Le Dieu vivant et la plénitude de vie

 

Éclairages apportés par la pensée de Jürgen Moltmann

Dans son livre : « The living God and the fullness of life » (Le Dieu vivant et la plénitude de vie » (1), Jürgen Moltmann  nous parle de la puissance de vie, active dans le message du Christ qui se déclare « La résurrection et la vie », une force présente chez les premiers chrétiens et qui peut tout autant se déployer dans le monde d’aujourd’hui. Jürgen Moltmann exprime également une vision du monde en ce sens. Voici, à ce sujet, quelques brefs extraits de son livre, que, sans expertise d’une traduction professionnelle, nous avons rapporté en français, en espérant que ce livre sera bientôt traduit et publié dans notre langue. En lisant ces passages, on se reportera au texte anglais.

Le livre de Jürgen Moltmann est très riche et très dense. Ces quelques passages ne sont pas représentatifs de l’ensemble. Simplement, ils ont été retenus ici comme une invitation à la réflexion et à la méditation.

 

J H

 

 

Dieu vivant, Dieu trinitaire

Le Dieu vivant ne peut être nul autre que le Dieu trinitaire. Le Dieu trinitaire vit une vie éternelle comme un amour mutuel au sein de Dieu. L’histoire du Christ est son histoire de vie pour nous, parmi nous et avec nous. Dans l’Histoire du Christ, sa vie éternelle absorbe en elle notre vie finie. Et, ceci étant, cette vie mortelle est alors déjà une vie éternelle. Nous vivons dans sa vie éternelle même quand nous mourrons. (p 69)

 

Plus forte est la résurrection

Pourquoi le christianisme est-il uniquement une religion de la joie, bien qu’en son centre, il y a la souffrance et la mort du Christ sur la croix ? C’est parce que, derrière Golgotha, il y a le soleil du monde de la résurrection, parce que le crucifié est apparu sur terre dans le rayonnement de la vie divine éternelle, parce qu’en lui, la nouvelle création éternelle du monde commence. L’apôtre Paul exprime cela avec sa logique du « combien plus ». « Là où le péché est puissant, combien plus la grâce est-elle puissante ! »  (Romains 5.20). « Car le Christ est mort, mais combien plus il est ressuscité » (Romains 8.34. Trad. de l’auteur). Voilà pourquoi les peines seront transformées en joies et la vie mortelle sera absorbée dans une vie qui est éternelle.

« Tout ce qui venait de la souffrance s’évanouissait rapidement

Et ce que mon oreille entendait n’était rien d’autre qu’un chant de louange » ( Werner Bergengruen) (p 100-101).

 

La vie éternelle nous est donnée

Si nous cessons de considérer la fin temporelle de la vie humaine, mais à la place, regardons à son commencement éternel, alors la vie humaine est entourée et acceptée par le divin et le fini fait partie de l’infini. Cette vie actuelle, cette vie joyeuse et douloureuse, aimée et souffrante, réussie et infructueuse, est vie éternelle. Dieu a accepté cette vie humaine et l’a interpénétrée, réconciliée et guérie, qualifiée en immortalité. Nous ne vivons pas seulement une vie terrestre et, pas seulement une vie humaine, mais simultanément, nous vivons aussi une vie qui est divine, éternelle et infinie.

 

« Celui qui croit a la vie éternelle » (Jean 6.47). Mais ce n’est pas la foi humaine qui acquiert la vie éternelle. La vie éternelle est donnée par Dieu. Elle est présente dans chaque personne humaine, mais c’est le croyant qui la perçoit. On la reconnaît objectivement et on l’absorbe subjectivement comme vérité dans sa propre vie. La foi est la joie dans la plénitude divine de la vie. Cette participation à la vie divine présuppose deux mouvements qui traversent les frontières : l’incarnation de Dieu dans cette vie humaine, et la transcendance de la vie humaine dans la vie divine. (p 73-74)

 

Dieu présent et proche

La foi chrétienne n’est pas tournée vers un Dieu lointain, mais elle se vit dans la présence de Dieu qui nous entoure de tous côtés.

« Tu m’entoures par derrière et par devant. Tu mets ta main sur moi. Une science aussi merveilleuse est au dessus de ma portée. Elle est trop élevée pour que je puisse la saisir » (Psaume 139. 5-6). Il est vrai que nous ne pouvons voir Dieu. Cependant, ce n’est pas parce que Dieu est si loin, mais parce qu’il est si près… « Dieu est plus près de nous que nous ne pouvons l’être de nous-même », déclare Augustin. « En lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Actes  17.28).

 

Mais cela n’est pas seulement vrai pour nous-même. Cela s’applique à tout ce que Dieu a créé. Il n’y a rien là dedans qui échappe à la présence de Dieu. Nulle part, nous ne pourrions ne pas rencontrer Dieu. En conséquence, nous rencontrerons toute chose avec révérence… Alors nous voyons toute chose dans  la présence de Dieu et la présence de Dieu en toute chose…

 

Au moment où nous croyons cela, une spiritualité cosmique commence. Nous commençons à voir toute chose avec étonnement et nous sommes saisis par une profonde révérence envers la vie… Dieu nous attend en toute chose qu’Il a créée et nous parle à travers elles. Celui qui a des yeux pour voir le voit. Celui qui a des oreilles pour entendre l’entend. La création entière est un grand et merveilleux sacrement de la présence de Dieu qui y réside. (p 170-171)

 

Marcher dans l’espérance

L’espérance ne signifie pas se fixer sur l’attente d’un temps meilleur dans le futur. C’est une attente tendue vers le jour nouveau. L’espoir d’une vie en plénitude nous rend curieux et ouvre nos sens à ce qui vient nous rencontrer. En vertu de cette espérance, nous sommes ouverts à l’étonnement et nous nous ouvrons à l’émerveillement à chaque nouvelle journée. Nous nous éveillons parce que nous savons que nous sommes attendus. Dans la force de l’espérance, nous ne capitulons pas face à la puissance de la mort, de l’humiliation et de la déception. Nous poursuivons la tête haute parce que nous voyons au delà du jour actuel. La personne qui abandonne l’espoir dans la vie et se désespère se tient aux portes de l’enfer au sujet duquel Dante a écrit : « Abandonnez toute espérance, vous qui entrez ici ». La personne qui garde l’espoir dans la vie est déjà sauvée. Cette espérance la garde en vie. Cette espérance la rend capable de vivre à nouveau. (p 169)

 

Une vision du futur

L’espérance eschatologique appelle le futur de Dieu « qui est à venir » (Apocalypse 1.4) dans le présent, qualifiant ainsi le présent pour être un présent de ce futur, en conformité avec le Christ, « Celui qui est venu dans ce monde » comme l’exprime la confession de foi de Marthe (Jean 11.27). La proclamation de l’Evangile aux pauvres, la guérison des malades par Jésus, et les béatitudes du Sermon sur la montagne sont des signes de la présence du futur de Dieu dans ce monde. « Le royaume de Dieu est au milieu de vous ».

 

D’autre part, l’espérance eschatologique ouvre chaque présent au futur de Dieu. « Portes, relevez vos linteaux ; haussez-vous, portails éternels pour que le grand roi fasse son entrée. » (Psaume 24.7).

On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte au futur. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent au dépens des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent. Elles voient leur futur dans le futur de Dieu, le futur de la vie et le futur de la création éternelle…

 

La vie dans la joie est déjà une anticipation de la vie éternelle. La bonne vie est déjà le commencement d’une vie rayonnante là-bas. La plénitude de la vie ici pointe au delà d’elle-même à la plénitude de la vie là-bas. Dans la joie, en perspective de ce qui est espéré dans le futur, nous vivons ici et maintenant, nous pleurons avec ceux qui pleurent et nous nous réjouissons avec ceux qui se réjouissent (Romains 12.15). La vie dans l’espérance n’est pas une vie à moitié sous condition. C’est une vie pleine qui s’éveille aux couleurs de l’aube de la vie éternelle. (p 189-190)

 

Liberté : une attente créatrice

Si la foi chrétienne est une foi en la résurrection, alors elle est tournée vers l’avenir et peut être énoncée comme la passion créatrice pour une vie future éternellement vivante. Ainsi elle transcende les limitations du présent et elle traverse la réalité actuelle pour entrer dans les potentialités de l’avenir…

 

L’espérance chrétienne n’est pas une simple attente ou le fait d’ « attendre et voir ». C’est une attente créatrice des choses que Dieu a promis par la résurrection du Christ. Ceux qui attendent quelque chose avec passion se préparent à cette intention, eux et leur communauté. Dans cette préparation, le chemin  de Celui qui vient est préparé à travers des essais pour correspondre à ce qui est anticipé, avec toutes les capacités et les potentialités dont on dispose.

 

Ces correspondances avec l’avenir que Dieu a promis, sont des anticipations du futur. La personne qui espère un monde de liberté désirera ici et maintenant une libération par rapport à la répression politique et l’exploitation économique…La personne qui espère une vie éternellement vivante, sera déjà saisie, ici et maintenant,  par cette vie « unique, éternelle et rayonnante » et rendra la vie vivante partout où elle peut. La liberté n’est pas une conscience de la nécessité (« Insight into necessity »), c’est une conscience de la potentialité (« insight into potentiality »). La liberté n’est pas une harmonie des formes actuelles de pouvoir. C’est leur harmonisation avec ce qui est à venir, comme l’annonce le prophète Esaïe : « Lève toi. Sois éclairée, car ta lumière arrive. Et la gloire de l’Eternel se lève sur toi » (Esaïe 60.1). (p 115)

 

Prier en liberté

Jürgen Moltmann évoque diverses attitudes corporelles mises en œuvre dans certains milieux pour la prière (s’agenouiller, courber la tête, fermer les yeux) dont il s’interroge sur le conception de Dieu et du rapport à lui qu’elles expriment. En regard, il décrit l’attitude des premiers chrétiens.

 

Nous découvrons une attitude d’adoration complètement différente parmi les premiers chrétiens tels qu’ils sont décrits dans les catacombes de Rome et de Naples. Ils se tiennent droits avec la tête levée et les yeux ouverts. Leurs bras sont étendus, leurs mains ouvertes et tournées vers le haut (1Timothée 2.8). C’est une attitude qui dénote une grande attente et une ouverture à embrasser l’autre avec amour. Ceux qui s’ouvrent à Dieu de cette manière sont manifestement des hommes et des femmes libres… Cette attitude était traditionnellement utilisée dans les prières pour la venue de l’Esprit Saint. C’est l’attitude des prêtres orthodoxes dans l’épiclèse de l’Esprit. Le mouvement pentecôtiste moderne l’a adoptée dans son culte. Cela devient aussi l’attitude des personnes qui sont remplies par une espérance messianique et qui font face aux incertitudes de leur temps. « Redressez-vous et relevez la tête parce que votre délivrance approche » (Luc 21.28).

