opposé à l’ouvrage célèbre du général chinois Sun Tsu qui, au VIe siècle avant Jésus-Christ, écrivit un ouvrage intitulé : « l’Art de la guerre ». Bertrand Badie ouvre un nouvel horizon : « La paix a changé de nature. Longtemps cantonnée à l’état de non-guerre, associée à des périodes de trêve obtenue par transactions géographiques, économiques, dynastiques, elle ne peut désormais être établie qu’à la condition d’être redéfinie comme un tout, considérée à l’heure de la mondialisation et des nouvelles menaces, notamment climatiques, qui pèsent sur notre planète » (page de couverture).
Après avoir rappelé la primauté de la guerre dans la culture grecque et romaine, la manière dont elle a ponctué les relations européennes, Bertrand Badie montre comment et en quoi la situation est en voie de changer. « Aucun décor n’est figé. Cette paix transactionnelle, soumise aux lois de la guerre, appartient à un temps qui est en train d’être dépassé. Évidemment, nul ne saurait en déduire qu’une paix impeccable lui succédera. Il sortira de la mondialisation ce qu’on en fera, le meilleur comme le pire. Mais une chose est sure : la paix de demain ne sera plus celle d’hier. « L’art de la paix » consiste à en déduire les traits futurs, et à définir les chemins qui y mènent en fonction de paramètres nouveaux… » (p 23-24). Et dans ce livre, chapitre après chapitre, Bertrand Badie aborde les nouvelles caractéristiques de cette paix nouvelle. La première consiste à se remettre à l’endroit, à comprendre ces liens de dépendance passée pour tenter de s’en défaire (chapitre 1). Dans un monde d’appropriation sociale du politique, la paix est appelée à s’humaniser, c’est-à-dire à se rapprocher des besoins humains fondamentaux (Chapitre 2). En cela, elle est appelée à prendre une dimension de plus en plus subjective, intégrant et respectant ce qui est construit par chaque être humain en termes de pensée, de ressenti, et de sens donné à ce qui l’environne (Chapitre 3). Elle se devra d’être systémique, appréhendant les défis qui lui sont opposés comme intimement liés entre eux, ne souffrant plus cette sectorisation de la pensée qui accrédite l’idée – insupportable aujourd’hui – qu’il y a un champ stratégique ou géopolitique autonome (chapitre 4). Elle devra donc être globale, intégrant pleinement l’idée que les vrais intérêts sensibles à défendre sont globaux et non plus nationaux (chapitre 5). Le livre se poursuit par la préconisation d’institutions adaptées, d’une diplomatie pragmatique, d’une vertu d’hospitalité, et d’un apprentissage de la paix.
Remettre la paix à l’endroit.
La non-guerre n’est pas la paix.
Bertrand Badie porte tout particulièrement son attention sur l’histoire européenne au cours de ces derniers siècles parce que c’est là que s’est forgé un mode de relation d’état à état qui s’est ensuite répandu dans le monde entier. C’est en Europe que l’état-nation est apparu, son invention étant formulée par Jean Bodin dès 1576 comme étant « la puissance absolue et perpétuelle d’une république, n’obéissant à nul autre ‘ni grand, ni plus petit, ni égal à soi’ » (p 28). C’est ‘l’exclusivité de la puissance qui va faire la loi’. « L’intuition de Machiavel prenait tout son sens : Le pouvoir politique était désormais fondé par des ‘prophètes armés’ : la définition et le nouveau statut de la paix ne pouvaient que s’en ressentir, s’installer durablement dans l’état de principe subordonné » (p 29). En 1651, dans son livre : « Le Léviathan », Thomas Hobbes met en valeur un état souverain qui n’a de compte à rendre à personne. Dès lors, ‘les princes sont dans une continuelle suspicion…’. « L’État-nation ne peut que recourir à la guerre… La paix sera seconde, entre-deux-guerres ». « La guerre devient le rouage fondamental de la concurrence entre souverains » (p 29-30). C’est la puissance qui parait la garantie et c’est également ainsi que l’on tend à l’hégémonie. « La plus grande des puissances va briser la prétention souveraine et construire simultanément sa paix et son hégémonie » (p 32). On se souvenait de la « pax romana ». Différentes hégémonies vont se succéder, de la « pax britannica » à la « pax americana ». L’auteur montre les limites et finalement les échecs des hégémonies.
On peut également rechercher l’équilibre des forces. Cependant, l’expérience de l’histoire montre que « l’équilibre des forces, fragile par nature, n’est qu’une illusion précaire ». L’auteur mentionne le regard avancé de l’abbé de Saint-Pierre qui, dès le XVIIIe siècle, dans son « Mémoire pour rendre la paix perpétuelle, sut disqualifier l’équilibre de puissance comme panacée à toute paix » (p 37). Aujourd’hui, les temps changent. « Les rapports de puissances deviennent indéchiffrables en une époque post-bipolaire faîte de fragmentation, d’interdépendance, de multiplication de régimes de puissance… ». « A l’équilibre de puissance, il convient désormais d’opposer les vertus de l’intégration responsable » (p 37).
La transaction est longtemps apparue comme le mode classique de résolution des conflits. « Tous les résultats convergeaient pour concevoir la paix comme le résultat d’une relation gérée, que ce soit sur le mode d’arbitrage, de la médiation ou de la conciliation, et somme toute de la transaction » (p 37). Certes, l’idée de transaction a pu être « sanctifiée comme un art de la concorde ». « Elle est même confortée par la lecture de la démocratie fondée sur l’art du compromis, voire du marchandage » (p 38). Cependant, Bertrand Badie met en lumière les limites de la transaction. « Nul doute bien sûr que la transaction a en soi une propriété d’apaisement… Mais tout principe de paix pourrait-il se réduire à la transaction et son ambition finale ne risque-t-elle pas de réduire les minorités au silence ? Où place-t-on dans ce grand marchandage les principes de respect, de sécurité humaine ou les grands enjeux de survie ? La transaction ne réduirait-elle pas inversement, la paix à la simple trêve, comme pour en alimenter la précarité, voire la dénaturation ? Surtout, a-t-elle aujourd’hui les mêmes vertus et la même efficacité qu’hier ? La question mérite d’être posée à une époque où les traités sont devenus rares et où ceux qui ont pu être conclus sont restés sans effets ? » (p 39). Les limites et les défaites de la transaction apparaissent dans une longue histoire qui nous est retracée par l’auteur. « Cette grammaire de la négociation s’est nourrie au fil du temps, nourrie de considérations territoriales et dynastiques. La mécanique de la force et de la ruse jouait à plein rendement, mais ne servait que de très courtes fins, réduisant la paix à l’état de trêve » (p 40). Ce fut l’époque où « sous l’effet d’une bataille décisive, le vainqueur imposait au vaincu une cession de territoire qui mettait fin ainsi à la guerre » (p 41). Ce procédé devient de plus en plus inadapté aujourd’hui en raison de ‘la progressive appropriation sociale des territoires’. Aujourd’hui, « l’appropriation sociale des territoires se défie de toute obédience institutionnelle » (voir les résistances des palestiniens, des sahraouis, des érythréens, des kurdes). « Les transactions territoriales disparaissent peu à peu et le annexions se font hors de tout accord de paix » (p 42). Au total, nous sommes entrés dans une nouvelle période. « Les accords de paix ne mettent plus fin aux guerres. Le constat est là : les traités perdent de leur force et de leur vertu d’antan » (p 46). Les accords eux-mêmes paraissent instables.
Bertrand Badie conclut par deux observations. « En premier lieu, l’art de la transaction semble considérablement affaibli, indiquant que la paix suppose aujourd’hui une approche plus globale, plus inclusive, construite sur un ordre partagé plutôt que sur le partage de trophées. En second lieu, la cause de la paix reste piégée par cette vision de ‘non-guerre’ qui la rabaisse sans cesse au statut de ‘trêve’, empêche la paix de s’accomplir : Cette dernière approche ‘empêche la paix de s’accomplir’ : elle se doit donc de réinventer son propre fondement » (p 47-48).
Penser la paix.
Placer le social avant la force
La mise en avant de la paix s’inspire de penseurs que Bertrand Badie nous indique. Ainsi, le grand philosophe grec Aristote exprime la conviction que « la paix est la condition de ‘l’homme parfait’. « Aristote n’a pas une lecture négative de la paix, mais l’assimile positivement au bonheur de l’homme en société ». Plus tard, l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau et Kant s’inscriront dans son sillage (p 52). Dans la crise entrainée par la chute de Rome au début du Ve siècle, Saint Augustin s’inspire de la source chrétienne pour affirmer que « la paix transcende les relations inter-individuelles et procède de l’amour divin, de l’amour-caritas ». La cité des hommes, si « elle n’exclut pas la guerre puisqu’une telle cité est fondée sur l’amour de soi et le mépris de Dieu, ne saurait être dissociée de l’aspiration à la paix céleste, celle de la Cité de Dieu qui est fondée sur le principe inverse, et donc, précisément sur ce ‘souverain bien’ dont nous parlait Aristote » (p 53). Par la suite, au XVIIIe siècle, dans l’inspiration de la philosophie des Lumières, critique d’un pouvoir absolu, une œuvre s’impose, celle d’Emmanuel Kant : ‘Vers la paix perpétuelle’ (1795). « La guerre est conçue désormais comme une donnée à surmonter. La paix accède au rang d’impératif catégorique qui s’impose à tous… cassant la dépendance du politique par rapport à la guerre ». « Parmi les ‘articles préliminaires’ de l’ouvrage figurent donc l’interdiction pour un État d’en ‘acquérir un autre’, le rejet de toute armée permanente, la prohibition de toute immixtion dans la constitution d’un autre État ». Le philosophe prolonge ces condamnations par trois articles définitifs : « La constitution des États doit être républicaine, le droit des gens suppose un ‘fédéralisme d’États libres’ et un droit cosmopolitique doit promouvoir l’hospitalité universelle » (p 60-61). La puissance émergente de cette pensée nous parait admirable. Bertrand Badie voit là « des acquis décisifs pour penser la paix, en même temps principe en soi et fondamentalement humaine ». « Le politique ne saurait recourir à n’importe quel moyen et perd sa posture d’antériorité comme Martin Luther King sut le rappeler dans sa lettre adressée depuis la prison de Birmingham, le 16 avril 1963. ‘On ne gouverne pas seulement avec des instruments : il faut y ajouter des principes’. Il s’en dégage autant de pistes pour l’avenir, précisant le contour de cette paix humanisée. On voit poindre trois directions qui vont s’épanouir à la faveur de la dernière crise montante d’un pouvoir politique qui doit faire face au tournant de ce millénaire, à l’essor de la mondialisation et à une réaction populiste aujourd’hui rigoureuse : une paix d’utilité sociale, une paix de développement social, une paix correctrice des souffrances sociales » (p 61).
