par jean | Juin 1, 2022 | Vision et sens |
Selon Patrice Van Eersel
 Les crises se succĂšdent. Les menaces grandissent. Lâhorizon parait bouchĂ©. Nous voyons le climat se dĂ©grader, la diversitĂ© des espĂšces se rĂ©duire. Nos repĂšres se fragilisent. Il semble que lâordre naturel est Ă©branlĂ©. Le ciel va-t-il nous tomber sur la tĂȘte ?
LâhumanitĂ© elle-mĂȘme nous paraĂźt de plus en plus instable. Le rythme de la vie sociale sâaccĂ©lĂšre, sâemballe. Dans cette ambiance prĂ©occupante, la solidaritĂ© vacille. Des forces sâentrechoquent. Des monstres, bien rĂ©els ou imaginaires apparaissent. Dans ce tohu-bohu, certains se dĂ©sespĂšrent et envisagent la fin du monde, un grand effondrement. Ce catastrophisme est dĂ©vastateur. Il sape les Ă©lans de vie.
Câest dans ce contexte que Patrice Van Eersel, journaliste et Ă©crivain (1), connu pour ses Ă©tudes pionniĂšres dans la dĂ©couverte de rĂ©alitĂ©s hors du commun, dâexpĂ©riences transcendentales, a dĂ©cidĂ© de rĂ©pondre au pessimisme ambiant en Ă©crivant un livre intitulĂ©Â : « NoosphĂšre » (2). Il trace une piste dĂ©crivant le processus intellectuel qui a commencĂ© au dĂ©but du XXĂš siĂšcle et a mis en Ă©vidence la perspective de lâĂ©mergence dâune conscience collective.
Ce livre est présenté ainsi dan la page de couverture.
« Comment croire en lâavenir quand on a trente ans et la conviction de vivre lâeffondrement de la planĂšte â rĂ©chauffement global, dĂ©gradation de la biodiversitĂ©, pollution gĂ©nĂ©ralisĂ©e, le tout aggravĂ© par une crise sanitaire mondiale ?
En remontant le temps, rĂ©pond lâauteur de ce rĂ©cit Ă son jeune interlocuteur, Sacha, en sâinspirant du concept de NoosphĂšre, forgĂ© dans les annĂ©es 1920 par deux hommes, le français Teilhard de Chardin et le russe Vladimir Vernadski qui dĂ©signaient ainsi la conscience collective planĂ©taire. Ayant compris le rĂŽle crucial de lâaction humaine sur la biosphĂšre â ce que lâon appelle aujourdâhui lâanthropocĂšne â ces visionnaires, convaincus du caractĂšre « cosmique » de la vie biologique, considĂ©raient le triomphe de la « NoosphĂšre » comme la prochaine et irrĂ©sistible Ă©tape de lâĂvolution, condition sine qua non de notre survie sur la terre ».
Lâauteur a agencĂ© son rĂ©cit en fonction dâinterlocuteurs imaginĂ©s : le fils dâun ami dĂ©cĂ©dĂ©, Sacha, un jeune homme en pleine dĂ©pression parce quâil sâattend Ă un effondrement de la sociĂ©tĂ© et, en consĂ©quence, sâest rĂ©fugiĂ© dans un refus du travail, et, autour de lui, une constellation familiale, sa mĂšre, sa compagne, mĂšre dâune petite fille, sĂ©parĂ©e de lui et elle aussi, portĂ©e Ă des idĂ©es extrĂȘmes. Et donc, le rĂ©cit se dĂ©veloppe en phase avec des questionnements et des ressentis. Dans cette disposition de lâouvrage, lâauteur engage un dialogue avec toute une jeunesse en recherche. Et, en mĂȘme temps, lâauteur nous prĂ©sente une rĂ©flexion complexe au carrefour de considĂ©rations scientifiques, philosophiques et mĂȘme thĂ©ologiques. Dans un dĂ©roulĂ© historique, attentif Ă la vie des personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es, le rĂ©cit suscite une attention soutenue. Patrice Van Eersel a Ă©crit lĂ un livre fondĂ© sur de nombreuses enquĂȘtes et lectures. Câest un ouvrage important, en 400 pages. Il ne peut donc ĂȘtre question ici dâen rĂ©sumer le contenu. Nous chercherons simplement Ă en prĂ©senter quelques Ă©tapes, quelques parties saillantes.
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Une approche de lâeffondrement : la collapsologie
Puisque son jeune ami, Sacha, est obsĂ©dĂ© par la menace de lâeffondrement, Patrice Van Eersel va lui mĂ©nager un contact avec ceux qui, eux aussi, se focalisent sur cette question de lâeffondrement. Ainsi, il entre en contact avec des scientifiques innovants qui, en fin de compte, se sont engagĂ©s dans lâexploration de cette hypothĂšse. Depuis quelques annĂ©es, Patrice connaissait un chercheur belge, Gauthier Chapelle, spĂ©cialiste de biomimĂ©tisme : comment reconnaĂźtre les inventions de la nature et en tirer parti ? Avec un autre chercheur, Pablo Servigne, Cauthier Chapelle avait participĂ© Ă la rĂ©daction dâun livre particuliĂšrement innovant : « Lâentraide. Lâautre loi de la jungle » (3). Cependant, les annĂ©es passant, Gauthier Chapelle avait rejoint son collĂšge et ami, Pablo Servigne dans son regard pessimiste sur lâavenir de lâhumanitĂ©. Ce dernier avait Ă©crit un livre : « Pourquoi tout peut sâeffondrer ». Pablo Servigne et un petit groupe de chercheurs avec lui sâĂ©taient engagĂ©s dans un recherche sur lâeffondrement en adoptant le terme de : collapsologie. « Ce que ces jeunes chercheurs sâescrimaient Ă Ă©tudier en dĂ©tail, câĂ©tait le « processus systĂ©mique » par lequel une sociĂ©tĂ© sâemballe dans une sĂ©rie de spirales devenant folles et qui, tendant vers lâinfini Ă partir de certains seuils, rĂ©sonnent si bien les unes avec les autres quâelles font exploser lâensemble » (p 18). Gauthier Chapelle ayant donc facilitĂ© une rencontre entre Patrice van Eersel et Pablo Servigne, celle-ci dĂ©boucha sur une discussion concernant la perspective de lâeffondrement. Pablo Servigne suggĂ©ra Ă Patrice de faire bĂ©nĂ©ficier son groupe de son expĂ©rience sur lâapproche de la mort apprise dâ« Elisabeth Kubler Ross, psychiatre amĂ©ricano-suisse, initiĂ©e au feu de lâouverture des camps de concentration en Pologne, puis projetĂ©e dans lâunivers des grands hĂŽpitaux amĂ©ricains » (p 23). Dans son pessimisme, Pablo Servigne a choisi nĂ©anmoins de « rester humain quoiquâil arrive » et il sâest installĂ© avec ses enfants dans la campagne de la Drome (p 24-25). En emmenant Sacha avec lui, Patrice Van Eersel lui rend visite dans son nouveau lieu de vie. La conversation sâoriente vers la puissance de lâentraide qui « concerne tous les ĂȘtres vivants depuis quatre milliards dâannĂ©es ». « Les groupes qui sâentraident survivent beaucoup plus longtemps ». Cette puissance de lâentraide a Ă©tĂ© mise en valeur par la pensĂ©e pionniĂšre de Kropotkine, gĂ©ographe et anarchiste, et le courant russe de lâanarchisme mystique. « On dĂ©bouche sur un engagement social dâessence Ă©thique et, mĂȘme, finalement sur une voie philosophique Ă©troitement spirituelle » (p 135-136). Tout en envisageant le pire, Pablo Servigne poursuit sa recherche sur les maniĂšres de lâaffronter. « Les humains ont besoin de grands rĂ©cits. Or ceux qui ont nourri le monde moderne depuis la Renaissance, en particulier le rĂ©cit de la libertĂ© individuelle ou de la technoscience, sont maintenant Ă©puisĂ©s. Et Pablo Ă©nonce des pistes dâaction : « SchĂ©matiquement, je vois trois possibilitĂ©s : bĂątir des rĂ©seaux dâentraide, motivĂ©s par le bien commun ; sâentrainer Ă recevoir lâimprĂ©visible, le pire et le meilleur⊠et puis ouvrir des horizons, rĂȘver ensemble, tisser de grands rĂ©cits ! » (p 140).
Chercheurs artistes américains
Ăclaireurs pour une nouvelle vision du monde
 Lâauteur a rĂ©alisĂ© de nombreuses enquĂȘtes aux Etats-Unis. « LâAmĂ©rique est un pays si contradictoire quâil peut vous dĂ©gouter autant que vous inspirer. Du nord au sud et de la cĂŽte ouest Ă la cĂŽte est, jây avais rencontrĂ© des dizaines de chercheurs artistes et de scientifiques ouvreurs de voies » (p 32). Dans ces rencontres, il a mesurĂ© la dimension historique de lâanthropocĂšne. « Tout dâabord, ces gens, bien quâen gĂ©nĂ©ral dâidĂ©ologie libertaire, mâont lavĂ© dâune premiĂšre grande illusion. Ce nâest pas la finance digitalisĂ©e, ni le capitalisme, ni la rĂ©volution industrielle qui ont commencĂ© Ă foutre en lâair la biosphĂšre terrestre. Le mal a dĂ©butĂ© bien plus tĂŽt, au minimum au NĂ©olithique câest Ă dire Ă lâĂąge oĂč les humains se sont peu Ă peu sĂ©dentarisĂ©s, Ă©levant des animaux domestiques et cultivant des plantes » (p 32-33). Et, dĂšs cette Ă©poque, ces scientifiques « prĂ©tendaient inventer des façons concrĂštes de pacifier ce quâon sâentend Ă appeler âanthropocĂšneâ aujourdâhui ». Ainsi Patrice Van Eersel a rencontrĂ© la microbiologiste Lynn Margulis. « Cette grande spĂ©cialiste des bactĂ©ries, qui Ă©tait aussi une artiste visionnaire, fut Ă lâorigine, avec le climatologue James Lovelock, de « lâhypothĂšse GaĂŻa » selon laquelle la biosphĂšre qui enveloppe notre planĂšte se comporterait comme un seul gigantesque ĂȘtre vivant » (p 34).
Lynn Margulis a Ă©crit un essai magistral : « Lâunivers bactĂ©riel ». Les bactĂ©ries ont jouĂ© un rĂŽle majeur dans le dĂ©veloppement de la vie. « Elles ont fait de cette planĂšte non seulement leur nid, mais leur chose, leur production, leur crĂ©ation collective » (p 34). Les bactĂ©ries ont traversĂ© ainsi plusieurs Ă©pisodes trĂšs difficiles de la vie terrestre. Aujourdâhui, Ă nouveau, une crise a Ă©clatĂ©. « LâhumanitĂ© et ses langages ont secrĂ©tĂ© une technosphĂšre constituĂ©e de toutes nos techniques⊠Quand est survenue la rĂ©volution industrielle, le processus mortifĂšre sâest accentuĂ©e dans des proportions dĂ©mentesâŠÂ » (p 36-37). Ici Lynn Marjulis a ouvert un nouvel horizon Ă Patrice Van Eersel : « le dĂ©fi est colossal , mais clair. Si nous voulons que la technosphĂšre humaine cesse dâagresser la biosphĂšre qui lâa engendrĂ©e et constitue sa matrice, il faut que sâimpose une sphĂšre nouvelle. Il faut dâurgence renforcer la NoosphĂšre » (p 37). La NoosphĂšre, « câest la sphĂšre de la conscience. En grec, « noos » signifie « esprit, conscience ». Lâintelligence collective des humains est impressionnante, mais elle nâest encore que trĂšs partiellement consciente⊠Seul un colossal saut collectif dans la conscience, donc dans la responsabilitĂ©, peut rendre les techniques humaines biophiles et non plus antibiotiques ». (p 38). Lynn Margulis va orienter Patrice Van Eersel vers les pionniers de cette vision. Ce sont « deux grands chercheurs du dĂ©but du XXĂš siĂšcle⊠deux savants prophĂ©tiques sans exagĂ©ration : le plus vieux Ă©tait russe et sâappelait Vladimir Ivanovitch Vernadski. Lâautre Ă©tait français et sâappelait Pierre Teilhard de Chardin. Venant de philosophies trĂšs diffĂ©rentes â immanentiste pour le russe et transcendantaliste pour le français â ils tombĂšrent dâaccord pour dire deux choses. Dâune part que la NoosphĂšre Ă©mergeait de la nature mĂȘme du monde matĂ©riel, dâautre part que lâon pouvait voir en elle lâavenir mĂȘme de lâunivers ». Lynn Margulis encouragea Patrice Ă enquĂȘter sur ces deux hommes.
