Marshall Rosenberg et la communication non violente
Une nouvelle approche de la relation se développe et se répand aujourd’hui dans un mouvement intitulé : Communication non violente (CNV). Cette approche est apparue aux Etats-Unis à partir des années 1960 sous l’impulsion de Marshall Rosenberg . Marshall Rosenberg a grandi dans une famille juive très unie en contraste avec le climat de violence raciste qui sévissait à l’époque et dont il a beaucoup souffert. Dans son parcours d’étude et de recherche en psychologie, il trouve inspiration chez Carl Rogers, un psychologue américain innovant qui met l’accent sur une approche centrée sur la personne. Dans sa découverte de la non violence, il s’inspire de l’exemple de Gandhi. Aujourd’hui, en France, la communication non violente commence à pénétrer dans de nombreux secteurs d’activité où la relation a un rôle majeur. La pensée de Marshall Rosenberg est relayée par des personnalités comme Thomas d’Ansembourg (1), bien apprécié sur ce blog. De nombreux témoignages apparaissent sur le Web. L’approche de Marshall Rosenberg est accessible à travers de livres et de nombreuses vidéos auxquelles on se reportera (2). Marshall Rosenberg veut promouvoir une relation fondée sur un « don naturel », la capacité de donner et de recevoir dans une joie désintéressée . Cependant, cette aptitude positive est aujourd’hui contrecarrée par une culture qui traduit une vision pessimiste de l’homme entrainant une pratique en terme de punition et de récompense, et qui se manifeste dans la volonté d’avoir raison. Communiquer avec l’autre, c’est savoir reconnaître dans ses réactions, les besoins et les sentiments qui en sont les ressorts. La communication pourra alors s’établir en profondeur sur ce registre. On cherche également à observer les comportements plutôt que de formuler des impressions subjectives sur leurs auteurs. Bref, il y a là un savoir-être et un savoir-faire qui se révèlent très efficaces pour dépasser et dénouer les conflits aux différents niveaux où ils peuvent advenir, y compris dans des situations sociales et politiques dangereuses. La communication non violente apparaît ainsi comme une sagesse en action.
Vois la beauté en moi : « See me beautiful »
La vidéo de Marshall Rosenberg, que nous présentons ici, témoigne de la dimension humaine de cette approche d’une façon émouvante. En effet, Marshall commence son propos par un chant qu’il émet et accompagne sur sa guitare (3). Ce chant exprime une aspiration humaine à une pleine reconnaissance alors que celle-ci est en réalité bien souvent refoulée :
« Vois la beauté en moi
Cherche le meilleur en moi
C’est ce que je suis vraiment
C’est tout ce que je veux être
Peut-être que cela prendra du temps
Peut-être que cela sera difficile à trouver
Vois la beauté en moi
Est-ce que tu peux saisir l’occasion
Est-ce que tu peux trouver une manière
De me voir briller avec toutes les choses que je fais
Vois la beauté en moi »
Dans cette vidéo, Marshall Rosenberg donne ensuite quelques exemples qui permettent de comprendre la mise en œuvre de la communication non violente. Ainsi, nous raconte-t-il une rencontre mouvementée dans un camp de réfugiés au Moyen-Orient.
« Lorsque mon interprète m’a présenté, il a mentionné que j’avais la nationalité américaine. Alors, un des participants a bondi et il a crié : « assassin ». Ce que j’ai entendu lorsqu’il s’est exprimé, c’est « Vois la beauté en moi ». Pour faire cela, on voit la vérité. Cette personne se sent comment ? Quel est le besoin chez lui qui a engendré ce sentiment ? Ainsi, lorsqu’il a crié : « assassin », j’ai dit : « Monsieur, est ce que vous êtes furieux parce que mon gouvernement n’a pas répondu à votre besoin de soutien ? Il a été un peu surpris par cette réponse. Il n’avait pas l’habitude que quelqu’un cherche à savoir son besoin lorsqu’il essaye de communiquer. « Oui, tu as fichtrement raison. On n’a pas de maison. On n’a pas d’argent. Pourquoi est-ce que vous envoyez vos armes ? » Alors, je suis resté en lien avec ses besoins. « Si je comprend bien, c’est difficile pour vous lorsque vos besoins ne sont pas satisfaits, de voir arriver des armes ». Tant que je reste en lien avec ce qui est vivant dans cette personne, je n’entend aucune critique, je n’entend aucun reproche. Je vois la personne qui chante : « Vois la beauté en moi ». Et quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sent que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde. Alors cela, c’est l’autre moitié de la communication non violente. On a la possibilité d’utiliser la communication non violente sans devoir tenir compte de la façon dont l’autre personne s’exprime, parce que nous avons ces oreilles là. Nous nous mettons en lien avec les sentiments et les besoins de l’autre quelque soit sa façon de communiquer ».
Et voici un exemple familier. Lorsque nous demandons à nos enfants de fermer la télé, nous recevons parfois une réponse violente : « Non ». On n’entend pas « non ». Nous entendons : « Vois la beauté en moi » ». Nous entendons ce que la personne sent et ce qui l’habite. Cela ne veut pas dire que nous renoncions à nos besoins. Mais cela montre à l’autre personne que ses besoins sont importants pour nous, que ses besoins sont sur un pied d’égalité avec les nôtres. Et quand les gens ont confiance, on est sur le chemin de l’apprentissage réciproque ».
Dépasser les obstacles
« Vois la beauté qui est en moi »… C’est affirmer, c’est reconnaitre que, quelque soit le marasme dans lequel il est embourbé, il y a , en tout homme, un potentiel de vie. c’est reconnaître le positif pour lui permettre de se développer. Cela ne va pas de soi. Ce chant est un appel qui trace un chemin, qui autorise les humains en déshérence à être reconnu dans leur potentiel, à exprimer leur dignité intrinsèque. Et ne sommes pas nous-même interpellés ? N’y a-t-il pas parfois en nous un déni de nous-même ? N’y a-t-il pas dans notre culture des éléments qui peuvent s’opposer à l’expression d’une pleine appréciation de notre être comme si il y avait une inconvenance ?
