par jean | Avr 16, 2024 | Société et culture en mouvement |
Selon David Graeber et David Wengrow
Il y a différents possibles
L’histoire contribue à former notre vision du monde. C’est dire l’importance des conceptions qui l’inspirent. Ainsi, quelle est la trajectoire de l’humanité ? Passons-nous de petites communautés plutôt égalitaires et conviviales à une société plus savante, plus riche, plus complexe, mais aussi plus inégalitaire et hiérarchisée ? Une violence humaine jugée congénitale ne peut-elle être maitrisée que par un ordre social imposé rigoureusement ? Ou bien, l’observation du passé humain, ne fait-il pas apparaitre une grande diversité de formes et d’organisations sociales qui témoignent d’une grande créativité ? Une nouvelle approche historique permet-elle d’écarter toute fatalité et d’envisager différents possibles ?
En voulant répondre à ces questions, un livre publié en 2021 sous le titre : « The dawn of everything. A new history of humanity », puis traduit et paru en français en 2023, sous le titre : « Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité » (1) est devenu un best-seller international. Ce livre a été le fruit d’un travail de longue haleine de deux chercheurs : David Graeber, anthropologue américain, un temps figure de proue du mouvement : « Occupy Wall Street », malencontreusement décédé en 2020, et David Wengrow, archéologue britannique, professeur d’archéologie comparée à Londres. Ce volume de plusieurs centaines de pages rassemble et réalise la synthèse des nombreuses recherches mises en œuvre durant les deux ou trois dernières décennies et tirant parti de nouveaux moyens techniques d’investigation.
A la mesure de son originalité, cet ouvrage a suscité un grand nombre de commentaires particulièrement dans le monde anglophone, tant dans la grande presse comme le Guardian (2) ou le Washington Post (3) que dans des publications à vocation d’étude et de recherche, commentaires où se manifestent différentes attitudes, de l’approbation et l’enthousiasme à une critique variée tant académique qu’idéologique. En France, internet nous donne accès à un article de La Croix (4) qui met bien en valeur l’originalité de ce livre : « Il n’y a pas une seule voie de civilisation qui condamnerait l’humanité à vivre dans les inégalités et une institution politique hiérarchisée. Mais mille manières de créer des systèmes de vivre-ensemble qui peuvent passer par des organisations horizontales souples et cependant sophistiquées. Avant nos villes modernes, existaient ainsi, dans différents endroits du globe, de la Mésopotamie à l’Amérique précolombienne, de vastes communautés aux relations complexes, qui ne se sont pas senties contraintes, pour subsister, de constituer un État central avec des classes distinctes ». Notre propos ici n’est pas de présenter un résumé d’un livre aussi volumineux, aussi riche et aussi ambitieux, mais seulement d’attirer l’attention sur la vision nouvelle qui nous est ainsi offerte. On notera à cet égard une interview de David Wengrow sur France Culture (5), une piste qui nous permet d’entrer dans l’esprit de cette recherche.
Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie ?
« Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie » ? C’est le titre donné par France Culture à un entretien avec David Wengrow (5), un titre qui nous parait bien rendre compte du sens de la grande œuvre qui nous appelle à voir l’histoire de l’humanité sous un jour nouveau en montrant le manque de pertinence des mythes fondateurs proposés par Jean-Jacques Rousseau et Thomas Hobbes, tant en les replaçant dans leur contexte historique qu’en montrant comment les recherches novelles de l’archéologie et de l’anthropologie mettent en évidence un autre déroulé à partir de faits différents.
A un moment où l’histoire de l’humanité est l’objet de nouveaux livres par des auteurs tels que Francis Fukuyama ou Yuval Noah Harari, considérez-vous votre livre comme une nouvelle pierre à l’édifice ou comme une approche de déconstruction des interprétations dominantes ? demande son interlocutrice à David Wengrow. C’est bien la voie de la déconstruction, répond l’auteur. Ces livres récents s’inspirent encore de Thomas Hobbes ou de Jean-Jacques Rousseau qui sont pour nous hors de propos selon les preuves et les découvertes dans nos disciplines : l’archéologie et l’anthropologie. Nous cherchons ainsi à mieux comprendre les premières phases de l’histoire humaine. David Wengros décrit et critique les récits fondateurs de Jean Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Et, « lorsque des gens extrapolent des théories politiques à partir de ces récits, les résultats sont plutôt déprimants et même paralysants ». Ces récits comportent des visions pessimistes.
Ainsi, l’invention de l’agriculture est perçue négativement. On a pu la qualifier de « pire terreur de l’histoire ». « C’est de là qu’est venue la propriété privée et la concurrence et finalement le gouvernement centralisé. Lorsqu’on regarde les preuves issues de la recherche, nous voyons une réalité totalement différente. Tout d’abord, nous voyons, moins qu’une révolution, des processus qui ont pris des millénaires. Lorsque les êtres humains, dans les différentes parties du monde, expérimentaient les possibilités de l’agriculture », des approches différentes se manifestaient. « En d’autres termes, ce qui est perdu dans ce récit traditionnel de l’histoire humaine, c’est précisément la capacité de nos ancêtres lointains de prendre la mesure de leurs propres décisions. Nous essayons d’enlever ce sentiment d’inévitabilité ». David Wengrow estime que les sociétés humaines ont eu la capacité d’effectuer des choix, des choix raisonnés, « des choix formés par des principes moraux et éthiques. Aussi loin que nous pouvons remonter dans les preuves concernant les sociétés humaines, nous voyons des gens faire ce genre de choix ».
L’auteur peut s’appuyer sur de nombreux exemples. « Lorsque nous remontons à 20000 ou 30000 ans, là où, selon les récits traditionnels, on s’attendrait à voir de sociétés simples, égalitaires, en petits groupes, dans ces parties du monde où nous avons des preuves archéologique, ces sociétés ressemblent davantage à un carnaval, à des expérimentations sociales. Dans différentes parties de l’Europe, nous avons des preuves de rituels où des individus particuliers, des individus qui étaient inhabituels physiquement, on le voit d’après les restes humains, des individus souvent handicapés, sont enterrés avec une très grande richesse, comme des rois ou des reines. Le « comme si » est important parce que nous n’avons aucune preuve qu’à l’époque, il puisse y avoir eu des royaumes. Et donc, au sein de cette zone de théâtre rituel, les gens expérimentaient et créaient des formes, des hiérarchies qui, dans la durée de ce rituel, étaient réelles ». L’auteur met en évidence des variations saisonnières. Par exemple, dans les plaines de l’Amérique du nord, au cours de la saison de la chasse aux bisons, se formait une force de police. Mais elle se dissolvait à la fin du rituel de la chasse. Les membres de ces forces de police n’en faisaient partie qu’à titre provisoire. « C’est un exemple parmi beaucoup d’autres de la créativité politique que nous trouvons dans les sociétés qui ne pratiquent pas l’agriculture ». Par ailleurs, à propos de l’apparition de l’agriculture ou celle des villes, « cette idée que ces transformations, ces ruptures, qu’en quelques instants, tout avait changé, et qu’après, rien ne pouvait fonctionner de la même manière, cette idée ne tient plus la route face à l’examen scientifique ».
L’interlocutrice interroge ensuite David Wengrow sur la manière dont il questionne le rôle de l’état qu’on aurait surévalué, en donnant trop d’importance aux structures verticales. Cette organisation-là ne découle-t-elle pas directement de la naissance des villes ? L’auteur répond que « les musées ont une grande responsabilité à ce sujet. « Lorsqu’on va dans un des grands musées du monde, au Louvre, au British Museum, au Metropolitan, il semble qu’au moins pendant les 5000 dernières années, la planète entière était sous le contrôle des monarques surhumains… toutes ces sculptures… Je suis le grand roi de tout… Bon, on y croit… mais si on regarde l’éventail des grandes sociétés sur terre, il y a 4000 ans, il n’y avait qu’une toute petite zone sous le contrôle de ces sociétés très hiérarchisées. Que faisaient tous les autres ? On n’en sait pas grand-chose. On commence à en savoir plus et, d’une manière ou d’une autre, il est clair que, pour la plupart du temps, les gens organisaient leur société d’une autre façon. Ce que nous essayons dans le livre, c’est d’apprendre un peu mieux quelles étaient les alternatives et pourquoi aussi elles semblent éloignées de nous aujourd’hui ».
L’auteur s’intéresse également au cas de la bureaucratie. Certaines approches, sur le registre de la psychologie ou du management, nous disent que la bureaucratie a été créée pour traiter les problèmes d’échelle, de communication au sein des sociétés humaines « Toutefois, si nous considérons les recherches archéologiques nous voyons des administrations spécialisées qui apparaissent, il y a des millénaires, avant l’apparition des villes dans de petits établissements de quelques centaines d’individus. Tout le monde se connaissait. Les gens étaient probablement liés par des liens familiaux. C’est une image tellement différente de celle qui nous est donnée habituellement. Il faut faire la différence entre l’administration impersonnelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, ce genre de bureaucratie qui nous transforme en numéros de téléphone par exemple, et d’autres types de bureaucratie qui ont existé dans l’histoire et qui n’avaient pas ce type d’effets déshumanisants ». Ainsi, en regard d‘un empire inca bureaucratique, « si vous remontez avant les incas ou si vous considérez des sociétés qui ont évité d’être contrôlées par eux, il y avait des administrations locales et elles utilisaient des outils administratifs afin d’exercer des activités de soutien. Si quelqu’un était malade ou si il y avait une mauvaise récolte, le travail serait redistribué pour soutenir une famille dans la disette… C’est un exemple d’administration qui contrairement à aujourd’hui ne dépersonnalise pas, mais s’adresse aux différences individuelles ».
