L’usage d‘internet a transformé entièrement notre genre de vie dans la plupart de secteurs de notre activité du travail et de commerce à l’information aux loisirs. On pourrait énumérer les cas où il s’est révélé ou se révèle indispensable. Cependant, on peut sans doute se demander s’il n’y a pas là aussi un revers de la médaille. Effectivement, on redoute aujourd’hui la dépendance que l’usage d’internet peut susciter jusqu’à un effet d’addiction. C’est la crainte exprimée par Sophie Lavault, docteure en neurosciences et psychologie clinique. « L’hyper connectivité nous procure tant de shoots de dopamine qu’elle nous coupe du lien authentique avec nous-mêmes et avec les autres ; sous l’emprise de nos écrans, nous ne prenons plus le temps de ressentir, ni d’observer. Déconnectés de notre propre corps, nous le sommes de notre environnement naturel au point de détruire plutôt que de préserver ». Aussi a-t-elle écrit un livre qui engage à « revenir à soi » (1). De même, si on peut reconnaitre, pour une part, dans la montée des réseaux sociaux , une extension des liens sociaux et une émergence de conscience commune, on peut également redouter y voir apparaitre la formation de clans, une agressivité mimétique, une violence numérique, une manipulation de l’information. Nous sommes interpellés.
On connait aujourd’hui l’extension et la répartition des réseaux sociaux dans le monde. Si Facebook est le réseau social le plus fréquenté dans le monde avec près de 3000 milliards d’utilisateurs actifs mensuels en 2023, en France, il totalise 40 millions d’utilisateurs actifs mensuels. Si il est en perte de vitesse parmi les plus jeunes, passant au cinquième rang des réseaux fréquentés chez les 18-24 ans, il continue une légère progression chez les plus âgés (2).
Dans ce grand nombre d’usagers, chacun est singulier dans sa fréquentation. Comme les interpellations vis-à-vis de l’utilisation d’internet s’adresse à tous, chacun peut également y apporter une réponse personnelle. Nous nous sommes interrogés sur notre propre usage de Facebook.
Contexte de notre présence sur Facebook
Facebook se présente ainsi : « Facebook est un réseau social grand public. Il permet à ses utilisateurs de rester en contact avec leurs amis, familles, connaissances, en interagissant grâce à des publication, des commentaires, des likes, de participer à des groupes en fonction de leurs intérêts ». Nous sommes entrés sur Facebook, il y a une douzaine d’années, engagé dans une recherche personnelle se traduisant par une écriture pour un blog : « Vivre et espérer », et, à l’époque, la mise en valeur de l’œuvre du théologien ; Jürgen Moltmann dans un autre blog : « L’Esprit qui donne la vie ». Parallèlement, depuis des années, nous participions au site de Témoins, association chrétienne interconfessionnelle. En entrant dans Facebook, nous souhaitions y trouver, pour une part, un espace de dialogue. Dans une condition de veuvage, pouvoir élargir mon éventail de relations était également un souhait. Cependant, je ressentis très tôt ma particularité d’arrivant relativement isolé. De nombreux participants fréquentaient Facebook avec un réseau bien constitué, y partageant les apports de leurs loisirs, notamment de leurs vacances, parfois des réflexions ou des émotions. J’en étais un spectateur bienveillant et reconnaissant pour la vie bonne qui s’y exprimait. Progressivement, je découvris la vie des uns et des autres et à travers les « j’aime », une attention plus ou moins mutuelle put s’instaurer. A travers les demandes, le public s‘élargit puisqu’il compte aujourd’hui 530 amis. On doit dire ici également que mon savoir-faire dans l’usage de Facebook est limité. Par exemple, je ne recours pas à la messagerie : Messenger.
Aujourd’hui, depuis quatre ans, relégué dans un Ehpad, à la suite d’un covid, puis de l’épidémie et de l’impossibilité de retrouver mon genre de vie initial, mon isolement s’est accru. Mais Facebook s’avère alors véritablement secourable par l’accès ouvert sur la nature et sur l’art par de magnifiques photos et par une ambiance bienveillante. Et il continue à être une source d’information très efficace où je puise abondamment tant pour mes choix de livres que pour ma participation à Témoins. A plusieurs reprises, j’ai relaté sur ce blog, mon usage de Facebook (3). Ce furent des étapes dans l’expression de mon ressenti. Je réitère ici avec un peu plus de recul.
Une ouverture à la beauté
Comment est-ce que je perçois les principaux apports de mon fil Facebook?
Un des apports majeurs, c’est une ouverture à la beauté au moins sous un double aspect : la beauté de la nature et la beauté des œuvres d’art. Nombreux sont les ami(e)s qui partagent des photos de paysage, aujourd’hui entre autres, L P , JM T , F S , N H , L P…Plus largement, ce sont des photos de nature, comme des fleurs. Je pense actuellement à de superbes photos de montagne. On peut admirer aussi des photos d’un auteur de livres publiant de sublimes photos de paysages méridionaux, de la Drome notamment, D Massivement, les organismes de tourisme de toutes les régions de France diffusent de magnifiques photos de paysage. Je revisite ainsi un pays que j’ai aimé et admiré: le golfe du Morbihan. Cependant circulent aussi de nombreuses peintures de paysage. J’ai découvert ainsi le grand nombre et la variété des peintures de Claude Monet, ébloui par l’expression de son ressenti, une beauté toujours actuelle. Mais la proposition est variée et je trouve des perles dans les multiples expressions actuelles de l’art naïf. Certains nous font connaitre des peintures peu connues d’autres pays européens ( P S)
Expressions de vie
Le philosophe et sociologue, Charles Taylor, nous a montré comment nous sommes entrés dans un âge de l’authenticité (4). « Les historiens et sociologues s’accordent pour reconnaitre un tournant majeur dans la vie sociale et culturelle des pays occidentaux dans les année 60…L’individualisme s’est désormais déplacé sur un axe nouveau sans abandonner les anciens pour autant. En plus de l’individualisme moral/spirituel et instrumental se répand désormais un individualisme « expressif ». Cette expressivité, cette expression de soi est très présente sur Facebook. Certes, elle prend des formes différentes. Certains sont discrets, d’autres expriment leurs états d’âme. Cependant, communiquer sur Facebook, c’est évidemment exprimer ce qui vous tient à cœur sur différents registres. Mais cette expression est tournée vers le partage. Pour certains, cette expressivité se manifeste dans une manifestation de leur vie personnelle. Ainsi, une « amie » anglaise J E , partage non seulement de belles contributions picturales, mais elle nous associe à sa vie quotidienne et à son histoire familiale. Sensible au visage de l’humain, elle aime partager des photos de ceux qui l’entourent. D’autres expressions sont plus discrètes. Ainsi, MF R nous fait découvrir la beauté dans sa campagne, mais exprime aussi sa vision de la vie. Et P S ne nous entretient pas seulement de la vie de sa province, mais il participe à un site protestant et, de temps à autres, laisse transparaitre ses opinions politiques.
Propositions spirituelles et religieuses
La part des relations chrétiennes, catholiques et protestantes ou autres, est ici importante au point où il est difficile de toutes les mentionner. Il y a donc des commentaires journaliers d’évangile ( J T et M CT), de nombreux commentaires bibliques (Reg P, Prot B, L P), des messages d’ouverture chrétienne (C C M J) des textes engagés concernant la vie des églises ( R P, C P, A S, Conf bapt, , H L… ) Bien sûr, il se trouve des réflexions théologiques ( Transcend , P L , J C, DF) de libres expressions (M M, J C S, MH M C, H RG ), des témoignages d’acteurs engagés ( R G , B C) On peut ajourer à ce groupe des acteurs spirituels comme Hum N et ses interviews en vidéo, D GQ et ses dialogues en quête spirituelle ou encore JP O.. On ajoutera ce qui tient aux relations entre psychologie et spiritualité. La poésie est également très présente, notamment dans écrits de Christian Bobin et de Jean Lavoué. Ajoutons à cette énumération très vaste et qui parait fastidieuse en l’absence des noms et des contenus, l’apport de B C qui se manifeste en terme d’un flux de vidéos et de textes qui concernent à la fois le religieux et le politique . L’offre est conséquente et, dans cet ensemble, des affinités peuvent s’établir. De temps à autre, une lueur vient nous éveiller De plus, nous pouvons recueillir là nombre d’informations pour le site de Témoins
Vie sociale, économique et politique
La vie sociale, économique et politique apparait à travers la contribution de quelques ami(e)s et quelques publicités d’organisme. Sur notre fil, ce secteur a une place seconde. Parmi les thèmes abordés, l’écologie occupe une place majeure. Les grands évènements se répercutent très vite, notamment l’information concernant les décès de grandes personnalités. Il me semble que les questions politiques se manifestent très différemment selon les périodes. Actuellement, leur présence ne me parait pas à la mesure des enjeux. Notons à nouveau la richesse du flux de vidéos et de textes communiqués par B C. C‘est un apport précieux.
Les vidéos
Facebook comporte également une rubrique vidéos, mais celles-ci ne sont pas choisies par des « ami(e)s. Elles sont très variées quant à leurs origines et à leurs sujets. Ainsi elles concernent-elles la vie des animaux, les relations humaines, la psychologie, la philosophie, les sciences, le message chrétien dans ses différentes formes, voire un message musulman. La tonalité induit fréquemment des sentiments positifs : les vidéos de Thomas d’Ansembourg se proposent de nous aider à comprendre notre manière de vivre en relation., les courts interviews réalisées par Human Nadj auprès de personnes témoignent d’un humanisme psychologique et spirituel dans une sphère où la culture musulmane est bien représentées, des vidéos nous montrent une entraide chez des humains ou des animaux, la présentations d’initiatives humaine innovantes (Brut), des messages chrétiens de différents origine, notamment d’origine africaine entre autres l’Église méthodiste de Cote d’Ivoire, le récit d’expériences spirituelles, des messages qui nous apportent des visions nouvelle sur la conscience, la santé, l’histoire africaine.. C’est un espace de découverte. En ce moment, pourtant crucial, cette rubrique manifeste une grande discrétion sur le plan politique
Diversité
Notre description est incomplète . En présentant notre fil, nous avons choisi d’énoncer les noms par des initiales par discrétion et dans l’impossibilité d’une exhaustivité. Il y a des thèmes présents de temps en temps sur notre fil, notamment à travers des publicités d’organisme, comme la santé par exemple.