 

Dans le Nouveau Testament, prier n’est jamais mentionné d’une façon isolée, mais toujours en lien avec : observer, faire attention : « observer et prier » (« watch and pray »). Aussi, en termes métaphoriques, prier n’est jamais tourné seulement vers le haut, mais toujours en même temps dans un regard en avant. Ici, Dieu n’est pas craint comme celui qui a le pouvoir suprême, mais il est perçu  comme le grand espace (« broad place ») dans lequel une personne entre en prière et peut se développer (Psaume 31.8 et 18.19). La première attitude chrétienne dans l’adoration et la prière montre que le christianisme est, dans sa forme sensorielle, une religion de liberté. La posture debout devant Dieu est étonnante et incomparable. Les personnes qui prient, prient alors dans un esprit qui s’appelle : liberté. C’est la liberté en Dieu. (p 203)

 

La foi, participation à la puissance créatrice de Dieu

Dans la foi chrétienne, la liberté ne signifie pas la conscience de la nécessité (« Insight into necessity »), ni un pouvoir indépendant et souverain de l’individu sur lui-même et ses capacité. Juste comme la foi d’Israël est ancrée dans le Dieu de l’Exode, la foi chrétienne est ancrée dans la résurrection du Christ. A travers la foi, hommes et femmes prennent conscience de leur libération et entrent dans le vaste espace divin. A travers la foi, ils participent à la puissance créatrice de Dieu. « A Dieu, tout est possible » (Mat 19.26). Car « Tout est possible à celui qui croit » (Marc 9.23). La personne qui fait confiance à un Dieu qui libère et ressuscite des morts, participe à travers l’Esprit de Dieu à l’abondance des potentialités de Dieu. Paul met cela en évidence à partir de l’exemple d’Abraham qu’il décrit comme un modèle pour une vie vécue dans la foi. « Il est notre père devant Dieu auquel il a cru, le  Dieu qui rend la vie aux morts et fait exister ce qui n’existait pas… Il crut, espérant contre toute espérance » (Romains  4.16-18). Face au non être, la liberté de Dieu se révèle une puissance créatrice, et, en face de la mort, elle se montre une force qui donne la vie… Dans la foi, les êtres humains correspondent au Dieu créateur, au Dieu qui donne la vie, et, dans le respect de Dieu, participent aux énergies divines. Cela va bien au delà des limites de ce qui paraît humainement possible, comme l’indique la parole : « Tout est possible à celui qui croit ».  Dans leur liberté limitée, empreinte de finitude, les êtres humains découvrent en Dieu des possibilités insondables. Ainsi la liberté de l’homme ne peut être limitée par Dieu, mais, dans le nom de Dieu, elle se révèle sans limites. (p 108)

 

(1)            Moltmann (Jürgen). The living God and the fullness of life. World Council of Churches publications, 2016

 

Sur ce blog, voir aussi : « Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient » : https://vivreetesperer.com/?p=2267

 

Et un renvoi aux articles de ce blog se référant à la pensée théologique de Jürgen Moltmann : https://vivreetesperer.com/?s=Moltmann

 

La danse divine (The divine dance) par Richard Rohr

 Une vision relationnelle de Dieu en réponse aux aspirations de notre temps

61deO2iFrxL._SX332_BO1,204,203,200_Les interrogations vis-à-vis de Dieu, tel qu’il est présenté dans la société occidentale en héritage de la chrétienté tournent souvent en désaffection. Mais dans cette représentation de Dieu, s’exprime l’écart entre une religion impériale et le premier accueil de l’Evangile. Face à cet écart, le livre de Richard Rohr, récemment paru aux Etats-Unis : « The divine dance » (1) apporte plus qu’une analyse : une proposition qui apparait comme une réponse vitale : une redécouverte du plein effet de la vie divine en terme de communion trinitaire. Cet ouvrage est écrit par Richard Rohr, un prêtre franciscain américain, animateur d’un Centre pour l’action et la contemplation (Center of action and contemplation), et, comme les commentaires sur son livre l’indiquent, en phase avec un réseau de personnalités chrétienne engagées dans le renouveau et l’innovation.

Ainsi, un des pionniers de l’Eglise émergente aux Etats-Unis, Brian McLaren, écrit à ce sujet : « Dans « La Danse divine », Richard Rohr et Mike Morrel explorent la vision trinitaire comme un chemin qui nous permet de dépasser une vision de Dieu qui pose problème. Ce livre magnifiquement écrit peut faire plus que changer des représentations perturbantes. Il peut changer entièrement notre manière de penser au sujet de Dieu ». Une écrivaine, Kristen Howerton, met en évidence l’originalité de cet ouvrage : « la Danse divine » est, pour notre génération, une redécouverte radicale de la Trinité en nous offrant une compréhension étendue du flux divin du Dieu trinitaire, et comment cela nous apporte un cadre de compréhension générale pour nos relations, notre sexualité, notre estime de soi et notre spiritualité. C’est une lecture éclairante pour tous les chrétiens qui ont lutté pour comprendre la Trinité par delà une doctrine impersonnelle… ».

Il y a des livres qui répondent à nos attentes et leur donnent un sens. Ainsi, Antoine Nouis, dans son livre : « Nos racines juives » (2) raconte comment il a retenu la réflexion d’un ami : « Vous savez, on ne choisit pas une théologie ; on est choisi par une théologie. Quand j’ai choisi Bultmann, je n’ai pas été convaincu par la vigueur des arguments, mais j’ai trouvé en lui un auteur qui m’aidait à penser ce que je croyais, qui mettait des mots sur ce que je savais vrai sans toujours savoir le formuler ». Ainsi, il nous arrive de trouver réponse à un ensemble de questionnements chez un auteur qui fait écho à notre recherche et à nos attentes. Ce fut le cas, en ce qui me concerne, lorsque j’ai rencontré Jürgen Moltmann (3). Et le livre de Richard Rohr éveille un écho en nous. Lui-même raconte comment, à l’occasion d’une retraite, il a découvert  « un livre hautement académique » sur la Trinité. Mais cette lecture a suscité un déclic. « Comme je lisais, en saisissant seulement quelques bribes de compréhension, je ne cessais  de me dire : « oui ! oui ! », aux mots et aux idées nouvelles. Je sentais la présence d’une grande tradition rencontrant la dynamique intérieure qui avait grandi en moi pendant trente-cinq ans… La Trinité n’était plus une croyance, mais une manière objective de décrire ma profonde expérience intérieure de la transcendance, ce que j’appelle ici « le flux » (« flow » (p 40-41). Ainsi, le souhait de Richard Rohr est que, si possible, ce livre ne soit pas seulement un apport de connaissances. « Ma prière et mon désir est que quelque chose que vous rencontrerez dans ces pages, résonne avec votre propre expérience de manière à ce que vous pouviez dire : « Je sens. Je sais que cela est vrai pour moi ».

Ecrit dans un style direct, découpé en courts chapitres (près de 70 !), ce livre nous entraine dans une découverte intellectuelle et existentielle. Cet ouvrage est trop riche pour donner lieu à un compte-rendu. Aussi rapporterons- nous simplement quelques chapitres significatifs.

 

Un changement de paradigme spirituel

En reprenant le terme : « paradigme » énoncé par Thomas Kuhn en histoire des sciences, Richard Rohr nous parle d’une profonde transformation en cours dans notre vision du monde.

« Au risque de paraître exprimer une grosse exagération, je pense que l’image chrétienne la plus courante de Dieu, en dépit de Jésus, est encore largement païenne et non transformée. L’histoire a si longtemps procédé à travers une image impériale et statique de Dieu qui vit principalement dans un splendide isolement par rapport à ce qu’il a créé. Dieu est largement perçu comme un spectateur critique. Et comme nous devenons toujours ce que nous voyons, nous avons désespérément besoin d’un changement dans notre espérance chrétienne concernant la manière dont nous communiquons avec Dieu… » (p 35-36).

« De fait, la révélation chrétienne, dans son intégralité, ne s’est traduite que très lentement dans les mentalités. Mais, aujourd’hui, le contexte est plus favorable. « La révolution trinitaire, en cours, révèle Dieu comme toujours avec nous dans toute notre vie, et comme toujours impliqué. Elle redit la grâce comme inhérente à la création, et non comme un additif occasionnel que quelques personnes méritent… Cette révolution a toujours été active comme le levain dans la pâte. Mais aujourd’hui, on comprend mieux la théologie de Paul et celle des Pères orientaux à l’encontre des images punitives plus tardives de Dieu qui ont dominé l’Eglise occidentale ».

« Dieu est celui que nous avons nommé Trinité, le « flux » (flow) qui passe à travers toute chose sans exception et qui fait cela depuis le début. Ainsi, toute chose est sainte pour ceux qui ont appris à le voir ainsi… Toute impulsion vitale, toute force orientée vers le futur, toute poussée d’amour, tout élan vers la beauté, tout ce qui tend vers la vérité, tout émerveillement devant une expression de bonté, tout bond d’élan vital, comme diraient les français, tout bout d’ambition pour l’humanité et la terre, est éternellement un flux de vie du Dieu trinitaire ». « Que nous le voulions ou pas… Ce n’est pas une invitation que vous puissiez accepter ou refuser. C’est une description de ce qui est en train de se produire en Dieu et dans toute chose créée à l’image et à la ressemblance de Dieu » (p 37-38). «  C’est une invitation à être paisiblement joyeux et coopératif avec la générosité divine qui connecte tout à tout. Oui, Dieu sauve le monde et Dieu est à l’œuvre même quand nous manquons de le noter, de nous en réjouir et de vivre pleinement notre vie unique » (p 38-39).

Richard Rohr nous rappelle des paroles dans les épitres :

« Il y a un seul Christ. Il est tout et il est en toute chose »

« Quand Christ sera pleinement révélé, et il est votre vie, vous aussi serez révélés avec Lui dans toute votre gloire »

Dans notre société, il y a un grand malaise qui tient à une fréquente déconnection : « Déconnection de Dieu, assurément, mais aussi de nous-même (notre corps), des uns des autres et de notre monde… Il en résulte un comportement de plus en plus destructeur.

Le don de Dieu trinitaire et l’expérience pratique, ressentie, de recevoir ce don, nous offre une reconnection bien fondée avec Dieu, nous-mêmes, les autres et le monde » (p 39).

 

L’importance majeure de la relation

L’influence de la pensée grecque sur notre propre civilisation a été considérable. Platon et Aristote exercent encore une grande influence sur nos représentations. Or, Aristote, en considérant les propriétés des choses, distinguait la « substance » et la « relation ». « Ce qui définissait la substance était ce qui induit la substance par rapport à tout le reste. Ainsi, un « arbre » est une substance tandis que « père » est une relation. Et Aristote mettait « la substance » tout en haut de l’échelle ». Ainsi la théologie occidentale a été influencée par la philosophie grecque. Alors Dieu a été défini en terme de substance ce qui entre en conflit avec la représentation relationnelle d’un Dieu trinitaire. Et cette conception a également influencé les comportements occidentaux. « Maintenant, nous voyons bien que Dieu n’est pas, n’a pas besoin d’être « une substance » dans le sens d’Aristote de quelque chose d’indépendant de tout le reste. En fait, Dieu est lui-même relation. Et, dans vie des hommes, l’ouverture à la relation induit une vie saine.

