Un horizon pour l’humanitĂ© ? La NoosphĂšre

https://images2.medimops.eu/product/90b9f0/M02226440550-large.jpgSelon Patrice Van Eersel

 Les crises se succĂšdent. Les menaces grandissent. L’horizon parait bouchĂ©. Nous voyons le climat se dĂ©grader, la diversitĂ© des espĂšces se rĂ©duire. Nos repĂšres se fragilisent. Il semble que l’ordre naturel est Ă©branlĂ©. Le ciel va-t-il nous tomber sur la tĂȘte ?

L’humanitĂ© elle-mĂȘme nous paraĂźt de plus en plus instable. Le rythme de la vie sociale s’accĂ©lĂšre, s’emballe. Dans cette ambiance prĂ©occupante, la solidaritĂ© vacille. Des forces s’entrechoquent. Des monstres, bien rĂ©els ou imaginaires apparaissent. Dans ce tohu-bohu, certains se dĂ©sespĂšrent et envisagent la fin du monde, un grand effondrement. Ce catastrophisme est dĂ©vastateur. Il sape les Ă©lans de vie.

C’est dans ce contexte que Patrice Van Eersel, journaliste et Ă©crivain (1), connu pour ses Ă©tudes pionniĂšres dans la dĂ©couverte de rĂ©alitĂ©s hors du commun, d’expĂ©riences transcendentales, a dĂ©cidĂ© de rĂ©pondre au pessimisme ambiant en Ă©crivant un livre intitulé : « NoosphĂšre » (2). Il trace une piste dĂ©crivant le processus intellectuel qui a commencĂ© au dĂ©but du XXĂš siĂšcle et a mis en Ă©vidence la perspective de l’émergence d’une conscience collective.

Ce livre est présenté ainsi dan la page de couverture.

«  Comment croire en l’avenir quand on a trente ans et la conviction de vivre l’effondrement de la planĂšte – rĂ©chauffement global, dĂ©gradation de la biodiversitĂ©, pollution gĂ©nĂ©ralisĂ©e, le tout aggravĂ© par une crise sanitaire mondiale ?

En remontant le temps, rĂ©pond l’auteur de ce rĂ©cit Ă  son jeune interlocuteur, Sacha, en s’inspirant du concept de NoosphĂšre, forgĂ© dans les annĂ©es 1920 par deux hommes, le français Teilhard de Chardin et le russe Vladimir Vernadski qui dĂ©signaient ainsi la conscience collective planĂ©taire. Ayant compris le rĂŽle crucial de l’action humaine sur la biosphĂšre – ce que l’on appelle aujourd’hui l’anthropocĂšne – ces visionnaires, convaincus du caractĂšre « cosmique » de la vie biologique, considĂ©raient le triomphe de la « NoosphĂšre » comme la prochaine et irrĂ©sistible Ă©tape de l’Évolution, condition sine qua non de notre survie sur la terre ».

L’auteur a agencĂ© son rĂ©cit en fonction d’interlocuteurs imaginĂ©s : le fils d’un ami dĂ©cĂ©dĂ©, Sacha, un jeune homme en pleine dĂ©pression parce qu’il s’attend Ă  un effondrement de la sociĂ©tĂ© et, en consĂ©quence, s’est rĂ©fugiĂ© dans un refus du travail, et, autour de lui, une constellation familiale, sa mĂšre, sa compagne, mĂšre d’une petite fille, sĂ©parĂ©e de lui et elle aussi, portĂ©e Ă  des idĂ©es extrĂȘmes. Et donc, le rĂ©cit se dĂ©veloppe en phase avec des questionnements et des ressentis. Dans cette disposition de l’ouvrage, l’auteur engage un dialogue avec toute une jeunesse en recherche. Et, en mĂȘme temps, l’auteur nous prĂ©sente une rĂ©flexion complexe au carrefour de considĂ©rations scientifiques, philosophiques et mĂȘme thĂ©ologiques. Dans un dĂ©roulĂ© historique, attentif Ă  la vie des personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es, le rĂ©cit suscite une attention soutenue. Patrice Van Eersel a Ă©crit lĂ  un livre fondĂ© sur de nombreuses enquĂȘtes et lectures. C’est un ouvrage important, en 400 pages. Il ne peut donc ĂȘtre question ici d’en rĂ©sumer le contenu. Nous chercherons simplement Ă  en prĂ©senter quelques Ă©tapes, quelques parties saillantes.

 

Une approche de l’effondrement : la collapsologie

Puisque son jeune ami, Sacha, est obsĂ©dĂ© par la menace de l’effondrement, Patrice Van Eersel va lui mĂ©nager un contact avec ceux qui, eux aussi, se focalisent sur cette question de l’effondrement. Ainsi, il entre en contact avec des scientifiques innovants qui, en fin de compte, se sont engagĂ©s dans l’exploration de cette hypothĂšse. Depuis quelques annĂ©es, Patrice connaissait un chercheur belge, Gauthier Chapelle, spĂ©cialiste de biomimĂ©tisme : comment reconnaĂźtre les inventions de la nature et en tirer parti ? Avec un autre chercheur, Pablo Servigne, Cauthier Chapelle avait participĂ© Ă  la rĂ©daction d’un livre particuliĂšrement innovant : « L’entraide. L’autre loi de la jungle » (3). Cependant, les annĂ©es passant, Gauthier Chapelle avait rejoint son collĂšge et ami, Pablo Servigne dans son regard pessimiste sur l’avenir de l’humanitĂ©. Ce dernier avait Ă©crit un livre : « Pourquoi tout peut s’effondrer ». Pablo Servigne et un petit groupe de chercheurs avec lui s’étaient engagĂ©s dans un recherche sur l’effondrement en adoptant le terme de : collapsologie. « Ce que ces jeunes chercheurs s’escrimaient Ă  Ă©tudier en dĂ©tail, c’était le « processus systĂ©mique » par lequel une sociĂ©tĂ© s’emballe dans une sĂ©rie de spirales devenant folles et qui, tendant vers l’infini Ă  partir de certains seuils, rĂ©sonnent si bien les unes avec les autres qu’elles font exploser l’ensemble » (p 18). Gauthier Chapelle ayant donc facilitĂ© une rencontre entre Patrice van Eersel et Pablo Servigne, celle-ci dĂ©boucha sur une discussion concernant la perspective de l’effondrement. Pablo Servigne suggĂ©ra Ă  Patrice de faire bĂ©nĂ©ficier son groupe de son expĂ©rience sur l’approche de la mort apprise d’« Elisabeth Kubler Ross, psychiatre amĂ©ricano-suisse, initiĂ©e au feu de l’ouverture des camps de concentration en Pologne, puis projetĂ©e dans l’univers des grands hĂŽpitaux amĂ©ricains » (p 23). Dans son pessimisme, Pablo Servigne a choisi nĂ©anmoins de « rester humain quoiqu’il arrive » et il s’est installĂ© avec ses enfants dans la campagne de la Drome (p 24-25). En emmenant Sacha avec lui, Patrice Van Eersel lui rend visite dans son nouveau lieu de vie. La conversation s’oriente vers la puissance de l’entraide qui « concerne tous les ĂȘtres vivants depuis quatre milliards d’annĂ©es ». « Les groupes qui s’entraident survivent beaucoup plus longtemps ». Cette puissance de l’entraide a Ă©tĂ© mise en valeur par la pensĂ©e pionniĂšre de Kropotkine, gĂ©ographe et anarchiste, et le courant russe de l’anarchisme mystique. « On dĂ©bouche sur un engagement social d’essence Ă©thique et, mĂȘme, finalement sur une voie philosophique Ă©troitement spirituelle » (p 135-136). Tout en envisageant le pire, Pablo Servigne  poursuit sa recherche sur les maniĂšres de l’affronter. « Les humains ont besoin de grands rĂ©cits. Or ceux qui ont nourri le monde moderne depuis la Renaissance, en particulier le rĂ©cit de la libertĂ© individuelle ou de la technoscience, sont maintenant Ă©puisĂ©s. Et Pablo Ă©nonce des pistes d’action : « SchĂ©matiquement, je vois trois possibilitĂ©s : bĂątir des rĂ©seaux d’entraide, motivĂ©s par le bien commun ; s’entrainer Ă  recevoir l’imprĂ©visible, le pire et le meilleur
 et puis ouvrir des horizons, rĂȘver ensemble, tisser de grands rĂ©cits ! » (p 140).

 

Chercheurs artistes américains

Éclaireurs pour une nouvelle vision du monde

 L’auteur a rĂ©alisĂ© de nombreuses enquĂȘtes aux Etats-Unis. « L’AmĂ©rique est un pays si contradictoire qu’il peut vous dĂ©gouter autant que vous inspirer. Du nord au sud et de la cĂŽte ouest Ă  la cĂŽte est, j’y avais rencontrĂ© des dizaines de chercheurs artistes et de scientifiques ouvreurs de voies » (p 32). Dans ces rencontres, il a mesurĂ© la dimension historique de l’anthropocĂšne. « Tout d’abord, ces gens, bien qu’en gĂ©nĂ©ral d’idĂ©ologie libertaire, m’ont lavĂ© d’une premiĂšre grande illusion. Ce n’est pas la finance digitalisĂ©e, ni le capitalisme, ni la rĂ©volution industrielle qui ont commencĂ© Ă  foutre en l’air la biosphĂšre terrestre. Le mal a dĂ©butĂ© bien plus tĂŽt, au minimum au NĂ©olithique c’est Ă  dire Ă  l’ñge oĂč les humains se sont peu Ă  peu sĂ©dentarisĂ©s, Ă©levant des animaux domestiques et cultivant des plantes » (p 32-33). Et, dĂšs cette Ă©poque, ces scientifiques « prĂ©tendaient inventer des façons concrĂštes de pacifier ce qu’on s’entend Ă  appeler ‘anthropocĂšne’ aujourd’hui ». Ainsi Patrice Van Eersel a rencontrĂ© la microbiologiste Lynn Margulis. « Cette grande spĂ©cialiste des bactĂ©ries, qui Ă©tait aussi une artiste visionnaire, fut Ă  l’origine, avec le climatologue James Lovelock, de « l’hypothĂšse GaĂŻa » selon laquelle la biosphĂšre qui enveloppe notre planĂšte se comporterait comme un seul gigantesque ĂȘtre vivant » (p 34).

Lynn Margulis a Ă©crit un essai magistral : « L’univers bactĂ©riel ». Les bactĂ©ries ont jouĂ© un rĂŽle majeur dans le dĂ©veloppement de la vie. « Elles ont fait de cette planĂšte non seulement leur nid, mais leur chose, leur production, leur crĂ©ation collective » (p 34). Les bactĂ©ries ont traversĂ© ainsi plusieurs Ă©pisodes trĂšs difficiles de la vie terrestre. Aujourd’hui, Ă  nouveau, une crise a Ă©clatĂ©. « L’humanitĂ© et ses langages ont secrĂ©tĂ© une technosphĂšre constituĂ©e de toutes nos techniques
 Quand est survenue la rĂ©volution industrielle, le processus mortifĂšre s’est accentuĂ©e dans des proportions dĂ©mentes  » (p 36-37). Ici Lynn Marjulis a ouvert un nouvel horizon Ă  Patrice Van Eersel : « le dĂ©fi est colossal , mais clair. Si nous voulons que la technosphĂšre humaine cesse d’agresser la biosphĂšre qui l’a engendrĂ©e et constitue sa matrice, il faut que s’impose une sphĂšre nouvelle. Il faut d’urgence renforcer la NoosphĂšre » (p 37). La NoosphĂšre, « c’est la sphĂšre de la conscience. En grec, « noos » signifie « esprit, conscience ». L’intelligence collective des humains est impressionnante, mais elle n’est encore que trĂšs partiellement consciente
 Seul un colossal saut collectif dans la conscience, donc dans la responsabilitĂ©, peut rendre les techniques humaines biophiles et non plus antibiotiques ». (p 38). Lynn Margulis va orienter Patrice Van Eersel vers les pionniers de cette vision. Ce sont «  deux grands chercheurs du dĂ©but du XXĂš siĂšcle
 deux savants prophĂ©tiques sans exagĂ©ration : le plus vieux Ă©tait russe et s’appelait Vladimir Ivanovitch Vernadski. L’autre Ă©tait français et s’appelait Pierre Teilhard de Chardin. Venant de philosophies trĂšs diffĂ©rentes – immanentiste pour le russe et transcendantaliste pour le français – ils tombĂšrent d’accord pour dire deux choses. D’une part que la NoosphĂšre Ă©mergeait de la nature mĂȘme du monde matĂ©riel, d’autre part que l’on pouvait voir en elle l’avenir mĂȘme de l’univers ». Lynn Margulis encouragea Patrice Ă  enquĂȘter sur ces deux hommes.