Facebook comme cadeau
A l’heure où les critiques se multiplient contre les réseaux comme propagateur de fausses nouvelles ou porteur de ségrégation sociale, notre expérience personnelle nous permet de mettre en évidence la diversité des situations
Il y a bien un premier enseignement qui apparait. Si le dispositif du réseau prédispose, l’usage personnel de chacun est déterminant.
Si Facebook encourage finalement une interaction positive à travers l’usage prédominant des « like », est-ce que nous-même, nous sentons-nous heureux de manifester abondamment notre attention, notre estime, notre sympathie. Tout en gardant une volonté de sincérité, j’ai choisi cette attitude, même si elle me semble peu payée de retour. A travers ce que les gens disent d’eux-mêmes et de leurs activités sur le fil Facebook, nous finissons par les connaitre pour une part. Et nous pouvons leur être reconnaissant, car, en s’exposant, ils nous accordent une part de confiance dans le partage de leurs joies et parfois de leurs inquiétudes et de leurs peines. Cela me fait penser au coq d’un livre d’enfant qui de son clocher, disant aux gens du village : « je t’ai vu ». Et bien à nous de faire le choix de la sympathie. Nous nous rappelons ici une pensée d’Antonio Spadaro dans son livre : « Quand la foi passe par le réseau ». Il nous appelle, dans un esprit de convivialité et de fraternité à faire évoluer le net d’un lieu de « connexion » à un lieu de « communion ». « La connexion en soi ne suffit pas à faire du Net un lieu de partage pleinement humain. Travailler en vue d’un tel partage est la tâche spécifique du chrétien » (5). Il y a la une exigence qui m’interpelle et qui m’invite à grandir spirituellement.
Cependant, il y a également dans l’offre de Facebook des propositions qui suscitent L’admiration, l’émerveillement, la « awe » (6) et, en conséquence, la reconnaissance, e la gratitude (7). Ce sont là deux réalités éminemment spirituelles et également bienfaisantes Certains paysages, certaines peintures nous paraissent admirables. Pour moi, cette admiration peut déboucher sur la louange et la reconnaissance. C’est la parole d’un psaume : « Que tes œuvres sont grandes, O Éternel. Et je chante avec allégresse l’ouvrage de tes mains » (Ps 92).
Cette offre est d’autant plus précieuse lorsqu’on vit dans un isolement relatif et qu’elle vient compenser des manques comme une accession difficile à la nature
On peut ajouter que Facebook permet aussi d’esquisser une forme de dialogue à travers des commentaires. C’est un germe de réflexion partagée
En manque
Certes, de nombreux messages appellent la réflexion. D’autres suggèrent une méditation. Mais, au total, sur notre fil, nous voyons peu de réflexions étayées, construites Nous y portons des extraits de textes des différentes rubriques de Vivre et espérer : histoires et projets de vie, expérience de vie et relation, culture et société, émergence écologique, vision et sens. Et nous abondons en même temps, notre page Facebook : Vivre et espérer. Dans ces textes, nous nous sommes donnés pour but d’apporter, de la manière la plus accessible possible, un éclairage qui puisse contribuer à rendre plus justes , plus pertinentes, nos représentations, en pensant que ces représentations ont ensuite des effets sur nos actes. Ainsi présentons-nous des livres français et étrangers qui s’appuient sur l’expérience de leurs auteurs, mais aussi sur des apports sociologiques, psychologiques, scientifiques, philosophiques et théologiques. Nous remercions les quelques-uns qui marquent leur appréciation de cet apport, souvent ou de temps à autre. Notre regret est que ces textes ne suscitent davantage d’attention dans un public qui, au total, apparait plutôt comme cultivé et spirituel. En regard, nous nous réjouissons de l’attention que certains portent aux photos de nature extraites de notre collection de photos flickr
Se remettre en question
Lorsque Sophie Lavault nous met en garde vis-à-vis de l’hyperconnectivité et, en conséquence un danger d’addiction et de déconnexion avec soi-même, lorsqu’on y réfléchit, c’est notre propre usage d’internet qui est mis en question. Je m’interroge sur mon usage de Facebook. Certes, dans ma condition, il m’apporte un lien essentiel avec la nature et avec la vie sociale. Il suscite des sentiments qui fondent la vie comme la sympathie, l’émerveillement, la gratitude. Le danger réside dans une consultation accélérée : passer d’un post à un autre sans prendre le temps suffisant pour le gouter. Il y a un risque de banalisation qui entrainerait un émoussement de notre émerveillement. ou de notre attention. Lorsque Saint-Exupéry écrit le « Petit Prince », il nous montre combien l’édification d’un lien requiert un apprivoisement lequel requiert du temps. Si nous passons trop rapidement d’une perle à une autre, il y a danger de banalisation. « Ralentir pour sentir », c’est l’expression qui sert d’identifiant à un « ami » de Facebook. Je me suis rendu compte combien il était bienfaisant de m’attarder sur une belle photo et de la contempler. La même attitude vaut pour notre attention aux moments de vie qui nous sont présentés sur Facebook et sur les sentiments qui y sont évoqués. Dans quelle mesure, ma louange ou ma prière sont-elles mobilisées ?
A deux reprises, sur ce blog, je me suis interrogé sur mon usage de Facebook (3) Sans doute, la perception de cet usage varie selon la condition du moment. Aujourd’hui, je mesure le cadeau qui m’est fait, et qui, quelles qu’en soient les limites, m’appelle à en faire un sage usage et à en prendre soin.
J H
Sophie Lavault. Revenir à soi Comment le numérique nous déconnecte de nous-mêmes. Albin Michel. 2023
Jürgen Moltmann en conversation avec un panel de théologiens au Garrett Evangelical Theological Seminary (Evanston USA).
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Nous savons combien nos représentations influencent nos états d’âme et nos comportements. Ces représentations dépendent de notre vision du monde. Comme réflexion sur Dieu, la théologie inspire cette vision. C’est dire l’importance des orientations théologiques. Comme le dit Jésus, on reconnaît l’arbre à ses fruits. Nous trouvons, personnellement, une inspiration positive dans la pensée théologique de Jürgen Moltmann, souvent évoquée sur ce blog. Reconnu comme un des plus grands théologiens de notre temps (1), Jürgen Moltmann est souvent invité à s’exprimer dans des facultés de théologie à travers le monde. Ainsi est-il intervenu en 2009 dans une faculté de théologie américaine sur le thème : « Une théologie pour la vie. Une vie pour la théologie » (2). Cette intervention a été effectuée au Garrett Evangelical Theological Seminary (Evanston USA), une faculté en lien avec l’Eglise méthodiste. Après cette première conférence, Jürgen Moltmann a été invité à participer à une conversation où il a répondu aux questions d’un panel de trois théologien(ne)s : Nancy Bedford, Stephen Ray, Anne Joe. Ceux-ci ont été ensuite interrogés personnellement sur cet apport. L’ensemble est communiqué sur le site de la faculté à travers des vidéos (3). Comme dans une précédente note sur ce blog (4), nous présentons ainsi à nouveau une contribution de Jürgen Moltmann en vidéo. Ce n’est pas seulement une rencontre avec sa pensée, c’est aussi une rencontre avec sa personne où on peut apprécier une chaleur communicative empreinte d’une forme de modestie et de respect en terme d’humour. Nous présentons ici la vidéo où Jürgen Moltmann répond aux questions de ses interlocuteurs (5). Et comme cet entretien est en anglais, nous voulons en faciliter l’accès à travers une transposition en français dans des notes prises au cours de cette audition.
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Comment lire la Bible avec discernement ?
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Comme théologien, comment lisez-vous l’Ecriture. Quels sont vos critères herméneutiques ?, lui demande au départ son ancienne étudiante, Nancy Bedford. Question sensible ! Jürgen Moltmann fait écho à la question posée par Philippe au ministre éthiopien qui lisait le prophète Esaïe (Actes 6.30) : « Comprends-tu ce que tu lis ? ». Comprenons-nous ce que nous lisons ? En lisant la Bible, je m’attends à la Parole de Dieu dans des mots et des idées, des témoignages humains, mais ces mots humains sont parfois en contradiction les uns avec les autres. J. M. donne des exemples, tous deux empruntés aux épîtres de Paul, l’un concernant l’attitude vis-à-vis des femmes et l’autre, l’attitude vis-à-vis des juifs. Ainsi rappelle-t-il la grande affirmation universaliste de Paul à la suite du prophète Joël, en Galates 3.26 : « Il n’y a plus ni hommes, ni femmes. Nous sommes tous un en Jésus-Christ ». Mais on trouve aussi dans ces épîtres mention d’une attitude que Jürgen Moltmann exprime en termes humoristiques : « Les femmes devraient la fermer dans les cultes »…Qu’est ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est le plus proche de la vérité du Christ ? Et, reprend-t-il avec humour : Si les femmes avaient été silencieuses tout le temps, elles n’auraient pas annoncé la résurrection de Jésus et nous n’en saurions rien ! Pour interpréter, je ne me réfère pas à un humanisme moderne, qui va de ci, de là, mais je développe une critique interne en recherche de l’essentiel à l’intérieur même de l’Ecriture (« material criticism inside the reading of Scripture – criticizing inside the truth of the Bible »). D’abord, je lis, puis je cherche à comprendre. Qu’est-ce que cette expression cherche à me dire avec plus ou moins de bonheur ? Je cherche ce qui est vrai, ce qui me paraît le plus proche de la vérité du Christ (« What is closer to the truth of Christ »).