Approcher une paix subjective
Chercher à comprendre l’Autre
Si on doit envisager la paix dans son rapport avec les phénomènes de pouvoir, combien il est important de voir comment elle s’inscrit dans le tissu des relations humaines. « La paix ne s’accomplit qu’en étant clairement pensée comme un lot commun, et compréhensible, une ‘sympathie des âmes’. Cette sympathie suppose trois attributs dont nulle paix ne peut se départir : l’intégration sociale n’est possible que si elle se conçoit dans l’inclusion, la reconnaissance et l’altérité. A ce niveau, l’affirmation et même l’attention ne sont pas décisives… La réussite dépend totalement du reçu et donc du perçu : l’intersubjectivité n’a pas été suffisamment prise en compte en relations internationales. Et pourtant ce ressentiment – qui a une force belligène et une charge si violente – nait de la réaction de l’Autre, dont nous dépendons alors totalement. L’art de la paix, ici, est clair et précis : savoir créer la confiance chez l’Autre, savoir gérer et guérir sa méfiance » (p 70-71).
« Rien n’est possible sans l’inclusion. Si le mot de la paix est l’intégration, celle-ci suppose non seulement une véritable universalité, mais aussi le sentiment partagé d’une universalité réellement accomplie » (p 71). Bertrand Badie met l’accent sur l’importance du ressenti. Ains, « le monde occidental a pu concevoir la plus belle des universalités, mais celle-ci devient source de tension si elle n’est pas reçue partout comme telle ». Par exemple, si « la Déclaration universelle des droits de l’homme est profondément respectable », elle peut susciter des réserves parce qu’elle a été élaborée par une commission de rédaction composée de personnalités de haute probité, mais appartenant toutes à la civilisation occidentale (p 72) ; « Cette universalité, incertaine et incomprise, se retrouve dans l’ordinaire des relations internationales contemporaines. Le sens et l’importance de la décolonisation n’ont jamais été admis, ni intégrés. De nouvelles exigences sont apparues comme « intégrer dans le nouveau jeu mondial des cultures qui rompaient avec l’homogénéité de l’Europe moderne, mais aussi de nouveaux acteurs revendiquant le droit à la co-gouvernance du monde et un accès égal à l’élaboration des normes internationales » (p 74). L’inclusion requiert également l’égalité des genres. « L’idée mit du temps à cheminer dans un univers où le couple ‘guerre et paix’ était partout teinté de masculinité ». Des résolutions du Conseil de sécurité ont finalement reconnu la présence des femmes (p 75). Être reconnu est une aspiration humaine fondamentale. Sur le plan collectif, sur le plan politique, « la reconnaissance d’État a été conçue comme un procédé juridique consistant à accepter que naisse, sur l’échiquier mondial, une situation de souveraineté applicable à un territoire, un peuple, des autorités constituées. Elle prend tout son sens si elle est multilatérale, et non le résultat d’une volonté individuelle et unilatérale d’un seul État ». (p 76) Cependant, ce processus juridique et institutionnel présente des limites ; « La reconnaissance subjective va bien au-delà » (p 77). Elle requiert le respect et implique un principe d’égalité comme le met en exergue la Charte des Nations Unies, l’application duquel étant par contre limitée comme en témoigne l’étroitesse du Conseil de sécurité. C’est là que Bertrand Badie engage son analyse des méfaits de l’humiliation. « La cause profonde des guerres, ou tout simplement des crispations vindicatives, se trouve presque toujours, et de plus en plus aujourd’hui dans l’humiliation vécue » (p 78). Les exemples abondent : la mémoire de la Chine, les conséquences du traité de Versailles, la gestion du passé colonial… Il en résulte parfois des actes de vengeance terribles. Bertrand Badie précise cependant une distinction nécessaire entre « l’humiliation comme perception individuelle ou collective structurant les schémas de pensée, et l’humiliation comme stratégie, récupérée et exploitée par les entrepreneurs politiques » (p 79). L’humiliation peut avoir des conséquences variées comme être source d’une rage destructrice. « Croire que la paix n’est que ‘celle des diplomates et des soldats’ risque de nous faire passer à côté des dangers essentiels : son art est de plus en lié à la reconnaissance d’un Autre collectif, à la capacité de retenir les peuples avant qu’ils ne sombrent dans l’humiliation, à l’aptitude à gérer les émotions collectives des sociétés voisines et encore plus de celles qui sont éloignées » (p 82). Bertrand Badie invite à « assumer un principe d’altérité comme l’exigence de compréhension qui en dérive » (p 82). Il identifie ‘des postures belligènes’ et pose une vision contrastée : « l’humanité unique a dû faire face à une diversité d’expériences qui a conduit à une pluralité de sens et de compréhension de l’histoire. Cette pluralité construit l’identité. Elle doit être à tout prix respectée jusqu’à en faire une pièce maitresse de l’art de la paix. C’est en y manquant que la plupart des conflits ont fait souche » (p 85). Pour ce faire, trois questions doivent dominer nos démarches analytiques et relationnelles. D’abord, comment l’Autre perçoit-il le contexte que je partage avec lui ? Ensuite comment intellectuellement a-t-il une compréhension du même contexte, enfin comment pense-t-il que j’interprète sa proptre perception ?… Aujourd’hui, la réponse à ces trois questions ne facilitera la paix que si elle mobilise l’art de l’anthropologue, de l’historien et du linguiste… » (p 86). La paix requiert la prise en compte d’un « entrecroisement de sens » (p 77).
Construire une paix systémique
Penser la paix comme un tout.
En regard de l’histoire classique européenne, la guerre a changé de visage. « La guerre a perdu son évidence d’antan ». « La guerre est devenue un jeu complexe et multiforme, affectant d’innombrables acteurs et de multiples fonctions sociales dont l’Etat a le plus grand mal à conserver le monopole. Elle implique une pratique nouvelle de la paix, mobilise tant d’efforts inédits et de ressources variées qu’elle ne dépend plus d’une simple mobilisation entre acteurs princiers. La guerre du Sahel, celle d’Afghanistan et du Yémen, celle qui ensanglante le Congo (RDC) depuis si longtemps ne s’éteignent pas comme la guerre de Trente Ans, sous l’effet d’une transaction diplomatique : cette paix insolite qui suppose maintenant moult concours devient ainsi par sa nature protéiforme, une « paix systémique » (p 92).
La plupart des nouveaux conflits sont ‘d’essence intra-étatique’. « La paix est aujourd’hui principalement défiée par une trop grande faiblesse et parfois une simple disparition du contrat social » (p 94).
« Ces conflits intra-étatiques dérivent très souvent vers leur internationalisation, mais il reste que l’origine de la déstabilisation se trouve dans une crise intérieure qui rend la construction de la paix solidaire d’une redéfinition, voire d’une réintégration complète, des relations entre citoyens » (p 94). L’auteur décrit de nombreuses situations où s’affrontent de nombreux acteurs locaux. « Il est clair, dans ces conditions, que le pari de la paix suppose que ses promoteurs parviennent à toucher, prioritairement et de manière sensible, tous les acteurs de la vie politique, économique et sociale de manière à créer un scénario d’intégration suffisamment crédible et attirant pour l’ensemble des parties. Il faut même faire en sorte que l’acte d’intégrer paraisse plus rémunérateur que celui de combattre » (p 101). Bertrand Badie prône ‘une paix systémique’. « Plus que jamais, cette idée de paix actualisée se rapproche de celle de l’intégration » (p 107). Finalement, « la priorité est de viser la reconstitution du lien social à la base même du jeu social en crise. Tant que celui-ci sera incertain (ou inexistant), les ferments de conflictualité auront libre cours. Si ce lien se construit, il peut favoriser une dynamique de confiance allant du bas vers le haut, entrainant peu à peu le mieux-être institutionnel par la force du mieux-être social » (p 108). « Il s’agit, pour gagner, de privilégier le local, vraie base de reconnaissance, de l’aide visible, de la réinvention de l’autorité légitime, et l’expérience des bienfaits de la coopération : en un mot, vrai laboratoire d’une paix réelle et non pas manipulée. Une telle orientation donne une part importante de responsabilité aux formes diverses de coopération décentralisées, aux ONG, aux agences multilatérales ou à celles qui sont perçues comme distinctes des politiques de puissance, dans le respect évident de la souveraineté de chaque état concerné. Cette socialisation locale constitue le point de départ de la réinvention inéluctable des États nationaux grossièrement importés » (p 108-109).
Inventer une paix globale
Un terrain désormais planétaire
Il y a bien une vision nouvelle. Face aux privilèges des États nationaux, une conscience mondiale apparait peu à peu se manifestant dans des organisations internationales de la Société des Nations à l’Organisations des Nations Unies. Bertrand Badie incite à stabiliser une paix institutionnelle, à savoir trouver de justes normes universelles. « On ne saurait transcender les particularités et les rivalités autrement qu’en insérant les acteurs – et tout particulièrement les États – dans un ensemble de codes et de chaines organisationnelles qui stabilisent leurs rapports et donc permettent le maintien d’une paix durable (p 137). Certes, on peut observer une résistance des souverainetés. L’auteur plaide pour le multilatéralisme. De nouveaux chemins se cherchent tels qu’un ‘multilatéralisme social’ destiné à donner de nouvelles chances à la paix en contournant le souverainisme étatique, offrir davantage d’effectivité aux agences onusiennes qui travaillent au quotidien sur les tissus sociaux, engageant les ONG dans leur sillage. C’est une sorte de dynamique par le bas… » (p 143). Le lecteur pourra suivre dans ces chapitres les politiques proposées par Bertrand Badie pour ‘réinventer une éthique multilatérale, réformer la notion de sécurité, prévenir le conflit plutôt que le guérir’.