L’interlocutrice élargit la conversation. Elle fait appel à un autre chercheur qui rapporte les erreurs commises en voulant imposer une monoculture ordonnée à une agriculture africaine diversifiée pour respecter les équilibres naturels, et à partir de cet exemple d’étroitesse de vue, elle pose la question à David Wengrow : « Comment décentrer notre regard ? Où faut-il regarder aujourd’hui pour comprendre ce qui se passe dans l’humanité ? ». L’auteur répond en s’appuyant sur l’exemple des sommets sur le climat : « Qui a la vision la plus claire et la plus innovante pour protéger un environnement fragile ? C’est souvent précisément les populations autochtones ». Aujourd’hui, « nous, en Europe, nous sommes en train de rejouer une rencontre avec des populations non européennes avec des systèmes de connaissance non européens qui ont débuté, il y a des siècles, et, dans notre livre, nous faisons remonter ces premières rencontres coloniales à l’âge des Lumières, et nous montrons comment, à travers ces rencontres, un mélange s’est fait jour de concepts européens et autochtones qui, essentiellement, a été effacé de nos visions modernes de l’histoire. Lorsque l’on parle des Lumières et de son héritage, nous présentons cet héritage comme une vision interne de ce processus qui se concentre sur l’Europe et peut-être aussi sur l’héritage de la Grèce antique. En fait, dans le livre, nous parlons de dettes cachées, des dettes camouflées que la culture européenne doit à d’autres cultures. Le fait de reconnaitre ces dettes peut en soi ouvrir nos yeux vers différentes façons de comprendre notre passé et aussi vers notre capacité, en tant qu’espèce, de découvrir de nouvelles capacités…. Lorsque on pense à des alternatives vis-à-vis de notre système actuel, on ferait bien de regarder au-delà de l’histoire très traumatisée des deux derniers siècles, prendre en compte cette image beaucoup plus large des capacités humaines, des possibilités humaines. La science et l’histoire le prouvent aujourd’hui ».
Revisiter l’histoire
De grands récits historiques ont été écrits à partir d’une certaine représentation des origines de l’humanité et des périodes ultérieures. Tel que l’exprime le titre de leur ouvrage : « Au commencement était … », c’est bien à partir d’une remise en cause des représentations dominantes de ces origines et d’une nouvelle vision de la préhistoire que David Graeber et David Wengrow nous proposent une nouvelle histoire de l’humanité.
Les auteurs commencent donc par entreprendre une critique rigoureuse des thèses de Jean-Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Les auteurs nous rapportent les conditions dans lesquelles Jean-Jacques Rousseau a écrit et publié en 1754 « le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». « En voici la trame générale. Il fut un temps où les hommes, aussi innocents qu’au premier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires justement parce qu’ils étaient si petits. Cet âge d’or prit fin avec l’apparition de l’agriculture, et surtout avec le développement des premières villes. Celles-ci marquèrent l’avènement de la « civilisation » et de « l’État », donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque à tous les mauvais côtés de l’existence humaine – le patriarcat, les armées de métier, les exterminations de masse, sans oublier les casse-pieds de bureaucrates qui nous noient dans la paperasse tout au long de notre vie. Il va de soi que nous simplifions à outrance, mais on a bien l’impression que ce scénario de base est là pour refaire surface » (p 14).
Il existe une autre version de l’histoire, mais « elle est encore pire ». C’est celle de Hobbes. « A bien des égards, le « Léviathan » de Thomas Hobbes publié en 1651, fait figure de texte fondateur de la théorie politique moderne. Hobbes y soutient que les hommes étant ce qu’ils sont – des êtres égoïstes – l’état de nature originel devrait être tout le contraire d’un état d’innocence. On y menait certainement une existence « solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève ». En d’autres termes, c’était la guerre – une guerre de tous contre tous, Pour les tenants de cette théorie, ce n’est qu’aux dispositifs répressifs dont Rousseau déplore justement l’existence (gouvernements, tribunaux, administrations, forces de police) que nous en sommes sortis. La longévité de cette interprétation n’a rien à envier à celle de la vision rousseauiste… En vertu de cette conception, la société humaine repose sur la répression collective de nos plus bas instincts, un impératif qui se fait plus urgent à mesure que les populations se rassemblent en plus grand nombre au même endroit… » Et, au total, « les sociétés humaines, n’ont jamais fonctionné selon d’autres principes que la hiérarchie, la domination et l’égoïsme cynique qui les accompagnent. Seulement, leurs membres auraient fini par comprendre qu’il était plus avantageux pour eux de faire passer leurs intérêts à long terme avant leurs instincts immédiats – ou mieux encore à élaborer des lois les obligeant à cantonner leurs pires pulsions à des domaines qui revêtent une certaine utilité sociale…». (p15).
Les deux thèses, celle de Rousseau et celle de Hobbes nous paraissent déboucher sur des impasses en terme de résignation vis-à-vis des travers de l’inégalité sociale et d’un hiérarchisation abusive. Dans le premier cas, la complexification de la société est censée entrainer des conséquences néfastes. Dans le second cas, le mal est congénital. « Les deux versions ont de terribles conséquences politiques » (p 16), écrivent les auteurs. Mais leur opposition s’affirme également au niveau de la recherche anthropologique : « Elles donnent du passé une image inutilement ennuyeuse. Elles sont tout simplement fausses » (p 16).
Les auteurs rappellent alors les immenses progrès de la recherche en ce domaine et comment ils ont rassemblé les éléments ethnographiques et historiques accessibles. « Notre ambition dans ce livre est de commencer à reconstituer le puzzle… Un changement conceptuel est également nécessaire. Il nous faut questionner la conception moderne de l’évolution des sociétés humaines, à commencer par l’idée selon laquelle elles devraient être classées en fonction des modes de développement définis par des technologies et des modes d’organisation spécifiques : les chasseurs cueilleurs , les cultivateurs, les sociétés urbaines industrialisées, etc. En fait, cette idée plonge ses racines dans la violente réaction conservatrice qu’a provoquée, au début du XVIIIe siècle, la montée des critiques contre la civilisation européenne » (p 17).
Cet ouvrage met en évidence un nouveau paysage. « Il est désormais acquis que les sociétés humaines préagricoles ne se résument pas à de petits clans égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques que des mornes abstractions suggérées par la théorie évolutionniste. L’agriculture, elle, n’a pas entrainé l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué une étape irréversible dans la marche vers l’inégalité. En réalité, dans bien des communautés où l’on commençait à cultiver la terre, les hiérarchies sociales étaient pour ainsi dire inexistantes. Quant aux toutes premières villes, loin d’avoir gravé dans le marbre les différences de classe, elles étaient étonnamment nombreuses à fonctionner selon des principes résolument égalitaires, sans faire appel à de quelconques despotes, politiciens-guerriers bourrés d’ambition ou même petits chefs autoritaires » (p 16).
Ainsi, à partir de l’examen d’un grand nombre de situations, les auteurs peuvent affirmer que « l’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…) si cruciales soient-elles, que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective – la condition préalable étant évidemment que l’organisation de celle-ci soit ouverte aux discussions ». D’ailleurs, s’exclament-ils, « cette faculté d’expérimentation sociale et d’autocréation – cette liberté en somme – n’est-elle pas ce qui nous rend fondamentalement humain ? » Les auteurs se perçoivent dans une dynamique. « Nous sommes tous des projets, des chantiers d’autocréation collective. Et si nous décidions d’aborder le passé de l’humanité sous cet angle, c’est à dire de considérer tous les humains, par principe, comme des êtres imaginatifs, intelligents, espiègles et dignes d’être appréhendés comme tels ? Et si, au lieu de raconter comment notre espèce aurait chuté de haut d’un prétendu paradis égalitaire, nous nous demandions plutôt comment nous nous sommes retrouvés prisonniers d’un carcan conceptuel si étroit que nous ne parvenons plus à concevoir la possibilité même de nous réinventer ? » (p 21-22)
La « critique indigène » comme ferment d’une réflexion nouvelle sur la société européenne et d’un nouveau récit historique
Les auteurs consacrent un des premiers chapitres à « la critique indigène et le mythe du progrès ». Dès le début du XVIIIe siècle, parvient en France une information sur la vie et l’organisation sociale des populations autochtones d’Amérique du Nord. En contraste apparaissent les maux de société française. Cette « critique indigène » nourrit un bouillonnement d’idées. Une autojustification s’élabore à travers l’attribution de ces maux comme contrepartie à la complexité de la « civilisation » et au « progrès ».
Ce livre fait apparaitre le rôle joué par la découverte de civilisations étrangères et leur exemple dans l’élaboration européenne de la pensée des Lumières alors que celle-ci est
souvent présentée comme une production interne. « Du jour au lendemain, quelques-uns des plus puissants royaume d’Europe se retrouvèrent maitre d’immenses territoires. Les philosophes européens, eux, furent subitement exposés aux civilisations chinoises et indiennes, ains qu’à une multitude de conceptions sociales, scientifiques et politiques dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. De ce flux d’idées nouvelles naquit ce qu’il est convenu d’appeler les « Lumières » (p 47). Cependant l’attention des auteurs va se porter particulièrement sur les relations avec les populations autochtones d’Amérique du nord, par l’entremise des colons et des missionnaires au Québec. C’est dans ce contexte que « l’académie de Dijon a jugé opportun de poser la question des origines de l’inégalité qui a suscité le célèbre écrit de Jean-Jacques Rousseau. Cet épisode « nous plonge dans la longue histoire des débats intra-européens sur la nature des sociétés du bout du monde – en l’occurrence celles des forêts de l’est de l’Amérique du nord. Nombre de ces conversations renvoyaient d’ailleurs à des échanges entre européens et amérindiens à propos de l’égalité, de la liberté, de la rationalité ou encore des religions révélées. – des sujets dont beaucoup deviendraient centraux dans la philosophie politique des Lumières » (p 49). Les écrits des missionnaires jésuites aux Québec ont été largement diffusés en France et ils rapportent la pensée critique des amérindiens sur la société française, une critique d’abord centrée sur la façon dont les institutions malmenaient la liberté, puis, après qu’ils eussent acquis une meilleure connaissance de la civilisation européenne, sur l’idée d’égalité. Si les récits des missionnaires et la littérature de voyage étaient si populaires en Europe, c’est précisément qu’ils exposaient leurs lecteurs à ce type de critique, leur ouvrant de nouveaux horizons de transformation sociale » (p 57). Les auteurs exposaient en détail les pratiques sociales des amérindiens qui amenaient ceux-ci à critiquer les comportements des colonisateurs. Ainsi, « dans ces échanges, indiens d’Amérique et européens étaient d’accord sur un constat : le premiers vivaient dans des sociétés fondamentalement libres, les seconds en étaient très loin » (p 62).
