Dans l’inquiétude et l’incertitude actuelle concernant l’évolution de notre société, nous sentons bien que nous vivons à une époque de grandes mutations. Et d’ailleurs, nous sommes éclairés à ce sujet par des auteurs capables d’analyser cette évolution historique (1). Plus nous nous situons dans ce mouvement, plus nous voyons en regard émerger de nouvelles pensées et de nouvelles pratiques, plus nous sommes à même de nous diriger. Et comme le nouveau monde qui apparaît est aussi un puzzle dans lequel des éléments très variés viennent prendre place, nous avons avantage à recourir à des œuvres de synthèse. A cet égard, le livre de Jean Staune : « les clés du futur. Réinventer ensemble la société, l’économie et la science » (2) est particulièrement éclairant.
En effet, son auteur met ici en œuvre une culture fondée sur une observation et une recherche qui se développent dans des champs différents. Ainsi, le texte de quatrième de couverture, présente JeanStaune comme philosophe des sciences, diplômé en économie, management, philosophie, mathématiques, informatique et paléontologie. Jean Staune est enseignant dans la MBA du groupe HEC et expert de l’Association Progrès du Management (APM). Il est notamment l’auteur d’un best-seller : « Notre existence a-t-elle un sens ? (Presses de la Renaissance, 2007) ». Ce livre témoigne du rôle pionnier de l’auteur dans l’exploration des nouveaux rapports entre sciences, religions et spiritualités. A travers la démarche internationale de l’Université Interdisciplinaire de Paris (3), Jean Staune a fait connaître en France une vision nouvelle des implications philosophiques et métaphysiques de la révolution scientifique. Cette culture a inspiré la rédaction des « Clés du futur » qui nous invite à « réinventer ensemble la société, l’économie et la science ».
Et effectivement, l’auteur tient son engagement. Dans un livre de 700 pages, préfacé par Jacques Attali, il nous emmène à la découverte de la mutation en cours en une quinzaine de chapitres particulièrement accessibles si bien, que d’un bout à l’autre, on entre ainsi dans un grand mouvement qui se déroule en cinq parties : « Les deux révolutions qui vont changer notre vie. Aux racines de la crise. Les germes d’une nouvelle société. Les bases d’une nouvelle économie. De nouveaux types d’entreprises, piliers du monde de demain ». A travers une immense information qui s’exprime dans une multitudes d’exemples et d’études de cas, ce livre se lit avec une joie d’apprendre constamment renouvelée. Devant la richesse de ces données et de ces analyses originales, on ne peut procéder à un compte-rendu détaillé. Nous donnerons un bref aperçu des principaux mouvements de ce livre pour encourager la lecture de ce qui nous apparaît non seulement comme un livre ressource, mais aussi comme un livre clé.
Les deux révolutions qui vont changer notre vie
Dans la mutation en cours, comment Jean Staune envisage-t-il le moteur du changement ? « Deux grandes révolutions vont changer notre vie ». Il y a « une révolution fulgurante » : la révolution internet que constituent les « quatre internets ». L’auteur sait dégager les évènements significatifs qui ponctuent cette histoire. Cependant, si nous sommes tous plus ou moins conscients de cette transformation accélérée, il y a également une évolution plus profonde, plus discrète qui est souvent sous-estimée, voire inaperçue : un changement de paradigme scientifique et une nouvelle vision du monde qui commencent à influencer nos manières de penser. Jean Staune est bien placé pour nous parler des effets de cette révolution scientifique : « Cette révolutionsilencieuse, c’est celle qui nous fait passer du monde de la science classique, déterministe, mécaniste et réductionniste qui s’est développée après les travaux de Galilée, Copernic et Newton, et sur laquelle reposent les fondements de la modernité à un monde beaucoup plus complexe, subtil et profond lié à la physique quantique, à la théorie du chaos, à la relativité générale, à la théorie du Big Bang et aux découvertes que l’on peut prédire dans le monde des sciences de la vie et de la conscience… Comme toute civilisation dépend pour son organisation sociale et économique, de la vision du monde qui domine parmi ses membres, les changements de vision du monde sont les évènements les plus importants de l’histoire humaine. Cette révolution, malgré son caractère théorique est porteuse de profonds changements sociétaux que viendront renforcer à terme ceux issus de la révolution fulgurante » (p 180).
Aux racines de la crise.
Si Jean Staune nous aide ainsi à percevoir les grands mouvements dans lesquels nous sommes engagés, il nous éclaire aussi sur les racines de la crise financière et économique qui a ravagé le monde au cours de ces dernières années et sur les attendus idéologiques des menaces qui pèsent encore sur nous aujourd’hui.
Pendant toute une période, le capitalisme a réussi à élever notre niveau de vie. Mais, constate Jean Staune, « Aujourd’hui, c’est un véritable champ de ruines qui se dresse sous nos yeux … Nous sommes passés très près d’un effondrement général du système en 2008, et si celui-ci a pu être rafistolé, les solutions adoptées dans l’urgence ne sont à l’évidence que provisoires » (p196). L’auteur nous fait comprendre de l’intérieur les mécanismes qui ont entraîné en 2008, la chute du système économique. De fait, les mécanismes financiers secrétés peu à peu par les banques étaient devenus des « armes financières de destruction massive ». En analysant ainsi l’apparition de la crise et son déroulement, Jean Staune nous montre en quoi elle est le produit d’une pensée sur l’économie alors devenue dominante. Il évoque deux erreurs fondamentales. « La première est une erreur idéologique qui consiste à affirmer de façon répétitive : « le marché le sait mieux que nous… », ce que le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a appelé « le fanatisme du marché »…L’autre est une erreur théorique qui amène à sous estimer de façon systématique le risque que prennent réellement les acteurs économiques et financiers dans un monde globalisé… » (p 237). L’absence croissante de régulation a mené l’économie financière américaine à sa perte. De nombreux exemples montrent les dangers d’une déréglementation irréfléchie.
En bref, « comme la crise des « subprimes » l’a parfaitement démontré, la recherche de l’intérêt économique d’un petit nombre d’acteurs peut aller à l’encontre des intérêts de quasiment tous les acteurs économiques et gravement menacer l’équilibre de la société… Nous avons ensuite fait une grande erreur théorique, celle qui a conduit à minimiser les évènements extrêmes et les risques qu’ils représentent dans le monde économique et financier… enfin, par avidité, pour mieux multiplier les profits grâce aux effets de levier et parfois tout simplement pour pouvoir mieux soustraire les risques potentiels aux yeux des acheteurs, nous avons créé volontairement de l’hypercomplexité dans un monde déjà complexe… » (p 304)
Les bases d’une nouvelle économie
Face à la décomposition actuelle, une recomposition s’impose et s’esquisse. Le diagnostic de la crise du capitalisme ayant été posé, Jean Staune peut reprendre sa marche en avant en étudiant les bases de la nouvelle économie qui s’annonce. Ainsi il décrit l’essor d’une économie du savoir qui ouvre l’ère du postcapitalisme. Il plaide pour l’intégration du bien commun au cœur des processus économiques et montre en quoi des innovations positives commencent à apparaître en ce domaine. Oui, une évolution morale est possible ! Enfin il fait le point sur l’impact de la prise de conscience écologique et les transformations qui en résultent. Certains d’entre nous sont déjà avertis des évolutions en cours (4), mais, comme pour le reste du livre, on découvre sans cesse dans ces chapitres des innovations percutantes et des points de vue originaux. Oui aujourd’hui, « nos pratiques économiques connaissent une triple évolution, conceptuelle, écologique et éthique » (p 527).
De nouveaux types d’entreprises, piliers du monde de demain
Dans cette évolution, les entreprises peuvent être des vecteurs privilégiés de changement. Déjà certaines montrent le chemin. Expert en management, bien informé sur toutes les innovations significatives au plan international, dans la dernière partie du livre, l’auteur traite « des nouveaux types d’entreprise, pilier du monde de demain ».
Ces innovations sont en phase avec un changement en profondeur des aspirations sociales et culturelles, le refus d’une imposition hiérarchique et le désir de participation et de collaboration, une créativité et un élan d’initiative, le développement d’attitude empathiques qui débouchent sur un climat de confiance. On retrouve ici l’inspiration positive qui irrigue le livre de Jacques Lecomte : « Les entreprises humanistes » (5) dans sa démonstration des effets bénéfiques de « la motivation par le sens donné au travail, la confiance dans la collaboration, le leadership serviteur, le sentiment de la justice organisationnelle, la finalité humaniste de l’entreprise, sa responsabilité sociétale, et environnementale , y compris dans des moments difficiles ».
Jean Staune nous montre dans quelles directions la finalité de l’entreprise commence à être repensée : « Il existe deux grands mouvements qu’il faut pousser les entreprises à adopter et à développer : la mise en place de processus pouvant permettre aux salariés de mieux se réaliser et une série de pratiques incitant les entreprises à travailler pour le bien commun et non pas seulement pour celui des actionnaires » (p 649). Dans un monde plus complexe, et donc selon la théorie du chaos, plus incertain, pour s’adapter, l’entreprise est appelée à devenir plus flexible, moins hiérarchique, mieux insérée dans son environnement et moins tournée vers le profit d’un petit groupe.