Ainsi « nous pouvons dire que Dieu est essentiellement relation. J’appellerai « salut », la disposition, la capacité et le vouloir d’être en relation » (p 46). « La voie de Jésus, c’est une invitation à un mode trinitaire de vie, d’amour et de relation  sur la terre comme c’est le cas dans la divinité. Comme la Trinité,  nous vivons intrinsèquement dans la relation. Nous appelons cela l’amour. Nous sommes faits pour l’amour. En dehors de cela, nous mourrons très rapidement. Et notre lignage spirituel nous dit que Dieu est personnel. « Dieu est amour » (p 47).

 

Percevoir l’image trinitaire

« Ceux d’entre nous qui ont grandi avec la notion prétrinitaire de Dieu ont vu probablement la réalité, consciemment ou inconsciemment, comme un univers en forme de pyramide avec Dieu au sommet du triangle et tout le reste en dessous… Mais si nous nous situons dans une perspective trinitaire, la figure représentative la plus appropriée est un cercle et même une spirale et non une pyramide. Laissons la dance du cercle inspirer notre imagination chrétienne… » (p 66-67). Nous ne sommes pas en dessous. Nous ne sommes pas exclus. Nous participons. « Nous ne sommes pas des outsiders ou des spectateurs, mais une part inhérente de la danse divine » (p 67). Le Dieu trinitaire partage sa vie avec nous. Dieu nous a inclus dans le flux divin.

Le mystère trinitaire peut également être perçu dans tout ce qui existe. Il peut être entrevu dans le code de la création. « Ce qu’à la fois les physiciens et les contemplatifs affirment, c’est que le fondement de la réalité est relationnel. Chaque chose est en relation avec une autre » (p 69). « Commencez par le mystère de la relation. C’est là où réside la puissance. C’est ce que les physiciens de l’atome et les astrophysiciens nous disent aujourd’hui » (p 70).

 

L’énergie divine

« Le Saint Esprit est la relation d’amour entre le Père et le Fils. C’est cette même relation qui nous est gratuitement donnée

Et cette même relation se manifeste dans une multitude de formes (p 186). « Tout ce qui conforte la relation est toujours l’œuvre de l’Esprit qui réchauffe, adoucit, répare et renouvelle tout ce qui est refroidi entre les chose et à l’intérieur… ». Au sein de la création, le Saint Esprit a deux grandes tâches. Il multiplie les formes de vie. Beaucoup d’espèces animales et végétales échappent à la présence humaine. « Elles forment le cercle universel de la louange simplement en existantSi vous désirez être contemplatif, c’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Chaque chose en étant elle-même rend gloire à Dieu » (p 187). La deuxième tâche du Saint Esprit est de connecter toutes ces choses. Dans cette vie multiforme, « le Saint Esprit entretient l’harmonie et une mutuelle déférence » (p 188).

 

Maintenant tout est saint

« Une fois que vous avez appris à prendre votre place à l’intérieur du cercle de la louange et de la déférence mutuelle, toute distinction entre séculier et sacré, naturel et surnaturel s’efface. Dans l’économie divine, tout est utilisable, même nos fautes et nos péchés. Ce message nous est adressé de la croix et nous ne l’avons pas encore entendu. Tout est saint maintenant. Et la seule résistance à ce flux divin de sainteté et de plénitude est le refus humain de voir, de se réjouir et de participer » (p 189-190).

« Sans le libre flux du Saint Esprit, la religion devient un système de tri tribal, passant beaucoup de temps à définir qui est dedans, qui est dehors, qui a raison, qui a tort. Et, surprise, nous sommes toujours du côté de celui qui a raison » (p 192).

Richard Rohr met en évidence la réalité et la permanence de l’amour. « L’amour est juste comme la prière. Ce n’est pas tant une action que nous faisons qu’une réalité que nous sommes déjà. Nous ne décidons pas d’être aimant. Le Père ne décide pas d’aimer le Fils. Sa paternité est un flux du Père au Fils. Le Fils ne choisit pas de laisser passer son amour vers le Père ou l’Esprit. L’amour est son mode d’être… L’amour en vous dit toujours oui. Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez acheter ou gagner. C’est la présence de Dieu en vous appelé le Saint Esprit… Vous ne pouvez pas diminuer l’amour que Dieu vous porte. Le flux est constant, total. Dieu est pour vous… » (p 193). Une pensée de la théologienne Catherine La Cugna résume tout : « La nature même de Dieu est de trouver la plus profonde communion et amitié possible avec chaque créature sur cette terre ». C’est la description de l’œuvre de Dieu.

La seule chose qui puisse vous tenir à l’écart de la danse divine, c’est la peur ou le doute ou quelque haine de soi. Qu’est-ce qui arriverait dans votre vie, juste maintenant, si vous acceptiez ce que Dieu a créé ? Voilà ce que vous ressentiriez soudain :

C’est un univers très sûr

Vous n’avez rien à craindre

Dieu est pour vous

Dieu bondit de joie vers vous

Dieu est à votre côté, honnêtement davantage que vous êtes à ses côtés » (p 193-194)

 

Pourquoi redécouvrir aujourd’hui la vie trinitaire ?

Pourquoi une redécouverte et un épanouissement de la théologie trinitaire aujourd’hui dans le monde? Si le livre de Richard Rohr éveille en nous un écho, c’est parce qu’il répond à nos aspirations et à nos questionnements dans le contexte culturel qui est le notre aujourd’hui. Comment perçoit-il lui-même l’actualité de sa vision ?

1 L’humilité de la transcendance

« Le processus actuel de l’individualisation débouche sur un sens très raffiné de l’intériorité, de l’expérience intérieure, du travail psychologique et de l’interface avec ce qu’une religion authentique dit réellement… L’approche trinitaire offre une phénoménologie beaucoup plus profonde de notre expérience intérieure de la transcendance… ».

2 Un langage théologique élargi

« La globalisation de la connaissance, une interface accrue avec d’autres religions mondiales (en particulier l’autre hémisphère du cerveau représenté à la fois par le christianisme oriental et les religions de l’Orient), un interface nouveau avec la science, tout cela demande que nous élargissions notre vocabulaire théologique ».

3 Une connaissance plus étendue de Jésus et du Christ

« En extrayant Jésus de la Trinité et en essayant de comprendre Jésus en dehors du Christ, nous avons créé une christologie très terrestre et basée sur l’expiation (atonement). Nous avons essayé d’aimer Jésus sans aimer (et même connaître le Christ et cela a créé une forme de religion malheureusement tribale et compétitive au lieu de celle de Paul : « Il y a un seul Christ. Il est tout et il est en tout ». Le Christ est une formulation cosmique et métaphysique. Jésus est une formulation personnelle et historique. Beaucoup de chrétiens ont la seconde formulation, mais sans la première, ce qui rend Jésus et le christianisme bien trop petit » (p 121-122).

 

Un livre majeur pour une voie nouvelle

Ce livre regorge de points de vue étayés par des connaissances et nourris par l’expérience. Certains de ces points de vue retentissent en nous et ouvrent un nouveau regard. Nos représentations se modifient.

Nous apprenons à mieux reconnaître la générosité divine et sa présence bienfaisante. Dans sa réalité trinitaire, l’amour de Dieu se révèle.

Nous retrouvons dans ce livre de grands thèmes de l’œuvre de Jürgen Moltmann  (3) qui, très tôt, en 1980, a publié un livre sur « La Trinité et le Royaume de Dieu » « en développant, dans un débat critique avec les tendances monothéistes de la théologie occidentale, une doctrine « périchorétique » de la Trinité qui souligne l’être-un des personnes divines, leur interpénétration et leur inhabitation mutuelle… Lorsque, dans la manière de comprendre Dieu, le concept de communauté-communion, de « mutuality » et de périchorèse vient au premier plan et reprend, relativise et limite le concept de la Seigneurie unilatérale, alors se modifie également la façon de comprendre les relations que le hommes sont appelés à vivre les uns avec les autres ainsi que leur rapport à la nature ». Et, ensuite, dans son livre : « Dieu dans la création » (première édition en allemand : 1985), Jürgen Moltmann a poursuivi sa réflexion : « Au concept trinitaire de la périchorèse mutuelle, correspond une doctrine écologique de la création. Le Dieu Trinité ne fait pas seulement face à sa création, mais y entre en même temps par son Esprit éternel, pénètre toute chose et réalise la communauté de la création par son inhabitation. Il en résulte une connexion nouvelle de la connexion de toute chose… Au concept trinitaire de la périchorèse mutuelle, correspond une compréhension nouvelle de la condition de l’image de Dieu qui est celle de l’homme. Dans la communauté mutuelle de l’homme et de la femme, ainsi que dans la communauté des parents et des enfants, il devient possible de reconnaître un être et une vie qui correspondent à Dieu… » (4). Jürgen Moltmann a écrit ensuite un livre au titre significatif : « L’Esprit qui donne la vie » (4). La pleine reconnaissance de l’Esprit découle également de la révélation trinitaire.

Si les parcours et les contextes de Richard Rohr et de Jürgen Moltmann sont différents, au point que nous ne voyons point dans le livre du premier des références aux livres du second, dans une diversité d’accents et de sensibilités, nous voyons également de profondes convergences dans leurs écrits. Ainsi,  dans son livre : « Dieu dans la création » (5), Moltmann écrit : « La périchorèse trinitaire (mouvement incessant de relation en Dieu qui se traduit dans l’expression : danse divine), doit être comprise comme l’activité suprême et en même temps comme la quiétude absolue de cet amour qui est la source de tout vivant, le ton de toutes les résonnances et l’origine du rythme et de la vibration des mondes dansants » (p 31). Et, comme Richard Rohr, Jürgen Moltmann met en  évidence l’importance majeure de la relation : « Si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté de toutes les créatures avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu… Rien dans le monde n’existe, ne vit et ne se meut par soi. Tout existe, vit et se meut dans l’autre, dans les structures cosmiques de l’Esprit divin » (p 24-25). Ainsi, à partir de ces différents éclairages, nous pouvons avancer dans la joie de la découverte et de la reconnaissance de l’être et de l’œuvre du Dieu trinitaire.

La parution du roman de William Paul Young : « The Shack » qui nous a proposé une représentation imagée du Dieu trinitaire, ouvrage traduit en français sous le titre : « La cabane » (6) et ayant remporté un succès mondial, témoignait d’une sensibilité nouvelle. L’auteur de ce livre  a accordé une préface à « The divine Dance » : « La « danse divine », de pair avec des milliers d’autres voix qui s’élèvent aujourd’hui, renverse l’Empire et célèbre la Relation. Quand on a vu les profonds mystères révélés ici avec amour, on ne peut pas ne pas voir. Quand on a entendu, on ne peut retourner en arrière. La souffrance ne peut effacer le sourire du cœur. O Dieu, tu n’a jamais eu une idée médiocre de l’Humanité » (p 22). Voici un livre qui suscite la joie et la louange parce qu’il nous parle de l’amour inconditionnel de Dieu au cœur d’un univers relationnel.

