L’ùre numĂ©rique

Gilles Babinet, un guide pour entrer dans ce nouveau monde.

En ce temps de crise, la France est atteinte par le pessimisme et une perte de confiance. On voit bien le mal, mais on peine Ă  distinguer les changements qui commencent Ă  ouvrir des voies nouvelles. Cependant, il y a bien des analyses qui nous permettent de nous orienter.

Parmi ceux qui nous apportent une meilleure comprĂ©hension de la situation actuelle, on compte un jeune entrepreneur, engagĂ© dans la pratique du numĂ©rique, et, en fonction de son expĂ©rience, appelĂ© Ă  exercer un rĂŽle dans la vie publique comme premier prĂ©sident du Conseil national du numĂ©rique, puis comme reprĂ©sentant de la France auprĂšs de la Commission europĂ©enne pour les enjeux du numĂ©rique. Cette compĂ©tence a permis Ă  Gilles Babinet de publier un livre : « L’ùre numĂ©rique. Un nouvel Ăąge pour l’humanitĂ©. Cinq mutations qui vont bouleverser notre vie » (1).

Cependant, cet ouvrage n’est pas seulement le fruit d’une expĂ©rience de terrain. Il tĂ©moigne d’une culture historique et Ă©conomique Ă  mĂȘme de situer et d’interprĂ©ter les dĂ©veloppements en cours Ă  partir d’une collecte d’informations particuliĂšrement significatives. L’auteur sait aussi nous entraĂźner dans la comprĂ©hension des nouveaux processus avec beaucoup de pĂ©dagogie. Ce livre peut Ă©clairer Ă  la fois les dĂ©cideurs et les acteurs. Accessible Ă  tous, il met Ă  la disposition de chacun une synthĂšse dynamique qui permet de prendre conscience de la dimension et de la portĂ©e de la rĂ©volution numĂ©rique comme une mutation en voie de transformer radicalement l’économie et la sociĂ©tĂ©.

« Gilles Babinet dĂ©montre que nous sommes, bien qu’au paroxysme de la crise, Ă  l’aube d’une rĂ©volution de l’innovation sans prĂ©cĂ©dent, d’un changement de paradigme majeur pour l’humanitĂ©. Il identifie cinq domaines dont l’évolution en cours, intrinsĂšquement liĂ©e au numĂ©rique, va changer toute notre vie : la connaissance, l’éducation, la santĂ©, la production, l’Etat. Pour chacun d’eux, il explique les enjeux des changements et en prĂ©cise les contours, nous invitant Ă  retrouver foi dans l’innovation et la raison, nos meilleures chances de rebond, et peut-ĂȘtre de salut » (page de couverture).

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Evolution et croissance de la productivité.

Pour situer l’originalitĂ© et l’ampleur de la rĂ©volution numĂ©rique, l’auteur nous prĂ©sente une rĂ©trospective de l’évolution Ă©conomique en mettant en Ă©vidence les aspects les plus significatifs. Ainsi consacre-t-il, Ă  juste titre, un chapitre Ă  l’étude de la productivitĂ©.

Pendant des siĂšcles, celle-ci a stagnĂ©, mais depuis la premiĂšre rĂ©volution industrielle au XVIIIĂš siĂšcle, la productivitĂ© s’est accrue trĂšs rapidement. « On estime que, lors de la production d’une casserole, les gains de productivitĂ© se sont accrus de 150 Ă  500 fois entre le milieu du XVIIĂš siĂšcle et l’époque actuelle » (p 43).

L’auteur retrace les grandes Ă©tapes de cette Ă©volution. Ainsi, l’accĂšs Ă  l’énergie est un facteur important. La prospĂ©ritĂ© de l’Empire romain a dĂ©pendu d’une main d’Ɠuvre asservie. « Avec la premiĂšre rĂ©volution  industrielle, on a trouvĂ© un vĂ©ritable substitut Ă  la force de l’ĂȘtre humain en tant que source d’énergie. Ce substitut est le charbon ou, plus prĂ©cisĂ©ment, la houille utilisĂ©e pour alimenter la machine Ă  vapeur, inventĂ©e en 1769 » (p 43). La seconde rĂ©volution industrielle est fondĂ©e sur l’électricitĂ© et le pĂ©trole. Gilles Babinet nous rapporte l’épopĂ©e des inventions techniques qui se sont succĂ©dĂ©es pendant cette pĂ©riode.