Ce livre de Bertrand Badie nous introduit dans une vision nouvelle des relations internationales. A une époque où retentissent les bruits de guerre et où la paix nous apparait comme un bien d’autant plus précieux qu’elle nous parait menacée, il est bon d’entendre Bertrand Badie nous expliquer que la valeur primordiale de la paix s’est à peu imposée au cours des derniers siècles alors que la guerre est longtemps apparue comme la norme dominante. Il nous introduit dans la pensée qui a concouru à imposer la paix. A ceux qui se sont distingués par leur action aujourd’hui renommée en faveur de la paix tels que Gandhi, Mandela (3) et Martin Luther King, on pourra ajouter les Églises de paix constamment engagées (4). Si on peut assister aujourd’hui à des poussées de nationalisme comme la récente élection présidentielle américaine le manifeste, ce livre nous montre un mouvement d’ensemble qui porte de nouveaux chemins de paix. Il est bon de pouvoir envisager un horizon nouveau.
J H
- Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
- Bertrand Badie. L’Art de la paix. Neuf vertus à honorer et autant de conditions à établir. Flammarion, 2024
- Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
- Les Églises pacifistes (Société religieuse des amis ‘Quakers’, Église des frères, Mennonites…) Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Églises_pacifistes
par jean | Oct 2, 2024 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Si l’individualisme est une caractéristique marquante de notre société, une prise de conscience de ses effets négatifs est en cours. Le lien social est affecté. Les équilibres naturels sont menacés. En réaction, apparait la prise de conscience grandissante d’une vision relationnelle du monde (1). Dans cette perspective, on peut d’autant plus s’interroger sur la place de la coopération dans la vie sociale et le rôle qu’elle devrait y jouer. C’est dire combien la parution récente d’un livre intitulé : « Coopérer et se faire confiance » (2) nous parait importante. Cette approche nous est apportée par un économiste critique et innovant, Eloi Laurent, auteur de « Une économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes » (3). Ce rappel des vertus de la coopération intervient à une époque où le besoin de celle-ci se fait d’autant plus sentir : « A l’heure où la société se fragmente, Il ne semble plus possible de débattre, de se parler et d’être d’accord. Épidémie de solitude, monétisation à outrance de la santé, emprise numérique sur les relations humaines, dislocation du sens du travail etc. La crise de la coopération adopte des formes multiples ». Or, c’est bien à travers un renouveau de coopération que nous pouvons faire face aux maux qui nous assaillent et en attendre les bases d’une société plus juste. « Afin de faire face aux enjeux démocratiques et écologiques actuels, il est urgent d’imaginer de nouvelles formes de vie sociale, dégagées de l’emprise de l’économisme et du tout-numérique… Alors que la coopération humaine a été enfermée dans une acception trop restrictive et assimilée à la collaboration, Eloi Laurent détaille les leviers à activer pour régénérer nos liens sociaux et vitaux – condition indispensable pour fonder les bases d’une société qui prendrait soin des écosystèmes, comme des humains » (page de couverture).
Apprendre à coopérer. Savoir se faire confiance
Aujourd’hui, la coopération et en crise dans les trois sphères distinguées par Eloi Laurent : les liens intimes, les liens sociaux, les liens vitaux. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment repenser la collaboration ?
« Il est très largement admis que l’être humain se distingue dans le monde vivant par son appartenance à une espèce collaborative, voire hypercollaborative » (p 12). Mais « la littérature savante préfère concentrer ses efforts de compréhension sur le « comment » de la coopération… Ce faisant, ces travaux négligent les « pourquoi » de la coopération. Pourquoi cherchons-nous sans cesse à nous associer à d’autres ? Quelle est alors notre motivation ? Quels sont les avantages espérés ? Questions existentielles et passionnantes ! ». (p 12).
Eloi Laurent analyse les définitions de la coopération par deux disciplines fondamentales : la biologie et la psychologie sociale. Et il en critique l’inspiration. En tant qu’économiste, il reconnait, dans leurs définitions, l’approche et les concepts économiques les plus simplistes et les plus naïfs concernant les comportements humains collectifs qui font de l’individu un calculateur rationnel qui ne peut être animé que par des motivations autres qu’immédiatement égoïstes » (p 13). L’auteur s’interroge sur la matrice de cet « économisme ». Et son regard se tourne vers la théorie darwinienne. « Il est frappant de constater à quel point le cadre conceptuel et le champ sémantique de la théorie darwinienne sont marqués par l’économisme : on y voit des ‘variations profitables’, du ‘travail’ de la sélection naturelle, de valeurs sélectives (‘fitness’) et enfin très directement de ‘l’économie de la nature’ (‘Tous les êtres vivants luttent pour s’emparer des places de ‘l’économie de la nature’) ». (p 15). Cependant, aux yeux d’Eloi Laurent, « le problème n’est pas, comme on le croit parfois, que les lois darwiniennes ne font aucune place à la coopération entre les êtres vivants, ni que ces lois ont été ultérieurement perverties par un ‘darwinisme social’, le problème est que les lois de l’évolution comme leur perfectionnement contemporain portent le sceau de l’utilitarisme économique. Autrement dit… Darwin a forgé et diffusé l’idée d’une « coopération calculatoire du vivant ». L’auteur perçoit là une influence de Malthus sur Darwin. A travers Malthus, Darwin adopte un cadre d’économie politique. « Influencé par l’économisme de son temps, Darwin a modelé les lois de la vie sur celles du marché » (p 17-18). Or, nous dit Eloi Laurent, il y a bien des méprises qui demeurent dans la manière de considérer la coopération. Encore aujourd’hui, « elle est comprise et présentée comme un calcul social (réalisé au moyen d’une analyse coût-bénéfice). On reconnait qu’au niveau des groupes, la stratégie de la coopération se révèle efficace. « Coopérer, dans cette perspective, consiste essentiellement à résoudre un problème avec efficacité. Or, comme le dit justement le pape François, dans l’encyclique Laudato si’, ‘le monde est plus qu’un problème é résoudre, c’est un mystère joyeux à explorer’ ».
Eloi Laurent nous présente une nouvelle approche : coopérer par amour et pour savoir. « La question principale qui m’intéresse ici est de savoir pourquoi l’on coopère et comment l’acte de coopérer s’articule au choix d’accorder sa confiance ». L’auteur rappelle sa définition de la capacité de coopérer comme « l’aptitude proprement humaine à une intelligence collective sans borne. On coopère parce que le commerce de l’intelligence humaine est un jeu à somme infinie dont les bénéfices sont incalculables. Je propose d’ajouter à la finalité de la coopération sa motivation profonde : on coopère pour savoir et par amour » (p 19).
Certes, « faire de l’amour la matrice de la coopération est périlleux à plus d’un titre » : risque de ramener la coopération à un sentimentalisme collectif, relative rareté de l’amour véritable. « Ces critiques sont légitimes, mais elles n’ont rien d’insurmontables. On peut d’abord affirmer que rien n’est plus sérieux que l’amour, à la racine de tous les comportements humains… En second lieu, loin d’être un idéal inatteignable, l’amour est une expérience familière et plurielle et c’est précisément sur la diversité des sentiments amoureux ancrés dans la vie quotidienne que repose la coopération humaine, de l’amour charnel à l’amour de la justice, de l’amour de la terre à l’amour de la planète, de l’amour de son métier à l’amour de ses enfants. L’amour, plus encore que la raison, est la chose au monde la mieux partagée : les humains dépourvus de la faculté de calculer sont doués de la capacité d’aimer » (p21).
L’auteur élargit sa définition de l’amour. : « l’amour est un élan affectif qui pousse à vouloir s’unir à autre que soi… Amour et connaissance ont partie liée sur plusieurs plans… Aimer, c’est vouloir connaitre intimement et connaitre suppose de partager ses sentiments » (p 21). Eloi Laurent conclut : « Mon hypothèse est que la coopération humaine ne repose pas sur un calcul plus ou moins rationnel en vue d’obtenir un gain identifié et circonscrit, mais sur un élan amoureux dont le but, la connaissance, est incertain au moment de s’engager. L’amour pluriel, qui est à mes yeux le ressort profond de la coopération n’exclut pas au demeurant le recours au calcul intéressé. Mais il est erroné de faire de l’amour une motivation subalterne dans les conduites coopératives, ou pire, de le réduire au rang d’instrument de l’intérêt économique ». Eloi Laurent appuie son propos en se référant à une figure pionnière de l’économie, Adam Smith. « Dans sa ‘Théorie de sentiments moraux’ (1759), Adam Smith – à rebours de la représentation courante que l’on se fait de lui – défend la centralité du concept de ‘sympathie’. Smith écrit : « L’intérêt propre n’est pas le seul principe qui gouverne les hommes – il y en a d’autres tels que la pitié ou la compassion par lesquels nous sommes sensibles au malheur d’autrui ». « C’est par l’exercice des facultés sympathiques dont tous les humains sont dotés que nous pouvons espérer atteindre collectivement une forme de consensus nécessaire à la vie sociale… De même, la confiance, y compris dans sa dimension la plus politique, prend avec Smith sa source dans l’affection » (p 23).
Eloi Laurent nous propose donc une manière de « concevoir plus concrètement une continuité entre l’amour, la confiance et la coopération ». Selon une distinction de Martin Luther King, il évoque les trois univers amoureux du Nouveau Testament : « éros, l’amour esthétique et romantique, ‘l’aspiration de l’âme au royaume du divin’ ; philia, l’amour intime et réciproque entre amis ; agapè défini comme une bienveillance compréhensive. Si l’on tente d’ordonner ces trois amours du proche au lointain pour cartographier l’amour pluriel, philia devient l’amour de proximité, éros, l’amour social et agapè, l’amour universel On peut alors vouloir définir trois sphères de coopération fondées sur ce tryptique amoureux :
° la sphère des « liens intimes » incluant les liens romantiques, les liens amicaux et les attaches familiales
° la sphère des « liens sociaux » incluant l’école, le travail, l’économie politique…
° la sphère des « liens vitaux », incluant les animaux, les plantes, les territoires et finalement la biosphère tout entière qui contient l’humanité » (p 24).
