Méditer avec Moltmann

Une vision d’espérance mise à la disposition de tous.

Au fil des années, nous avons pu constater combien la théologie de Jürgen Moltmann répondait aux aspirations et aux questionnements d’un vaste public. Ce recueil : Méditer avec Moltmann (1) s’inscrit dans cette approche. Par son accessibilité, il met la théologie de Moltmann à la portée de tous. Et pour quoi donc? L’avertissement en quatrième de couverture nous le dit :

« Dans l’histoire dont nous faisons l’expérience, il nous est plus facile de désigner le négatif dont nous voulons nous libérer que d’exprimer le positif en vue duquel nous espérons devenir libre. Mais c’est l’expérience d’un avenir plus grand qui nous mène vers des expériences  toujours nouvelles ».

Le secret de la force mobilisatrice de la pensée de Moltmann se trouve dans la profondeur des réflexions existentielles qu’il nous propose. Mais, pour que cette force nous rejoigne et nous transforme à notre tour, elle doit être méditée, digérée, expérimentée, confrontée aux joie et aux peines de notre existence. L’incarnation de l’espérance s’inscrira alors dans notre parcours de vie ».

Les textes rassemblés ici (2) proviennent du blog : « L’Esprit qui donne la vie », créé en 2011, pour communiquer la pensée de Moltmann à tous ceux qui sont à la recherche d’un Dieu, communion d’amour et puissance de vie. Il n’est pas anodin que l’éditeur ait, de lui-même choisi comme titre : « Le sourire de Dieu ».

Ce livre nous ouvre à une nouveauté de vie. Dans son adresse aux étudiants de Prétoria, qui introduit le recueil, Jürgen Moltmann déclare : « Celui qui croit au « Dieu vivant », voit le monde non seulement selon la réalité… mais aussi selon les possibilités. « Tout est possible à celui qui croit », parce que « tout est possible avec Dieu » . Toute la réalité est une possibilité réalisée. La possibilité vient en premier, la réalité vient après » (p 13). Ce livre regarde à la promesse de Dieu et nous ouvre un avenir. Dans le témoignage sur lequel s’achève ce recueil, homme de foi et d’action engagé dans de grandes causes humanitaire, Guy Aurenche nous confie une notation personnelle : « En refermant provisoirement ce livre de méditation, me vient l’appétit d’un commencement caché » ( p 156).

Au fil des années, nous avons pu constater combien la théologie de Jürgen Moltmann était libératrice, féconde et éveillait des échos chez des amis de formations et de cultures très différentes. La théologie de Moltmann est un continent. Chacun vient y chercher une réponse à ses questionnements. C’est un dialogue à partager.

J H

  1. Jean Hassenforder. Méditer avec Moltmann. Le sourire de Dieu. Préface : Discours de Jürgen Moltmann aux étudiants de Pretoria, traduit par David Gonzalez. Postface par Guy Aurenche. Empreinte Temps présent. 2019 (Collection : l’art de méditer dirigé par David Gonzalez).
  2. Issus du blog : « L’Esprit qui donne la vie », les textes sont entrés ensuite dans un processus d’édition, dans lequel, à notre regret, le référencement initial n’a pas été retranscrit. A ce sujet, on se reportera donc au blog originel : https://lire-moltmann.com

Ressembler à Jésus ?

Accueillir l’œuvre de Christ en nous

 

En relisant le cahier dans lequel Odile Hassenforder écrivait ses réflexions et ses méditations, on trouve un ensemble de trois textes au sujet de la ressemblance à Jésus, à Christ, écrits en début novembre 2006. Le premier d’entre eux a été publié dans un chapitre du livre : « Sa présence dans ma vie » (1) sous le titre : « Accueillir l’œuvre de Christ en nous » (p 121) : « Jésus n’est pas extérieur à nous comme un modèle à suivre, mais il demeure en nous. C’est l’œuvre de Dieu dans un mouvement de vie ». Nous poursuivons ici cette réflexion à travers des extraits des deux textes suivants, inédits.

 

 1 Il s’agit de se laisser transformer.

 

Accueil de la bonté de Dieu : Parce que je la reçois, je me sens habitée. Alors, je peux et désire en vivre davantage.

 

Romains 12. 2 A cause de la bonté que Dieu vous a témoigné,

« Ne suivez pas les coutumes du monde où vous vivez

Mais,

laissez Dieu vous transformer

en vous donnant une intelligence nouvelle

Ainsi, vous pourrez savoir :

ce qu’il veut

ce qui est bon

ce qui lui plait

ce qui est parfait »

 

Offrir sa vie : consacrer son être tout entier : que notre corps, nos forces, nos facultés soient à sa disposition pour le renouvellement de notre mentalité.

 

Adopter une attitude intérieure différente. Donner à nos pensées une nouvelle orientation

Inspiration de nos pensées renouvelée. Coeur transformé. Attitude mentale et spirituelle changée.

Ephésiens 4.23 :

« Comprenez les choses

d’une façon nouvelle

selon l’Esprit de Dieu

Devenez une personne nouvelle

créée comme Dieu veut.

La vérité la rend juste et sainte ».

C’est à dire :

Ne mentez plus : dire la vérité à son prochain

Ne commettez plus de péché : votre colère cesse avant la nuit

Ne plus voler : travailler honnêtement

Pas de paroles mauvaises : paroles utiles qui aident les autres, qui font du bien

Ne pas garder de rancunes

Ne pas s’énerver ; pas de cris, d’insultes…

 

Cherchez les mots qui aident et encouragent

Que chaque parole contribue au progrès spirituel.

Dite à propos, cette parole sera le moyen par lequel

Dieu bénira celui qui vient, entend.

 

Faites disparaître toute mauvaise humeur : aigreurs, rancune, esprit de revendication, explosion de colère, raillerie, paroles blessantes.

 

Soyez aimables

Compréhensifs les uns pour les autres

Aidez vous les uns les autres

Toujours prêts à pardonner

 

Marcher dans l’amour de Christ.

 

2 Recevoir une force de vie

 

Jésus n’a pas apporté un enseignement extérieur.

Ses paroles sont force de vie.

pénètrent, transforment le cœur

Provoquent de l’enthousiasme parce qu’elles éveillent un désir profond

Alors, il s’agit de s’ouvrir à la force de vie, de résurrection-renouveau en Christ.

 

Touché au fond du cœur, c’est dans la joie et l’enthousiasme

que nous désirons changer

devenir++

en sachant que c’est possible

que l’Esprit agit en nous

 

Il ne s’agit plus d’observer une loi

mais de s’ouvrir à l’Esprit de Jésus

de se laisser conduire par Lui

en s’engageant dans la voie de l’amour.

 

Cela dépasse nos forces morales

Alors devenons lumière : bonté, justice, vérité.