Et, pour l’histoire rĂ©cente, il  Ă©voque la pĂ©riode des « Trente Glorieuses », les annĂ©es de croissance Ă©conomique qui ont suivi la seconde guerre mondiale et ont Ă©tĂ© appelĂ©es ainsi par Jean FourastiĂ©, un grand Ă©conomiste, qui, lui-mĂȘme, a mis en Ă©vidence l’importance de la productivitĂ© et analysĂ© la progression du niveau de vie, dĂ©bouchant sur une transformation du genre de vie. Cette pĂ©riode de prospĂ©ritĂ© s’est achevĂ©e en raison du renchĂ©rissement du prix du pĂ©trole, une tendance de fond liĂ©e Ă  l’accroissement de la demande et qui se rĂ©vĂšle avec  acuitĂ© en 1973 Ă  l’occasion de la guerre du Kippour et l’augmentation du prix du baril par l’Opep. Les annĂ©es qui ont suivi ont pu ĂȘtre dĂ©nommĂ©es les « Trente Piteuses », caractĂ©risĂ©es notamment par l’apparition et la persistance du chĂŽmage.

Gilles Babinet analyse finement les causes de cette crise, qui ne tiennent pas uniquement au coĂ»t de l’énergie. Il met en Ă©vidence un recul des gains de productivitĂ©. Le dĂ©veloppement de l’informatique Ă  partir des annĂ©es 70 n’a pas eu d’effets immĂ©diatement visibles.

De fait, on constate par ailleurs que les innovations techniques ne produisent pas immĂ©diatement leurs effets en terme d’amĂ©lioration de la productivitĂ©. Cependant, la rĂ©volution numĂ©rique actuelle est si puissante que son impact se manifeste plus rapidement. « DĂšs que nous sommes entrĂ©s dans l’ùre de l’ordinateur personnel et que l’on a commencĂ© Ă  connecter tous ces ordinateurs entre eux, Ă  peu prĂšs au milieu des annĂ©es 1990, il a Ă©tĂ© possible d’observer un accroissement de la productivitĂ© et de la croissance amĂ©ricaine » (p 65).

Aujourd’hui, en 2011, « les gains de productivitĂ© observĂ©s sont au plus haut niveau connu aux Etats-Unis » (p 67).

  Le monde entier est dĂ©sormais engagĂ© dans la rĂ©volution numĂ©rique. « Qu’il s’agisse de paysans travaillant dans les campagnes reculĂ©es de pays en voie de dĂ©veloppement ou de chercheurs de sciences fondamentales, tous vont connaĂźtre dans les annĂ©es qui viennent un bouleversement de leurs mĂ©thodes de travail
 La rĂ©volution numĂ©rique n’est qu’à ses prĂ©misses et le rythme des innovations va progressivement s’accĂ©lĂ©rer » (p 67).

Quel horizon pour l’économie et la sociĂ©té ?

Nous sommes au courant des menaces qui se dessinent aujourd’hui, parmi lesquelles celles qui ont rapport ave les Ă©quilibres naturels. Cependant, Gilles Babinet met en Ă©vidence les difficultĂ©s de la prĂ©vision. « La complexification croissante de l’information disponible diminue notre capacitĂ© de sĂ©parer le signal du bruit » (p 31). Tout doit ĂȘtre fait pour rĂ©duire les risques, mais l’accĂ©lĂ©ration du changement ne devrait pas induire une peur irraisonnĂ©e de la catastrophe.