Jürgen Moltmann évoque des approches comme celles du « Jésus historique » (historical Jesus ») ou de l’exégèse matérialiste (« Materialistic exegesis »), qui se perd dans l’accessoire, auxquelles il n’adhère pas. Et notamment, peut-on en théologie s’intéresser seulement au « Jésus historique », c’est à dire ne pas prendre en considération l’éclairage de la résurrection ? Le Jésus historique est le Jésus mort (« The historical Jesus is the dead Jesus »).
Puisque J. Moltmann se réfère à Christ comme critère, son interlocutrice lui pose une seconde question : « Vous prenez Christ comme critère, mais qu’est ce qui arrive quand ce critère est mal utilisé ? Certains comportements et images peuvent contrecarrer une juste représentation du Christ. Jürgen Moltmann répond en prenant l’exemple de la croix. Au début du christianisme, il y a la croix de Golgotha, mais il y a eu très vite une croix imaginée par l’Empire comme signe de puissance et de victoire à commencer par celle de l’empereur Constantin : « Tu vaincras par ce signe ! », une tradition dominatrice qui s’est perpétuée dans la chrétienté.
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Le dialogue œcuménique
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Quelle est la part des théologiens dans le dialogue œcuménique ? Jürgen Moltmann répond à cette question en évoquant une affirmation centrale : la parole de Jésus concernant ses disciples : « Qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jean 17.22). Cette prière a été entendue par le Père. Alors, en Christ, nous sommes déjà un. Mais, si c’est le cas, nous sommes appelés à rendre cette réalité visible. Nous rendons cette réalité visible, non pas d’abord par le dialogue théologique, mais par la fraternité eucharistique. Les églises ne sont pas propriétaires de la pratique eucharistique. Prendre ensemble le repas eucharistique, c’est répondre à l’invitation du Christ. Alors, en premier le repas du Seigneur : manger et boire, et ensuite le dialogue théologique. Ce dialogue en sera facilité, car alors, nous reconnaissons que nous sommes déjà dans la famille de Jésus. Avec humour, Moltmann évoque sa différence sur ce point avec son ancien collègue à l’université de Tübingen, Joseph Ratzinger devenu ensuite le pape Benoit XVI.
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Les gens dans la misère. Quelle espérance ?
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Une théologienne pose à Moltmann cette question : Comment accorde-t-il dans sa réflexion sa théologie de l’espérance et sa vision de « Dieu crucifié » ? Si la passion du Christ s’inscrit dans sa nature d’un Dieu incarné, sa résurrection manifeste la puissance d’un Dieu transcendant. Des théologiens catholiques latino-américains ont évoqué les victimes des régimes despotiques en termes d’hommes et de femmes crucifiés porteurs de rédemption. Dans cette approche, l’Eglise prolonge le Christ (« Christus prolongatus »), et, en extension, la souffrance des persécutés des personnes crucifiées est censée contribuer à la rédemption. Jürgen Moltmann n’est pas à l’aise avec cette extrapolation. Si vous vivez dans la misère et l’isolement, vous n’avez pas envie qu’on interprète votre souffrance en terme de participation à la rédemption. Vous avez envie de vous en sortir, vous avez envie d’être libéré. Autrement, vous continueriez à souffrir. Et, de même, en ce qui concerne « l’option préférentielle pour les pauvres », il y a danger d’idéaliser la pauvreté. N’interprétons pas la situation des pauvres à leur place…
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Le salut. Nous échapper dans un au delà ou nous tourner vers l’avenir.
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Moltmann est interrogé à propos de son approche eschatologique dans son livre : La venue de Dieu (« Coming of God »). Il y a un débat en cours sur la conception du salut. Notre espérance réside-t-elle dans une séparation de ce monde pour un autre, une éternité intemporelle ou bien sommes-nous invités à regarder vers l’avenir à l’intérieur même du processus de la nouvelle création. Dans la fixation sur l’éternité, il y a une aspiration gnostique. Dans l’espérance chrétienne et juive, on attend un ciel nouveau et une terre nouvelle. C’est bien là la demande exprimée dans la prière du « Notre Père », non pas que nous échappions à la terre, mais que « le règne de Dieu vienne sur la terre comme au ciel ». Ainsi, nous espérons le salut de la terre dans une nouvelle création. Je crois que Dieu le créateur ne laissera pas sa création dégringoler, mais récapitulera toute chose – et sa création- dans sa venue finale (« will recollect his creation in his final coming »). La résurrection des morts s’inscrit bien dans ce processus. Il nous faut développer à nouveau frais une théologie centrée sur la terre (« earth-centered »)
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Une théologie de la terre
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Si l’être humain a été crée par Dieu, la terre dans laquelle les hommes vivent, résulte elle aussi de la création de Dieu. Elle mérite d’être considérée et respectée. En réponse à une question, Moltmann esquisse une théologie de la terre à partir de quelques textes bibliques.
En Genèse 1, la terre est présentée comme étant elle-même créatrice et productrice. En Genèse 9, Dieu instaure une alliance avec l’humanité, les êtres vivants et la terre. Celle-ci est spécifiquement mentionnée au verset 13. Dans les règles ultérieures concernant l’agriculture, la terre est respectée et participe au repos sabbatique. Le Prophète Esaïe associe même la terre à la réalisation du salut. C’est dire combien la terre n’est pas subordonnée à l’homme. Moltmann note que la théologie orthodoxe reconnaît ce rapport entre Dieu et la terre, particulièrement dans son art de l’icône. Aujourd’hui, c’est à côté de la déclaration des droits de l’homme que les Nations Unies ont établi une charte de la nature. Comment combiner les deux ? Une théologie de la terre rejette l’instrumentalisation de celle-ci par les hommes. Nous ne devons pas vivre sur la terre en la dominant. Nous devons vivre en symbiose avec elle et bannir le terme d’environnement dans la mesure où il est conçu uniquement en fonction de l’homme («We live in the earth, not on the earth »). En espérance, nous regardons vers une nouvelle création où la justice habitera.
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L’être humain, une créature vulnérable
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Sensible à l’ouverture de Jürgen Moltmann à la dimension de la compassion, telle qu’elle apparaît dans son livre : « Le Dieu crucifié », une théologienne participant au panel évoque la recherche d’invulnérabilité répandue dans le monde occidental. Quelle place donner à l’affliction et au deuil ? Jürgen Moltmann répond positivement à cette question. Les gens faibles cherchent à être invulnérables. Seuls les gens forts acceptent d’être vulnérables. A travers le deuil, les gens expriment leur amour. La place accordée au deuil dans le monde occidental a été trop réduite. On devrait accorder davantage de temps au processus de deuil.
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La communauté des vivants et des morts
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Jürgen Moltmann raconte qu’en 1961, en visitant un ancien camp de concentration en Pologne, il a eu une forme de vision, percevant soudain les gens assassinés venant à lui et lui demandant : « Pourquoi ? ». Ces gens là n’étaient pas « morts ». Ils étaient présents, très présents. Moltmann évoque ensuite la relation avec les ancêtres en Asie, telle qu’elle se manifeste notamment dans le culte des ancêtres. Il y a une part de vérité dans tout cela. Les morts n’ont pas disparu. Ils sont très présents. Vous pouvez le sentir. Ils veillent sur nous (« They watch over us ») et, si nous sommes assez sensibles, nous veillons avec eux. Dans l’histoire de la Réforme, face à la thèse du sommeil des morts attendant la résurrection, c’est la conviction qui a été exprimée par Jean Calvin. Non, les morts ne dorment pas, ils veillent sur nous (« They are watching over us »). Les uns et les autres, nous vivons dans la perspective de la résurrection commune. Cette résurrection est un avenir pour le passé. Nous sommes dans le même mouvement. Nous sommes dans la même présence et nous regardons en avant dans l’attente du même futur. « We are in the same presence and we are looking forward for the same future »
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Dieu trinitaire. Un chemin de communion
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On demande à Jürgen Moltmann comment il en est venu à accorder une grande importance à une vision trinitaire de Dieu.
De fait, la parution de son livre : « The Trinity and the Kingdom of God » a été précédée par une attention croissante portée à l’Esprit Saint. Qui est l’Esprit Saint ? L’Esprit Saint, c’est la présence créatrice et unifiante de l’Esprit dans le monde. C’est le consolateur, mais aussi la source de vie. Dans la communion avec Christ, Il nous communique une énergie vitale.
En nous racontant son histoire de vie lors de sa conférence initiale, Jürgen Moltmann nous a raconté l’épreuve qu’il a vécu dans sa jeunesse. Dans un camp de prisonniers en Angleterre, il a trouvé dans la Bible une consolation. Jésus est devenu l’ami avec qui il pouvait partager son sort. C’est là aussi une présence guérissante : « A travers ses meurtrissures, nous sommes guéris » (Esaïe 53.5). Jésus nous introduit dans la proximité de Dieu, son Père aimé, « Abba ».