Ce livre accorde une importance particulière à un français, Lahontan, qui était entré en relation et en conversation avec un chef politique et philosophe indigène, Kandiaronk. Or, Lahontan, de retour en Europe, publia trois ouvrages sur ses aventures canadiennes. « Le troisième, publié en 1703, et intitulé : « Dialogue avec un sauvage » se composait de quatre conversations avec Kandiaronk. Le sage Wenda y portait un regard extrêmement critique sur les mœurs et les idées européennes en matière de religion, de politique, de santé et de sexualité » (p 71-72). Il s’y exprime notamment les reproches suivants : « les incessantes chamailleries, le manque d’entraide, la soumission à l’autorité, mais avec un éléments nouveau : l’institution de la propriété » (p 75). Ces échanges sont nombreux et portent sur différents thèmes. Ainsi Kandiaronk fait ressortir l’attrait que la société amérindienne peut exercer sur les européens : « Si Lahontan décidait d’embrasser le mode de vie amérindien il s’en trouverait bien plus content, passé un petit temps d’adaptation. (Il n’avait pas tort sur ce point : presque tous les colons adoptés par des communautés indigènes ont refusé par la suite de retourner vivre dans leur société d’origine) » (p 79). De fait, les livres de Lahontan ont connu un succès considérable. Ils ont exercé un grand impact. « Les réflexions de Kandiaronk n’ont cessé d’être réimprimées et rééditées pendant plus d’une centaine d’années et elles ont été traduites en allemand, en anglais, en néerlandais et en italien » (p 82).
Cependant, d’autres écrivains vantaient les aspects positifs d’autres pays exotiques. Ainsi, « Madame de Graffigny, célèbre femme de lettres, publie en 1747 un livre populaire : « Lettre d’une Péruvienne » où l’on découvre la société française à travers les yeux de Zila, princesse inca enlevée par des conquistadores espagnols… Zila critiquait tout autant le système patriarcal que la vanité et l’absurdité de la société européenne ». (p 83). Madame de Graffigny entra, à cette occasion, en correspondance avec plusieurs de ses amis, l’un de ses correspondants était le jeune Turgot, économiste en herbe, mais futur homme d’état à la fin du siècle avant la Révolution française. Les auteurs mettent l’accent sur sa réponse, très circonstanciée et très critique. C’est là en effet qu’ils voient apparaitre un récit « où le concept du progrès économique matériel a commencé à prendre la forme d’une théorie générale de l’histoire » (p 83). Et les auteurs font ressortir leur pensée à ce sujet par un sous-titre très engagé : « Où Turgot se fait démiurge et renverse la critique indigène pour poser les jalons des principales théories modernes de l’évolution sociale (ou comment un débat sur la liberté se mue en un débat sur l’égalité ) ». Dans sa réponse à Madame de Graffigny, Turgot écrit : « Tout le monde chérit les idées de liberté et d’égalité (dans l’absolu). Toutefois, il est indispensable d’adopter une vision plus globale. La liberté et l’égalité dont jouissent les sauvages ne sont pas les marques de leur supériorité, mais de leur infériorité., car elles ne peuvent régner que dans des communautés où toutes les familles sont fondamentalement autosuffisantes, c’est-à-dire où tout le monde vit dans un état de pauvreté. A mesure que les sociétés évoluent, les technologies progressent. Les différences innées de talent et de capacité, qui existent partout et toujours, se renforcent pour former la base d’une division du travail de plus en plus élaborée. On passe alors d’organisations simples comme celle des Wendas à notre « civilisation commerciale complexe où la prospérité de tous (la société) ne peut être obtenue que par l’appauvrissement et la dépossession de certains. Si regrettable qu’elle soit, cette inégalité est inévitable… La seule alternative serait une intervention massive de l’État à la manière inca – autrement dit l’instauration d’une sorte d’égalité forcée qui ne pourrait qu’étouffer l’esprit d’initiative, et donc déboucherait sur une catastrophe économique et sociale » (p 84). Quelques années plus tard, Turgot allait présenter ces mêmes idées au cours d’une série de conférences sur l’histoire mondiale… Ces conférences lui offrirent l’occasion d’approfondir son argumentation en lui donnant la forme d’une théorie générale des phases de développement économique » (p 84-85). Ainsi, il distingue des stades successifs : les chasseurs, puis le pastoralisme, puis l’agriculture, enfin la civilisation commerciale urbaine moderne. « On voit bien que c’est une réponse directe à la force de la critique indigène que furent énoncées pour la première fois en Europe les théories de l’évolution sociale… » (p 85). C’est dans ce contexte que les thèses de Jean-Jacques Rousseau sont apparues et se sont développées pour se maintenir ensuite lors de l’histoire ultérieure.
Un grand apport
Notre vision du monde dépend, pour une part importante, de la manière dont nous représentons son histoire. On comprend pourquoi plusieurs livres ont été publiés récemment dans ce domaine. L’incidence de ces thèses sur les comportements n’est pas immédiate, mais elle y contribue. Dans un monde où le poids et l’impact de structures d’oppression est grand, on peut avoir tendance à baisser les bras. Des institutions bien installées peuvent-elles être changées ? Sommes-nous enfermés dans des pratiques répétitives ? Face aux dangers actuels, la lenteur de nos réactions est-elle inévitable ?
Le livre de David Graeber et de David Wengrow est important parce que leur histoire de l’humanité nous montre qu’elle révèle différents possibles.
« Ce que nous avons voulu faire, c’est adopter une approche dans le présent – par exemple en envisageant la civilisation minoenne ou la culture Hopewell non pas comme des accidents de parcours sur une route qui menait inexorablement aux États et aux empires, mais comme des possibilités alternatives, des bifurcations que nous n’avons pas suivies. Après tout, ces choses-là ont réellement existé même si nous avons l’indécrottable habitude de les reléguer à la marge plutôt que de les placer au cœur de la réflexion… ». Ainsi, on peut nourrir d’amers regrets sur les évènements tragiques qui ont abondé dans notre passé, mais il est bon de savoir qu’il n’y a pas de fatalité. « Les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent ». Ne pouvons-nous pas rêver positivement avec les auteurs ? : « Imaginons que notre espèce se maintienne à la surface de la Terre et que nos descendants dans ce futur, que nous ne pouvons pas connaître, jettent un regard en arrière. Peut-être que des aspects que nous considérons aujourd’hui comme des anomalies (les administrations à taille humaine, le villes régies par des conseils de quartier, les gouvernements où la majorité des postes à responsabilité sont occupés par des femmes, les formes d’aménagement du territoire qui font la part belle à la préservation plutôt qu’à l’appropriation et à l’extraction) leur apparaitront comme des percées majeures qui ont changé le cours de l’histoire tandis que les pyramides ou les immenses statues de pierre feront figure de curiosités historiques. Qui sait ? » (p 659-660).
Certes, cette représentation de l’histoire sera accueillie différemment selon la vision du monde des lecteurs.
Dans la « Christian Scholar’s Review, Benjamin McFarland (6) reconnait l’originalité et l’importance des découvertes rapportées par David Graeber et David Wengrow. Son examen du livre s’opère sur un registre scientifique, mais aussi un registre théologique. A cet égard, il se réfère à la théorie de René Girard. « La violence mimétique est dissimulée et transférable si bien qu’il est difficile de la reconnaitre même dans une histoire bien documentée ». Il y a là une question théologique. Dans quelle mesure sommes-nous libres ? « Graeber et Wengrow mettent l’accent sur la liberté, mais négligent la contrainte ». Cependant, comme chrétien, Benjamin McFarland est reconnaissant de ce que ce livre « restaure nos ancêtres dans leur pleine humanité ». il estime que « ces exemples historiques pourraient aider l’église à imaginer une communauté radicalement différente. Les chrétiens peuvent apprendre des communautés à travers l’histoire y compris les arrangements et les attitudes concernant l’argent et la technologie. Mais je suspecte toutes les sociétés humaines de cacher de l’oppression et de la violence (juste comme l’église l’a fait historiquement et présentement). Pendant deux mille ans, le blé et l’ivraie ont grandi ensemble ». Ajoutons ici une note personnelle : la lecture de cet ouvrage nous apprend qu’il est impossible d’assigner des frontières à l’œuvre de Dieu non seulement dans l’espace, mais dans le temps.
Pour notre part, l’approche de David Graeber et David Wengrow ouvre des fenêtres en mettant en évidence les expériences positives à travers l’histoire et en mettant ainsi en évidence une gamme de possibles. En nous inspirant de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann (6), nous excluons la fatalité, nous reconnaissons l’Esprit à l’œuvre et nous accueillons le futur de Dieu inspirant le présent.
« L’espérance eschatologique ouvre chaque présent à l’avenir de Dieu. On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte au futur. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent aux dépens des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent… ». Il y a bien là une ouverture aux possibles.
Par définition, une histoire de l’humanité a pour conséquence d’élargir notre horizon. Mais, en l’occurrence, c’est particulièrement le cas. En effet, cet ouvrage fait apparaitre des civilisations jusque-là inconnues et surgir des modes de vie et des pratiques ignorées. Il donne droit de cité à des groupes humains méconnus. Il modifie nos angles de vue. Ainsi, il élargit considérablement notre champ de vision.
Il intervient dans un contexte où le décentrement du regard s’impose. Nous sommes appelés à nous défaire d’un point de vue surplombant l’histoire de l’occident pour l’inscrire à une juste place dans l’histoire du monde. Le mouvement est en cours. Des historiens sont en train de faire apparaitre des histoires méconnues comme celle de l’Afrique par exemple.
Les phénomènes de domination sont de plus en plus reconnus. Cet ouvrage apporte à ce mouvement une contribution majeure. Il accroit notre compréhension des peuples autochtones en Amérique du Nord et de leurs rapports avec les européens et il nous appelle à revisiter l’histoire du XVIIIe siècle et de la pensée des Lumières.