« La thĂšse dĂ©fendue dans cet ouvrage est que la rĂ©volution digitale va reprĂ©senter une rupture de paradigme majeur pour l’ensemble de l’humanité » (p 33). Mais, « si l’histoire rencontre parfois des scenarii de rupture aux consĂ©quences catastrophiques (la premiĂšre guerre mondiale ), elle prĂ©sente plus souvent que l’on ne veut bien l’accepter des ruptures de paradigme positives : l’invention de l’électricitĂ©, du moteur Ă  explosion, du tĂ©lĂ©phone, de la pĂ©nicilline, des antibiotiques » (p 33). L’accroissement de la durĂ©e de vie est redevable aux nouveaux mĂ©dicaments, mais aussi Ă  la diminution de la pĂ©nibilitĂ© du travail.

La rĂ©volution numĂ©rique n’est pas un changement parmi d’autres. Elle concerne tous les registres de l’activitĂ© humaine. AprĂšs l’invention de l’écriture, puis de l’imprimerie, elle transforme radicalement  la communication de l’information, mais entraĂźne Ă©galement de nouvelles formes de production et une nouvelle maniĂšre de vivre en sociĂ©tĂ©. En Ă©tudiant, dans cinq chapitres, l’impact de la rĂ©volution numĂ©rique sur la connaissance,  l’éducation, la santĂ©, l’industrialisation et la production, l’Etat, Gilles Babinet nous montre, Ă  travers des exemples concrets, l’ampleur et la portĂ©e des changements en cours et Ă  venir. En lisant ces chapitres, on dĂ©couvre avec Ă©merveillement un potentiel immense. Les risques ne doivent pas ĂȘtre nĂ©gligĂ©s, mais il y a lĂ  un horizon fabuleux. L’auteur Ă©voque les opportunitĂ©s d’une « sociĂ©tĂ© de la connaissance » (p 217-133).

 

Questions pour aujourd’hui

A travers l’histoire, on sait combien la rĂ©alisation de certaines innovations a entraĂźnĂ© des souffrances pour ceux qui n’ont pu s’y adapter et y participer. Aujourd’hui, on voit aussi combien tous ceux qui n’ont pas les ressources nĂ©cessaires pour entrer dans les nouvelles pratiques sont menacĂ©s. Il y a donc un immense besoin de formation et d’accompagnement. Et, parallĂšlement, comme le souligne l’auteur, il est nĂ©cessaire de mĂ©nager des transitions. « La transition, la mue sera complexe et potentiellement trĂšs douloureuse dans certains secteurs. On ne peut pas, du jour au lendemain, changer la fonction publique ou l’outil productif et mettre en chĂŽmage des millions de gens. Et, Ă  contrario, ne rien faire, c’est l’assurance d’un dĂ©crochage massif et le risque d’une sortie de l’histoire du progrĂšs » (p 229).

C’est pourquoi Gilles Babinet propose des « rĂ©gulations transitoires ». « Le principe de ces rĂ©gulations serait d’offrir un dĂ©lai raisonnable aux industries traditionnelles pour s’adapter au nouveau monde numĂ©rique, dĂ©lai qui serait dĂ©fini par avance » (p 230). A plus long terme, c’est toute l’organisation sociale qui est appelĂ©e Ă  changer. « La rarĂ©faction du travail, consĂ©quence des gains de productivitĂ©, va nous imposer de repenser avec une grande radicalitĂ© notre modĂšle social  » (p 229).

Cependant, une autre question est posĂ©e : la France va-t-elle entrer dans cette transformation, sans une longue et coĂ»teuse rĂ©sistance ? « La France est un pays qui reste bloquĂ© dans le modĂšle de la seconde rĂ©volution industrielle, initiĂ©e il y a cent trente ans. Une Ăšre de cycle long, au cours duquel nos institutions, nos grands corps ont Ă©tĂ© particuliĂšrement adaptĂ©s. La thĂšse de cet ouvrage est que cette Ăšre a commencĂ© Ă  se refermer, il y a prĂšs de quarante ans, avec la fin du plein emploi et le dĂ©but de la crise Ă©nergĂ©tique. Une autre Ăšre s’ouvre, qui n’a que peu Ă  voir, en terme de codes, avec celle que nous quittons » (p 23).