 

Une telle expérience suscite en nous la louange (Ephésiens 5.18-20)

 

Odile Hassenforder

 

(1)            Odile Hassenforder. Sa présence dans ma vie. Empreinte temps présent. 2011. Sur ce blog, des textes issus de ce livre ou inédits : https://vivreetesperer.com/?tag=odile-hassenforder

Redressez-vous et relevez la tête !

 

Dans un monde où les menaces abondent, et, à notre échelle personnelle, une circulation de nouvelles qui nous rappellent la fragilité de notre existence terrestre, nous sommes aujourd’hui comme en d’autres temps bien plus sombres, confrontés à l’adversité. Et pourtant, ce n’est qu’une part de la réalité. Car nous sommes portés par un mouvement de vie et nous sommes à même de pouvoir ressentir constamment des expressions de générosité, de bonté et de beauté. Pour faire route dans cet univers contrasté, pour adopter un regard juste, pour porter de bons fruits, nous avons besoin d’éclairages qui suscitent en nous des dispositions positives. Anne Faisandier nous appelle ainsi à l’accompagner dans une méditation à partir d’un texte d’évangile (Luc 21. 25-33) qui, en décrivant des évènements catastrophiques, nous appellent à la vigilance. A vrai dire, ce texte peut donner lieu à bien des interprétations selon les pulsions et les humeurs. Ainsi, au long des années, on a entendu à propos de ce texte des propos nébuleux et, pire, des commentaires engendrant la peur et la culpabilité. Au contraire, à partir de ce texte, Anne Faisandier apporte un discernement, appelle à une vigilance positive et ouvre à l’espérance : « « Redressez-vous et relevez la tête ». Nous avons relevé les paroles de Anne Faisandier dans une vidéo (1) de la série « Pasteur du dimanche » (2) et nous en soulignons certains passages.

 

« L’apocalypse, cela nous fait toujours peur parce que cela met sous nos yeux la réalité terrifiante d’un monde en train de se déconstruire, un univers ébranlé et des catastrophes naturelles, et aussi la violence, l’homme contre l’homme et le règne de la mort. Si ce texte fait cela, ce n’est pas pour nous menacer de quelque chose qui pourrait nous arriver demain, C’est, je crois, au contraire pour prendre tout à fait au sérieux ce qui nous arrive aujourd’hui, parce que c’est notre réalité aujourd’hui que de devoir traverser ces angoisses, ces frayeurs, cette déconstruction du monde.

Mais le mot : apocalypse ne veut pas dire : catastrophe. Non, il veut dire : révélation. Et je crois que s’il nous met cette réalité là sous les yeux, c’est pour nous révéler trois choses.

La première, c’est qu’il ne faut pas être dans le déni. Parce que le déni de cette réalité difficile, compliquée, terrifiante est pire que de la regarder en face et de prendre en compte la réalité.

La deuxième chose, c’est que, si nous sommes dans le déni, alors il y a de fortes chances que nous soyons soumis à ces forces du mal qui sont à l’œuvre et qui déconstruisent le monde, ces forces qui sèment la terreur, qui profèrent la haine, qui prônent le repli sur soi, qui érigent l’injustice en loi, l’égoïsme en principe de base au risque de détruire l’univers qui est autour ce nous.

La troisième chose que fait ce texte, c’est qu’il nous indique une espérance : « Redressez-vous et relevez la tête quand vous verrez cela arriver », nous dit le texte. Redressez-vous et relevez la tête, parce que c’est dans cette réalité-là, dans ce monde-là que vous verrez celui qui vient vers vous en Jésus-Christ. C’est là que Dieu a choisi d’établir son royaume pour vous, avec vous, pour le monde entier. Le monde de l’apocalypse est le même que celui où vient s’établir le royaume de Dieu.

 

Alors ce texte nous indique que nous avons devant nous un choix, le choix de voir la réalité en face ou de la refuser, le choix de nous engager ou de baisser  la tête comme si de rien n’était. Et il nous dit clairement que le choix de la vie, c’est le choix du veilleur, de celui qui relève la tête, de celui qui s’engage et qui choisit la vie… ».

 

Dans un  monde qui « souffre les douleurs de l’enfantement » (Romains 8.23), nous croyons qu’en Christ ressuscité, une nouvelle création est en route. Ce processus est déjà opérant. Et c’est donc bien dans la réalité actuelle que « Nous voyons Celui qui vient vers nous en Jésus-Christ » et que « Dieu a choisi d’établir son Royaume pour nous, avec nous et pour le monde entier ». Alors nous pouvons regarder en avant et nous appuyer sur des signes positifs comme nous y invite le théologien de l’espérance, Jürgen Moltmann (3) : « L’attente de l’avenir du Christ situe le présent dans la lumière de ce qui vient, et fait faire l’expérience de la vie corporelle dans la force de la résurrection. C’est ainsi qu’elle devient une vie « la tête haute » (Luc 21. 28) et « une marche debout » (Ernst Bloch)…. Vivre dans l’espérance, c’est vivre dans l’anticipation de ce qui vient, dans « une attente créatrice »… C’est à une telle vie vécue dans l’anticipation qu’avait appelé l’Assemblée du conseil œcuménique des Eglises à Upsal en 1968 : « Assurés de la puissance de Dieu, nous vous adressons cet appel : prenez part à l’anticipation du royaume de Dieu et rendez visible dès maintenant quelque chose de la création nouvelle que le Christ accomplira lors de son jour » (4).

 

 

Ainsi, dans ce monde où nous rencontrons menaces et souffrances, « Faisons le choix du veilleur, de  celui qui relève la tête, de celui qui s’engage et qui choisit la vie ».

 

J H

 

(1)            Anne Faisandier. L’apocalypse aujourd’hui : vidéo sur You Tube : https://www.youtube.com/watch?v=NBjo9KTXpB4

(2)            Site de « Pasteur du dimanche » : http://www.pasteurdudimanche.fr

(3)            Introduction à la pensée théologique de Jürgen Moltmann sur le blog : L’Esprit qui donne la vie : http://www.lespritquidonnelavie.com

(4)             P. 462-463, in : Jürgen Moltmann. Jésus. Le Messie de Dieu (Cerf, 1993)

 

Sur ce blog, voir aussi : « Face à la détresse du monde » : https://vivreetesperer.com/?p=1643

« Les malheurs de l’histoire. Mort et résurrection » : https://vivreetesperer.com/?p=744

« En eau profonde » : https://vivreetesperer.com/?p=409

« Une vie intérieure qui croit et que rien ne peut détruire » : https://vivreetesperer.com/?p=888

« L’avenir inachevé de Dieu. Pourquoi c’est important pour nous ! » https://vivreetesperer.com/?p=1884

« Confiance ! Le message est passé » https://vivreetesperer.com/?p=1246

Bienveillance humaine. Bienveillance divine : une harmonie qui se répand

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Lytta Basset : Oser la bienveillance