J H

 

(1)            Richard Rohr with Mike Morrell. Foreword by William Paul Young. The divine dance. The Trinity and your transformation. SPCK, 2016

(2)            Antoine Nouis. Nos racines juives. Préf. De Marion Muller-Colard. Bayard, 2018

(3)            Vie et œuvre théologique de Jürgen Moltmann à travers son autobiographie : A broad place. Sur le site de Témoins : « Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann » : http://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/   Des écrits de Jürgen Moltmann présentés sur ce blog : Vivre et espérer et sur le blog : L’Esprit qui donne la vie : http://www.lespritquidonnelavie.com

(4)            Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Une pneumatologie intégrale. Cerf, 1999. En annexe : Mon itinéraire théologique. Quelques extraits présentés ici (p 438)

(5)            Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988

(6)            William Paul Young. La cabane. J’ai lu, 2014 (18 millions de lecteurs à travers le monde)

Un Esprit sans frontières

 Reconnaître la présence et l’œuvre de l’Esprit

Si on reconnaît de plus en plus l’interconnexion qui caractérise notre univers et à laquelle nous participons, il y a dans cette prise de conscience un potentiel d’ouverture par rapport à la perception d’une force transcendante, à l’écoute d’une voix d’amour. C’est pourquoi, dans la société d’aujourd’hui, la présence de l’Esprit peut davantage être reconnue.

En christianisme, en terme d’Esprit saint, l’Esprit est reconnu  comme un acteur personnel de la communion divine et comme catalyseur et inspiration de l’Eglise. Mais si ces termes sont approximatifs avec l’intention de parler à tous, n’est-ce pas dire ainsi combien nous avons besoin de mieux connaître et reconnaître l’Esprit divin. Nous trouvons cet éclairage dans un livre que Jürgen Moltmann, le théologien de l’espérance, a consacré à l’Esprit saint sous un titre significatif : « L’Esprit qui donne la vie » (1).

Ce livre est pour nous une source d’inspiration qui éclaire notre existence. Comme l’œuvre de Jürgen Moltmann dans son ensemble, cet ouvrage ouvre des horizons multiples. Dans ce texte et selon Moltmann, nous nous interrogeons sur les barrières qui ont fait obstacle à la reconnaissance de la place et de l’œuvre de l’Esprit. Découvrons ces barrières pour les dépasser et entrer dans un processus bienfaisant. « L’auteur cherche à élaborer une théologie de l’Esprit susceptible de dépasser la fausse alternative, souvent réitérée dans les Eglises entre la Révélation divine qu’elles ont pour mission de sauvegarder et les expériences humaines de l’Esprit. Il entend ainsi mettre en valeur les dimensions cosmiques et culturelles de l’Esprit « créateur et recréateur » qui transgresse toutes les frontières établies » (page de couverture).

 

Par delà les barrières

L’Esprit de Dieu est à l’œuvre dans l’expérience humaine par delà les exclusivismes institutionnels. Il n’est pas seulement l’Esprit de la rédemption, mais aussi l’Esprit de la création. Il se déploie malgré les limites érigées par des institutions inquiètes. L’histoire récente nous montre cette tension. « Il ne peut être question d’un « oubli » de l’Esprit aux Temps modernes ; au contraire, le rationalisme et le piétisme des Lumières furent tout aussi enthousiastes que le christianisme pentecôtiste aujourd’hui. Ce furent les craintes des Eglises établies à l’égard de « l’esprit de liberté » religieux aussi bien qu’irréligieux, du monde moderne qui conduisirent à une réserve de plus en plus grande en matière de doctrine de l’Esprit saintSeul fut déclaré « saint » cet Esprit qui est lié à la médiation ecclésiale et institutionnelle… » (p 17). Encore aujourd’hui, dans certains cercles, on peut observer cet exclusivisme. « Dans la théologie et la piété protestante, comme dans la théologie et la piété catholique, il existe une tendance qui consiste à concevoir l’Esprit Saint uniquement comme l’Esprit de la rédemption  dont le lieu est l’Eglise et qui donne aux hommes la certitude de la béatitude éternelle de leur âme. Cet Esprit sauveur est mis à l’écart de la vie corporelle comme de la vie naturelle » (p 25).

 

Esprit de rédemption. Esprit de création

L’Esprit Saint n’est pas seulement rédempteur, mais aussi créateur. « Si l’Esprit Saint était seulement l’Esprit de l’Eglise et de la foi, cela restreindrait « la communion de l’Esprit Saint » et aurait pour conséquence que, dans son expérience de l’Esprit, l’Eglise deviendrait incapable de communiquer avec le monde ».

Pourquoi cette conception réduite de l’œuvre de l’Esprit ? Elle tient également à une focalisation sur les expériences intérieures de l’âme dans une attitude marquée par l’influence de la philosophie platonicienne. C’est la perspective, non pas chrétienne, mais gnostique d’une âme, à la mort, « libérée de cette vallée de larmes et de cette enveloppe corporelle caduque, et introduite dans le ciel des bienheureux ». En regard, l’Eglise ancienne a adopté la résurrection de la chair. « Or, si la rédemption est la résurrection de la chair  et la création nouvelle de toutes choses, alors l’Esprit du Christ qui sauve ne peut être un autre esprit que l’Esprit créateur qu’est la « Ruah Yahweh » selon une expression hébraïque »… Il y a une unité entre l’agir de Dieu dans la création, la rédemption et la sanctification de toutes chosesL’Esprit rédempteur est aussi l’Esprit de la résurrection et de la création nouvelle de toutes choses… ».

Ainsi, « l’expérience de la résurrection et la relation à la puissance divine ne conduisent pas à une spiritualité qui exclut les sens, qui est tournée vers l’intérieur, hostile au corps et séparée du monde, mais à une vitalité nouvelle de l’amour de la vie » (p 27).

 

Transcendance et immanence

Les représentations de Dieu ont naturellement une grande influence. Certaines représentations peuvent avoir une influence  très négative. Et on peut s’interroger en se souvenant de la personne de Jésus : «On reconnaît l’arbre à ses fruits ». Ainsi, si on croit en un Dieu si transcendant qu’il en devient inaccessible, on ne peut percevoir l’Esprit de Dieu dans l’expérience humaine. Dans un contexte de débat théologique, pour le théologien Karl Barth, « II n’y avait pas de continuité  entre la créature et le créateur, pas même dans le souvenir qu’a l’âme humaine de son origine, comme le disait Augustin » (p 22). La révélation vient d’en haut et s’impose à l’homme. Jürgen Moltmann s’interroge sur cette discontinuité entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme. « Je ne parviens pas à percevoir d’alternative de principe entre la révélation de Dieu à des hommes et l’expérience de Dieu faite par des hommes. Comment un homme pourrait-il parler d’un Dieu si Dieu ne se révèle pas ? Comment un homme pourrait-il parler d’un Dieu dont il n’existe aucune expérience humaine ? » (p 22). Et il nous invite à percevoir la présence de Dieu en terme d’immanence et de transcendance. « C’est voir l’immanence de Dieu dans l’expérience humaine et la transcendance de l’homme en Dieu. Parce que l’Esprit de Dieu est en l’homme, l’esprit de l’homme dans son autotranscendance est orienté vers Dieu. Celui qui schématise révélation et expérience en en faisant une alternative aboutit à des révélations qui ne peuvent faire l’objet d’une expérience et à des expériences dépourvues de révélation » (p 24).

 

Pour une théologie de l’expérience

L’affirmation constante du lien de l’Esprit à l’institution ecclésiale « a conduit à l’appauvrissement des communautés, à la désertion des Eglise et à l’émigration de l’Esprit vers les groupes spontanés et vers les expériences personnelles …Les hommes ne font pas l’expérience de l’Esprit de façon extérieure  seulement dans leur communauté ecclésiale, mais de façon intérieure dans l’expérience qu’ils font d’eux-mêmes à savoir dans le fait que « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit saint… (Romains 5.5). Cette expérience personnelle de l’Esprit, beaucoup de personnes l’expriment par de simples mots : « Dieu m’aime ». Ainsi Jürgen Moltmann est amené à développer une théologie de l’expérience (p 37).

« Il n’y a pas de paroles de Dieu sans expériences humaines de l’Esprit. C’est pourquoi les paroles de la Bible et les paroles de la prédication de l’Eglise doivent être référés également aux expériences des hommes d’aujourd’hui pour que ceux-ci ne soient pas seulement des auditeurs de la Parole (K Rahner), mais deviennent eux-mêmes des locuteurs de la Parole… Mais cela n’est possible que si l’on voit la Parole et l’Esprit dans leur rapport mutuel et non pas comme une voie à sens unique » (p 18).

 

Une dimension cosmique

« Les recherches nouvelles conduisant à une « théologie écologique », à une « christologie cosmique », et à la redécouverte du corps ont pour point de départ la compréhension hébraïque de l’Esprit de Dieu…. L’expérience de Dieu qui donne vie et qui est faite dans la foi du cœur et dans la communion  de l’amour conduit d’elle-même au delà des frontières de l’Eglise vers la redécouverte de ce même Esprit dans la nature, les plantes, les animaux et dans les écosystèmes de la terre ».  Ainsi notre vision s’élargit jusqu‘à une dimension cosmique. «L’expérience de la communauté de l’Esprit conduit nécessairement la chrétienté par delà d’elle-même, vers la communauté plus grande de toutes les créatures de Dieu. La communion de la création, dans laquelle toutes les créations existent les unes avec les autres, les unes pour les autres,  les unes par les autre set les unes dans les autres,  est la communion de l’Esprit saint » » (2). C’est une interpellation pour les Eglises. « Face à la menace d’une « fin de la nature », les Eglise découvriront la signification cosmique du Christ et de l’Esprit ou bien  se feront complices de la destruction  de la création terrestre de Dieu. » . C’est un nouveau regard. « La découverte de l’ampleur cosmique de l’Esprit conduit au respect de la dignité de toutes les créatures dans lesquelles Dieu est présent par son Esprit » (p 28).

 

La personnalité de l’Esprit

Bien entendu, nous nous posons la question : comment l’Esprit saint s’inscrit-il dans la réalité divine ? C’est une question qui a suscité de grands débats théologiques. Elle ne peut être exprimée ici en quelques lignes d’autant que nous sommes dépourvus d’expertise théologique. On se reportera donc au chapitre de Jürgen Moltmann consacré à l’expérience trinitaire de l’Esprit  (p 90-113).

Dans son livre le plus récent : « The living God and the fullness of life » (3), Moltmann décrit ainsi cette expérience trinitaire de Dieu : « La foi chrétienne est une vie en communion avec Christ. Jésus, le fils de Dieu, appelle Dieu : Abba, cher père ». D’autre part, en communion avec Christ, nous ressentons un encouragement à vivre, une puissance de guérison. Nous savons que nous sommes consolés et nous sommes en phase avec le grand oui de Dieu à la vie. Nous recevons ainsi les énergies de l’Esprit de Dieu. L’Esprit qui donne la vie « entre à flots dans nos cœurs » (Rom 5.5)… (p 61). Nous faisons ainsi l’expérience de ces trois dimensions dans la communion avec Christ. Nous vivons avec Jésus, le Fils de Dieu et avec Dieu, le Père de Jésus-Christ et avec Dieu, l’Esprit de vie. Ainsi, nous ne croyons pas seulement en Dieu, nous vivons en Dieu, c’est à dire dans l’histoire trinitaire de Dieu avec nous » ( p 62).