Un souvenir remonte à notre mémoire. Dans un colloque qui a eu lieu aux Etats-Unis sur la réception de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann, son épouse, Elisabeth Moltmann-Wendel, une pionnière de la théologie féministe était intervenue pour exprimer le malaise de beaucoup de femmes chrétiennes de l’époque face à un état d’esprit répressif (4). Et, pour exprimer la valeur de la femme, elle avait conclu sa prise de parole par une affirmation percutante : « I am good. I am full. I am beautiful ». « Je suis bonne. Je vis pleinement. Je suis belle ». Elle rapporte ses sources : la plénitude mise en valeur par la théologie féministe et le théologie afro-américaine : « Black is beautiful ». Aujourd’hui, notre contexte de vie est différent, mais sommes-nous tous à l’aise avec une affirmation personnelle dans les termes de Marshall Rosenberg et d’Elisabeth Wendell Moltmann ?
Dans une de ses interventions (5), Thomas d’Ansembourg, sur un registre un peu différent, nous rapporte combien il a ressenti dans sa culture environnante, catholique traditionnelle, une méfiance vis à vis de la recherche et de l’expression du bonheur. Il y a effectivement un héritage culturel à dépasser.
Marshall Rosenberg nous montre combien une image négative de l’humain a régné pendant des siècles et comment elle a engendré le malheur « Lorsqu’on pense que, par nature, l’être humain est malfaisant, quel est le processus correctif : la pénitence. Il faut que les gens se détestent eux-mêmes ». Et, aujourd’hui encore , plutôt que de rester dans une attitude de partage, on entre dans une pratique de confrontation : « qui a raison ? », et, en conséquence, un engrenage de punitions et de récompenses ».
Dans ces oppositions à la non violence, il y a donc un héritage culturel à dépasser, et cet héritage renvoie à une culture religieuses fondée sur une théologie du péché originel. Dans son livre : « Oser la bienveillance » (6), Lytta Basset nous apporte un utile éclairage. « Nos contemporains ont un besoin brulant d’être valorisés pour qui ils sont. Mais si la voix qu’ils entendent n’est pas celle d’un Dieu inconditionnellement bienveillant, faut-il s’en étonner ? J’ai cherché du côté de ce qui, trop longtemps, a parasité la ligne. Je veux parler de ce dogme du péché originel qui, adopté au Vè siècle sous l’influence de saint Augustin, a « plombé » l’Occident de manière ininterrompue jusqu’au XXè siècle, avec sa vision catastrophique de la nature humaine » (p 11). Lytta Basset nous montre également en quoi une doctrine aussi « toxique » est contraire à l’enseignement et à la vie de Jésus, et à la théologie chrétienne des premiers siècles, relayés sur ce point par l’Orthodoxie et reformulés aujourd’hui par des théologiens contemporains (7). Notons par ailleurs que cette représentation pessimiste de l’homme se trouve également aujourd’hui chez certains psychanalystes athées comme Freud (8). Et, comme l’observe Lytta Basset : « Comment peut-on accompagner quelqu’un sur son chemin de guérison, de pacification, de libération lorsqu’on a une vision négative de l’être humain ? ». La bienveillance, telle que la décrit Lytta Basset, notamment dans l’exemple de la relation entre Jésus et Zachée, est un processus libérateur.
« Vois la beauté en moi ». Lytta Basset nous paraît rejoindre Marshall Rosenberg : « En toute lucidité, on peut opter pour la bienveillance : se focaliser sur l’être de la personne, ce qu’elle est essentiellement et éternellement quoiqu’elle fasse : une créature bénie « capable de Dieu ». A cette profondeur, on n’est jamais déçu ni trompé…. On ne dira jamais assez combien le simple geste bienveillant que nous posons, la moindre parole, peut nous remettre instantanément dans le courant puissant de la bienveillance. C’est à notre portée parce que c’est de l’ordre du respect : je salue en toi, malgré tout, un être humain semblable à moi. Puisque tu es en vie, je prend le risque de faire confiance à ton potentiel, que je ne prétend pas connaître » (p 23). Oui, le chant de Marshall Rosenberg ouvre le chemin de la confiance. « Quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sait que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde ».
J H
(1) Site de Thomas d’Ansembourg : http://www.thomasdansembourg.com Sur ce blog, plusieurs articles autour d’interviews ou de conférences de Thomas d’Ansembourg, et notamment, présentation de son dernier livre : « la paix, ça s’apprend » : https://vivreetesperer.com/?p=2596
(4) Intervention d’Elisabeth Moltmann-Wendel dans le colloque sur la réception de la rhéologie de l’espérance. Sur ce blog : « Quelle vision de Dieu, de l’humanité et du monde en phase avec les aspirations et les questionnements de notre époque » : https://vivreetesperer.com/?p=2674
(6) Lytta Basset. Oser la bienveillance. Albin Michel, 2017. Mise en perspective sur ce blog : « Bienveillance divine. Bienveillance humaine. Une harmonie qui se répand » : https://vivreetesperer.com/?p=1842
« In the fellowship of theHoly Spirit », c’est le titre d’un chapitre du livre de Jürgen Moltmann : « The source of life. The Holy Spirit and the theology of life » (1). A la suite d’un premier ouvrage de Moltmann : « The Spirit of life » (1992) traduit en français et publié en 1999 sous le titre : « L’Esprit qui donne la vie », ce livre, inédit en français, se propose d’apporter une théologie du Saint Esprit à l’intention d’un vaste public. Dans ce chapitre, Jürgen Moltmann nous introduit dans la personnalité du Saint Esprit à travers une caractéristique majeure : la « fellowship », ce terme évoquant par ailleurs le potentiel chaleureux de la vie associative, et pouvant dans ce cas, se traduire en français par toute une gamme de termes : amitié, fraternité, communion… « Dans la communion d’un Dieu trinitaire, Père, Fils et Saint Esprit, le Saint Esprit vient à notre rencontre et il communique avec nous, comme nous avec lui. De fait, il nous permet d’entrer en communion avec Dieu (« fellowship with God »). Avec lui, la vie divine nous est communiquée et Dieu participe à notre vie humaine. Ce qui advient ainsi dans la manifestation de l’Esprit, n’est rien moins qu’une communion avec Dieu (« fellowship with God ») (p 190). Cette lecture nous est précieuse parce qu’elle nous permet d’apprendre à vivre aves le Dieu vivant (« The living God ») en nous, pour nous, avec nous (2).