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         Nous avons en mémoire ou dans notre vécu immédiat, la présence d’une personne bienveillante. Et quand nous y pensons, nous ressentons paix et joie. Cette présence transforme notre perception des situations. Ainsi, lors d’un enterrement, j’ai souvenir d’un prêtre âgé qui accueillant chacun avec bonté, dans une conversation toute simple, a suscité un ressenti positif de la célébration. Je me rappelle une directrice de mon institut qui savait reconnaître et encourager le travail de chacun par des petits mots à l’occasion de telle ou telle production. Respectée par tous, elle facilitait le développement d’un climat de collaboration. Et, en famille, j’ai tant reçu de la bienveillance d’êtres chers qui m’ont permis de vivre et de me transformer. La bienveillance peut également se manifester dans des figures publiques et elle entraîne alors une ouverture des coeurs au delà des barrières sociales et religieuses. La bienveillance est communicative. Elle se répand. Contrairement à ce que peuvent penser ceux qui, pour des raisons religieuses ou philosophiques, ont une vision très sombre de la nature humaine, elle est reconnue par un grand nombre de gens, car elle correspond à une attente de leurs cœurs. Dans l’Evangile, Jésus ne dit-il pas ? : « Que votre lumière luise devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux » (Mat 5.16).

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Lytta Basset : Oser la bienveillance

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         Une théologienne, Lytta Basset, vient de publier un livre : « Oser la bienveillance » (1). Il y a eu en effet dans la culture de la chrétienté, une représentation pervertie de la nature humaine dans la doctrine du péché originel. « Lytta Basset écrit la généalogie et l’impact de cette notion profondément nocive qui remonte à Saint Augustin et qui contredit les premiers Pères de l’Eglise. Elle montre comment ce pessimisme radical est totalement étranger à l’Evangile. Tout au contraire, les gestes et les paroles de Jésus nous appellent à développer un autre regard sur l’être humain, fondé sur la certitude que nous sommes bénis dès le départ et le resterons toujours. Appuyé sur le socle de cette bienveillance originelle, chacun de nous peut oser la bienveillance envers lui-même et envers autrui, et passer ainsi de la culpabilité à la responsabilité ».          Le livre de Lytta Basset ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur notre héritage religieux, sur le problème du mal, sur la culpabilité et le péché, et sur la réalité de la bienveillance. Dans cette contribution, nous évoquerons l’approche de Lytta Basset dans sa description de la bienveillance et dans son commentaire d’épisodes de la vie de Jésus dans lesquels la bienveillance s’exprime et se répand.

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Lytta Basset : un chemin

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         Lytta Basset nous parle à partir de son histoire personnelle où elle a vécu, pendant des années, un enfermement : au départ, hantise de la question de la culpabilité, de la faute et du péché, et puis, à la suite d’« une violente irruption et invasion du mal jadis souffert », la préoccupation lancinante du mal commis ». « Autre préoccupation qui appartient à la préhistoire de ce livre : dans les déclarations publiques comme dans les accompagnements spirituels, je suis frappée par l’image négative que les gens ont d’eux-mêmes et des humains en général » (p 9). « Ma réflexion a donc eu pour point de départ mon propre malaise par rapport à la question du péché et à l’image désastreuse qu’elle nous avait donné de nous-mêmes » (p 9). « Nos contemporains ont un besoin brûlant d’être valorisés pour qui ils sont. Mais si la voix qu’ils entendent n’est pas celle d’un Dieu inconditionnellement bienveillant, faut-il s’en étonner ? J’ai trouvé utile de chercher du côté de ce qui, trop longtemps, a parasité la ligne. Je veux parler de ce dogme du péché originel qui, adopté au Vè siècle grâce à Saint Augustin, a « plombé » l’Occident de manière ininterrompue jusqu’au XXè siècle avec sa vision catastrophique de la nature humaine » (p 11) (2).

         Il y a dans ce livre un parcours particulièrement utile pour engager un processus de libération par rapport à des représentations qui emprisonnent et détruisent. A partir de cette perspective, Lytta Basset propose ensuite une vision nouvelle fondée sur son expérience de la relation humaine et sur sa lecture de l’Evangile.

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         Ainsi Lytta Basset nous invite à examiner les paroles et les comportements de Jésus. « Avec cette personne, je peux être moi-même… elle me voit comme quelqu’un de précieux et se réjouis que j’existe… Tel était le regard de Jésus sur chaque personne qu’il rencontrait, adulte ou enfant. Un regard tout à fait insolite, en ce qui concerne les enfants. C’est à cela, entre autres, que je le vois incarner la Bienveillance. A rebours de la mentalité de son époque, il les bénissait et les présentait comme les êtres les plus proches de Dieu, ceux dont l’image divine est la plus perceptible à qui sait regarder » (p 313) (3). Et, à contre-courant de l’état d’esprit dominant, Jésus porte également « un regard inconditionnellement bienveillant sur l’adulte dysfonctionnant en rupture de relation, « pécheur » (p 316).

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Vivre et reconnaître la bienveillance.

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         Mais comment Lytta Basset envisage-t-elle la bienveillance ? « Etre bien-veillant, c’est veiller sur quelqu’un dans une bonne intention, lui vouloir du bien sans lui imposer quoique ce soit ».

« Jamais une abstraction… la Bienveillance s’expérimente entre nous bien avant que nous en ayons conscience. Et sans avoir besoin que nous nous déclarions croyants. Elle se contente de nous pousser chaque jour à être attentifs à cette bienveillance que nous vivons de la part d’autrui et/ou à l’égard d’autrui » (p 317). De fait, lorsqu’elle parle de la Bienveillance avec un grand B, Lytta Basset y voit une manifestation de Dieu : « Je mets la majuscule quand je désire me laisser habiter et traverser par le regard du Tout-Autre. Sans m’imaginer que j’en suis l’initiatrice… Il me saute aux yeux qu’elle vient d’ailleurs en ces occasions où je ne l’attendais pas du tout : quand je m’entends et me perçoit bienveillante envers une personne qui m’avait contrariée, mise hors de moi, traitée en ennemie » (p 317-318). Dans les moments difficiles, « un bon entraînement est à notre portée : être attentif à la bienveillance qui circule entre les autres, y compris les inconnus, et dont nous sommes témoins tous les jours, dans la rue, le train, se réjouir de cette Bienveillance qui s’immisce dans nos relations incognito, suppléant inlassablement à nos carences individuelles… » (p 319)

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La Bienveillance : Jésus dans les évangiles.

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         C’est ainsi que Lytta Basset est amenée à nous présenter un commentaire éclairant de plusieurs textes des évangiles : Luc 19, 1-10 ; Luc 5, 17-26 ; Jean 8, 1-11.

         Elle nous montre la Bienveillance à l’oeuvre et cette vision renouvelle notre lecture. Ainsi commente-t-elle la rencontre « fortuite » de Jésus avec Zachée : à elle seule, la Bienveillance dont Jésus est porteur va inciter son vis-à-vis à reprendre le chemin de la relation et devenir responsable de ses actes !