Pierre Teilhard de Chardin

Une vision Ă©mergente

Patrice Van Eersel est donc parti Ă  la dĂ©couverte de Teilhard de Chardin. Celui-ci est aujourd’hui une personnalitĂ© cĂ©lĂšbre, qui a donnĂ© lieu Ă  des biographies et dont l’abondante production est maintenant Ă©ditĂ©e (4). Il existe mĂȘme une association des Amis de Teilhard de Chardin (5). Dans plusieurs chapitres successifs et en fonction de son auditoire imaginaire, Patrice Van Eersel poursuit un rĂ©cit du parcours de Teilhard de Chardin. Il retrace les grands moments de sa vie, c’est Ă  dire le contexte dans lequel sa vision a grandi depuis les affres de la grande guerre jusqu’à son intense recherche palĂ©ontologique. PrĂȘtre jĂ©suite, sa vision s’est heurtĂ©e au pouvoir de la hiĂ©rarchie catholique et s’est diffusĂ©e sous le manteau Ă  travers un rĂ©seau d’amis et grĂące Ă  des amitiĂ©s fĂ©minines. Cette vision a fait irruption aprĂšs sa mort avec la publication d’un livre clĂ© : « le PhĂ©nomĂšne Humain ».

L’auteur nous relate la vie de Pierre Teilhard de Chardin tout au long de la grande guerre comme brancardier et « dans la fureur et le sang » (p 41-54). TrĂšs particuliĂšrement exposĂ© en fonction du courage qu’il manifeste au secours des blessĂ©s et en fonction de sa haute taille, il Ă©chappe Ă  la mort quasi miraculeusement. A travers les massacres qui l’environnent, il garde le cap et dans les moments de rĂ©pit, il Ă©crit passionnĂ©ment. « Profitant de la moindre accalmie, hantĂ© par une recherche de sens d’autant plus dĂ©raisonnable que le contexte est fou, le prĂȘtre palĂ©ontologue Ă©crit des centaines de pages » (p 86) qu’il envoie ensuite Ă  sa cousine Marguerite.

La vision de Teilhard se dĂ©veloppe en tension avec le malheur ambiant. « Sous la pression de sa mission assumĂ©e de caporal brancardier Ɠuvrant dans les tranchĂ©es, le docteur en palĂ©ontologie voit un ordre supĂ©rieur jaillir du chaos  » (p 95). Il Ă©crit : « L’effet du sĂ©jour dans le danger est de purifier le goĂ»t de spĂ©culations
 L’ñme est sensibilisĂ©e par l’effort moral, bandĂ©e aussi dans toutes ses Ă©nergies spĂ©culatives, longtemps comprimĂ©es. SitĂŽt qu’une Ă©claircie se fait dans l’existence des tranchĂ©es, l’homme se retrouve lui-mĂȘme et au dessus de lui-mĂȘme, parce que dĂ©sintĂ©ressĂ© dans ses vues et agrandi dans ses facultĂ©s (aiguisĂ©es et affamĂ©es) » (p 101). La dynamique du chercheur se poursuit et s’intensifie ; L’évolution lui apparaĂźt de plus en plus comme « une rĂ©alitĂ© omniprĂ©sente et universelle ».

AprĂšs la guerre, Teilhard va pouvoir s’engager dans la recherche. « A partir du printemps 1923, la Chine va devenir la destination favorite de Teilhard, sa « seconde patrie » oĂč il va creuser la piste du Sinanthrope ou homme de PĂ©kin, l’ancĂȘtre chinois d’Homo Sapiens ». En Chine, son regard s’élargit. Sa vision est « de plus en plus globale ».Dans une lettre, il Ă©crit : « Je rĂȘve d’une espĂšce de Livre de la Terre oĂč je me laisserais parler non comme Français, ni comme Ă©lĂ©ment d’un compartiment quelconque, mais simplement comme homme ou comme ‘Terrestre’ » (p 167).

Dans ses allĂ©es et venues qui vont se poursuivre toute sa vie, Teilhard rentre de Chine Ă  la fin de l’étĂ© 1924 avec plusieurs tonnes de fossiles et d’échantillons de toutes sortes destinĂ©s au MusĂ©um. Et lĂ , il va rencontrer un autre palĂ©ontologue l’abbĂ© Breuil et un philosophe Edouard Le Roy qui vient d’ĂȘtre choisi par Henri Bergson pour lui succĂ©der Ă  la chaire de philosophie grecque et latine du CollĂšge de France. (p 177). « Catholique convaincu , mais trĂšs attachĂ© Ă  la laĂŻcitĂ©, Edouard Le Roy, ce mathĂ©maticien philosophe n’a pas hĂ©sitĂ© Ă  rĂ©sister au Vatican. Les conversations entre Teilhard et Le Roy vont ĂȘtre trĂšs constructives. Le Roy est un Ă©lĂšve et un ami de Bergson, auteur de « l’Evolution crĂ©atrice » et de « L’Energie spirituelle ». Et les intuitions de Teilhard et de Bergson vont pouvoir se rejoindre sur un point essentiel : «Toutes deux saisissent dans un mĂȘme mouvement l’Être et le Devenir – et l’idĂ©e d’évolution irrĂ©versible constitue une clĂ© majeure pour l’un comme pour l’autre. L’Être se rĂ©vĂšle dans le devenir parce que l’évolution est crĂ©ation » (p 181).

UltĂ©rieurement, Teilhard de Chardin va passer une bonne partie de sa vie en Chine. L’auteur nous fait part du dĂ©veloppement de sa rĂ©flexion sur la NoosphĂšre qui va de pair avec un idĂ©al de vie exigeant. « Seule vaut l’action fidĂšle, pour le Monde, en Dieu. Pour arriver Ă  voir cela et Ă  en vivre, il y a une sorte de pas Ă  franchir ou de retournement Ă  faire subir Ă  ce qui paraĂźt l’habitude gĂ©nĂ©rale des hommes. Mais, ce geste un fois exĂ©cutĂ©, quelle libertĂ© pour travailler et pour aimer » (p 321).

Dans son livre emblĂ©matique : « Le PhĂ©nomĂšne Humain », Teilhard envisage le processus qui dĂ©bouche sur l’éclosion de la NoosphĂšre.

« Besoin d’une religion Ă  la mesure de la terre nouvelle », de fait le christianisme renouvelĂ©. Et il envisage « un processus de recherche, de tentatives et de tĂątonnements multiples ». Et il Ă©crit : « Ce n’est que par le libre choix, la dĂ©couverte et le dĂ©veloppement, par chaque segment national et culturel de l’humanitĂ© de sa forme singuliĂšre de libertĂ©, que pourront ĂȘtre assurĂ©es la convergence et la structuration de cette multitude dans un systĂšme planĂ©taire uni » (p 223). Et il appelle Ă  une « poussĂ©e du tous ensemble ».

L’auteur dĂ©roule la pensĂ©e de Teilhard de Chardin telle qu’elle s’exprime dans le PhĂ©nomĂšne Humain. C’est « la vision spatiotemporelle d’un monde fibreux (chaque nouvelle Ă©mergence constituant un fibre Ă  l’intĂ©rieur d’une nappe Ă©volutive) et toute la techtonique psycho-matĂ©rielle de l’univers s’enroulant sur lui-mĂȘme suivant la loi de la complexitĂ©-conscience. Une complexitĂ©-conscience croissante qui ayant abouti Ă  l’avĂšnement de l’humain
 a engendrĂ© ipso facto une NoosphĂšre : une conscience rĂ©flĂ©chie de plus en plus socialisĂ©e, prise dans un tissage de plus en plus collectif » (p 348).

 

Le parcours d’un gĂ©ologue russe : le professeur Vernadski

La chercheuse amĂ©ricaine Lynn Margulis avait Ă©galement orientĂ© l’auteur vers un gĂ©ologue russe : le professeur Vernadski. Le parcours de celui-ci s’est dĂ©veloppĂ© dans un tout autre contexte : un milieu scientifique russe qui va ĂȘtre entrainĂ© au XXĂš siĂšcle dans une grande tourmente politique. Vernadski est l’élĂšve de grands savants russes ; En 1884, il est appelĂ© Ă  dĂ©crypter l’histoire du sol ukrainien, le tchernozium, au fil de l’évolution gĂ©ologique. « En observant la terre mĂšre d’Ukraine, coupe de sol aprĂšs coupe de sol, il avait observĂ© un mĂ©lange unique d’humus et d’argile
 Et il n’avait pu faire autrement que d’admirer l’inextricable tissage de vie recelĂ© par ce sol. Un rĂ©seau d’une densitĂ© et d’une variĂ©tĂ© inouĂŻes oĂč se mĂȘlait dans un enchevĂȘtrement et un grouillement Ă©blouissants tout ce que la vie biologique avait pu inventer depuis les champignons jusqu’aux mammifĂšres
 sans parler des bactĂ©ries
 CamouflĂ©e sous le silence apparent de la terre, s’offrait Ă  ses yeux une vĂ©ritable frĂ©nĂ©sie
 admirablement organisĂ©e, telle une Ă©toffe relationnelle ultracomplexe. (p 61-62). « De lĂ , l’énorme hypothĂšse qui avait peu Ă  peu Ă©mergĂ© dans son esprit : la vie biologique ne mettrait-elle pas en branle, par son intelligence propre des flux de matiĂšre et d’énergie infiniment supĂ©rieurs Ă  ceux engendrĂ©s par la seule gĂ©ologie minĂ©rale ? Dit plus abrupt, la biologie n’accĂ©lĂ©rait-elle pas tous les processus terrestres dans des proportions extravagantes constituant de la sorte la force biologique numĂ©ro un de la surface de notre planĂšte ? » p 62). « En quelques annĂ©es, sa propre intuition l’amena Ă  se poser une question encore plus folle pour un scientifique rigoureux comme lui : ne fallait-il pas considĂ©rer la vie biologique comme une entitĂ© en soi impossible Ă  rĂ©duire Ă  ses Ă©lĂ©ments chimiques inertes ? Ne fallait-il pas, peut-ĂȘtre, parler d’elle comme d’une force cosmique spĂ©cifique, dont la physique ne tenait pour l’instant aucun compte ? » (p 63). Vernaski en vint Ă  se demander si la richesse minĂ©rale faramineuse de la terre n’était Ă  mettre en relation avec l’existence de la biosphĂšre
 c’est Ă  dire avec la matiĂšre vivante, prĂ©monition que les recherches scientifiques n’allaient cesser de valider jusqu’au XXIĂš siĂšcle » (p 65).

A partir des annĂ©es 1990, Vernaski grimpa rapidement dans la hiĂ©rarchie universitaire et acadĂ©mique russe et multiplia les voyages auprĂšs de chercheurs de premier plan en Europe. Il introduisit dans le corpus de son enseignement, l’idĂ©e totalement nouvelle et transdisciplinaire d’une « biogĂ©ochimie ». « Tous les ĂȘtres vivants, avançait-il, forment une sorte d’entitĂ© gĂ©ante qui, nourrie des corps chimique inertes, sculpte, malaxe, cristallise et fait transmuter la surface de la terre Ă  sa guise » (p 65).