Les germes d’une nouvelle société
Les « germes d’une nouvelle société » sont déjà apparus. Jean Staune nous présente ce phénomène en faisant appel aux concepts aujourd’hui de plus en plus répandus de « modernité, postmodernité et transmodernité ». Aujourd’hui, après le rejet des cadres rigides de la modernité dans la révolution culturelle de la postmodernité, une nouvelle phase apparaît : celle de la transmodernité « susceptibles de reconstruire une nouvelle société avec de nouvelles valeurs et d’autres modes de fonctionnement ».
Un groupe moteur apparaît comme le fer de lance de cette transformation, celui des « culturels créatifs ». A plusieurs reprises, nous avons déjà présenté ce groupe socio-culturel, identifié pour la première fois aux Etats-Unis à la fin des années 1990, et aujourd’hui en pleine croissance dans les pays occidentaux et au Japon (6). Jean Staune nous présente en ces termes le nouvel état d’esprit qui se développe chez les créatifs culturels : « Ils se définissent par un intérêt pour l’écologie, la préservation de la nature, les médecines douces et les civilisations traditionnelles. Ils pratiquent au quotidien des gestes qui contribuent au développement durable, achètent des produits de l’agriculture biologique ou du commerce équitable, voire investissent dans des produits éthiques…. Ces personnes recherchent une dimension spirituelle, mais pas forcément dans le cadre des grandes religions constituées, ont une morale qui implique le retour à la fidélité, mais pas forcément dans le mariage, la sincérité et la transparence, valeurs qui s’accompagnent d’une ouverture à l’autre, aux autres civilisation, aux autres religions et au rejet du dogmatisme » (p 383).
Ainsi s’organise une société nouvelle : « Même si les contours de cette nouvelle société sont encore flous, on voit bien qu’une grande partie de nos pratiques et de nos attitudes vont en être – et en sont déjà – profondément bouleversés ». Cela vaut dans tous les domaines, y compris dans le champ religieux. Ainsi, dans le chapitre : « Les métamorphoses de Dieu » (p 370-382), l’auteur met en évidence une puissante expression personnalisée des aspirations spirituelles qui interpelle les modes hiérarchisées et structurés des religions traditionnelles (7).
Jean Staune nous propose une vue globale sur l’évolution actuelle du monde en montrant les interrelations entre « cinq révolutions quasiment simultanées dont les effets se renforcent : une révolution technologique, une révolution conceptuelle, une révolution sociétale, une révolution économique, une révolution managériale ». Mais grâce à son expertise dans le domaine scientifique, il peut nous montrer l’influence majeure exercée par la révolution conceptuelle : « L’ambition de cet ouvrage est de vous donner des clés pour comprendre non seulement comment le monde change, mais aussi pourquoi. Et c’est ici qu’il faut se tourner vers la révolution scientifique et conceptuelle qui a commencé il y a plus d’un siècle » (p 661). De fait, à partir d’un ensemble d’observations que nous avons rapporté de temps à autre, tant sur notre manière d’agir que sur notre manière d’être, Jean Staune affirme que « la courbe de l’évolution de la société et, de façon souterraine et indirecte, dirigée par la courbe de l’évolution des idées scientifiques » (p 655). Si on peut s’interroger sur le caractère causal de certains rapports, l’analyse de l’auteur nous paraît éclairante et on abonde dans son sens lorsqu’il proclame que « la vision du monde est première ».
Quelles sont les incidences majeures de cette approche sur notre manière de voir et de penser aujourd’hui ? « Ce monde d’incertitude, d’incomplétude, d’imprédictibilité est certes un monde qui peut être angoissant, mais aussi un monde plein d’opportunités. Mais c’est surtout, sur le plan spirituel, un monde ouvert » (p 687). Tout est dit là. Nous voyons dans cette conjoncture une invitation à reconnaître l’œuvre de l’Esprit, une ouverture à ce qui advient (8). A tous égards, ce livre nous paraît une lecture indispensable. Il nous éclaire dans la compréhension du nouveau monde qui est en train d’apparaître. Il nous montre les voies des potentialités positives. Il nous invite à un dépassement.
J H
(1) « Quel avenir pour le monde et pour la France ? » (Jean-Claude Guillebaud. Une autre vie est possible) : https://vivreetesperer.com/?p=937 « Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance » (Frédéric Lenoir. La guérison du monde) : https://vivreetesperer.com/?p=1048
(2) Staune (Jean). Les clés du futur. Réinventer ensemble la société, l’économie et la science. Préface de Jacques Attali. Plon, 2015
(3) Université interdisciplinaire de Paris : http://uip.edu. L’UIP a tenu, en janvier 2016, un colloque : Science et Connaissance. De la matière à l’Esprit. Sur ce blog, nous avons rapporté l’intervention de Mario Beauregard : pour une approche intégrale de la conscience : https://vivreetesperer.com/?p=2341
(5) « Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales » (les entreprises humanistes. Jacques Leconte) : https://vivreetesperer.com/?p=2318
(6) Sur le site de Témoins : « Les créatifs culturels. Un courant émergent dans la société française »
(7) Dans son livre : « La guerre des civilisations n’aura pas lieu », Raphaël Liogier met en évidence un courant religieux ascendant qui allie souci de soi et conscience du monde. « Dynamique culturelle et vivre ensemble dans un monde globalisé » : https://vivreetesperer.com/?p=2296
(8) La pensée théologique de Jürgen Moltmann nous apprend à regarder vers le nouvel univers que Dieu prépare en Christ ressuscité et à en reconnaître les manifestations. « Vivre dans l’espérance de la parousie… C’est vivre dans l’anticipation de ce qui vient, dans l’attente créatrice (Jésus. Le messie de Dieu, p 462). Introduction à la pensée de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com Notamment : « L’avenir de Dieu pour l’humanité et la terre » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=798
En 2008, dans la ville anglaise de Todmorden, des gens ont commencé à planter et à cultiver des fruits et des légumes pour les mettre à la disposition de tous (1). Ce mouvement : « Incredible Edible » prend une grande ampleur et suscite un nouveau genre de vie. En 2011, François Rouillay découvre cette innovation et suscite, dans sa commune, Colroy-la-Roche en Alsace, une démarche analogue, un mouvement du cœur. Des gens se mettent à planter des fruits et légumes pour les partager avec tout le monde. A toute allure, ce mouvement : « les Incroyables Comestibles » se diffuse et se répand dans toute la France.
Au cœur de ce processus, François Rouillay témoigne de cette aventure et de l’esprit dans laquelle elle se développe. « Chacun est appelé à faire sa part ». « Soyez le changement que vous voulez voir dans ce monde ». C’est un « nouvel art de vivre, de produire et de consommer localement, de s’entraider, d’être dans un mouvement joyeux et solidaire, intergénérationnel ». L’expérience de Todmorden est relatée dans un livre récent (2). L’innovation se déploie sur un site internet : « Les Incroyables Comestibles. Bienvenue sur le site de l’abondance partagée » (3). Passer du chacun chez soi, du chacun pour soi, à un mouvement de partage où une créativité collective s’exprime en plantant et en cultivant des fruits et légumes pour les mettre à la disposition de tous, est-ce un rêve généreux, mais irréalisable ? L’expérience prouve que c’est une vision qui se réalise lorsque des gens prennent l’initiative, deviennent acteurs révélant ainsi des aspirations collectives qui se mettent en marche. « C’est un mouvement où des citoyens changent de regard, se prennent en main et se décident à créer ce nouveau monde, ce meilleur et à en faire l’expérience ». Ecoutons, à travers cette vidéo (4), le témoignage concret et émouvant de François Rouillay, cofondateur des « Incroyables comestibles ». Quelques notes extraites de cette interview nous aideront à poursuivre notre réflexion. Incroyable, mais vrai !
Comment l’aventure a commencé
François Rouillay se présente comme « un père de famille » avec une passion particulière pour le jardinage et une autre passion : le partage, les démarches collectives qui rendent possible notre art de vivre sur les territoires, dans les communes, dans les villages, par l’échange, le dialogue, le partage. C’est ici à Colroy-la-Roche que nous avons commencé l’aventure, l’heureuse aventure des « Incroyables comestibles » au mois d’avril 2012… Dans cette maison, les enfants ont construit le premier bac de fruits et légumes à partager, un bac qui se trouve devant la maison. Et ce bac a suscité la création d’un autre bac par un voisin. Et puis un autre voisin a fait la même chose. Et puis le village d’à coté s’est engagé lui aussi… Maintenant on se développe dans toute la France et à l’étranger. Les « Incroyables Comestibles », c’est une démarche des gens, un mouvement du cœur et du partage dans des communes où on va planter des fruits et légumes, les cultiver et les offrir en partage à tout le monde. Et quand on devient collectif, on peut transformer les espaces urbains en jardins d’abondance puisqu’on en plante le plus possible partout.