Pour aller de l’avant, une impulsion politique est nĂ©cessaire. Mais, on se heurte ici Ă  l’hĂ©ritage d’un passĂ© sĂ©culaire : un pouvoir centralisĂ©, une sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e (2).  « La France est un pays jacobin, centralisĂ© et les institutions de la RĂ©publique n’en sont pas moins nĂ©o-monarchistes. L’idĂ©e que la sociĂ©tĂ© civile puisse ĂȘtre, Ă  l’instar de ce que l’on observe dans les pays scandinaves, largement associĂ©e Ă  la marche de l’Etat, semble avoir du mal Ă  faire son chemin » (p 22-23)

Gilles Babinet, un guide pour entrer dans un nouveau monde.

Au dĂ©but de son livre, Gilles Babinet nous raconte comment il a Ă©tĂ© appelĂ© Ă  devenir prĂ©sident du Conseil national du numĂ©rique et comment il a Ă©tĂ© alors confrontĂ© aux pesanteurs des institutions. On peut y voir un conflit entre une culture de l’authenticitĂ© et une culture du formalisme, une culture de la crĂ©ativitĂ© et des formes rĂ©pĂ©titives. De plus, « D’une façon gĂ©nĂ©rale, l’ensemble du corps institutionnel n’a qu’une trĂšs faible idĂ©e de ce qui peut ĂȘtre fait avec le numĂ©rique » (p 23). VoilĂ  une des raisons qui a incitĂ© Gilles Babinet Ă  Ă©crire ce livre : « Faire comprendre Ă  l’ensemble de ce corps, mais aussi Ă  autant de dĂ©cideurs que possible, que nous ne sommes pas condamnĂ©s au dĂ©clin, voire Ă  l’effondrement » (p 22).

Nous recommandons tout particuliĂšrement au lecteur les chapitres thĂ©matiques qui, Ă  travers des Ă©tudes de cas et des histoires de vie, montrent  une imagination crĂ©atrice Ă  l’Ɠuvre avec un impact considĂ©rable. Sur ce blog, nous avons Ă©voquĂ© la maniĂšre dont la rĂ©volution numĂ©rique permettait de mettre en Ɠuvre une nouvelle maniĂšre d’enseigner, une nouvelle Ă©ducation (3). Nous rejoignons le mouvement dĂ©crit dans le chapitre sur l’éducation (4).

 Dans sa globalitĂ©, ce livre nous apparaĂźt comme un guide qui nous permet de comprendre les changements en cours et d’entrer dans une nouvelle dimension. Ainsi, face Ă  la crise actuelle, nous voyons mieux les chemins pour en sortir. A cet Ă©gard, nous avions dĂ©jĂ  trouvĂ© un Ă©clairage stimulant dans le livre de JĂ©rĂ©mie Rifkin sur « La TroisiĂšme RĂ©volution Industrielle » (5). Les angles d’approche de ces deux ouvrages sont diffĂ©rents, mais ils nous paraissent complĂ©mentaires. Et ils se rejoignent sur certains points, par exemple dans l’évocation de la rarĂ©faction Ă  terme du travail et l’avĂšnement d’un nouveau modĂšle de sociĂ©tĂ©.

Il y a quelques mois, nous avons dĂ©couvert et lu avec enthousiasme le livre de Anne-Sophie Novel et de StĂ©phane Riot : « Vive la co-rĂ©volution. Pour une sociĂ©tĂ© collaborative ». (6). A partir de la prĂ©sentation de trĂšs nombreuses innovations qui sont fondĂ©es sur la mise en oeuvre de la collaboration et du partage sur le web, les deux auteurs peuvent Ă©crire : « La bonne nouvelle, c’est que le temps est venu : la rĂ©volution Ă  laquelle nous croyons est une rĂ©volution du cƓur. Une rĂ©volution de l’ « ĂȘtre ensemble » qui peut rendre hommage Ă  la sociĂ©tĂ© conviviale imaginĂ©e dans les annĂ©es 70 par le pĂšre de la pensĂ©e Ă©cologiste : Ivan Illich ». Ces deux auteurs mettent ainsi un accent sur les valeurs qui  irriguent ce courant nouveau en rapide progression. Cependant, le champ couvert par Gilles Babinet est beaucoup plus vaste, et dans ce cas, la rĂ©alitĂ© est plus complexe, plus contradictoire, plus diversifiĂ©e. Et pourtant, Gilles Babinet, lui aussi, Ă  partir de la prĂ©sentation d’études de cas (7), peut Ă©crire : « D’une façon gĂ©nĂ©rale, la collaboration est devenue consubstantielle de l’internet. Elle s’y trouve au cƓur » (p 85). Pour notre part, nous rĂ©jouissant de la rĂ©alitĂ© de ce mouvement, nous pouvons l’interprĂ©ter dans les termes de la pensĂ©e d’un thĂ©ologien : JĂŒrgen Moltmann : « L’ « essence » de la crĂ©ation dans l’Esprit est la « collaboration », et les structures manifestent la prĂ©sence de l’Esprit dans la mesure oĂč elles font connaĂźtre l’accord gĂ©nĂ©ral ». « Au commencement Ă©tait la relation (M Buber) » (8).