Il nous met également en garde vis-à-vis des effets simplificateurs de cette pensée. Ce fut l’idée que les peuples traditionnels, « non modernes », ne pouvaient « avoir leurs propres projets de société ou leurs propres inventions historiques. Ces peuples étaient forcément trop niais pour cela (n’ayant pas atteint le stade de la « complexité sociale ») ou bien vivaient dans un monde mystique imaginaire. Les plus charitables affirmaient qu’ils ne faisaient que s’adapter à leur environnement avec le niveau technologique qui était le leur » (p 628).
Au total, cette grande œuvre nous montre une histoire nouvelle de l’humanité qui met en valeur la créativité sociale comme la créativité technique de civilisations anciennes jusque ici oubliées, inconnues et méconnues. Le texte, en page de couverture, nous invite à une lecture approfondie de ce livre en exaltant son originalité et sa portée : « Les auteurs nous invitent à nous débarrasser de notre carcan conceptuel et à tenter de comprendre quelles sociétés nos ancêtres cherchaient à créer. Leur ouvrage dévoile un passé humain infiniment plus intéressant que ne le suggèrent les lectures conventionnelles. Un livre monumental d’une extraordinaire portée intellectuelle… » (page de couverture).
J H
- David Graeber. David Wengrow. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Les liens qui libèrent, 2023, 745 p
- The Guardian. The dawn of everything. https://www.theguardian.com/books/2021/oct/18/the-dawn-of-everything-a-new-history-of-humanity-by-david-graeber-and-david-wengrow-review-have-we-got-our-ancestors-wrong
- Washington Post. The dawn of everything : https://www.washingtonpost.com/outlook/after-200000-years-were-still-trying-to-figure-out-what-humanity-is-all-about/2021/11/23/2b29ff86-4bc8-11ec-b0b0-766bbbe79347_story.html
- La Croix. Au commencement était : https://www.la-croix.com/France/Au-commencement-etait-nouvelle-histoire-lhumanite-2021-12-11-1201189722
- France Culture. Faut-il revoir notre copie ? Interview de David Wengrow : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-idees/david-wengrow-7576492
- Jürgen Moltmann. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie/
par jean | Juil 5, 2023 | ARTICLES, Vision et sens |
Pour une science post-matérialiste
Le terme matérialisme évoque des sens différents selon le contexte auquel on l’applique. Ainsi, dans la vie quotidienne, on peut désigner comme « matérialiste », « une personne qui cherche des jouissance et des biens matériels » (définition google). Ainsi, beaucoup de gens dans notre société ont pu être perçus à la fois comme individualistes et matérialistes. Aujourd’hui, on peut constater, au plan social, le développement d’attitudes et de comportements en réaction contre ce matérialisme pratique. En ce sens, le sociologue américain Ronald Inglehart désigne, en terme de post-matérialiste, une évolution culturelle dans les pays économiquement avancés dans laquelle les gens cherchent moins à satisfaire des besoins physiques élémentaires et davantage des besoins immatériels tels que l’estime, l’épanouissement de la personne ou les satisfactions esthétiques.
Cependant, sur un autre registre, le matérialisme désigne une philosophie d’après laquelle « il n’existe d’autre substance que la matière », « une doctrine qui rejetant l’existence d’un principe spirituel ramène toute la réalité à la matière et à ses modifications » (Google). L’origine de cette philosophie remonte à l’antiquité où elle figurait en regard d’autres écoles philosophiques. Cependant, dans la foulée du progrès scientifique, une métaphysique matérialiste a influé sur l’activité scientifique si bien qu’on peut évoquer un « matérialisme scientifique ». Dans le chapitre d’un livre qui œuvre en faveur du développement d’un paradigme post-matérialiste, ‘La nouvelle science de la conscience’ (1), Mario Beauregard répond à une question préalable : Qu’est-ce que le matérialisme scientifique aujourd’hui ? : « Peu de scientifiques sont conscients que ce que l’on appelle « la vision scientifique du monde » repose sur un certain nombre de postulats métaphysiques – c’est-à-dire des hypothèses sur la nature de la réalité – qui ont été proposées pour la première fois par certains philosophes présocratiques. Ces postulats comprennent le matérialisme – l’idée selon laquelle tout ce qui existe est constitué exclusivement de particules et de champs matériels / physiques (les termes « matérialisme » et « physicalisme » peuvent être utilisés de manière interchangeable dans ce chapitre) – et le réductionnisme, le concept selon lequel les choses complexes ne peuvent être appréhendées qu’en les réduisant aux interactions des parties qui les constituent, ou à des choses plus simples et plus fondamentales telles que de minuscules particules matérielles. Le « mécanisme », l’idée que le monde fonctionne comme une machine, représente un autre de ces postulats. Au cours du XXe siècle, ces postulats se sont durcis, puis transformés en dogmes et en un système de croyances connus sous le nom de « matérialisme scientifique » (p 18). Cette idéologie exerce une influence dans le domaine des neurosciences. « Selon ce système de croyances, l’esprit et la conscience – et tout ce que nous vivons subjectivement (par exemple, nos souvenirs, nos émotions, nos objectifs et nos épiphanies spirituelles)… ne sont rien de plus que des processus électriques et chimiques dans le cerveau : ces processus cérébraux étant en définitive réductibles à l’interaction entre des éléments physiques fondamentaux. Une autre implication de ce système de croyances est que nos pensées et nos intentions ne peuvent avoir aucun effet sur nos cerveaux et nos corps, sur nos actions et le monde physique, puisque l’esprit ne peut impacter directement les systèmes physiques et biologiques. En d’autres termes, nous les êtres humains, ne sommes rien d’autres que des machines biophysiques complexes. En conséquence, notre conscience et notre spiritualité disparaissent automatiquement lorsque nous mourrons » (p 18).
Cependant, aujourd’hui, de plus en plus de découvertes viennent contredire les théories matérialistes. On peut envisager « une vague d’éveil pour une science et une société post-matérialiste » (p 63). « La science connaît actuellement un changement fondamental. Le matérialisme sur lequel elle s’est appuyée pendant plusieurs siècles fait aujourd’hui place à un nouveau paradigme dans lequel la conscience est considérée comme étant causale et fondamentale » (page de couverture).
Un mouvement pour une science post-matérialiste
De nombreux scientifiques se conjuguent aujourd’hui pour promouvoir un paradigme post-matérialiste. « L’Académie pour l’avancement des sciences post-matérialistes » a organisé en février 2014 en Arizona, un « Sommet international sur la science, la spiritualité et la société post-matérialiste ». Des scientifiques couvrant des domaines d’expertise allant de la biologie et des neurosciences à la psychologie, la médecine et la recherche psi ont participé à cet événement déterminant. Il en est résulté « un manifeste pour une science post-matérialiste » (2) auquel plus de 300 scientifiques et philosophes du monde entier ont apporté leur soutien » (p 14). Pendant le sommet, plusieurs participants ont décidé de réaliser « une anthologie des perspectives et des preuves relative à la science post-matérialiste », ouvrage publié en français sous le titre : « La nouvelle science de la conscience » (1). « Coordonné par Mario Beauregard et Guy E Schwartz, cet ouvrage appréhende les concepts post-matérialistes relatifs à l’esprit, au corps et à la santé. En s’appuyant sur de nombreuses preuves, il aborde l’organisation et les fonctions spécifiques des phénomènes non physiques, ouvrant la voie à la possibilité de considérer leur nature et leur influence dans le cadre d’une future science globale » (page de couverture).
Une recherche pionnière : Mario Beauregard
Dans un premier chapitre, Mario Beauregard nous introduit à une « prochaine grande révolution scientifique ». Ce chercheur travaille depuis longtemps en ce sens et nous avions rapporté une de ses conférences dans un article : « Comment nos pensées influencent la réalité » (3) et présenté un de ses livres : « Brain wars » (4).
En s’inscrivant dans la perspective du changement des paradigmes énoncée par Thomas S Kuhn, Mario Beauregard écrit : « Les scientifiques qui travaillent actuellement dans le domaine de la recherche sur la conscience et qui s’intéressent au problème : « esprit-cerveau », se trouvent dans une situation similaire à celle des physiciens au début du XXe siècle. Ils sont indéniablement confrontés à une quantité croissante de preuves d’anomalies qui ne peuvent être élucidées par les théories de la pensée matérialiste » (p 21). Mario Beauregard nous présente ensuite quelques unes de ces preuves.
« Les différentes preuves examinées ici sont regroupées en deux catégories. La catégorie I comprend les preuves comme quoi une explication matérialiste, bien que couramment présentée, est moins appropriée qu’une explication post-matérialiste. Cette catégorie comprend les phénomènes suggérant que l’esprit ne soit limité ni par l’espace, ni par le temps. La catégorie II comprend des preuves qui sont rejetées d’emblée par les théories de la pensée matérialiste, mais qui viennent soutenir une perspective post-matérialiste, celle-ci étant incompatible avec la perspective matérialiste selon laquelle l’esprit et la conscience sont produits uniquement par le cerveau » (p 22). Ces différents éléments de preuve apparaissent dans la complexité de leur nature et de leur mise en œuvre, aussi notre compte-rendu sera sommaire en renvoyant le lecteur à la description formulée dans ce chapitre.
L’esprit au delà de l’espace et du temps
« L’un des éléments de preuve concerne les phénomènes dit « psi » qui comprennent la perception extra-sensorielle (PES), et la psychokinésie (PK). La perception extra-sensorielle désigne l’acquisition d’informations sur des événements ou des objets extérieurs par des moyens autres que la médiation d’un vecteur de communication sensorielle connu. Cela comprend la télépathie – l’accès aux pensées d’une autre personne sans l’utilisation d’aucun de nos vecteurs sensoriels connus, la clairvoyance – la perception d’évènements ou d’objets qui ne peuvent être perçus par les sens connus, et la précognition – la connaissance d’un événement futur qui ne peut être déduit à partir d’informations connues dans le présent. La psychokinésie (PK) se réfère à l’influence de l’esprit sur un système physique qui ne peut être totalement expliqué par la médiation d’un moyen physique connu » (p 22). Depuis plusieurs décennies, des expériences répétées à travers des dispositifs sophistiqués ont prouvé la réalité de ces phénomènes.