Mais où voyons-nous l’unité de Dieu ? « Elle émerge de la relation interne entre Dieu le Fils, Dieu le Père et l’Esprit de Dieu ». En chaque personne divine, nous voyons la présence des autres. Elles sont ainsi tellement interreliées qu’elles ne peuvent être séparées.  Cette vérité est exprimée par Jésus lorsqu’il dit : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 16-30). Ce n’est pas seulement une unité de vouloir, c’est aussi une interrelation : « Afin qu’ils puissent être un. Comme toi, Père, est en moi, et moi en  toi » (Jean 17-20). C’est une inhabitation réciproque, un don mutuel. « L’idée israélite de la « Shekinah » et le concept patristique de la « perichoresis » sont des représentations de ces inhabitations réciproques ». Cette communion s’étend à nous. « L’amour est la vraie force qui dépasse les frontières. Celui qui vit dans l’Esprit de Dieu vit en Dieu et Dieu en lui ou elle » (p 63). Au total, si on perçoit l’Esprit saint à travers ce qu’il opère, sa personnalité ne se comprend qu’à partir de ses relations au Père et au Fils. « Car l’être-personne est toujours être-en-relation. Les relations qui constituent l’être-personne de l’Esprit doivent être cherchées dans la Trinité » (L’Esprit qui donne la vie p 30).

 

Vers un monde nouveau

Les prophètes d’Israël, Ezéchiel et Jérémie, mettent en évidence l’action transformatrice de l’Esprit. Ainsi Jérémie écrit : « Des jours viennent où je conclurai avec la communauté d’Israël et la communauté de Juda, une nouvelle alliance… Je déposerai la loi au fond d’eux-mêmes l’inscrivant dans leur être. Je deviendrai Dieu pour eux et eux, ils deviendront mon peuple. Ils ne s’instruiront plus entre eux, répétant : « Apprenez à connaître le Seigneur », car ils me connaitront tous, petits et grands » (Jérémie 31.31-33). « Ici la connaissance médiatisée cède la place à la connaissance immédiate, et le vouloir de Dieu médiatisé cède la place au vouloir qui va de soi. Cela suppose un avenir dans lequel Dieu lui-même est manifesté de façon immédiate et universelle et dans lequel l’Esprit de Dieu pénètre également les profondeurs du cœur de l’homme et leur donne vie » (p 87-88). Cette vision se réalise dans l’expérience de la Pentecôte (4). « Les dons de l’Esprit sont répandus sur le peuple entier si bien que sont abolis les privilèges traditionnels des hommes par rapport aux femmes, des maitres par rapport aux serviteurs et des adultes par rapport aux enfants »… « Quand Dieu deviendra définitivement présent par l’Esprit, le peuple tout entier deviendra un peuple prophétique ». Et, comme il est aussi écrit, « Je répandrai mon Esprit sur toute chair », cette expression « toute chair » va au delà du genre humain et induit tout ce qui est vivant …L’effusion de l’Esprit de Dieu conduit par conséquent à la nouvelle naissance de toute vie et de la communauté de tout ce qui est vivant sur la terre » (p 88) .

C’est ainsi que Jürgen Moltmann peut nous ouvrir un horizon qui nous transporte dans un espace où les barrières s’effacent et ou une communion universelle apparaît.

« L’expérience de Dieu qui est attendue de la venue de l’Esprit est

1 Universelle. Elle n’est pas particulière, mais se rapporte à toute chair selon les dimensions de la création.

2 Totale. Elle n’est plus partielle, mais opère dans le cœur de l’homme, dans les profondeurs de l’existence humaine

3 Permanente. Elle n’est plus historique et passagère,  mais évoquée comme le « repos » et « l’habitation » de Dieu

4 Immédiate. Elle n’est plus médiatisée par la révélation et la tradition, mais fondée sur la révélation de Dieu et sa gloire » ( p 88).

Au terme de ce parcours, nous pouvons demander comment il sera reçu non  seulement par les lecteurs croyants, mais aussi par les lecteurs en attente. En effet, chez certains de nos contemporains, nous pouvons observer un  désir de communion et d’unité, une recherche de transformation intérieure dans l’amour allant de pair avec une reconnaissance du vivant dans la nature.

Dans ce texte, nous voyons comment la pensée théologique de Jürgen Moltmann dépasse un héritage de divisions pour relier des réalités jusque là séparées, dans une perspective d’unification à la lumière d’un Dieu, communion d’amour et puissance de vie. L’Esprit saint est un Esprit qui donne la vie. Il échappe à tout exclusivisme clérical. En tant qu’Esprit de création, il est à l’œuvre dans tous les êtres vivants,  dans tous les humains. Dieu n’est pas lointain et inaccessible. L’Esprit de Dieu se manifeste dans l’expérience humaine. Il ne nous détourne pas de notre vie humaine, mais il nous encourage à vivre pleinement. Dans la relation avec le Christ, il nous invite à entrer dans une vie nouvelle et dans la dimension de la résurrection. C’est une spiritualité qui induit les sens et conduit à la vitalité nouvelle de l’amour de la vie. A une époque où l’on prend conscience de la menace qui pèse sur la nature. Jürgen Moltmann pointe sur la présence de l’Esprit dans les animaux, les plantes, les écosystèmes de la terre. C’est une invitation à vivre en harmonie avec les êtres vivants et à respecter leur dignité. La vision de l’Esprit saint, telle que nous la propose Jürgen Moltmann, est celle d’un Esprit qui communique la vie. C’est une vision qui répond à nos profondes aspirations. C’est une vision qui porte une dynamique en écho à ce chant présent dans notre mémoire : « Dans le monde entier, le Saint Esprit agit… Au fond de mon cœur, le Saint Esprit agit… » (5)

Jean Hassenforder

 

(1)            Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie Une pneumatologie intégrale. Cerf, 1999

(2)            « Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin » : https://vivreetesperer.com/?p=2151

(3)            Jürgen Moltmann. The living God and the fullness of life. World Council of Churches, 2016.  Présentation : https://vivreetesperer.com/?p=2697

(4)            « La Pentecôte : une communauté qui fait tomber les barrières » : https://vivreetesperer.com/?p=2390

(5)            « Dans le monde entier, le Saint Esprit agit… » https://www.conducteurdelouange.com/chants/consulter/70

 

Voir aussi ce témoignage d’Odile Hassenforder, paru dans « Sa présence dans ma vie » : « Dieu, puissance de vie » : https://vivreetesperer.com/?p=1405

 

Une nouvelle manière de croire

Selon Diana Butler Bass dans son livre : « Grounded »

 

Beaucoup de gens s’éloignent des églises classiques et entrent en recherche. Est-ce à dire qu’on croit de moins en moins ou bien la foi change-t-elle de forme ? On peut observer ce mouvement dans la plupart des pays occidentaux. Et les Etats-Unis, longtemps caractérisés par une forte pratique religieuse, commencent à participer à cette évolution. C’est une question qui nous intéresse tous à titre collectif, mais aussi à titre personnel. Diana Butler Bass, historienne et théologienne américaine, nous apporte une réponse dans son livre : « Grounded. God in the world. A spiritual revolution » (1). Dans un précédent article, nous avons présenté cet ouvrage en terme de convergence entre la pensée de Diana Butler Bass et celle de Jürgen Moltmann, un grand théologien innovant (2). Nous envisageons ici plus particulièrement comment Diana Butler Bass perçoit un changement dans la manière de croire. Mais rappelons d’abord la démarche de cet ouvrage (3).

 

« Chaque année, davantage d’américains laissent derrière eux la religion organisée : les gens se désaffilient et comme la nation devient de plus en plus diverse religieusement (4). Diana Butler Bass, éminente commentatrice dans le champ de la religion et de la culture, poursuit son livre fort apprécié : « Christianity after religion » (5) en argumentant que ce qui apparaît comme un déclin indique en réalité une transformation majeure dans la manière où les gens se représentent Dieu et en font l’expérience. Du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe à un sens plus intime du sacré qui emplit le monde. Ce mouvement, d’un Dieu vertical à un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communauté humaine, est au cœur de la révolution spirituelle qui nous environne, et cela interpelle non seulement les institutions religieuses, mais aussi les institutions politiques et sociales. « Grounded » explore ce nouvel environnement culturel comme Diana Butler Bass nous révèle ici la manière dont les gens trouvent un nouvel environnement spirituel (« new spiritual ground ») dans un Dieu qui réside avec nous dans le monde : dans le sol, l’eau, le ciel, dans nos maisons et nos voisinages et dans nos espaces communs. Les gens se connectent avec Dieu dans l’environnement dans lequel nous vivons ». Avec Diana, entrons dans son livre à travers son introduction. « Ce dont nous avons besoin est là », nous propose-t-elle à travers une citation de Wendell Berry (p 1).

 

Où est Dieu ?

« Où est Dieu ? » est une des questions les plus importantes de tous les temps. Les gens croient, mais ils croient différemment de la manière dont ils ont cru. Le sol de la théologie est en mouvement. Une révolution spirituelle est en route ».

Diana Butler Bass évoque un univers religieux qui lui paraît appartenir au passé. « Il n’y a pas longtemps, les croyants affirmaient que Dieu résidait au Ciel, un endroit lointain où les fidèles trouveraient une récompense éternelle. Nous occupions un univers à trois étages avec au dessus le Ciel où Dieu vivait, le monde au dessous où nous vivions, et un monde des bas-fonds (« underworld ») où nous redoutions de pouvoir aller après la mort. L’Eglise intervenait comme médiatrice entre le ciel et la terre, agissant comme une espèce d’ascenseur céleste où Dieu envoyait des directives divines, et, si nous obéissions à ses directives, nous pouvions monter éventuellement vivre au Ciel pour toujours et éviter les terreurs d’en bas » (p 4). Cet ordre à trois étages a vacillé au siècle dernier. Et puis, il est apparu de plus en plus évident que nous ne pouvions plus revivre cette représentation de Dieu dans une société qui n’existait plus. « Le théisme conventionnel est au cœur du fondamentalisme et correspond à cet univers à trois étages » ( p 6).

Mais nous savons aujourd’hui que l’enfer existe sur terre. Et pourquoi pas le paradis ? Diana Butler Bass évoque une fusillade tragique dans une école américaine. Cet épisode tragique a suscité beaucoup de questions existentielles. « La réponse la plus répétée et apparemment la plus réconfortante était que Dieu était « avec les victimes ». Dieu « avec » les victimes ? « Avec nous ? ».