Pierre Teilhard de Chardin
Une vision Ă©mergente
Patrice Van Eersel est donc parti Ă la dĂ©couverte de Teilhard de Chardin. Celui-ci est aujourdâhui une personnalitĂ© cĂ©lĂšbre, qui a donnĂ© lieu Ă des biographies et dont lâabondante production est maintenant Ă©ditĂ©e (4). Il existe mĂȘme une association des Amis de Teilhard de Chardin (5). Dans plusieurs chapitres successifs et en fonction de son auditoire imaginaire, Patrice Van Eersel poursuit un rĂ©cit du parcours de Teilhard de Chardin. Il retrace les grands moments de sa vie, câest Ă dire le contexte dans lequel sa vision a grandi depuis les affres de la grande guerre jusquâĂ son intense recherche palĂ©ontologique. PrĂȘtre jĂ©suite, sa vision sâest heurtĂ©e au pouvoir de la hiĂ©rarchie catholique et sâest diffusĂ©e sous le manteau Ă travers un rĂ©seau dâamis et grĂące Ă des amitiĂ©s fĂ©minines. Cette vision a fait irruption aprĂšs sa mort avec la publication dâun livre clĂ© : « le PhĂ©nomĂšne Humain ».
Lâauteur nous relate la vie de Pierre Teilhard de Chardin tout au long de la grande guerre comme brancardier et « dans la fureur et le sang » (p 41-54). TrĂšs particuliĂšrement exposĂ© en fonction du courage quâil manifeste au secours des blessĂ©s et en fonction de sa haute taille, il Ă©chappe Ă la mort quasi miraculeusement. A travers les massacres qui lâenvironnent, il garde le cap et dans les moments de rĂ©pit, il Ă©crit passionnĂ©ment. « Profitant de la moindre accalmie, hantĂ© par une recherche de sens dâautant plus dĂ©raisonnable que le contexte est fou, le prĂȘtre palĂ©ontologue Ă©crit des centaines de pages » (p 86) quâil envoie ensuite Ă sa cousine Marguerite.
La vision de Teilhard se dĂ©veloppe en tension avec le malheur ambiant. « Sous la pression de sa mission assumĂ©e de caporal brancardier Ćuvrant dans les tranchĂ©es, le docteur en palĂ©ontologie voit un ordre supĂ©rieur jaillir du chaosâŠÂ » (p 95). Il Ă©crit : « Lâeffet du sĂ©jour dans le danger est de purifier le goĂ»t de spĂ©culations⊠LâĂąme est sensibilisĂ©e par lâeffort moral, bandĂ©e aussi dans toutes ses Ă©nergies spĂ©culatives, longtemps comprimĂ©es. SitĂŽt quâune Ă©claircie se fait dans lâexistence des tranchĂ©es, lâhomme se retrouve lui-mĂȘme et au dessus de lui-mĂȘme, parce que dĂ©sintĂ©ressĂ© dans ses vues et agrandi dans ses facultĂ©s (aiguisĂ©es et affamĂ©es) » (p 101). La dynamique du chercheur se poursuit et sâintensifie ; LâĂ©volution lui apparaĂźt de plus en plus comme « une rĂ©alitĂ© omniprĂ©sente et universelle ».
AprĂšs la guerre, Teilhard va pouvoir sâengager dans la recherche. « A partir du printemps 1923, la Chine va devenir la destination favorite de Teilhard, sa « seconde patrie » oĂč il va creuser la piste du Sinanthrope ou homme de PĂ©kin, lâancĂȘtre chinois dâHomo Sapiens ». En Chine, son regard sâĂ©largit. Sa vision est « de plus en plus globale ».Dans une lettre, il Ă©crit : « Je rĂȘve dâune espĂšce de Livre de la Terre oĂč je me laisserais parler non comme Français, ni comme Ă©lĂ©ment dâun compartiment quelconque, mais simplement comme homme ou comme âTerrestreâ » (p 167).
Dans ses allĂ©es et venues qui vont se poursuivre toute sa vie, Teilhard rentre de Chine Ă la fin de lâĂ©tĂ© 1924 avec plusieurs tonnes de fossiles et dâĂ©chantillons de toutes sortes destinĂ©s au MusĂ©um. Et lĂ , il va rencontrer un autre palĂ©ontologue lâabbĂ© Breuil et un philosophe Edouard Le Roy qui vient dâĂȘtre choisi par Henri Bergson pour lui succĂ©der Ă la chaire de philosophie grecque et latine du CollĂšge de France. (p 177). « Catholique convaincu , mais trĂšs attachĂ© Ă la laĂŻcitĂ©, Edouard Le Roy, ce mathĂ©maticien philosophe nâa pas hĂ©sitĂ© Ă rĂ©sister au Vatican. Les conversations entre Teilhard et Le Roy vont ĂȘtre trĂšs constructives. Le Roy est un Ă©lĂšve et un ami de Bergson, auteur de « lâEvolution crĂ©atrice » et de « LâEnergie spirituelle ». Et les intuitions de Teilhard et de Bergson vont pouvoir se rejoindre sur un point essentiel : «Toutes deux saisissent dans un mĂȘme mouvement lâĂtre et le Devenir â et lâidĂ©e dâĂ©volution irrĂ©versible constitue une clĂ© majeure pour lâun comme pour lâautre. LâĂtre se rĂ©vĂšle dans le devenir parce que lâĂ©volution est crĂ©ation » (p 181).
UltĂ©rieurement, Teilhard de Chardin va passer une bonne partie de sa vie en Chine. Lâauteur nous fait part du dĂ©veloppement de sa rĂ©flexion sur la NoosphĂšre qui va de pair avec un idĂ©al de vie exigeant. « Seule vaut lâaction fidĂšle, pour le Monde, en Dieu. Pour arriver Ă voir cela et Ă en vivre, il y a une sorte de pas Ă franchir ou de retournement Ă faire subir Ă ce qui paraĂźt lâhabitude gĂ©nĂ©rale des hommes. Mais, ce geste un fois exĂ©cutĂ©, quelle libertĂ© pour travailler et pour aimer » (p 321).
Dans son livre emblĂ©matique : « Le PhĂ©nomĂšne Humain », Teilhard envisage le processus qui dĂ©bouche sur lâĂ©closion de la NoosphĂšre.
« Besoin dâune religion Ă la mesure de la terre nouvelle », de fait le christianisme renouvelĂ©. Et il envisage « un processus de recherche, de tentatives et de tĂątonnements multiples ». Et il Ă©crit : « Ce nâest que par le libre choix, la dĂ©couverte et le dĂ©veloppement, par chaque segment national et culturel de lâhumanitĂ© de sa forme singuliĂšre de libertĂ©, que pourront ĂȘtre assurĂ©es la convergence et la structuration de cette multitude dans un systĂšme planĂ©taire uni » (p 223). Et il appelle Ă une « poussĂ©e du tous ensemble ».
Lâauteur dĂ©roule la pensĂ©e de Teilhard de Chardin telle quâelle sâexprime dans le PhĂ©nomĂšne Humain. Câest « la vision spatiotemporelle dâun monde fibreux (chaque nouvelle Ă©mergence constituant un fibre Ă lâintĂ©rieur dâune nappe Ă©volutive) et toute la techtonique psycho-matĂ©rielle de lâunivers sâenroulant sur lui-mĂȘme suivant la loi de la complexitĂ©-conscience. Une complexitĂ©-conscience croissante qui ayant abouti Ă lâavĂšnement de lâhumain⊠a engendrĂ© ipso facto une NoosphĂšre : une conscience rĂ©flĂ©chie de plus en plus socialisĂ©e, prise dans un tissage de plus en plus collectif » (p 348).
Le parcours dâun gĂ©ologue russe : le professeur Vernadski
La chercheuse amĂ©ricaine Lynn Margulis avait Ă©galement orientĂ© lâauteur vers un gĂ©ologue russe : le professeur Vernadski. Le parcours de celui-ci sâest dĂ©veloppĂ© dans un tout autre contexte : un milieu scientifique russe qui va ĂȘtre entrainĂ© au XXĂš siĂšcle dans une grande tourmente politique. Vernadski est lâĂ©lĂšve de grands savants russes ; En 1884, il est appelĂ© Ă dĂ©crypter lâhistoire du sol ukrainien, le tchernozium, au fil de lâĂ©volution gĂ©ologique. « En observant la terre mĂšre dâUkraine, coupe de sol aprĂšs coupe de sol, il avait observĂ© un mĂ©lange unique dâhumus et dâargile⊠Et il nâavait pu faire autrement que dâadmirer lâinextricable tissage de vie recelĂ© par ce sol. Un rĂ©seau dâune densitĂ© et dâune variĂ©tĂ© inouĂŻes oĂč se mĂȘlait dans un enchevĂȘtrement et un grouillement Ă©blouissants tout ce que la vie biologique avait pu inventer depuis les champignons jusquâaux mammifĂšres⊠sans parler des bactĂ©ries⊠CamouflĂ©e sous le silence apparent de la terre, sâoffrait Ă ses yeux une vĂ©ritable frĂ©nĂ©sie⊠admirablement organisĂ©e, telle une Ă©toffe relationnelle ultracomplexe. (p 61-62). « De lĂ , lâĂ©norme hypothĂšse qui avait peu Ă peu Ă©mergĂ© dans son esprit : la vie biologique ne mettrait-elle pas en branle, par son intelligence propre des flux de matiĂšre et dâĂ©nergie infiniment supĂ©rieurs Ă ceux engendrĂ©s par la seule gĂ©ologie minĂ©rale ? Dit plus abrupt, la biologie nâaccĂ©lĂ©rait-elle pas tous les processus terrestres dans des proportions extravagantes constituant de la sorte la force biologique numĂ©ro un de la surface de notre planĂšte ? » p 62). « En quelques annĂ©es, sa propre intuition lâamena Ă se poser une question encore plus folle pour un scientifique rigoureux comme lui : ne fallait-il pas considĂ©rer la vie biologique comme une entitĂ© en soi impossible Ă rĂ©duire Ă ses Ă©lĂ©ments chimiques inertes ? Ne fallait-il pas, peut-ĂȘtre, parler dâelle comme dâune force cosmique spĂ©cifique, dont la physique ne tenait pour lâinstant aucun compte ? » (p 63). Vernaski en vint Ă se demander si la richesse minĂ©rale faramineuse de la terre nâĂ©tait Ă mettre en relation avec lâexistence de la biosphĂšre⊠câest Ă dire avec la matiĂšre vivante, prĂ©monition que les recherches scientifiques nâallaient cesser de valider jusquâau XXIĂš siĂšcle » (p 65).
A partir des annĂ©es 1990, Vernaski grimpa rapidement dans la hiĂ©rarchie universitaire et acadĂ©mique russe et multiplia les voyages auprĂšs de chercheurs de premier plan en Europe. Il introduisit dans le corpus de son enseignement, lâidĂ©e totalement nouvelle et transdisciplinaire dâune « biogĂ©ochimie ». « Tous les ĂȘtres vivants, avançait-il, forment une sorte dâentitĂ© gĂ©ante qui, nourrie des corps chimique inertes, sculpte, malaxe, cristallise et fait transmuter la surface de la terre Ă sa guise » (p 65).