         Le récit fait partie d’une section qu’on a appelé « l’Evangile des exclus », de toutes ces personnes considérées comme irresponsables… » (p 319) (4). « Cela se passe à Jéricho. Jésus vient de guérir un aveugle qui l’a appelé au secours. Juste après, « voilà qu’un autre homme : Zachée, cherche aussi à voir Jésus. La similitude me frappe : tous les deux sont des exclus, parce que des « pécheurs »… or tous les deux sont en demande, plus ou moins consciente, plus ou moins explicite, de relation » (p 319-320). « La Bienveillance qui traverse la ville, ce jour là, va faire fond sur le désir d’un homme Zachée, qui « cherchait (simplement) à voir qui était Jésus » (p 320).

         Lytta Basset nous invite donc à reconnaître dans cette rencontre différents aspects de la bienveillance : « La bienveillance à l’affût du désir d’autrui. Une bienveillance qui traite d’égal à égal. Une bienveillance désireuse de relations qui durent. Une bienveillance qui pousse à des actes responsables. Une bienveillance qui accueille autrui dans les limites du moment. Une bienveillance qui rend clairvoyant. Une bienveillance qui réveille en l’humain sa capacité relationnelle. Une bienveillance qui fait lâcher culpabilité et perfectionnisme. Une bienveillance restauratrice du tissu social… » (p 321-335) ». Ces titres évocateurs balisent le commentaire du texte de Luc qui décrit la rencontre entre Jésus et Zachée. A travers cette grille de lecture que nous pouvons nous aussi appliquer à ce texte, Lytta Basset excelle à nous montrer les éclairages qu’on peut y découvrir. Ecoutons par exemple ce qu’elle écrit à propos de « la bienveillance qui traite d’égal à égal ». Dans sa rencontre avec Zachée, elle voit en Jésus une parfaite humilité « comme pour mieux nous encourager à nous identifier avec lui : n’importe quel être humain, marqué dans sa plus grande humanité du sceau de la Bienveillance, peut offrir à un semblable, aussi emmuré soit-il, son propre désir de lien, peut se mettre à la « recherche » en lui, de « ce qui était perdu » pour la relation, le sauver du repli mortel sur lui-même. Quand nous faisons cela, nous ne faisons que laisser la Bienveillance agir à travers nous : plus nous sommes humains (fils et fille de l’humain) et tendons la perche aux autres, plus nous incarnons ce Dieu qui est en démarche constante de relation » (p 323).

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Un livre pionnier

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         Ce livre ouvre notre regard. En phase avec le tournant des sciences humaines qui découvrent en l’homme un potentiel positif (5), dans une période où un changement profond intervient dans les mentalités, où la prégnance des enfermements du passé est en voie de décrue, Lytta Basset prend appui sur son expérience spirituelle et sur une lecture renouvelée des textes bibliques pour mettre en valeur la bienveillance, une manière d’être, de sentir et d’agir, qui a toujours existé, mais qui, aujourd’hui, répond à une aspiration nouvelle telle qu’on peut l’entendre aujourd’hui dans des expressions de convivialité ou des démarches collaboratives (6).

         Il y a aussi aujourd’hui une quête spirituelle de plus en plus répandue (7). En regard, le livre aborde très concrètement des questions existentielles majeures. La réponse se situe dans une approche relationnelle (8). « Ce qui concerne par dessus tout les auteurs bibliques, c’est d’être en lien avec le Vivant, de l’écouter et de l’entendre pour s’orienter dans la vie » (p 230). La relation avec Dieu va de pair avec la relation avec les humains. Le mal se trouve là où la relation est en péril ou interrompue, dans des situations énoncées par Lytta Basset en terme « d’enfermement, d’errance, d’aveuglement, de maladie, de division, d’exclusion, d’idolâtrie, de dette.. ». L’exigence, c’est de « ne pas nous couper les uns des autres »  (p258).

         Ce livre embrasse un champ très vaste. L’auteur a donc effectué un grand travail de documentation et de synthèse. Certains points peuvent parfois être discutés, mais ce qui compte ici, c’est le mouvement et l’état d’esprit. Ce livre ne parle pas seulement à notre intelligence,  il parle également à notre cœur. Et en élargissant notre vision, il nous libère de nos limites et de nos enfermements. C’est une ressource dans laquelle on peut venir et revenir puiser.

         Nous avons orienté cette contribution sur un des aspects du livre qui en est aussi l’inspiration directrice : la bienveillance. Quand nous interrogeons notre mémoire, il nous vient de multiples échos d’une bienveillance reçue qui a engendré et engendre encore aujourd’hui paix et joie. Au cœur de nous même, nous savons en vérité qu’accueillir la Bienveillance, la manifester envers ceux qui nous entourent dans un regard, dans un sourire, dans un geste, c’est nous sentir en harmonie avec Dieu, avec les humains, avec nous-même et percevoir le bonheur d’être qui réside dans cette harmonie.

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J.H.

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(1)            Basset (Lytta). Oser la bienveillance. Albin  Michel, 2014

Présentation du livre par Lytta Basset en vidéo : http://www.albin-michel.fr/Oser-la-bienveillance-EAN=9782226253880

Lytta Basset est une théologienne réputée qui ouvre de nouveaux horizons : http://fr.wikipedia.org/wiki/Lytta_Basset

(2)            Dans un livre sur la post chrétienté, Stuart Murray décrit bien le tournant intervenu au Vè siècle à la suite de la théologie d’Augustin d’Hippone (doctrine du péché originel et conception très sombre de l’humanité) et aussi le devenir de l’Eglise comme pouvoir. Sur le site de Témoins, voir : http://www.temoins.com/etudes/faire-eglise-en-post-chretiente.html

(3)            « Découvrir la spiritualité des enfants. Un signe des temps ? » : http://www.temoins.com/etudes/decouvrir-la-spiritualite-des-enfants.-un-signe-des-temps/toutes-les-pages.html  Depuis une quinzaine d’années, on constate un tournant dans le regard concernant la spiritualité des enfants. La recherche met en évidence la dimension spirituelle de l’enfant, ainsi la recherche de Rebecca Nye : Nye (Rebecca). Children’s spirituality. Church House publishing, 2004. Des théologiens trouvent une inspiration dans les paroles de Jésus sur les enfants. Sur ce blog : « L’enfant : un être spirituel » https://vivreetesperer.com/?p=340

(4)            Sur ce blog : « Dedans…dehors ! Face à l’exclusion, vivre une commune humanité ! ». Entre autres, une réflexion sur Jésus et le phénomène de l’exclusion, par le théologien : Jürgen Moltmann. https://vivreetesperer.com/?p=439