Aujourd’hui, nous vivons une époque tragique d’anxiété et de peur. Où est Dieu ? L’image ancienne de Dieu ne répond plus à nos questions. On observe une montée de l’incroyance. « Pourtant, tandis que certains ont conclu que les hommes sont seuls, d’autres regardent aux mêmes évènements et suggèrent une possibilité spirituelle bien différente : « Dieu est avec nous ». En regard de tous ces malheurs, Diana Butler Bass évoque la réponse de Bonhoeffer : « Seul un Dieu souffrant peut aider ». « Dieu est avec nous, dans et à travers ces terribles évènements » ( p 8). Un chercheur juif : Abraham Heschel voyait en Dieu : « Celui qui aime le monde profondément, ressent ce que vit sa création et participe à sa vie ». « Cela signifie naturellement que Dieu est avec nous non seulement dans les temps de misère et d’angoisse. Dieu est avec nous au milieu de notre joie et dans les expériences les plus séculières de la vie… Depuis les années où Heschel écrivait, un langage culturel de la proximité divine est venu nous entourer : on peut trouver Dieu au bord de la mer, dans un coucher de soleil, dans le jardin que nous plantons, dans les histoires qui nous réjouissent, dans la bonne nourriture, dans la convivialité… » (p 9). Ainsi, « si certains adorent Dieu dans une distante majesté et si d’autres rejettent l’existence divine, des millions de nos contemporains font l’expérience de Dieu d’une manière beaucoup plus personnelle et accessible que jamais auparavant » (p 9). Et ce changement intervient dans le monde entier, sur toute la planète. « Dieu est accessible sans médiation, local, animant le monde naturel et l’activité humaine dans des modes profondément intimes. De fait, cela a toujours été la voie des mystiques. Mais maintenant, ce mode personnel, mystique, immédiat et intime émerge comme une voie majeure pour notre relation avec le divin » (p 9).

Ce changement profond dans la manière de concevoir la relation avec Dieu interpelle les églises et les religions. « Les institutions religieuses servaient de structures médiatrices entre ce qui était saint et ce qui était séculier. Les questions recherchant des information sur le « qui ? » et le « quoi ? » avec demande d’une réponse d’autorité, sont remplacées par des questions relatives à des questions existentielles et ouvertes relatives au « où ? » et au « comment ? ». Non seulement les questions ont changé, mais la manière dont nous les posons a changé. Nous ne vivons plus isolés par des barrières d’ethnicité, de race et de religion. Nous sommes connectés dans une communauté globale.

Nous cherchons des réponses dans internet. Nous posons des questions à nos voisins bouddhistes ou hindous. Nous ouvrons nos textes saints et les textes des autres. Nous écoutons les prédicateurs des religions du monde… Ce mouvement dans la conscience religieuse est un phénomène mondial, une sorte de toile spirituelle dans laquelle nous nous inscrivons… » ( p 10). Quelque soient les résistances des incroyants, ce changement est un réenchantement du monde, une révolution spirituelle d’une étonnante ampleur. Et ce changement est en cours aujourd’hui dans de nombreuses cultures.

 

Dieu avec (dans) le monde

 Comme beaucoup d’autres, raconte Diana, j’ai été formée dans une théologie verticale : « Dieu existe loin du monde et fait une faveur à l’humanité en s’en rapprochant. Les prédications déclaraient que la sainteté de Dieu nous était étrangère et que le péché nous séparait de Dieu » (p 12). Cependant, Diana a vécu des expériences qui impliquaient une vision différente. Ainsi, raconte-t-elle une expérience vécue dans sa toute petite enfance. Et elle nous rapporte d’autres expériences très diverses. Plus jeune, elle n’osait pas en parler dans son église, mais maintenant, elle sait que ce ne sont pas des expériences rares ou extraordinaires. Il y a aujourd’hui toute une littérature relative à l’expérience spirituelle depuis les comptes rendus d’expériences proches de la mort jusqu’à de profondes rencontres en rapport avec la nature, le service aux autres ou une émotion artistique. « La moitié des américains adultes, dont même quelques uns qui se déclarent athées ou non croyants, rapportent avoir eu une telle expérience au moins une fois dans leur vie » ( p 13).

« Nous voilà conduits vers une théologie alternative mettant l’accent sur la connexion et sur l’intimité. Dans la tradition chrétienne, Jésus parle ce langage quand il proclame : «  Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 16.30) et quand il souffle sur les disciples en leur envoyant le Saint Esprit ( Jean 20.22). C’est le témoignage de l’apôtre Paul au sujet de sa rencontre mystique avec Christ. Quand la Bible est lue dans la perspective de la proximité divine, il devient clair que la plupart des prophètes, des poètes et des prédicateurs sont particulièrement en porte à faux (« worried ») avec les institutions et les pratiques religieuses qui perpétuent le fossé entre Dieu et l’humanité. La narration biblique est celle d’un Dieu qui s’approche, poussé par un désir pressant d’amener le ciel sur la terre et de remplir les cœurs humains » (p 13). Cette expérience d’intimité spirituelle apparait également dans d’autres religions. Aujourd’hui, les institutions et les philosophies de haut en bas s’affaiblissent et cela concerne également les religions. « Les gens mènent leur propre révolution théologique et découvrent que l’Esprit est bien plus avec le monde que l’on nous l’avait précédemment enseigné » ( p 15). « Il y a une conscience de plus en plus répandue que Dieu est avec nous au sein de la création, de la culture et du cosmos… Ce changement de ton apparaît dans les prédications de personnalités bien connues comme Desmond Tutu, le Dalaï Lama et le pape  François.. ».

Diana Butler Bass est historienne. On peut donc l’entendre lorsqu’elle écrit : « Le fait le plus significatif dans l’histoire des religions  aujourd’hui n’est pas le déclin de la religion occidentale, le rejet des institutions religieuses ou ma montée de l’extrémisme religieux, c’est un changement dans la représentation de Dieu, une renaissance de la foi montant des profondeurs » (p 16).

 

Une révolution spirituelle

« Le Dieu conventionnel existait en dehors de l’espace et du temps, un être qui vivait aux cieux sans être affecté par les limites humaines. Ainsi la théologie occidentale a développé un langage que les théologiens appellent les « omnis » : Dieu est omnipotent, omniprésent, omniscient, tout puissant… Mais aujourd’hui, Dieu est de  plus en plus perçu comme un Dieu en relation avec l’espace et le temps, comme un Dieu qui connecte et crée toute chose… les « omnis » ne parviennent pas à décrire cela. A la place, nous pouvons penser à Dieu en terme d’ « inter », le fil spirituel entre l’espace et le temps, « intra «  à l’intérieur de l’espace et du temps et « infra » qui tient l’espace et le temps. Dieu n’est pas au dessus et au delà, mais intégralement dans l’ensemble de sa création, entrelacé avec l’écologie sacrée de l’univers » ( p 25).

La révolution spirituelle concerne à la fois Dieu et le monde. Elle concerne Dieu, mais elle ne l’aborde pas comme un extra-terrestre. Elle concerne le monde, mais elle n’engendre pas la sécularisation. C’est une révolution au milieu du terrain (« middle ground revolution ») dans laquelle des millions de gens naviguent dans un espace entre le théisme conventionnel et un monde sécularisé. Ils tracent un chemin qui enveloppe le séculier et le sacré en trouvant un Dieu qui est « un mystère  gracieux toujours plus grand, toujours plus près, à travers une conscience nouvelle de la terre et dans la vie de leurs prochains » (p 25-26). Cette révolution repose sur une vision. « Dieu est le sol sur lequel nous nous fondons et qui nous fonde (« God is the ground, the grounding which ground us »). Nous en faisons l’expérience lorsque nous comprenons que le sol est sacré, que l’eau donne la vie, que le ciel ouvre l’imagination, que nos racines importent, que notre foyer est un lieu divin et que nos vies sont liées à celles de nos voisins et avec celles de tous le humains autour du monde » ( p 26).

Ainsi, c’est à un changement de regard que nous invite Diane Butler Bass et que tout son livre illustre par la suite. « Grounded guide les lecteurs à travers notre habitat spirituel contemporain en portant attention aux manières selon lesquelles les gens font l’expérience d’un Dieu qui anime la création et la communauté ».

Elle nous présente également une analyse des changements en cours dans les pratiques religieuses et spirituelles. Sa description de l’univers traditionnel est percutante. On pourrait dire cependant qu’au XXè siècle, des formes nouvelles faisant place à l’expérience étaient déjà apparues. Elle ne s’attarde pas au déclin des églises classiques ou au progrès de l’agnosticisme, mais elle en recherche les causes et elle met en évidence la montée d’un spiritualité nouvelle. En d’autres lieux et selon d’autres problématiques, certains pourront contester l’amplitude et la durée de ce changement. Mais l’analyse de Diana Butler Bass s’appuie sur une culture historique et sur une collecte d’informations bien au delà des Etats-Unis. Et sur le plan théologique, sa vision d’un Dieu proche dont on peut reconnaître la présence, peut trouver appui dans l’œuvre de théologiens auprès desquels nous cherchons un éclairage, Richard Rohr (6) et tout particulièrement Jürgen Moltmann (7).

J H

 

 

Voir aussi :

Dieu vivant : rencontrer une présence. Selon Bertrand Vergely : prier, une philosophie : https://vivreetesperer.com/?p=2767

Dynamique culturelle dans un monde globalisé. (Raphaël Liogier. La guerre des civilisations n’aura pas lieu) : https://vivreetesperer.com/?p=2296

La guérison du monde, selon Frédéric Lenoir : https://vivreetesperer.com/?p=1048

Réenchanter notre relation au vivant

Avec Michel Maxime Egger

Sociologue et écothéologien, Michel Maxime Egger œuvre activement pour la transition écologique. Ainsi, a t-il fondé un Laboratoire de transition intérieure porté par deux ONG suisses. Ses livres jalonnent une prise de conscience psychologique et spirituelle. Nous avons déjà présenté un de ses livres, très dense, sur l’écospiritualité (1). Il a préfacé un livre de Joanna Macy, une grande écologiste américaine : « L’espérance en mouvement » (2). Dans ses interventions, il nous appelle à une vision spirituelle de l’écologie (3). Michel Maxime Egger vient de publier un nouveau livre : « Réenchanter notre relation au vivant. Ecopsychologie et écospiritualité » (4). Nous apprécions dans cet ouvrage les mêmes qualités que précédemment : accessibilité, richesse encyclopédique de l’information, vision théologique dynamique.

« Dans quel monde aspirons-nous à vivre ? Les dérèglements écologiques et climatiques nous préoccupent-ils ? Cet ouvrage nous propose de nouvelles approches pour réharmoniser les relations avec la toile du vivant : l’écopsychologie et l’écospiritualité. Deux champs de recherche transdisciplinaires qui permettent d’opérer la transition vers un monde véritablement écologique, juste et résilient » (page de couverture). Dans ce livre, Michel Maxime Egger nous entraine dans un parcours : découvrir les nouveaux champs de connaissance qui viennent éclairer l’écologie : écopsychologie et écospiritualité ; analyser les causes de la menace actuelle  («Aux racines de l’écocide et de l’écoanxiété ») ; adopter un nouveau regard sur la nature ; « redonner sa juste place à l’être humain » et transformer l’éducation ; abolir les séparations et les frontières en « se reliant à la Terre et au Ciel »; nous engager en devenant une personne méditante-militante ».