C’est une démarche qui nous est venue d’Angleterre puisque tout a commencé en 2008 à Tormorden, près de Manchester, dans le nord de l’Angleterre, une petite ville dans une période difficile de désindustrialisation. Au mois de décembre 2011, je faisais de la veille sur la sécurité alimentaire, les populations et j’essayais de trouver des solutions au niveau collectif et j’ai découvert un article anglais sur cette nouvelle méthode. J’ai fait des recherches. Et j’ai découvert qu’on n’en parlait absolument pas dans la presse française. Cela faisait trois ans que cela existait et pas un mot dans la presse française. J’ai été stupéfait de voir qu’une méthode qui fonctionne, qui fonctionne tellement bien que Todmorden s’est développé dans 35 communes en Angleterre avec le soutien du prince Charles et que les gens sont ravis, restait inconnue chez nous. Rien en France. Et donc on s’est réuni en famille avec quelques amis. Et on s’est dit : c’est génial. Il faut le faire. Donc, on s’est lancé dans l’aventure. C’est comme cela qu’on a expérimenté ce mouvement qui est un mouvement collectif, citoyen, un mouvement qui vient des gens. Et on a commencé à le faire devant cette maison. Comme disait Gandhi, soyez le changement que vous voulez voir dans le monde, on a commencé par nous même.
Colroy-la-Roche : les étapes d’un processus
Le principe pour réaliser cette démarche citoyenne est très simple. On l’a expérimenté à Colroy-la-Roche. Même une seule personne peut démarrer. C’est étonnant ! Parfois, il y a des groupes qui démarrent à 30 ou 40, mais il y a des communes où cela a démarré avec une seule personne.
Quand on a démarré à Colroy la Roche, mon épouse a accepté de lancer l’appel de Colroy. L’étape 1, c’est de se prendre en photo durant la pancarte de la commune. On se prend en photo devant le panneau avec le visuel : Nourriture à partager : Incroyables Comestibles France. Et puis on prend aussi des râteaux, des binettes, des outils de jardinage, des arrosoirs. Et on prend aussi quelques fruits et légumes. Cette étape est très importante parce que c’est le point de départ d’un processus où les citoyens vont changer de regard. Ils vont acter l’intention délibérée d’engager un processus collectif sur le territoire, et cela dans le respect de la loi, dans une démarche de pacification. C’est autorisé à tout le monde de se prendre en photo devant une pancarte. C’est une démarche bienveillante.
On passe ensuite à l’étape 2. On va partager la photo sur les réseaux sociaux, sur un blog, sur un site internet et lancer l’appel aux autres à participer. Donc l’étape 2, c’est de la communication. Aujourd’hui, on la relaie en faisant passer l’information sur le site des « Incroyables Comestibles. France » et à nos amis anglais de Todmorden. Il y a une carte mondiale et, sur cette carte, on place une petite balise de la commune où des citoyens se lancent. On passe du local au global. Les gens se relient entre eux. Si en plus, on associe la presse quotidienne régionale, la radio, les gens autour de vous peuvent découvrir qu’il y a une démarche collégiale et ils proposent de vous rejoindre. C’est ce qui se passe régulièrement.
Ensuite, l’étape 3. Soyons le changement que nous voulons voir dans le monde. On commence par soi-même. Chacun est invité à faire sa part. On met un bac devant la boite à lettres sur l’espace privé ouvert au public. Certaines personnes n’ont pas d’espace devant. Elles placent une jardinière sur le balcon. Dans un logement collectif, il n’y avait devant que 50 cm de terre avec des buissons. Des mamans et des enfants ont planté des framboisiers, avec : « nourriture à partager » et une petite information. Alors des voisins ont demandé : « Qu’est ce qui se passe ? ». « Oui, c’est sympa ! » Les gens se mettent à parler… Voilà l’étape numéro 3. Chacun fait sa part.
On arrive à l’étape 4. On passe à la dimension collective. On va organiser une réunion publique dans la salle des fêtes. On va sur des marchés. On va créer l’événement en allant à la rencontre des autres pour faire monter le mouvement collectif, ce mouvement citoyen. Et quand on arrive à susciter une certaine dynamique dans la commune, généralement les élus en ont entendu parler et souvent les conseils municipaux viennent à la rencontre.
Et dans l’étape 5, on tente de rallier le conseil municipal de manière à ouvrir l’espace public pour transformer la ville en parcours potager libre et gratuit.
Aujourd’hui, neuf mois auprès le début de l’action, les « Incroyables Comestibles » fleurissent partout en France. On enregistre plus d’une action par jour en France et dans le monde. C’est tellement sympathique, c’est tellement efficace, un véritable retour au bon sens de produire et de consommer localement, que parfois, le même jour, tout se met en place jusqu’au maire et au conseil municipal qui viennent en soutien et qui proposent de coopérer ».
François Rouillay nous fait part ensuite de belles expériences dans son département, mais aussi dans d’autres régions de France. Il nous raconte des initiatives en arboriculture pour remettre en circuit des anciennes espèces et créer des vergers citoyens. Il nous rapporte une dynamique à laquelle des enfants participent activement : « Ces enfants ouvrent une voie pour ce nouvel art de vivre, de produire et consommer facilement, de s’entraider, d’être dans un mouvement joyeux et solidaire, intergénérationnel ».
Changer de système. De la pénurie à l’abondance
Dans un contexte de déclin industriel, les anglais à Todmorden ont intitulé le mouvement : « Incredible Edible Unlimited ». Il y a là une ambition : un horizon illimité. « Le cités industrielles en déclin renaissent de leurs cendres et se disent illimitées. La créativité est illimitée. On peut passer d’un système de pénurie à un système d’abondance. Tout cela par un simple changement de regard. Les anglais nous expliquent qu’ils ont quitté la croyance erronée qu’ils étaient victimes de génération en génération, et, du jour au lendemain, en abandonnant le système de peur de l’autre, de peur du lendemain qui conduit à la loi du plus fort, de la compétition qui, on le voit bien, génère de l’exclusion, on quitte l’ancien système qui ne fonctionne plus et qui est en bout de course pour entrer dans un nouveau système qui est inclusif, accessible à chacun. Les handicapés, les enfants, les personnes âgées peuvent participer de manière simple à créer de l’abondance… C’est facile à comprendre : vous prenez une semence de comestible, vous la plantez dans le sol, la terre vous en rend cent fois plus. Vous en plantez mille, elle en rend cent mille. Et si vous êtes 15 000 à le faire le même jour, qu’est ce qui se passe ? Et bien, c’est ce qui s’est passé à Todmorden. Et aujourd’hui, c’est ce que nous mettons en place dans nos villes : 1 000 pommiers en une journée. Nous invitons les habitants à créer l’abondance sur les territoires. On a une démarche citoyenne qui est très simple : Nourriture à partager… Servez-vous librement ! C’est gratuit ! »
Changer de regard
Un petit logo représente un haricot qui germe. « C’est une invitation à une prise de conscience. De génération en génération, on nous a transmis cette croyance erronée qui est la peur du manque. Moi-même, j’ai perçu cela. Et donc, j’ai un tas d’exemples. Aujourd’hui, on s’aperçoit que c’est complètement faux. La terre est généreuse. On plante une graine. La terre nous en rend cent fois plus. Quand vous avez changé de regard et que vous avez commencé à faire l’expérience, vous voyez le monde totalement différent ».
Il y a une grande crise économique et financière en Europe. Il y a des collectivités entières avec des taux de chômage très élevés. Des populations ne profitent pas des bienfaits de la terre. « Si vous changez le regard, et que vous faites le lien entre ces populations et la terre, on peut passer de la pénurie à l’abondance. C’est ce que Todmorden a fait puisqu’en 4 ans. Todmorden est arrivé à 83% d’autosuffisance alimentaire. Maintenant, on peut le faire en 10 mois parce que Todmorden partage son expérience gratuitement avec tout le monde.
Le meilleur est à venir. Pourquoi ? Parce que nous avons décidé de le créer et de le vivre ensemble. En nous connectant et en nous reliant les uns aux autres avec la terre, nous en faisons l’expérience ici et maintenant.
Les enfants sont nos guides
La raison pour laquelle ce mouvement se développe partout et sans frontières, c’est que c’est simple à réaliser et que la terre est généreuse, si simple que même les enfants peuvent le faire.
Et les enfants aiment le faire. On dit que les enfants sont nos guides. Pourquoi les enfants sont nos guides ? Parce que quand vous confiez à des enfants la responsabilité de planter des semences pour faire un jardin à partager, les enfants vont jusqu’au bout.
D’abord, ils s’émerveillent de manière naturelle. Ils s’émerveillent de voir que cela pousse. Ils trouvent cela merveilleux. Ils vont arroser toutes les semaines.
Ce qui est extraordinaire, c’est que pour l’enfant lorsqu’on lui dit, c’est pour partager, il le croit immédiatement. Pour l’enfant, le partage, c’est quelque chose de naturel. L’abondance dans la nature est un phénomène naturel. C’est un changement de regard.
Fêter l’abondance. Partager un repas
Nos amis anglais nous disent : « Célébrate ! ». Faites la fête de l’abondance. Et, pour cela, il n’y a rien de mieux que de partager des fruits et des légumes, en mangeant ensemble. L’assiette, le repas, c’est ce qui nous unit ». François Rouillay évoque l’expérience des « soupes du partage ». On apporte ce qu’on a. « Ceux qui savent cuisiner vont apprendre aux autres à faire de délicieux potages ».