C’est bien une même force qui anime les trois sphères : « C’est l’amour qui est l’Atlas et l’Hermès de notre monde de liens » (p 25). Ainsi « les principes coopératifs appris dans le cadre de l’éducation familiale peuvent déborder dans d’autres sphères de la coopération (notamment celle des liens sociaux), de sorte qu’il y a une matrice commune aux comportements coopératifs, même s’ils s‘expriment et sont reconnus et sanctionnés de manière différente ». Ainsi peut-on reconnaitre de la coopération à tous les âges de la vie. L’auteur évoque « un véritable cycle de vie de la coopération ».
La coopération en crise
On peut décrire la vie sociale en terme de coopération. « La vie humaine est une existence en commun – une vie coopérative – à la source de laquelle expériences et institutions se mêlent. Parce qu’elle est valorisée par les individus qui en font l’expérience, la coopération se cristallise dans des institutions qui, à leur tour, favorisent son extension et son intensité. Les comportements coopératifs engendrent et propagent des attitudes coopératives qui façonnent des normes coopératives, se consolident en institutions coopératives, lesquelles encouragent et entretiennent en retour des comportements coopératifs ». Cependant ce cycle peut se dérégler. « Quand les institutions se dérèglent (par exemple, sous l’effet de la fraude fiscale, les violences policières ou de l’austérité imposée aux services publics), l’expérience amère de la défection alimente la défiance et peut aboutir, à l’extrême, à la sécession généralisée » (p 37). L’auteur considère qu’à la lumière des travaux existants, « l’humanité dans son ensemble et dans le temps long a évolué vers une coopération institutionnalisée. Mais il est tout aussi assuré que ces institutions de la coopération ne sont ni immuables, ni éternelles ». Ainsi assiste-t-on aujourd’hui dans certains pays à de profondes dégradations de ces institutions. Plus généralement, l’auteur estime que « nous faisons face actuellement « à une crise profonde de la coopération dont la particularité est d’être nourrie en même temps que masquée par des pratiques collaboratives de plus en plus répandues, sans cesse accélérées par les outils et les réseaux numériques » (p 38).
L’auteur distingue coopération et collaboration y voyant des états d’esprit très différents. « La collaboration, selon son étymologie, vise à « faire ensemble », à partager le plus efficacement possible le travail dans le but d’accroitre la production tout en libérant du temps de loisir… la coopération désigne étymologiquement une entreprise commune plus large et plus dense qui consiste à œuvrer ensemble » (p 28).
L’auteur établit cinq « différences décisives » entre coopération et collaboration.
« – La collaboration s’exerce au moyen du seul travail alors que la coopération sollicite l’ensemble des capacités humaines. Collaborer, c’est travailler ensemble tandis que coopérer peut signifier réfléchir ensemble, contempler ensemble, rêver ensemble…
– la collaboration est à durée déterminée tandis que la coopération n’a pas d’horizon fini. Collaborer, c’est mettre en commun son travail pour un temps donné. Coopérer, c’est se donner le temps plutôt que de compter et décompter le temps.
– La collaboration est une association à objet déterminé, tandis que la coopération est un processus libre de découverte mutuelle. Collaborer, c’est réaliser en un temps déterminé une tâche spécifique.
– La collaboration est verticale, la coopération est horizontale. Coopérer, c’est au contraire s’associer de manière volontaire dans une forme de respect mutuel.
– La collaboration vise à produire en divisant le travail tandis que la coopération vise à partage et à innover, y compris pour ne pas produire » (p 35-36).
L’auteur poursuit son propos en développant un portrait de la coopération à partir des cinq qualités précédemment décrites. « ces qualités étant interdépendantes et reliées entre elles. Ces qualités sont chacune et ensemble reliées à la confiance qui est à la coopération, ce que le bras est à la main ».
Cependant, coopération et collaboration ne sont pas exclusives. : « entre elles, se déploient toute une palette d’attitudes relationnelles… On peut, dans le cadre d’une même journée de travail, alterner des phases de collaboration et de coopération mais, si la collaboration prédomine, l’utilitarisme réciproque finira par s’appauvrir, puis gripper les interactions humaines » (p 31). L’auteur estime que cette distinction permet de comprendre que « la coopération et non la collaboration, est la véritable source de la prospérité humaine (la seconde est un moyen et un produit de la première) ».
On y voit aussi que le règne contemporain de la collaboration n’est pas sans entrainer des incidences négatives, notamment en masquent la crise de la coopération. Or « le temps de la coopération est la plus grande richesse des sociétés humaines… L’auteur mentionne l’enquête d’Harvard : « Ce sont les relations sociales qui expliquent le mieux la santé des participants sur la durée, en terme de longévité constatée comme de félicité déclarée » (p 33) (4).
Or, selon Eloi Laurent, « à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’empire de la collaboration s’étend et celui de la coopération se racornit ». C’est l’allongement considérable du temps de travail. « On peut comprendre les grandes conquêtes sociales du XIXe et du XXe siècle comme autant de tentatives de regagner du temps libre, incluant le temps de coopération, sur le temps de collaboration… Mais l’avènement de l’emprise numérique voilà environ quinze ans s’est accompagné d’une rétraction importante de la coopération ». Eloi Laurent examine les incidences négatives de cette emprise numérique.
La crise actuelle de la coopération apparait dans la sphère des liens intimes, dans celle des liens sociaux, et dans celle des liens vitaux. On se reportera à cette analyse courte, mais dense. Notons, entre autres, une montée de l’isolement social avec de graves conséquences en matière de santé (p 43-46), la dérive de l’enseignement dans une « frénésie évaluatrice », une dégradation de la santé mentale, un constat que « l’hyper collaboration numérique n’a pas fait progresser les connaissances de manière décisive au cours des trois dernières décennies » (p 51) et, bien sûr, « l’instrumentalisation du monde vivant »
Régénérer la coopération
« L’élan amoureux et la soif de connaissances sont des instincts humains, mais leur traduction en modes coopératifs dépend de la qualité des institutions et de la justesse des principes qui les régissent.
Surgissent alors deux questions essentielles : Peut-on pratiquement mener une politique de coopération ? Et, si oui, est-il éthique de s’engager dans cette voie ? » (p 55). Eloi Laurent répond à ces deux questions par l’affirmative. Il met l’accent sur une libération du temps, du « temps pour la coopération ». « Le premier motif invoqué par les français pour expliquer la dégradation de leurs liens sociaux n’est-il pas le manque de temps ? » et il évoque le cas américain : « Dans les milieux de la santé publique aux Etats-Unis, pays en proie à une crise aiguë de désocialisation, un mot d’ordre a récemment émergé : ‘des liens dans toutes les politiques’ » (p 56).
Dans ce chapitre, Eloi Laurent évoque des pistes de régénération dans les trois sphères de la coopération ; c’est un texte dense, aussi, dans cette présentation, n’en évoquerons-nous que quelques points.
Dans le domaine de l’éducation, l’auteur évoque les méfaits d’une « ingénierie éducative qui promeut une standardisation des modes d’être au monde au service de la « performance sociale » des nations, autrement dit de la croissance économique » (p 59). En contre- exemple, il cite l’école maternelle française.
Dans le domaine de la santé, l’auteur nous fait part d’« une notion de santé coopérative qui est intuitive, tant les relations sociales agissent comme des amortisseurs de stress : tandis que le corps est soumis à des chocs à la fois physiques et psychiques, les relations sociales jouent le rôle d’anti-inflammatoires . Pouvoir parler de ses traumatismes anciens et récents avec quelqu’un, prendre conseil auprès d’autrui, partager ses tourments, sont autant d’adjuvants sociaux. A l’inverse, la solitude imprime le stress dans le corps et l’esprit, lesquels se dégradent progressivement quand l’isolement devient un enfermement. Indirectement, les relations sociales contribuent à former une chaine de santé humaine, car être aimé et aimer implique de prendre soin de sa santé et de celle des autres ». On débouche ici sur une autre conception de la médecine. « C’est pourquoi, face aux limites d’un système de soin exclusivement tourné vers le curatif, se développent des approches de santé communautaire (qui s’apparentent à des approches de santé coopérative) où les causes des pathologies et leur prévention, occupent une place essentielle ».
Si on en vient au travail, là aussi on fera appel à une approche coopérative. Sur un mode défensif, en contenant juridiquement l’emprise numérique (il s‘agit par exemple d’appliquer de manière stricte le droit à la déconnexion) et en relâchant la pression des indicateurs de performance. Sur un mode offensif, en ouvrant de nouveaux horizons de coopération sur le lieu de travail. L’auteur évoque le vaste champ de l’ ‘économie sociale et solidaire’. Rappelons également ici l’émergence d’ ‘entreprises humanistes et conviviales’ (5).
Évidemment, l’auteur aborde la pressante nécessité d’une approche coopérative dans le champ politique. C’est la question de la « revitalisation d’une démocratie en souffrance partout dans le monde, de la France à l’Inde, de l’Italie aux Etats-Unis » (p 65). C’est un texte dense auquel on se reportera. Nous avons apprécié l’attention de l’auteur concernant la vie des territoires : « Faire vivre des territoires de pleine santé ». Ainsi, la communauté des pays d’Uzes, dans le Gard, s’est engagée en septembre 2021 dans une démarche de « territoire de pleine santé »… La pleine santé peut être définie comme « un état continu de bien-être physique et psychologique, individuel et social, humain et écologique ». L’importance de cette définition est de bien souligner le caractère holistique de l’approche de la santé ; « de la santé mentale à la santé physiologique, de la santé individuelle à la santé collective, et de la santé de l’humanité à la santé planétaire. La pleine santé est donc une santé d’interfaces, de synergies, de solidarités » (p 69). Eloi Laurent propose également de « construire des coopérations territoriales écosystémiques. « Les frontières des territoires français qui se distinguent par leur nombre, leur diversité et la complexité de l’enchevêtrement de leurs compétences administratives, sont aujourd’hui juridiques et politiques. Or, les crises écologiques redessinent les logiques territoriales autour d’enjeux qui dépassent les attributions fonctionnelles… Les coopérations territoriales écosystémiques visent à rendre visibles et opératoires des espaces vivants… » (p 70).