Dès lors, nous dit Jürgen Moltmann, nous pouvons entrer tout simplement dans la communion trinitaire. En union avec Jésus, nous sommes en relation priante avec son Père aimé, Abba. Dieu est présent. Et nous faisons l’expérience de la présence vivifiante de l’Esprit. Ainsi la Trinité, n’est pas un mystère, c’est une réalité toute simple. Nous ne croyons pas en Dieu, nous vivons en un Dieu trinitaire (« You do not believe in God. You live in the trinitarian God »). Nous vivons en relation avec Jésus, Abba, cher Père et l’Esprit qui donne la vie. « You live between Jesus, Abba, dear Father and the live giving energies of the Spirit ». Depuis le commencement, la foi chrétienne a une forme trinitaire : Jésus, Abba, Esprit. « The christian faith has from the beginning on, a triadic form : Jesus, Abba, Spirit ».
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Une pensée pour la vie
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Cette vidéo et celles qui l’accompagnent nous permettent de mieux comprendre ce que peut être le cheminement d’une réflexion théologique. Et, si nous pouvons douter de la pertinence et de la justesse de certaines constructions théologiques, ici, nous entrons dans une approche qui répond à des questionnements souvent existentiels. En fonction de son histoire de vie, la théologie de Jürgen Moltmann ne se développe pas dans l’abstraction. Elle est « branchée » sur des questions que nous nous posons dans la vie, non seulement sur le plan personnel, mais aussi en rapport avec nos interrogations concernant le monde d’aujourd’hui (6). Que cette théologie pour la vie nous aide à vivre en harmonie et en mouvement !
(4) Présentation d’une interview de Jürgen Moltmann en vidéo : « L’avenir inachevé de Dieu. Pourquoi c’est important pour nous ». Sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=1884
(6) Un essai d’introduction à l’œuvre de Jürgen Moltmann : le blog : L’Esprit qui donne la vie : http://www.lespritquidonnelavie.com/ Plusieurs des thèmes abordés dans cet article sont abordés sur ce blog. On pourra y lire notamment une présentation d’un livre de Moltmann paru en 2010 et récapitulant les grandes orientations de sa pensée : « Sun of rightneousness, arise. God’s future for humanity and the earth » : « Lève-toi, Soleil de justice ! L’avenir de Dieu pour l’humanité et la terre » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=798
Jürgen Moltmann a publié de nombreux livres qui sont des livres de fond, pour une part, traduits en français au Cerf. Un livre récemment traduit en France nous introduit dans les grandes orientations de sa pensée : Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte temps présent, 2012 Présentation sur ce blog : « Une dynamique de vie et d’espérance » : https://vivreetesperer.com/?p=572
Sur ce blog, des articles correspondant à certains thèmes de cette conversation, notamment : « Vivre en harmonie avec la nature » : https://vivreetesperer.com/?p=757
En 2008, dans la ville anglaise de Todmorden, des gens ont commencé à planter et à cultiver des fruits et des légumes pour les mettre à la disposition de tous (1). Ce mouvement : « Incredible Edible » prend une grande ampleur et suscite un nouveau genre de vie. En 2011, François Rouillay découvre cette innovation et suscite, dans sa commune, Colroy-la-Roche en Alsace, une démarche analogue, un mouvement du cœur. Des gens se mettent à planter des fruits et légumes pour les partager avec tout le monde. A toute allure, ce mouvement : « les Incroyables Comestibles » se diffuse et se répand dans toute la France.
Au cœur de ce processus, François Rouillay témoigne de cette aventure et de l’esprit dans laquelle elle se développe. « Chacun est appelé à faire sa part ». « Soyez le changement que vous voulez voir dans ce monde ». C’est un « nouvel art de vivre, de produire et de consommer localement, de s’entraider, d’être dans un mouvement joyeux et solidaire, intergénérationnel ». L’expérience de Todmorden est relatée dans un livre récent (2). L’innovation se déploie sur un site internet : « Les Incroyables Comestibles. Bienvenue sur le site de l’abondance partagée » (3). Passer du chacun chez soi, du chacun pour soi, à un mouvement de partage où une créativité collective s’exprime en plantant et en cultivant des fruits et légumes pour les mettre à la disposition de tous, est-ce un rêve généreux, mais irréalisable ? L’expérience prouve que c’est une vision qui se réalise lorsque des gens prennent l’initiative, deviennent acteurs révélant ainsi des aspirations collectives qui se mettent en marche. « C’est un mouvement où des citoyens changent de regard, se prennent en main et se décident à créer ce nouveau monde, ce meilleur et à en faire l’expérience ». Ecoutons, à travers cette vidéo (4), le témoignage concret et émouvant de François Rouillay, cofondateur des « Incroyables comestibles ». Quelques notes extraites de cette interview nous aideront à poursuivre notre réflexion. Incroyable, mais vrai !
Comment l’aventure a commencé
François Rouillay se présente comme « un père de famille » avec une passion particulière pour le jardinage et une autre passion : le partage, les démarches collectives qui rendent possible notre art de vivre sur les territoires, dans les communes, dans les villages, par l’échange, le dialogue, le partage. C’est ici à Colroy-la-Roche que nous avons commencé l’aventure, l’heureuse aventure des « Incroyables comestibles » au mois d’avril 2012… Dans cette maison, les enfants ont construit le premier bac de fruits et légumes à partager, un bac qui se trouve devant la maison. Et ce bac a suscité la création d’un autre bac par un voisin. Et puis un autre voisin a fait la même chose. Et puis le village d’à coté s’est engagé lui aussi… Maintenant on se développe dans toute la France et à l’étranger. Les « Incroyables Comestibles », c’est une démarche des gens, un mouvement du cœur et du partage dans des communes où on va planter des fruits et légumes, les cultiver et les offrir en partage à tout le monde. Et quand on devient collectif, on peut transformer les espaces urbains en jardins d’abondance puisqu’on en plante le plus possible partout.
C’est une démarche qui nous est venue d’Angleterre puisque tout a commencé en 2008 à Tormorden, près de Manchester, dans le nord de l’Angleterre, une petite ville dans une période difficile de désindustrialisation. Au mois de décembre 2011, je faisais de la veille sur la sécurité alimentaire, les populations et j’essayais de trouver des solutions au niveau collectif et j’ai découvert un article anglais sur cette nouvelle méthode. J’ai fait des recherches. Et j’ai découvert qu’on n’en parlait absolument pas dans la presse française. Cela faisait trois ans que cela existait et pas un mot dans la presse française. J’ai été stupéfait de voir qu’une méthode qui fonctionne, qui fonctionne tellement bien que Todmorden s’est développé dans 35 communes en Angleterre avec le soutien du prince Charles et que les gens sont ravis, restait inconnue chez nous. Rien en France. Et donc on s’est réuni en famille avec quelques amis. Et on s’est dit : c’est génial. Il faut le faire. Donc, on s’est lancé dans l’aventure. C’est comme cela qu’on a expérimenté ce mouvement qui est un mouvement collectif, citoyen, un mouvement qui vient des gens. Et on a commencé à le faire devant cette maison. Comme disait Gandhi, soyez le changement que vous voulez voir dans le monde, on a commencé par nous même.
Colroy-la-Roche : les étapes d’un processus
Le principe pour réaliser cette démarche citoyenne est très simple. On l’a expérimenté à Colroy-la-Roche. Même une seule personne peut démarrer. C’est étonnant ! Parfois, il y a des groupes qui démarrent à 30 ou 40, mais il y a des communes où cela a démarré avec une seule personne.
Quand on a démarré à Colroy la Roche, mon épouse a accepté de lancer l’appel de Colroy. L’étape 1, c’est de se prendre en photo durant la pancarte de la commune. On se prend en photo devant le panneau avec le visuel : Nourriture à partager : Incroyables Comestibles France. Et puis on prend aussi des râteaux, des binettes, des outils de jardinage, des arrosoirs. Et on prend aussi quelques fruits et légumes. Cette étape est très importante parce que c’est le point de départ d’un processus où les citoyens vont changer de regard. Ils vont acter l’intention délibérée d’engager un processus collectif sur le territoire, et cela dans le respect de la loi, dans une démarche de pacification. C’est autorisé à tout le monde de se prendre en photo devant une pancarte. C’est une démarche bienveillante.
On passe ensuite à l’étape 2. On va partager la photo sur les réseaux sociaux, sur un blog, sur un site internet et lancer l’appel aux autres à participer. Donc l’étape 2, c’est de la communication. Aujourd’hui, on la relaie en faisant passer l’information sur le site des « Incroyables Comestibles. France » et à nos amis anglais de Todmorden. Il y a une carte mondiale et, sur cette carte, on place une petite balise de la commune où des citoyens se lancent. On passe du local au global. Les gens se relient entre eux. Si en plus, on associe la presse quotidienne régionale, la radio, les gens autour de vous peuvent découvrir qu’il y a une démarche collégiale et ils proposent de vous rejoindre. C’est ce qui se passe régulièrement.
Ensuite, l’étape 3. Soyons le changement que nous voulons voir dans le monde. On commence par soi-même. Chacun est invité à faire sa part. On met un bac devant la boite à lettres sur l’espace privé ouvert au public. Certaines personnes n’ont pas d’espace devant. Elles placent une jardinière sur le balcon. Dans un logement collectif, il n’y avait devant que 50 cm de terre avec des buissons. Des mamans et des enfants ont planté des framboisiers, avec : « nourriture à partager » et une petite information. Alors des voisins ont demandé : « Qu’est ce qui se passe ? ». « Oui, c’est sympa ! » Les gens se mettent à parler… Voilà l’étape numéro 3. Chacun fait sa part.
On arrive à l’étape 4. On passe à la dimension collective. On va organiser une réunion publique dans la salle des fêtes. On va sur des marchés. On va créer l’événement en allant à la rencontre des autres pour faire monter le mouvement collectif, ce mouvement citoyen. Et quand on arrive à susciter une certaine dynamique dans la commune, généralement les élus en ont entendu parler et souvent les conseils municipaux viennent à la rencontre.
Et dans l’étape 5, on tente de rallier le conseil municipal de manière à ouvrir l’espace public pour transformer la ville en parcours potager libre et gratuit.