Patrice Van Eersel dĂ©roule la biographie de Vladimir Ivanovitch Vernadski dans plusieurs chapitres de son livre. Vernadski ne fut pas seulement un grand savant visionnaire, mais aussi un homme engagĂ© socialement et politiquement. Ainsi, dans les annĂ©es prĂ©rĂ©volutionnaires, il a participĂ© à « une organisation apte Ă accueillir les idĂ©aux humanistes et dĂ©mocratiques et Ă en permettre la mise en Ćuvre ». « Avec plusieurs camarades, ils avaient donc crĂ©Ă© une fraternitĂ© comme câĂ©tait alors la coutume » (p 69). FonciĂšrement dĂ©mocrate, il se heurte Ă la dictature issue de la RĂ©volution dâOctobre, mais sa rĂ©putation scientifique lâaide Ă traverser cette tourmente. Et elle va lâaider Ă composer avec le rĂ©gime soviĂ©tique.
Sa rĂ©flexion philosophique assise sur sa recherche scientifique va donc se poursuivre. RĂ©fugiĂ© en Ukraine, puis en CrimĂ©e juste aprĂšs la RĂ©volution dâoctobre, dĂ©jĂ atteint par la tuberculose, fin 1919, il tombe gravement malade du typhus. Or, dans cet Ă©tat, il va connaĂźtre un genre dâexpĂ©rience mystique. « HospitalisĂ© et mis sous perfusion, le savant se retrouve pendant plusieurs semaines dans « un Ă©tat de conscience modifiĂ©e », une forme de dĂ©lire qui, peu Ă peu, va se transformer en visualisation claire et limpide⊠Vision de la suite Ă donner Ă ses recherches jusque dans ses dĂ©tails thĂ©oriques les plus abstraits et les conditions expĂ©rimentales correspondantes (p 121). « Jâai clairement vu de quelle façon il faudrait mây prendre pour faire progresser et aboutir en particulier mon idĂ©e de « matiĂšre vivante ». Il est profondĂ©ment impressionnĂ© par « lâesthĂ©tique des choses et des ĂȘtres. La faramineuse beautĂ© de la nature, son harmonie, sa prodigalitĂ©, mais aussi la beautĂ© des ĂȘtres humains et de leurs trouvailles, mâont fait atteindre une extase que jâaurais du mal Ă dĂ©crire avec des mots » (p 123). Il projette la crĂ©ation dâun « Institut de la matiĂšre vivante ». PatriceVan Eersel nous relate dans le dĂ©tail la maturation de la pensĂ©e de Vernadski, son hommage aux naturalistes anglais et australiens du XIXĂš siĂšcle (p 125) et un approfondissement de sa conception de lâĂ©mergence du vivant. « Depuis son avĂšnement il y a des centaines de millions dâannĂ©es, la vie biologique a constituĂ© la force biologique et atmosphĂ©rique numĂ©ro 1 de la surface de notre planĂšte. Cependant, depuis beaucoup moins longtemps, câest lâhumanitĂ© qui, de tous les ĂȘtres vivants, constitue la force de transformation matĂ©rielle la plus puissante⊠AprĂšs la biosphĂšre, nous nous trouvons donc en prĂ©sence dâune « humanosphĂšre » (p 128).
La NoosphĂšre : Le concept Ă©mergeant dâune grande rencontre : Olivier Le Roy, Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski
En 1922 le professeur Vernadski arrive en France et y poursuit son activitĂ© scientifique. En automne 1924, un dialogue sâengage entre lui, Olivier Le Roy, disciple de Bergson et Pierre Teilhard de Chardin. A partir de textes existants, Patrice Van Eersel reconstitue et restitue leur conversation oĂč se manifeste une reconnaissance commune de la NoosphĂšre. Olivier le Roy dĂ©clare ainsi : « Je vous propose lâhypothĂšse de travail suivante qui dĂ©coule directement de vos travaux respectifs. Ne pourrait-on pas dire que la biosphĂšre, ayant atteint lâĂšre anthropozoĂŻque dont nous parle de façon trĂšs immanentiste le professeur Vernadski (le concept de cĂ©phalisation, p 215), et « se retournant sur elle-mĂȘme », comme le propose dans une perspective transcendentale, le pĂšre Teilhard, qui me parlait rĂ©cemment « dâune incarnation planĂ©taire de lâesprit », doit Ă prĂ©sent accoucher dâune NoosphĂšre pleine et entiĂšre, câest Ă dire dâune conscience collective intĂ©grale ». Ainsi lâĂ©volution cosmique pourrait passer au stade suivant » (p 222). PatriceVan Eersel prĂ©cise que Teilhard et Vernadski ont Ă©tĂ© aussi portĂ©s, aussi bien lâun que, Ă utiliser le terme de noosphĂšre et que Vernadski en attribue lâexpression Ă Olivier Le Roy. (p 224).
Vernadski aussi bien que Teilhard ont Ă©tĂ© confrontĂ©s aux massacres guerriers. Ils ont conscience des dangers encourus par lâhumanitĂ©. Il y a cent ans dĂ©jĂ , lâhumanitĂ© se sentait menacĂ©e.
Face aux rĂ©gimes totalitaires, Teilhard voit dans la noosphĂšre un espace de personnalisation. « Si, sous la pression considĂ©rable du processus de complexification cosmique appelĂ©e « évolution », les consciences individuelles se rapprochent les une des autres, les individualitĂ©s ne disparaissent pas. Elles transcendent leurs limites et resplendissent » (p 217). Et de mĂȘme, dans cette conversation, diffĂ©rents obstacles sont Ă©voquĂ©s : lâindividualisme exacerbĂ©, la tentation de faire machine arriĂšre, la peur de la mort⊠A chaque fois, des rĂ©ponses apparaissent. Selon Teilhard, nous devons ĂȘtre spirituellement amoureux de la matiĂšre. « LâidĂ©al noosphĂ©rique contredit en tous points aussi bien lâisolationnisme du spiritualiste coupĂ© du monde dans lâattente dâun au delĂ que lâidĂ©al du petit-bourgeois claquemurĂ© derriĂšre son confort » (p 228). Vernadski Ă©voque le refus dâaller de lâavant. « Cela ne nous est pas possible ou alors seulement en disparaissant. Si lâhumanitĂ© veut continuer dâexister, elle est contrainte de chercher Ă transformer le monde et Ă se mĂ©tamorphoser elle-mĂȘme. Sinon elle disparaĂźt purement et simplement » (p 229). Face Ă la mort, Teilhard pense quâĂ travers nous, se manifeste une prĂ©sence que rien ne peut Ă©teindre. La biologie seule, mĂȘme si elle rĂ©siste, finirait dispersĂ©e par lâentropie. Seule lâĂ©mergence de lâhumain change dĂ©finitivement la donne : pour moi, ce qui sera dĂ©finitivement conservĂ©, câest lâĂ©nergie humaine, câest-Ă -dire la Personne » (p 234). Il y a des forces qui interviennent face au totalitarisme oppresseur. Vernadski Ă©voque la puissante forte de lâentraide Ă lâĆuvre dans le monde vivant et mise en Ă©vidence par le savant russe, de conviction anarchiste, Kropotkine (p 236) et Teilhard, dans une inspiration chrĂ©tienne, Ă©voque « une conspiration dâamour » animĂ©e par les forces de la sympathie » (p 235).
La NoosphÚre : quelle actualité ?
La vision de la noosphĂšre a Ă©mergĂ© il y a un centaine dâannĂ©es dans un contexte oĂč lâhumanitĂ© Ă©tait dĂ©jĂ confrontĂ©e Ă de grands maux. Aujourdâhui, cette vision est toujours Ă©clairante et des rĂ©alitĂ©s nouvelles comme lâexpansion du web viennent lâillustrer.
Comme dâautres chercheurs, Patrice Van Eersel Ă©voque le besoin dâun grand rĂ©cit fĂ©dĂ©rateur rĂ©pondant aux questionnements de beaucoup de nos contemporains. Ainsi Ă©voque-t-il « lâutilitĂ© vitale, reconnue par tous, dâinventer de nouveaux grands rĂ©cits pour tirer en avant lâhumanitĂ© menacĂ©e de dĂ©sespĂ©rance » (p 291).
Dans plusieurs chapitres, lâauteur dialogue avec la jeune gĂ©nĂ©ration telle quâil la reprĂ©sente dans quelques personnages. Il Ă©voque ainsi des rĂ©alitĂ©s bien documentĂ©es, mais aujourdâhui largement mĂ©connues. Ainsi, il apparaĂźt quâĂ long terme, dans la vie quotidienne, la violence recule. Et il fait appel Ă de nombreuses recherches qui montrent lâinfluence potentielle de la pensĂ©e et de la mĂ©ditation sur des rĂ©alitĂ©s sociales. Des interrelations nouvelles apparaissent. On dĂ©couvre ainsi que « nos volontĂ©s et nos actions influent sur nos corps⊠Nos cerveaux sont beaucoup plus mallĂ©ables que lâon ne croyait. Nos rĂ©seaux neuronaux se reconstruisent en permanence. Et mĂȘme, mis en relation avec quelquâun, nous fonctionnons littĂ©ralement en wifi. Et cela nous transforme. Nous nous transformons physiquement les uns les autres en fonction de nos interactions⊠» (p 267). Sur un autre registre, le concept dâimaginal est avancĂ©. « Ce sont des mondes et des niveaux de conscience diffĂ©rents, mais bien rĂ©els » ; certains disent mĂȘme plus rĂ©els que le rĂ©el⊠Pour les mystiques de toutes les traditions, on pourrait dire que lâimaginal reprĂ©sente le monde intermĂ©diaire entre le rĂ©el physique et lâĂtre ineffable et absolu » (p 271).
Un des interlocuteurs prĂ©sents dans ce livre sâexprime ainsi : « Je suis persuadĂ© que Vernadski et Teilhard visualisaient la NoosphĂšre comme une dimension bien rĂ©elle, mais habitĂ©e par des humains ayant suffisamment cultivĂ© leurs mondes intĂ©rieurs â et rĂ©solu leurs nĂ©vroses â pour pouvoir sâĂ©chapper Ă volontĂ© dans lâimaginal » (p 272). Patrice Van Eersel se rend compte que pendant longtemps il a rĂ©flĂ©chi Ă la NoosphĂšre « en terme dâextĂ©rioritĂ©, beaucoup plus rarement en terme de vie intĂ©rieure â qui est bien autre chose que le flux psychologique des images et des pensĂ©es qui nous traversent Ă chaque instant⊠Pourtant, chacun Ă sa façon, les personnages de mon rĂ©cit, Teilhard de Chardin comme Vernadski ou Le Roy, nâavaient jamais cessĂ© dâinsister sur le va-et-vient indissoluble entre le dehors et le dedans » (p 273)âŠ
« Pourrait-on donc imaginer que lâĂ©volution dâHomo Sapiens ait atteint un stade limite oĂč sâouvrirait soudain en nous lâurgence vitale dâouvrir une porte inĂ©dite vers un « ailleurs » ? Ou plutĂŽt une porte aussi ancienne que lâĂȘtre humain des origines, mais oubliĂ©e depuis des siĂšcles par quasiment toute lâhumanitĂ© Ă lâexception de minuscules minoritĂ©s dâinitiĂ©s, une porte qui signalerait une transition vers un ĂȘtre humain non pas « augmenté », mais « mĂ©tamorphosé » ? (p 274).
Cet ouvrage volumineux de Patrice Van Eersel se lit de bout en bout, car il y a un dynamisme dans ce rĂ©cit et un appel constant Ă la dĂ©couverte. Câest un univers tant il est vaste dans le thĂšme abordĂ© et lâapproche empruntĂ©e. Ce livre est Ă©galement constamment orientĂ© vers une recherche de sens. La vision suggĂ©rĂ©e et proposĂ©e de la NoosphĂšre est envisagĂ©e non seulement dans son Ă©mergence, mais dans sa rĂ©ception. Une piste est tracĂ©e et elle est accueillie dans un dialogue incessant entre lâauteur et des interlocuteurs imaginĂ©s exprimant les angoisses, les interpellations et les attentes dâune nouvelle gĂ©nĂ©ration. Ce livre est un univers. Il ne rapporte pas seulement la vie et lâapport de grands chercheurs, mais il aborde Ă©galement des recherches et des innovations plus rĂ©centes. Une abondante bibliographie en tĂ©moigne. Nous avons essayĂ© de proposer quelques aperçus de ce livre, sachant que nous ne pouvions rendre compte de toute sa diversitĂ©. Il y a, dans ce livre, une dynamique Ă la fois intellectuelle et humaine. Câest aussi un ouvrage qui met, Ă la portĂ©e de tous, une ouverture de sens pour nos contemporains. Une incitation Ă la lecture.