Dans la ‘sphère des liens vitaux’, Eloi Laurent donne des exemples de situation où la coopération s’est imposée comme la préservation de la chouette tachetée dans les forêts du nord-ouest des Etats-Unis, des lois de protection ayant débouché sur une meilleure exploitation de la forêt (p 71-72)
Tant en ce qui concerne la transition écologique qu’en raison du présent système économique qui engendre une montée des inégalités, déséquilibrant ainsi la société, nous aspirons à une transformation profonde de la vie économique et sociale. Mais comment cette transformation peut-elle advenir ? Quelles sont les pistes de changement. Dans son livre : « Une économie pour le XXIe siècle », Eloi Laurent éclaire la voie d’une approche ‘sociale-écologique’ pour une transition juste (3). Cependant, conscient du désarroi social, nous nous interrogeons également sur la manière de faire société. C’est là qu’un autre livre d’Eloi Laurent vient éclairer un phénomène majeur : la coopération (2). Il nous apporte des analyses et des diagnostics. Si parfois nous pouvons nous interroger, ainsi sur l’attitude vis-à-vis du bilan d’internet, cette recherche est particulièrement éclairante. Bonne nouvelle ! Eloi Laurent nous démontre que la coopération est la résultante d’une dynamique humaine, une dynamique qui ne tient pas à un « calcul social », mais à une motivation profonde : recherche du savoir et manifestation de l’amour. Ainsi, si la coopération est un processus qui permet de remédier à des maux actuels et d’ouvrir des voies nouvelles, c’est aussi un état d’esprit en phase avec la confiance. Ce livre d’Eloi Laurent s’ouvre par une citation de Martin Luther King : « La haine paralyse la vie., l’amour la libère ».
J H
- Tout se tient : https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/ Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/
- Eloi Laurent. Coopérer et se faire confiance par tous les temps. Rue de l’échiquier, 2024
- Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes. La Découverte,2023
- The good life. Ce que nous apprend la plus longue étude scientifique sur le bonheur et la santé : https://vivreetesperer.com/the-good-life/
- Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales : Un parcours de recherche avec Jacques Lecomte : https://vivreetesperer.com/vers-un-nouveau-climat-de-travail-dans-des-entreprises-humanistes-et-conviviales-un-parcours-de-recherche-avec-jacques-lecomte/
- Eloi Laurent. Coopérer et se faire confiance
Voir aussi :
Face à la violence, l’entraide, puissance de vie dans la nature et dans l’humanité : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
La bonté humaine. Est-ce possible ? : https://vivreetesperer.com/la-bonte-humaine/
par jean | Oct 2, 2024 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Un contre récit positif pour traverser le chaos
Nous avons conscience de la grave menace du dérèglement climatique. Mais s’y ajoute une crise économique et sociale : la montée des inégalités. Et l’angoisse ambiante contribue à une augmentation de l’agressivité. Dans un livre récent ‘The life after doom’ (1), le pasteur et théologien américain Brian McLaren n’hésite pas à nous mettre en garde et à nous inviter au courage et à la sagesse dans un monde qui se défait. Cependant, on regarde maintenant généralement l’avenir en terme de transition, une transition écologique pour sortir d’une économie carbonée et enrayer ainsi le réchauffement climatique. Mais est-ce que ce mouvement est suffisamment rapide et profond ? Patrick Viveret (2) et Julie Chabaud ne le pensent pas et proposent une autre approche dans un livre au titre significatif ‘La traversée’ (3). Leur démarche est décrite en ces termes : « la bataille de la transition semble perdue faute d’avoir été réellement menée. Il nous faut faire preuve de lucidité et de radicalité tant dans la perspective que dans le diagnostic. Et, comme la chenille qui se transforme en papillon, raisonner dorénavant en terme de ‘métamorphose’. Voilà un exercice qui est loin d’être évident, car, pour la chenille, l’état de papillon représente la fin d’un monde, en tout cas de son monde ».
Les auteurs estiment que la transition est insuffisante : « Si les principaux responsables économiques et politiques avaient pris au sérieux les avertissements dont ils avaient connaissance dès les années 1980, ‘la transition écologique solidaire’ aurait pu être réussie. Mais ils se sont contentés de greenwashing et de petits gestes au lieu de s’attaquer aux écocides et aux inégalités sociales générées par l’hypercapitalisme ». Dès lors, les auteurs proposent une perspective nouvelle en employant le terme de traversée plutôt que celui de transition. « Cette traversée propose de comprendre et nommer les temps régressifs dans lesquels nous sommes entrés, sans pour autant céder aux perspectives déprimantes de l’effondrisme. Elle engage au réalisme sur la situation actuelle tout en orientant l’action civique par un imaginaire positif et en révélant de nouveaux équipements pour traverser le chaos de la chrysalide sans s’abimer. C’est la projection d’une humanité en voie d’apparition : plus sage et attentive, mieux connectée au vivant, faisant coopérer toutes les intelligences afin d’œuvrer pour l’habitabilité de la planète Terre, défi ultime qui nous relie tous » (page de couverture).
Après nous avoir proposé une métaphore éclairante, comparant notre situation au passage de l’état de chenille et de chrysalide à celui de papillon, les auteurs « ouvrent des chantiers aussi bien théoriques et pluridisciplinaires que pratiques et tournés vers l’action » (p 41) Se succèdent ainsi des chapitres exposant ‘les chantiers de la métamorphose’ en cinq grandes parties : « Comprendre les anticorps des chenilles ; Les ruses de la chenille : pourquoi ne faisons-nous pas ce qu’il faut ; Les travaux de la métamorphose ; Traverser le chaos créateur de la chrysalide ; Se placer en posture de puissance créatrice ».
Dans ces chantiers, les auteurs apportent une vaste information nourrie par leurs connaissances sociologiques, mais aussi, tout particulièrement, par une grande expérience des initiatives innovantes, dans le changement écologique et dans le changement social, prenant en compte la diversité et la créativité des territoires. Les auteurs ont une expertise en ce domaine. Ainsi, Patrick Viveret n’est pas seulement un philosophe et un essayiste, une figure de proue dans le mouvement convivialiste, c’est aussi un homme d’action, issu de la Nouvelle Gauche dans un penchant autogestionnaire, ayant œuvré dans l’entourage de Michel Rocard et de Lionel Jospin et, par la suite très actif dans les mouvements altermondialistes et, aujourd’hui, dans plusieurs associations et collectifs.
Une métamorphose de la chenille au papillon
Comparer l’évolution de la chenille et de la chrysalide au papillon à celle de notre humanité ‘n’est qu’une métaphore’, précise les auteurs à l’entrée de la séquence ‘les travaux de la métamorphose’ (p 91). « Nous ne sommes pas des chenilles en train de devenir des papillons, mais des êtres humains. La métaphore nous est utile pour nous donner de l’espérance et de l’énergie mais elle doit aussi intégrer des données essentielles : nous ne sommes pas dans l’ordre de la simple programmation déterministe du vivant. Là où les cellules imaginales de la chenille la mènent inexorablement au papillon, « nos » cellules imaginales sont des possibles, un papillon en latence » (p 91).
Après avoir rappelé très précisément les menaces et exprimer leur analyse d’un insuccès de la Transition, les auteurs nous proposent une perspective : « L’approche en terme de transition induit dans les esprits l’idée d’une progression linéaire et sans à-coups importants. Or, comme elle se heurte à une réalité contraire, elle finit par entretenir une vision désespérée de la situation. On ne connait pas de progression linéaire, mais souvent des régressions profondes. Il existe des seuils de bouleversement qui conditionnent la capacité de l’humanité à vivre la nouvelle ère écologique dans laquelle elle est désormais rentrée. En revanche, si l’on prend l’exemple de l’une des métamorphoses les plus connues et les plus spectaculaires, celle de la chenille au papillon, nous comprenons que du point de vue de la chenille, le papillon, c’est la fin du monde, ou en tout cas de son monde… L’hypothèse que nous voudrions donc développer dans ce livre est qu’il nous faut nommer et comprendre cette phase critique, si nous voulons saisir les moyens de la surmonter… L’approche que nous proposons permet de comprendre et de nommer les temps régressifs dans lesquels nous sommes entrés sans pour autant céder aux déni des uns ou aux perspectives déprimantes de l’ ‘effondrisme’ des autres ou de l’ ‘aquabonisme’. Elle intègre la situation de temps sombres tout en orientant l’action civique vers un imaginaire positif » (p 20-21).
Les auteurs nous expliquent le processus de la métamorphose de la chenille, puis de la chrysalide au papillon, et comment la compréhension de ce processus peut nous aider à comprendre et à affronter les différents passages du changement auxquels nous sommes confrontés. « La chrysalide est une marmite bouillonnante… où les repères connus disparaissent, fusionnent, se recombinent ou s’hybrident avec des références inconnues. La chrysalide est un chaos. S’y affrontent les forces du passé (la chenille) et les forces de la vie et de l’avenir (le papillon) » (p 22). Cette perspective nous aide à modifier nos manières de voir. « Cela signifie opérer une réforme de la pensée comme le propose Edgar Morin, mais aussi déposer nos armures lourdes et inadaptées. Cela signifie prendre soin… et se doter de nouvelles postures, furtives, créatives, coopératives et apprenantes » (p23).
Les auteurs nous signalent une particularité très éclairante : « De la métaphore de la métamorphose biologique de la chenille en papillon, nous retenons les cellules imaginales, ces cellules déjà présentes dans la chenille qui portent en elles une sorte de code signalant au corps de la chenille la manière de se transformer et de développer les attributs du futur papillon » (p 23). Cependant, « dans le bouillonnement de la chrysalide, les anticorps de la chenille se défendent contre le déploiement des cellules imaginales et donc du papillon ».