L’esprit au delà du cerveau
D’autres phénomènes concernent « l’esprit au delà du cerveau » : les expériences de la mort imminente pendant un arrêt cardiaque et la mort clinique ; recherches sur la réincarnation et les vies antérieures ; recherches sur la médiumnité ; communications sur le lit de mort ». « Les expériences de mort imminente (EMI) sont des expériences intenses et réalistes qui transforment généralement profondément la vie des personnes qui ont été proches de la mort psychologiquement et physiologiquement. Les principales caractéristiques des EMI sont un souvenir clair de l’expérience, une activité mentale décuplée, et la conviction que l’expérience vécue est plus réelle que celle de la conscience ordinaire à l’état de veille. L’expérience hors du corps (EHC) est une autre caractéristique typique des EMI ; la personne a l’impression réelle d’être sortie de son corps et d’observer les évènements qui se déroulent autour d’elle, ou parfois dans un lieu éloigné. Les EMI sont fréquemment évoquées lors d’un arrêt cardiaque… Étant donné que les structures cérébrales qui soutiennent l’expérience consciente et les fonctions mentales supérieures ( par exemple la perception, la mémoire et la conscience) sont gravement endommagées, on ne s’attend pas à ce que les survivants d’un arrêt cardiaque aient des expériences mentales claires et lucides dont ils se souviendront… Il convient de noter que les personnes ayant vécu une EMI déclarent avoir perçu des choses qui coïncident avec la réalité alors qu’elles étaient cliniquement mortes » (p 25). Un autre chapitre du livre, sous la plume de Pim Van Lommel, médecin cardiologue réputé, est consacré aux expériences de mort imminente, « une forte indication en faveur de la conscience non locale » (p 191-209).
L’auteur évoque également le cas de « jeunes enfants ayant rapporté des vies antérieures ». « Au cours des cinquante dernières années, plus de 2500 cas de ce genre ont été étudiés ». « La plupart de ces enfants ont des souvenirs de vie antérieure entre deux et cinq ans… Environ 80% des supposés souvenirs de vie antérieure des enfants évoquent des morts violentes… Beaucoup d’enfants ont des marques de naissance qui coïncident avec des blessures qui seraient associées à leur vie antérieure… il arrive souvent que l’on parvienne à identifier la personne à laquelle l’enfant fait référence… » (p 26-27). L’auteur propose des interprétations : « Il est possible que ces enfants se souviennent de vies antérieures qu’ils ont vécues comme ils le suggèrent ou qu’ils accèdent aux informations d’un individu décédé par des moyens inconnus (c’est-à-dire la théorie du super-psi appelée également « super ESP », la récupération d’informations par le canal psychique » (p 28).
Une autre approche de recherche est engagée auprès de médiums, « personnes déclarant pouvoir communiquer avec les personnes décédées », en présumant la bonne de foi de certains d’entre eux. Des protocoles sophistiqués ont été utilisés par certains chercheurs comme le Dr Gary E Schwartz, auteur d’un chapitre technique sur ce thème dans ce même livre. « Les résultats montrent qu’avec des essais réalisés en triple aveugle dans des conditions rigoureuse, certains médiums peuvent recevoir des informations justes et précises sur des personnes décédées. » (p 29).
Mario Beauregard mentionne également « les communications sur le lit de mort ou DBC (Deathbed communication) », une autre source de preuve suggérant que la conscience et la personnalité peuvent perdurer après la mort physique. Il s’agit de toute communication entre le patient et des amis ou des parents décédés… Ce type d’expériences a été rapporté dans diverses cultures à travers l’histoire. Les DBC incluent des aspects auditifs, visuels et kinesthésiques et se manifestent souvent pat des processus communicatifs non verbaux… Un type fréquent de DBC inclue des rencontre avec des présumés esprits de personnes décédées qui semblent accueillir l’expérienceur dans l’au-delà et converser avec lui/elle d’une façon interactive… Des recherches menées auprès d’infirmières et de médecins en soins palliatifs suggèrent que ces expériences sont relativement courantes… Il existe des cas de DBC qui ne peuvent être expliqués comme de simples hallucinations… : dans de tels cas, la personne mourante semble voir une personne qu’elle croyait vivante, mais qui est en fait décédée récemment, et exprime de la surprise » (p 30).
Une nouvelle vision postmatérialiste
« Prises ensemble, les différentes preuves empiriques montrent clairement que l’idée que l’esprit et la conscience sont produits par le cerveau est erronée et obsolète… Vers la fin du XIXe siècle, le psychologue américain, William James a suggéré que le cerveau pouvait jouer un rôle permissif et transmissif concernant les fonctions mentales et la conscience. Il a en outre émis l’hypothèse que le cerveau pouvait agir comme un filtre qui limite / contraint / restreint l’accès à des formes de conscience élargie. Cette hypothèse a également été défendue par les philosophes Ferdinand Schiller et Henri Bergson… » (p 31). « Cette hypothèse de la transmission apporte un cadre théorique utile… ».
« Le moment est venu de nous libérer des chaines et des œillères de l’ancien paradigme matérialiste et d’élargir notre vision de l’Univers et du vivant. Même si nous n’avons pas encore toutes les réponses, il est toutefois possible d’esquisser les grandes lignes d’un paradigme post-matérialiste » (p 31). Mario Beauregard nous présente, de son point de vue, quelques éléments clés de ce nouveau paradigme.
1° « L’esprit est irréductible et son statut ontologique est aussi primordial que celui de la matière, de l’énergie et de l’espace-temps. De plus, l’esprit ne peut être issu de la matière et réduit à quelque chose de plus élémentaire. A ce propos, le philosophe David Chalmers et le cosmologiste, Andrei Linde ont tous deux soutenu que la conscience est un constituant fondamental de l’univers. Il semble plausible que les processus / phénomènes mentaux, y compris l’intériorité subjective, existent à des degrés divers et à tous les niveaux d’organisation de l’univers… A ce sujet, le physicien Freeman Dyson suggère que puisque les atomes se comportent en laboratoire comme des agents actifs et non comme de la matière inanimée… ils doivent posséder la capacité réflexive de faire des choix… au niveau moléculaire, il est prouvé que les molécules composées de quelques protéines simples ont la capacité d’interagir de manière complexe, comme si elles possédaient leur propre intelligence… Dans cette perspective, chaque niveau d’organisation comprend un aspect physique (extérieur) et un aspect mental/ expérientiel (intérieur) (p 32-33).
2° « Comme le révèlent les phénomènes psi, il existe une profonde interaction entre le monde mental (psyché) et le monde physique (physis) qui ne sont pas vraiment séparés – ils ne le sont qu’en apparence. En fait, la psyché et la physis sont profondément interconnectées, car elles sont des aspects (ou des manifestations) complémentaires issus d’une base commune. On peut concevoir que cette base représente un niveau transcendant de l’esprit / conscience qui constitue le principe fondamental qui sous-tend l’ensemble de la réalité… » (p 33).
3° « L’esprit / volonté agit comme une force, c’est-à-dire qu’il peut impacter l’état du monde physique et agir de manière non locale. Cela implique qu’il n’est pas limité à des points spécifiques dans l’espace tels que les cerveaux et les corps, ni à des points spécifiques dans le temps comme le moment présent. Les preuves présentées dans ce chapitre de façon succincte indiquent également que les phénomènes mentaux exercent une influence sur le fonctionnement du cerveau et du corps ainsi que sur le comportement… » (p 34).
4° « Le cerveau agit comme un émetteur récepteur de l’activité mentale, c’est-à-dire que l’esprit fonctionne grâce au cerveau mais n’est pas produit par lui. Le fait que les fonctions mentales soient perturbées lorsque le cerveau est endommagé ne prouvent pas que l’esprit et la conscience soient produits par le cerveau… Dans l’idée que le cerveau puisse être une interface pour l’esprit, cet organe peut être comparé à un poste de télévision qui reçoit des signaux de diffusion et les convertit en images et en sons ». Si il est endommagé, il y a des perturbations dans la réception. « De même, une lésion dans une région spécifique du cerveau peut perturber les processus mentaux médiés par cette structure cérébrale, cependant cette perturbation n’implique pas que ces processus soient réductibles à l’activité neuronale dans cette région du cerveau » (p 34-35).
Pour une science post-matérialiste
Mario Beauregard a participé à la rédaction du manifeste pour une science post-matérialiste (2). Une bonne partie de son argumentation se retrouve dans ce manifeste. La perspective est vaste Elle s’inspire également de la révolution intervenue en physique dans le surgissement de la mécanique quantique : « A la fin du XIXe siècle, les physiciens découvrirent des phénomènes empiriques qui ne pouvaient être expliqués par la physique classique. Durant les années 1920 et au début des années 1930, cela a conduit au développement d’une nouvelle branche révolutionnaire de la physique, appelée : mécanique quantique. La mécanique quantique a mis en question les fondations matérielles de l’univers en montrant que les atomes et les particules subatomiques n’étaient pas des objets réellement solides – ils n’existent pas avec certitude à des emplacements spatiaux définis et à des moments définis. Plus important, la mécanique quantique a introduit notre esprit dans sa structure conceptuelle de base puisqu’il a été trouvé que les particules étant observées et l’observateur –le physicien et la méthode utilisée pour l’observation – sont liés. Suivant une interprétation de la mécanique quantique, ce phénomène implique que la conscience de l’observateur est décisive pour l’existence des évènements physiques observés et que les évènements mentaux peuvent affecter le monde physique. Les résultats d’expériences récentes soutiennent cette interprétation. Ces résultats suggèrent que le monde physique n’est plus la première ou la seule composante de la réalité et que celle-ci ne peut être pleinement comprise sans faire référence à l’esprit ». Le manifeste se poursuit en mettant l’accent sur l’influence que la pensée peut exercer sur le comportement et la santé. Et il poursuit l’argumentation apportée ici par Mario Beauregard. Au total, le manifeste proclame que l’adoption du paradigme post-matérialiste aura des effets bénéfiques pour l’ensemble de la civilisation humaine. C’est dans la même perspective que s’achève le chapitre de Mario Beauregard.