J H
- Biographie de Patrice Van Eersel : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrice_Van_Eersel
- Patrice Van Eersel. NoosphĂšre. ElĂ©ments dâun grand rĂ©cit pour le XXIĂš siĂšcle. Albin Michel, 2021
Interview de Patrice Van Eersel sur son livre : NoosphÚre : https://www.youtube.com/watch?v=WCV7TOnoScA
- Face Ă la violence, lâentraide dans la nature et dans lâhumanitĂ©Â : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
- Il existe de nombreuses Ă©tudes sur la vie et lâĆuvre de Pierre Teilhard de Chardin. Ici : Patrice Boudignon. Teilhard de Chardin. Sa biographie par sa correspondance : https://www.canalacademies.com/emissions/au-fil-des-pages/teilhard-de-chardin-sa-biographie-par-sa-correspondance Plus prĂ©cisĂ©ment, en rapport avec le sujet de cet article : NoosphĂšre podcast : de la conscience individuelle Ă la conscience collective, par François EuvĂ©Â : https://www.youtube.com/watch?v=09WRgOQAc24
- Association des amis de Teilhard de Chardin : https://teilhard.fr/
par jean | Mar 5, 2021 | ARTICLES, Vision et sens |
« Ci-git lâamer. GuĂ©rir du ressentiment » de Cynthia Fleury
Il nous arrive, il nous est arrivĂ© de rencontrer des gens qui manifestent un profond ressentiment. Nous avons pu nous-mĂȘme Ă©prouver du ressentiment envers quelquâun ou Ă notre Ă©gard. Nous savons combien il est prĂ©cieux de pouvoir sortir de cette situation. Et, plus gĂ©nĂ©ralement dans la vie sociale, et tout particuliĂšrement si nous frĂ©quentons certains rĂ©seaux sociaux et parcourons certains commentaires sur internet, nous y percevons parfois des bouffĂ©es de haine, des violences verbales dont nous percevons le rapport avec un profond ressentiment. Le ressentiment est donc une rĂ©alitĂ© assez rĂ©pandue qui ne nous est pas inconnue et que nous avons besoin de comprendre pour y faire face, car câest une rĂ©alitĂ© pernicieuse.
Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, vient dâĂ©crire Ă ce sujet un livre intitulĂ©Â : « Ci-git lâamer » avec pour sous-titre : « GuĂ©rir du ressentiment ». Câest un ouvrage consĂ©quent de plus de 300 pages qui, en 54 chapitres, Ă©tudie le problĂšme du ressentiment dans ses dimensions personnelles et collectives, Ă partir dâune culture psychanalytique, philosophique et littĂ©raire qui mobilise de nombreuses rĂ©fĂ©rences, ainsi, parmi dâautres : Scheler, Nietzche, Winnicott, MallarmĂ©, Montaigne, Fanon⊠La culture de Cynthia Fleury est trĂšs vaste et se manifeste sur de nombreux registres. Lorsquâon ne dispose pas des mĂȘmes outils de comprĂ©hension, on peut donc hĂ©siter Ă entrer dans cette lecture et encore plus Ă sâengager dans la prĂ©sentation du livre. Il nous paraĂźt que ce serait fort dommage de se passer dâun tel apport, car lâĂ©criture de Cynthia Fleury est claire, comprĂ©hensible et elle sait mettre les mots appropriĂ©s sur les diffĂ©rents aspects du ressentiment. « Ce qui se conçoit bien sâĂ©nonce clairement ». Cette qualitĂ© dâĂ©criture nous paraĂźt remarquable. Elle nous aide dans la comprĂ©hension du phĂ©nomĂšne.
La pensĂ©e de Cynthia Fleury se dĂ©ploie dans une grille dâanalyse dâinspiration psychanalytique. « DâoĂč vient lâamertume ? De la souffrance et de lâenfance disparue, dira-t-on dâemblĂ©e. DĂšs lâenfance, il se passe quelque chose avec lâamer et ce RĂ©el qui explose dans un monde serein. Ci-git la mĂšre. Ci-git la mer. Chacun fera son chemin, mais tous connaissent le lien entre la sublimation possible (la mer), la sĂ©paration parentale (la mĂšre) et la douleur (lâamer), cette mĂ©lancolie qui ne relĂšve pas dâelle-mĂȘme⊠Lâamer, la mĂšre, la mer, tout se noue » (p 13). Et comment traiter avec lâamer ? Cynthia Fleury Ă©voque son travail de psychanalyste et les ressources de la « rĂȘverie ocĂ©anique ». La mer nâest pas une affaire de navigation, mais de grand large existentiel, de la sublimation de la finitude et de la lassitude » (p 14). « Universelle amertume », tel est le titre du premier chapitre. Le livre sâintitule : « Ci-git lâamer ». Notre propos nâest pas de commenter la vision de la vie qui est celle de lâauteur, mais de nous instruire de son analyse du ressentiment. Nous voici donc Ă la dĂ©couverte du ressentiment dâabord dans sa version individuelle, puis dans sa vision collective.
Le ressentiment
 Cynthia Fleury nous fait part de la dĂ©finition du ressentiment telle que nous la communique Max Scheler dans un essai publiĂ© Ă ce sujet en 2012 : « LâexpĂ©rience et la rumination dâune certaine rĂ©action affective dirigĂ©e contre un autre qui donnent Ă ce sentiment de gagner en profondeur et de pĂ©nĂ©trer, peu Ă peu, au cĆur de la personne, tout en abandonnant le terrain de lâexpression et de lâactivité ». Cynthia Fleury commente en ces termes : « Le terme clĂ© pour comprendre la dynamique du ressentiment est la rumination⊠Il sâagit de revivre une rĂ©-action Ă©motionnelle qui, au dĂ©part, pouvait ĂȘtre adressĂ©e Ă quelquâun de particulier. Mais le ressentiment allant, lâindĂ©termination de lâadresse va prendre de lâampleur. La dĂ©testation se fera moins personnelle, plus globaleâŠÂ » (p 19). Il y a lĂ un processus destructeur.
« Cela gronde, comme lâĂ©crit Max Scheler Ă travers le mot allemand : groll. « Groll, câest la rancĆur, le fait dâ « en vouloir à  » ; et lâon voit comment ce « en vouloir à  » prend la place de la volontĂ©, comment une Ă©nergie mauvaise se substitue Ă lâĂ©nergie vitale joyeuseâŠÂ Le ressentiment allant, lâindĂ©termination se fait plus grande⊠Tout est contaminĂ©. Tout fait boomerang pour raviver le ressentiment ». Lâeffet est dĂ©vastateur. « Scheler Ă©voque lâauto-empoisonnement pour dĂ©crire les « malfaits » du ressentiment »âŠÂ « Le sens du jugement est viciĂ© de lâintĂ©rieur. La pourriture est là  » (p 22). Ainsi, le sens du jugement, « instrument possible de libĂ©ration » est dĂ©tournĂ© vers « le maintien dans la servitude devant une pulsion mortifĂšre ».
Si le ressentiment a un visage personnel, il dĂ©bouche Ă©galement sur une pulsion collective. Aujourdâhui, celle-ci sâexprime particuliĂšrement sur les rĂ©seaux sociaux.
https://youtu.be/ElNNOOXQEv4
Guérir du ressentiment
 ConfrontĂ© au ressentiment, Cynthia Fleury perçoit la difficultĂ© dâen sortir pour ceux qui sây emprisonnent. « Seule aptitude du ressentiment Ă laquelle il excelle : aigrir, aigrir la personnalitĂ©, aigrir la situation, aigrir le regard sur. Le ressentiment empĂȘche lâouverture. Il ferme, il forclĂŽt, pas de sortie possible ; le sujet est peut-ĂȘtre hors de soi, mais en soi, rongeant le soi, et, dĂšs lors, rongeant la seule mĂ©diation possible vers le monde » (p 24). Dâautant que le ressentiment peut se radicaliser : « Je puis tout te pardonner sauf dâĂȘtre ce que tu es, sauf que je ne suis pas toi. Cette envie porte sur lâexistence mĂȘme de lâautre » (p 25). DĂšs lors, dans la relation clinique, « lâextraction hors de cette emprise sera extrĂȘmement compliquĂ©e. Il faut poser comme idĂ©e rĂ©gulatrice que la guĂ©rison est possible, mais que la clinique est sans doute insuffisante dans son soin. Il est impossible de dĂ©passer le ressentiment sans que la volontĂ© du sujet entre en action. Câest prĂ©cisĂ©ment cette volontĂ© qui est manquante, enterrĂ©e chaque jour par le sujet lui-mĂȘme » (p 25).
Cependant, quel est le chemin de guĂ©rison proposĂ©e par Cynthia Fleury ? « Lâhomme qui Ă©chappe au ressentiment nây Ă©chappe pas dâemblĂ©e . Câest toujours le fruit dâun travail⊠la sublimation des instincts⊠Celle-ci est « un talent » de faire avec les pulsions autre chose que du pulsionnel rĂ©gressif, de les tourner vers un au delĂ dâelles-mĂȘmes, dâutiliser Ă bon escient lâĂ©nergie crĂ©atrice qui les parcourt » (p 65). Câest apprendre Ă bien utiliser son Ă©nergie. « La grande santĂ©, câest choisir lâavenir, choisir le numineux » (p 71). Cynthia Fleury prĂŽne lâaccĂšs Ă la crĂ©ation. « Choisir lâĆuvre, câest toujours choisir lâouvert ». « LâĆuvre crĂ©e lâair, lâouverture, la fenĂȘtre. Elle crĂ©e lâĂ©chappĂ©e » (p 73).
Le ressentiment collectif
Les ressentiments individuels peuvent sâexprimer collectivement, par exemple en empruntant la voie dâinternet. En quelque sorte, ils sâagglutinent dans un dĂ©chainement de violence verbale. Cependant, le phĂ©nomĂšne nâest pas nouveau parce que, dans lâhistoire, on a pu observer des comportements analogues, par exemple dans un lien entre la passion de lâĂ©galitĂ© et le ressentiment collectif. « La structure du ressentiment est Ă©galitaire. Celui-ci surgit au moment oĂč le sujet se ressent certes inĂ©gal, mais surtout lĂ©sĂ© parce quâĂ©gal⊠La frustration se dĂ©veloppe sur un terreau de droit à ⊠Je me crois lĂ©sĂ© parce que je crois Ă mon dĂ» ou Ă mon droit » (p 28). Il y a lĂ un processus dangereux. « DĂ©nigrer les autres ne suffit pas au ressentiment. Il faut un pas de plus : la mise en accusation. Celle-ci Ă©tant toutefois sans objet rĂ©el, elle vire Ă la dĂ©lation, Ă la dĂ©sinformationâŠÂ DorĂ©navant, lâautre sera coupable. Une forme de dĂ©prĂ©ciation universelle sâenclenche » (p 29). Cette fureur engendre Ă©videmment la fin du discernement : « Ne plus faire le point des choses, viser la « tabula rasa » sans autre projet »⊠« Il se produit un « éthos renversé », une « disposition gĂ©nĂ©rale » Ă produire de lâhostilitĂ© comme dâautres produisent de lâaccueil au monde » (p 30). Câest bien ce que lâon observe dans une violence rĂ©pĂ©titive qui marque certains commentaires politiques apparaissant sur internet.