(5)            En février 2011, le magazine : « Sciences Humaines » publie un dossier sur le « Retour de la solidarité, empathie, altruisme, entraide ». Sur ce blog : « Quel regard sur la société et sur le monde. Un changement de perspective » : https://vivreetesperer.com/?p=191 Un livre de Jérémie Rifkin : Rifkin (Jérémie). Vers une civilisation de l’empathie. Les liens qui libèrent, 2011. Après une critique sévère et utile des thèses opposées, comme celle de Freud, Jérémie Rifkin met en évidence des tendances convergentes vers une montée de l’empathie. Sur le site de Témoins, une mise en perspective : http://www.temoins.com/etudes/vers-une-civilisation-de-l-empathie.-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkin.apports-questionnements-et-enjeux.html Le livre de Jacques Lecomte sur la bonté humaine est plusieurs fois cité par Lytta Basset : Lecomte (Jacques). La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité. Odile Jacob, 2012. https://vivreetesperer.com/?p=674

(6)            Novel (Anne-Sophie), Riot (Stéphane). Vive la CO-révolution. Pour une société collaborative. Alternatives, 2012. Mise en perspective sur ce blog : « Une révolution de l’être ensemble » : https://vivreetesperer.com/?p=1394

Sur le site de Témoins : « Emergence d’espace conviviaux et aspirations contemporaines : http://www.temoins.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1012&catid=4

(7)            La manière dont la quête spirituelle se développe et s’oriente aujourd’hui est mise en évidence par Frédéric Lenoir dans son livre : « Chemin de guérison ». Mise en perspective sur ce blog : « Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance » : https://vivreetesperer.com/?p=1048

A travers une recherche méthodique, Davif Hay met en évidence la dimension spirituelle de l’homme : Hay (David). Something there. The biology of human spirit. Darton, Longman and Todd, 2006. « La vie spirituelle comme une conscience relationnelle » : mise en perspective sur le site de Témoins : http://www.temoins.com/etudes/la-vie-spirituelle-comme-une-conscience-relationnelle-.-une-recherche-de-david-hay-sur-la-spiritualite-aujourd-hui./toutes-les-pages.html. Sur ce blog: « Les expériences spirituelles » : https://vivreetesperer.com/?p=670

(8)            Cette approche relationnelle est également développée dans la pensée théologique de Jürgen Moltmann. Sur ce blog : « Dieu suscite la communion » : https://vivreetesperer.com/?p=564

« Amitié ouverte » : https://vivreetesperer.com/?p=14 Voir une présentation de la pensée de Jürgen Moltmann sur le blog : L’Esprit qui donne la vie : http://www.lespritquidonnelavie.com/

Pour poursuivre notre méditation sur la bienveillance, on pourra se reporter à plusieurs contributions sur ce blog, entre autres :

« Développer la bonté en nous : « un habitus de bonté » ».

https://vivreetesperer.com/?p=1838

« Comme les petits enfants ».

https://vivreetesperer.com/?p=1640

« Entrer dans la bénédiction ».

https://vivreetesperer.com/?p=1420

« La beauté de l’écoute ».

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« Geste d’amour ».

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Une voix humaine

Une voix humaine

Sortir du patriarcat

Au fondement du care, selon Carol Gilligan, il y a plus qu’une voix différente, une voix humaine.

Fondatrice de l’éthique du care (1) dans son livre initial paru il y a quarante ans, en 1982 aux Etats-Unis : ‘In a different voice. Psychological Theory and Women’s development’ (en français, ‘Une voix différente’) (2), Carol Gilligan développe et reformule sa pensée dans un nouveau livre paru en 2023 sous le titre : ‘In a human voice’ traduit en français sous le titre : ‘Une voix humaine. L’éthique du care revisitée’ (3).

« Quarante après la révolution d’ ‘Une voix différente’, le livre qui a fait entendre la voix des femmes dans le domaine de la vie morale, Carol Gilligan fait le bilan de ses travaux précurseurs sur l’éthique du care. La voix de l’empathie, du soin des autres, cette voix trop souvent réduite au silence, n’est pas uniquement celle des femmes. Elle est avant tout une voix humaine qui s’oppose à celle du patriarcat… Contre une hiérarchisation binaire du féminin et du masculin, ce livre développe une éthique de résistance et de libération destinée à tous. De Greta Thunberg à Spike Lee, des femmes qui avortent aux jeunes filles qui se rebellent, Carol Gilligan analyse les discours les plus subversifs de notre temps et inscrit définitivement son œuvre dans notre XXIe siècle » (page de couverture).

 

Une voix différente

Dans son livre fondateur : ‘Une voix différente’ (1), Carol Gilligan raconte comment son état d’esprit attentif et ouvert lui a permis de découvrir les failles qui existaient dans la psychologie dominante. Ainsi écrit-elle : « Voici dix ans que je suis à l’écoute des gens. Je les écoute parler de la morale et d’eux-mêmes. Il y a cinq ans, j’ai commencé à percevoir des différences entre toutes les voix, à discerner deux façons à parler de morale et à décrire les rapports entre l’autre et soi ». A partir de cette écoute, au travers de ces enquêtes, Carol Gilligan découvre que les voix de femmes ne correspondent pas aux descriptions psychologiques de l’identité du développement qu’elle-même avait lues et enseignées pendant des années. « A partir de cet instant, les difficultés récurrentes soulevées par l’interprétation du développement féminin attirèrent mon attention. Je commençais à établir un rapport entre ces théories et l’exclusion systématique des femmes des travaux permettant de construire les théories cruciales de la recherche en psychologie… On peut envisager une hypothèse : les difficultés qu’éprouvent les femmes à se conformer aux modèles établis du développement humain indique peut-être qu’il existe un problème de représentation, une conception incomplète de la condition humaine, un oubli de certaines vérités concernant la vie ». Carol Gilligan ne débouche pas sur une catégorisation absolue : « Les voix masculines et les voix féminines ont été mises en contraste ici afin de souligner les distinctions qui existent ente deux modes de pensée et d’élucider un problème d’interprétation. Je ne cherche pas à établir une interprétation quelconque sur l’un ou l’autre sexe ».

Dans une présentation d’ ‘Une voix différente’, Fabienne Bruguière nous en montre l’originalité. Carol Gilligan interpelle la théorie dominante du genre humain et les catégories d’interprétation morale de Kohlberg : « La morale a un genre : une morale masculine qui se veut rationnelle, imprégnée de lois et de principes, étouffe une morale relationnelle nourrie par le contexte social et l’attachement aux autres. Mais, bien plus encore, elle promeut une nouvelle éthique qui est un résultat de la clinique, un équilibre nouveau entre souci de soi et souci des autres. L’éthique est alors une manière de se constituer un point de vue ». Et, dans le même mouvement, « Gilligan ne préconise pas un féminisme de la guerre des femmes contre les hommes, mais de la relation entre sphère publique et sphère privée, raison et affects, éthique et politique, amour de soi et amour des autres ».