Les auteurs prennent appui sur cette image. Il y a des forces en nous et dans l’humanité que nous pouvons nourrir. « Nous ouvrirons un chantier pour nourrir les cellules imaginales des métamorphoses très-humaines, car les nouveaux imaginaires et leurs équipements s’expérimentent partout déjà… Il s’agit de les donner à voir, à sentir et à comprendre pour que chacune et chacun d’entre nous puisse les assembler et les réinventer à notre goût et dans nos réalités » (p 24).
Les chemins de la métamorphose
Voici quelques-unes des pistes que tracent les auteurs :
Ils nous appellent à bien identifier les menaces et les enjeux. « Il y a les menaces qui relèvent des défis écologiques ». Mais « il y a aussi la guerre que nous nous faisons avec l’augmentation des violences ». Dans cette double menace, « ce sont les mêmes forces qui sont à l’œuvre, obsédées dans les deux cas par la peur de voir disparaitre leur ancien monde organisé autour de formes patriarcales, productivistes et autoritaires » (p 25). Face à ce double risque, il est encore temps d’organiser ce que nous pouvons appeler une grande ‘alliance des forces de vie’, car la grande majorité des êtres humains aspirent à vivre dans la paix, la justice et la liberté sur une planète habitable. Il est encore temps de s’appuyer sur le socle positif qui a permis à la planète de renaitre après la seconde guerre mondiale, celui notamment de la Déclaration universelle des droits humains… (p 26).
L’enjeu est celui d’une ‘civilité humaine’. Si le temps nous parait critique, nous pouvons l’envisager comme celui d’une « humanité en travail sur elle-même… » (p 27). « Ce travail sur soi (expression souvent utilisé à propos de la quête de sagesse d’une personne) concerne l’humanité dans son ensemble et aussi tous les corps collectifs qui la constituent : peuples, nations, états, religions, genres, ethnies, cultures, catégories sociales… »
Les auteurs, conscients des pièges du transhumanisme, envisagent la voie du ‘très-humain’… « La voie du très-humain conserve le meilleur de l’émancipation de la modernité sans le pire de la chosification du vivant et des humains eux-mêmes. Elle retrouve le meilleur du lien des sociétés de tradition : lien à la nature, lien social, lien de sens, sans céder à la face sombre de ce lien, celle qui, au lieu de nous libérer, nous contrôle et nous aliène. Elle nous fait grandir en humanité, en intelligence créatrice et en sagesse, mais ne prétend pas, ne souhaite pas nous faire sortir de l’humanité » (p 30).
Ainsi, les auteurs envisagent une société en voie d’apparition et non de disparition. Et, en conséquence, ils nous présentent un vaste chantier dans la promotion de multiples projets de vie et de nouvelles formes économiques… Un tel projet, qui écarte la violence, est aussi « une source de réorientation profonde vers l’essentiel de ce qui fait sens pour tout être humain et pour l’humanité elle-même dans son rapport à l’univers. En ce sens, elle est aussi une source de bien vivre… Nous pouvons nous fixer comme un objectif enthousiasmant celui d’une humanité qui, pour reprendre expression de Philippe Desbrosses, « ne serait pas une société en voie de disparition, mais en voie d’apparition » (p 34).
Les auteurs militent en faveur d’une ‘radicalité créatrice et démocratique’. « La colère est nécessaire et permet d’échapper au sentiment d’impuissance et de dépression, lorsqu’on voit le scandale absolu qu’évoque Oxfam, les 1% les plus riches posséder en fortune, l’équivalent de la moitié de la richesse mondiale et avoir une empreinte carbone égale à cette hypertrophie » (p 34). Cependant les auteurs mettent en garde vis-à- vis des tentations de la violence.
Et même, ils appellent à une lutte contre ce qu’ils appellent le ‘brutalisme’, une ‘éco-convivialité face au brutalisme’. « La résistance est sur deux fronts : celui de l’argent roi qui continue d’être au cœur de l’irresponsabilité écologique et aussi celui de la brutalité qu’exprime le pouvoir de domination sous toutes ses formes, de la brutalisation de la nature à celle des humains » (p 37).
Face au ‘brutalisme’, les auteurs opposent ‘l’éco-convivialisme’. « ‘Eco’, car à l’évidence, la question écologique est non seulement centrale mais vitale. ‘Convivialisme’, car ce terme nous parait mieux adapté que celui historiquement daté de ‘éco-socialisme’ ou celui de ‘éco-humanisme’. L’humanisme classique reste marqué par une vision justement peu écologique… et sa posture trop occidentale… Il nous semble donc que, sur ces deux terrains comme ceux aussi de l’alternative au patriarcat, le convivialisme inspiré à l’origine par les travaux de Ivan Illich et développé dans un manifeste signé par des intellectuels du monde entier, répond mieux à ce défi » (p 38-39).
Effectivement, le convivialisme, ‘philosophie de l’art de vivre ensemble’ (4) se répand dans le monde. En 2020, le mouvement convivialiste a publié un « ‘second manifeste’ qui énonce cinq principes et un impératif pour prendre soin de la nature et des humains ». « Le but du convivialisme est de contribuer à l’édification d’un monde post-néolibéral… en opérant des formes de regroupement entre tous les réseaux qui visent ce même objectif… ». Le ‘Second manifeste convivialiste. Pour un monde post-néolibéral’ (5) est soutenu par près de 300 signataires, venant de 33 pays différents, et pour beaucoup d’entre eux des chercheurs réputés comme le montre la liste publiée en fin de manifeste.
Les auteurs poursuivent en marquant une spécificité et une originalité du convivialisme dans un monde en tensions tenté par la violence et par la guerre. « Cette proposition se fonde sur le fait que le contraire de la dureté n’est pas la mollesse, mais la douceur » (p 39). Le projet préconise de profonds changements dans la vie sociale et économique. Ainsi évoque-t-il « une ‘écolonomie’, une économie réencastrée dans les besoins du vivant et des vivants ». « Notre économie ne peut perdurer que si elle se ‘réencastre’ dans l’écologie et donc dans le rapport au vivant » (p 100). On pourra lire en regard le livre d’Eloi Laurent : « Économie pour le XXIe siècle » (6). C’est un projet ambitieux. « Un tel projet allie bien sûr la transformation personnelle et la transformation sociale » (p 40). Ce n’est pas seulement « un projet politique, mais un projet anthropolitique » (p 40), c’est à dire qu’il envisage la vie humaine en profondeur.
Dans ce livre : « La Traversée » Patrick Viveret et Julie Chabot nous apportent un éclairage pour comprendre et affronter les remous d’une société confrontée aux changements climatiques et aux troubles sociaux engendrés par la montée des inégalités. Ainsi nous permettent-ils d’envisager différemment la transition écologique en nous montrant le chaos dans lequel elle s’effectue, à travers l’image du passage de la chenille et de la chrysalide au papillon et en nous présentant ainsi la transition comme une métamorphose. En terme de ‘chantiers’, les auteurs nous aident alors à influer sur les processus de la métamorphose dans les différents domaines impliqués. A travers l’expertise des auteurs, ce livre nous apporte des ressources. Conjugué à la transformation sociale, la transformation personnelle est mise en valeur. A cet égard, on pourra trouver une inspiration spirituelle dans le livre écrit par Joanna Macy et préfacé par Michel Maxime Egger : ‘L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état du monde sans devenir fou’ (7). Ce livre sur ‘La traversée’ est également éclairant parce qu’il nous offre un horizon social, politique et économique en s’inscrivant dans la dynamique d’un courant de pensée et d’action en pleine expansion : le convivialisme. Nous pouvons ainsi réfléchir aux questions actuelles à l’échelle du monde.
J H
- Brian McLaren. Life after doom. Wisdom and courage for a world falling apart. Hodder and Stouchton, 2024
- Patrick Viveret. Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Viveret
- Patrick Viveret. Julie Chabaud. La Traversée du temps des chenilles à celui des métamorphoses. Un contre récit positif pour traverser le chaos ; Les liens qui libèrent, 2023
- Mieux vivre ensemble : https://convivialisme.org
- Internationale convivialiste. Second manifeste convivialiste. Pour un monde post – néolibéral. Actes sud, 2020
- Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Face à la crise écologique, comment réaliser une transition juste : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-ecologique-realiser-des-transitions-justes/
- Joanna Macy. Chris Johnstone. L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état de notre monde sans devenir fou : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/
par jean | Juin 9, 2024 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Une nouvelle pensée économique selon Eloi Laurent
Pour réaliser les transformations économiques requises urgemment par la crise écologique, nous avons besoin de considérer l’économie sous un jour nouveau. C’est pourquoi Eloi Laurent nous propose un livre intitulé : « Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes » (1). Eloi Laurent est enseignant-chercheur à l’OFCE/Sciences Po et à Ponts Paris Tech et à l’international ; il a enseigné dans les universités Harvard et Stanford. Il est donc bien placé pour constater « la perplexité croissante des étudiants » vis-à-vis de l’enseignement d’une « économie aveugle à l’écologie comme s’il s’agissait de deux mondes parallèles ».
« Économiste engagé dans le débat public, il jette ici un regard critique et constructif sur sa discipline ». « Ce manuel innovant propose une économie pour le XXIe siècle, qui intègre défis écologiques et enjeux sociaux : une économie qui part de la biosphère plutôt que de la traiter comme une variable d’ajustement ; une économie qui place au centre la crise des inégalités sociales plutôt que l’obsession de la croissance ; une économie organique en prise avec le vivant dont nous dépendons ; une économie en dialogue avec les autres disciplines. En somme, une économie mise au service des transitions justes qui ont pour but de préserver notre planète et nos libertés » (page de couverture).
Comme la prise de conscience écologique nous a appelé à étudier sur ce blog des pistes de transformation dans différents domaines, depuis l’économie (2) et la socio-politique (3) ou l’environnementalisme (4) jusqu’à la philosophie (5) et la spiritualité (6), cet ouvrage est particulièrement bienvenu car il nous offre un chemin qui allie la prise en compte des effets mortifères des inégalités et des politiques écologiques pour tracer le chemin de ‘transitions justes’.