Cynthia Fleury nous dĂ©crit « lâhomme ressentimiste » qui se manifeste ainsi. « Lâune des manifestations les plus explicites et audibles du ressentiment demeure lâutilisation orduriĂšre du langage. Lâhomme du ressentiment⊠se lĂąche et vomit, par son langage, sa rancĆur (p274-275). Lâhomme ressentimiste choisit dĂ©libĂ©rĂ©ment de nâuser du langage que pour dĂ©grader lâautre, le monde, les rapports quâil entretient avec lui ». Câest une manifestation de haine. « Cette haine dresse un cadre de vie et de pensĂ©e assez nausĂ©eux, car du ressentiment au dĂ©lire conspirationniste, il nây a quâun pas. Telle est la version collective du dĂ©sir de persĂ©cution. (p 284). On assiste Ă une logique implacable oĂč les valeurs sâinversent. « Si vous ĂȘtes riche et bien portant dans cet univers inique, câest que vous ĂȘtes complice de cet univers inique. Le ressentiment est une idĂ©ologie, un rapport de force qui cherche Ă sâĂ©tablir et Ă promouvoir les intĂ©rĂȘts dâun nouveau groupe qui se trouve spolié » (p 286). Il y a donc un renversement de la mentalitĂ©. « La notion de « mundus inversus » est trĂšs importante pour comprendre le lien manifeste entre ressentiment et pensĂ©e conspirationniste. Elle correspond Ă une sorte de solution magique ayant rĂ©ponse Ă tout, pouvant expliquer toutes les vexations narcissiques de lâindividu ressentimiste et permet par ailleurs une merveilleuse dissolution de ses responsabilitĂ©s⊠Le raisonnement conspirationniste est bien connu dans la psychiatrie, car il est lâapanage des structures paranoĂŻaques » (p 288).
RĂ©duire le ressentiment collectif
 Cependant, si ces processus de pensĂ©e sont malheureusement rĂ©pandus, on peut sâinterroger sur les conditions qui peuvent en favoriser le dĂ©veloppement. Ainsi combien il est important de respecter les singularitĂ©s, lâoriginalitĂ© de chacun. La question a Ă©tĂ© posĂ©e au niveau des institutions de soin, des asiles. « Il est intĂ©ressant de voir que cette analyse peut ĂȘtre Ă©largie de nos jours au fonctionnement plus global de la sociĂ©tĂ©. Que faire de lâattention au petit, Ă lâinfime, aux dĂ©tails du singulier ? y a-t-il une place pour cela dans la politique ? » (p 262). Câest prendre garde Ă la « rĂ©ification », Ă la chosification, Ă la normalisation qui sâopĂšrent dans les institutions publiques comme « si elles prenaient plaisir à dĂ©truire les positions de lâindividu pour le mettre sous tutelle et enlever tout goĂ»t dâindividuation » (p 261). Cynthia Fleury met en Ă©vidence des facteurs favorisant des dysfonctionnements individuels et des dysfonctionnements collectifs. « Il sâagit de comprendre que la santĂ© psychique des individus produit un impact tout Ă fait indĂ©niable sur le fonctionnement de la sociĂ©té⊠Dans « Les irremplaçables », jâavais cherchĂ© Ă dĂ©montrer ce lien Ă lâĂ©gard dâun individu rĂ©ifiĂ©, se sentant remplaçable, interchangeable, non respectĂ© par un environnement notamment institutionnel et professionnel, donc public au sens large. Comment cet individu, petit Ă petit, se clivait pour rĂ©sister Ă cette maltraitance psychique » (p 271). « Nos institutions doivent produire assez de soin pour ne pas renforcer les vulnĂ©rabilitĂ©s inhĂ©rentes Ă la condition humaine, Ă savoir ses conflits pulsionnelsâŠÂ et prendre garde Ă ne pas produire de la rĂ©ification qui aprĂšs sâĂȘtre retournĂ©e contre les individus, les avoir rendu malades, se retourne contre la dĂ©mocratie elle-mĂȘme en dĂ©veloppant la traduction politique de ces troubles et notamment dudit ressentiment » (p 273).
Plus gĂ©nĂ©ralement, le ressentiment collectif se nourrit dâune angoisse sociale en lien avec un manque de relations humanisantes. Cynthia Fleury cite Michel Angenot dans une analyse qui sâinspire de Max Weber. « Les idĂ©ologies du ressentiment sont intimement liĂ©es aux vagues dâangoisse face Ă la modernitĂ©, Ă la rationalisation, Ă la dĂ©territorialisation. La mentalitĂ© de la « gemeinshaft », homogĂšne, chaude et stagnante a tendance Ă tourner Ă lâaigre dans les sociĂ©tĂ©s ouverts et froides, rationnelles et techniques. Le ressentiment qui recrĂ©e une solidaritĂ© entre pairs rancuniers et victimisĂ©s⊠apparaĂźt comme un moyen de rĂ©activer, Ă peu de frais, de la chaleur, de la communautĂ© dans lâirrationnel chaleureux » (p 290). Ainsi, pour Cynthia Fleury, prĂ©venir le ressentiment collectif autant que faire se peut, câest veiller Ă ne pas renforcer les processus extrĂȘmes de rationalisation et de dĂ©territorialisation qui provoquent immanquablement un sentiment de rĂ©ification et donc, par rĂ©action, une rĂ©sistance qui, trĂšs vite, prĂ©fĂšre se soumettre Ă une passion victimaire » (p 291).
Cette prĂ©sentation du livre de Cynthia Fleury nous fait comprendre lâimportance du ressentiment et en Ă©claire les ressorts. Mais il est trĂšs loin de rendre compte de la richesse de cet ouvrage. Ainsi, lâauteure traite Ă©galement des incidences de la colonisation et des processus du fascisme. Et aussi, on dĂ©couvre des rĂ©flexions sur des sujets de grande importance comme le discernement (p 30-31) ou la pratique dâĂ©criture en thĂ©rapie (p 257-258). Dans ce livre, Cynthia Fleury entre en dialogue avec ses pairs, analystes et psychologues. Si notre culture est diffĂ©rente, il reste que Cynthia Fleury ouvre au lecteur non expert des fenĂȘtres de comprĂ©hension. Dans cette tĂąche, elle est servie par une Ă©criture riche et prĂ©cise autant que par sa vaste culture. A une Ă©poque oĂč nous sommes confrontĂ©s au ressentiment, au moins dans sa forme collective, il serait dommage dâignorer lâapport de ce livre.
Cynthia Fleury aborde la question Ă partir de sa culture et de sa pratique dâanalyste. Dâautres points de vue sont envisageables. Ainsi peut-on envisager la prĂ©vention du ressentiment Ă partir dâune culture spirituelle qui met en avant lâamour, la misĂ©ricorde, le pardon, dâune culture relationnelle de la fraternitĂ© et de la communautĂ©. Câest lâenseignement de JĂ©sus qui, dans la dynamique de lâEsprit, nous appelle Ă un amour universel et Ă un pardon inĂ©puisable. Nous voici, aujourdâhui interpellĂ© par les manifestations de ressentiment. Cynthia Fleury nous permet dâenvisager les dimensions de ce phĂ©nomĂšne, dâen comprendre les ressorts et de participer ainsi Ă la « guĂ©rison du ressentiment ». Voila un prĂ©cieux Ă©clairage.
J H
- Cynthia Fleury. Ci-git lâamer. GuĂ©rir du ressentiment. Gallimard, 2020. Cynthia Fleury est interviewĂ©e sur son livre dans plusieurs vidĂ©os : France culture. DĂ©passer le ressentiment pour sauver la dĂ©mocratie : https://www.youtube.com/watch?v=ElNNOOXQEv4
Voir aussi :
De la vulnérabilité à la sollicitude et au soin
https://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/
par jean | Sep 24, 2013 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Société et culture en mouvement, Vision et sens |
Un avenir pour lâhumanitĂ©Â dans lâinspiration de lâEsprit.
#Pippa Soundy est une amie anglaise qui, au long des annĂ©es, a effectuĂ© un parcours spirituel quâelle poursuit actuellement comme pasteure-prĂȘtre dans lâEglise anglicane, constamment en recherche des Ă©mergences positives. Pippa a pris connaissance du livre de Anne-Sophie Novel et StĂ©phane Riot : « Vive la Co-rĂ©volution. Pour une sociĂ©tĂ© collaborative », en lisant, sur ce blog, la prĂ©sentation de cet ouvrage (1). Dans une dimension internationale, elle en perçoit toute lâoriginalitĂ©. Pour elle, cette perspective prend tout son sens dans la vision dâun Dieu lui-mĂȘme communion. Elle rĂ©pond ici Ă quelques questions.
#Pippa, peux-tu nous décrire briÚvement ton parcours ?
#Jâai Ă©tĂ© une enfant studieuse et câest au cours de mes annĂ©es dâĂ©tudes Ă lâuniversitĂ© dâOxford que jâai connu le Christ comme personne vivante. Depuis lors, jâai Ă©tĂ© membre de plusieurs Ă©glises et cela fait six ans que jâexerce un ministĂšre. Au dĂ©part, je considĂ©rais lâĂglise comme la « sociĂ©tĂ© alternative » inaugurĂ©e par JĂ©sus, un peu Ă part de la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral. Mais ces derniĂšres annĂ©es, je suis devenue plus consciente que lâEsprit de Dieu agit Ă travers toutes sortes de personnes et dâinstitutions et, aujourdâhui, je me considĂšre moins comme âleader dâĂ©gliseâ que comme facilitateur de communautĂ© et je pense que le partenariat est la clĂ© dâune transformation de la sociĂ©tĂ©.
#Pourquoi tâintĂ©resses-tu particuliĂšrement aujourdâhui aux changements culturels et aux innovations sociales ?
#Le monde change plus vite aujourdâhui quâĂ tout autre moment de lâhistoire de lâhumanitĂ© et la culture change aussi, Ă la fois au niveau mondial et local. Il est urgent que nous trouvions des solutions innovantes et crĂ©atives aux problĂšmes rencontrĂ©s sur toute la planĂšte et cela mâintĂ©resse de rĂ©flĂ©chir Ă la façon dont nous, chrĂ©tiens, permettons Ă notre relation avec Dieu de donner forme Ă notre engagement dans ce processus de changement. Je pense que câest un « impĂ©ratif Ă©vangĂ©lique » et je suis donc partie prenante pour tenter « dâĂ©veiller » lâĂglise aux mouvements de changement culturel et dâinnovation sociale. En termes de mission, nous vivons un moment extrĂȘmement favorable.
#Tu connais bien aujourdâhui la littĂ©rature internationale. Ce livre : « Pour une sociĂ©tĂ© collaborative » te paraĂźt apporter une contribution originale. En quoi ?
#Je pense que ce qui met ce livre Ă part, câest la reconnaissance dâune science intuitive et communautaire â « soyons davantage en prise avec notre cĆur ». Cela va au-delĂ de lâutilitarisme et suggĂšre lâĂ©mergence dâun « sens du bien commun » qui transcende lâindividualisme et la compĂ©tition. La plupart des ouvrages sĂ©culiers que jâai lus prĂ©sument que nous ne pourrons jamais sortir de nos tendances individualistes et donc que toutes les solutions devront en fin de compte faire appel Ă notre dĂ©sir de gain personnel, laissant beaucoup moins dâespoir pour une vraie collaboration.
#Quelle avancée vois-tu dans le mouvement vers une société collaborative ?
#Je le vois dâabord dans lâattitude de la gĂ©nĂ©ration montante. Jâobserve que les jeunes qui grandissent dans ce monde Ă©mergent attachent de lâimportance Ă lâamitiĂ© au-delĂ des frontiĂšres nationales, raciales, religieuses et Ă©conomiques, et cette amitiĂ© est facilitĂ©e par les mĂ©dia sociaux. Il en ressort que tandis que ma gĂ©nĂ©ration dâOccidentaux cherchait « comment puis-je amĂ©liorer ma vie », la gĂ©nĂ©ration montante semble comprendre que la façon dâamĂ©liorer notre propre vie est de chercher Ă amĂ©liorer celle des autres. Peut-ĂȘtre cette prise de conscience augmente-t-elle du fait que nous acceptons que notre ĂȘtre-mĂȘme a besoin des autres. Un article rĂ©cent du Huffington Post Ă©tait intitulĂ© « Comment amĂ©liorer votre vie (Petit tuyau : Cela commence par amĂ©liorer la vie des autres » (http://huff.to/1fSfsn5).