Aujourd’hui, neuf mois auprès le début de l’action, les « Incroyables Comestibles » fleurissent partout en France. On enregistre plus d’une action par jour en France et dans le monde. C’est tellement sympathique, c’est tellement efficace, un véritable retour au bon sens de produire et de consommer localement, que parfois, le même jour, tout se met en place jusqu’au maire et au conseil municipal qui viennent en soutien et qui proposent de coopérer ».
François Rouillay nous fait part ensuite de belles expériences dans son département, mais aussi dans d’autres régions de France. Il nous raconte des initiatives en arboriculture pour remettre en circuit des anciennes espèces et créer des vergers citoyens. Il nous rapporte une dynamique à laquelle des enfants participent activement : « Ces enfants ouvrent une voie pour ce nouvel art de vivre, de produire et consommer facilement, de s’entraider, d’être dans un mouvement joyeux et solidaire, intergénérationnel ».
Changer de système. De la pénurie à l’abondance
Dans un contexte de déclin industriel, les anglais à Todmorden ont intitulé le mouvement : « Incredible Edible Unlimited ». Il y a là une ambition : un horizon illimité. « Le cités industrielles en déclin renaissent de leurs cendres et se disent illimitées. La créativité est illimitée. On peut passer d’un système de pénurie à un système d’abondance. Tout cela par un simple changement de regard. Les anglais nous expliquent qu’ils ont quitté la croyance erronée qu’ils étaient victimes de génération en génération, et, du jour au lendemain, en abandonnant le système de peur de l’autre, de peur du lendemain qui conduit à la loi du plus fort, de la compétition qui, on le voit bien, génère de l’exclusion, on quitte l’ancien système qui ne fonctionne plus et qui est en bout de course pour entrer dans un nouveau système qui est inclusif, accessible à chacun. Les handicapés, les enfants, les personnes âgées peuvent participer de manière simple à créer de l’abondance… C’est facile à comprendre : vous prenez une semence de comestible, vous la plantez dans le sol, la terre vous en rend cent fois plus. Vous en plantez mille, elle en rend cent mille. Et si vous êtes 15 000 à le faire le même jour, qu’est ce qui se passe ? Et bien, c’est ce qui s’est passé à Todmorden. Et aujourd’hui, c’est ce que nous mettons en place dans nos villes : 1 000 pommiers en une journée. Nous invitons les habitants à créer l’abondance sur les territoires. On a une démarche citoyenne qui est très simple : Nourriture à partager… Servez-vous librement ! C’est gratuit ! »
Changer de regard
Un petit logo représente un haricot qui germe. « C’est une invitation à une prise de conscience. De génération en génération, on nous a transmis cette croyance erronée qui est la peur du manque. Moi-même, j’ai perçu cela. Et donc, j’ai un tas d’exemples. Aujourd’hui, on s’aperçoit que c’est complètement faux. La terre est généreuse. On plante une graine. La terre nous en rend cent fois plus. Quand vous avez changé de regard et que vous avez commencé à faire l’expérience, vous voyez le monde totalement différent ».
Il y a une grande crise économique et financière en Europe. Il y a des collectivités entières avec des taux de chômage très élevés. Des populations ne profitent pas des bienfaits de la terre. « Si vous changez le regard, et que vous faites le lien entre ces populations et la terre, on peut passer de la pénurie à l’abondance. C’est ce que Todmorden a fait puisqu’en 4 ans. Todmorden est arrivé à 83% d’autosuffisance alimentaire. Maintenant, on peut le faire en 10 mois parce que Todmorden partage son expérience gratuitement avec tout le monde.
Le meilleur est à venir. Pourquoi ? Parce que nous avons décidé de le créer et de le vivre ensemble. En nous connectant et en nous reliant les uns aux autres avec la terre, nous en faisons l’expérience ici et maintenant.
Les enfants sont nos guides
La raison pour laquelle ce mouvement se développe partout et sans frontières, c’est que c’est simple à réaliser et que la terre est généreuse, si simple que même les enfants peuvent le faire.
Et les enfants aiment le faire. On dit que les enfants sont nos guides. Pourquoi les enfants sont nos guides ? Parce que quand vous confiez à des enfants la responsabilité de planter des semences pour faire un jardin à partager, les enfants vont jusqu’au bout.
D’abord, ils s’émerveillent de manière naturelle. Ils s’émerveillent de voir que cela pousse. Ils trouvent cela merveilleux. Ils vont arroser toutes les semaines.
Ce qui est extraordinaire, c’est que pour l’enfant lorsqu’on lui dit, c’est pour partager, il le croit immédiatement. Pour l’enfant, le partage, c’est quelque chose de naturel. L’abondance dans la nature est un phénomène naturel. C’est un changement de regard.
Fêter l’abondance. Partager un repas
Nos amis anglais nous disent : « Célébrate ! ». Faites la fête de l’abondance. Et, pour cela, il n’y a rien de mieux que de partager des fruits et des légumes, en mangeant ensemble. L’assiette, le repas, c’est ce qui nous unit ». François Rouillay évoque l’expérience des « soupes du partage ». On apporte ce qu’on a. « Ceux qui savent cuisiner vont apprendre aux autres à faire de délicieux potages ».
Une économie de proximité
Qu’est ce que vont penser les maraîchers locaux ? Vont-ils craindre une concurrence ? « Et bien non, c’est tout le contraire. Actuellement, nous sommes soutenus par les maraîchers locaux parce ce que c’est par le changement de regard qu’on va réactiver les circuits courts ». A Todmorden, l’économie est repartie. On recrée des emplois. Le changement repose sur trois plaques tournantes : la communauté (la participation citoyenne), l’éducation et la pédagogie avec en priorité les enfants, l’économie locale. Si on relie ces trois pôles, « vous avez un cercle vertueux, un système complètement évolutif et accessible à chacun ».
Un horizon nouveau
« La terre peut nourrir tous ses enfants sans problème. On se redonne un avenir. On se recrée un monde du possible, un monde de gentillesse, de bienveillance. Non nous ne sommes pas emprisonnés dans la pénurie. Nous sommes créateurs de ce monde où on peut vivre dans une forme d’abondance partagée.
Pierre Rabhi nous parle de « sobriété heureuse ». Il parle des 3 H : humus, humilité, humanité. C’est cela notre leitmotiv : guérir la terre, recréer l’humus et, en humilité, nourrir l’humanité ».
La montée d’une conscience nouvelle
Dans notre société en mutation où les menaces abondent, il est bon de mettre en évidence des courants et des mouvements à travers lesquels la collaboration et la solidarité se manifestent (5). Ce sont là des signes qui nous encouragent et nous éclairent. Le mouvement : « Incroyables Comestibles » fait partie de ces changements qui débouchent sur un nouveau genre de vie et qui témoignent d’une transformation en profondeur des mentalités. François Rouillay met en évidence la portée de ce changement. C’est à la fois une nouvelle forme d’économie fondée sur le partage et un nouveau genre de vie. Mais c’est aussi une conception nouvelle du monde. Ici, ce n’est plus la force et l’exclusion qui dominent, c’est la collaboration et l’inclusion (6). Ici l’homme ne se prétend plus maître et seigneur de la nature (7), mais il la respecte et considère avec reconnaissance les bienfaits d’une « terre généreuse » et le potentiel d’abondance qui lui est ainsi offert.
Nous voyons également dans ce mouvement une signification spirituelle qui transparaît dans cette interview à de nombreuses reprises. « Comme disait Gandhi, soyez le changement que vous voulez voir dans ce monde ». Cette réalité spirituelle est particulièrement sensible chez les enfants qui y sont prédisposés (8). François Rouillay nous montre comment les enfants participent avec enthousiasme à ce mouvement : « Ils s’émerveillent de manière naturelle… Pour eux, le partage, c’est quelque chose de naturel. L’abondance dans la nature est un phénomène naturel. C’est cela le changement de regard ».
Toutes ces observations évoquent pour nous le message des évangiles. Jésus ne donne-t-il pas les enfants en exemple ? Ne nous montre-il pas un Dieu qui exprime sa bonté dans la profusion de la nature ? Ne nous invite-t-il pas à une convivialité fraternelle dans des repas partagés ? Certes ce message a souvent été perdu de vue dans un héritage religieux en osmose avec une société menacée par la mort et marquée par la domination, la répression et l’exclusion. François Rouillay évoque le souvenir du manque présent encore aujourd’hui, mais en remontant dans le passé, on y rencontre des famines. Ainsi, si nous vivons aujourd’hui dans une période difficile, il y a néanmoins une évolution des esprits qui permet l’éclosion d’un nouveau genre de vie. Les mentalités évoluent. Ainsi reconnaît-on davantage aujourd’hui les dispositions positives et un chercheur comme Jérémie Rifkin a pu écrire un livre sur la reconnaissance et le développement de l’empathie (9). Si le christianisme occidental a été pollué pendant des siècles par l’idéologie mortifère du péché originel, une transformation intervient là aussi. A cet égard, le livre de Lytta Basset : « Osons la bienveillance » est particulièrement éclairant (10). En prenant en exemple certains épisodes de la vie de Jésus, elle nous montre comment la bienveillance peut s’exercer et se répandre aujourd’hui. Et cette vertu est bien présente dans le mouvement des « Incroyables comestibles ». Dans le contexte de notre réflexion personnelle, nous percevons dans la dynamique de ce mouvement une inspiration de l’Esprit telle qu’elle nous est décrite par Jürgen Moltmann, théologien de l’Espérance (11). « Etre vivant signifie exister en relation avec les autres. Vivre, c’est la communication dans la communion… L’« essence » de la création dans l’Esprit, c’est la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit, dans la mesure où elles font reconnaître l’« accord général » ». La création et le développement des «Incroyables comestibles » nous apparaît comme un phénomène émergent. Moltmann apporte un éclairage sur la signification de l’émergence en y voyant un processus d’« auto-organisation » de la vie, un « saut qualitatif ». Il y perçoit « une présence de l’Esprit divin qui pousse vers la transcendance et qui, dans l’apparition de nouveaux ensembles, anticipe la réalité future dans le Royaume de Dieu ».