Patrice Van Eersel dĂ©roule la biographie de Vladimir Ivanovitch Vernadski dans plusieurs chapitres de son livre. Vernadski ne fut pas seulement un grand savant visionnaire, mais aussi un homme engagĂ© socialement et politiquement. Ainsi, dans les annĂ©es prĂ©rĂ©volutionnaires, il a participĂ© Ă  « une organisation apte Ă  accueillir les idĂ©aux humanistes et dĂ©mocratiques et Ă  en permettre la mise en Ɠuvre ». « Avec plusieurs camarades, ils avaient donc crĂ©Ă© une fraternitĂ© comme c’était alors la coutume » (p 69). FonciĂšrement dĂ©mocrate, il se heurte Ă  la dictature issue de la RĂ©volution d’Octobre, mais sa rĂ©putation scientifique l’aide Ă  traverser cette tourmente. Et elle va l’aider Ă  composer avec le rĂ©gime soviĂ©tique.

Sa rĂ©flexion philosophique assise sur sa recherche scientifique va donc se poursuivre. RĂ©fugiĂ© en Ukraine, puis en CrimĂ©e juste aprĂšs la RĂ©volution d’octobre, dĂ©jĂ  atteint par la tuberculose, fin 1919, il tombe gravement malade du typhus. Or, dans cet Ă©tat, il va connaĂźtre un genre d’expĂ©rience mystique. « HospitalisĂ© et mis sous perfusion, le savant se retrouve pendant plusieurs semaines dans « un Ă©tat de conscience modifiĂ©e », une forme de dĂ©lire qui, peu Ă  peu, va se transformer en visualisation claire et limpide
 Vision de la suite Ă  donner Ă  ses recherches jusque dans ses dĂ©tails thĂ©oriques les plus abstraits et les conditions expĂ©rimentales correspondantes (p 121). « J’ai clairement vu de quelle façon il faudrait m’y prendre pour faire progresser et aboutir en particulier mon idĂ©e de « matiĂšre vivante ». Il est profondĂ©ment impressionnĂ© par « l’esthĂ©tique des choses et des ĂȘtres. La faramineuse beautĂ© de la nature, son harmonie, sa prodigalitĂ©, mais aussi la beautĂ© des ĂȘtres humains et de leurs trouvailles, m’ont fait atteindre une extase que j’aurais du mal Ă  dĂ©crire avec des mots » (p 123). Il projette la crĂ©ation d’un « Institut de la matiĂšre vivante ». PatriceVan Eersel nous relate dans le dĂ©tail la maturation de la pensĂ©e de Vernadski, son hommage aux naturalistes anglais et australiens du XIXĂš siĂšcle (p 125) et un approfondissement de sa conception de l’émergence du vivant. « Depuis son avĂšnement il y a des centaines de millions d’annĂ©es, la vie biologique a constituĂ© la force biologique et atmosphĂ©rique numĂ©ro 1 de la surface de notre planĂšte. Cependant, depuis beaucoup moins longtemps, c’est l’humanitĂ© qui, de tous les ĂȘtres vivants, constitue la force de transformation matĂ©rielle la plus puissante
 AprĂšs la biosphĂšre, nous nous trouvons donc en prĂ©sence d’une « humanosphĂšre » (p 128).

 

La NoosphĂšre : Le concept Ă©mergeant d’une grande rencontre : Olivier Le Roy, Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski

En 1922 le professeur Vernadski arrive en France et y poursuit son activitĂ© scientifique. En automne 1924, un dialogue s’engage entre lui, Olivier Le Roy, disciple de Bergson et Pierre Teilhard de Chardin. A partir de textes existants, Patrice Van Eersel reconstitue et restitue leur conversation oĂč se manifeste une reconnaissance commune de la NoosphĂšre. Olivier le Roy dĂ©clare ainsi : « Je vous propose l’hypothĂšse de travail suivante qui dĂ©coule directement de vos travaux respectifs. Ne pourrait-on pas dire que la biosphĂšre, ayant atteint l’ùre anthropozoĂŻque dont nous parle de façon trĂšs immanentiste le professeur Vernadski (le concept de cĂ©phalisation, p 215), et « se retournant sur elle-mĂȘme », comme le propose dans une perspective transcendentale, le pĂšre Teilhard, qui me parlait rĂ©cemment « d’une incarnation planĂ©taire de l’esprit », doit Ă  prĂ©sent accoucher d’une NoosphĂšre pleine et entiĂšre, c’est Ă  dire d’une conscience collective intĂ©grale ». Ainsi l’évolution cosmique pourrait passer au stade suivant » (p 222). PatriceVan Eersel prĂ©cise que Teilhard et Vernadski ont Ă©tĂ© aussi portĂ©s, aussi bien l’un que, Ă  utiliser le terme de noosphĂšre et que Vernadski en attribue l’expression Ă  Olivier Le Roy. (p 224).

Vernadski aussi bien que Teilhard ont Ă©tĂ© confrontĂ©s aux massacres guerriers. Ils ont conscience des dangers encourus par l’humanitĂ©. Il y a cent ans dĂ©jĂ , l’humanitĂ© se sentait menacĂ©e.

Face aux rĂ©gimes totalitaires, Teilhard voit dans la noosphĂšre un espace de personnalisation. « Si, sous la pression considĂ©rable du processus de complexification cosmique appelĂ©e « évolution », les consciences individuelles se rapprochent les une des autres, les individualitĂ©s ne disparaissent pas. Elles transcendent leurs limites et resplendissent » (p 217). Et de mĂȘme, dans cette conversation, diffĂ©rents obstacles sont Ă©voquĂ©s : l’individualisme exacerbĂ©, la tentation de faire machine arriĂšre, la peur de la mort
 A chaque fois, des rĂ©ponses apparaissent. Selon Teilhard, nous devons ĂȘtre spirituellement amoureux de la matiĂšre. « L’idĂ©al noosphĂ©rique contredit en tous points aussi bien l’isolationnisme du spiritualiste coupĂ© du monde dans l’attente d’un au delĂ  que l’idĂ©al du petit-bourgeois claquemurĂ© derriĂšre son confort » (p 228). Vernadski Ă©voque le refus d’aller de l’avant. « Cela ne nous est pas possible ou alors seulement en disparaissant. Si l’humanitĂ© veut continuer d’exister, elle est contrainte de chercher Ă  transformer le monde et Ă  se mĂ©tamorphoser elle-mĂȘme. Sinon elle disparaĂźt purement et simplement » (p 229). Face Ă  la mort, Teilhard pense qu’à travers nous, se manifeste une prĂ©sence que rien ne peut Ă©teindre. La biologie seule, mĂȘme si elle rĂ©siste, finirait dispersĂ©e par l’entropie. Seule l’émergence de l’humain change dĂ©finitivement la donne : pour moi, ce qui sera dĂ©finitivement conservĂ©, c’est l’énergie humaine, c’est-Ă -dire la Personne » (p 234). Il y a des forces qui interviennent face au totalitarisme oppresseur. Vernadski Ă©voque la puissante forte de l’entraide Ă  l’Ɠuvre dans le monde vivant et mise en Ă©vidence par le savant russe, de conviction anarchiste, Kropotkine (p 236) et Teilhard, dans une inspiration chrĂ©tienne, Ă©voque « une conspiration d’amour » animĂ©e par les forces de la sympathie » (p 235).

 

La NoosphÚre : quelle actualité ?

La vision de la noosphĂšre a Ă©mergĂ© il y a un centaine d’annĂ©es dans un contexte oĂč l’humanitĂ© Ă©tait dĂ©jĂ  confrontĂ©e Ă  de grands maux. Aujourd’hui, cette vision est toujours Ă©clairante et des rĂ©alitĂ©s nouvelles comme l’expansion du web viennent l’illustrer.

Comme d’autres chercheurs, Patrice Van Eersel Ă©voque le besoin d’un grand rĂ©cit fĂ©dĂ©rateur rĂ©pondant aux questionnements de beaucoup de nos contemporains. Ainsi Ă©voque-t-il « l’utilitĂ© vitale, reconnue par tous, d’inventer de nouveaux grands rĂ©cits pour tirer en avant l’humanitĂ© menacĂ©e de dĂ©sespĂ©rance » (p 291).

Dans plusieurs chapitres, l’auteur dialogue avec la jeune gĂ©nĂ©ration telle qu’il la reprĂ©sente dans quelques personnages. Il Ă©voque ainsi des rĂ©alitĂ©s bien documentĂ©es, mais aujourd’hui largement mĂ©connues. Ainsi, il apparaĂźt qu’à long terme, dans la vie quotidienne, la violence recule. Et il fait appel Ă  de nombreuses recherches qui montrent l’influence potentielle de la pensĂ©e et de la mĂ©ditation sur des rĂ©alitĂ©s sociales. Des interrelations nouvelles apparaissent. On dĂ©couvre ainsi que «  nos volontĂ©s et nos actions influent sur nos corps
 Nos cerveaux sont beaucoup plus mallĂ©ables que l’on ne croyait. Nos rĂ©seaux neuronaux se reconstruisent en permanence. Et mĂȘme, mis en relation avec quelqu’un, nous fonctionnons littĂ©ralement en wifi. Et cela nous transforme. Nous nous transformons physiquement les uns les autres en fonction de nos interactions
 » (p 267). Sur un autre registre, le concept d’imaginal est avancĂ©. « Ce sont des mondes et des niveaux de conscience diffĂ©rents, mais bien rĂ©els » ; certains disent mĂȘme plus rĂ©els que le rĂ©el
 Pour les mystiques de toutes les traditions, on pourrait dire que l’imaginal reprĂ©sente le monde intermĂ©diaire entre le rĂ©el physique et l’Être ineffable et absolu » (p 271).

Un des interlocuteurs prĂ©sents dans ce livre s’exprime ainsi : « Je suis persuadĂ© que Vernadski et Teilhard visualisaient la NoosphĂšre comme une dimension bien rĂ©elle, mais habitĂ©e par des humains ayant suffisamment cultivĂ© leurs mondes intĂ©rieurs – et rĂ©solu leurs nĂ©vroses – pour pouvoir s’échapper Ă  volontĂ© dans l’imaginal » (p 272). Patrice Van Eersel se rend compte que pendant longtemps il a rĂ©flĂ©chi Ă  la NoosphĂšre «  en terme d’extĂ©rioritĂ©, beaucoup plus rarement en terme de vie intĂ©rieure – qui est bien autre chose que le flux psychologique des images et des pensĂ©es qui nous traversent Ă  chaque instant
 Pourtant, chacun Ă  sa façon, les personnages de mon rĂ©cit, Teilhard de Chardin comme Vernadski ou Le Roy, n’avaient jamais cessĂ© d’insister sur le va-et-vient indissoluble entre le dehors et le dedans » (p 273)


« Pourrait-on donc imaginer que l’évolution d’Homo Sapiens ait atteint un stade limite oĂč s’ouvrirait soudain en nous l’urgence vitale d’ouvrir une porte inĂ©dite vers un « ailleurs » ? Ou plutĂŽt une porte aussi ancienne que l’ĂȘtre humain des origines, mais oubliĂ©e depuis des siĂšcles par quasiment toute l’humanitĂ© Ă  l’exception de minuscules minoritĂ©s d’initiĂ©s, une porte qui signalerait une transition vers un ĂȘtre humain non pas « augmenté », mais « mĂ©tamorphosé » ? (p 274).

Cet ouvrage volumineux de Patrice Van Eersel se lit de bout en bout, car il y a un dynamisme dans ce rĂ©cit et un appel constant Ă  la dĂ©couverte. C’est un univers tant il est vaste dans le thĂšme abordĂ© et l’approche empruntĂ©e. Ce livre est Ă©galement constamment orientĂ© vers une recherche de sens. La vision suggĂ©rĂ©e et proposĂ©e de la NoosphĂšre est envisagĂ©e non seulement dans son Ă©mergence, mais dans sa rĂ©ception. Une piste est tracĂ©e et elle est accueillie dans un dialogue incessant entre l’auteur et des interlocuteurs imaginĂ©s exprimant les angoisses, les interpellations et les attentes d’une nouvelle gĂ©nĂ©ration. Ce livre est un univers. Il ne rapporte pas seulement la vie et l’apport de grands chercheurs, mais il aborde Ă©galement des recherches et des innovations plus rĂ©centes. Une abondante bibliographie en tĂ©moigne. Nous avons essayĂ© de proposer quelques aperçus de ce livre, sachant que nous ne pouvions rendre compte de toute sa diversitĂ©. Il y a, dans ce livre, une dynamique Ă  la fois intellectuelle et humaine. C’est aussi un ouvrage qui met, Ă  la portĂ©e de tous, une ouverture de sens pour nos contemporains. Une incitation Ă  la lecture.