La rĂ©volution de lâinformation nous met davantage au courant des problĂšmes du monde quâauparavant (spĂ©cialement les problĂšmes de justice). La popularitĂ© des campagnes internationales lancĂ©es sur la toile par des mouvements comme Avaaz (http://avaaz.org) montrent que les gens ne sont pas indiffĂ©rents Ă la souffrance des autres, mais ont une approche instinctive de la façon dont le monde pourrait et devrait marcher, dans une optique de collaboration. On pense de plus en plus quâil est important de faire preuve « dâintelligence du cĆur » autant que « dâintelligence de la raison », mĂȘme si je ne suis pas sĂ»re que notre systĂšme Ă©ducatif ait encore pris ce tournant.
De la mĂȘme façon, les mouvements concernant lâenvironnement, qui ont Ă©tĂ© tant marginalisĂ©s au XXe siĂšcle, prennent de lâimportance sur le terrain, mĂȘme si nos leaders politiques continuent Ă se battre sur les accords internationaux. Certains de ces mouvements proposent avec succĂšs une collaboration directe â ainsi lâAlliance Pachamama (http://www.pachamama.org) qui a commencĂ© avec comme objectif les forĂȘts primaires dâAmazonie et tente dâaider les gens Ă comprendre lâinterconnexion de la vie sur notre planĂšte et Ă prendre des mesures concrĂštes pour le changement.
Nous observons aussi lâeffondrement des hiĂ©rarchies intellectuelles. Les gens nâont plus peur des « experts » et lâexpertise concerne de plus en plus lâexpĂ©rience plus que le savoir. Cela fournit une excellente base pour la collaboration, avec des Ă©changes qui sâopĂšrent sur un fond de connaissances communes et porteurs dâidĂ©es crĂ©atives plus que dâinformation pure. Au niveau universitaire, lâĂ©cole Martin Ă Oxford (http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk) met en oeuvre une approche interdisciplinaire pour essayer de sâattaquer aux problĂšmes les plus importants de ce XXIe siĂšcle, dans lâespoir dâune fertilisation croisĂ©e des idĂ©es, dâune collaboration concernant des scientifiques de haut niveau, mais aussi le grand public. On y fait lâhypothĂšse que chacun peut apporter une contribution valable au dĂ©bat, quel que soit son niveau de formation.
Si lâon considĂšre la sociĂ©tĂ© du Royaume uni aujourdâhui, la crise Ă©conomique (avec la rĂ©duction significative des budgets publics) entraĂźne une meilleure collaboration entre les secteurs salariĂ©s et bĂ©nĂ©voles et des partenariats sans prĂ©cĂ©dents, par exemple entre les pouvoirs locaux (les institutions locales) et les Ă©glises. Nous le voyons dans la crĂ©ation de toutes sortes de services communautaires, y compris lâĂ©ducation, les bibliothĂšques, les refuges pour les sans abris et les banques alimentaires et, Ă lâoccasion de toutes ces opportunitĂ©s nouvelles, les Ă©glises et diffĂ©rents groupes de fidĂšles commencent Ă collaborer comme jamais ils ne lâavaient fait.
#Pour toi, comment cette perspective fait-elle Ă©cho Ă ta maniĂšre de te reprĂ©senter Dieu et son Ćuvre ?
#h bien, Ă partir de mes 33 ans dâexpĂ©rience comme chrĂ©tienne et spĂ©cialement de mon Ă©tude de la TrinitĂ© ces derniĂšres annĂ©es, jâai compris que Dieu Ă©tait une relation dâamour mutuel et que les ĂȘtres humains avaient le privilĂšge de participer Ă cet amour. Nous ne vivons Ă lâimage de Dieu que si nous sommes en relation avec Dieu et les autres et nous sommes tellement faits pour la relation, la vie ensemble, que nous sommes incapables de reflĂ©ter Dieu en Ă©tant des individus sĂ©parĂ©s. En dâautres termes, une sociĂ©tĂ© collaborative commence Ă reflĂ©ter un Dieu qui est Collaboration dĂšs avant le Commencement. Jâai montrĂ© le Dieu TrinitĂ© comme Celui qui prend soin, lâIncarnĂ© et lâEsprit co-crĂ©ateur et notre collaboration Ă lâimage de ce Dieu comprend le renouveau de notre pensĂ©e, de notre corps et de notre esprit dans lâaide que nous nous apportons mutuellement de tant de façons.
De mĂȘme que la TrinitĂ© a exprimĂ© son amour dans la CrĂ©ation, nous sommes aussi invitĂ©s Ă participer ensemble au renouveau de notre environnement et, bien que nous puissions chacun faire quelque chose, la taille mĂȘme de notre monde implique que nous travaillions ensemble de plus en plus. Lâimportance croissante des mouvements environnementaux tĂ©moigne du fait que nous et notre monde sommes sauvĂ©s ensemble. Le salut est un exercice de collaboration ! Depuis que lâEsprit du Christ a Ă©tĂ© rĂ©pandu sur tous, une invitation a Ă©tĂ© lancĂ©e Ă tous de se joindre Ă lâĆuvre divine de re-CrĂ©ation et je considĂšre que ce mouvement de collaboration est une preuve de lâEsprit dans le monde dâaujourdâhui.
#Comme chrétienne, quelle inspiration reçois-tu en ce sens ?
#Dâabord je reçois lâespĂ©rance. Au cĆur de la bonne nouvelle du Christ il y a la restauration des relations et la fin du besoin de nous dĂ©truire mutuellement (ou notre monde) psychologiquement, Ă©conomiquement ou corporellement. Lorsque je vois des gens qui vivent Ă lâimage de Dieu dans une sociĂ©tĂ© collaborative, je me souviens que le Royaume de Dieu est lĂ et que je nâai pas Ă attendre la mort pour commencer Ă jouir de la Terre nouvelle que JĂ©sus est venu inaugurer.
#Interview de Pippa Soundy
Traduction par Edith Bernard
 #(1) Sur ce blog : « Une rĂ©volution de « lâĂȘtre ensemble ». La sociĂ©tĂ© collaborative : un nouveau mode de vie »
https://vivreetesperer.com/?p=1394
Voir aussi le livre publiĂ© sous la direction de Carine Dartiguepeyrou : « La nouvelle avant-garde. Vers un changement de culture » oĂč se manifeste un nouveau courant de pensĂ©e qui allie : sciences, arts et spiritualitĂ©. Sur le site de TĂ©moins (sept. 2013) : « Emergence dâune vision du monde « Ă©volutionnaire ». Un changement de culture au Club de Budapest » http://www.temoins.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1029&catid=4
Sur ce blog, on pourra lire aussi : « Une vision de la liberté » : https://vivreetesperer.com/?p=1343
par jean | Fév 3, 2016 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Hstoires et projets de vie |
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Une ressource spirituelle
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GrĂące Ă des recherches comme celles de Rebecca Nye (1), nous apprenons aujourdâhui Ă dĂ©couvrir la spiritualitĂ© de lâenfant comme un univers original, original et merveilleux⊠Pour nous qui sommes devenus adultes, cette dĂ©couverte nous invite Ă revisiter notre enfance comme une ressource qui peut nous Ă©clairer et nous inspirer. Câest ce Ă quoi Rebecca Nye nous encourage lorsquâelle Ă©crit : « Nous avons vu que la spiritualitĂ© de lâenfant et celle de lâadulte ne sont pas complĂštement distinctes. Elles ont beaucoup en commun. Les enfants deviennent des adultes pour lesquels les expĂ©riences avec Dieu pendant lâenfance sont souvent trĂšs formatrices. Il serait prĂ©cieux de vous interroger sur votre propre vie avec Dieu, celle que vous vivez aujourdâhui et celle que vous viviez Ă©tant enfant⊠Une des façons dâĂȘtre Ă lâĂ©coute de votre ĂȘtre et, en particulier de votre Ăąme dâenfant est de faire lâinventaire de quelques moments marquants de votre enfance » (p 41).
Un moment dâenfance
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Nous voici donc en train de nous remĂ©morer un moment dâenfance. Dans cette enfance environnĂ©e par la guerre et finalement protĂ©gĂ©e, il y a eu bien des moments heureux. Cependant, dans la rĂ©Ă©vocation dâune histoire spirituelle, il y a un Ă©vĂ©nement qui est toujours revenu Ă ma mĂ©moire. Câest un moment oĂč, dans le mouvement de ce qui Ă©tait alors la « communion solennelle », sans doute au moment oĂč on me prenait en photo, jâai remis en pensĂ©e ma vie Ă JĂ©sus. Mais quand je me remĂ©more ce printemps 1942, il y a eu finalement une « pĂ©riode sensible » que je dĂ©couvre comme une oasis Ă lâorĂ©e dâune adolescence inquiĂšte. Mon pĂšre Ă©tait mĂ©decin militaire. Fin 1941, on lui confie la direction de lâhĂŽpital BĂ©gin qui accueille des prisonniers de guerre rapatriĂ©s pour raison de santĂ©. A NoĂ«l 1941, jâarrive donc avec ma mĂšre habiter le grand appartement de fonction qui nous Ă©tait destinĂ©. Mon pĂšre Ă©tait trĂšs bon. Ce fut une grande joie de le retrouver aprĂšs la sĂ©paration de la guerre, puis de son poste Ă Chateauroux en « zone libre ». Enfant unique, jâĂ©tais aussi objet dâaffection et dâattention pour mon pĂšre, et je me rappelle combien, dans ces mois lĂ , jâai cherchĂ© Ă lâinitier Ă ma jeune culture, Ă mes lectures, Ă mes apprentissages scolaires. Je lui faisais partager mes dĂ©couvertes avec mon intuition enfantine, source de bonheur pour lâun et pour lâautre. On avait finalement trouvĂ© pour moi Ă Vincennes une petite Ă©cole privĂ©e destinĂ©e Ă un public de filles, mais oĂč on acceptait un petit groupe de garçons. Le climat Ă©tait familial et jâen perçois rĂ©trospectivement la douceur. LâhĂŽpital se situait dans un grand parc oĂč je me promenais librement. Dans les beaux jours lorsque des familles sâinstallaient sur la pelouse, jâaimais jouer avec les plus petits et participer Ă ce bonheur. Cependant, il me revient aussi la forte mĂ©moire des rencontres que jâai eu Ă cette pĂ©riode avec des prisonniers de guerre africains rapatriĂ©s pour raison de santĂ©. Je les rencontrais au tournant dâune allĂ©e. Jâallais vers eux, je leur manifestais ma sympathie, parfois en leur offrant des fleurs cueillis au bord du chemin. SpontanĂ©itĂ© et empathie de lâenfanceâŠ
Au printemps 1942, il y eut donc cette communion solennelle dans une grande Ă©glise bondĂ©e. Avec papa, jâavais Ă©tĂ© acheter Ă Saint Sulpice des images de JĂ©sus, de Marie, de saints et jâen avais tapissĂ© le mur de ma chambre. Et sur la cheminĂ©e de ma chambre, initiative quelque peu singuliĂšre, jâavais disposĂ© un Ancien et un Nouveau Testament illustrĂ©s par des grands dessins peut-ĂȘtre de Gustave DorĂ©. Tous les soirs, jâinvitais mon pĂšre Ă venir prier. Je ne me rappelle pas ce qui se disait, mais câĂ©tait un vrai Ă©lan de foi. Cependant, le point dâorgue de tout ceci, câest la paix qui mâa imprĂ©gnĂ© pendant ces quelques semaines alors que jâĂ©tais un enfant trĂšs peureux, vivant dans la crainte des bombardements. Câest un souvenir trĂšs prĂ©gnant dâautant que jâai vĂ©cu ensuite Ă nouveau dans la peur de cette menace. Ce fut donc une oasis par rapport aux craintes et aux tourments qui allaient monter par la suite. Je me souvenais de ce mouvement de mon cĆur oĂč jâavais confiĂ© ma vie Ă JĂ©sus⊠En revisitant cette pĂ©riode, je me rends compte quâil y a eu lĂ une « pĂ©riode sensible » oĂč amour,  confiance et foi se sont conjuguĂ©s dans mon vĂ©cu, un moment de grĂące. Et puis les nuages sont arrivĂ©s. Le paysage intĂ©rieur sâest brouillĂ©. Des annĂ©es difficiles ont suivi.