Le nouveau livre de Carol Gilligan : ‘Une voix humaine’ confirme et poursuit ce mouvement. En effet, dans la poursuite de ses recherches, notamment sur l’évolution des filles et des garçons, elle a compris que c’était le système patriarcal qui était à l’origine de la perturbation « des facultés relationnelles humaines les plus élémentaires » (p 36). « A ce moment-là, le mot ‘patriarcat’ avait revêtu une signification toute particulière pour moi. Pour le définir simplement, le patriarcat se rapporte à un ensemble de règles de vie fondé sur la binarité et la hiérarchie de genre. Pour être un homme, il ne faut pas être féminin mais masculin et asseoir sa supériorité – vis-à-vis des hommes qui ne sont pas perçus comme de ‘vrais’ hommes ainsi que des femmes. Dans un système patriarcal, l’ordre s’établit comme tel : le masculin l’emporte sur le féminin, l’hétérosexuel sur l’homosexuel » (p 36). La nocivité du patriarcat s’est imposée à Carol Gilligan dans ses nouvelles recherches. « En sapant les aptitudes relationnelles de l’humanité, l’épreuve initiatique du patriarcat compromet, chez les enfants, leur capacité non seulement à subsister mais aussi à s’épanouir. Cette initiation prépare le terrain de toutes les autres formes d’oppression, qu’elles soient fondées sur la race, la classe, la caste, la sexualité, la religion etc. C’est pourquoi les enfants internalisent les codes de genre qui les obligent à se dissocier de certains aspects de leur humanité, que leur aptitude à percevoir et à résister à l’injustice finit par se troubler » (p 37).

Au total, la ‘conception du genre binaire et hiérarchique’ de la culture patriarcale « compromet les facultés relationnelles dont nous dépendons afin de survivre et de prospérer ». Dans cette perspective, le regard se porte au-delà de la subordination féminine sur l’organisation sociale et sur la conception de l’humain. « Ce qui avait été conçu, à première vue comme une question concernant spécifiquement les femmes, voire un problème typiquement féminin, s’est révélé, grâce à une écoute attentive – avec le temps et l’évolution des connaissances, de plus en plus étendues en la matière – être une problématique ‘humaine’ » (p 38).

 

Un chemin de recherche

Dans ce livre, Carol Gilligan nous rapporte son itinéraire professionnel. En 1973, titulaire d’un doctorat de psychologie, elle enseigne à Harvard. Elle a pour collègues des chercheurs réputés dans le champ de l’identité et de la morale : Erik Erikson et Lawrence Kohlberg et, à leur exemple, elle va s’engager dans cette voie de recherche. Cette orientation, nous dit-elle, est également inspirée par ses études précédentes en littérature anglaise, « ce qui a stimulé son intérêt pour la façon dont les gens se perçoivent eux-mêmes et perçoivent la moralité lorsqu’ils sont confrontés à des situations réelles de conflits et ce choix. Les questions identitaires et morales m’intéressaient, autrement dit, comme Larry Kohlberg le définissait à l’époque, le rapport entre jugement et action » (p 18).

Carol Gilligan souhaitait aborder « une situation qui oblige les gens à faire un choix, soulève en eux des questionnements identitaires et moraux, et les oblige aussi à devoir assumer les conséquences de leurs décisions. Et c’est à ce moment-là que la Cour suprême m’est venue en aide : arrêt Roe v. Wade. Mes recherches porteraient sur la décision d’avorter dans le cas de recours à des institutions publiques… » (p 19). « Entre 1973 et 1975, j’ai interrogé 29 femmes pendant le premier trimestre de grossesse, qui envisageait l’avortement » (p 19). C’était un échantillon diversifié. Venant de relire les transcriptions des entretiens, elle se rappelle avoir dit à une collègue : ‘Tu sais, je comprends pourquoi il est si difficile pour les psychologues de comprendre les femmes’. A l’époque, j’avais été en charge d’un cours qui portait sur les théories de Freud et Erikson, de Piaget et de Kohlberg, qui avaient tous sans exception, admis qu’ils étaient pour le moins déconcertés par la gent féminine, qu’ils considéraient moins développée que les hommes en termes de perception de soi et de capacité de jugement moral… En lisant ces entretiens et en prêtant une attention toute particulière à la façon dont elles parlaient d’elles-mêmes de leur sens moral, j’ai perçu chez elles une tendance à envisager différemment les questions morales – en les abordant, de fait, depuis un autre angle de vue, c’est-à-dire à partir du postulat de la connexion plutôt que de la séparation » (p 21-22).

C’est à partir de cette prise de conscience qu’est né ‘Une voix différente’, d’abord sous forme d’un article paru en 1977 dans la Harvard Educational Review, puis d’un livre publié en 1982. Carol Gilligan raconte combien la publication de cet article dans la Harvard Educational Review rencontra de grandes résistances, si il suscita ensuite une large audience. « Dès le départ, ‘Une voix différente’ avait été reconnu pour ce qu’il était : un élément perturbateur » (p 24).

Cependant, Carol Gilligan percevait le danger d’attribuer le care exclusivement aux femmes. « Je n’avais rien d’une essentialiste. Au contraire, le fait que l’on considère le care, l’acte de prendre soin comme typiquement ‘féminin’ m’a alerté sur la construction du genre selon une modalité binaire (soit masculine, soit féminine) et hiérarchisée (privilégiant le masculin)… Il était alors fondamental pour moi de m’attaquer à la confusion qui régnait entre les femmes et ce qui semble ou est considéré comme féminin » (p 26). « Pour reprendre le titre de la philosophe Manon Garcia, ‘On ne nait pas soumise, on le devient’, c’est le patriarcat qui façonne la vie des femmes » (p 27). « Une recherche auprès d’étudiant(e)s en médecine concernant les dilemmes moraux hypothétiques de Kohlberg a montré que si, du coté des femmes, un tiers prenait seulement la justice en compte, un autre tiers évoquait à la fois la justice et le care et un tiers encore ne se référait qu’au care, la positon des hommes étaient loin d’être monolithique : si la moitié des hommes faisait uniquement intervenir la justice, l’autre moitié présentait des considérations à la fois de justice et de care afin de résoudre des problèmes éthiques et moraux » (p 27).

Une étude auprès de jeunes enfants a montré que « le souci de l’oppression (par l’usage injuste du pouvoir) et celui de l’abandon (autrement dit de l’échec à prendre soin) sont des préoccupations de l’humanité tout entière, inscrite dans le cycle même de la vie humaine. Il suffisait de tendre l’oreille à la parole des enfants pour entendre qu’ils faisaient appel à la morale en s’exclamant : ‘C’est pas juste !’ ou ‘Tu t’en fiches !’ » (p 28 ).