J H

  1. Biographie de Patrice Van Eersel : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrice_Van_Eersel
  2. Patrice Van Eersel. NoosphĂšre. ElĂ©ments d’un grand rĂ©cit pour le XXIĂš siĂšcle. Albin Michel, 2021

Interview de Patrice Van Eersel sur son livre : NoosphÚre : https://www.youtube.com/watch?v=WCV7TOnoScA

  1. Face Ă  la violence, l’entraide dans la nature et dans l’humanité : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
  2. Il existe de nombreuses Ă©tudes sur la vie et l’Ɠuvre de Pierre Teilhard de Chardin. Ici : Patrice Boudignon. Teilhard de Chardin. Sa biographie par sa correspondance : https://www.canalacademies.com/emissions/au-fil-des-pages/teilhard-de-chardin-sa-biographie-par-sa-correspondance Plus prĂ©cisĂ©ment, en rapport avec le sujet de cet article : NoosphĂšre podcast : de la conscience individuelle Ă  la conscience collective, par François Euvé : https://www.youtube.com/watch?v=09WRgOQAc24
  3. Association des amis de Teilhard de Chardin : https://teilhard.fr/

 

 

Face au ressentiment, un mal individuel et collectif aujourd’hui rĂ©pandu

« Ci-git l’amer. GuĂ©rir du ressentiment » de Cynthia Fleury

Il nous arrive, il nous est arrivĂ© de rencontrer des gens qui manifestent un profond ressentiment. Nous avons pu nous-mĂȘme Ă©prouver du ressentiment envers quelqu’un ou Ă  notre Ă©gard. Nous savons combien il est prĂ©cieux de pouvoir sortir de cette situation. Et, plus gĂ©nĂ©ralement dans la vie sociale, et tout particuliĂšrement si nous frĂ©quentons certains rĂ©seaux sociaux et parcourons certains commentaires sur internet, nous y percevons parfois des bouffĂ©es de haine, des violences verbales dont nous percevons le rapport avec un profond ressentiment. Le ressentiment est donc une rĂ©alitĂ© assez rĂ©pandue qui ne nous est pas inconnue et que nous avons besoin de comprendre pour y faire face, car c’est une rĂ©alitĂ© pernicieuse.

Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, vient d’écrire Ă  ce sujet un livre intitulé : « Ci-git l’amer »  avec pour sous-titre : « GuĂ©rir du ressentiment ». C’est un ouvrage consĂ©quent de plus de 300 pages qui, en 54 chapitres, Ă©tudie le problĂšme du ressentiment dans ses dimensions personnelles et collectives, Ă  partir d’une culture psychanalytique, philosophique et littĂ©raire qui mobilise de nombreuses rĂ©fĂ©rences, ainsi, parmi d’autres : Scheler, Nietzche, Winnicott, MallarmĂ©, Montaigne, Fanon
 La culture de Cynthia Fleury est trĂšs vaste et se manifeste sur de nombreux registres. Lorsqu’on ne dispose pas des mĂȘmes outils de comprĂ©hension, on peut donc hĂ©siter Ă  entrer dans cette lecture et encore plus Ă  s’engager dans la prĂ©sentation du livre. Il nous paraĂźt que ce serait fort dommage de se passer d’un tel apport, car l’écriture de Cynthia Fleury est claire, comprĂ©hensible et elle sait mettre les mots appropriĂ©s sur les diffĂ©rents aspects du ressentiment. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Cette qualitĂ© d’écriture nous paraĂźt remarquable. Elle nous aide dans la comprĂ©hension du phĂ©nomĂšne.

La pensĂ©e de Cynthia Fleury se dĂ©ploie dans une grille d’analyse d’inspiration psychanalytique. « D’oĂč vient l’amertume ? De la souffrance et de l’enfance disparue, dira-t-on d’emblĂ©e. DĂšs l’enfance, il se passe quelque chose avec l’amer et ce RĂ©el qui explose dans un monde serein. Ci-git la mĂšre. Ci-git la mer. Chacun fera son chemin, mais tous connaissent le lien entre la sublimation possible (la mer), la sĂ©paration parentale (la mĂšre) et la douleur (l’amer), cette mĂ©lancolie qui ne relĂšve pas d’elle-mĂȘme
 L’amer, la mĂšre, la mer, tout se noue » (p 13). Et comment traiter avec l’amer ? Cynthia Fleury Ă©voque son travail de psychanalyste et les ressources de la « rĂȘverie ocĂ©anique ». La mer n’est pas une affaire de navigation, mais de grand large existentiel, de la sublimation de la finitude et de la lassitude » (p 14). « Universelle amertume », tel est le titre du premier chapitre. Le livre s’intitule : « Ci-git l’amer ». Notre propos n’est pas de commenter la vision de la vie qui est celle de l’auteur, mais de nous instruire de son analyse du ressentiment. Nous voici donc Ă  la dĂ©couverte du ressentiment d’abord dans sa version individuelle, puis dans sa vision collective.

Le ressentiment

 Cynthia Fleury nous fait part de la dĂ©finition du ressentiment telle que nous la communique Max Scheler dans un essai publiĂ© Ă  ce sujet en 2012 : « L’expĂ©rience et la rumination d’une certaine rĂ©action affective dirigĂ©e contre un autre qui donnent Ă  ce sentiment de gagner en profondeur et de pĂ©nĂ©trer, peu Ă  peu, au cƓur de la personne, tout en abandonnant le terrain de l’expression et de l’activité ». Cynthia Fleury commente en ces termes : « Le terme clĂ© pour comprendre la dynamique du ressentiment est la rumination
 Il s’agit de revivre une rĂ©-action Ă©motionnelle qui, au dĂ©part, pouvait ĂȘtre adressĂ©e Ă  quelqu’un de particulier. Mais le ressentiment allant, l’indĂ©termination de l’adresse va prendre de l’ampleur. La dĂ©testation se fera moins personnelle, plus globale  » (p 19). Il y a lĂ  un processus destructeur.

« Cela gronde, comme l’écrit Max Scheler Ă  travers le mot allemand : groll. « Groll, c’est la rancƓur, le fait d’ « en vouloir à » ; et l’on voit comment ce « en vouloir à » prend la place de la volontĂ©, comment une Ă©nergie mauvaise se substitue Ă  l’énergie vitale joyeuse
 Le ressentiment allant, l’indĂ©termination se fait plus grande
 Tout est contaminĂ©. Tout fait boomerang pour raviver le ressentiment ». L’effet est dĂ©vastateur. « Scheler Ă©voque l’auto-empoisonnement pour dĂ©crire les « malfaits » du ressentiment »  « Le sens du jugement est viciĂ© de l’intĂ©rieur. La pourriture est là » (p 22). Ainsi, le sens du jugement, « instrument possible de libĂ©ration » est dĂ©tournĂ© vers « le maintien dans la servitude devant une pulsion mortifĂšre ».

Si le ressentiment a un visage personnel, il dĂ©bouche Ă©galement sur une pulsion collective. Aujourd’hui, celle-ci s’exprime particuliĂšrement sur les rĂ©seaux sociaux.

https://youtu.be/ElNNOOXQEv4

Guérir du ressentiment

 ConfrontĂ© au ressentiment, Cynthia Fleury perçoit la difficultĂ© d’en sortir pour ceux qui s’y emprisonnent. « Seule aptitude du ressentiment Ă  laquelle il excelle : aigrir, aigrir la personnalitĂ©, aigrir la situation, aigrir le regard sur. Le ressentiment empĂȘche l’ouverture. Il ferme, il forclĂŽt, pas de sortie possible ; le sujet est peut-ĂȘtre hors de soi, mais en soi, rongeant le soi, et, dĂšs lors, rongeant la seule mĂ©diation possible vers le monde » (p 24). D’autant que le ressentiment peut se radicaliser : « Je puis tout te pardonner sauf d’ĂȘtre ce que tu es, sauf que je ne suis pas toi. Cette envie porte sur l’existence mĂȘme de l’autre » (p 25). DĂšs lors, dans la relation clinique, « l’extraction hors de cette emprise sera extrĂȘmement compliquĂ©e. Il faut poser comme idĂ©e rĂ©gulatrice que la guĂ©rison est possible, mais que la clinique est sans doute insuffisante dans son soin.  Il est impossible de dĂ©passer le ressentiment sans que la volontĂ© du sujet entre en action. C’est prĂ©cisĂ©ment cette volontĂ© qui est manquante, enterrĂ©e chaque jour par le sujet lui-mĂȘme » (p 25).

Cependant, quel est le chemin de guĂ©rison proposĂ©e par Cynthia Fleury ? « L’homme qui Ă©chappe au ressentiment n’y Ă©chappe pas d’emblĂ©e . C’est toujours le fruit d’un travail
 la sublimation des instincts
 Celle-ci est « un talent » de faire avec les pulsions autre chose que du pulsionnel rĂ©gressif, de les tourner vers un au delĂ  d’elles-mĂȘmes, d’utiliser Ă  bon escient l’énergie crĂ©atrice qui les parcourt » (p 65). C’est apprendre Ă  bien utiliser son Ă©nergie. « La grande santĂ©, c’est choisir l’avenir, choisir le numineux » (p 71). Cynthia Fleury prĂŽne l’accĂšs Ă  la crĂ©ation. « Choisir l’Ɠuvre, c’est toujours choisir l’ouvert ». « L’Ɠuvre crĂ©e l’air, l’ouverture, la fenĂȘtre. Elle crĂ©e l’échappĂ©e » (p 73).

 

Le ressentiment collectif

Les ressentiments individuels peuvent s’exprimer collectivement, par exemple en empruntant la voie d’internet. En quelque sorte, ils s’agglutinent dans un dĂ©chainement de violence verbale. Cependant, le phĂ©nomĂšne n’est pas nouveau parce que, dans l’histoire, on a pu observer des comportements analogues, par exemple dans un lien entre la passion de l’égalitĂ© et le ressentiment collectif. « La structure du ressentiment est Ă©galitaire. Celui-ci surgit au moment oĂč le sujet se ressent certes inĂ©gal, mais surtout lĂ©sĂ© parce qu’égal
 La frustration se dĂ©veloppe sur un terreau de droit à
 Je me crois lĂ©sĂ© parce que je crois Ă  mon dĂ» ou Ă  mon droit » (p 28). Il y a lĂ  un processus dangereux. « DĂ©nigrer les autres ne suffit pas au ressentiment. Il faut  un pas de plus : la mise en accusation. Celle-ci Ă©tant toutefois sans objet rĂ©el, elle vire Ă  la dĂ©lation, Ă  la dĂ©sinformation
 DorĂ©navant, l’autre sera coupable. Une forme de dĂ©prĂ©ciation universelle s’enclenche » (p 29). Cette fureur engendre Ă©videmment la fin du discernement : « Ne plus faire le point des choses, viser la « tabula rasa » sans autre projet »  « Il se produit un « éthos renversé », une « disposition gĂ©nĂ©rale » Ă  produire de l’hostilitĂ© comme d’autres produisent de l’accueil au monde » (p 30). C’est bien ce que l’on observe dans une violence rĂ©pĂ©titive qui marque certains commentaires politiques apparaissant sur internet.