Enfance : nos racines
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A la suite de lâinvitation de Rebecca Nye dans son livre sur « la spiritualitĂ© de lâenfant », nous nous sommes donc engagĂ©s dans cette exploration de la mĂ©moire en faisant le choix de ce moment dâenfance. Certes, nous avons chacun une relation diffĂ©rente avec les diffĂ©rentes Ă©tapes de notre vie. Et de telle ou telle pĂ©riode, on peut garder des souvenirs qui, pour les uns, ont besoin dâĂȘtre guĂ©ris (2), et qui, pour les autres, nous porteront. Pour moi, si lâadolescence a Ă©tĂ© souffrante, je puis entrer dans la vision dâAntoine de Saint-ExupĂ©ry lorsquâil Ă©crit dans « Pilote de guerre » (1942) : « DâoĂč suis-je ? Je suis de mon enfance comme dâun pays ». Cette dynamique nous paraĂźt correspondre Ă lâĂ©merveillement que suscite le livre de Rebecca Nye.
A travers les expĂ©riences positives qui transparaissent dans nos vies, sachons apprĂ©cier lâĆuvre de lâEsprit, et, par delĂ , sa puissance de guĂ©rison et de transformation dans lâimmĂ©diat et dans la durĂ©e (4).
J H
(1)           Nye (Rebecca). La spiritualitĂ© de lâenfant. Comprendre et accompagner. Empreinte Temps prĂ©sent, 2015. PrĂ©sentation sur le site de TĂ©moins : http://www.temoins.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1106:lâenfant-est-un-ĂȘtre-spirituel&catid=14:developpement-personnel&Itemid=84
Voir aussi sur ce blog : « Lâenfant : un ĂȘtre spirituel » :
https://vivreetesperer.com/?p=340
(2)           Lecomte (Jacques). Guérir de mon enfance. Odile Jacob, 2004
(3)           Nous renvoyons ici Ă nouveau Ă la pensĂ©e thĂ©ologique de JĂ»rgen Moltmann : Moltmann (JĂŒrgen). De commencements en recommencements. Une dynamique dâespĂ©rance. Empreinte Temps prĂ©sent, 2012. Sur ce blog : « Une dynamique de vie et dâespĂ©rance » : https://vivreetesperer.com/?p=572
Mise en perspective de la pensĂ©e thĂ©ologique de JĂŒrgen Moltmann sur le blog : « LâEsprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com
par jean | Sep 2, 2022 | Société et culture en mouvement |
Ce qui ne peut ĂȘtre volĂ©. Selon Cynthia Fleury
Sans que nous en ayons toujours conscience, il y a dans notre vie quotidienne, notre vie sociale, un essentiel, et, en quelque sorte, des conditions fondamentales pour que notre vie puisse ĂȘtre vĂ©cue humainement dans une «vie bonne ». Et, par exemple, avons-nous besoin de silence, et, le sachant, en voyons-nous toute lâimportance, ou bien, si nous vivons dans un lieu bouchĂ©, ressentons-nous de mĂȘme le manque dâhorizon pour en revendiquer lâimportance ? Dans les multiples contraintes de la vie dâaujourdâhui, parvenons nous Ă garder notre libertĂ©, Ă prĂ©server notre humanitĂ© et Ă faire mouvement dans ce sens ?
Ces questions, et bien dâautres, sont traitĂ©es dans le manifeste que Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio viennent de publier dans un livret ayant pour titre : « Ce qui ne peut ĂȘtre volĂ©. Charte du Verstohlen » (1). Ce titre interroge. Y aurait-il des voleurs qui pourraient dĂ©rober ce qui est essentiel pour nous ? On imagine les enchainements qui risquent de nous asservir. Mais, en premier temps, il y a lĂ une affirmation. Oui, il y a des conditions essentielles pour vivre une vie humaine, une vie bonne. Le vocable : « charte du verstohlen » est Ă©nigmatique pour les non initiĂ©s. En se rĂ©fĂ©rant Ă lâexpression allemande correspondante, les auteur(e)s Ă©voquent une affirmation et une reconnaissance dâun mouvement de « furtivité ». Cependant, il sâagit lĂ dâun terme qui nous paraĂźt peu usitĂ© jusquâici. On peut le comprendre comme le refus dâĂȘtre emprisonnĂ© dans une assignation, dans une catĂ©gorisation, dan une localisation. Par lĂ , la furtivitĂ© serait, en quelque sorte, le garant de la libertĂ©.
Ce terme tĂ©moigne de lâinventivitĂ© conceptuelle qui se manifeste dans cette charte, Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio associant dans cette recherche des compĂ©tences et des champs complĂ©mentaires. La premiĂšre, philosophe et psychanalyste, est pionniĂšre dans le domaine du care et de lâĂ©thique du soin. Le second Ćuvre dans le design et lâarchitecture. Ils sont associĂ©s Ă la Chaire de philosophie, Ă lâhĂŽpital/CHU Paris Psychiatrie et Neurosciences.
Notre attention pour ce texte a Ă©tĂ© attirĂ©e par notre apprĂ©ciation de lâĆuvre de Cynthia Fleury dont nous avons prĂ©sentĂ© deux livres sur ce blog : « Le soin est un humanisme » et « Ci-git lâamer : guĂ©rir du ressentiment » (2). Ce livre nous paraĂźt plus difficile Ă rapporter ; car cette pensĂ©e subtile est, par nĂ©cessitĂ© trĂšs conceptuelle et elle sâexprime parfois avec des mots peu usitĂ©s. Pour mieux en rendre compte au public de ce blog, nous ne rĂ©sumerons pas un texte qui, de surcroit, vogue en libertĂ©, mais nous essaierons simplement de prĂ©senter quelques pensĂ©es fortes de ce manifeste comme une ressource pour la comprĂ©hension et lâaction, et participant ainsi Ă un travail de conscientisation.
Avant dâentrer dans cette prĂ©sentation, nous rapportons ici une mise en perspective de France Culture.
Un manifeste en dix points
 « Inappropriable, bien commun, bonheur national brut,⊠« Nommez-le comme vous voulez », nous dit le tract : « Ce qui ne peut ĂȘtre volĂ© : Charte du Verstohlen », un manifeste en dix points coĂ©crit par Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste et le designer Antoine Fenoglio : « Dix points non nĂ©gociables qui nous paraissent Ă©vidents, mais qui ne le sont plus » dĂ©clare Cynthia Fleury. « Cela va du silence Ă la santĂ© en passant par le droit dâaccĂ©der Ă une vueâŠÂ »
Les auteurs dĂ©finissent tous les objets et les mĂ©thodes pour les dĂ©fendre. Le « proof of care », le climat de soin, lâenquĂȘte, la furtivitĂ©, autant de moyens pour protĂ©ger ce qui peut nous ĂȘtre volĂ©. Ainsi câest lâĂ©crivain, Alain Damasio, auteur notamment du roman « Les furtifs » (2019), qui a inspirĂ© aux auteurs le concept de « furtivité », auquel le titre est dĂ©diĂ©, « Verstohlen » renvoyant littĂ©ralement au terme « furtivement » en allemand. Le furtif, politisĂ©, nous parle des maniĂšres de sâexfiltrer de la rĂ©alitĂ© telle quâelle nous est proposĂ©e aujourdâhui, rĂ©duite, nous disent les auteurs, aux processus de rĂ©ification quasi quotidienne ». « En dĂ©fendant ce qui peut nous ĂȘtre volĂ©, câest aussi une certaine conception de la dĂ©mocratie, mais aussi de la vulnĂ©rabilitĂ© qui est dĂ©fendue. La vulnĂ©rabilitĂ© devient un vecteur de connaissance et non plus un objet de discrimination ou de stigmatisation » (3).
Des Ă©clairages pour la comprĂ©hension et lâaction
 Voici donc quelques exemples des pensĂ©es fortes prĂ©sentes dans ce livret et accessibles Ă chacun de nous pour une conscience des conditions essentielles dâune « vie bonne ».
La perspective. Accéder à une vue
Lorsque notre fenĂȘtre dĂ©bouche sur un horizon : un ciel, des arbres, une Ă©tendue, nous nâavons pas toujours conscience de lâeffet engendrĂ© par un manque de perspective. Et pourtant, il y a bien lĂ matiĂšre Ă avertissement : « Les mondes urbains et ruraux ne peuvent se transformer en prison oĂč tout Ă©difice arrĂȘte le regard : murs et bĂȘtise ont ceci de commun quâils tuent la perspective » (p 5). « Une chambre avec « vue » dĂ©signe parfaitement ce quâune ressource matĂ©rielle peut devenir, Ă savoir une ressource essentielle⊠AccĂ©der Ă une vue, dans lâespace privĂ© ou lâespace public, est une nĂ©cessitĂ© journaliĂšre. Voir lâhorizon, voir la beautĂ©Â , voir la lumiĂšre naturelle⊠nous inspire, nous soutient, et sollicite notre prendre soin en retour » (p 5). Il en ressort une rĂ©flexion sur lâarchitecture. « Premier critĂšre de lâarchitecture. Elle est « biologique »⊠Et, ne jamais oublier que la destination dâun lieu, dâun objet, est dâĂȘtre humain » (p 6).
La vertu du silence
Ne savons-nous pas que le bruit engendre le stress et le dĂ©sĂ©quilibre ? Le texte rĂ©affirme la vertu du silence. « VĂ©ritable porte dâaccĂšs au monde, le sonore est un Ă©lĂ©ment dâĂ©quilibre personnel fondamental dans notre relation aux autres et au monde ». « Le silence est un des facteurs-clĂ©s contribuant au bien-ĂȘtre, comme constitutif de la santĂ© physique et mentale⊠» (p 7). Le texte dĂ©gage quatre grandes fonctions du silence. « La premiĂšre peut ĂȘtre dĂ©signĂ©e comme spirituelle, dans la mesure oĂč elle nous permet dâaccĂ©der au sacrĂ©, Ă lâespace du secret, Ă la solennitĂ© dâun moment, au ressourcement et au recueillement⊠la deuxiĂšme fonction du silence peut se dĂ©finir comme intellective, cognitive, agente, dans la mesure oĂč nous en avons besoin pour penser, rĂ©flĂ©chir⊠La troisiĂšme fonction est clinique, thĂ©rapeutiqueâŠÂ » (p 7). Enfin, les auteur(e)s mettent en Ă©vidence la contribution du silence dans « la vie publique, citoyenne ». En regard du bruit qui se manifeste souvent sur la place publique, ils rappelle que « le silence conditionne la civilitĂ©, lâurbanitĂ©, le fait de concilier vivre ensemble, extrĂȘme mobilitĂ© et circulation, libertĂ©s politiques et individuelles, dans le climat le moins hostile et agressif possible ; et lâexercice libre de la rationalitĂ© dĂ©mocratique, soit la dĂ©libĂ©ration ». « Nulle enceinte dĂ©libĂ©rative digne de ce nom qui nâorganise les temps de parole et de silence de façon Ă©quitable, transparente et respectueuse des individualitĂ©s de chacun » (p 8).
Ce silence, si important, ne doit pas ĂȘtre monopolisĂ© par des milieux privilĂ©giĂ©s. « CrĂ©er des espaces privĂ©s et publics, des architectures, des services, des paysages⊠qui permettent lâaccĂšs gratuit et durable au silence, câest se soucier de prĂ©server la qualitĂ© de notre attention au monde, Ă soi-mĂȘme et aux autres, humains et non- humains, soit la condition dâun penser et dâun agir plus connectĂ©sâŠÂ » (p 8).