Une économie de proximité
Qu’est ce que vont penser les maraîchers locaux ? Vont-ils craindre une concurrence ? « Et bien non, c’est tout le contraire. Actuellement, nous sommes soutenus par les maraîchers locaux parce ce que c’est par le changement de regard qu’on va réactiver les circuits courts ». A Todmorden, l’économie est repartie. On recrée des emplois. Le changement repose sur trois plaques tournantes : la communauté (la participation citoyenne), l’éducation et la pédagogie avec en priorité les enfants, l’économie locale. Si on relie ces trois pôles, « vous avez un cercle vertueux, un système complètement évolutif et accessible à chacun ».
Un horizon nouveau
« La terre peut nourrir tous ses enfants sans problème. On se redonne un avenir. On se recrée un monde du possible, un monde de gentillesse, de bienveillance. Non nous ne sommes pas emprisonnés dans la pénurie. Nous sommes créateurs de ce monde où on peut vivre dans une forme d’abondance partagée.
Pierre Rabhi nous parle de « sobriété heureuse ». Il parle des 3 H : humus, humilité, humanité. C’est cela notre leitmotiv : guérir la terre, recréer l’humus et, en humilité, nourrir l’humanité ».
La montée d’une conscience nouvelle
Dans notre société en mutation où les menaces abondent, il est bon de mettre en évidence des courants et des mouvements à travers lesquels la collaboration et la solidarité se manifestent (5). Ce sont là des signes qui nous encouragent et nous éclairent. Le mouvement : « Incroyables Comestibles » fait partie de ces changements qui débouchent sur un nouveau genre de vie et qui témoignent d’une transformation en profondeur des mentalités. François Rouillay met en évidence la portée de ce changement. C’est à la fois une nouvelle forme d’économie fondée sur le partage et un nouveau genre de vie. Mais c’est aussi une conception nouvelle du monde. Ici, ce n’est plus la force et l’exclusion qui dominent, c’est la collaboration et l’inclusion (6). Ici l’homme ne se prétend plus maître et seigneur de la nature (7), mais il la respecte et considère avec reconnaissance les bienfaits d’une « terre généreuse » et le potentiel d’abondance qui lui est ainsi offert.
Nous voyons également dans ce mouvement une signification spirituelle qui transparaît dans cette interview à de nombreuses reprises. « Comme disait Gandhi, soyez le changement que vous voulez voir dans ce monde ». Cette réalité spirituelle est particulièrement sensible chez les enfants qui y sont prédisposés (8). François Rouillay nous montre comment les enfants participent avec enthousiasme à ce mouvement : « Ils s’émerveillent de manière naturelle… Pour eux, le partage, c’est quelque chose de naturel. L’abondance dans la nature est un phénomène naturel. C’est cela le changement de regard ».
Toutes ces observations évoquent pour nous le message des évangiles. Jésus ne donne-t-il pas les enfants en exemple ? Ne nous montre-il pas un Dieu qui exprime sa bonté dans la profusion de la nature ? Ne nous invite-t-il pas à une convivialité fraternelle dans des repas partagés ? Certes ce message a souvent été perdu de vue dans un héritage religieux en osmose avec une société menacée par la mort et marquée par la domination, la répression et l’exclusion. François Rouillay évoque le souvenir du manque présent encore aujourd’hui, mais en remontant dans le passé, on y rencontre des famines. Ainsi, si nous vivons aujourd’hui dans une période difficile, il y a néanmoins une évolution des esprits qui permet l’éclosion d’un nouveau genre de vie. Les mentalités évoluent. Ainsi reconnaît-on davantage aujourd’hui les dispositions positives et un chercheur comme Jérémie Rifkin a pu écrire un livre sur la reconnaissance et le développement de l’empathie (9). Si le christianisme occidental a été pollué pendant des siècles par l’idéologie mortifère du péché originel, une transformation intervient là aussi. A cet égard, le livre de Lytta Basset : « Osons la bienveillance » est particulièrement éclairant (10). En prenant en exemple certains épisodes de la vie de Jésus, elle nous montre comment la bienveillance peut s’exercer et se répandre aujourd’hui. Et cette vertu est bien présente dans le mouvement des « Incroyables comestibles ». Dans le contexte de notre réflexion personnelle, nous percevons dans la dynamique de ce mouvement une inspiration de l’Esprit telle qu’elle nous est décrite par Jürgen Moltmann, théologien de l’Espérance (11). « Etre vivant signifie exister en relation avec les autres. Vivre, c’est la communication dans la communion… L’« essence » de la création dans l’Esprit, c’est la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit, dans la mesure où elles font reconnaître l’« accord général » ». La création et le développement des «Incroyables comestibles » nous apparaît comme un phénomène émergent. Moltmann apporte un éclairage sur la signification de l’émergence en y voyant un processus d’« auto-organisation » de la vie, un « saut qualitatif ». Il y perçoit « une présence de l’Esprit divin qui pousse vers la transcendance et qui, dans l’apparition de nouveaux ensembles, anticipe la réalité future dans le Royaume de Dieu ».
Les « Incroyables Comestibles » nous apparaissent comme une remarquable « innovation sociale qui revêt une vraie portée socio-politique et socio-culturelle. Bien sûr, dans la crise de grande ampleur à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, cette approche ne résout pas tous les problèmes. Elle apporte sa part, mais c’est une contribution substantielle. Elle participe à l’apparition d’une nouvelle économie et d’un nouveau genre de vie. Telle qu’elle nous est décrite, elle apparaît comme « une Révolution tranquille » qui concerne à la fois l’économie, le social et la culture. Mise en évidence vécue et concrète d’une étonnante dynamique, sens visionnaire, expression chaleureuse, bon sens et sagesse se conjuguent pour faire de cette interview de François Rouillay une ressource particulièrement précieuse, une source d’enthousiasme dans un temps où nous devons faire face à beaucoup de morosité.
J H
(1) La dynamique intervenue à Todmorden est relatée dans une vidéo sous-titrée en français accessible sur le site des « Incroyables Comestibles » http://lesincroyablescomestibles.fr
(2) LesIncroyables Comestibles. Plantez des légumes. Faites éclore une révolution. L’incroyable histoire de Todmorden. Préface de François Rouillay. Postface de Gilles Daveau. Actes Sud/Colibris, 2015. Ce livre, traduit de l’anglais, relate l’histoire de Todmorden, mais, à travers la contribution de François Rouillay, il rend compte brièvement de l’histoire du mouvement en France et nous donne un état de la situation actuelle comme sa présence active dans quelques villes comme Albi, Bayonne, Besançon et La Rochelle.
(10) Sur ce blog : « Bienveillance humaine. Bienveillance divine. Une harmonie qui se répand. (Lytta Basset : Osons la bienveillance » : https://vivreetesperer.com/?p=1842
(11) La pensée de Jürgen Moltmann est présenté sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com Les citations présentes dans cet article sont extraites du livre : « Dieu dans la création » (Cerf, 1988) : p 15 et 25. Et de « Ethics of hope » (Fortress Press, 2012) p 126.
La prise de conscience écologique est devenue un enjeu vital pour l’humanité. Manifestement, la menace actuelle n’est pas liée seulement à un dysfonctionnement des comportements. Elle dépend également d’une représentation du monde dans laquelle l’humanité manque de respect pour la nature en s’érigeant en maîtresse et dominatrice. C’est une invitation à nous interroger sur la manière dont nous envisageons la création, le projet de Dieu pour la nature et l’humanité. Comment concevoir le rapport entre notre humanité et la nature ?
Ces questions apparaissent aujourd’hui sur le devant de la scène. Nous voudrions mettre en évidence la convergence de trois approches : celle d’un théologien pionnier en ce domaine : JürgenMoltmann, celle d’un homme d’église ouvert et courageusement novateur, le pape François, celle d’un sociologue qui a développé une prise en compte de la complexité dans une démarche holistique : Edgar Morin. Dans les trois cas, ils ouvrent de voies nouvelles par rapport à des mentalités où l’homme se perçoit comme dominant par rapport à la nature : un christianisme triomphaliste et conservateur ou un scientisme enfermé dans un exclusivisme humain.