Gille Babinet termine son livre par des remerciements. On peut lire en premier : « Je voudrais remercier avant tout Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia. Sans lui, ce livre n’aurait peut-ĂȘtre pas vu le jour, tant les sources, presqu’illimitĂ©es, qu’il m’a procurĂ©es via sa plateforme, ont Ă©tĂ© prĂ©cieuses. (p 235). Ainsi, cette Ă©tude sur la rĂ©volution numĂ©rique s’inscrit, elle-mĂȘme, dans la transformation de nos modes de travail. Et elle participe Ă  une intelligence collective Ă  laquelle nous sommes conviĂ©. Gilles Babinet nous ouvre un nouvel horizon.

J H

(1)            Babinet (Gilles). L’ùre numĂ©rique. Un nouvel Ăąge de l’humanitĂ©. Cinq mutations qui vont bouleverser notre vie. Le Passeur, 2014

(2)            Voir : Algan (Yann), Cahuc (Pierre), Zylberberg (AndrĂ©). La fabrique de la dĂ©fiance. Grasset, 2015. PrĂ©sentation sur ce blog : « Promouvoir la confiance dans une sociĂ©tĂ© de dĂ©fiance. Transformer les mentalitĂ©s et les institutions. RĂ©former le systĂšme scolaire.  Les pistes ouvertes par Yann Algan » https://vivreetesperer.com/?p=1306 Comment internet Ă©branle les structures hiuĂ©rarchiques : Clay (Shirky). Here comes everybody. The power of organising without organisation.Allen Lane, 2008. Sur le site de TĂ©moins : « Le pouvoir d’organiser sans organisation. Les structures hiĂ©rarchiques en question » http://www.temoins.com/publications/le-pouvoir-d-organiser-sans-organisation.-les-structures-hierarchiques-en-question./toutes-les-pages.html

(3)             Voir le livre de Michel Serres : Serres (Michel). Petite poucette. Le Pommier, 2012 (Manifestes). PrĂ©sentation sur ce blog : « Une nouvelle maniĂšre d’ĂȘtre et de connaĂźtre » https://vivreetesperer.com/?p=820   Sur ce blog : « Une rĂ©volution en Ă©ducation. L’impact d’internet pour un nouveau  paradigme en Ă©ducation » https://vivreetesperer.com/?p=1565