Ce livre s’organise en deux grandes parties .« La première partie présente un cadre, une méthode et des outils pour insérer l’économie entre la réalité écologique et les principes de justice. La seconde partie applique cette approche social-écologique à toutes les grandes questions de notre temps : la biodiversité, les écosystèmes, l’énergie, le climat, etc… et donne à voir tous les leviers d’action pour mener à bien des transitions justes : Nations unies, Union européenne, gouvernement français, territoires, entreprises, communautés » (page de couverture). On se reportera à ces différents champs d’étude. Nous introduirons ici le lecteur à la manière dont Eloi Laurent présente les attendus de la nouvelle économie et l’approche sociale-écologique au cœur de cette vision nouvelle
Ce que l’économie savait, ce qu’elle a oublié, ce qu’elle peut encore nous apprendre.
Pour réussir la transition écologique, il serait bon de pouvoir éclairer et guider les changements économiques nécessaires par des savoirs économiques. C’est là que l’auteur met en évidence le manque de pertinence des sciences économiques actuelles. « L’économie standard s’est enfermée au cours des dernières décennies du siècle précédent dans une approche beaucoup trop étroite de la coopération sociale et du développement humain, fixée sur des obsessions abstraites telle que l’efficacité, la rentabilité ou la croissance, qui la rendent trop inopérante aujourd’hui. Ce faisant, elle a méprisé sa propre richesse, ignoré son écodiversité, et négligé de s’interroger sur les conditions de possibilité de l’activité économique » (p 10).
Or, en remontant aux origines, puis dans l’histoire de l’économie politique, on découvre que celle-ci a longtemps tenu grand compte des ressources naturelles et de l’environnement.
« Contrairement aux apparences contemporaines, il apparait que l’analyse économique a développé très tôt une double préoccupation pour la justice et pour la question écologique et même pour l’articulation de ces deux thématiques » (p 15). L’auteur remonte aux origines. L’économie a été inventée en Grèce, il y a 2500 ans par Xénophon, propriétaire administrant un domaine agricole, et par Aristote dans sa ‘Politique’. Chez Aristote, l’économie, c’est « la discipline de la sobriété au service des besoins essentiels. C’est donc une discipline qui concilie les besoins des humains avec les contraintes de leur environnement. Quand l’économie devient ‘économie politique’ à l’époque moderne, les premiers « économistes font de la nature la source de la richesse et l’origine du pouvoir ». (p 15-16). C’est au XVIIIe siècle qu’une pensée économique émerge à nouveau. « Les premiers économistes sont les physiocrates, un groupe de philosophes et de responsables politiques français. Ils ont été les premiers à construire un modèle cohérent de représentation de l’économie où les ressources naturelles jouaient un rôle central. Les physiocrates nous aident à comprendre le lien essentiel entre ressources naturelles, pouvoir politique et justice sociale. Cette analyse se prolonge avec les travaux de l’école classique anglaise » (p 16-19). L’auteur évoque ici David Ricardo et John Stuart Mill. Alors qu’en 1848, la première révolution industrielle atteint son pinacle, John Stuart Mill envisage un ralentissement de la croissance, un ‘état stationnaire’. « Où tendons nous ? A quel but définitif la société marche-t-elle avec son progrès industriel ?… Les économistes n’ont pas manqué de voir plus ou moins distinctement que l’accroissement de la richesse n’est pas illimité ; qu’à la fin de ce qu’on appelle l’état progressif se trouve l’état stationnaire… ». Et, dès cette époque, il pressent et envisage la question écologique : « Si la terre doit perdre une grande partie de l’agrément qu’elle doit aux objets, que détruirait l’accroissement continu de la richesse et de la population… j’espère sincèrement pour la postérité qu’elle se contentera de l’état stationnaire longtemps avant d’y être forcée par la nécessité ». Eloi Laurent commente ainsi : « La nature révolutionnaire du questionnement de John Stuart Mill sur les finalités mêmes de l’économie capitaliste libérale réside dans sa compréhension de l’impact profond que les sociétés humaines ont déjà, de son temps, sur la biosphère ». D’une manière positive, John Stuart Mill précise : « Ce ne sera que quand, avec de bonnes institutions, l’humanité sera guidée par une judicieuse prévoyance, que les conquêtes faites sur les forces de la nature par l’intelligence et l’énergie des explorateurs scientifiques deviendront la propriété commune de l’espèce et un moyen d’améliorer et d’élever le sort de tous » (p 41-42).
Eloi Laurent nous montre ensuite le tournant intervenu dans les sciences économiques au XXe siècle. D’après Dani Rodrik, « l’économie serait différente des autres sciences sociales (et pour tout dire supérieure), du fait de sa maitrise des modèles, autrement dit de représentations simplifiées et opératoires des comportements humains, lesquels permettraient d’identifier des relations causales. L’économie du XXe se serait ainsi progressivement singularisée par l’amélioration de ses techniques quantitatives, prenant appui sur la formalisation mathématique pour développer l’économétrie, la théorie des jeux jusqu’à l’économie computationnelle et le big data d’aujourd’hui. En réalité, la question des instruments apparait secondaire dans l’émancipation de l’économie au XXe siècle. La véritable rupture n’est pas formelle mais substantielle : c’est la rupture avec la philosophie, l’éthique et la justice » (p 42). L’auteur rappelle que les enjeux de répartition et les principes de justice étaient au cœur de l’œuvre des pères fondateurs de ce qu’on a appelé ‘l’économie politique’. Mais force est de constater que ces enjeux ont été marginalisés et finalement presque oblitérés dans les dernières décennies du XXe siècle. Cet aveuglement progressif dans les travaux de l’école néoclassique a été aggravé par la focalisation sur le court terme par l’approche keynésienne.
L’auteur met en évidence « la relégation de l’enjeu de la justice par rapport à celui de l’efficacité » dans les publications en économie à partir de la fin du XIXe siècle. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que « l’économie des inégalités a fait un retour remarqué ».
Eloi Laurent nous propose également une histoire du développement de l’économie de l’environnement à partir du milieu du XIXe siècle. Au début des années 1960, une économie écologique émerge comme une réponse au défi de la soutenabilité déjà cristallisé par la publication du rapport Brundtland publié dans le cadre d’une commission des Nations Unies en 1987, qui définit pour la première fois le ‘développement soutenable’ (ou durable) comme « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (p 50).
Cependant, malgré les recherches sur l’économie de l’environnement pendant un siècle et demi, cette discipline est encore négligée dans le domaine de l’économie. « Dans leur grande majorité, les économistes ignorent les questions environnementales, au double sens de l’inculture et de l’indifférence » (p 50). Cette affirmation s’appuie sur un examen de la littérature économique contemporaine. « Ce désintérêt est d’autant plus préjudiciable que la transition écologique est désormais un enjeu de sciences sociales : les sciences dures ont largement œuvré pour révéler l’ampleur et l’urgence des crises écologiques ». Aujourd’hui, « ce sont les sciences sociales, dont l’économie, qui détiennent la clé des problèmes que les sciences dures ont révélés » (p 56).
Une approche sociale-écologique
Pour des transitions justes.
Un constat s’impose aujourd’hui : les ravages provoqués par la montée croissante des inégalités. « Nos sociétés sont devenues de plus en plus inégalitaires., fragmentées et polarisées au cours des quarante dernières années tandis que les dégradations environnementales s’accéléraient pour atteindre des niveaux inédits. La crise des inégalités et les crises écologiques marchent du même pas. Les 35 pays considérés comme les plus riches, qui ne représentent que 15% de la population mondiale sont ainsi responsables de75% de la consommation démesurée des ressources naturelles depuis 1970. Et la moitié des émissions de CO2 depuis 1990 est le fait de seulement 10% des humains » (p 8). « Nos systèmes sociaux – à commencer par nos systèmes économiques – sont devenus autodestructeurs et l’avidité d’une partie des humains est devenue préjudiciable à la poursuite de l’avenir de l’humanité. C’est pourquoi nous devons trouver un moyen d’inverser la spirale social-écologique vicieuse dans laquelle nous sommes pris » (p 9).
C’est dans cette perspective qu’Eloi Laurent met en évidence le rapport réciproque entre les inégalités et les effets de la crise écologique.
« ° La non-transition écologique – c’est-à-dire la situation actuelle dans laquelle les crises écologiques s’aggravent sans trouver de réponse adéquate – est génératrice d’inégalités sociales qui touchent d’abord les plus démunis.
° La nécessaire réduction des inégalités sociales peut atténuer les crises écologiques et réciproquement les politiques de transition écologique peuvent réduire les inégalités sociales et améliorer le bien-être des plus démunis.
° On peut concevoir des politiques social-écologiques qui, aujourd’hui, comme dans la durée, réduisent simultanément les inégalités sociales et les dégradations environnementales » (p 100).
Eloi Laurent consacre un chapitre à l’approche social-écologique (p 74-98). Il y aborde en premier les questions relatives à la gestion des communs : « De la tragédie des communs à la gouvernance des communs ». Mal gouvernés, les communs peuvent dégénérer. C’est ainsi qu’en 1968, Garett Hardin évoque ‘la tragédie des communs’. L’image est celle de « bergers épuisant le pâturage qu’ils partagent sans le posséder, faute de s’en répartir équitablement l’usage ». Hardin propose comme remède « soit de privatiser la ressource naturelle, soit d’instituer ‘une coercition réciproque par acceptation mutuelle’, autrement dit de recourir à un autorité centrale qui monopolisera le pouvoir de choisir et qui ressemble fort à un gouvernement dictatorial » (p 75). Pendant les décennies qui suivirent, l’article de Hardin « fut annexé par une pensée néolibérale en plein essor qui en fait l’emblème de sa lutte en faveur de la propriété exclusive comme seul outil rationnel de gestion des ressources » (p 75).
Cependant, si on a décrit deux solutions à la ‘tragédie des communs’ : la centralisation politique ou la privatisation, une troisième option apparait : « une révolution des communs dont Ostrom est le porte-étendard ». « Les travaux d’Ostrom et de ses nombreux coauteurs vont démontrer que les institutions qui permettent la préservation des ressources par la coopération sont engendrées par les communautés humaines elles-mêmes et pas par l’État, ni par le marché. Des centaines de gouvernances décentralisées évitent, partout dans le monde et depuis des millénaires, la tragédie des communs en permettant l’exploitation soutenable de toutes sortes de ressources : eau, forêts, poissons, etc » (p 78). En exemple, le partage de l’eau depuis le début de l’agriculture, il y a 10000 ans… « Ces principes de gouvernement écologique émanent des communautés humaines elles-mêmes, pas d’une autorité extérieure ». Toutes les informations sont ainsi à portée et nourrissent l’action. Quant à elle, la privatisation engendre l’inégalité.