Cynthia Fleury nous dĂ©crit « l’homme ressentimiste » qui se manifeste ainsi. « L’une des manifestations les plus explicites et audibles du ressentiment demeure l’utilisation orduriĂšre du langage. L’homme du ressentiment
 se lĂąche et vomit, par son langage, sa rancƓur (p274-275). L’homme ressentimiste choisit dĂ©libĂ©rĂ©ment de n’user du langage que pour dĂ©grader l’autre, le monde, les rapports qu’il entretient avec lui ». C’est une manifestation de haine. « Cette haine dresse un cadre de vie et de pensĂ©e assez nausĂ©eux, car du ressentiment au dĂ©lire conspirationniste, il n’y a qu’un pas. Telle est la version collective du dĂ©sir de persĂ©cution. (p 284). On assiste Ă  une logique implacable oĂč les valeurs s’inversent. « Si vous ĂȘtes riche et bien portant dans cet univers inique, c’est que vous ĂȘtes complice de cet univers inique. Le ressentiment est une idĂ©ologie, un rapport de force qui cherche Ă  s’établir et Ă  promouvoir les intĂ©rĂȘts d’un nouveau groupe qui se trouve spolié » (p 286). Il y a donc un renversement de la mentalitĂ©. « La notion de « mundus inversus » est trĂšs importante pour comprendre le lien manifeste entre ressentiment et pensĂ©e conspirationniste. Elle correspond Ă  une sorte de solution magique ayant rĂ©ponse Ă  tout, pouvant expliquer toutes les vexations narcissiques de l’individu ressentimiste et permet par ailleurs une merveilleuse dissolution de ses responsabilitĂ©s
 Le raisonnement conspirationniste est bien connu dans la psychiatrie, car il est l’apanage des structures paranoĂŻaques » (p 288).

 

RĂ©duire le ressentiment collectif

 Cependant, si ces processus de pensĂ©e sont malheureusement rĂ©pandus, on peut s’interroger sur les conditions qui peuvent en favoriser le dĂ©veloppement. Ainsi combien il est important de respecter les singularitĂ©s, l’originalitĂ© de chacun. La question a Ă©tĂ© posĂ©e au niveau des institutions de soin, des asiles. « Il est intĂ©ressant de voir que cette analyse peut ĂȘtre Ă©largie de nos jours au fonctionnement plus global de la sociĂ©tĂ©. Que faire de l’attention au petit, Ă  l’infime, aux dĂ©tails du singulier ? y a-t-il une place pour cela dans la politique ? » (p 262). C’est prendre garde Ă  la « rĂ©ification », Ă  la chosification, Ă  la normalisation qui s’opĂšrent dans les institutions publiques comme « si elles prenaient plaisir à dĂ©truire les positions de l’individu pour le mettre sous tutelle et enlever tout goĂ»t d’individuation » (p 261). Cynthia Fleury met en Ă©vidence des facteurs favorisant des dysfonctionnements individuels et des dysfonctionnements collectifs. « Il s’agit de comprendre que la santĂ© psychique des individus produit un impact tout Ă  fait indĂ©niable sur le fonctionnement de la sociĂ©té  Dans « Les irremplaçables », j’avais cherchĂ© Ă  dĂ©montrer ce lien Ă  l’égard d’un individu rĂ©ifiĂ©, se sentant remplaçable, interchangeable, non respectĂ© par un environnement notamment institutionnel et professionnel, donc public au sens large. Comment cet individu, petit Ă  petit, se clivait pour rĂ©sister Ă  cette maltraitance psychique » (p 271). « Nos institutions doivent produire assez de soin pour ne pas renforcer les vulnĂ©rabilitĂ©s inhĂ©rentes Ă  la condition humaine, Ă  savoir ses conflits pulsionnels
  et prendre garde Ă  ne pas produire de la rĂ©ification qui aprĂšs s’ĂȘtre retournĂ©e contre les individus, les avoir rendu malades, se retourne contre la dĂ©mocratie elle-mĂȘme en dĂ©veloppant la traduction politique de ces troubles et notamment dudit ressentiment » (p 273).

Plus gĂ©nĂ©ralement, le ressentiment collectif se nourrit d’une angoisse sociale en lien avec un manque de relations humanisantes. Cynthia Fleury cite Michel Angenot dans une analyse qui s’inspire de Max Weber. « Les idĂ©ologies du ressentiment sont intimement liĂ©es aux vagues d’angoisse face Ă  la modernitĂ©, Ă  la rationalisation, Ă  la dĂ©territorialisation. La mentalitĂ© de la « gemeinshaft », homogĂšne, chaude et stagnante a tendance Ă  tourner Ă  l’aigre dans les sociĂ©tĂ©s ouverts et froides, rationnelles et techniques. Le ressentiment qui recrĂ©e une solidaritĂ© entre pairs rancuniers et victimisĂ©s
 apparaĂźt comme un moyen de rĂ©activer, Ă  peu de frais, de la chaleur, de la communautĂ© dans l’irrationnel chaleureux » (p 290). Ainsi, pour Cynthia Fleury, prĂ©venir le ressentiment collectif autant que faire se peut, c’est veiller Ă  ne pas renforcer les processus extrĂȘmes de rationalisation et de dĂ©territorialisation qui provoquent immanquablement un sentiment de rĂ©ification et donc, par rĂ©action, une rĂ©sistance qui, trĂšs vite, prĂ©fĂšre se soumettre Ă  une passion victimaire » (p 291).

Cette prĂ©sentation du livre de Cynthia Fleury nous fait comprendre l’importance du ressentiment et en Ă©claire les ressorts. Mais il est trĂšs loin de rendre compte de la richesse de cet ouvrage. Ainsi, l’auteure traite Ă©galement des incidences de la colonisation et des processus du fascisme. Et aussi, on dĂ©couvre des rĂ©flexions sur des sujets de grande importance comme le discernement (p 30-31) ou la pratique d’écriture en thĂ©rapie (p 257-258). Dans ce livre, Cynthia Fleury entre en dialogue avec ses pairs, analystes et psychologues. Si notre culture est diffĂ©rente, il reste que Cynthia Fleury ouvre au lecteur non expert des fenĂȘtres de comprĂ©hension. Dans cette tĂąche, elle est servie par une Ă©criture riche et prĂ©cise autant que par sa vaste culture. A une Ă©poque oĂč nous sommes confrontĂ©s au ressentiment, au moins dans sa forme collective, il serait dommage d’ignorer l’apport de ce livre.

Cynthia Fleury aborde la question Ă  partir de sa culture et de sa pratique d’analyste. D’autres points de vue sont envisageables. Ainsi peut-on envisager la prĂ©vention du ressentiment Ă  partir d’une culture spirituelle qui met en avant l’amour, la misĂ©ricorde, le pardon, d’une culture relationnelle de la fraternitĂ© et de la communautĂ©. C’est l’enseignement de JĂ©sus qui, dans la dynamique de l’Esprit, nous appelle Ă  un amour universel et Ă  un pardon inĂ©puisable. Nous voici, aujourd’hui interpellĂ© par les manifestations de ressentiment. Cynthia Fleury nous permet d’envisager les dimensions de ce phĂ©nomĂšne, d’en comprendre les ressorts et de participer ainsi Ă  la « guĂ©rison du ressentiment ». Voila un prĂ©cieux Ă©clairage.

J H

  1. Cynthia Fleury. Ci-git l’amer. GuĂ©rir du ressentiment. Gallimard, 2020. Cynthia Fleury est interviewĂ©e sur son livre dans plusieurs vidĂ©os : France culture. DĂ©passer le ressentiment pour sauver la dĂ©mocratie : https://www.youtube.com/watch?v=ElNNOOXQEv4

Voir aussi :

De la vulnérabilité à la sollicitude et au soin
https://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/

Pour une société collaborative

 

Un avenir pour l’humanité  dans l’inspiration de l’Esprit.

#Pippa Soundy est une amie anglaise qui, au long des annĂ©es, a effectuĂ© un parcours spirituel qu’elle poursuit actuellement comme pasteure-prĂȘtre dans l’Eglise anglicane, constamment en recherche des Ă©mergences positives. Pippa a pris connaissance du livre de Anne-Sophie Novel et StĂ©phane Riot : « Vive la Co-rĂ©volution. Pour une sociĂ©tĂ© collaborative », en lisant, sur ce blog, la prĂ©sentation de cet ouvrage (1). Dans une dimension internationale, elle en perçoit toute l’originalitĂ©. Pour elle, cette perspective prend tout son sens dans la vision d’un Dieu lui-mĂȘme communion. Elle rĂ©pond ici Ă  quelques questions.

#Pippa, peux-tu nous décrire briÚvement ton parcours ?

#J’ai Ă©tĂ© une enfant studieuse et c’est au cours de mes annĂ©es d’études Ă  l’universitĂ© d’Oxford que j’ai connu le Christ comme personne vivante. Depuis lors, j’ai Ă©tĂ© membre de plusieurs Ă©glises et cela fait six ans que j’exerce un ministĂšre. Au dĂ©part, je considĂ©rais l’Église comme la « sociĂ©tĂ© alternative » inaugurĂ©e par JĂ©sus, un peu Ă  part de la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral. Mais ces derniĂšres annĂ©es, je suis devenue plus consciente que l’Esprit de Dieu agit Ă  travers toutes sortes de personnes et d’institutions et, aujourd’hui, je me considĂšre moins comme ‘leader d’église’ que comme facilitateur de communautĂ© et je pense que le partenariat est la clĂ© d’une transformation de la sociĂ©tĂ©.

#Pourquoi t’intĂ©resses-tu particuliĂšrement aujourd’hui aux changements culturels et aux innovations sociales ?

#Le monde change plus vite aujourd’hui qu’à tout autre moment de l’histoire de l’humanitĂ© et la culture change aussi, Ă  la fois au niveau mondial et local. Il est urgent que nous trouvions des solutions innovantes et crĂ©atives aux problĂšmes rencontrĂ©s sur toute la planĂšte et cela m’intĂ©resse de rĂ©flĂ©chir Ă  la façon dont nous, chrĂ©tiens, permettons Ă  notre relation avec Dieu de donner forme Ă  notre engagement dans ce processus de changement. Je pense que c’est un « impĂ©ratif Ă©vangĂ©lique » et je suis donc partie prenante pour tenter « d’éveiller » l’Église aux mouvements de changement culturel et d’innovation sociale. En termes de mission, nous vivons un moment extrĂȘmement favorable.

#Tu connais bien aujourd’hui la littĂ©rature internationale. Ce livre : « Pour une sociĂ©tĂ© collaborative » te paraĂźt apporter une contribution originale. En quoi ?

#Je pense que ce qui met ce livre Ă  part, c’est la reconnaissance d’une science intuitive et communautaire – « soyons davantage en prise avec notre cƓur ». Cela va au-delĂ  de l’utilitarisme et suggĂšre l’émergence d’un « sens du bien commun » qui transcende l’individualisme et la compĂ©tition. La plupart des ouvrages sĂ©culiers que j’ai lus prĂ©sument que nous ne pourrons jamais sortir de nos tendances individualistes et donc que toutes les solutions devront en fin de compte faire appel Ă  notre dĂ©sir de gain personnel, laissant beaucoup moins d’espoir pour une vraie collaboration.

#Quelle avancée vois-tu dans le mouvement vers une société collaborative ?

#Je le vois d’abord dans l’attitude de la gĂ©nĂ©ration montante. J’observe que les jeunes qui grandissent dans ce monde Ă©mergent attachent de l’importance Ă  l’amitiĂ© au-delĂ  des frontiĂšres nationales, raciales, religieuses et Ă©conomiques, et cette amitiĂ© est facilitĂ©e par les mĂ©dia sociaux. Il en ressort que tandis que ma gĂ©nĂ©ration d’Occidentaux cherchait « comment puis-je amĂ©liorer ma vie », la gĂ©nĂ©ration montante semble comprendre que la façon d’amĂ©liorer notre propre vie est de chercher Ă  amĂ©liorer celle des autres. Peut-ĂȘtre cette prise de conscience augmente-t-elle du fait que nous acceptons que notre ĂȘtre-mĂȘme a besoin des autres. Un article rĂ©cent du Huffington Post Ă©tait intitulĂ© « Comment amĂ©liorer votre vie (Petit tuyau : Cela commence par amĂ©liorer la vie des autres » (http://huff.to/1fSfsn5).