Les « Incroyables Comestibles » nous apparaissent comme une remarquable « innovation sociale qui revêt une vraie portée socio-politique et socio-culturelle. Bien sûr, dans la crise de grande ampleur à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, cette approche ne résout pas tous les problèmes. Elle apporte sa part, mais c’est une contribution substantielle. Elle participe à l’apparition d’une nouvelle économie et d’un nouveau genre de vie. Telle qu’elle nous est décrite, elle apparaît comme « une Révolution tranquille » qui concerne à la fois l’économie, le social et la culture. Mise en évidence vécue et concrète d’une étonnante dynamique, sens visionnaire, expression chaleureuse, bon sens et sagesse se conjuguent pour faire de cette interview de François Rouillay une ressource particulièrement précieuse, une source d’enthousiasme dans un temps où nous devons faire face à beaucoup de morosité.
J H
(1) La dynamique intervenue à Todmorden est relatée dans une vidéo sous-titrée en français accessible sur le site des « Incroyables Comestibles » http://lesincroyablescomestibles.fr
(2) LesIncroyables Comestibles. Plantez des légumes. Faites éclore une révolution. L’incroyable histoire de Todmorden. Préface de François Rouillay. Postface de Gilles Daveau. Actes Sud/Colibris, 2015. Ce livre, traduit de l’anglais, relate l’histoire de Todmorden, mais, à travers la contribution de François Rouillay, il rend compte brièvement de l’histoire du mouvement en France et nous donne un état de la situation actuelle comme sa présence active dans quelques villes comme Albi, Bayonne, Besançon et La Rochelle.
(10) Sur ce blog : « Bienveillance humaine. Bienveillance divine. Une harmonie qui se répand. (Lytta Basset : Osons la bienveillance » : https://vivreetesperer.com/?p=1842
(11) La pensée de Jürgen Moltmann est présenté sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com Les citations présentes dans cet article sont extraites du livre : « Dieu dans la création » (Cerf, 1988) : p 15 et 25. Et de « Ethics of hope » (Fortress Press, 2012) p 126.
Au départ, formateur dans le milieu professionnel spécialisé dans l’énergie photovoltaïque, je sillonnais toute la France pour animer des stages dans des fédérations du bâtiment ou des syndicats d’artisans . Suite à des décisions gouvernementales, le niveau de soutien de cette filière a été fortement réduit et, subitement, j’ai du changer d’activité.
Je travaille maintenant dans l’installation électrique de tout ce qui est climatisation et chauffage. Je fais ce travail en collaboration avec mon cousin, Antoine, qui, lui aussi, a été contraint de changer d’activité. Ensemble, nous intervenons dans des chantiers importants concernant la réalisation d’installation dans le secteur tertiaire. Ces chantiers durent en général plusieurs semaines et se situent dans toute la France.
Ainsi, je découvre un milieu qui a beaucoup changé. En effet, on y ressent beaucoup de stress. Il y a trop peu d’échanges entre les différents corps de métier. On ne se préoccupe pas des autres intervenants. C’est chacun pour soi. Il y a aussi une grande variété de nationalités représentées : yougoslave, kosovar, polonaise, portugaise, algérienne, marocaine, tunisienne…
Au début, ce changement d’activité a été difficile pour moi. En effet, ces dernières années, j’avais beaucoup investi, sur le plan personnel et financier, dans la filière photovoltaïque qui me paraissait pleine d’avenir. Je me suis retrouvé dans un monde inconnu. J’étais dans un certain inconfort. Cet inconfort m’a amené à des questionnements sur mon chemin de vie chrétienne. J’ai été poussé à partager avec mon cousin mes découvertes et mes interrogations. De là est née une fraternité profonde et une solidarité dans le travail. Cette entente a permis d’expérimenter ce que Jésus exprime : « Là ou deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux ».
Aussi nous avons reconnu la dignité de tous ceux qui nous entouraient, quelque soit leur caractère et leur nationalité. Une reconnaissance mutuelle s’est peu à peu développée. Chaque matin, nous avons passé du temps à saluer ceux qui nous entouraient en prenant soin de demander et de retenir les prénoms de chacun . Je n’allais pas vers eux au nom d’une exigence religieuse. Je ne me sentais pas meilleur qu’eux et parfois aussi stressé.. Mais j’étais poussé par une envie de connaître les gens qui m’entouraient, le désir de faire équipe avec eux, réalisant que nous avions le même projet, le même client.
Nous nous sommes aperçu combien c’était important de manger ensemble, aussi mon cousin et moi, nous avons commencé à inviter de temps en temps, des collègues à nos repas. Manger ensemble permet d’apaiser les tensions et d’apprendre à se connaître. Plus récemment, Antoine, mon cousin, a pris l’initiative de préparer une paella sur le chantier et d’inviter ceux qui voulaient venir. Les gens ont été très surpris de cette offre, en particulier ceux qui ne parlaient pas français. Nous avons eu des moments remplis de joie et de paix. En conséquence, le climat du chantier a progressivement changé. Un respect mutuel entre les corps de métier s’est instauré. Ces évènements m’ont rappelé les moments que Jésus a partagés avec des gens dans des repas. Un temps de vie en profondeur à travers des moments simples.
Philippe.
Merci Philippe pour le partage de cette expérience
A une époque où nous sommes confrontés à la mémoire des abimes récents de notre civilisation et aux menaces dévastatrices qui se multiplient, nous nous posons des questions fondamentales : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment sortir de cette dangereuse situation ? Ainsi, de toute part, des chercheurs œuvrant dans des champs très divers de la philosophie à la théologie, de l’histoire, de la sociologie à l’économie et aux sciences politiques tentent de répondre à ces questions. Nous avons rapporté quelques unes de ces approches (1).
Parmi les voix qui méritent d’être tout particulièrement entendues, il y a celle de la philosophe Corine Pelluchon. Son dernier livre, tout récent, « L’espérance où la traversée de l’impossible » (janvier 2023), nous fait entrer dans une perspective d’espérance. C’est une occasion pour découvrir ou redécouvrir une œuvre qui s’est développée par étapes successives, dans une intention persévérante et qui débouche sur une synthèse cohérente et une vision dynamique.
Agrégée de philosophie en 1997, Corine Pelluchon soutient en 2003 une thèse intitulée : « La critique des Lumières modernes chez Leo Strauss » (2). Leo Strauss est un philosophe et un historien de la philosophie, juif allemand immigré aux Etats-Unis à partir de 1937 (3). Leo Strauss a critiqué la modernité à partir de la philosophie classique (Platon et Aristote) et des grands penseurs médiévaux : Saint Thomas, Maïmonide et Al-Fârâbi (4). La thèse de Corine Pelluchon témoigne de son intérêt précoce pour les questions relatives aux Lumières et sera publiée en 2005 sous le titre : « Leo Strauss, une autre raison, d’autres Lumières : essai sur la crise de larationalité contemporaine ». Cette philosophe s’est engagée très tôt dans une recherche en milieu hospitalier français. Elle constate la réalité et les effets de la dépendance, et face à une idéologie absolutisant l’autonomie et la performance, elle appelle au respect de la dignité des patients (« l’autonome brisée. Bioéthique et philosophie » 2008) (5). Elle met en évidence l’importance de la vulnérabilité et écrit un livre : « Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature » (2011). Le champ de sa pensée s’élargit et embrasse non seulement les humains, mais aussi les animaux qui sont des êtres sensibles. En 2017, elle écrit un manifeste en faveur de la cause animale : « Manifeste animaliste. Politiser la cause animale ». La question de la relation est centrale. Il y a « uneéthique de la considération » (2018). En 2021, Corine Pelluchon fait le point sur l’évolution historique dans laquelle s’inscrit notre problème de civilisation : « Les lumières à l’âge du vivant » (6), et, en 2020, elle avait publié un livre récapitulant les apports de ses différentes approches : « Réparons le monde. Humains, animaux, nature » (7). On pouvait y lire, en page de couverture, un texte qui rend bien compte de la dynamique et de la visée de son œuvre : « Notre capacité à relever le défi climatique et à promouvoir plus de justice envers les autres, y compris les animaux, suppose un remaniement profond de nos représentations sur la place de l’humain dans la nature. Prendre au sérieux notre vulnérabilité et notre dépendance à l’égard des écosystèmes permet de saisir que notre habitation de la terre est toujours une cohabitation avec les autres. Ainsi, l’écologie, la cause animale et le respect dû aux personnes vulnérables sont indissociables, et la conscience du lien qui nous unit aux vivants fait naitre ennous le désir de réparer lemonde ».
Nous nous bornerons ici à présenter quelques aperçus du livre : « Les Lumières à l’âge du vivant », en suggérant au lecteur de se reporter à quelques excellentes interviews en vidéo de Corine Pelluchon, telle que : « Raviver les lumières à l’âge du vivant » (8).