La communion : une caractéristique de l’Esprit
« Que la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ et l’amour de Dieu et la communion (« fellowship ») de l’Esprit soient avec vous tous ». Ainsi s’énonce une ancienne bénédiction chrétienne (II Corinthiens 13.13). Jürgen Moltmann s’interroge. « Pourquoi le don particulier de l’Esprit est-il perçu comme la communion (fellowship), alors que la grâce est attribuée à Christ et l’amour à Dieu le Père ? ». Cette caractéristique a des conséquences considérables. « Dans cette communion, l’Esprit est davantage qu’une force vitale neutre. L’Esprit est Dieu lui-même en personne. Il entre en communion avec les croyants et les attire en communion avec lui. Il est capable de communion et désire la communion » (p 89).
Les vertus de la communion fraternelle
Le terme « fellowship » est difficile à traduire ici, car, dans la vie courante, il s’applique aussi à l’esprit associatif et on peut l’évoquer en terme de fraternité ; nous utiliserons ici le terme : communion fraternelle. « La communion fraternelle ne s’impose pas par la force et par la possession. Elle libère. Nous offrons une part de nous-même et nous partageons la vie d’une autre personne. La communion fraternelle se vit dans une participation réciproque et une acceptation mutuelle. La communion fraternelle surgit quand des gens qui sont différents, trouvent quelque chose en commun, et, que ce quelque chose en commun est partagé par différentes personnes… Il y a communion fraternelle dans une relation mutuelle : des fraternités engendrées par une vie partagée. Dans la plupart des fraternités humaines, les objectifs et les relations personnelles sont liés » (p 89). Et la communion fraternelle peut s’établir entre gens semblables, mais aussi entre gens différents.
La communion de Saint Esprit : un phénomène original
Si on considère ainsi la communion fraternelle, la fraternité dans le genre humain, qu’en est-il dans la communion fraternelle, telle qu’elle se manifeste à travers le Saint Esprit ? « Si nous nous rappelons les différentes connotations et les différents significations de la fraternité humaines, alors la communion du Saint Esprit avec nous tous, devient un phénomène tout à fait étonnant. Dans l’Esprit, Dieu rentre en communion avec les hommes et les femmes : La vie divine nous est communiquée et Dieu participe à notre vie humaine. Dieu agit sur nous à travers sa proximité éveillante et vivifiante et nous agissons sur Dieu à travers nos vies, nos joies et nos souffrances. Ce qui advient en étant dans l’Esprit de vie n’est rien moins que la « fellowship », la communion fraternelle avec Dieu. Dieu est impliqué en nous, nous répond et nous lui répondons. C’est pourquoi l’Esprit peut porter de bons fruits en nous et c’est pourquoi nous pouvons aussi peiner et éteindre l’Esprit. En l’Esprit, Dieu est comme un mari, une épouse, un partenaire. Il nous accompagne et partage nos souffrances. Le Saint Esprit ne se comporte pas avec nous d’une manière dominatrice, mais avec tendresse et prévenance. De fait dans un esprit de communion fraternelle » (p 90).
Avec le Saint Esprit, entrer dans la communion de Dieu trinitaire.
Cependant, nous devons envisager la communion fraternelle de l’Esprit avec nous dans un paysage bien plus vaste. « Le Saint Esprit n’entre pas seulement en communion avec nous et ne nous attire pas simplement en communion avec lui. L’Esprit lui-même – elle-même – existe en communion avec le Père et le Fils, « d’éternité en éternité », et est adoré et glorifié ensemble avec le Père et le Fils comme le dit le credo de Nicée. Ainsi, la communion de l’Esprit avec nous se cache dans la communion éternelle avec Christ et le Père de Jésus – Christ. La communion du Saint Esprit avec nous correspond à sa communion divine éternelle. Elle ne correspond pas seulement à cette communion, elle est elle-même cette communion. Ainsi dans la communion de l’Esprit, nous sommes liés au Dieu trinitaire, pas seulement extérieurement, mais intérieurement. A travers l’Esprit, nous sommes attirés dans la symbiose éternelle ou la communion vivante du Père, du Fils et de l’Esprit, et nos vies humaines limitées participent au mouvement circulaire éternel de la vie divine. Ainsi, dans la communion du Saint Esprit avec nous tous, nous faisons l’expérience de la proximité de la vie divine et aussi l’expérience de notre vie mortellecomme une vie qui estéternelle. Nous sommes en Dieu et Dieu est en nous… Dans la communion du Saint Esprit, la Trinité divine est si grande ouverte que la création entière peut y demeurer. C’est une communion qui invite : « Qu’ils puissent tous êtreen nous », telle est la prière de Jésus dans l’Evangile de Jean ( Jean 17.21) » (p 90-91).
Une unité respectueuse de la diversité
Cette description de la place et du rôle du Saint Esprit dans la communion trinitaire peut-elle nous apprendre quelque chose sur le genre d’unité que les croyants vont développer dans la communion de l’Esprit ? Est-ce que l’Esprit se manifeste essentiellement dans l’animation de la communauté ou bien particulièrement dans la vie individuelle des croyants ? Jürgen Moltmann récuse cette alternative tranchée. « La communion du Saint Esprit ne renforce ni l’individualisme protestant dans la foi, ni le collectivisme ecclésial catholique. L’expérience de la riche variété des dons de l’Esprit est aussi primordiale que l’expériencede la communion dans l’Esprit. « Il y a une variété de dons, mais c’est le même Esprit » (I Cor 12.4)… L’expérience de la liberté qui donne à chacun ce qui lui est propre (I Cor 12.11) est inséparable de l’expérience de l’amour qui unit les gens ensemble dans l’Esprit. La vraie unité des croyants dans la communion de l’Esprit est une image et un reflet de la Trinité de Dieu et de la communion de Dieu dans des relations personnelles différentes. Ni une conscience collective qui réprime l’individualité des personnes, ni une conscience individuelle qui néglige ce qui est commun, ne peuvent exprimercela. Dans l’Esprit, personnalité et socialité viennent ensemble et sont complémentaires » (p 92).