Reconnaßtre la vulnérabilité
 Cynthia Fleury accorde une grande place Ă la vulnĂ©rabilitĂ© dans son manifeste : « Le soin est un humanisme » (2). Et, ici, la vulnĂ©rabilitĂ© est reconnue et prise en charge. « Nos vulnĂ©rabilitĂ©s ne sont ni des hontes, ni des fatalitĂ©s » (p 9). Elles sâinscrivent dans la condition humaine.
Ce peut ĂȘtre un point de dĂ©part : « Lâautonomie nâest pas un fait, mais un processus qui part du fait vulnĂ©rable et qui grĂące aux ressources portĂ©es par les milieux environnants et par soi-mĂȘme, se dĂ©gage de cette vulnĂ©rabilitĂ©, la rend rĂ©versible et capacitaire ». Ce mouvement comporte une dimension collective. « La politisation de la question sociale est prĂ©cisĂ©ment cette construction collective de lâautonomie, autrement dit la prise en considĂ©ration par les ressources publiques de la vulnĂ©rabilitĂ© originelle et sociale, de la sortie de celle-ci du seul domaine privĂ© et individuel, ou de la charitĂ© de certains » (p 9).
Une approche de care
Si la conscience du prendre soin, du care est apparue avec Carol Gilligan dans les annĂ©es 1980 aux Etats-Unis (4), elle sâest rĂ©pandue en France et Ă travers le monde. Dans ce manifeste, Cynthia Fleury a introduit une forte prĂ©sence du care jusquâĂ lâemploi dâune terminologie professionnelle. Ainsi Ă©voque-t-elle les « proofs of care », les « preuves de soin », hĂ©ritiers des « proofs of concept », qui sont des dispositifs de formats multiples dĂ©diĂ©s Ă la vĂ©rification de lâefficacitĂ©, de la pertinence de la faisabilitĂ©, de la maturitĂ© de tels ou tels usage, technique, protocole, architecture, sachant que lâexpĂ©rimentation doit ĂȘtre relativement frugale et rapide et absolument in situ » (p 9-10). « Le « proof of care » est au service du capacitaire humain ». « Il permettra de vĂ©rifier si le passage de lâa priori Ă lâa posteriori sâopĂšre rĂ©ellement et comment il est diffusable sur dâautres territoires avec dâautres parties prenantes qui Ă leur tour dĂ©termineront les « formes » que la « preuve » doit prendre dans leur rĂ©elâŠÂ » (p10-11).
« Pas de soin du climat sans climat de soin ». « Le seul « proof of care » ne suffit pas. LâexpĂ©rimentation doit sâĂ©tendre et former comme une culture, « un climat de soin » (« clouds of care »), certes par lâactivation de diffĂ©rents « proofs of care », mais par une maniĂšre Ă chaque fois spĂ©cifique et pourtant reliĂ©e (donc universellement compatible, au sens oĂč lâuniversel se tisse plus quâil nâest en surplomb) » (p 12).
Le soin aux morts
 Dans la sociĂ©tĂ© moderne, les morts, on le sait, sont repoussĂ©s Ă la pĂ©riphĂ©rie. Le temps long est peu reconnu. Les trajectoires individuelles se dispersent. Ici, les auteur(e)s redressent la perspective. « Limiter le soin aux vivants est une hĂ©rĂ©sie » (p 15 ). « Nous formons communautĂ© avec les vivants et les morts » p 16) (5). Cette affirmation sâinscrit dans le cadre de la prise de conscience dâune connexion gĂ©nĂ©ralisĂ©e : « Nous allons vers un monde plus conscient des interactions fondamentales entre humains » (p 16).
« Le soin des morts ne concerne pas exclusivement les humains. Nous formons communautĂ© avec les non-humains et nos vies urbanisĂ©es et « modernes » ont hĂ©las dĂ©considĂ©rĂ© ce lien essentiel⊠Les activitĂ©s hyper-capitalistiques humaines effacent les traces du vivant, font disparaitre des Ă©cosystĂšmes entiers. Nous avons dĂ©sacralisĂ© la reconnaissance due au non-humain. ». « Nos villes, nos espaces publics et privĂ©s, doivent pouvoir accueillir cette dimension anthropologique premiĂšre qui nâest pas sans rappeler celle que nous cultivons avec le sacrĂ© et lâinvisible. Si la religion est une option, le sacrĂ© ne lâest pas. Lâhomme se tient debout grĂące Ă une verticalisation tout aussi physique que psychique et spirituelle » (p 16 ).
Le texte rapporte une confĂ©rence dâHeidegger « évoquant la nĂ©cessitĂ© de quadriparti de la terre, du ciel, des dieux et des mortels ». Et « lâhomme est pour autant quâil habite⊠Habiter est la maniĂšre dont les mortels sont sur terre ». « Habiter, câest demeurer, prendre conscience du temps long qui nous traverse » (p 18). Si le « furtivement » prĂ©conisĂ© par la charte va plutĂŽt dans le sens du nomadisme, « il sâagit de comprendre ce qui nous lie Ă©motionnellement, cognitivement, au mouvement et au fait de demeurer » (p 18).
Furtivité
Les auteurs dĂ©veloppent plusieurs approches pour influer sur le cours des choses : une dĂ©marche furtive, lâenquĂȘte, le compagnonnage. Concernant la furtivitĂ©, nous appelons le lecteur Ă consulter lâexposĂ© des chapitres correspondants. La sociĂ©tĂ© actuelle est perçue en terme de pression et dâimmixtion. « Dans un premier temps, la vie furtive est un simple acte de rĂ©sistance et de refondation de la libertĂ© individuelle et publique, ensevelie sous la tyrannie de la traçabilité⊠Il fallait retrouver la possibilitĂ© dâĂȘtre sous les radars. Il fallait ĂȘtre furtifâŠÂ » (p18-19). Dans cette dĂ©marche, les auteurs se sont inspirĂ©s « des enseignements conjoints de lâĂ©crivain Damasio et du neuroscientifique Damasio⊠Ils nous ont permis dâinventer une technique de furtivitĂ©, de maintien au monde, en consolidant nos pouvoirs dâagir et de liberté » (p 19). « Le Verstohlen, câest dâabord cela : avoir le droit de demeurer pour prendre soin, avoir le droit dâagir et de transformer le monde sans subir la domination et la confiscation incessante de la dĂ©cision politique, ne pas ĂȘtre en danger, possĂ©der en partage, faire surgir le rĂ©el dans les interstices de lâinvisible » (p 19).
EnquĂȘter. Les humanitĂ©s dĂ©mocratiques
 Lorsquâon amĂ©nage un lieu, un paysage, lorsquâon conçoit un service, un protocole⊠il faut sâoccuper des habitants, de ses publics, de ses patients et mĂ©decins, de ses espĂšces vĂ©gĂ©tales et animales. Anciens, actuels, futurs. Cela semble une Ă©vidence, câest surtout une nĂ©cessitĂ© » (p 24). « LâenquĂȘte est par dĂ©finition le grand outil mĂ©thodologique des sciences humaines et sociales, notamment de la sociologie et de lâanthropologie ». « Dans le moment de lâenquĂȘte, dâabord distanciĂ©e, puis familiĂšre, il se joue plusieurs Ă©tapes : la dĂ©couverte des Ăąmes du territoire, errantes et notabilisĂ©es, ou encore des espĂ©rances enfouies, des traumatismes passĂ©s, des parcours de vie et de soin des individus.
Ces « enquĂȘtes » peuvent se rĂ©aliser Ă lâaide dâoutils sociologiques classiques, statisticiens, mais plus ils sont affinĂ©s, capables dâintĂ©grer la parole singuliĂšre des acteurs, de respecter leur demande de confidentialitĂ©, plus ils seront riches pour crĂ©er un projet pertinent. Autrement dit, il est possible dâavoir recours Ă ce que lâon nomme « les savoirs expĂ©rientiels » ou encore dâutiliser lâĂ©thique narrative pour dĂ©crire la subtilitĂ© de ces vĂ©cus » (p 25).
On en vient donc ici Ă nous parler de « mĂ©decine narrative », comme ce dire des patients, rĂ©flexif, littĂ©raire, (auto)biographique lorsquâils dĂ©crivent, avec toute leur sensibilitĂ© et leur expertise personnelle, la maladie dont ils sont atteints » (p 26). « En errance diagnostique, la mĂ©decine narrative demeure parfois le seul lien avec la raison et le sentiment de ne pas devenir fou ». « LâUniversitĂ© des patients de Sorbonne UniversitĂ© est notamment une instance oĂč la parole des patients est accueillie, mais surtout valorisĂ©e, diplĂŽmĂ©e. Elle devient « enseignante » Ă lâattention de tous, patients, soignants, mĂ©decins. Elle permet dâanalyser et de redessiner les parcours de soin, la dĂ©mocratie sanitaire » (p 26).
En compagnonnage
 LâidĂ©e et la rĂ©alitĂ© du compagnonnage ne sont pas nouvelles, mais elles sont mises en exergue dans ce texte. « Lâobjet essentiel du compagnonnage est la transmission des savoirs, ĂȘtre et faire, et la formation non discontinuĂ©e des individus se faisant en faisant » (p 28). Le compagnonnage sâexerce dans « la durĂ©e, le temps long, ce qui perdure au-delà  ». « A la diffĂ©rence dâune institution peut-ĂȘtre davantage tournĂ©e vers lâactivitĂ© dâun pouvoir dĂ©cisionnaire et rĂ©gulateur, le compagnonnage peut se contenter de « produire », de « crĂ©er », de persĂ©vĂ©rer dans son ĂȘtre par la seule pertinence du maintien de son ethos et des objets diffĂ©rents quâil induit ». « Il demeure un idĂ©al communautaire, fraternelâŠÂ » (p 28). Les auteurs mettent lâaccent sur lâactualitĂ© du compagnonnage, sa pertinence aujourdâhui. « Le compagnonnage nâest nullement quâune affaire traditionnelle et rituĂ©lique mais une incarnation trĂšs existentielle, de concepts, dâoutils mĂ©thodologiques et de valeurs » (p 29). Les auteurs ouvrent encore plus loin la conception du compagnonnage.         « Aujourdâhui, les plus belles refondations de ce compagnonnage se situent du cotĂ© dâune activitĂ© des liens avec le monde vivant, dans sa variĂ©tĂ© multiple⊠Nous formons communautĂ©, compagnonnage avec lâensemble du vivant, dans sa pluralitĂ©, non pour rendre Ă©quivalents les rapports qui nous unissent, mais pour les expĂ©rimenter de façon plus subtile et plus dense » (p 29).
Les auteurs sâengagent dans la voie du compagnonnage « autour de trois axes : enquĂȘter, expĂ©rimenter, dĂ©ployer, pour Ă©difier des formes institutionnelles furtives qui garantissent une sorte de propriĂ©tĂ© Ă ceux qui prennent soin, qui entretiennent le lieu naturel et patrimonial, mais aussi les communautĂ©s vivantes et mobiles qui lâinspirent » (p 31).
Si cette charte sâexprime dans un langage apte Ă manier les concepts et Ă communiquer dans un milieu expert, elle porte des idĂ©es originales et des valeurs humanistes et Ă©cologiques que nous avons voulu rapporter ici pour un public plus vaste.
J H
- Cynthia Fleury. Antoine Fenoglio. Ce qui ne peut ĂȘtre volĂ©. Charte du Verstohlen. Gallimard, 2022 (Tracts). Interview vidĂ©o de Cynthia Fleury sur cette charte : https://www.youtube.com/watch?v=EJpkyrsk9IU
- De la vulnĂ©rabilitĂ© Ă la sollicitude et au soin. Le soin est un humanisme : https://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/ Face au ressentiment, un mal individuel et collectif aujourdâhui rĂ©pandu. Ci-git lâamer : https://vivreetesperer.com/face-au-ressentiment-un-mal-individuel-et-collectif-aujourdhui-repandu/
- Ce qui ne sâachĂšte pas. La dĂ©finition du bonheur selon Cynthia Fleury : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-idees/ce-qui-ne-s-achete-pas-la-definition-du-bonheur-selon-cynthia-fleury-7074646
- Une voix différente. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
- Selon JĂŒrgen Moltmann : la communion avec les vivants et les morts : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/