Par rapport aux écrits précédents de l’auteur, ce livre comporte un nouveauté : une galerie de portraits de personnalités très diverses contribuant à l’écologie, par exemple : Carl Gustav Jung, Théodore Roszak, John Muir, Thomas Berry, Jacques Ellul, Philippe Descola, Teilhard de Chardin (5), Joanna Macy, David Thoreau

Comme ce livre nous paraît incroyablement riche, nous nous limiterons à la présentation d’un chapitre : « Réenchanter notre regard sur la nature » (p 91-131). En Occident, notre attitude vis à vis de la nature était devenue de plus en plus omnipotente. Changer notre regard et donc notre attitude est devenu une priorité. « La nature ne prend de sens et de valeur qu’à travers le regard que nous portons sur elle. La vision – héritée culturellement – que nous en avons, influence, voire détermine la façon dont nous la traitons et notre manière d’y habiter et d’y vivre. Ce ne sont pas seulement les révolutions scientifiques et technologiques qui ont changé l’idée de la nature, c’est aussi la transformation de cette dernière qui les a rendu possibles. Nous ne sortirons pas du saccage de la planète tant que nous n’aurons pas converti notre regard sur la Terre et la place de l’être humain en son sein » (p 91).

 

Vision plurielle de la nature

Quelles sont les représentations actuelles de la nature ? Une prise de conscience intervient. Ces représentations évoluent. « On assiste depuis une quinzaine d’années à un reprise et une intensification d’un large questionnement sur ce qu’est la nature (p 92). « On peut discerner aujourd’hui plusieurs approches :

° La Terre comme objet. Nourri par le réductionnisme et le fantasme démiurgique de maîtrise totale issue de la modernité, l’être humain veut (re)façonner, réparer le climat, et produire la vie à coups d’exploits technologiques, de biologie de synthèse et de géo-ingénierie… La nature est manipulée et chosifiée à l’extrême.

° La Terre comme hybride. A l’ère de l’anthropocène, la Terre serait tellement marquée par l’empreinte humaine qu’elle perdrait toute réalité en elle-même… Nature et culture seraient si imbriquées que Bruno Latour propose de remplacer le mot nature par un nouveau concept : « Nat/Cul ».

° La Terre comme toile du vivant. C’est l’hypothèse Gaïa développée dans les années 1970 par le biochimiste James Lavelock et la microbiologiste Lynn Margulis. Pour reprendre l’expression du philosophe Baptiste Morizot, notre planète est un tissu d’êtres vivants – humains et autres qu’humains – en interactions créatrices et relations d’interdépendance.

° La Terre comme Domaine « inconstructible » ou « contre- altérité ». La nature est une réalité en soi, autonome que nous n’avons pas créée et qui nous échappe. La préserver, c’est la respecter dans son altérité radicale, sa part sauvage et sa finitude.

° La Terre comme mystère sacré. Cette vision va se décliner de multiples manières selon les traditions de sagesse à travers des notions comme la Grande Déesse, la Terre Mère, l’âme du monde ou encore la Création. » (p 92-93).

Toutes ces différentes conceptions font l’objet de débats. Et, en particulier, certains s’opposent à l’emploi du mot nature comme un terme distinguant l’humanité de la nature, un terme « trop anthropocentrique, occidental et dualiste en ce qu’il induit une coupure entre l’humain et le non-humain ». La controverse est possible. L’auteur avance l’approche de Baptiste Morizot : « Nous sommes des vivants parmi les vivants, façonnés et irrigués de vie chaque jour par les dynamiques du vivant… Nous ne sommes plus face à face, mais côte à côte avec le reste du vivant, face au dérobement de notre monde commun » (p 94).

 

Redonner une âme à la Terre

° Une toile d’interdépendance

Par rapport aux approches précédentes, « c’est clairement à la Terre comme toile du vivant que la majorité des écopsychologues se rattachent ». « Ils intègrent les nouveaux paradigmes scientifiques dans leur approche holistique complexe et non dualiste »… « L’être humain est partie intégrante et partenaire coévolutionnaire de la toile du vivant. La coopération et l’entraide l’emportent sur la compétition et la loi du plus fort, chères à Darwin. Les êtres, autres qu’humains, ne sont pas des ressources, mais des entités vivantes… ». Nous voici dans l’approche de l’hypothèse Gaïa qui s’ouvre à plusieurs interprétations. « Les milieux issus ou proches de l’écopsychologie ont adopté une compréhension qui voit la terre comme un super-organisme vivant, créatif, symbiotique et autorégulateur ». D’autres ajoutent parfois une tendance à personnaliser, voire anthropomorphiser Gaïa. Cette lecture est contestée… « Pour Bruno Latour, l’hypothèse Gaïa présente simplement la Terre comme « un ensemble d’êtres vivants et de matière qui se sont fabriqués ensemble, qui ne peuvent pas vivre séparément et dont l’homme ne saurait s’extraire ».

 

° Le Tao, transformation et harmonie

L’auteur nous introduit à la contribution du taoïsme dans la compréhension de la nature. « La vision de la nature comme processus, système organique et ordonné en transformation constante, entre en résonance forte avec des spiritualités de l’immanence comme le taoïsme. Du fait de sa perspective holistique, dynamique et relationnelle qui vise à « suivre la nature », ce dernier est particulièrement prisé par les penseurs de l’écologie » (p 99).

 

° L’âme du monde

La Terre, comme organisme vivant, est-elle animée par un principe psychique ? L’auteur envisage « le mythe transculturel de l’âme du monde ». « Le philosophe Mohammed Taleb le définit ainsi : « Émanant de l’Un, l’âme du monde est le liant universel qui donne au cosmos sa cohérence qui fait que l’univers est justement cosmos et non chaos, organisme et non assemblage » (p 102). Ainsi, « la psyché, ou l’âme, n’est pas limitée à l’être humain. Elle traverse les frontières entre les espèces et les règnes de la nature, l’intérieur et l’extérieur, et s’étend au cosmos tout entier ». Et, dans cette perspective, « les animaux et les plantes, les montagnes et les cours d’eau ne sont pas que des agrégats matériels ou des ressources psychologiques. Ils ont aussi une voix, une dimension psychique reliée à l’âme du monde, comme lieu originel et matriciel, principe fondateur suprapersonnel et cosmique » (p 102). Il arrive que cette conception débouche sur une perspective animiste. « Pour Ralph Metzner et Theodore Roszak, par exemple, l’être humain serait « naturellement », animiste, c’est-à-dire ouvert à une perception des entités non humaines comme vivantes et douées d’une âme… Ainsi que nous l’apprennent les peuples premiers… l’animisme est une manière empathique de nous relier au monde naturel, en renouant avec nos racines terrestres et animales ainsi qu’avec « la pensée sauvage » (Claude Levi-Strauss) » (p 103).

 

Vertu écologique : l’émerveillement

« Une première vertu qui participe du réenchantement de notre relation à la nature est l’émerveillement ». Il y a bien des motifs d’émerveillement. « Être émerveillé, « c’est être saisi par le don permanent du vivant, le mystère de la Présence qui conduit à l’amour de la beauté au-delà des apparences ». « L’émerveillement fait partie de ce que Chellis Glendinning appelle « la matière primitive » de notre être qui se traduit par « une expérience corporelle, une perception du monde, une manière d’être vivant caractérisée par l’ouverture, l’écoute, la volonté de dire oui à la vie ici et maintenant ».

L’émerveillement suppose en particulier de développer l’intelligence contemplative et d’éveiller les sens pour se mettre à l’écoute de notre propre âme et de celle de la Terre » (p 106-107).

 

Redécouvrir la sacralité de la Terre

La Terre aurait-elle été désacralisée par la modernité ? Peut-on remédier « au divorce entre le sacré et la Terre, non pour diviniser la nature, mais pour lui redonner son mystère, source de respect » ? (p 207). Encore doit-on définir ce qu’on entend par sacré, car, étant donné l’héritage historique, il y a là une source de malentendu. « Forgé par l’anthropologie culturelle, le sacré est une notion complexe lourde d’héritage divers. Étymologiquement, il désigne « ce qui est (mis) à part », séparé l’impur et du profane. C’est le domaine du « Tout Autre », tissé de règles et d’interdits. Aujourd’hui, le sacré change de visage dans une nouvelle conscience. Il ne sépare plus, mais relie. Il vient moins de l’extérieur et par le haut (le Ciel) que de l’intérieur et par le bas (la Terre). Il n’existe plus en soi, mais à travers une relation… Il n’est pas réductible au religieux institué qui n’en est qu’une des expressions » (p 109). Selon Thomas Berry, le sacré évoque les profondeurs du merveilleux. « Dans une perspective écospirituelle, le sacré est ce qui émerge quand, en communion profonde ave la nature, il y a ouverture à une réalité invisible – l’Esprit, la Présence, le Souffle – qui s’offre et se révèle, relie les êtres et les choses entre eux et à la Source du vivant, les habite d’une dimension de mystère. Cette expérience est liée à un état intérieur d’unification corps-âme-esprit ainsi qu’à un alignement éprouvé entre cette Réalité ultime ineffable, la nature et soi-même» ( p 118-119).

° La Terre comme mère.

Comme expression de la sacralité du vivant, une expression prégnante dans les traditions spirituelles est la Terre Mère. Elle symbolise toute la nature comme mystère de la fertilité. Figure universelle très ancienne, elle est portée avec force par les peuples premiers… Chez les amérindiens, la plupart des textes n’attribuent pas une essence divine à la Terre Mère, mais en font la messagère du Grand Esprit » ( p 110-111). Cette distinction peut être moins patente ailleurs.  Cependant, la Terre Mère est célébrée aujourd’hui dans beaucoup de traditions. Elle apparaît dans l’écobouddhisme contemporain. « Cette vision n’est pas absente de la tradition chrétienne. On en trouve des échos dans les textes bibliques de la Sagesse. Elle existe dans la théologie latino-américaine, mais aussi chez nombre d’auteurs. Dans la même veine, Laudato si’ parle de la Terre comme une « mère, belle, qui nous accueille à bras ouverts »

° La création comme don.

« Plus de la moitié de la population mondiale désigne la nature par le terme de Création qui englobe l’ensemble du monde créé : minéral, végétal, animal, humain et même angélique. C’est le cas notamment des trois grandes religions monothéistes – le judaïsme, le christianisme et l’islam – qui proclament la foi en un Dieu créateur » (p 119). « La notion de Dieu créateur et de Création existent également dans d’autres traditions sous des formes différentes. Certains peuples premiers – les Amérindiens, par exemple, – y recourent avec la figure du Grand Esprit qui n’est autre que la source créatrice et le principe vital de tout ce qui est ». En Afrique, des peuples croient en un Dieu suprême qui a créé le monde. On peut entrevoir un Dieu créateur dans l’hindouisme ( p 115-116).