« Dans ce cadre d’analyse, on voit clairement l’importance de la relation – horizontale, mais souvent négligée – entre préservation naturelle et confiance. Ce n’est donc pas un hasard si Ostrom a aussi contribué de manière décisive à la littérature sur la confiance en lien avec la coopération » (p 78). « Selon Ostrom, les individus qui coopèrent sont capables d’apprendre des autres ; Ils se souviennent des comportements de coopération et plus généralement de la fiabilité des personnes auxquelles ils ont affaire ; ils utilisent leur mémoire et d’autres indices… pour évaluer la fiabilité de leurs partenaires dans l’échange, avant de leur accorder leur confiance ; ils s’efforcent de se bâtir une réputation de fiabilité… ils adoptent des horizons temporels qui excèdent le passé immédiat… La coopération est une quête de connaissances partagées » (p 79). Ainsi, « grâce à Ostrom, on sait maintenant que des institutions communes enracinées dans des principes de justice, même réduites à leur plus simple expression, favorisent les comportements coopératifs. La théorie des communs d’Ostrom constitue donc la première matrice de l’approche sociale-écologique » (p 80).
L’approche sociale-écologique considère la relation réciproque entre dynamique sociale et dynamique environnementale en se concentrant sur le caractère imbriquée des deux crises qui caractérisent le début du XXIe siècle. A cet égard, l’approche sociale-écologique fonctionne à double sens : les inégalités sociales alimentent les crises écologiques tandis que les crises écologiques aggravent à leur tour les inégalités sociales » (p 80).
« L‘impact social des crises écologiques n’est pas le même pour les différents individus et groupes compte tenu de leur statut socio-économique » (p 81). L’auteur étudie l’incidence des riches et des pauvres sur l’environnement. « Du côté des riches, le sociologue Thomas Veblen a montré dans sa ‘Théorie de la classe de loisir’ que le désir de la classe moyenne d’imiter les modes de vie des classes les plus favorisées peut conduire à une épidémie culturelle de dégradations environnementales ». C’est l’attrait d’une ‘consommation ostentatoire’. Dans un autre registre, Indira Gandhi faisait remarquer que dans les pays les plus démunis, « la pauvreté conduit à des dégradations environnementales du fait de l’urgence sociale ». La richesse des pays pauvres du monde résidant d’abord dans les ressources naturelles, ils sont contraints à y puiser excessivement. « L’éradication de la pauvreté est donc souhaitable non seulement socialement, mais aussi sur le plan environnemental, à condition qu’elle ne prenne pas la forme d’un rattrapage consumériste, mais s’inscrive dans une redéfinition de la richesse globale » (p 83). « Les inégalités augmentent le besoin d’une croissance économique néfaste pour l’environnement et socialement inutile… Si l’accumulation de richesse dans un pays donné est accaparée par une petite fraction de la population, le reste de la population réclamera une croissance économique supplémentaire pour que son niveau de vie ne stagne pas ». Et, dans l’état actuel des choses, ce surplus de croissance « se traduira par davantage de dégradations environnementales ».
Comment réduire les inégalités ? « Par définition, il existe deux manières de les réduire: du bas vers le haut ou du haut vers le bas. Réduire les niveaux des groupes des plus riches de la population mondiale (les 10% qui émettent un peu moins de la moitié du CO2 mondial, d’après les analyses du GIEC en 2022) via une fiscalité adéquate se traduira logiquement par d’importantes réductions d’émission. De plus, les biens de ‘luxe’ engendrent beaucoup plus d’émissions de carbone que les biens de ‘nécessité’ (p 86).
Dans ce cadre, veiller à une transition juste : « Dans l’Union européenne, alors que les émissions par habitant ont baissé en moyenne de l’ordre de 25% entre 1990 et 2013, les émissions de 1% des plus riches ont augmenté de 7% (principalement sous l’effet du transport aérien et, dans une moindre mesure, terrestre) tandis que celles des 50% des plus pauvres ont baissé de 32%. Nous vivons donc une transition injuste dans le continent le plus avancé dans l’atténuation de la crise climatique » (p 87).
De plus, « Les inégalités augmentent l’irresponsabilité écologique des plus riches à l’intérieur de chaque pays et entre les nations ». On constate ainsi que le dommages environnementaux (activités polluantes, déchets) sont souvent affectés aux zones pauvres. « Les inégalités, qui affectent la santé des individus et des groupes, diminuent la résilience social-écologique des communautés et des sociétés, et affaiblissent leur capacité collective à s’adapter à l’accélération du changement environnemental global ». « Un important corpus de recherches… a confirmé l’impact négatif des inégalités sociales sur la santé physique et mentale aux niveaux local et national (via le stress, la violence, un moindre accès aux soins de santé etc.) » (p 91). Selon Paul Farmer, l’inégalité constitue un « fléau moderne » sur le plan sanitaire aussi redoutable que les agents infectieux. De même, la dynamique des inégalités sociales influe sur la résilience ou au contraire la vulnérabilité des populations exposées à de grands chocs. Et de plus, « Les inégalités entravent l’action collective visant à préserver les ressources naturelles… De nombreuses études ont montré comment l’inégalité nuit à la gestion durable des ressources communes car elle perturbe, démoralise et désorganise le communautés humaines » (p 92). De même, « les inégalités réduisent l’acceptabilité politique des préoccupations environnementales et la possibilité de compenser les effets socialement régressifs potentiels des politiques environnementales » (p 94).
Les horizons de la transition juste
« L’approche sociale-écologique, dont on vient de détailler les deux facettes, trouve depuis quelques années une traduction institutionnelle porteuse d’avenir dans l’idée de ‘transition juste’ qui monte en puissance dans le champ académique et dans la sphère politique. Ainsi, lors de la Cop 26 (novembre 2021), plusieurs chefs d‘état et de gouvernement ont co-signé une déclaration sur « la transition internationale juste » (p 96). Eloi Laurent nous rapporte l’évolution de cette notion. « Elle est née au début des années 1990 dans les milieux syndicalistes américains comme un projet social défensif visant à protéger les travailleurs des industries fossiles des conséquences des politiques climatiques sur leurs emplois et leurs retraites ». Ce projet a trouvé par la suite un écho dans d’autres contextes. « Dans cette perspective défensive, ce sont les politiques de transition qu’il s’agit de rendre justes. Or l’amplification des chocs écologiques (inondations, sécheresses, pandémies, etc.), indépendamment des politiques d’atténuation qui seront mises en œuvre pour y faire face, appelle une définition plus large et plus positive de la transition juste. Cet élargissement a été entamé sous l’influence de la Confédération internationale des syndicats, puis de la confédération européenne des syndicats, qui ont fait évoluer la transition juste vers une tentative de conciliation de la lutte contre le dérèglement climatique et la réduction des inégalités sociales, autour du thème des « emplois verts »… Eloi Laurent se réjouit de cette évolution, mais appelle à aller encore plus loin. « Il convient d’élargir encore le projet de transition juste en précisant ses exigences et surtout en s’efforçant de la rendre opératoire de manière démocratique… La transition juste ne doit plus seulement s’entendre comme un accompagnement social ou une compensation financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus largement comme une stratégie de transition social-écologique intégrée » (p 97).
Eloi Laurent formule en conclusion trois exigences:
1) analyser systématiquement les chocs écologiques et les politiques correspondantes, sous l’angle de la justice sociale…
2) accorder la priorité dans les politiques de transition juste au bien-être humain dynamique éclairé par des enjeux de justice en vue de dépasser l’horizon de la croissance économique… Ce dépassement de la croissance économique est en train de devenir un élément de consensus dans la communauté globale environnementale
3) construire ces politiques de transition juste de manière démocratique en veillant à la compréhension, à l’adhésion et à l’engagement des citoyens… » (p 98).
Eloi Laurent présente ensuite la palette des transitions justes.
En économiste ouvert à un vaste horizon, Eloi Laurent nous apprend beaucoup sur la transition, un leitmotiv de notre époque. C’est ainsi que nous avons découvert son approche dans un podcast du journal Le Monde : « Comment rendre la transition heureuse », une approche qui nous a paru particulièrement ajustée (7). En présentant ce livre : « Manuel des transitions justes », nous n’en rendons compte que d’une petite part, car cet ouvrage aborde toute une gamme de questions relatives à la transition depuis : « la transition vers la préservation du monde vivant », « la transition vers la coopération et le bien-être » jusqu’à la « transition vers la pleine santé ». Il nous apparait ainsi comme une pièce marquante d’un des quelques thèmes que nous abordons sur ce blog. Certes, son propos est dense, mais il est accessible et, manifestement, il aborde la question majeure de la transition écologique sous un angle qui nous parait à la fois éthique et réaliste, cette « transition juste » qui se déploie dans une approche « social-écologique ».
J H
(1) Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes. La Découverte, 2023
(2) Sortir de l’obsession de l’efficience pour entrer dans un nouveau rapport avec la nature : https://vivreetesperer.com/sortir-de-lobsession-de-lefficience-pour-entrer-dans-un-nouveau-rapport-avec-la-nature/ Vers une civilisation écologique : https://vivreetesperer.com/vers-une-civilisation-ecologique/
Vers une économie symbiotique : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/
(3) Face à une accélération et à une chosification de la société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/
Comment la puissance technologique n’engendre pas nécessairement le progrès : https://vivreetesperer.com/comment-la-puissance-technologique-nengendre-pas-necessairement-le-progres/
(4) L’humanité peut-elle faire face au dérèglement des équilibres naturels ? : https://vivreetesperer.com/lhumanite-peut-elle-faire-face-au-dereglement-des-equilibres-naturels/
(5) Les lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
(6) Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/ Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
(7) Comment rendre la transition heureuse ? le Monde. Eloi Laurent : https://podcasts.lemonde.fr/chaleur-humaine/202404090500-climat-comment-rendre-la-transition-heureuse