La rĂ©volution de l’information nous met davantage au courant des problĂšmes du monde qu’auparavant (spĂ©cialement les problĂšmes de justice). La popularitĂ© des campagnes internationales lancĂ©es sur la toile par des mouvements comme Avaaz (http://avaaz.org) montrent que les gens ne sont pas indiffĂ©rents Ă  la souffrance des autres, mais ont une approche instinctive de la façon dont le monde pourrait et devrait marcher, dans une optique de collaboration. On pense de plus en plus qu’il est important de faire preuve « d’intelligence du cƓur » autant que « d’intelligence de la raison », mĂȘme si je ne suis pas sĂ»re que notre systĂšme Ă©ducatif ait encore pris ce tournant.

De la mĂȘme façon, les mouvements concernant l’environnement, qui ont Ă©tĂ© tant marginalisĂ©s au XXe siĂšcle, prennent de l’importance sur le terrain, mĂȘme si nos leaders politiques continuent Ă  se battre sur les accords internationaux. Certains de ces mouvements proposent avec succĂšs une collaboration directe – ainsi l’Alliance Pachamama (http://www.pachamama.org) qui a commencĂ© avec comme objectif les forĂȘts primaires d’Amazonie et tente d’aider les gens Ă  comprendre l’interconnexion de la vie sur notre planĂšte et Ă  prendre des mesures concrĂštes pour le changement.

Nous observons aussi l’effondrement des hiĂ©rarchies intellectuelles. Les gens n’ont plus peur des « experts » et l’expertise concerne de plus en plus l’expĂ©rience plus que le savoir. Cela fournit une excellente base pour la collaboration, avec des Ă©changes qui s’opĂšrent sur un fond de connaissances communes et porteurs d’idĂ©es crĂ©atives plus que d’information pure. Au niveau universitaire, l’école Martin Ă  Oxford (http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk) met en oeuvre une approche interdisciplinaire pour essayer de s’attaquer aux problĂšmes les plus importants de ce XXIe siĂšcle, dans l’espoir d’une fertilisation croisĂ©e des idĂ©es, d’une collaboration concernant des scientifiques de haut niveau, mais aussi le grand public. On y fait l’hypothĂšse que chacun peut apporter une contribution valable au dĂ©bat, quel que soit son niveau de formation.

Si l’on considĂšre la sociĂ©tĂ© du Royaume uni aujourd’hui, la crise Ă©conomique (avec la rĂ©duction significative des budgets publics) entraĂźne une meilleure collaboration entre les secteurs salariĂ©s et bĂ©nĂ©voles et des partenariats sans prĂ©cĂ©dents, par exemple entre les pouvoirs locaux (les institutions locales) et les Ă©glises. Nous le voyons dans la crĂ©ation de toutes sortes de services communautaires, y compris l’éducation, les bibliothĂšques, les refuges pour les sans abris et les banques alimentaires et, Ă  l’occasion de toutes ces opportunitĂ©s nouvelles, les Ă©glises et diffĂ©rents groupes de fidĂšles commencent Ă  collaborer comme jamais ils ne l’avaient fait.

#Pour toi, comment cette perspective fait-elle Ă©cho Ă  ta maniĂšre de te reprĂ©senter Dieu et son Ɠuvre ?

#h bien, Ă  partir de mes 33 ans d’expĂ©rience comme chrĂ©tienne et spĂ©cialement de mon Ă©tude de la TrinitĂ© ces derniĂšres annĂ©es, j’ai compris que Dieu Ă©tait une relation d’amour mutuel et que les ĂȘtres humains avaient le privilĂšge de participer Ă  cet amour. Nous ne vivons Ă  l’image de Dieu que si nous sommes en relation avec Dieu et les autres et nous sommes tellement faits pour la relation, la vie ensemble, que nous sommes incapables de reflĂ©ter Dieu en Ă©tant des individus sĂ©parĂ©s. En d’autres termes, une sociĂ©tĂ© collaborative commence Ă  reflĂ©ter un Dieu qui est Collaboration dĂšs avant le Commencement. J’ai montrĂ© le Dieu TrinitĂ© comme Celui qui prend soin, l’IncarnĂ© et l’Esprit co-crĂ©ateur et notre collaboration Ă  l’image de ce Dieu comprend le renouveau de notre pensĂ©e, de notre corps et de notre esprit dans l’aide que nous nous apportons mutuellement de tant de façons.

De mĂȘme que la TrinitĂ© a exprimĂ© son amour dans la CrĂ©ation, nous sommes aussi invitĂ©s Ă  participer ensemble au renouveau de notre environnement et, bien que nous puissions chacun faire quelque chose, la taille mĂȘme de notre monde implique que nous travaillions ensemble de plus en plus. L’importance croissante des mouvements environnementaux tĂ©moigne du fait que nous et notre monde sommes sauvĂ©s ensemble. Le salut est un exercice de collaboration ! Depuis que l’Esprit du Christ a Ă©tĂ© rĂ©pandu sur tous, une invitation a Ă©tĂ© lancĂ©e Ă  tous de se joindre Ă  l’Ɠuvre divine de re-CrĂ©ation et je considĂšre que ce mouvement de collaboration est une preuve de l’Esprit dans le monde d’aujourd’hui.

#Comme chrétienne, quelle inspiration reçois-tu en ce sens ?

#D’abord je reçois l’espĂ©rance. Au cƓur de la bonne nouvelle du Christ il y a la restauration des relations et la fin du besoin de nous dĂ©truire mutuellement (ou notre monde) psychologiquement, Ă©conomiquement ou corporellement. Lorsque je vois des gens qui vivent Ă  l’image de Dieu dans une sociĂ©tĂ© collaborative, je me souviens que le Royaume de Dieu est lĂ  et que je n’ai pas Ă  attendre la mort pour commencer Ă  jouir de la Terre nouvelle que JĂ©sus est venu inaugurer.

#Interview de Pippa Soundy

Traduction par Edith Bernard

 #(1) Sur ce blog : « Une rĂ©volution de « l’ĂȘtre ensemble ». La sociĂ©tĂ© collaborative : un nouveau mode de vie »

https://vivreetesperer.com/?p=1394

Voir aussi le livre publiĂ© sous la direction de Carine Dartiguepeyrou : « La nouvelle avant-garde. Vers un changement de culture » oĂč se manifeste un nouveau courant de pensĂ©e qui allie : sciences, arts et spiritualitĂ©. Sur le site de TĂ©moins (sept. 2013) : « Emergence d’une vision du monde « Ă©volutionnaire ». Un changement de culture au Club de Budapest » http://www.temoins.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1029&catid=4

Sur ce blog, on pourra lire aussi : « Une vision de la liberté » : https://vivreetesperer.com/?p=1343

A l’écoute des voix de l’enfance

 

Une ressource spirituelle

 

GrĂące Ă  des recherches comme celles de Rebecca Nye (1), nous apprenons aujourd’hui Ă  dĂ©couvrir la spiritualitĂ© de l’enfant comme un univers original, original et merveilleux
 Pour nous qui sommes devenus adultes, cette dĂ©couverte nous invite Ă  revisiter notre enfance comme une ressource qui peut nous Ă©clairer et nous inspirer. C’est ce Ă  quoi Rebecca Nye nous encourage lorsqu’elle Ă©crit : « Nous avons vu que la spiritualitĂ© de l’enfant et celle de l’adulte ne sont pas complĂštement distinctes. Elles ont beaucoup en commun. Les enfants deviennent des adultes pour lesquels les expĂ©riences avec Dieu pendant l’enfance sont souvent trĂšs formatrices. Il serait prĂ©cieux de vous interroger sur votre propre vie avec Dieu, celle que vous vivez aujourd’hui et celle que vous viviez Ă©tant enfant
 Une des façons d’ĂȘtre Ă  l’écoute de votre ĂȘtre et, en particulier de votre Ăąme d’enfant est de faire l’inventaire de quelques moments marquants de votre enfance » (p 41).

 

Un moment d’enfance

 

Nous voici donc en train de nous remĂ©morer un moment d’enfance. Dans cette enfance environnĂ©e par la guerre et finalement protĂ©gĂ©e, il y a eu bien des moments heureux. Cependant, dans la rĂ©Ă©vocation d’une histoire spirituelle, il y a un Ă©vĂ©nement qui est toujours revenu Ă  ma mĂ©moire. C’est un moment oĂč, dans le mouvement de ce qui Ă©tait alors la « communion solennelle », sans doute au moment oĂč on me prenait en photo, j’ai remis en pensĂ©e ma vie Ă  JĂ©sus. Mais quand je me remĂ©more ce printemps 1942, il y a eu finalement une « pĂ©riode sensible » que je dĂ©couvre comme une oasis Ă  l’orĂ©e d’une adolescence inquiĂšte. Mon pĂšre Ă©tait mĂ©decin militaire. Fin 1941, on lui confie la direction de l’hĂŽpital BĂ©gin qui accueille des prisonniers de guerre rapatriĂ©s pour raison de santĂ©. A NoĂ«l 1941, j’arrive donc avec ma mĂšre habiter le grand appartement de fonction qui nous Ă©tait destinĂ©. Mon pĂšre Ă©tait trĂšs bon. Ce fut une grande joie de le retrouver aprĂšs la sĂ©paration de la guerre, puis de son poste Ă  Chateauroux en « zone libre ». Enfant unique, j’étais aussi objet d’affection et d’attention pour mon pĂšre, et je me rappelle combien, dans ces mois lĂ , j’ai cherchĂ© Ă  l’initier Ă  ma jeune culture, Ă  mes lectures, Ă  mes apprentissages scolaires. Je lui faisais partager mes dĂ©couvertes avec mon intuition enfantine, source de bonheur pour l’un et pour l’autre. On avait finalement trouvĂ© pour moi Ă  Vincennes une petite Ă©cole privĂ©e destinĂ©e Ă  un public de filles, mais oĂč on acceptait un petit groupe de garçons. Le climat Ă©tait familial et j’en perçois rĂ©trospectivement la douceur. L’hĂŽpital se situait dans un grand parc oĂč je me promenais librement. Dans les beaux jours lorsque des familles s’installaient sur la pelouse, j’aimais jouer avec les plus petits et participer Ă  ce bonheur. Cependant, il me revient aussi la forte mĂ©moire des rencontres que j’ai eu Ă  cette pĂ©riode avec des prisonniers de guerre africains rapatriĂ©s pour raison de santĂ©. Je les rencontrais au tournant d’une allĂ©e. J’allais vers eux, je leur manifestais ma sympathie, parfois en leur offrant des fleurs cueillis  au bord du chemin. SpontanĂ©itĂ© et empathie de l’enfance


Au printemps 1942, il y eut donc cette communion solennelle dans une grande Ă©glise bondĂ©e. Avec papa, j’avais Ă©tĂ© acheter Ă  Saint Sulpice des images de JĂ©sus, de Marie, de saints et j’en avais tapissĂ© le mur de ma chambre. Et sur la cheminĂ©e de ma chambre, initiative quelque peu singuliĂšre, j’avais disposĂ© un Ancien et un Nouveau Testament illustrĂ©s par des grands dessins peut-ĂȘtre de Gustave DorĂ©. Tous les soirs, j’invitais mon pĂšre Ă  venir prier. Je ne me rappelle pas ce qui se disait, mais c’était un vrai Ă©lan de foi. Cependant, le point d’orgue de tout ceci, c’est la paix qui m’a imprĂ©gnĂ© pendant ces quelques semaines alors que j’étais un enfant trĂšs peureux, vivant dans la crainte des bombardements. C’est un souvenir trĂšs prĂ©gnant d’autant que j’ai vĂ©cu ensuite Ă  nouveau dans la peur de cette menace. Ce fut donc une oasis par rapport aux craintes et aux tourments qui allaient monter par la suite. Je me souvenais de ce mouvement de mon cƓur oĂč j’avais confiĂ© ma vie Ă  JĂ©sus
 En revisitant cette pĂ©riode, je me rends compte qu’il y a eu lĂ  une « pĂ©riode sensible » oĂč amour,  confiance et foi se sont conjuguĂ©s dans mon vĂ©cu, un moment de grĂące.  Et puis les nuages sont arrivĂ©s. Le paysage intĂ©rieur s’est brouillĂ©. Des annĂ©es difficiles ont suivi.