« Individuellement et collectivement, le paradigme post-matérialiste a des implications d’une portée considérable. Ce paradigme réenchante le monde et modifie profondément notre vision de nous-mêmes en nous rendant notre dignité et notre pouvoir en tant qu’êtres humains. Le paradigme post-matérialiste favorise également des valeurs positives telles que la compassion, le respect, la bienveillance, l’amour et la paix, car il nous fait prendre conscience que les frontières entre nous-mêmes et les autres sont perméables. Ce faisant, ce paradigme favorise une prise de conscience de la profonde interconnexion entre la nature et nous au sens large, y compris tous les niveaux d’organisation de l’univers. Ces niveaux peuvent englober des domaines non physiques et spirituels. A ce sujet, il convient de rappeler que le paradigme post-matérialiste reconnaît les expériences spirituelles qui se réfèrent à une dimension fondamentale de l’expérience humaine et qui sont fréquemment rapportées dans toutes les cultures… Et enfin, ce paradigme favorise également une prise de conscience concernant les questions environnementales et la nécessité de préserver notre biosphère, en mettant l’accent sur le lien profond qui nous unit à la nature » (p 35).
Une ouverture
Ce livre nous présente différentes approches du nouveau paradigme scientifique post-matérialiste. Dans sa présentation des phénomènes qui permettent d’envisager l’esprit au delà du cerveau, on constate l’universalité de ces phénomènes répandus dans toutes les cultures. Il en découle une universalité de la réalité spirituelle dont ils témoignent. Cette universalité peut embarrasser certains groupes religieux voulant s’approprier un monopole de « la vie après la vie ». En regard, un récent livre de la théologienne chrétienne Lytta Basset nous offre une approche inclusive dans son livre : « Cet Au-delà qui nous fait signe ». (5). Cette approche de l’Au-delà apparaît comme une révolution spirituelle. Le paradigme post-matérialiste nous présente une réalité interconnectée. Ainsi, « il existe une profonde interaction entre le monde mental et le monde physique qui ne sont pas vraiment séparés ». « La conscience apparaît comme un constituant fondamental de l’univers ». « Le nouveau paradigme favorise une prise de conscience de la profonde interconnexion entre la nature et nous, au sens large, y compris tous le niveaux d’organisation de l’univers » « C’est dans une perspective analogue que, selon le théologien Jürgen Moltmann, nous envisageons l’œuvre de Dieu dans la création (6). Ici, la création apparaît comme une « communauté dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu ». Mario Beauregard envisage les incidences considérables de l’approche scientifique post-matérialiste sur notre culture. Sur le plan conceptuel, le matérialisme scientifique s’opposait à l’approche religieuse et à la perspective du salut. Ici cet obstacle est levé. « Le paradigme post-matérialiste reconnait les expériences spirituelles qui se réfèrent à un dimension fondamentale de l’expérience humaine ». Le nouveau paradigme « réenchante le monde ». C’est une perspective dans laquelle peut s’inscrire Michel Maxime Egger dans son livre : « Réenchanter notre relation au vivant » (7). Ce livre nous apporte une grande ouverture
J H
- Mario Beauregard, Gary R Schwartz, Natalie L Dyer, Marjorie Woollacott. La nouvelle science de la conscience. Visions d’un paradigme, post-matérialiste. Guy Trédaniel, 2021
- Manifesto for a post-materialist science : https://opensciences.org/files/pdfs/Manifesto-for-a-Post-Materialist-Science.pdf
- Mario Beauregard . Comment nos pensées influencent la réalité : https://vivreetesperer.com/comment-nos-pensees-influencent-la-realite/
- Potentiel de l’esprit humain et dynamique de la conscience : https://vivreetesperer.com/potentiel-de-lesprit-humain-et-dynamique-de-la-conscience/
- Une révolution spirituelle. Une nouvelle approche de l’Au-delà : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
- Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
- Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/
par jean | Avr 26, 2013 | ARTICLES, Beauté et émerveillement |

Autour d’une exposition : « Chagall entre guerre et paix ».
Blaise Cendrars à propos de Chagall :
« Il dort, il est éveillé, il prend une église et il peint avec une église, il prend une vache et il peint avec une vache, avec une sardine… ».xx
Résidant dans une ville en Normandie, David Gonzalez a fait le déplacement pour visiter l’exposition : « Chagall entre guerre et paix », au Musée du Luxembourg. Au fil d’une conversation, il nous dit pourquoi il était motivé, ce qu’il a ressenti et ce qu’il en rapporte.
« Qu’est ce qui m’a motivé ? L’appel du désir. Parce que ma première rencontre avec les peintures de Chagall s’est réalisée fortuitement à l’occasion d’un mariage. Des amis préparaient leur mariage. Ils ont fait le choix de s’entourer d’amis plutôt que de vivre cette attente en famille ou dans une église. Et, au cours de l’après-midi précédant leur mariage, le groupe d’amis qui entourait les mariés, sous la direction d’un autre ami artiste, ont vécu un moment créatif sur le thème de Chagall. Sur des nappes en papier tendues sur des tasseaux en bois, ils ont peint tous ensemble des tableaux à la manière de Chagall. J’ai vu ces peintures et elles me sont allées droit au cœur. Elles m’ont fait une forte impression : les rouges, les bleus, des mariés voltigeant dans le ciel, des animaux lumineux dans la nuit de villages inconnus.
Ces impressions là, affectives et esthétiques, m’ont donné envie d’accrocher ces tableaux dans un petit temple anglais d’une station thermale normande qui ne sert quasiment qu’aux baptêmes et aux mariages. Je me suis dit que ces tableaux mettraient un peu de chaleur et de goût au milieu des boiseries et des béatitudes gravées sur les murs. Parmi ces tableaux produits au cours d’un pique-nique à la veille du mariage, quelques uns seulement étaient vraiment exposables. J’ai donc complété ce début d’expo en me procurant un catalogue de l’oeuvre peinte de Chagall, puis en photocopiant et en mettant sous verre quelques uns des tableaux les plus connus de ses diverses périodes.
Cette première expérience pour moi, a été principalement visuelle et pratique dans un premier temps. Mais elle a aussi déposé en moi deux notions très fortes : que Chagall peignait l’amour entre un homme et une femme et qu’il cherchait aussi à illustrer le divin. L’origine de ces peintures en provenance d’amis amoureux et l’accrochage dans le temple étaient certainement à l’origine de cette réception thématique : Chagall , Dieu et l’amour.
Quelques années plus tard, une amie m’a proposé d’aller voir l’exposition : « Chagall entre guerre et paix » au Musée du Luxembourg. Cet approfondissement de ma relation avec la peinture de Chagall se trouvait à nouveau habité par l’amitié et le désir. J’ai repensé à Dieu dans Chagall dans les habits de l’amour. Deux remarques : j’ai compris cette fois-ci que l’attention et l’état d’esprit conditionnent entièrement la réception d’une œuvre. Le désir et l’amitié m’ont semblé être la meilleure voie pour redécouvrir Chagall.
Premier pas dans le très fonctionnel Musée du Luxembourg. Les réservations sont complètes. Nous sommes nombreux devant les tableaux. Il est vingt heures trente. C’est une expérience crépusculaire.
Première séquence de tableaux : c’est le Chagall des années 1910. Deux toiles vertes transforment immédiatement mon souvenir en découverte. Ce n’est plus le Chagall des ciels bleu nuit et des rouges omniprésents. Il y a devant moi une peinture représentant une femme et son enfant devant une fenêtre, et c’est la lumière végétale et le vert des tissus qui illuminent ce tableau . Plus de flou. Un tableau réaliste. Le dessin est extrêmement précis. La femme, c’est Bella, et le nourrisson, c’est la petite fille de Marc Chagall.
La vie s’est comme arrêtée. Le cours de la vie est suspendu au présent. Et ce présent a la beauté froide d’une foret ukrainienne. Marc Chagall me fait penser à Sören Kierkegaard : sa vie entière était une attente de l’amour heureux. C’est ce que la vie lui offre. Il s’en saisit. En 1914, la guerre éclate. Chagall ne peut plus revenir à Paris comme il le désirait. C’est un exil. Il doit rester à Vitebesk. C’est une épreuve et le vide d’une réclusion.
C’est la période russe de Chagall. Dans le prolongement du premier espace du Musée du Luxemboug, sont exposés : dessins, croquis, fusains, encres de Chine, acrylique et gouache de Chagall en exil. C’est un peuple juif qui défile sous nos yeux. Des rabbins ont la figure de Monsieur tout le monde. Des visages parfois tourmentés à l’extrême où se lit toute l’angoisse du monde et de l’humain. Parfois, ce sont des regards et des bouilles totalement cocasses. On voit même un rabbin transportant la Bible sur son dos en forme d’armoire. Des inscriptions hébraïques au sens énigmatique figurent sur presque chaque portrait et scène de vie. Plusieurs encres de Chine et papier mine ont pour support du papier d’emballage. Peindre Chagall sur des nappes en papier correspondait bien à l’esprit de l’artiste. L’art comme la vie est précaire et sans prix. En regardant cette production sans aucune couleur, Chagall campe un drame historique où se marque à la fois, au quotidien, l’angoisse et l’humour.
Séquence suivante. Nous retrouvons les mariés de Chagall virevoltant dans un ciel nocturne comme peuplé d’animaux et de personnages bizarres. L’un des personnages bizarres est un juif volant. C’est la figure du juif errant. C’est l’image de l’humain cherchant le sens de sa vie au cours de son parcours terrestre. De même, dans la tradition hassidique, les animaux révèlent quelque chose du monde de Dieu.
Nouvelle séquence. Au centre de l’exposition, se dévoile une série d’illustrations portant sur la Bible. Elle est pour Chagall : « la plus grande source de poésie de tous les temps ». C’est un ensemble d’eaux-fortes insérées au sein de la Bible de Genève. C’est le grand tableau relevé à la gouache du roi David jouant de la lyre. C’est le don des tables de la loi à Moïse. Ce sont les prophètes, les patriarches, les guerriers et les rois.

Des crucifixions, notamment un très grand triptyque font le lien entre la persécution de Jésus et celle des juifs en Europe dans les années 40. Chagall en a fait don à l’état français. Comme bien souvent, l’image de Jésus déroute et sa normalité questionne. C’est à ce moment là du parcours que l’amie qui m’accompagnait me demande si Jésus était amoureux d’une femme ou d’un homme comme le raconte plusieurs romans historiques contemporains. L’échange dure dix minutes. Et c’est un échange pour tous puisqu’un petit groupe s’est arrêté à côté de nous pour écouter discrètement l’échange d’arguments. Nous en venons, en conclusion, à la question la plus pertinente : Qui est Jésus pour toi ? Et nous poursuivons notre visite.