Le chapitre : « In the fellowship of th Spirit » se poursuit en deux autres séquences : « L’Église dans la communionde l’Esprit », et « La communion fraternelle entre les générations et les sexes ».
La pensée théologique de Moltmann est entrée dans une nouvelle étape créative au début des années 1990 à travers sa théologie de la création, sa nouvelle théologie trinitaire et sa théologie de l’Esprit (2). Ce livre : « La source de vie » s’inscrit dans ce mouvement. Nous avons été inspiré par ce passage qui évoque pour nous la présence divine en terme de communion, dans un rapport à l’expérience de la communion fraternelle.
Rapporté par J H
Jürgen Moltmann. The source of life. The Holy Spirit and the theology of life. Fortress Press, 1997
Nous vivons dans un univers en évolution, dans un monde vivant. Avons-nous conscience d’en faire partie ou bien nous en détachons-nous pour le dominer, pour nous replier sur nous ou pour nous en évader ? Si nous entendons les principes de la vie cosmique, les lois de la vie, alors nous participerons à la vie qui nous est donnée et nous pourrons vivre en harmonie. Comment comprendre le rapport entre diversité et unité ? Comment participer au grand mouvement d’interconnexion et de reliance constamment à l’œuvre ? Comprendre le monde, c’est nous comprendre nous-mêmes. Nous comprendre, c’est comprendre le monde et y participer. C’est une vision où s’allie la science et la spiritualité.
Aujourd’hui, les menaces qui mettent en danger les équilibres du vivant sur notre planète engendrent une prise de conscience écologique. Cette prise de conscience n’appelle pas seulement une transformation majeure de la vie économique, un changement de la production et de la consommation, mais aussi, dans le même mouvement, une transformation de notre genre de vie (1). Et donc, ce qui nous est demandé, c’est une nouvelle manière d’envisager la vie dans son essence même.
Dans l’Occident chrétien, à partir de la renaissance, en phase avec une certaine conception de Dieu, la nature a été soumise à une gouvernance autoritaire (2). Si, dans le même temps, le matérialisme s’est répandu, face à ces errements, à la fin du XXè siècle, des théologiens se sont dressés et nous ont proposé une nouvelle vision de Dieu et du monde. Ainsi, en 1985, Jürgen Moltmann, déjà reconnu comme le théologien de l’espérance, publie un livre : « Dieu dans la création » , qui porte déjà comme sous-titre, « Traité écologique de la création ». (3). Aux Etats-Unis, Thomas Berry (4), prêtre catholique engagé dans une intime compréhension des grandes cultures religieuses, de la Chine et l’Inde jusqu’aux traditions des peuples premiers, disciple de la pensée de Teilhard de Chardin, s’affirme comme un chercheur passionné à l’étude de la terre, comme un « écothéologien ». Un peu plus tard, en 2015, paraît « Laudato Si’ », la lettre encyclique du Pape François sur la sauvegarde de la maison commune (5).
La sœur franciscaine, Joan Brown (6), participe à l’inspiration de Thomas Berry et collabore avec Richard Rohr, fondateur et responsable du « Center for action and contemplation » à Albuquerque (New Mexico) (7). Elle participe à des mouvements alliant écologie et spiritualité comme les « sœurs de la terre » (« Sisters of earth ») (8). Dans l’Etat américain du Nouveau Mexique, elle anime et dirige un centre écologique et interconfessionnel : « NewMexico InterfaithPower and Light » (9). Le centre appuie les églises engagées dans la transformation écologique et participe à des actions environnementales. Dans le cadre d’un cycle de méditations : « Unité et diversité » publié du 2 au 8 juin dans le cadre des méditations quotidiennes diffusées par le « Center for action and contemplation », Joan Brown a écrit une contribution : « Diversité, essence et communion » (10).
Diversité, essence et communion
« Nous tous qui vivons, respirons et marchons sur cette Mère Terre, magnifique et sainte, nous tous, sommes appelés à comprendre les principes inhérents à l’énergie interdépendante et dynamique qui vibre dans chaque élément de la vie ».
Joan Brown distingue en effet trois mouvements qui ont émergé dès la première apparition de la vie, il y a 13,8 milliards d’années.
Ces mouvements, ces énergies, ces principes sont :
« la différenciation ou la diversité
La subjectivité, l’intériorité ou l’essence
La communion, la communauté et l’interconnexion ».
« Comprendre ces principes d’action est essentiel dans les temps critiques où nous vivons, là où la diversité engendre des conflits, où la vie se déroule à un niveau souvent superficiel et où l’individualisme est rampant ». Ainsi, Joan Brown nous décrit ses principes d’action.
D’abord, chacun de nous – chaque être humain, chaque goutte d’eau, chaque molécule, chaque oiseau, chaque grain de sable, chaque montagne – est distinct ou différent. Chacun, chacune est une manifestation distincte de l’énergie du Divin Amour. L’univers prospère et ne peut exister sans cette diversité. Ces différences même que nous évitons ou même détruisons, sont nécessaires à la vie pour qu’elle se poursuive dans une multitude de formes magnifiques.
Joan Brown exprime ensuite un second principe cosmique, « plus facilement accessible aux gens de toute tradition religieuse ». Ce principe, c’est « l’intériorité ou l’essence ». Chaque créature est sainte. Chaque brin d’herbe, chaque sauterelle, chaque enfant est saint. La dégradation écologique, le racisme, la discrimination, la haine, le manque d’intérêt pour œuvrer en faveur de la justice et de l’amour, tout cela évoque un manque de respect, une incapacité d’honorer ce qui se tient devant moi… Pour aider les gens à gérer le changement climatique et à s’y adapter, ce qui est le sujet le plus critique de notre époque, je crois que nous devons nous mettre en contact avec l’essence sacrée de chaque chose qui existe, de chaque existence.