 

Enfance : nos racines

 

A la suite de l’invitation de Rebecca Nye dans son livre sur « la spiritualitĂ© de l’enfant », nous nous sommes donc engagĂ©s dans cette exploration de la mĂ©moire en faisant le choix de ce moment d’enfance. Certes, nous avons chacun une relation diffĂ©rente avec les diffĂ©rentes Ă©tapes de notre vie. Et de telle ou telle pĂ©riode, on peut garder des souvenirs qui, pour les uns, ont besoin d’ĂȘtre guĂ©ris (2), et qui, pour les autres, nous porteront. Pour moi, si l’adolescence a Ă©tĂ© souffrante, je puis entrer dans la vision d’Antoine de Saint-ExupĂ©ry lorsqu’il Ă©crit dans « Pilote de guerre » (1942) : « D’oĂč suis-je ? Je suis de mon enfance comme d’un pays ». Cette dynamique nous paraĂźt correspondre Ă  l’émerveillement que suscite le livre de Rebecca Nye.

A travers les expĂ©riences positives qui transparaissent dans nos vies, sachons apprĂ©cier l’Ɠuvre de l’Esprit, et, par delĂ , sa puissance de guĂ©rison et de transformation dans l’immĂ©diat et dans la durĂ©e (4).

 

J H

 

(1)            Nye (Rebecca). La spiritualitĂ© de l’enfant. Comprendre et accompagner. Empreinte Temps prĂ©sent, 2015. PrĂ©sentation sur le site de TĂ©moins : http://www.temoins.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1106:l’enfant-est-un-ĂȘtre-spirituel&catid=14:developpement-personnel&Itemid=84

Voir aussi sur ce blog : « L’enfant : un ĂȘtre spirituel » :

https://vivreetesperer.com/?p=340

(2)            Lecomte (Jacques). Guérir de mon enfance. Odile Jacob, 2004

(3)            Nous renvoyons ici Ă  nouveau Ă  la pensĂ©e thĂ©ologique de JĂ»rgen Moltmann : Moltmann (JĂŒrgen). De commencements en recommencements. Une dynamique d’espĂ©rance. Empreinte Temps prĂ©sent, 2012. Sur ce blog : « Une dynamique de vie et d’espĂ©rance » : https://vivreetesperer.com/?p=572

Mise en perspective de la pensĂ©e thĂ©ologique de JĂŒrgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com

Un essentiel pour notre vie quotidienne et pour notre vie sociale

https://products-images.di-static.com/image/antoine-fenoglio-ce-qui-ne-peut-etre-vole/9782072997327-475x500-1.webpCe qui ne peut ĂȘtre volĂ©.  Selon Cynthia Fleury

Sans que nous en ayons toujours conscience, il y a dans notre vie quotidienne, notre vie sociale, un essentiel, et, en quelque sorte, des conditions fondamentales pour que notre vie puisse ĂȘtre vĂ©cue humainement dans une «vie bonne ». Et, par exemple, avons-nous besoin de silence, et, le sachant, en voyons-nous toute l’importance, ou bien, si nous vivons dans un lieu bouchĂ©, ressentons-nous de mĂȘme le manque d’horizon pour en revendiquer l’importance ? Dans les multiples contraintes de la vie d’aujourd’hui, parvenons nous Ă  garder notre libertĂ©, Ă  prĂ©server notre humanitĂ© et Ă  faire mouvement dans ce sens ?

Ces questions, et bien d’autres, sont traitĂ©es dans le manifeste que Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio viennent de publier dans un livret ayant pour titre : « Ce qui ne peut ĂȘtre volĂ©. Charte du Verstohlen » (1). Ce titre interroge. Y aurait-il des voleurs qui pourraient dĂ©rober ce qui est essentiel pour nous ? On imagine les enchainements qui risquent de nous asservir. Mais, en premier temps, il y a lĂ  une affirmation. Oui, il y a des conditions essentielles pour vivre une vie humaine, une vie bonne. Le vocable : « charte du verstohlen » est Ă©nigmatique pour les non initiĂ©s. En se rĂ©fĂ©rant Ă  l’expression allemande correspondante, les auteur(e)s Ă©voquent une affirmation et une reconnaissance d’un mouvement de « furtivité ». Cependant, il s’agit lĂ  d’un terme qui nous paraĂźt peu usitĂ© jusqu’ici. On peut le comprendre comme le refus d’ĂȘtre emprisonnĂ© dans une assignation, dans une catĂ©gorisation, dan une localisation. Par lĂ , la furtivitĂ© serait, en quelque sorte, le garant de la libertĂ©.

Ce terme tĂ©moigne de l’inventivitĂ© conceptuelle qui se manifeste dans cette charte, Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio associant dans cette recherche des compĂ©tences et des champs complĂ©mentaires. La premiĂšre, philosophe et psychanalyste, est pionniĂšre dans le domaine du care et de l’éthique du soin. Le second Ɠuvre dans le design et l’architecture. Ils sont associĂ©s Ă  la Chaire de philosophie, Ă  l’hĂŽpital/CHU Paris Psychiatrie et Neurosciences.

Notre attention pour ce texte a Ă©tĂ© attirĂ©e par notre apprĂ©ciation de l’Ɠuvre de Cynthia Fleury dont nous avons prĂ©sentĂ© deux livres sur ce blog : « Le soin est un humanisme » et « Ci-git l’amer : guĂ©rir du ressentiment » (2). Ce livre nous paraĂźt plus difficile Ă  rapporter ; car cette pensĂ©e subtile est, par nĂ©cessitĂ© trĂšs conceptuelle et elle s’exprime parfois avec des mots peu usitĂ©s. Pour mieux en rendre compte au public de ce blog, nous ne rĂ©sumerons pas un texte qui, de surcroit, vogue en libertĂ©, mais nous essaierons simplement de prĂ©senter quelques pensĂ©es fortes de ce manifeste comme une ressource pour la comprĂ©hension et l’action, et participant ainsi Ă  un travail de conscientisation.

Avant d’entrer dans cette prĂ©sentation, nous rapportons ici une mise en perspective de France Culture.

 

Un manifeste en dix points

 « Inappropriable, bien commun, bonheur national brut,
 « Nommez-le comme vous voulez », nous dit le tract : « Ce qui ne peut ĂȘtre volĂ© : Charte du Verstohlen », un manifeste en dix points coĂ©crit par Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste et le designer Antoine Fenoglio : « Dix points non nĂ©gociables qui nous paraissent Ă©vidents, mais qui ne le sont plus » dĂ©clare Cynthia Fleury. « Cela va du silence Ă  la santĂ© en passant par le droit d’accĂ©der Ă  une vue  »

Les auteurs dĂ©finissent tous les objets et les mĂ©thodes pour les dĂ©fendre. Le « proof of care », le climat de soin, l’enquĂȘte, la furtivitĂ©, autant de moyens pour protĂ©ger ce qui peut nous ĂȘtre volĂ©. Ainsi c’est l’écrivain, Alain Damasio, auteur notamment du roman « Les furtifs » (2019), qui a inspirĂ© aux auteurs le concept de « furtivité », auquel le titre est dĂ©diĂ©, « Verstohlen » renvoyant littĂ©ralement au terme « furtivement » en allemand. Le furtif, politisĂ©, nous parle des maniĂšres de s’exfiltrer de la rĂ©alitĂ© telle qu’elle nous est proposĂ©e aujourd’hui, rĂ©duite, nous disent les auteurs, aux processus de rĂ©ification quasi quotidienne ». « En dĂ©fendant ce qui peut nous ĂȘtre volĂ©, c’est aussi une certaine conception de la dĂ©mocratie, mais aussi de la vulnĂ©rabilitĂ© qui est dĂ©fendue. La vulnĂ©rabilitĂ© devient un vecteur de connaissance et non plus un objet de discrimination ou de stigmatisation » (3).

 

Des Ă©clairages pour la comprĂ©hension et l’action

 Voici donc quelques exemples des pensĂ©es fortes prĂ©sentes dans ce livret et accessibles Ă  chacun de nous pour une conscience des conditions essentielles d’une « vie bonne ».

 

La perspective. Accéder à une vue

Lorsque notre fenĂȘtre dĂ©bouche sur un horizon : un ciel, des arbres, une Ă©tendue, nous n’avons pas toujours conscience de l’effet engendrĂ© par un manque de perspective. Et pourtant, il y a bien lĂ  matiĂšre Ă  avertissement : « Les mondes urbains et ruraux ne peuvent se transformer en prison oĂč tout Ă©difice arrĂȘte le regard : murs et bĂȘtise ont ceci de commun qu’ils tuent la perspective » (p 5). « Une chambre avec « vue » dĂ©signe parfaitement ce qu’une ressource matĂ©rielle peut devenir, Ă  savoir une ressource essentielle
 AccĂ©der Ă  une vue, dans l’espace privĂ© ou  l’espace public, est une nĂ©cessitĂ© journaliĂšre. Voir l’horizon, voir la beauté , voir la lumiĂšre naturelle
 nous inspire, nous soutient, et sollicite notre prendre soin en retour » (p 5). Il en ressort une rĂ©flexion sur l’architecture. « Premier critĂšre de l’architecture. Elle est « biologique »  Et, ne jamais oublier que la destination d’un lieu, d’un objet, est d’ĂȘtre humain » (p 6).

 

La vertu du silence

Ne savons-nous pas que le bruit engendre le stress et le dĂ©sĂ©quilibre ? Le texte rĂ©affirme la vertu du silence. « VĂ©ritable porte d’accĂšs au monde, le sonore est un Ă©lĂ©ment d’équilibre personnel fondamental dans notre relation aux autres et au monde ». « Le silence est un des facteurs-clĂ©s contribuant au bien-ĂȘtre, comme constitutif de la santĂ© physique et mentale
 » (p 7). Le texte dĂ©gage quatre grandes fonctions du silence. « La premiĂšre peut ĂȘtre dĂ©signĂ©e comme spirituelle, dans la mesure oĂč elle nous permet d’accĂ©der au sacrĂ©, Ă  l’espace du secret, Ă  la solennitĂ© d’un moment, au ressourcement et au recueillement
 la deuxiĂšme fonction du silence peut se dĂ©finir comme intellective, cognitive, agente, dans la mesure oĂč nous en avons besoin pour penser, rĂ©flĂ©chir
 La troisiĂšme fonction est clinique, thĂ©rapeutique  » (p 7). Enfin, les auteur(e)s mettent en Ă©vidence la contribution du silence dans « la vie publique, citoyenne ». En regard du bruit qui se manifeste souvent sur la place publique, ils rappelle que « le silence conditionne la civilitĂ©, l’urbanitĂ©, le fait de concilier vivre ensemble, extrĂȘme mobilitĂ© et circulation, libertĂ©s politiques et individuelles, dans le climat le moins hostile et agressif possible ; et l’exercice libre de la rationalitĂ© dĂ©mocratique, soit la dĂ©libĂ©ration ». « Nulle enceinte dĂ©libĂ©rative digne de ce nom qui n’organise les temps de parole et de silence de façon Ă©quitable, transparente et respectueuse des individualitĂ©s de chacun » (p 8).

Ce silence, si important, ne doit pas ĂȘtre monopolisĂ© par des milieux privilĂ©giĂ©s. « CrĂ©er des espaces privĂ©s et publics, des architectures, des services, des paysages
 qui permettent l’accĂšs gratuit et durable au silence, c’est se soucier de prĂ©server la qualitĂ© de notre attention au monde, Ă  soi-mĂȘme et aux autres, humains et non- humains, soit la condition d’un penser et d’un agir plus connectĂ©s  » (p 8).