Jürgen Moltmann
L’originalité de la pensée de Jürgen Moltmann est mise en évidence en France par un recueil réalisé par Jean Bastaire et publié en 2004 : « Le rire de l’univers. Traité de christianisme écologique » (1). C’est une remarquable anthologie de textes de Moltmann sur cette question. Dans sa recherche pour relier écologie et christianisme, Jean Bastaire nous montre qu’au début du XXIè siècle, cette synthèse était encore loin de s’être réalisée dans le catholicisme français et que la pensée de Moltmann lui a permis d’accomplir un pas décisif : « Je n’ai connu Jürgen Moltmann que ces toutes dernières années après avoir écrit et publié avec mon épouse plusieurs ouvrages sur l’écologie chrétienne et la dimension cosmique du Christ… Cette mystique de la terre de Dieu a profondément inspiré le combat que mène notre couple en compatissant à la souffrance de toute créature et en travaillant à réaliser la Pâque de l’univers… Nous ne soulevons pourtant guère d’écho dans les milieux chrétiens dont les membres sont très peu nombreux à établir un lien entre des besoins anthropocentriques devenus impérieux en matière d’écologie et des exigences théocentriques de tout temps évidentes au niveau de la fraternité cosmique. L’enseignement de Saint Paul et de Saint Jean est escamoté et l’exemple de François d’Assise sert généralement de poétique cache-misère à la trahison permanente du Petit Pauvre… ». C’est alors que Jean Bastaire a trouvé un apport décisif dans un aspect de l’œuvre de Moltmann : sa théologie de la création : « Jürgen Moltmann me procure un enrichissement décisif dans un domaine : le messianisme eschatologique dont il ne suffit pas de dire qu’il constitue le couronnement de la révélation biblique et chrétienne, mais qu’il en récapitule toute l’étendue depuis la Genèse jusqu’à la Parousie… Il n’est pas indifférent que Moltmann, théologien réformé réalise à ce sujet un étonnant rassemblement entre protestants, orthodoxes et catholiques qu’il reconduit à leur commune racine juive ».
Très tôt, dès 1985 (1988 dans la traduction française), Jürgen Moltmann publie un livre pionnier : « Dieu dans la création », accompagné d’un sous-titre qui en indique la visée : « Traité écologique de la création » (2). « Que signifie croire au Dieu créateur, croire que ce monde est sa création, face à l’accroissement de l’exploitation industrielle et de l’irréparable destruction de la nature ? Ce qu’on appelle : « crise de l’environnement » n’est pas seulement une crise de l’environnement naturel de l’homme, mais rien de moins qu’une crise de l’hommelui-même ».
Moltmann propose une vision du processus de la création en phase avec une approche holistique : « Dans mon titre : « Dieu dans la création », j’ai en vue Dieu, l’Esprit Saint. Dieu est « Celui qui aime la vie » et son esprit est dans toutes les créatures… Cette doctrine de la création qui part de l’Esprit créateur divin, inhabitant, est aussi en mesure de fournir des points de départ pour un dialogue avec les philosophies anciennes et nouvelles de la nature, non mécanistes,mais intégrales ».
Le respect de la nature passe par la conscience de la présence de Dieu dans l’ensemble de la création à laquelle nous participons. « Selon le sens du mot grec, écologie signifie « la science de la maison » (oikos). Que peut avoir à faire la doctrine chrétienne de la création avec la « science de la maison » ? Absolument rien si on ne voit qu’un créateur et son œuvre. Mais si on comprend le créateur, sa création et son but de façon trinitaire, alors le créateur habite par son Esprit dans l’ensemble de la création et dans chacune de ses créatures et il les maintient ensemble et en vie par la force deson Esprit ».
Mais la nature actuelle est encore souffrante, contrainte, exposée à des forces contraires. Ainsi Moltmann l’envisage dans un mouvement de libération et de recréation : « Cette doctrine chrétienne de la création prend au sérieux le temps messianique qui a commencé avec Jésus et qui tend vers la libération des hommes, la pacification de la nature et la délivrance de notre environnement à l’égard des puissances du négatif et de la mort ».
Le pape François
La lettre encyclique du pape François : « Laudato Si’ » (Loué sois-tu !) sur la sauvegarde de la maison commune (3) a eu un grand retentissement. Un commentaire d’Edgar Morin, sociologue et philosophe éminent, et se situant par ailleurs en dehors du champ de la croyance, témoigne de cette audience. Répondant à une interview du journal « La Croix » (4), Edgar Morin écrit ainsi : « Nous vivons dans une époque du désert de la pensée, une pensée morcelée où les partis qui se prétendent écologistes n’ont aucune vraie vision de l’ampleur et de la complexité du problème, où ils perdent de vue l’intérêt de ce que la pape François dans une merveilleuse formule reprise de Gorbatchev appelle « la maison commune ». Or, cette même préoccupation d’une vue complexe globale au sens où il faut traiter les rapports entre chaque partie m’a toujours animé. Dans ce « désert » actuel, donc voilà que surgit un texte que je trouve tellement bien et qui répond à cette complexité. François définit « l’écologie intégrale » qui n’est surtout pas cette écologie profonde qui prétend convertir au culte de la terre et tout lui subordonner. Il montre que l’écologie touche en profondeur nos vies, notre civilisation, nos modes d’agir, nos pensées. Plus profondément, Il critique un « paradigme techno-économique », cette façon de penser qui ordonne tous nos discours et qui les rend obligatoirement fidèles aux postulats techniques et économiques pour tout résoudre. Avec ce texte, il y a à la fois une demande de prise de conscience, une incitation à repenser notre société et à agir. C’est bien le sens de providentiel : un texte inattendu et qui montre la voie ».
On sait que les propos du pape François tranchent avec un milieu conservateur, hiérarchisé et formaliste avec lequel il se trouve confronté au centre de l’Eglise catholique. Ainsi est-il particulièrement attentif aux dimensions sociales et économiques du monde dans lequel nous vivons. Dans une profonde humanité et une attention au vécu des gens, il témoigne de la spontanéité bienfaisante de l’Evangile. Et dans cette encyclique, il y a également un souffle qui passe. En se référant à Saint François, le pape communique une vision mystique de « l’harmonie avec Dieu, avec les autres, avec la nature et avec soi-même ». « Si nous nous nous approchons de la nature et de l’environnement, sans cette ouverture à l’étonnement et à l’émerveillement, si nous ne parlons plus le langage de la fraternité et de la beauté dans notre relation au monde, nos attitudes seront celles du dominateur, du consommateur ou du pur exploiteur de ressources incapables de fixer des limites à ses intérêts immédiats. Le monde est plus qu’un problème à résoudre. Il est un mystère joyeux que nous contemplons dans la joie et la louange… ». Dans cette dynamique positive, le pape François appelle à « la sauvegarde de notre maison commune », ce qui requiert « l’union de toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable etintégral ». Cette encyclique énonce et analyse les maux qui affectent la nature et l’humanité. Elle expose la racine humaine de la crise écologique dans un usage effréné et irréfléchi de la technologie. Elle propose une « écologie intégrale » dans un esprit de justice et de solidarité. Cette dynamique est éclairée par le message biblique et la foi évangélique. Elle requiert et appelle « une éducation et une spiritualité écologique ».
Cette encyclique s’achève sur une vision de la nouvelle création et de la vie éternelle : « A la fin, nous nous retrouverons face à face avec la beauté infinie de Dieu (cf Co 13,12) et nous pourrons lire, avec une heureuse admiration, le mystère de l’univers qui participera avec nous à la plénitude sans fin. Oui, nous voyageons vers le sabbat de l’éternité, vers la nouvelle Jérusalem, vers la maison commune du ciel. Jésus nous dit : « Voici, je fais l’univers nouveau » (Ap 21.5). La vie éternelle sera un émerveillement partagé, où chaque créature, transformée d’une manière lumineuse, occupera sa place… Entre temps, nous nous unissons pour prendre en charge cette maison qui nous a été confiée, en sachant que tout ce qui est bon en elle sera assumé dans la fête céleste. Ensemble, avec toutes les créatures, nous marchons sur cette terre en cherchant Dieu, parce que « si le monde a un principe et a été créé, il cherche celui qui l’a créé, il cherche celui qui lui a donné un commencement, celui qui est son créateur »… Que nos luttes et notre préoccupation pour cette planète ne nous enlèvent pas la joie de l’espérance ».
Cette encyclique mérite d’être lue attentivement d’un bout à l’autre. Ecrite à partir d’un univers catholique, mais s’élevant au delà pour aller à la rencontre de tous les hommes, elle a un potentiel de conscientisation considérable, notamment dans le vaste milieu dont elle est issue. C’est un message, mais c’est aussi un événement.
Edgar Morin
Sociologue et philosophe de renommée internationale, Edgar Morin a réalisé une œuvre très riche et très diversifiée (5).
Au cours d’un séjour en Californie de 1969 à 1970, il prend conscience de la question écologique. Dès lors, il va poursuivre une réflexion dans ce domaine. Ainsi, avec « Le paradigme perdu : la nature humaine » publié en 1973, il explique que l’homme n’est pas le maître de la nature, mais son partenaire et que c’est autant la nature qui en impose à l’homme que l’inverse. En 1993, Edgar Morin écrit avec Anne-Brigitte Kern un livre : « Terre patrie » qui marque une prise de conscience de la communauté du destin terrestre. Cependant, l’apport majeur d’Edgar Morin, c’est une réflexion de long terme sur « la méthode » dans le travail de la connaissance qui est jalonnée par plusieurs ouvrages. Edgar Morin y porte un nouveau paradigme, celui de la complexité qui implique la prise en compte des liens entre les différentes composantes du savoir et un point de vue transdisciplinaire. Ce paradigme va se développer dans les sciences humaines et il est particulièrement en phase avec l’approche écologique.