Le troisième principe cosmique est assez évident. « La communion ou la communauté est intimement liée à la diversité/différenciation et à l’intériorité/essence. Joan Brown évoque une citation attribuée à un moine bouddhiste, Thich Nhat Hanh : « Nous sommes ici pour nous éveiller, sortir de l’illusion de la séparation ». « La force gravitationnelle de l’amour entraine chaque être vivant et chaque chose à entrer en relation et en communion ».
Nous avons besoin d’une prise de conscience. « Si nous ne pouvons pas aimer notre prochain comme nous-même, c’est parce que nous ne nous représentons pas notre prochain comme nous-même », écrit Béatrice Bruteau, elle aussi « écospirituelle ». « Si nous sommes incapables de voir que nous sommes en communion avec l’autre, nous ne réaliserons pas que ce que nous faisons à nous-même, nous le faisons à l’autre et à la terre. De même, nous ne réalisons pas qu’en fin de compte, notre manque de compréhension se retourne contre nous en violence, que ce soit la peur des autres races et de la diversité ou la destruction de la terre parce que nous voyons le monde naturel comme un objet plutôt que comme un sujet avec une intériorité ».
C’est un appel à voir plus profond , plus grand. « Nous sommes appelé à être plus grand que ce que nous pouvons imaginer être en ce moment. Les principes cosmiques sont une nouvelle manière de comprendre, de voir et d’agir dans un monde qui parait déchiré par une mécompréhension de la beauté de la diversité, de la sainteté de l’essence et de la force évolutionnaire de la communion ».
Nous ne attarderons pas sur l’arrière plan dans lequel nous voyons cette réflexion : la création en marche « souffrant des douleurs de l’enfantement » (Rom 8.22) et la dynamique victorieuse de la libération divine en Christ ressuscité. Comme l’écrit Jürgen Moltmann, « le Christ ressuscité est le Christ cosmique. Il est présent en toutes choses. Finalement, il est aussi celui qui vient et qui remplira le ciel et le terre de sa justice ».
La nouvelle spiritualité de la terre éveille une « humilité cosmique ». Elle suscite également un amour cosmique tel que le staretz Sosima l’exprime dans le roman de Dostoevski : « les frères Karamazov » : « Aime toute la création, l’ensemble et chaque petit grain de sable. Aime les animaux, les plantes, chaque petite chose. Si tu aimes chaque petite chose, alors le mystère de Dieu en elle, te sera révélé. Une fois qu’il t’est révélé, alors tu le percevras de plus en plus chaque jour. Et, à la fin, tu aimeras l’univers entier d’un amour sans limites » (11)
Dans ce contexte, combien le regard de Joan Brown nous éclaire et nous apporte une manière nouvelle, une manière constructive de comprendre, de voir et d’agir dans ce monde.
L’entraide, l’autre loi de la Jungle, par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle
Comment nous représentons-nous le monde ? Comme un champ de bataille où les plus forts éliminent les plus faibles, ou bien, au contraire, comme un espace où l’entraide et la collaboration peuvent s’affirmer. Certes, la réalité est plus complexe. Elle est parcourue par des contradictions. Cependant, notre conception du monde a une influence directe sur notre manière d’y vivre et d’y agir. Si notre vision de monde et de la société est sombre et ne laisse pas de place à l’espoir, alors le pessimisme entrainera le repli sur soi et la démobilisation. Au contraire, si nous voyons dans ce monde une place pour le bien et le beau, alors nous pourrons chercher à l’accroitre et à participer à une œuvre d’amélioration et de transformation positive.
Ces visions du monde varient dans le temps et dans l’espace et on peut percevoir une relation entre ces manières d’envisager le monde et les conceptions philosophiques et religieuses. Aujourd’hui, des changements interviennent dans nos représentations au sujet de l’homme et de la nature. La parution du livre de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle : « L’entraide. L’autre loi de la jungle » (1) témoigne de cette évolution. En effet, les auteurs font apparaître une vision nouvelle à partir d’une littérature de recherche, récente, abondante, multiforme en réalisant ainsi « un état des lieux transdisciplinaires, de l’éthologie à l’anthropologie, en passant par l’économie, la psychologie et les neurosciences ». Et, à partir de cette synthèse, ils démontrent qu’à côté de la lutte pour la vie ou de la loi du plus fort, il y a aussi « une autre loi aussi ou plus puissante qu’elle, la loi de la coopération et de l’entraide ». « De tout temps, les humains, les animaux, les plantes, les champignons et les micro organismes ont pratiqué l’entraide. Qui plus est, ceux qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas forcément les plus forts, mais ceux qui s’entraident le plus ». Et les auteurs vont ainsi nous aider à « comprendre la nature coopérative de l’être humain dans le sillage de celle des autres organismes vivants ».
La nature, de la lutte pour la vie à l’entraide
A partir de l’œuvre de Darwin, une interprétation s’est développée mettant l’accent sur la lutte pour la vie, la loi du plus fort, la loi de la jungle. Dans certains milieux, cette interprétation s’est étendue à l’humanité en justifiant les pires excès. Mais aujourd’hui, cette interprétation est non seulement battue en brèche, elle est bousculée par un ensemble de recherche qui mettent en valeur l’importance de l’entraide dans l’univers du vivant. « A partir de Darwin, et durant presque tout le XXè siècle, les biologistes et les écologues ont cru que les forces principales qui structuraient les relations entre espèces au sein de ces systèmes étaient la compétition et la prédation. Les expériences ont été conçues pour mettre cela en évidence et, naturellement, c’est ce qu’on a fini par observer. L’histoire de l’observation des forces inverses (les relations mutuellement bénéfiques) a été bien plus laborieuse. Elle a véritablement explosé dans les années 1970. Aujourd’hui, les études se comptent par milliers » (p 33). Ainsi, la recherche aujourd’hui fait apparaître des modes d’entraide très variés dans tous les registres du monde animal et du monde végétal. « Entre semblables, entre lointains cousins, entre organismes qui n’ont rien à voir », nous disent les auteurs. Et, dans ce paysage multiforme, les espèces les plus anciennes ont également poursuivi leur évolution en association avec les autres êtres vivants. Ainsi les bactéries pratiquent l’entraide à tous les niveaux. Et elles s’associent aux plantes et aux animaux. « Depuis 3,8 milliards d’années, le vivant a développé mille et une manière de s’associer, de coopérer, d’être ensemble ou carrément de fusionner. Ces relations entre êtres identiques, semblables ou totalement différents peuvent prendre des formes multiples… On découvre avec émerveillement ce que nous nommons « symbiodiversité »…. Et la conclusion, « c’est que, chez les autres qu’humains,1) l’entraide existe 2) elle est partout 3) elle implique potentiellement tous les êtres vivants, y compris l’espèce humaine » (p 49-50).