Remonter aux origines. Les Lumières à poursuivre, mais à amender
Si la crise écologique actuelle suscite beaucoup de questions sur la manière dont elle a été générée par une vision du monde subordonnant la nature à la toute puissance de l’homme, on peut remonter loin à cet égard et incriminer différentes idéologies. Certains mettent ainsi en cause l’héritage des Lumières. Ici, en reconnaissant les manques, puis les dérives, Corine Pelluchon rappelle la dynamique positive des Lumières. « Les Lumière sont à la fois une époque, un processus et un projet… Les philosophes de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle étaient conscients d’assister à l’avènement de la modernité laquelle est indissociable de l’exigence de « trouver dans la conscience ses propres garanties» et de fonder l’ordresocial, la morale et la politique sur la raison » (p 13-14). « Pour penser aux Lumières aujourd’hui, il importe de réfléchir au sens que peuvent avoir, dans le contexte actuel, l’universalisme, l’idée de l’unité du genre humain, l’émancipation individuelle ainsi que l’organisation de la société sur les principes de liberté et d’égalité… » (p 18). « Cela ne signifie pas que le procès des Lumières, c’est-à-dire les critiques qui lui sont adressées, dès le début du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, à gauche comme à droite, n’aient aucune pertinence. L’interrogation sur notre époque est inséparable de la prise de conscience des échecs des Lumières et de leurs aveuglements. Ces échecs et le potentiel de destruction attaché au rationalisme moderne doivent être examinés avec la plus grande attention si l’on veut accomplir les promesses de Lumières… » (p 18-19). Dans les dérives, Corine Pelluchon envisage une raison se réduisant à une rationalité instrumentale, oubliant d’accorder attention à la dimension des fins : « ce qui vaut » et un dualisme, séparant l’humain du vivant. Cependant, « Il nous faut aller au delà de la critique et de la déconstruction des impensés des Lumières… Il est nécessaire de promouvoir de nouvellesLumières. Celles-ci doivent avoir un contenu positif et présenter un projet d’émancipation fondé sur une anthropologie et une ontologie prenant en compte les défis du XXIe siècle qui sont à la fois politiques et écologiques et liés à notre manière de cohabiter avec les autres humains et non-humains » (p 21).
Du schème de la domination au Schème de la considération
Qu’est-ce qu’un Schème selon Corine Pelluchon ? « Nous appelons Schème l’ensemble des représentations ainsi que les choix sociaux, économiques, politiques et technologiques, qui forment la matrice d’une société et organisent les rapports de production, assignent une valeur à certains activités, et à certains objets et s’immiscent dans les esprits conditionnant les comportements et colonisant les imaginaires… Parler du Schème d’une société revient à dire que nous avons à faire à un ensemble cohérent qui, tout en étant le fruit de choix conscients et inconscients, individuels et collectifs, impose un modèle de développement et imprègne une civilisation » (p 102-103).
Ici, l’auteure s’engage dans son analyse. « Le Schème d’une société comme la notre est celui de la domination qui implique un rapport de prédation à la nature, la réification du soi et des vivants et l’exploitation sociale. A notre époque, ce schème prend surtout la forme du capitalisme qui est une organisation structurée autour du rendement maximal et la subordination de toutes les activités à l’économie définie par l’augmentation du capital » (p 103).
Cependant, en retraçant l’histoire du processus de domination, l’auteure constate que la domination était présente au début des Lumières dans le rapport avec la nature et qu’ensuite, elle n’a pas été réduite. « Les Lumières n’ont pas pu tenir leurs promesses parce que l’alliance de la liberté, de l’égalité, de la justice et de la paix s’enracinent dans la fraternité qui suppose que l’on se sente relié aux autres et responsables d’eux. En opposant la raison à la nature, en faisant le contrat social sur une philosophie de la liberté où chacun se définit contre les autres, où l’intérêt bien entendu ne peut assurer qu’une paix superficielle…, on ne peut constituer une communauté politique… La rivalité, la compétition et l’avantage mutuel ne saurait garantir une paix durable (p 58). Aujourd’hui, « la violence est à la racine de notre civilisation et elle est toujours latente » (p 65). « Il y a un lien entre la domination de la nature, l’assujettissement des animaux et l’autodestruction de l’humanité » (p 63).
La sortie du Schèmede la dominationne demande pas seulement un changement social, mais il requiert aussi « une décolonisation de notre imaginaire ». Il implique également la proposition d’un Schème alternatif : le Schème de la considération ». « La considération, qui est inséparable du mouvement d’approfondissement de la connaissance de soi comme être charnel, relié par sa naissance et sa vulnérabilité, aux autres êtres et au monde commun, rend le Schème de la domination inopérant en lui substituant une autre manière d’êtreau monde etun autre imaginaire. Ces derniers ont, eux aussi, une force structurante et ils font s’évanouir le besoin de dominer autrui, l’obsession du contrôle et les comportement de prédation à l’égard de la nature et des autres vivants. Alors que la domination est toujours liée à un rapport violent aux autres et qu’elle s’enracine dans l’insécurité intérieure du sujet qui cherche à s’imposer…, la considération désigne la manière globale ou la manière d’être propre à un individu véritablement autonome. Il sait qui il est et n’a nul besoin d’écraser autrui pour exister. Et, parce qu’il assume sa vulnérabilité et sa finitude, il comprend que sa tâche, pour le temps qui lui est imparti, est de contribuer à réparer le monde en faisant en sorte que les autres puissent y contribuer le mieux possible et en coopérant avec eux pour transmettre une planète habitable ». Ainsi, la considération donne l’intelligence du Bien et transforme l’autonomie qui devient courage et s’affirme dans la non-violence. Celle-ci n’est pas seulement l’absence d’agressivité ; elle implique aussi de déraciner la domination… » (p 150). L’auteure envisage concrètement ce changement de mentalité. « La considération comporte assurément des degrés. Culminant dans l’amour du monde commun… elle s’exprime d’abord et le plus souvent sous la forme de convivance et desolidarité à l’égard de ses semblables. Cependant, si la convivance n’est que le premier degré de la considération, elle enseigne aux individus à élargir la conception qu’ils ont d’eux-mêmes… Le regard que les individus portent sur le monde change… » (p 150-151). « Pour être capable de remettre en question les structures mentales et sociales associées au Schème de la domination et pour oser innover en ce domaine, il faut avoir fait la moitié du chemin, accéder déjà à la considération » (p 151).
La considération s’inscrit dans une vision de l’homme et une vision du monde. « La considération modifie de l’intérieur la liberté, qui devient une liberté avec les autres, et non contre eux. Et parce qu’elle s’appuie non pas sur une notion abstraite, comme la notion kantienne de personne, mais sur un sujet charnel et engendré faisant l’expérience de son appartenance à un monde plus vieux que lui et de la communauté de destin le reliant aux autres vivants, elle promeut une société à la fois plus inclusive et plus écologique. Dans le Schème de la considération, la liberté du sujet ou sa souveraineté ne s’opposent pas aux normes écologiques ; elle les réclame » (p 153). De même, le Schème de la considération, inspire un projet de société écologique et démocratique, il soutient le pluralisme. « Les voies de la considération sont nécessairement plurielles, car chacun exprime sa vision du monde commun de manière singulière, et la considération, qui permet à l’individu d’être à la fois plus libre, plus éclairé et plus solidaire, encourage sa créativité » (p 154).
Selon Corine Pelluchon, il y a « une incompatibilité absolue entre le Schème de la domination et celui de la considération. D’autre part, cechangement de Schème est un processus radical, mais ne saurait être assimilé à une révolution au sens politique du terme. Il passe par un remaniement profond de nos représentations et de nos manières d’être conduisant à déraciner la domination. Celle-ci ne se réduit pas aux relations de pouvoir ; elle désigne une attitude globale liée au besoin d’écraser autrui pour exister et caractérise un rapport au monde consistant à manipuler et à réifier le vivant afin de mieux le contrôler et de s’en servir, au lieu d’interagir avec lui en respectant ses normes propres et son milieu » (p 314). La sortie du Schème de la domination est une condition de la transition écologique et de l’entrée dans un âge du vivant. « De même que, pour les Lumières passées, la condition du progrès était que les individus soient éclairés, de même un comportement écologiquement responsable et une véritable politique écologique impliquent que les personnes s’affranchissent du Schème de la domination » (p 317).
Les Lumières à l’âge du vivant
L’émergence d’un âge du vivant se manifeste aujourd’hui à travers une multitude de signes. La menace du dérèglement climatique comme le rapide recul de la biodiversité apparaissent maintenant au grand jour. C’est aussi une prise en conscience en profondeur de la réalité du vivant et de l’inscription humaine dans cette réalité.
Corine Pelluchon milite pour la cause animale. Son livre : « Réparons le monde » y est, pour un part, consacrée. Une éthique animale est en train d’apparaître. « La capacité d’un être à ressentir le plaisir, la douleur et la souffrance et à avoir des intérêts à préserver ainsi que des préférences individuelles suffisent à leur attribuer un statut moral… Le terme de sentience qui vient du latin « sentiens (ressentant) est utilisé en éthique animale pour désigner la capacité d’un être à faire des expériences et à ressentir la douleur, le plaisir et la souffrance de manière subjective. Un être sentient est individué… » (p 24-25). On pourra se reporter à ce chapitre sur la cause animale qui présente les vagues successives qui sont intervenues en ce sens. Aujourd’hui, la souffrance des animaux entretenue à l’échelle industrielle apparaît comme une monstruosité. «Les souffrances inouïes dont les animaux sont les victimes innocentes sont aujourd’hui le miroir de la violence extrême à laquelle l’humanité est parvenue »…
L’auteure inscrit sa réflexion dans son insistance à considérer la vulnérabilité des êtres vivants : « La conscience de partager la terre avec les autres vivants et d’avoir une communauté de destin avec les animaux qui, comme nous, sont vulnérables, devient une évidence quand nous nous percevons comme des êtres charnels et engendrés » (p 69). Ce thème est également abordé dans son livre sur « Les Lumières à l’âge du vivant ». Elle évoque « les difficultés à penser l’altérité et à tirer véritablement les enseignements de notre conditioncharnelle ». « Cet impensé est aussi ce que la pensée du progrès a refoulé. Celle-ci est construite sur la mise à distance du corps, sur sa maitrise, et sur la domination de la nature et des autres vivants qu’elle objective pour en ramener le fonctionnement à des causes sur lesquelles il est possible d’agir. L’opposition entre l’esprit et le corps, la culture et la nature, l’homme et l’animal, la liberté et l’instinct, l’existence et la vie, est caractéristique du rationalisme qui s’est imposé avant et après l’« aufklarung » en dépit des efforts de certains de ses représentants pour réhabiliter le sensible et le corps et s’opposer aux découpages propres à la tradition occidentale… Le cœur du problème réside dans le rejet de l’altérité. Ne reconnaissant pas la positivité de la différence… l’homme tente de réduire le vivant à un mécanisme. De même, l’altérité du corps ou, ce qui, en lui, nous échappe et souligne nos limites , génère de la honte et un sentiment d’impuissance que nous refoulons… » (p 54).