Comme nous en avons déjà fait part, dans son interview à « La Croix », Edgar Morin a mis l’accent sur des convergences fondamentales avec le texte : « Laudato Si’ », tout en marquant sa différence dans l’interprétation des textes bibliques. Relevons ici tout simplement quelques convictions de fond exprimées par Edgar Morin :
« Nous savons aujourd’hui que nous avons en nous des cellules qui se sont multipliées depuis les origines de la vie, qu’elles nous constituent encore comme tout être vivant. Si nous remontons ainsi à l’histoire de l’univers, nous portons ainsi en nous tout le cosmos et d’une façon singulière. Il y a une solidarité profonde avec la nature, même si, bien entendu, nous sommes différents par la conscience, la culture. Mais tout en étant différents, nous sommes tous des enfants du Soleil. Le vrai problème, c’est non pas de nous réduire à l’état de nature, mais de nous séparer de l’état de nature…
Il existe un humanisme anthropocentriste qui met l’homme au centre de l’univers, qui fait de l’homme le seul sujet de l’univers. En somme où l’homme se situe à la place de Dieu. Je ne suis pas croyant, mais je pense que ce rôle divin que s’attribue parfois l’homme, est absolument insensé. Et une fois qu’on se situe dans ce paradigme anthropocentriste, la mission de l’homme très clairement formulée par Descartes, c’est conquérir la nature et la dominer. Le monde de la nature est devenu un monde d’objets. Le véritable humanisme, c’est au contraire celui qui va dire que je reconnais dans tout être vivant à la fois un être semblable et différent demoi ».
Convergence et dialogue
Les grandes voix que nous venons d’entendre se rejoignent sur bien des points et peuvent entrer dans un dialogue constructif. Ainsi l’accueil enthousiaste de l’encyclique « Laudato Si’ » par Edgar Morin, sociologue et philosophe, pionnier dans une nouvelle approche des sciences humaines, est particulièrement significative et d’autant plus que celui-ci se dit non croyant.
On peut imaginer un dialogue constructif entre Jürgen Moltmann et Edgar Morin. Rappelons l’intention de Moltmann dans sa doctrine de la création : En « partant de l’Esprit créateur, inhabitant », son approche se veut « en mesure de fournir des points de départ pour un dialogue avec les philosophies anciennes et nouvelles de la nature, non mécanistes, mais intégrales ».
Jürgen Moltmann montre comment à partir de la Renaissance, en Europe Occidentale, Dieu a été envisagé de plus en plus comme le « Tout puissant ». L’omnipotence est devenue un attribut de la divinité. Ce changement dans la représentation dominante de Dieu a engendré une transformation de la représentation de la nature. Comme image de Dieu sur la terre, l’être humain a été amené à se voir lui même en correspondance comme maître et Seigneur, à s’élever du monde comme objet passif et à le subjuguer (6). La Genèse a été interprétée en ce sens. Ainsi Moltmann entend la critique d’Edgar selon lequel la Bible raconte une création de l’homme complètement séparée de celle des animaux et a suscité une pensée anthropocentriste, mais il la resitue historiquement et présente une autre interprétation de la Genèse. Il rejoint Edgar Morin dans sa critique de l’humanisme anthropocentriste. La question posée est celle de la représentation de Dieu. Dieu, nous dit Moltmann, « n’est pas un Dieu solitaire et dominateur qui assujettit toute chose. C’est un Dieu relationnel et capable d’entrer en relation. C’est un Dieu en communion ».
Comme Edgar Morin, Moltmann critique les excès de la pensée analytique. « La pensée moderne s’est développée en un processus d’objectivisation, d’analyse, de particularisation et de réduction. L’intérêt et les méthodes de cette pensée sont orientés vers la maitrise des objets et des états de chose. L’antique règle romaine de gouvernement : « Divide et impera » imprègne ainsi les méthodes modernes de domination de la nature… A l’opposé, certaines sciences modernes, notamment la physique nucléaire et la biologie, ont prouvé à présent que ces formes et méthodes de pensée ne rendent pas compte de la réalité et ne font plus guère progresser la connaissance. On comprend au contraire beaucoup mieux les objets et les états de chose quand on les perçoit dans leurs relations avec leur milieu et leur monde environnant… La perception intégrale est nécessairement moins précise que la connaissance fragmentaire, mais plus riche en relations… Si donc on veut comprendre le réel comme réel et le vivant comme vivant, on doit le connaître dans sa communauté originale et propre, dans ses relations, ses rapports, son entourage… Une pensée intégrante et totalisante s’oriente dans cette direction sociale vers la synthèse, d’abord multiple puis enfin totale… ». Ces quelques notations permettent un dialogue constructif entre Jürgen Moltmann et Edgar Morin, ce sociologue et philosophe qui a développé un « paradigme de la complexité ».
Et, parallèlement, sur un autre registre, on perçoit également les convergences qui s’établissent entre Jürgen Moltmann et le pape François. Comme Jean Bastaire l’a montré, il y a un mouvement de fond qui se développe aujourd’hui en ce domaine. Un bel exemple est la correspondance entre la méditation du pape François sur la vie éternelle à la fin de son encyclique et le texte visionnaire de Jürgen Moltmann sur « la fête de la vie éternelle » comme dernier chapitre du recueil « Le rire de l’univers ». « Le rire de l’univers est le ravissement de Dieu » (7).
En route
Il y a des moments où l’apparition et le développement d’idées nouvelles en phase avec une évolution des mentalités suscitent à terme un changement du cours de l’histoire. A cet égard, l’exemple du XVIIIè siècle est particulièrement significatif. On peut penser qu’il en est de même aujourd’hui. Voilà pourquoi la mise en correspondance de la pensée de Jürgen Moltmann, du pape François et d’Edgar Morin nous paraît heuristique à travers les convergences dont elle témoigne.
Le 21 juillet 2015, un « sommet des consciences » (8) s’est réuni à Paris en rassemblant des personnalités influentes sur le plan religieux, moral et spirituel pour appeler à une prise de conscience écologique débouchant sur un engagement commun conjuguant action collective et changement personnel. Tous les aspects de notre être sont concernés (9) et la transformation de nos comportements est étroitement liée à celle de nos représentations. Chacun à leur manière, Jürgen Moltmann, le pape François et Edgar Morin éveillent notre compréhension et induisent un changement de notre regard
Jean Hassenforder
(1) Moltmann (Jürgen). Le rire de l’univers. Traité de christianisme écologique. Anthologie réalisée et présentée par Jean Bastaire. Cerf, 2004. Les textes de Jean Bastaire mentionnés dans cet article sont issus de la préface écrite par celui-ci.
(2) Moltmann (Jürgen). Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988. Les textes cités sont issus de la préface, de la page de couverture, et en fin de parcours du texte : « la connaissance de la nature comme création de Dieu » (p 14-16). Un aperçu sur le livre : « Dieu dans la création » sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=766
(3) Pape François. Loué sois-tu. Lettre encyclique Laudato Si’ du Saint-Père François sur la sauvegarde de la maison commune. Artège, 2015
Dans la morosité du temps, lorsqu’au désarroi et à la détresse de beaucoup de gens, s’ajoutent le manque de vision des politiques et la focalisation des médias sur les mauvaises nouvelles, alors on a besoin d’analyser plus profondément les changements en cours et de mettre en évidence des évolutions positives, de discerner des pistes d’espérance. Voilà pourquoi le recueil d’entretiens publié par » mérite notre attention. Et le sous-titre précise le propos : « Entretiens avec dix grands témoins pour retrouver confiance » (1).
Les chapitres correspondants méritent d’être énoncés, car on perçoit, à travers cette liste, des thèmes privilégiés comme la transitionécologique (Nicolas Hulot, Anne-Sophie Novel, Pierre Rabhi), une pratique nouvelle de l’économie (Cynthia Fleury, Anne-Sophie Novel, Dominique Méda), une aspiration spirituelle et morale (Frédéric Lenoir, Pierre-Henri Gouyon, Abdal Malik, Françoise Héritier). Et, il y a, chez chacun des auteurs, un choix de l’espérance tant pour la vie personnelle que pour une vision de l’avenir de notre société. C’est un dénominateur commun entre les personnes interviewées par Olivier Le Naire. Celles-ci ont même exprimé leur démarche dans un manifeste publié au début du livre : « Nos voies d’espérance ».
Le déroulé des titres dans le sommaire exprime bien le cheminement de cette pensée et de cet engagement :
° Refonder la vie publique, réussir la transition écologique (Nicola Hulot)
° Combattre les inégalités, choisir notre liberté (Cynthia Fleury)
° Apprendre à partager, humaniser l’économie (Anne-Sophie Novel)
° Donner un sens à sa vie (Frédéric Lenoir)
° Réinventer le travail et la croissance (Dominique Méda)
° Se réconcilier avec la nature (Pierre Rabhi)
° Réapprivoiser les sciences (Pierre-Henri Gouyon)
° Réussit l’intégation, relancer la citoyenneté (Abd al Malik))
° Trouver notre identité et notre place dans le monde (Eric Orsenna)
°Apprendre à vivre ensemble, éduquer autrement (Françoise Héritier)
Conscience écologique
La prise de conscience de la valeur de la nature et du respect qui doit lui être porté, est un des fils conducteurs
Aujourd’hui, le parcours de Pierre Rabhi est de plus en plus connu dans notre pays. Son interview témoigne à la fois d’un constat des impasses d’une technologie sans conscience et d’une dimension morale et spirituelle. Pierre Rabhi œuvre pour la promotion d’une agroécologie. « L’agroécologie, ce n’est pas un marché, ce n’est pas un business, mais quelque chose qui participe à un véritable changement de société. Un autre rapport à la vie, un autre rapport spirituel, esthétique, éthique au monde » (p 132).