L’homme et la nature
Alors pourquoi des milieux influents ont-ils retenu dans leur étude de la nature principalement ce qui était rivalité, violence, prédation ? Cette attitude remonte au début de la modernité, à une époque où l’homme s’est hissé au dessus de la nature en projetant sur elle un caractère de sauvagerie. Mais cette tendance s’est accrue au XIXè siècle où la parution du livre de Charles Darwin : « De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle » a donné lieu à des interprétations valorisant la lutte pour la vie et la loi du plus fort. Cependant, certains se sont opposés à ces représentations. Ainsi, un géographe russe, par ailleurs prince et anarchiste, PierreKropotkine, a publié en 1902 un livre : « L’entraide, facteur del’évolution ». Il est aujourd’hui remis à l’honneur après des décennies où les théories compétitives avaient le vent en poupe. Au milieu des années 1970, encore, une nouvelle discipline apparaît : la sociobiologie selon laquelle le socle de la vie serait la compétition entre les gènes et entre les individus. Cependant, au début des années 2000, le fondateur de la sociobiologie, E O Wilson revient sur son hypothèse initiale en privilégiant le milieu par rapport aux gènes. On assiste à « un effondrement du château de cartes théoriques de la sociobiologie des années 70 ». Mais, plus généralement, au début du XXIè siècle, il y a un changement majeur de tendance. « La période qui s’ouvre dans les années 2000, est caractérisée par une véritable escalade du nombre d’expériences sur les mécanismes d’entraide, en particulier grâce aux avancées en économie expérimentale, en sciences politiques, en climatologie ou encore en neurosciences ainsi qu’à l’explosion de la génétique moléculaire qui confirme l’omniprésence et l’ancienneté des symbioses » (p 67).
L’évolution de l’entraide humaine
L’entraide humaine a été active aux différentes étapes de l’histoire humaine. Elle s’est généralisée à travers des normes sociales. Ce livre est introduit par un sociologue Alain Caillé qui se réfère à l’œuvre de l’anthropologue Marcel Mauss dans son célèbre « Essai sur le don ». « Au cœur du rapport social, on trouve non pas le marché, le contrat ou le donnant-donnant, mais la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Ou si l’on préfère la loi de laréciprocité » ( p 25). Autour de la « Revue du Mauss », un groupe de chercheurs s’inspire de cette analyse et réfute une croyance dominante : « l’axiomatique utilitariste de l’intérêt » : l’interprétation de la vie sociale en terme d’intérêts individuels en compétition. Cette croyance inspire le néolibéralisme actuel. Mais comme la conception compétitive est aujourd’hui remise en cause en biologie, la même contestation apparaît dans les sciences sociales. Une nouvelle vision de l’homme émerge. A travers un ensemble de recherches rapportant de nombreuses situations, les auteurs font ressortir l’omniprésence de l’entraide dans la vie sociale d’aujourd’hui. Ainsi s’égrainent plusieurs chapitres : « L’entraide spontanée. Les mécanismes de groupe. L’esprit de groupe. Au delà du groupe ». Ces chapitres ne démontrent pas seulement la puissance de l’entraide. Il décrivent et analysent avec précision les pratiques engagées et les processus en cours. Ainsi, on peut se reporter à ces chapitres pour analyser et améliorer ses propres pratiques.
Une prise de conscience
Pourquoi cette prise de conscience intervient-elle après une longue période où l’entraide a été méconnue ? Quels ont été les obstacles ? Et aujourd’hui à quoi tiennent les résistances ?
« Le principal obstacle à l’assimilation de ces travaux est la puissance de deux mythes fondamentaux de notre imaginaire collectif
1) La croyance que la nature (dont la nature humaine) est fondamentalement compétitive et égoïste, et, par conséquent
2) La croyance que nous devons nous extraire de celle-ci pour empêcher le retour de la barbarie.
Baignés dans cette mythologie depuis plus de 400 ans, nous sommes devenus des experts en compétition, considérant que ce mode constituait l’unique principe de vie (p 277).
En regard, les auteurs montrent, combien, dans une histoire longue, l’entraide s’est affirmée comme une caractéristique de l’humanité. « Ce qui fait de nous des êtres ultra-sociaux provient à la fois de notre passé (animal) et aussi de notre longue histoire culturelle et de nos interactions sociales présentes » ( p 278). Aujourd’hui, en considérant l’environnement social, on peut mettre en évidence les facteurs propices à l’entraide chez les êtres humains.
Un livre innovant
Ce livre est la résultante d’un travail de longue haleine qui n’aurait pu advenir sans la motivation et l’enthousiasme de ses auteurs. « Nous avons démarré ce chantier il y a une douzaine d’années avec autant d’enthousiasme que de naïveté. Notre label « biologique » ne nous avait pas préparé à absorber les incroyables avancées des sciences humaines. Explorer tout cela a été une incroyable aventure » (p 28). Cet ouvrage ouvre des chemins nouveaux. Il participe à un nouvel état d’esprit qui s’ouvre à l’émerveillement et au respect des êtres vivants. « L’écriture de ce livre nous a fait ressentir notre participation intense à une vague qui redéfinit en douceur ce que l’on est, et donc ce que l’on peut être… un sentiment fort d’appartenir à un ensemble plus grand, à une famille étendue… Ce voyage a révélé notre interdépendance radicale avec l’ensemble de la toile du vivant et celle des interactions humaines. Pour nous, ce concept même d’individu a commencé à perdre son sens comme si aucun être vivant n’avait jamais existé, n’existe et n’existera seul. Notre liberté semble s’être construite à travers cette toile d’interactions, grâce à ces liens qui nous maintiennent debout depuis toujours » ( p 298).