« Mais c’est la recherche que j’ai menée auprès des jeunes filles qui m’a fait déplacer le curseur après avoir développé et explicité ce que j’entendais par une voix différente pour me déplacer sur une autre question : qu’est-ce qui peut bien inhiber notre perception, faire obstacle au point de ne pas voir ce qui se trouve sous nos yeux ? Et c’est là que la construction du genre selon une modalité binaire et hiérarchique s’est imposée comme le filtre qui nous empêche de voir et de dire ce qui est pourtant évident » (p 28).

 

La pression de la culture patriarcale : soumission ou résistance

Carol Gilligan nous permet de mieux identifier la culture patriarcale qui se manifeste puissamment dans nos sociétés. Elle nous décrit dans ce livre les recherches qu’elle a entreprises pour montrer comment cette culture en arrivait à formater la jeunesse en étudiant les réactions correspondantes : soumission ou résistance. « Au milieu du XIXe siècle, un psychiatre avait constaté que les filles étaient ‘plus susceptibles de souffrir à l’adolescence’. J’en suis venu à me pencher sur cette énigme. Toutes celles et ceux qui travaillent en milieu scolaire savent qu’avant l’adolescence, ce sont les garçons qui ont le plus tendance à éprouver des difficultés d’ordre psychologique… tandis que pour les filles, c’est à l’adolescence qu’on observe une soudaine hausse de dépression… ». Dans le cadre de sa recherche sur ‘la centralité de la relation dans le développement humain’, Carol Gilligan a formulé la théorie suivante : « La confrontation initiale des enfants à ce que le patriarcat impose en termes de binarité et de hiérarchisation des genres présente un danger pour leur résilience et se traduit donc par des symptômes de détresse psychologique. La temporalité du processus initiatique intervient plus tôt chez les garçons (entre 4 et 7 ans environ) et plus tard chez les filles (en général à l’adolescence) » (p 34).

Comme le psychologue américain Martin Seligman ne voyait pas l’origine de la dépression des filles dans leur enfance, Carol Gilligan a eu une intuition. « Ce sont les jeunes filles qui m’ont mis la puce à l’oreille. Elles résistaient aux structures patriarcales, à la binarité des genres, qui exigeaient d’elles de dissocier leurs pensées de leurs émotions, leur esprit de leur corps, leur soi – cette voix qui exprime ce qu’elles ressentent et ce qu’elles pensent – de leurs relations… C’est en les écoutant que je me suis intéressée pour la première fois à ce que je nomme initiation et résistance… » (p 34-35).

S’il y a bien une découverte fondamentale dans le champ des études consacrées au développement – qui débutèrent avec les filles dans les années 1980 et se poursuivirent dans les années 1990 chez les garçons et ce jusqu’à nos jours – c’est d’avoir compris que la binarité et la hiérarchie du genre du système patriarcal compromettent les facultés relationnelles humaines les plus élémentaires. En distinguant raison (masculine) et émotion (féminine), en séparant l’esprit du corps, de même que soi et les autres, cette approche binaire nuit à notre capacité à être en contact de ce que nous ressentons par la pensée, à connaitre le fonctionnement de notre corps, à cultiver nos relations avec les autres, et par conséquent à entretenir, bon gré, mal gré, une vie sociale en tant qu’être humain » (p 37).

En continuation de sa recherche sur les jeunes filles, Carol Gilligan a observé des troubles analogues chez de jeunes garçons de 4 à 7 ans environ, cette épreuve se rejouant à dernière année de lycée ou au début de leurs études supérieures… Les garçons se trouvent soumis à la pression de se positionner comme ‘vrai mec’, de légitimer leur appartenance au club des garçons… Ces enfants, alors qu’ils démontraient au départ une expression claire, authentique et fraiche dans leurs relations les uns avec les autres devenaient progressivement moins expressifs et francs entre eux… En revêtant une cape de masculinité, ils ne faisaient que se déguiser pour mieux protéger certains aspects d’eux-mêmes qui auraient été considérés comme non masculins (c’est-à-dire féminins) ou qui leur auraient valu d’être comparés à des femmes (efféminé, gay) » (p 58-59).

« En sapant les aptitudes relationnelles de l’humanité, l’épreuve initiatique du patriarcat compromet, chez les enfants, leur capacité non seulement à subsister mais aussi à s’épanouir. Cette initiation prépare le terrain de toutes les autres formes d’oppression, qu’elles soient fondées sur la race, la classe, la sexualité, la religion etc. » (p 37).

 

Une voix humaine

A travers son écoute, Carol Gilligan a pu reconnaitre chez certaines jeunes fille des voix qui s’élevaient en résistance contre l’emprise patriarcale. « Après avoir passé dix ans de ma vie à prêter attention à la parole de ces jeunes filles précisément à la période où elles font leur entrée dans une culture qui valorise l’honneur plutôt que la vie tout en privilégiant la voix des patriarches, je peux tout à fait l’expliquer » (p 52). « Il ne m’a pas échappé qu’on rétribuait toujours celles dont la voix devenait conforme aux valeurs et aux normes du patriarcat. Mais j’ai aussi pu observer les réticences des jeunes filles à s’y accorder et l’effet de cette résistance sur les femmes… Ce que je souhaite ici, c’est raconter comment la parole des femmes, de même que leur silence, nous éclairent dans la compréhension de ce qui demeure sinon une énigme du développement de l’espèce humaine : pourquoi nous accommodons-nous d’une culture qui compromet notre humanité ? Comme nous en sommes tous et toutes témoins aujourd’hui, les voix de ces jeunes filles peuvent être celles du changement radical, surtout quand, et si, elles sont entendues » (p 52). Carol Gilligan nous fait part alors de deux figures exemplaires : Greta Thunberg et Darnella Frazier. Greta Thunberg, cette petite jeune fille suédoise est connue de nous tous pour son engagement planétaire contre le réchauffement climatique. Darnella Frazier, âgée de 17 ans est, parmi les témoins du meurtre de George Floyd, la seule qui eut le réflexe d’enregistrer la scène sur son téléphone, permettant ainsi la condamnation ultérieure du coupable.

« Parce que j’ai pu suivre des jeunes filles de la phase intermédiaire de l’enfance à l’adolescence et constaté leur évolution, j’ai observé que cette résistance saine à leur dépossession de la parole et de la relation se transforme en résistance politique lorsque ces filles disent la vérité aux autorités – élevant ainsi la vérité, par leur voix, au rang du pouvoir ; songez à Greta et Darnella ou encore à Claudette Colvin qui n’avait pas encore 16 ans lorsqu’elle a revendiqué son droit constitutionnel en s’opposant à la ségrégation… » (p 57).