Dans ce recueil, Nicolas Hulot est une autre grande figure de l’écologie. Engagé dans une action à grande échelle, confronté à l’inconscience de certains cercles dirigeants, il sait mettre en valeur les expériences positives et les situations à portée de la main.
Une nouvelle approche économique et sociale
#Un autre fil conducteur est la mise en évidence du changement qui commence à se manifester dans la pensée économique. Ainsi plusieurs auteurs dénoncent l’abus actuel du terme de crise qui sous-tend l’idée qu’on pourrait revenir au modèle antérieur. On ne peut croire qu’ « avec un hypothétique retour de la croissance, tout pourrait redevenir comme avant. La croissance se heurte à des limites physiques. Comme les ressources de la planète connaissent leur finitude, nous devons donc accepter que tout retour au passé, non seulement ne soit pas souhaitable, mais impossible » (p 19). Mais là aussi, on voit apparaître des voies nouvelles qui renouvellent la pratique économique. Anne-Sophie Novel met en évidence l’émergence de l’économie collaborative (2) où le changement des pratiques économiques va de pair avec la transformation des pratiques sociales. Cynthia Fleury évoque la transformation de la vie professionnelle et, face à une évolution où l’emploi se raréfie, elle propose d’offrir « à tout individu, dès sa naissance, une allocation universelle, versée chaque mois et tout au long de la vie, ce revenu étant précisément dissocié du travail et de l’emploi » (p 53). Dominique Méda critique une fixation sur la croissance du PIB et esquisse une conception nouvelle du travail.
Aspirations spirituelles
A partir de leur champ d’intervention, les auteurs présents dans ce recueil s’entendent pour mettre en évidence une transformation des genres de vie. Cette nécessaire transformation, déjà en route, requiert un changement personnel. Abd al Malik nous raconte comment, dans le contexte d’un quartier défavorisé, il a traversé une période de petite délinquance, en est sorti et vit une expérience spirituelle. En exergue de sa contribution qui est aussi un appel à la fraternité, Abd al Malik cite une pensée de Ludwig Wittgenstein : « La meilleure des choses que l’on puisse faire pour améliorer le monde, c’est s’améliorer soi-même » (p 159).
C’est aussi l’appel de Frédéric Lenoir : « Vous connaissez la fameuse phrase de Gandhi : « Soyez le changement que vous voulez dans le monde ». Il faut le dire, le répéter. Cela ne sert à rien de vouloir changer le monde si on ne change pas soi-même, si on n’a pas des comportements éthiques, des engagements, une justesse de vie dans nos actes quotidiens » (p 91). La transformation en cours appelle et suscite des aspirations spirituelles. Frédéric Lenoir identifie les obstacles, et, en regard, il met en évidence quelques pistes de cheminement spirituel (3). Il nous parle des spiritualités asiatiques qui, « telles qu’elles ont été importées -j’insiste sur ce point- ont été adaptés à nos besoins. Elles nous aident à vivre mieux parce ce qu’elles proposent des outils de lien entre le corps et l’esprit… » (p 96). S’il y a eu des dérives dans la religion dominante en France, « un christianisme qui est devenu une religion sociale », Frédéric Lenoir nous montre comment « le message de l’Evangile a, au contraire, pour but de nous aider à acquérir une liberté intérieure, à aller vers une recherche de la vérité qui libère (« La vérité vous rendra libre », dit Jésus). C’est aussi un message d’amour du prochain qui pose comme priorité la communion des uns avec les autres » (p 95).
Sur un autre registre, un scientifique, biologiste spécialisé en sciences de l’évolution, Pierre-Henri Gouyon s’interroge sur les risques encourus par l’humanité face à un changement technologique extrêmement rapide et incontrôlé. « Les actions que nous décidons dans la précipitation et l’aveuglement sont-elles bonnes pour l’avenir de l’humanité ? » (p 143). Trop souvent, la science génère et couvre aujourd’hui une « course folle de la technologie » (p 148). Et il en donne des exemples, des OGM aux nanotechnologies. Il évoque la menace d’un eugénisme ravageur. Pour faire face à ces menaces, on a besoin de principes. « Nous avons besoin de principes sur la manière de considérer la vie et pas seulement la vie humaine. Globalement, existe-t-il quelque chose de respectable dans tout ce qui est vivant et que signifie respecter le vivant ? (p 157)
Du pessimisme à une espérance active
Il y a donc aujourd’hui à la fois des menaces, des prises de conscience et des pistes pour des transformations positives. Cependant, il semble que le pessimisme des français quant à leur avenir collectif est aujourd’hui encouragé par les attitudes de certains milieux influents dans différents cercles de pouvoir ou dans des médias. Dans un de ses derniers livres : « Une autre vie est possible » (4), Jean-Claude Guillebaud dénonce un pessimisme répandu dans l’intelligentsia parisienne. Frédéric Lenoir abonde dans ce sens. « En France, la plupart des intellectuels entretiennent une sorte de cynisme. Pour eux, par exemple, le bonheur est une chimère et très peu osent encore en parler » (p 85)… Je constate un décalage entre ceux qui vivent à Paris et les autres… Les provinciaux se montrent en général plus optimistes, cherchent des solutions et sont davantage prêts à se mobiliser. Le mal français vient aussi du fait que la majorité des médias et des élites vit justement à Paris dans un milieu stressé et, en général, assez cynique, ce qui offre une caisse de résonance nationale à ce pessimisme » (p 86). Et, par ailleurs, Frédéric Lenoir rejoint un diagnostic qui est exprimé par plusieurs autres auteurs dans ce livre : « Au lieu de tenir le discours d’une remise à plat, trop d’experts ou d’hommes politiques français prétendent revenir au modèle des Trente Glorieuses, à ce qu’on aurait perdu, alors que je suis convaincu -et je ne suis pas le seul- qu’on n’échappera pas à une remise en question très profonde de notre modèle de développement. Bien sûr l’économie est importante, mais, pour aller mieux, il faut avant tout se reposer cette question essentielle : Qu’est ce que bien vivre ? Comment vivre de manière harmonieuse, à la fois individuellement et collectivement, dans un monde globalisé où les ressources sont limitées ? » (p 86)
Ce livre met ainsi en évidence des convergences entre des auteurs aux cheminements divers. Il exprime un nouvel état d’esprit. Il met en valeur des pistes de changement balisées par de nombreuses innovations. C’est bien une perspective à partager sur un blog qui veut se fonder sur une dynamique d’espérance (5).
J H
(1) Le Naire (ed). Nos voies d’espérance. Entretiens avec 10 grands témoins pour retrouver confiance. Actes Sud/ LLL Les liens qui libèrent, 2014. Sur le site d’Actes Sud, voir les interviews des auteurs en vidéo : http://www.actes-sud.fr/nos-voies-desperance
(2) Sur ce blog : « Anne-Sophie Novel, militante écologiste et pionnière de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1975 « Une révolution de l’être ensemble… Présentation du livre d’Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot : « Vive la co-révolution. Pour une société collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1394
(3) Sur ce blog : « Un chemin de guérison pour l’humanité. Présentation du livre de Frédéric Lenoir : « La guérison du monde » : https://vivreetesperer.com/?p=1048
(4) Sur ce blog « Pour vivre ensemble, il faut être orienté vers l’avenir. Le livre de Jean-Claude Guillebaud : « Une autre vie est possible » : https://vivreetesperer.com/?p=1986
(5) Si certaines formes religieuses sont marquées par les séquelles du passé, nous nous référons ici à la pensée d’un théologien de l’espérance : Jürgen Moltmann. Il écrit : « De son avenir, Dieu vient à la rencontre des hommes et leur ouvre de nouveaux horizons qui débouchent sur l’inconnu et les invite à un commencement nouveau… Le christianisme déborde d’espérance… Il est résolument tourné vers l’avenir ». (p 109, in : Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte, 2012). Voir : https://vivreetesperer.com/?p=572 Voir aussi : « Vivre en harmonie avec la nature. Ecologie, théologie et spiritualité » : https://vivreetesperer.com/?p=757 Ouverture à la pensée de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/
Sur ce blog, voir aussi :
« Un mouvement émergent pour le partage, la collaboration et l’ouverture. OuiShare, comunauté leader dans le champ de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1866
Jean-Claude-Guillebaud : « Une autre vie est possible »
Pour aller de l’avant, nous avons besoin d’un horizon. Et aujourd’hui, dans cette période difficile, et à travers l’information dominante, nous sommes menacés par la morosité. Pour certains, l’horizon paraît bouché. Nous avons besoin de discernement et d’espérance. Comme correspondant de guerre, pendant plus de trente ans confronté à des catastrophes, puis comme chercheur engagé dans la compréhension de notre époque à partir des sciences humaines, Jean-Claude Guillebaud a toute légitimité pour nous interpeller en proclamant dans un de ses derniers livres : « Une autre vie est possible ». Sur ce blog, nous avons mis en valeur l’apport de cet ouvrage (1). Aujourd’hui, celui-ci est publié en livre de poche (2), et, à cette occasion, l’auteur s’adresse à nous à travers une courte vidéo (3).