Perspectives
Nous vivons dans un temps de crises (2). C’est une époque où on assiste à la fois à des décompositions et des recompositions. Les menaces sont bien souvent apparentes. Elles retiennent donc notre attention au point parfois de nous entrainer dans une polarisation sur tout ce que l’on peut craindre. Et alors, nous risquons de nous égarer, car nous ne sommes plus à même d’apercevoir les changements positifs, les voies nouvelles qui sont en train d’apparaître et donc d’y participer. Ainsi, aujourd’hui, il y a bien des changements positifs dans les mentalités, encore à bas bruit, si bien qu’il faut y prêter attention.
Ce livre sur l’entraide s’inscrit dans un mouvement profond qui prend de l’ampleur depuis la fin du XXè siècle. Au cours des dernières années, par deux fois, le magazine Sciences humaines nous a informé sur l’évolution des esprits. En février2011, c’est un dossier consacré au « retour de la solidarité : empathie, altruisme, entraide » (3). La coordinatrice du dossier, Martine Fournier, peut déjà anticiper par rapport au livre de Pablo Servigne et Gauthier-Chapelle. « Alors que la théorie de l’évolution était massivement ancrée dans un paradigme Darwinien « individualiste », centré sur la notion de compétition et de gène égoïste, depuis quelques années, un nouveau visage de la nature s’impose. La prise en compte des phénomènes de mutualisme, symbiose et coévolution entre systèmes tend à montrer que l’entraide et la coopération seraient des conditions favorable de survie et d’évolution des espèces vivantes, à toutes les étapes de la vie ». Et elle rejoint aussi le préfacier du livre, Alain Caillé, dans un rejet de l’idéologie de l’ « homo oecumenicus » à la recherche de son intérêt égoïste et des vertus de la société libérale et de la compétition.
En juin 2017, Sciences Humaines publie un nouveau dossier sur le même thème : « Empathie et bienveillance. Révolution ou effet de mode ? » (4). Le coordinateur, Jean Dortier, met en évidence un mouvement profond qui prend de l’ampleur. Ainsi l’usage du mot : empathie « grimpe en flèche dans les décennies 1990 et 2000 ».
Au cours des dernières années, plusieurs ouvrages ont également porté cette vision nouvelle. Entre autres, nous avons présenté le livre de Jérémie Rifkin : « Vers une civilisation de l’empathie » ( 2011) (5) et celui de Jacques Lecomte : « La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité » (2012) (6).
En 2017, le livre de Michel Serres : « Darwin, Bonaparte, le samaritain. Une philosophie de l’histoire » (7) vient nous interpeller, car il nous propose « un grand récit » qui récapitule les différentes étapes de notre évolution pour nous proposer une vision anticipatrice. En effet, après avoir décrit les affres d’un « âge dur » voué aux guerres et dominé par la mort, Michel Serres perçoit un tournant intervenu depuis la fin de la seconde guerre mondiale : l’apparition d’un « âge doux » convivial et inventif en lutte contre la mort. Cet « âge doux » se caractérise par l’importance donnée au soin et à la médecine, un mouvement pour assurer et développer la paix, l’expansion d’internet et la révolution numérique. C’est la montée d’un nouveau mode de relation entre les hommes. A l’occasion, face à des préjugés contraires, Michel Serres écrit : « Contre toute attente, les statistiques révèlent que les hommes pratiquent l’entraide plutôt que la concurrence ».
La prise de conscience actuelle du rôle majeur de l’entraide et de la collaboration est le fruit d’un ensemble de recherches, mais ces recherches elles-mêmes traduisent un changement de regard. Il y a un phénomène qui s’inscrit dans une trame historique et qui marque un changement de cap. Si on considère le passé, c’est un « âge dur » qui apparaît. Certains y ont vu une « guerre de la nature » et une lutte constante pour la vie. Pour ceux qui ne se résignent pas à voir l’histoire comme une victoire définitive des puissants sur les plus faibles, comme un chemin de croix perpétuel, la prise de conscience des manifestations de l’entraide est un précieux apport. Il y a dans cette période des faits historiques qui interviennent comme des germes d’une autre vie. Ainsi, par exemple, les paroles de Jésus, comme la parabole du samaritain mise en exergue par Michel Serres marquent l’affirmation d’une autre vision du monde, d’une autre pratique de vie. A travers les méandres de sa mise en œuvre, « la leçon majeure du christianisme n’enseigne-t-elle pas l’incarnation, l’allégresse vive de la naissance, enfin la résurrection non pas comme une victoire contre les ennemis comme pendant le règne de la mort, mais contre la mort elle-même », écrit Michel Serres. Jürgen Moltmann, le théologien de l’espérance, envisage la résurrection non seulement comme une victoire contre la mort, mais comme le point de départ d’un processus de nouvelle création vers un monde en harmonie où Dieu sera tout en tous ». « Le christianisme est résolument tourné vers l’avenir et il invite au renouveau. La foi est chrétienne lorsqu’elle est la foi de Pâques. Avoir la foi, c’est vivre dans la présence du Christ ressuscité et tendre vers le futur royaume de Dieu » ( 8). Dans cette perspective, il est important de pouvoir constater que la constitution de la nature, envisagée dans les termes d’une première création, est déjà, pour une part, dans l’entraide et la collaboration.