Michel Maxime Egger recourt aux textes des religions monothéistes pour montrer en quoi elles peuvent contribuer à réenchanter notre relation avec la nature.

° « La Création trouve la source de son être et de sa vie en Dieu. On accède à cette source en pénétrant à l’intérieur de soi-même et de la Création, en s’élevant à un autre plan de conscience ».

° « La Création est un mystère… Elle n’a rien à voir avec la fabrication. Elle est toujours au-delà de ce que nous pouvons en dire et en saisir par nos sens et notre intelligence rationnelle ».

° « La Création est un don libre et gratuit : une manifestation de la bonté de Dieu, de sa générosité, de son désir de se faire connaître et surtout de son amour qui embrasse jusqu’à chaque grain de sable. Le don, par essence, relie. Il se reçoit et se partage ».

° « La Création est bonne et belle. La Genèse clôt chaque jour par ce refrain : « Dieu vit que cela était bon »… La Création, dans son ensemble, toutes les espèces et chaque créature en particulier ont une valeur propre et intrinsèque comme partie de la toile du vivant » (p 114).

La notion de création et les écologistes

« La notion de Création n’a pas toujours bonne presse chez les écologistes. Elle recèle pourtant un grand potentiel pour réenchanter notre relation à la Terre… mais à trois conditions : D’abord considérer la Création comme un concept non doctrinaire mais comme un concept « transversal » et « nomade ». « qui invente et découvre la réalité au lieu de vouloir maitriser et subordonner ». Ensuite éviter le dualisme qui peut naître quand on accentue la transcendance de Dieu (incréé) au détriment de son immanence dans la nature (créée). Enfin s’affranchir de certaines théologies closes et statiques » (p 116).

 

Une vertu écologique : la gratitude

« Face à la Terre, comme organisme vivant, comme mère et comme don, la plus grande vertu écospirituelle est la gratitude ». L’auteur cite de nombreuses recommandations allant dans ce sens en provenance de toutes les traditions de sagesse.

« Rendre grâce, c’est dire merci pour tout ce qui nous est offert à chaque instant, sans quoi nous ne vivrions pas, mais dont nous n’avons pas toujours conscience… C’est accueillir avec joie la nature et tout ce qui l’habite comme un présent gratuit et sacré… ». L’auteur cite Joanna Macy dans le « Travail qui relie ». « Il est capital de nous « enraciner » dans la gratitude ou, mieux encore, de la laisser s’enraciner en nous. Cette disposition intérieure nous aide à devenir plus réceptif à ce qui est déjà là et « à devenir encore plus émerveillés de nous sentir vivant dans ce monde admirable plein de vie »… Antidote au consumérisme, la gratitude accroit la satisfaction pour ce que nous avons par rapport à l’insatisfaction pour tout ce qui nous manquerait… ». L’auteur évoque l’approche spirituelle. « Bénir c’est relier notre être et ce qui nous est offert à l’Être qui en est la source, qui s’offre lui-même à travers ce qu’il nous offre » (p 119).

 

Trouver Dieu dans la nature

Évoquer la sacralité de la nature suscite souvent des crispations dans les Églises qui voient poindre le retour d’un culte de la nature (paganisme) contre lequel le christianisme a lutté pendant des siècles. Les choses sont toutefois en voie de changer. En témoigne l’encyclique Laudato si’(7) invitant à accorder une attention spéciale aux communautés aborigènes et à leurs traditions culturelles qui nous rappellent que la Terre est un espace sacré » (p 120).

Michel Maxime Egger nous invite ici à participer à une approche théologique, celle du panenthéisme. « Ce dernier permet d’aller au-delà de deux pôles entre lesquels la question écologique est souvent enfermée : le matérialisme et le panthéisme ». « Comme son étymologie l’indique, le panenthéisme est la doctrine du « Tout en Dieu et Dieu en nous ». Il existe sous différentes formes dans plusieurs traditions philosophiques et mystiques ainsi que dans la science contemporaine, en particulier dans certains courants de la mécanique quantique. Dans le monde chrétien, il est au cœur de la théologie orthodoxe, mais aussi présent chez des auteurs comme Teilhard de Chardin (5), Thomas Berry, Matthew Fox, Jürgen Moltmann (6), et Leonardo Boff » (p 121). C’est une voie grande ouverte. « Tout est en Dieu, mais tout n’est pas Dieu. Dieu est immanent dans sa transcendance et transcendant dans son immanence. Le panenthéisme permet donc de dépasser le dualisme entre Dieu, l’être humain et la nature. Il redonne à la nature une dimension sacrée. D’une manière non pas absolue – par essence – mais « relative », du fait de sa relation au divin. Le panenthéisme unit le divin et la nature sans les confondre… Dans sa version faible, la nature est le miroir du divin… Les humains, les animaux, les oiseaux, les arbres, les fleurs sont des manifestations de Dieu, des signes de son amour, de sa sagesse et de sa bonté. Dans sa version forte, la nature n’est pas que la manifestation du divin, mais le lieu de sa présence. « En toute créature habite un Esprit vivifiant qui nous appelle à une relation avec lui », écrit le pape François » ( p 121-122).

Michel Maxime Egger nous présente ici « trois modalités de panenthéisme fort qui résonnent à travers différentes traditions religieuses : les empreintes du divin, les énergies divines et les esprits invisibles ».

 

Empreintes du divin

« Le premier mode de présence de Dieu dans la nature est l’empreinte divine que chaque être – humain et autre qu’humain – porte dans son être profond. Cette empreinte est comme son ADN spirituel… Dans la tradition chrétienne, cette conception a été développée en particulier par le théologien byzantin  Maxime le confesseur (VIIe siècle). Selon la Nouveau Testament, le Logos ou Verbe divin est le « Principe » en qui, par qui et pour qui tout existe et toutes choses ont été créées. Il a implanté dans chaque être créé un logos, une « parole », une « idée – volonté » qui exprime son dessein envers elle. Chaque créature porte ainsi en elle comme une information divine ». « C’est un ensemble de potentialités à réaliser en synergie avec la grâce de l’Esprit » (p 122-123). Michel Maxime Egger évoque la vision du Christ cosmique. « L’écospiritualité invite à retrouver la dimension cosmique du Christ, qui – à quelques expressions près comme François d’Assise – a eu tendance à s’effacer en Occident à partir du VIe siècle au profit de la dimension humaine. Présente dans le christianisme primitif, cette vision est promue aujourd’hui par des figures comme Leonardo Boff et Matthew Fox. L’un de ses précurseurs est Pierre Teilhard de Chardin… « (p 123). L’auteur mentionne « des analogies de cette théologie des logoi (pluriel de logos) dans d’autres traditions religieuses », ainsi dans le taoïsme et dans le bouddhisme.

 

Énergies divines

« Un deuxième mode de la présence de Dieu dans la nature se communique à travers ses énergies qui rayonnent sur toute la Terre… Elles pénètrent l’univers comme l’eau une éponge et font de chaque réalité naturelle un sacrement de la présence de Dieu ». L’auteur nous renvoie ici à la tradition orthodoxe. « Grégoire Palamas, un théologien byzantin, à partir de la transfiguration du Mont Thabor, voit dans la création un « buisson ardent des énergies de Dieu ». Ces énergies sont ce par quoi Dieu se manifeste… ». L’auteur cite également Hildegarde de Bingen (7), une mystique occidentale du XIIe siècle. « Ces énergies sont la puissance créatrice et le souffle de feu par lesquels Dieu a créé le monde et continue d’y agir ici et maintenant » (p 124-125). On trouve des analogies des énergies divines dans d’autres traditions mystiques comme dans la kabbale juive ou dans l’hindouisme.

 

Esprits invisibles

Dans certaines cultures, « le divin se manifeste à travers les esprits qui peuplent le monde invisible d’en bas (proches de la terre, des mondes animal et végétal) et d’en haut (le ciel) en interaction constante dans le grand cercle de la vie ». « Ces entités spirituelles sont au cœur des religions animistes et chamaniques ». « Ces puissances spirituelles sont associées à des êtres humains…, des animaux, des arbres, des plantes, mais aussi des lieux et des phénomènes naturels. Elles les habitent et les animent. Chaque entité de la nature a ainsi sa vibration propre, sa raison d’être et une intériorité qui lui donne une dimension sacrée… Souvent, ces esprits multiples émanent d’une puissance supérieure à l’origine de toutes choses, qui représente le principe d’unité du cosmos dont elle est le gardien suprême : un être éternel, à la fois transcendant et immanent, que l’on peut invoquer, qui entend les humains et leur répond » (p 127). L’auteur envisage également la chamanisme, « une manière de vivre en harmonie avec tous les êtres vivants qui nous entourent, sa spécificité étant que cette visée se réalise à travers la cohabitation avec les esprits » (p 128).

 

Vertu écologique : le respect

« La Terre est notre maison commune (Laudato si’) (8) ». Cette affirmation implique le respect. « Être un hôte digne, c’est respecter le lieu qui nous accueille…». « Cette exigence de respect est d’autant plus grande que la Terre a une âme, qu’elle n’est pas seulement la demeure de l’être humain, mais aussi celle de l’Esprit. C’est pourquoi le pape François parle de respect sacré et que le chef indien, Elan noir affirme que chaque pas sur la Terre-Mère devrait « être comme une prière ». L’auteur évoque le respect de la nature comme « étant au cœur des traditions religieuses ». (p 130)

 

Un lieu de débats

Michel Maxime Egger prend en compte et mentionne ici des visions de la nature qui sont l’objet de critiques (p 131-132) et  invitent donc au débat : ambiguïté de la figure de la mère projetée sur la Terre, anthropomorphisme, culte romantique de la nature, absolutisation de celle-ci au détriment de l’être humain, retour à la pensée magique… le risque de formes explicites ou larvées de divinisation de la nature… une conception « idéaliste » ou « passéiste » de la nature… A la fin de ce tour d’horizon, c’est en pleine conscience que nous pouvons réenchanter notre regard sur la nature.

La prise écologique requiert et entraine un nouveau regard sur la nature. Michel Maxime Egger aborde cette question sous l’angle du réenchantement. Son approche est globale et particulièrement bien informée. On imagine la richesse de la pensée de Michel Maxime Egger quand on pense que ce livre vient à la suite de précédents tout aussi denses et que nous n’en avons présenté ici qu’un seul chapitre. Réenchanter notre regard à la nature : un émerveillement constant, l’avènement d’une autre dimension…

J H

  1. Ecospiritualité. Une nouvelle approche spirituelle : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
  2. L’espérance en mouvement : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/
  3. Un chemin spirituel vers un nouveau monde : https://vivreetesperer.com/un-chemin-spirituel-vers-un-nouveau-monde/
  4. Michel Maxime Egger. Réenchanter notre relation au vivant. Ecopsychologie et écospiritualité. Jouvence, 2022
  5. Un horizon pour l’humanité. la Noosphère : https://vivreetesperer.com/un-horizon-pour-lhumanite-la-noosphere/
  6. Dieu dans la création :https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
  7. Hildegarde de Bingen. L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/
  8. Laudato si’. Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, pape François, Edgar Morin : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/