Pour entendre la voix différente des femmes et puis la voix humaine qui s’affirme en dépit de la culture patriarcale, Carol Gilligan a pratiqué ‘une écoute radicale’. « L’écoute radicale correspond à une modalité d’écoute qui plonge à la racine de ce qui est dit comme de ce qui n’est pas dit ; elle définit une façon de s’accorder à la voix sourde sous-jacente, à cette autre conversation qui se joue entre les lignes du dialogue… Au cours de mes recherches sur le développement moral, j’ai pris conscience de la nécessité d’une écoute radicale grâce à une femme que j’interrogeais. Je lui avais présenté l’un des dilemmes que les psychologues utilisent pour évaluer le stade de développement moral d’une personne et lui avais posé la question habituelle : que devrais faire Heinz ? Si je me souviens bien ; la femme avait à peu près mon âge et je l’avais vu hésiter, elle ne m’avait pas quitté des yeux. « Vous voulez savoir ce que je pense, m’avait-elle demandé. Ou vous voulez savoir ce que je pense vraiment ?… Elle me disait ainsi entre les lignes qu’elle avait appris à réfléchir aux questions morales d’une manière différente de ce qu’elle pensait réellement. De plus, elle était consciente de la différence… Elle m’a fait comprendre la nécessité d’une pratique radicale de l’écoute, où l’on tend à la fois l’oreille à une voix initiée et à une voix qui résiste à l’initiation. » (p 61-62). C’est à ce changement que je voyais certaines filles résister, répugnant à faire taire la voix qui exprimait ce qu’elles pensaient ou ressentaient ‘vraiment’ » (p 62).

Carol Gilligan a pu ainsi aller de découverte en découverte : « Ces dernières années, il est apparu de plus en plus évident que cette ‘voix différente’ qui semblait ‘féminine à l’oreille’ au motif qu’elle relie la raison à l’émotion, l’esprit au corps et le moi aux relations, est en fait ‘une voix humaine’ – pour reprendre les mots de la poétesse Louise Glück, une voix ‘indomptée’, une voix ‘non initiée’ » (p 73).

Dans l’épilogue de ce livre, Carol Gilligan nous présente le mouvement de sa pensée à travers lequel l’affirmation d’une voix différente se reconnait comme l’affirmation d’une voix humaine et se fonde une éthique du care.

« En tant que philosophie morale de la relation, l’éthique du care est un guide qui permet de connaitre les autres et de se connaitre soi… J’ai aujourd’hui le recul nécessaire pour clarifier ce qui était moins visible ou moins bien formulé quand j’ai publié mes premiers travaux : quoique d’abord perçue comme une voix féminine, la ‘voix différente’ (la voix de l’éthique du care) est une voix humaine : c’est une voix qui diffère de la voix patriarcale (restez à l’affut des signes de répartition et de hiérarchie binaire) ; là où le patriarcat s’impose en force, la voix humaine est une voix de résistance et l’éthique du care est une éthique d’émancipation » (p 164).

 

Une théologie en phase avec l’éthique du care : Elisabeth Moltmann-Wendel et Jürgen Moltmann

Au même moment où Carol Gilligan publie ‘une voix différente’ (1982), se déroule un dialogue entre Elisabeth Moltmann-Wendel, une des premières théologiennes féministes et son mari Jürgen Moltmann, un des plus grands théologiens de notre époque, à la Conférence œcuménique internationale de Sheffield en 1981 avec pour thème : « Devenir des personnes dans la communauté nouvelle des hommes et des femmes » (4).

Elisabeth et Jürgen nous ont par ailleurs fait part de leur expérience personnelle à ce sujet. Elisabeth Moltmann-Wendel nous rapporte qu’« elle fréquentait des femmes chrétiennes bien éduquées, exerçant un grand contrôle sur elles-mêmes. Je me suis rendu compte qu’elles ne parvenaient pas à s’aimer elles-mêmes. Alors en réaction, j’ai proclamé ces trois affirmations : ‘Je suis bonne. Je suis unifiée. Je suis belle. J’empruntais l’idée d’unité, de complétude, de plénitude (wholeness) à la théologie féministe qui assume la femme, corps et âme… ». Jürgen Moltmann interrogé sur cette question a certes confirmé le caractère innovant et authentiquement chrétien de cette théologie, mais il s’est exprimé aussi d’une façon plus personnelle. Il rappelle combien l’éducation des jeunes garçons, des hommes, a, elle aussi, été entachée par la négativité et la violence : ‘Vous n’êtes rien, vous ne pouvez rien, vous devez faire… Quelle terrible éducation !’ (5).

Elisabeth Moltmann-Wendel proclame une théologie féministe : « L’expérience des femmes que Jésus est un ami qui partage leurs vues, qui donne chaleur, intimité, et tendresse à tous ceux qui sont abandonnés et sans soutien, est oubliée… Le féminisme, le mouvement des femmes dans le monde occidental, a donné à beaucoup de femmes le courage de se découvrir, d’exprimer à nouveau leurs propres expériences de Dieu, de la Bible avec des yeux nouveaux et de recouvrir leur rôle unique et original dans l’Évangile ». Elisabeth incrimine le système patriarcal. « Ce système est incompatible avec l’identité et les conceptions des femmes… Aujourd’hui, les femmes comprennent Jésus comme ce qu’il a été pour elles. Elles veulent se débarrasser de la domination du système patriarcal ».

Jürgen Moltmann s’accorde avec Elisabeth dans sa contestation du système patriarcal : « L’ordre patriarcal est ancien et répandu. A un stade précoce, l’Église a été reprise en main dans une culture patriarcale. En conséquence, le potentiel libérateur du christianisme a été paralysé… Ainsi, la libération des femmes et, en conséquence celle des hommes, pour sortir du système patriarcal, est connectée avec la redécouverte de la liberté de Jésus et une nouvelle expérience des énergies de l’Esprit. Nous devons laisser derrière nous le Dieu monothéiste des seigneurs et des mâles, et découvrir, depuis les origines du christianisme, le Dieu de la communauté qui est riche en relations, capable de souffrance et apporte l’unité. C’est le Dieu vivant, le Dieu de la vie que le système patriarcal a déformé à travers les idoles de la domination. En lui, les hommes aussi expérimentent une libération de la distorsion dont les femmes ont souffert et souffrent encore comme conséquence du système patriarcal ».

Voilà une vision théologique qui nous parait résonner avec l’affirmation d’une ‘voix humaine’ par Carol Gilligan, cette voix qui, dans la poursuite de la proclamation d’une ‘voix différente’ exprime une écoute et un respect de la personne et appelle à la sortie du système patriarcal.

J H

 

  1. Carol Gilligan. Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? Précédé d’un entretien avec Fabienne Bruguière. Champs essais, 2019
  2. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
  3. Carol Gilligan. Une voix humaine. L’éthique du care revisitée. Climats, 2024
  4. Femmes et hommes en coresponsabilité dans l’Église : https://www.temoins.com/femmes-et-hommes-en-coresponsabilite-dans-leglise/
  5. Quelle vision de Dieu, du monde, de l’humanité… ? : https://vivreetesperer.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/