La nature est aussi caractérisée par une interrelation entre tous ses éléments. C’est la constatation des auteurs en fin de parcours : « Ce voyage a révélé notre interdépendance radicale avec l’ensemble de la toile du vivant et celle des interactions humaines ». Et, en entrée de livre, figure une magnifique citation de Victor Hugo : « Rien n’est solitaire, tout est solidaire… Solidarité de tout avec tout et de chacun avec chaque chose. La solidarité des hommes est le corollaire invincible de la solidarité des univers. Le lien démocratique est de même nature que le rayon solaire ». Nous pouvons envisager cette solidarité dans la vision que nous propose Jürgen Moltmann dans son livre : « Dieu dans la création. Traité écologique de la création » (1988) (9) : « L’essence » de la création dans l’Esprit est, par conséquent, la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit, dans la mesure où elles font reconnaître l’ « accord général ». « Au commencement était la relation » (Martin Buber).
Et si la prise de conscience de la réalité et de la montée de l’entraide, de la collaboration, de l’empathie et de la bienveillance était une inspiration de l’Esprit et un signe dans un parcours traversé par des crises et des soubresauts. Cette mise en évidence de l’entraide n’entre-t-elle pas dans une vision nouvelle de l’humanité qui commence à se faire jour dans la grande crise à laquelle elle est confrontée ?
Ce livre sur l’entraide est un livre important. Voici un chantier que les deux auteurs, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle ont commencé il y a une douzaine d’années et l’ont conduit avec persévérance pour réaliser la synthèse de multiples recherches dans des disciplines différentes. Ils confirment ainsi la puissance du courant de recherche qui assure la reconnaissance et la promotion de l’entraide. Cependant, à travers plusieurs chapitres, cet ouvrage peut également nous guider pour mieux comprendre et améliorer nos pratiques sociales. Voici un livre qui compte dans le mouvement des idées pour une nouvelle vision de la nature et de l’humanité.
J H
(1) Pablo Servigne. Gauthier Chapelle. L’entraide. L’autre loi de la jungle. Les liens qui libèrent, 2017 Voir aussi une vidéo OBS : « La loi de la jungle, c’est aussi la loi de l’entraide » : https://www.youtube.com/watch?v=-gB5x4LshGo
(7) Michel Serres. Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire. Le Pommier, 2016 « Une philosophie de l’histoire » : https://vivreetesperer.com/?p=2479
La mort est une réalité si courante que nous risquons de l’accepter comme une fatalité. De près ou de loin, la mort se fait entendre. Elle est tapie ou bruyante. L’actualité s’en fait constamment l’écho. En regard, pour vivre, nous avons besoin de nous situer dans une inspiration de vie, et même de savoir quelles sont nos raisons de vivre. « J’ai mis devant toi la vie et la mort. Choisis la vie ! »(Deutéronome 30.19)
Le théologien Jürgen Moltmann nous aide à percevoir la mort comme le terme d’une puissance de destruction et, en regard, il proclame, en Christ, la victoire de la vie sur la mort.
Avec lui, nous pouvons analyser les processus qui mènent à la mort. Cette analyse s’effectue à différents niveaux.
Il est clair qu’à travers l’exploitation, l’oppression et l’aliénation, la puissance destructrice de la mort est particulièrement apparente àl’échelle politique. « Certaines décisions ont des conséquences incalculables pour la vie de millions de gens. Elles rendent la vie difficile et souvent impossible. Chaque jour, les faibles, les pauvres et les malades doivent lutter pour la survie.. ». Aujourd’hui, on voit aussi combien la protection du vivant est devenue un enjeu majeur.
La puissance destructrice qui mène à la mort se fait sentir également dans la vie sociale à travers le rejet, l’isolement et une solitude croissante.
Dans notre propre existence, face à la tentation du non sens ou de l’abandon, nous avons nous même chaque jour à prendre parti chaque jour pour la vie. « Chaque matin, la vie doit être à nouveau affirmée et aimée puisque, aussi bien, elle peut être déniée, refusée ou rejetée ».
« Pour lutter contre la mort et ne pas abandonner, nous avons besoin de croire que la mort peut être vaincue… La résurrection de Christ porte le « oui » de Dieu à la vie et son « Non » à la mort, et suscite nos énergies vitales… Les chrétiens sont des gens qui refusent la mort . « L’origine de la foi chrétienne est une fois pour toute la victoire de la vie divine sur la mort : « La mort a été engloutie dans la victoire » (1 Cor 15.54). C’est le cœur de l’Evangile. C’est l’Evangile de la Vie ».
Si la fête de Pâques évoque la résurrection de Jésus, en quoi contribue-t-elle à modifier pratiquement nos représentations et nos comportements ?
Ici Jürgen Moltmann proclame l’engagement chrétien dans le processus de la vie. « Là où Christ est présent, il y a la vie et il y a l’espoir dans la lutte de la vie contre la puissance de la mort…. Dans un amour créatif pour la vie, nous percevons que nous ne sommes pas seulement partie prenante aux énergies naturelles de la vie. Nous expérimentons aussi « les puissances du siècle à venir » (Héb 6.5). « Au commencement, était la Parole… En elle, était la Vie et la Vie était la lumière des hommes (Jean1.4). L’évangile de Jean est marqué par une théologie de la vie ».
Recevons et partageons la déclaration de foi que Jürgen Moltmann nous exprime en ces termes : « Cette théologie de la vie doit être le cœur du message chrétien en ce XXIè siècle. Jésus n’a pas fondé une nouvelle religion. Il a apporté une vie nouvelle dans le monde, et aussi dans le monde moderne. Ce dont nous avons besoin, c’est une lutte partagée pour la vie, la vie aimée et aimante, la vie qui se communique et est partagée, en bref la vie qui vaut d’être vécue dans cet espace vivant et fécond de la terre » (3) .
J.H.
Source
(1) Jürgen Moltmann. In the end..the beginning. Fortress presss. 2004 (Prochaine parution en français aux éditions Empreinte sous le titre : « De commencements en recommencements »
Jürgen Moltmann. La venue de Dieu. Cerf,1977
(2) Life against death, p. 75-77. Dans : Jürgen Moltmann. Sun of rightneousness, arise ! Fortress Pres, 2010.
(3) Texte à partir de l’article : « La vie contre la mort » dans le blog concernant la pensée de Jürgen Moltmann : http://www.lespritquidonnelavie.com/