Ces différents questionnements témoignent d’un contexte nouveau. C’est une approche d’un âge du vivant. Comment pouvons réaliser la transition entre les siècles passés et ce nouvel âge ? Comment Corinne Pelluchon envisage-t-elle le passage des Lumières classiques à de nouvelles Lumières ?
« La considération qui se fonde sur l’expérience de notre appartenance au monde commun et sur la perception de ce qui nous unit aux autres vivants élargit notre subjectivité, et fait naitre le désir de prendre soin de la terre et des autres. Cette transformation qui est intérieure mais a des implications économiques et politiques majeures prend du temps. Elle s’effectue d’abord dans le silence des consciences et touche en premier lieu une minorité avant de se généraliser et de se traduire par des restructurations économiques et par une évolution de la gouvernementalité » (p 315). « En s’appuyant sur une phénoménologie de notre habitation de la terre qui met à jour notre corporéité et notre dépendance à l’égard des écosystèmes et des autres êtres humains et non humains, les Lumières à l’âge du vivant surmontent le dualisme nature/culture et promeuvent un universel non hégémonique, évitant le double écueil du dogmatisme et du relativisme. Ces nouvelles Lumières sont essentiellement écologiques et la crise du rationalisme contemporain ainsi que les traumatisme du passé les distinguent de celles du XVIIè et XVIIIè siècles… La phénoménologie propre aux Lumière à l’âge du vivant refaçonne complètement le rationalisme et souligne à la fois l’unité du monde et la diversité des êtres et des cultures » (p 311-312). Corine Pelluchon rapporte les vertus de cette approche phénoménologique : « La phénoménologie des nourritures permet de décrire l’humain dans la matérialité de son existence, dans sa condition charnelle et terrestre, ouvrant par là la voie à un universalisme non hégémonique et ouvert à de nombreuses interprétations. Au lieu de se référer à des valeurs qu’elle chercherait à imposer en les déclarant universelles, la phénoménologie part de l’existant dans un milieu à la fois biologique et social, naturel, technologique et culturel, et met à jour des structures de l’existence ou existentiaux. Elle offre ainsi des repères pour penser la condition humaine et fonder une éthique et une politique à partir de principes universalisables que l’on peut adapter aux différentscontextes culturels » (p 321).
En marche
Ce livre va très loin dans l’analyse puisqu’il aborde de nombreux sujets qui n’ont pas été repris dans cette présentation, comme : « Technique et monde commun » ou « L’Europe comme héritage et comme promesse ». Il se propose d’éclairer le projet de société en voie d’émergence. « La mission de la philosophie est à la fois grande et petite : éclairer le lien entre le passé et le présent, souligner les continuités et les ruptures, créer des concepts qui sont comme des cairns et changer les significations attribuées d’ordinaire aux mots, renouveler l’imaginaire ». « Car le projet consistant à mettre en place les changements sociaux, économiques et politiques pour habiter autrement la Terre témoigne d’une révolution anthropologique qui passe par une compréhension profonde de la communauté de vulnérabilité nous unissant aux autres êtres. Il est donc nécessaire de l’adosser à une pensée politique qui soit elle-même solidaire d’une réflexion philosophique sur la condition humaine » (p 326).
Cet ouvrage, nous dit l’auteure, « cherche à accompagner un mouvement qui prend naissance dans la société et dont il existe des signes avant-coureurs, comme on le voit avec l’importance que revêtent aujourd’hui l’écologie et la cause animale, et avec le désir de nombreuses personnes de donner un sens à leur vie impliquant plus de convivialité et de solidarité » (p 326). Face aux obstacles et aux menaces, une dimension d’espérance est présente dans ce livre. « Elle provient de la certitude qu’un mouvement de fond existe déjà : l’âge du vivant » (p 325).
En commentaire
Dans ce livre, Corine Pelluchon nous apporte un éclairage sur l’évolution historique intervenue au cours de ces derniers siècles, de ce qui a été appelé le siècle des Lumières à ce début du XXIe siècle où, dans la tempête, se cherchent une nouvelle société, une nouvelle économie, une nouvelle civilisation en forme d’un nouvel âge, un âge du vivant. Elle nous offre une analyse qui s’appuie sur des connaissances approfondies et est éclairée par un renouvellement des perspectives à partir de l’approche philosophique que l’auteure a empruntée pour éclairer successivement de nouveaux champs, ce qui lui permet aujourd’hui de nous offrir une vision synthétique. C’est donc un livre de première importance sur un thème capital.
Les propositions de l’auteur s’appuient sur une réflexion philosophique, une approche phénoménologique, une interprétation historique. Elle se tient à distance d’une inspiration religieuse. « Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à réfléchir à ce qui peut donner de l’épaisseur à notre existence individuelle. En montrant que l’horizon du rationalismeest le fond commun, qui constitue une transcendance dans l’immanence – puisqu’il nous accueille à notre naissance, survivra à notre mort individuelle et dépasse donc notre vie présente – nous articulons l’éthique et le politique àun plan spirituel, c’est à dire à une expérience de l’incommensurable, sans passer par la religion, mais en nous appuyant sur notre condition engendrée et corporelle qui témoigne de notre appartenance à ce monde plus vieux que nous-mêmes et dont nous sommes responsables. C’est ce que nous avons appelé la transdescendance » (p 35-36).
Un des apports de l’ouvrage est sa mise en évidence du Schème de la domination et de ses conséquences. L’auteure accompagne l’histoire de ce Schème à travers les dérives de la raison instrumentale. Cependant, le phénomène de la domination est majeur dans l’histoire de l’humanité. Il a certes abondé durant la chrétienté, mais l’Evangile a porté un message radical à son encontre. Rappelons la parole de Jésus : « Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent et que les grands les asservissent. Il n’en sera pas de même au milieu de vous… » (Matthieu 20. 25-28). La proclamation de Jésus : « Vous êtes tous frères » (Matthieu 23.8) est puissamment relayée dans les premières communautés chrétiennes. Cette inspiration, restée en sourdine pendant des siècles n’est-elle pas appelée, elle aussi, à reprendre vigueur à l’âge du vivant ?
Et lorsque Corine Pelluchon nous rappelle la corporéité del’homme, ne doit-on pas en chercher la méconnaissance, non seulement dans une raison absolutisée, mais aussi dans une conception platonicienne reprise dans un regard religieux principalement tourné vers l’au-delà. Dans ce domaine comme en d’autres, des théologiens retissent une proposition évangélique. Ainsi Jürgen Moltmann plaide pour une « spiritualité des sens ». Cependant, c’est bien l’incarnation, une fondation théologique, qui appelle les chrétiens à prendre en compte la corporéité.
Si l’idéologie de la domination de l’homme sur la nature n’est pas l’apanage des seules Lumières, si une interprétation de la Genèse biblique a pu être incriminée, une nouvelle théologie envisage un dessein d’harmonie entre Dieu, la nature et l’homme. Nous avons présenté en ce sens la théologie pionnière de Jürgen Moltmann (9). L’encyclique Laudato Si’ porte cette inspiration à vaste échelle (10). De même, l’écospiritualité se développe aujourd’hui rapidement (11).
Ce mouvement participe à l’émergence de cet âge du vivant qui nous est annoncé par Corine Pelluchon .
Au début de sa postface (p 325), Corine Pelluchon nous invite à l’espérance : « Cet ouvrage est traversé parl’espérance. Celle-ci ne doit pas être confondue avec l’optimisme, ni avec un vain espoir… L’espérance, qui est une vertu théologique, apparaît dans la Bible aux moments les plus critiques ou après des épreuves redoutables, comme on le voit dans le psaume 22, lorsque David se plaint d’avoir été abandonné par Dieu avant de le louer. Elle se caractérise par un rapport particulier au temps : quelque chose qui va venir, qui n’est pas encore là, mais qui est annoncé et qui, en ce sens, est déjàprésent. Ainsi, la dimension d’espérance qui est manifeste dans ce livre provient de la certitude qu’un mouvement de fondexiste déjà : l’âge du vivant » (p 325). Pour nous, ce texte rejoint le thème de « l’attente créatrice » (12) inscrit par Jürgen Moltmann dans la théologie de l’espérance.
« L’histoire présente des situations qui visiblement contredisent le royaume de Dieu et sa justice. Nous devons nous y opposer. Mais il existe également des situations qui correspondent au royaume de Dieu et à sa justice. Nous devons les soutenir et les créer lorsque c’est possible. Il existe également dans le temps présent des paraboles du royaume futur et nous y voyons des préfigurations… Nous entrevoyons déjà quelque chose de la guérison et de la nouvelle création de toutes choses que nous attendons. Nous le traduisons par une attente créatrice… » (Jürgen Moltmann). De Commencements en commencements. Empreinte. Dans le chapitre : « La force vitale de l’espérance », (p 115).