Son message s’ouvre sur un témoignage. Dans les catastrophes auxquelles il a assisté, il a vu des gens espérer et lutter. « Pendant des années, j’ai appris l’espérance auprès des gens qui vivaient dans destragédies ». Et, à ses retours en France, il était d’autant plus affecté par la « sinistrose », un état d’esprit négatif qui prévalait dans certains milieux. Aujourd’hui encore, il constate dans la presse, dans les médias, une amplification des malheurs, une « disposition aux catastrophes ». Et certes, l’information a pour mission de couvrir toute la réalité, mais il ne faudrait pas oublier de donner aussi les bonnes nouvelles. Il est important de développer le sens des proportions.
Jean-Claude Guillebaud nous appelle à l’espérance. « Je suis pour ce que j’appelle un optimisme stratégique ». « Etre optimiste, cela ne veut pas dire que tout va bien. C’est justement lorsque les choses vont mal qu’on doit être capable de se tenir debout et d’être habité par l’espérance ». Et nous avons besoin d’un horizon. « La démocratie, c’est le goôt de l’avenir. On ne peut pas vivre ensemble sans un projet…Pour vivre ensemble, il faut être orienté vers l’avenir ».
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Voilà une pensée qui en rejoint d’autres comme celle de Jürgen Moltmann, le théologien de l’espérance. L’espérance, nous dit Moltmann, suscite notre motivation. Peut-on agir si nous avons l’impression de nous heurter à un mur ? Pour agir, nous avons besoin de croire que notre action peut s’exercer avec profit : « Nous devenons actifs pour autant que nous espérions… Nous espérons pour autant que nous pouvons entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons être possible ». Ce regard inspire notre comportement sur différents registres, dans la vie quotidienne, mais aussi dans la vie sociale . « Une éthique de la crainte nous rend conscient des crises. Une éthique de l’espérance perçoit les chances dans les crises ». « L’espérance chrétienne est fondée sur la résurrection du Christ et s’ouvre sur une vie qui est à lumière d’un nouveau monde suscité par Dieu » (4)
J H
(1) Guillebaud (Jean-Claude). Une autre vie est possible. Comment retrouver l’espérance ? L’Iconoclaste, 2012 . Mise en perspective sur ce blog : « Quel avenir pour le monde et pour la France . Choisir l’espérance, c’est choisir la vie ». https://vivreetesperer.com/?p=937
(2) Guillebaud (Jean-Claude). Une autre vie est possible. Pocket, 2014
Dans son « talk » en 2014 à Ted x Nantes (1) , Anne-Sophie Novel retrace son parcours de militante écologiste et de pionnière de l’économie collaborative. A travers un travail soutenu de communication et d’expression sur internet, elle a contribué efficacement à l’avancement des causes dans lesquelles elle est engagée. Son influence s’exerce à travers la relation et le partage, aussi a-t-elle pu intituler son intervention : « Cultiver son pouvoird’agir ». Anne-Sophie Novel écrit aussi des livres. Et, sur ce blog, nous avons rendu compte de son livre pionnier : « Vive la COrévolution. Pour une société collaborative » (2). Ainsi, nous sommes heureux de retrouver Anne-Sophie Novel dans ce talk où nous découvrons son parcours et les convictions qui l’animent.
A la suite de l’attentat contre le World Trade Center à New-York en 2001, observant la rapide réouverture de Wall Street, elle s’interroge sur les rapports entre l’économie et le terrorisme et entreprend une thèse sur ce sujet. Au cours de ce travail, deux conclusions lui viennent à l’esprit : « La majorité des attentats sont liés à des conflits autour des ressources naturelles. La menace terroriste n’est rien au regard de la menace écologique ».
En 2007, elle s’engage davantage dans la promotion de l’écologie avec « l’Alliance pour la planète » et la réalisation d’un blog : « A l’évidence ». et d’un site connectant l’information dans ce domaine : « Ecolo info ». En 2009, dans le milieu de l’information, elle participe activement à la Conférence de Copenhague. Dans la déception engendrée par les blocages qui ont entravé cette conférence, elle est amenée à exprimer deux convictions : « Le changement ne viendra pas du haut, mais du bas à des échelles ultralocales, au niveau des villes et des territoires. Le changement est déjà en marche. La société civile et les citoyens agissent de partout. Parce que cela va mal et parce qu’ils veulent aussi réinventer leur quotidien ».
« J’ai envie d’en parler, donc je m’intéresse et j’explore l’idée selon laquelle le partage va changer le monde. Je commence à faire une veille sur la coopération ». Les termes varient selon les pays : « collaboration radicale » aux Etats-Unis, « co-opportunité » en Grande-Bretagne. En France, on commence à parler de « consommation collaborative ». « Et là, cela fait tilt. Je réalise qu’on n’est pas en train de vivre une simple crise. Nous sommes dans une transition. Chaque jour, des pans entiers de notre économie sont en train de se fissurer. Des failles béantes laissent s’immiscer des jalons d’une nouvelle économie. On a appris avec le web et le numérique à partager de l’information et maintenant on partage bien plus que de l’information » dans des aspects très divers de notre vie quotidienne. « Nous sommes interconnectés en permanence. Sous couvert de crise économique, nous sommes en train de retisser du lien social et cela a un effet positif pour la planète. En réalité, nous sommes en train de court-circuiter l’économie classique. La consommation, la production, la distribution, la finance, l’éducation, la politique sont en train de se fissurer et vont devoir se réinventer del’intérieur. Les ONG, avec de nouveaux pouvoirs d’agir, ont une force supplémentaire. Les organisations vieillissantes, hiérarchiques, descendantes vont devoir s’horizontaliser et, finalement, on ne devra plus manager, mais faciliter les échanges dans les organisations. C’est ce que j’ai appelé une « Co-révolution ». De fait, le livre d’Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot éclaire pour nous le nouveau monde qui est en train de naître.
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Dans cette vidéo, en annonçant des points de vigilance, Anne Sophie-Novel nous propose des pistes pour comprendre le changement et pour avancer.
« Le monde, dans lequel nous vivons, s’accélère. Il se complexifie. Il crée des crispations. Il crée une montée des extrêmes. Mais je crois qu’on doit quand même abandonner les idées provinciales. Changer n’est pas facile, mais cela se travaille ». C’est un temps de crise et on ne retrouvera pas la situation antérieure. « On va passer par des zones de turbulence qu’on a jamais connu jusque là. Il vaut mieux anticiper pour imaginer de nouveaux possibles ».
« L’économie collaborative ou la co-révolution sont parmi ces possibles. Mais à quoi bon référencer ses biens en ligne si c’est pour marchandiser la plus petite intimité de notre vie. Il nous faut promouvoir beaucoup de transparence et de logique ouverte. L’innovation ne sert de rien si on ne développe pas également une vision plus adaptée aux enjeux d’aujourd’hui ».
Aujourd’hui, on dispose de toutes les solutions, de tous les rapports. « Ce qui nous manque bien souvent, c’est une vision et des dirigeants qui ont le courage de s’engager dans cette vision. Mais nous, avec notre pouvoir d’agir, nous avons tout pour les y mener. Let’s go ! »
Dans ce talk, Anne-Sophie Novel nous invite à cultiver « notre pouvoir d’agir ». Tout au long de son parcours, elle a réalisé des outils de communication pour partager : des blogs (3), des livres (4)… Elle associe recherche, expertise et communication.
D’expérience, nous savons que le changement passe par une évolution des représentations, car celles-ci induisent nos comportements. Notre pouvoir d’agir, c’est bien de contribuer à cette évolution. Ensemble, nous pouvons partager la vision et l’enthousiasme qu’Anne-Sophie Novel nous communique.
(2) Novel (Anne-Sophie) Riot (Stéphane). Vive la COrévolution ! Pour une société collaborative. Alternatives, 2012 (Manifestô) Mise en perspective sur ce blog : « Une révolution de « l’être ensemble » : https://vivreetesperer.com/?p=1394
(4) Novel (Anne-Sophie). La Vie Share. Mode d’emploi. Alternatives, 2013 . En automne 2014, vient de paraître un recueil de 10 entretiens édité par Olivier Le Naire : Le Naire (Olivier) ed. Nos voies d’espérance. Entretiens avec dix grands témoins pour retrouver la confiance. Actes Sud/ Les liens qui libèrent. Contribution de Anne-Sophie Novel : « Apprendre à partager. Humaniser l’économie. De la lucidité » p 59-80. Le point sur la pensée de Anne-Sophie Novel. Voir à ce sujet en vidéo, une courte intervention de l’auteure. http://www.dailymotion.com/video/x25a3u7_anne-sophie-novel-2-nve_webcam
« Un mouvement émergent pour le partage, la collaboration et l’ouverture. OuiShare : une communauté leader dans le champ de l’économie collaborative » https://vivreetesperer.com/?p=1866