Dernière séquence. L’exposition est assez courte et nous nous retrouvons au milieu des tableaux de la dernière période de la vie de Chagall. Fini les noirs, les rouges et les inversions chromatiques. Plus de barbes violettes, bleues ou vertes. C’est maintenant l’équilibre à petites touches d’un coucher de soleil dans la baie d’Antibes, des palmiers et lilas… Le paradis terrestre est presque là. Retour à une réalité ensoleillée. Quelque chose s’est passé. Peut-être Chagall a-t-il fini par aimer le monde tel qu’il est. Son esprit bohème semble s’être posé, mais sa peinture n’a pas fini de nous faire rêver .
« Mon cirque se joue dans le ciel,
Il se joue dans les nuages, parmi les chaises.
Il se joue dans la fenêtre où se reflète la lumière »
Marc Chagall
Le divin n’a donc pas que le visage des vieilles églises désertes. Il se reflète aussi dans la richesse des couleurs du monde, du désir et de l’amitié, mais, pour l’apprécier, il faut aimer et se savoir aimé. Dès lors, la vie, l’église, la foi en Jésus-Christ sont comme des vitraux qui nous disent un désir, à la fois souterrain et divin, que nous soyons heureux de vivre et d’espérer ».
Contribution de David Gonzalez.
Exposition : Chagall entre guerre et paix. 21 février- 21 juillet 2013 au Musée du Luxembourg
http://www.museeduluxembourg.fr/fr/expositions/p_exposition-18/
On pourra lire également :
« Une expérience. Un regard transformé. Visiter des expositions d’art ». https://vivreetesperer.com/?p=802
par jean | Août 20, 2012 | ARTICLES, Beauté et émerveillement, Expérience de vie et relation, Vision et sens |
Les petits livres Exley (1)
Oui, dans ce monde troublé où le mal se fait beaucoup voir, nous avons besoin d’entendre des voix positives, celles qui nous parlent de bonté, de beauté et de vérité. Lorsque l’ombre se propage, nous avons besoin de regarder vers la lumière et d’y trouver réconfort pour notre cœur et encouragement pour notre conduite. Dans tout ce qui peut paraître chaotique, nous avons besoin de points de repère qui nous rappellent les va leurs fondamentales. En s’adressant jadis aux chrétiens de Philippes (Epître aux Philippiens 4/8), Paul leur écrivait : « Que tout ce qu’il y a de vrai, de noble, d’honorable, ce qui a une réelle valeur et ce qui est juste, pur et digne d’être aimé, occupe vos esprits. Tendez vers tout ce qui s’appelle vertu et mérite louange ». Ces paroles peuvent être entendues par tous ceux qui, aujourd’hui, savent ou pressentent que la voix de la conscience est aussi le chemin du bonheur.
Les livres cadeaux Exley
Les livres cadeaux, signés Helen Exley, répondent à ces aspirations. Car ils apportent des paroles de sagesse capables d’inspirer un genre de vie. Et ils sont là pour être partagés, échangés dans des gestes d’amitié. « Vos pensées, si pleinement chargées de sens, si émouvantes dans les mots et dans les sentiments, sont un secret de bonheur et de paix » écrit ainsi une lectrice. « Nous ne finirons jamais de les méditer et de les approfondir. Ce sont d’infinis trésors d’amour et de sagesse. Elles nous permettent de nous relever, de rouvrir les yeux sur un nouvel horizon, de sortir de nos découragements, de nos peurs, de nos révoltes, de garder grandeur et dignité et de nous attacher à rechercher les valeurs essentielles de la vie ». (Emmanuelle Z).
Ecoutons ce que nous dit Helen Exley sur la manière dont elle crée les livres paraissant dans ses collections. « Je pense à toutes celles et à tous ceux qui liront les citations que je rassemble. La radio joue en sourdine. Je m’assieds de façon à pouvoir regarder les arbres et le jardin. Ce sont les arbres, surtout, qui me donnent le sens de la beauté, la certitude d’appartenir au monde. Les citations m’interpellent à titre personnel. Je les dispose en fonction de mes émotions et de mes sentiments. Je les lis toutes pour choisir le plus exactement l’idée voulue. Je ne choisis pas une citation en fonction de son auteur. Je choisis celle qui traduit le mieux une émotion ».
Effectivement, les citations proviennent d’auteurs très variés quant à l’époque, la nationalité, l’activité, la sensibilité religieuse ou philosophique.
Reportons-nous par exemple au petit livre : « Parlez-moi de joie ». En voici quelques citations.
« Comme c’est merveilleux, absolument merveilleux, je le redis, vraiment merveilleux ; ensuite vient l’allégresse muette » (William Shakespeare 1564-1616).
« La joie est le fruit naturel d’un cœur brûlant d’amour » (Mère Thérésa 1910-1997).
« Etre capable de trouver sa joie dans la joie de l’autre : voilà le secret du bonheur » (Georges Bernanos 1888-1948).
« Ce que je vis fut l’allégresse générale : chaque chose semblait renvoyer le même sourire au monde » (Dante 1265-1321).
« Lorsque tu atteindras le cœur de la vie, tu trouveras la beauté en toute chose » (Kahlil Gibran 1883-1931).
« Le soleil ne luit pas pour deux ou trois arbres, mais pour la joie du monde entier » (HenryWard Beecher).
« Les justes jubilent devant la face de Dieu. Ils exultent et dansent de joie » (Psaume 68).
« Avant tout, n’oublions pas qu’un acte de bonté est en lui-même un acte de bonheur. C’est la fleur d’une longue vie intérieure de joie et de contentement » (Maurice Maeterlinck 1862-1949).
Des collections porteuses de valeurs.
A travers ces extraits, nous voyons combien la recherche de sens est première. Et, comme l’éventail des collections en témoigne, cette recherche de sens porte des valeurs.
En effet, certains thèmes sont privilégiés. Ce sont les sentiments d’affection qui s’expriment dans toute la gamme des relations familiales : époux, parents, enfants, grands parents…et aussi des événements familiaux : mariages, naissances, anniversaires. Quelques titres : Ma fille, ma joie. Un bébé, quel bonheur ! Mères et filles. Les grands mères. A mon cher papa. Et, sur un registre comparable, l’amitié est exaltée dans de nombreuses parutions. Bref, la relation est au premier plan.
Une grande attention est portée également aux qualités de l’être, aux vertus, à la profondeur de l’existence : les valeurs : lumière de la vie. Sagesse pour notre temps. Parlez-moi de bonté, de beauté, de simplicité, de compassion, de courage, d’espoir, de joie…
Plus généralement, il y a ici la proposition et la recherche d’un genre de vie s’exprimant dans la profondeur et l’harmonie : La grâce du moment présent. Prendre le temps de vivre. Suivre son chemin. Le bonheur existe.
Dans ces collections, on parle aussi de diverses occupations, source de bien être : les sports, les animaux domestiques…
Quelle agréable diversité ! Quelle fraîcheur aussi dans l’expression ou l’humour est bien présent !
Ces livres se caractérisent également par la qualité de leur présentation. Chaque citation est accompagnée par une photo, un dessin, une aquarelle, une reproduction d’œuvre d’art. Il y a vraiment une recherche de la beauté des formes dans des styles qui se diversifient actuellement en fonction de l’évolution des sensibilités. L’éditeur a acquis un savoir faire qui permet l’expression de la pensée dans un écrin ou se conjuguent la beauté de l’illustration et une ingéniosité technique particulièrement à l’œuvre dans certaines collections comme les tout-petits-livres.
L’inspiration biblique et la sagesse des nations.
Au départ de cette présentation, nous avons évoqué une parole de Paul dans l’épître aux Philippiens (Phil 4/8). Paul adopte et met en valeur le positif de son environnement culturel.
Dans une introduction à la lecture de la Bible (2), un grand bibliste britannique, N.T.Wright, montre comment le Nouveau Testament se développe dans une relation de dialogue avec la culture de l’époque. Si un tri est à opérer, les valeurs positives sont retenues et mises en valeur. Dans l’épître aux Romains, « Paul peut reconnaître un lien profond entre les perceptions du bien et du mal qui existe dans le monde et celles auxquelles l’Eglise chrétienne peut adhérer » (4).
La même réalité est observable dans l’Ancien Testament.
Pasteur baptiste, engagé dans la Société Biblique britannique, David Spriggs a publié un article remarquable sur cette question (5).
Il y montre l’importance des textes de sagesse dans l’Ancien Testament : Proverbes, Job, Ecclésiaste, mais aussi : Psaumes, Ruth, l’histoire de Joseph… « A travers la tradition biblique, il est juste de considérer la sagesse comme une des voies principales dans laquelle Israël reconnaissait ses liens avec les cultures environnantes et essayait d’en explorer les implications… La sagesse hébraïque n’est pas une création isolée en Israël. Au contraire, elle s’inscrit dans une grande tradition intellectuelle qui a été élaborée pendant des siècles à travers les pays du Croissant Fertile ».
Il se trouve qu’au XIXè siècle, nous dit David Spriggs, l’importance de la sagesse dans l’Ancien Testament a été de plus en plus méconnue. A cette époque, dans l’environnement du positivisme, on s’est éloignée d’une théologie de la création. L’accent a été mis sur l’histoire. On s’est attaché à ce qui était unique dans la foi d’Israël, et finalement, cette particularité est devenue le principal indicateur de la Révélation. L’approche de la sagesse a ainsi été marginalisée. Et, dans le même temps, on a surévalué tout ce qui différenciait la religion chrétienne par rapport à ce qui est fondamentalement humain à l’intérieur d’une bonne société.