 

Reconnaßtre la vulnérabilité

 Cynthia Fleury accorde une grande place Ă  la vulnĂ©rabilitĂ© dans son manifeste : « Le soin est un humanisme » (2). Et, ici, la vulnĂ©rabilitĂ© est reconnue et prise en charge. « Nos vulnĂ©rabilitĂ©s ne sont ni des hontes, ni des fatalitĂ©s » (p 9). Elles s’inscrivent dans la condition humaine.

Ce peut ĂȘtre un point de dĂ©part : « L’autonomie n’est pas un fait, mais un processus qui part du fait vulnĂ©rable et qui grĂące aux ressources portĂ©es par les milieux environnants et par soi-mĂȘme, se dĂ©gage de cette vulnĂ©rabilitĂ©, la rend rĂ©versible et capacitaire ». Ce mouvement comporte une dimension collective. « La politisation de la question sociale est prĂ©cisĂ©ment cette construction collective de l’autonomie, autrement dit la prise en considĂ©ration par les ressources publiques de la vulnĂ©rabilitĂ© originelle et sociale, de la sortie de celle-ci du seul domaine privĂ© et individuel, ou de la charitĂ© de certains » (p 9).

 

Une approche de care

Si la conscience du prendre soin, du care est apparue avec Carol Gilligan dans les annĂ©es 1980 aux Etats-Unis (4), elle s’est rĂ©pandue en France et Ă  travers le monde. Dans ce manifeste, Cynthia Fleury a introduit une forte prĂ©sence du care jusqu’à l’emploi d’une terminologie professionnelle. Ainsi Ă©voque-t-elle les « proofs of care », les « preuves de soin », hĂ©ritiers des « proofs of concept », qui sont des dispositifs de formats multiples dĂ©diĂ©s Ă  la vĂ©rification de l’efficacitĂ©, de la pertinence de la faisabilitĂ©, de la maturitĂ© de tels ou tels usage, technique, protocole, architecture, sachant que l’expĂ©rimentation doit ĂȘtre relativement frugale et rapide et absolument in situ » (p 9-10). « Le « proof of care » est au service du capacitaire humain ». « Il permettra de vĂ©rifier si le passage de l’a priori Ă  l’a posteriori s’opĂšre rĂ©ellement et comment il est diffusable sur d’autres territoires avec d’autres parties prenantes qui Ă  leur tour dĂ©termineront les « formes » que la « preuve » doit prendre dans leur rĂ©el  » (p10-11).

« Pas de soin du climat sans climat de soin ». « Le seul « proof of care » ne suffit pas. L’expĂ©rimentation doit s’étendre et former comme une culture, « un climat de soin » (« clouds of care »), certes par l’activation de diffĂ©rents « proofs of care », mais par une maniĂšre Ă  chaque fois spĂ©cifique et pourtant reliĂ©e (donc universellement compatible, au sens oĂč l’universel se tisse plus qu’il n’est en surplomb) » (p 12).

 

Le soin aux morts

 Dans la sociĂ©tĂ© moderne, les morts, on le sait, sont repoussĂ©s Ă  la pĂ©riphĂ©rie. Le temps long est peu reconnu. Les trajectoires individuelles se dispersent. Ici, les auteur(e)s redressent la perspective. « Limiter le soin aux vivants est une hĂ©rĂ©sie » (p 15 ). « Nous formons communautĂ© avec les vivants et les morts » p 16) (5). Cette affirmation s’inscrit dans le cadre de la prise de conscience d’une connexion gĂ©nĂ©ralisĂ©e : «  Nous allons vers un monde plus conscient des interactions fondamentales entre humains » (p 16).

« Le soin des morts ne concerne pas exclusivement les humains. Nous formons communautĂ© avec les non-humains et nos vies urbanisĂ©es et « modernes » ont hĂ©las dĂ©considĂ©rĂ© ce lien essentiel
 Les activitĂ©s hyper-capitalistiques humaines effacent les traces du vivant, font disparaitre des Ă©cosystĂšmes entiers. Nous avons dĂ©sacralisĂ© la reconnaissance due au non-humain. ». « Nos villes, nos espaces publics et privĂ©s, doivent pouvoir accueillir cette dimension anthropologique premiĂšre qui n’est pas sans rappeler celle que nous cultivons avec le sacrĂ© et l’invisible. Si la religion est une option, le sacrĂ© ne l’est pas. L’homme se tient debout grĂące Ă  une verticalisation tout aussi physique que psychique et spirituelle » (p 16 ).

Le texte rapporte une confĂ©rence d’Heidegger « évoquant la nĂ©cessitĂ© de quadriparti de la terre, du ciel, des dieux et des mortels ». Et « l’homme est pour autant qu’il habite
 Habiter est la maniĂšre dont les mortels sont sur terre ». « Habiter, c’est demeurer, prendre conscience du temps long qui nous traverse » (p 18). Si le « furtivement » prĂ©conisĂ© par la charte va plutĂŽt dans le sens du nomadisme, « il s’agit de comprendre ce qui nous lie Ă©motionnellement, cognitivement, au mouvement et au fait de demeurer » (p 18).

 

Furtivité

Les auteurs dĂ©veloppent plusieurs approches pour influer sur le cours des choses : une dĂ©marche furtive, l’enquĂȘte, le compagnonnage. Concernant la furtivitĂ©, nous appelons le lecteur Ă  consulter l’exposĂ© des chapitres correspondants. La sociĂ©tĂ© actuelle est perçue en terme de pression et d’immixtion. « Dans un premier temps, la vie furtive est un simple acte de rĂ©sistance et de refondation de la libertĂ© individuelle et publique, ensevelie sous la tyrannie de la traçabilité  Il fallait retrouver la possibilitĂ© d’ĂȘtre sous les radars. Il fallait ĂȘtre furtif  » (p18-19). Dans cette dĂ©marche, les auteurs se sont inspirĂ©s « des enseignements conjoints de l’écrivain Damasio et du neuroscientifique Damasio
 Ils nous ont permis d’inventer une technique de furtivitĂ©, de maintien au monde, en consolidant nos pouvoirs d’agir et de liberté » (p 19). « Le Verstohlen, c’est d’abord cela : avoir le droit de demeurer pour prendre soin, avoir le droit d’agir et de transformer le monde sans subir la domination et la confiscation incessante de la dĂ©cision politique, ne pas ĂȘtre en danger, possĂ©der en partage, faire surgir le rĂ©el dans les interstices de l’invisible » (p 19).

 

EnquĂȘter. Les humanitĂ©s dĂ©mocratiques

 Lorsqu’on amĂ©nage un lieu, un paysage, lorsqu’on conçoit un service, un protocole
 il faut s’occuper des habitants, de ses publics, de ses patients et mĂ©decins, de ses espĂšces vĂ©gĂ©tales et animales. Anciens, actuels, futurs. Cela semble une Ă©vidence, c’est surtout une nĂ©cessitĂ© » (p 24). « L’enquĂȘte est par dĂ©finition le grand outil mĂ©thodologique des sciences humaines et sociales, notamment de la sociologie et de l’anthropologie ». « Dans le moment de l’enquĂȘte, d’abord distanciĂ©e, puis familiĂšre, il se joue plusieurs Ă©tapes : la dĂ©couverte des Ăąmes du territoire, errantes et notabilisĂ©es, ou encore des espĂ©rances enfouies, des traumatismes passĂ©s, des parcours de vie et de soin des individus.

Ces « enquĂȘtes » peuvent se rĂ©aliser Ă  l’aide d’outils sociologiques classiques, statisticiens, mais plus ils sont affinĂ©s, capables d’intĂ©grer la parole singuliĂšre des acteurs, de respecter leur demande de confidentialitĂ©, plus ils seront riches pour crĂ©er un projet pertinent. Autrement dit, il est possible d’avoir recours Ă  ce que l’on nomme « les savoirs expĂ©rientiels » ou encore d’utiliser l’éthique narrative pour dĂ©crire la subtilitĂ© de ces vĂ©cus » (p 25).

On en vient donc ici Ă  nous parler de « mĂ©decine narrative », comme ce dire des patients, rĂ©flexif, littĂ©raire, (auto)biographique lorsqu’ils dĂ©crivent, avec toute leur sensibilitĂ© et leur expertise personnelle, la maladie dont ils sont atteints » (p 26). « En errance diagnostique, la mĂ©decine narrative demeure parfois le seul lien avec la raison et le sentiment de ne pas devenir fou ». « L’UniversitĂ© des patients de Sorbonne UniversitĂ© est notamment une instance oĂč la parole des patients est accueillie, mais surtout valorisĂ©e, diplĂŽmĂ©e. Elle devient « enseignante » Ă  l’attention de tous, patients, soignants, mĂ©decins. Elle permet d’analyser et de redessiner les parcours de soin, la dĂ©mocratie sanitaire » (p 26).

 

En compagnonnage

 L’idĂ©e et la rĂ©alitĂ© du compagnonnage ne sont pas nouvelles, mais elles sont mises en exergue dans ce texte. « L’objet essentiel du compagnonnage est la transmission des savoirs, ĂȘtre et faire, et la formation non discontinuĂ©e des individus se faisant en faisant » (p 28). Le compagnonnage s’exerce dans « la durĂ©e, le temps long, ce qui perdure au-delà ». « A la diffĂ©rence d’une institution peut-ĂȘtre davantage tournĂ©e vers l’activitĂ© d’un pouvoir dĂ©cisionnaire et rĂ©gulateur, le compagnonnage peut se contenter de « produire », de « crĂ©er », de persĂ©vĂ©rer dans son ĂȘtre par la seule pertinence du maintien de son ethos et des objets diffĂ©rents qu’il induit ». « Il demeure un idĂ©al communautaire, fraternel  » (p 28). Les auteurs mettent l’accent sur l’actualitĂ© du compagnonnage, sa pertinence aujourd’hui. « Le compagnonnage n’est nullement qu’une affaire traditionnelle et rituĂ©lique mais une incarnation trĂšs existentielle, de concepts, d’outils mĂ©thodologiques et de valeurs » (p 29). Les auteurs ouvrent encore plus loin la conception du compagnonnage.          « Aujourd’hui, les plus belles refondations de ce compagnonnage se situent du cotĂ© d’une activitĂ© des liens avec le monde vivant, dans sa variĂ©tĂ© multiple
 Nous formons communautĂ©, compagnonnage avec l’ensemble du vivant, dans sa pluralitĂ©, non pour rendre Ă©quivalents les rapports qui nous unissent, mais pour les expĂ©rimenter de façon plus subtile et plus dense » (p 29).

Les auteurs s’engagent dans la voie du compagnonnage « autour de trois axes : enquĂȘter, expĂ©rimenter, dĂ©ployer, pour Ă©difier des formes institutionnelles furtives qui garantissent une sorte de propriĂ©tĂ© Ă  ceux qui prennent soin, qui entretiennent le lieu naturel et patrimonial, mais aussi les communautĂ©s vivantes et mobiles qui l’inspirent » (p 31).

Si cette charte s’exprime dans un langage apte Ă  manier les concepts et Ă  communiquer dans un milieu expert, elle porte des idĂ©es originales et des valeurs humanistes et Ă©cologiques que nous avons voulu rapporter ici pour un public plus vaste.

J H

  1. Cynthia Fleury. Antoine Fenoglio. Ce qui ne peut ĂȘtre volĂ©. Charte du Verstohlen. Gallimard, 2022 (Tracts). Interview vidĂ©o de Cynthia Fleury sur cette charte : https://www.youtube.com/watch?v=EJpkyrsk9IU
  2. De la vulnĂ©rabilitĂ© Ă  la sollicitude et au soin. Le soin est un humanisme : https://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/ Face au ressentiment, un mal individuel et collectif aujourd’hui rĂ©pandu. Ci-git l’amer : https://vivreetesperer.com/face-au-ressentiment-un-mal-individuel-et-collectif-aujourdhui-repandu/
  3. Ce qui ne s’achĂšte pas. La dĂ©finition du bonheur selon Cynthia Fleury : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-idees/ce-qui-ne-s-achete-pas-la-definition-du-bonheur-selon-cynthia-fleury-7074646
  4. Une voix différente. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
  5. Selon JĂŒrgen Moltmann : la communion avec les vivants et les morts : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/