David Spriggs nous rappelle que, pour Israël, le fondement de la sagesse réside dans la création. Dieu a créé le monde entier et tous les peuples du monde. Le monde lui appartient et ainsi « les structures profondes qui sous-tendent une vie réussie, tant sur le plan personnel et familial que sur le plan communautaire et international, sont inscrites par Dieu dans le monde… Bien qu’il y ait là une réalité mystérieuse, ces structures (la manière dont les choses marchent le mieux) sont plus ou moins accessibles à celui qui est à leur recherche. Ceux qui connaissent Dieu à travers une Révélation spéciale (c’est à dire dans l’Ancien Testament, les Israélites) seront en principe davantage capables de percevoir avec clarté les marques de Dieu dans les structures de la vie ordinaire. D’où la pensée que la révérence pour Dieu est le commencement de la sagesse. Dans cette perspective, la sagesse devient un pont entre le peuple particulier d’Israël marchant dans son alliance avec Dieu et les autres peuples ».
Cette analyse éclaire la situation d’aujourd’hui. La perte de la dimension biblique de la sagesse a des conséquences sensibles. Elle va de pair avec une surestimation des différences entre l’Eglise et la société environnante et, en conséquence, une séparation croissante entre ces deux univers. Dans cette perspective, certaines communautés chrétiennes s’enferment dans un univers religieux plutôt que de s’engager dans la société en réponse à l’appel d’en être le sel et la lumière. La sagesse présente dans la Bible est là pour nous aider à nous engager dans la vie humaine ordinaire. Elle donne la capacité de trouver et de suivre la voie de Dieu dans un monde difficile et aussi d’aider les autres à découvrir cette voie.
Les petits livres Exley . Un apport spirituel.
Cette réflexion biblique nous dit combien la sagesse est précieuse.
Les choix des collections Helen Exley ne sont évidemment pas la conséquence d’une orthodoxie religieuse. Mais des chrétiens peuvent y reconnaître des valeurs avec lesquelles ils sont en affinité. Ces livres nous parlent de sagesse dans une vie humaine ordinaire. On peut y voir une action de l’Esprit en train de construire des ponts et de susciter l’émergence d’une sagesse, à partir de différentes cultures et d’un vaste ensemble de pensées issues d’une littérature internationale.
Jésus nous donne un critère de discernement : juger l’arbre à ses fruits. Manifestement, ces livres contribuent à une élévation de la pensée. Ils encouragent. Ils réconfortent. Ils incitent à aimer. Bien sûr, il appartient au lecteur d’évaluer, pour lui–même, les paroles reçues, d’exercer un discernement. Mais il y a dans ces collections un éclairage à ne pas ignorer. Voilà des ressources qui correspondent aux aspirations de personnes engagées dans une quête spirituelle. Et elles sont disponibles pour exprimer un geste d’amitié. Quel cadeau !
J H
(1) Site internet : www.helenexley.fr Voilà plus de trente ans que, depuis l’Angleterre, Helen Exley crée de « beaux-petits-livres-cadeaux » : recueils de citations, de petits textes courts de paroles de sagesse ou livres d’humour. Depuis vingt ans, en collaboration avec Helen Exley, ces livres sont adaptés en langue française, enrichis par des textes francophones et diffusés par une maison d’édition belge. Une partie du catalogue accessible sur le site.
(2) N.T.Wright. Scripture and the authority of God. SPCK. 2005.
« The New Testament stands in dialogical relation with all human culture ». (p.43-44).
(3) David Spriggs. The Bible as wisdom today : a key to cultural engagement ? The Bible in Transmission, summer 2004, p.13-15.
par jean | Déc 3, 2022 | ARTICLES, Vision et sens |
La continuité de la vie
Selon Barbara Holmes
Du 30 octobre au 5 novembre 2022, sur le site du Center for action and contemplation, Richard Rohr a publié une séquence de méditations intitulée : « Garder la foi dans nos ancêtres » (« Keeping faith in our ancestors ») (1). Dans l’esprit du thème annuel : « Nothing stands alone » : « Rien n’est isolé ; tout se tient », cette séquence envisage la « communion des saints » : « A travers l’histoire, les humains ont souvent manifesté fortement leur appréciation d’une connexion avec leurs ancêtres », écrit Richard Rohr en poursuivant : « Je pense que cette notion collective de l’unité est ce que les chrétiens ont essayé de verbaliser lorsqu’ils ont ajouté tardivement à l’ancienne déclaration de foi des apôtres : « Je crois à la communion des saints ». Ils nous offrait l’idée que les morts en unité avec les vivants, qu’ils soient nos ancêtres directs, les saints en gloire ou même, ainsi appelées, les âmes du purgatoire » (« Partie d’un corps », mardi 1er novembre 2025). Sur ce blog, nous avons évoqué à de nombreuses reprises, la communion des vivants et des morts en évoquant notamment la théologie de Jürgen Moltmann (2). Nous abordons ce thème ici en rapportant la contribution de Barbara Holmes dans cette séquence : « The continuum of life » (La continuité de la vie » (3).
Barbara Holmes intervient à deux reprises dans cette séquence, l’une d’elle rapportant une expérience spirituelle vécue personnellement sur le registre du thème évoqué. Elle s’inscrit par ailleurs dans le réseau communautaire du « Center for action and contemplation ». C’est une personnalité qui a acquis une compétence dans de nombreux domaines : art, sociologie, sciences de l’éducation et, bien sur, théologie. A partir de son expérience spirituelle, elle a écrit plusieurs livres, et notamment : « « Une joie inexprimable. Pratiques contemplatives dans une Eglise noire », « Cosmos et libération ». Elle déclare : « Ma vie est engagée dans la lutte pour la justice, la guérison de l’esprit humain et l’art dans un mouvement de créativité radicale en recherche de pertinence ». Elle est décrite comme « une enseignante en spiritualité, une activiste et une chercheuse centrée sur la spiritualité afro-américaine, la mystique, la cosmologie et la culture » (4). C’est une théologienne et une écrivaine.
Barbara Holmes s’exprime ainsi : « Un monde sans ancêtres est solitaire. Je suis pleine de gratitude envers les anciens de ma famille qui m’ont introduit dans le continuum de la vie. Il est important de savoir comment nous comprenons notre séjour dans cette réalité. Si nous considérons nos vies comme des segments séparés par un trait qui englobe les dates de la naissance et de la mort, nous serons inconsolables quand un traumatisme tronquera nos réalités et retardera nos destinations. Mais si nous nous considérons nous-même comme une partie du continuum de la vie qui ne se termine pas à la mort, mais transite jusqu’à la vie après la vie, nos perspectives peuvent changer ».
Barbara Holmes porte ensuite son regard sur les relations entre le monde présent et l’au delà. « La communauté des ancêtres qui habite déjà la vie au delà de la vie se tient en contact constant avec nous. Ils envoient des messages et interviennent lorsque nécessaire. Ils prient avec nous et murmurent des avertissements. Que nous les appelions ancêtres ou anciens, seules ces femmes et ces hommes qui ont mené de bonnes vies dans leur vie physique, sont considérés comme étant des guides avisés dans le royaume spirituel. Dans certaines cultures africaines, ils sont appelés les ainés, les anciens. Chaque ancien représente l’entière autorité mystique et légale de la lignée. Pour moi, les ancêtres, les ainés vivants et morts, m’ont imposé le respect et ont toujours été présents, me soutenant et me guidant ».
Richard Rohr apporte ensuite un témoignage personnel. Après le décès de sa mère, il a fait l’expérience de la connexion ou d’un « pont » à la vie après la mort. « Je crois qu’un des évènements essentiels est l’expérience de la passion et de la mort, en relation avec quelqu’un que nous aimons, avec quelqu’un auquel nous sommes lié.
Quand ma mère est décédée, je n’ait pas douté qu’elle construisait un pont – je ne vois pas quel autre mot utiliser – qu’elle bâtissait un pont et prenait quelque chose de moi avec elle et qu’elle me renvoyait quelque chose d’elle. Je comprends maintenant à un niveau plus profond ce que Jésus voulait dire : « A moins que je m’en aille, l’Esprit ne viendra pas ». (Jean 16.7). Je pense que le cours normal de l’histoire est pour chaque génération de passer et de bâtir des ponts d’amour et de confiance pour la génération suivante… Tout ce que Jésus est venu nous enseigner et avait seulement besoin de nous enseigner, c’était comment avancer à travers le grand mystère, ne pas être confondu et d’avoir confiance que Dieu est de l’autre côté ».
Les formes de notre conscience des rapports entre les vivants et les morts sont certes en relation avec la culture dans laquelle nous vivons. Les accents peuvent varier, mais, avec Jürgen Moltmann, nous croyons en la communion entre les vivants et les morts.
« L’être humain est un être en relation ». Cette réalité se manifeste également dans la continuité des générations. « Les êtres humains participent à une continuité des générations même s’ils n’en ont pas toujours conscience ». Dans les sociétés modernes occidentales, l’individualisme fait obstacle à cette conscience collective. Cela réduit la conscience de la communion entre les vivants et les morts. A cet égard, les sociétés traditionnelles, en particulier celles d’Extrême Orient, ont quelque chose à nous rappeler, car elles vivent actuellement cette communion entre les vivants et les morts. Dans le monde occidental, nous avons besoin d’une culture nouvelle du souvenir, « de manière à ne pas vivre seulement comme individus pour nous-mêmes, mais en vue de regarder au delà de nous-mêmes ». C’est seulement si nous percevons notre durée de vie dans le cadre plus vaste de la succession des générations que nous pouvons entrer « dans la mémoire du passé et dans l’avenir en espérance de ce qui est à venir ». Pour réaliser cette communion entre les vivants et les morts, une transcendance de la vie et de la mort est requise… La foi chrétienne envisage la communion des vivants et des morts dans le Christ qui est mort dans une mort humaine et a été ressuscité dans une vie divine. En conséquence, la communauté chrétienne est une communauté non seulement des vivants, mais des morts. « Le Christ est ressuscité pour qu’il puisse être le Seigneur à la fois des morts et des vivants » ( Romains 14.9) (5).
J H
- Keeping faith in our ancestors : https://cac.org/themes/keeping-faith-with-our-ancestors/
- Sur la Terre comme au Ciel : https://vivreetesperer.com/sur-la-terre-comme-au-ciel/ Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/ Une révolution spirituelle. Une approche nouvelle de l’Au-delà : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
- The continuum of life : https://cac.org/daily-meditations/the-continuum-of-life-2022-10-30/
- Barbara Holmes : https://www.drbarbaraholmes.com/bio
- Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/