(4)            Le modĂšle de l’enseignement français correspond Ă  l’ùre industrielle aujourd’hui dĂ©passĂ©e. Aujourd’hui, dans le mouvement de la rĂ©volution numĂ©rique, des innovations surgissent dans le monde et montrent une nouvelle voie. Gilles Babinet nous prĂ©sente des Ă©tudes de cas particuliĂšrement impressionnantes. En 2011, Sebastian Thrun, jusque lĂ  professeur Ă  Stanford, crĂ©e : Udacity, y met en ligne un cours sur l’intelligence artificielle auquel 135 000 Ă©tudiants s’inscrivent, alors que le mĂȘme enseignement Ă©tait suivi par 200 Ă©tudiants Ă  Stanford. Salman Khan, ayant aidĂ© sa niĂšce Ă  apprendre les mathĂ©matiques Ă  travers des vidĂ©os, constate que, mises en ligne sur You tube, ces vidĂ©os sont consultĂ©es chaque jour par milliers. Il crĂ©e un organisme d’enseignement : la « Khan academy » qui diffuse aujourd’hui prĂšs de 5 000 vidĂ©os (pour beaucoup, traduites en plusieurs langues). « Le plus frappant reste sans doute les commentaires qui accompagnent la plupart des vidĂ©os. On y trouve d’innombrables histoires d’élĂšves qui s’estimaient incapables et qui ont retrouvĂ© espoir grĂące Ă  ces vidĂ©os ». Un chercheur indien en informatique, Sugatra Mitra lance en 1999 une expĂ©rimentation dans la banlieue sud de Delhi. Il met un ordinateur et un clavier connectĂ©s Ă  internet Ă  la disposition d’enfants de rue et d’eux seuls. Neuf mois aprĂšs, il constate avec stupĂ©faction que ces enfants ont appris l’anglais. C’est la rĂ©ussite d’une Ă©ducation informelle. Gilles Babinet Ă©voque le fait que de nombreux entrepreneurs de l’économie de la connaissance aux Etats-Unis ont fait un passage dans des Ă©coles de type Montessori qui privilĂ©gie l’éveil plutĂŽt que le taux de rĂ©ussite aux examens. « Un enseignement qui vient d’en haut » n’est plus reçu et Gilles Babinet dessine une « deuxiĂšme rĂ©volution Ă©ducative ».

(5)            Rifkin (JĂ©rĂ©mie). La TroisiĂšme rĂ©volution industrielle. Comment le pouvoir latĂ©ral va transformer l’énergie, l’économie et le monde. LLL Les liens qui libĂšrent, 2012. PrĂ©sentation sur ce blog : « Face Ă  la crise, un avenir pour l’humanitĂ©. La troisiĂšme rĂ©volution industrielle »  https://vivreetesperer.com/?p=354

(6)            Novel (Anne-Marie), Riot (StĂ©phane).Vive la Co-rĂ©volution ! Pour une sociĂ©tĂ© collaborative. Alternatives, 2012 (Manifeste). PrĂ©sentation sur ce blog : « Une rĂ©volution de « l’ĂȘtre ensemble ». La sociĂ©tĂ© collaborative : un nouveau mode de vie ». https://vivreetesperer.com/?p=1394

(7)            A partir de nombreux exemples, Gilles Babinet nous montre un dĂ©veloppement de la coopĂ©ration. Dans les pays en voie de dĂ©veloppement, les changements introduits par le tĂ©lĂ©phone mobile sont spectaculaires. Les tĂ©lĂ©communications rendent de multiples services. « Aujourd’hui, pour quatre milliards d’ĂȘtres humains, les smartphones reprĂ©sentent un moyen d’accĂšs Ă  internet. Leur vie en est changĂ©e
 Il s’agit d’une rĂ©volution qui, en ce qui concerne l’accĂšs Ă  la connaissance, ne ressemble Ă  rien de comparable dans toute l’histoire de l’humanité ». Ces possibilitĂ©s nouvelles de communication renforcent le lien social. Dans son chapitre sur la connaissance, Gilles Babinet prĂ©sente aussi les multiples innovations qui entraĂźnent un dĂ©veloppement de la collaboration : « Connaissance collective, crowd et cocrĂ©ation. Crowd et gain  d’opportunitĂ© dans le monde de la finance. Data et big data  ». Dans son chapitre sur l’industrialisation, en regard du dĂ©veloppement de robots concentrĂ©s dans des usines oĂč les hommes sont de moins en moins nombreux, Gilles Babinet dĂ©crit le dĂ©veloppement des « fablabs » (laboratoires de fabrication) qui permettent de « distribuer massivement les moyens de conception, mais aussi de production et de les rendre accessibles Ă  tous ». LĂ  aussi, la logique est celle de la collaboration.

(8)            Moltmann (JĂŒrgen). Dieu dans la crĂ©ation. TraitĂ© Ă©cologique de la crĂ©ation. Cerf, 1988 (citation p 25). La pensĂ©e thĂ©ologique de JĂŒrgen  Moltmann est prĂ©sentĂ©e sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/

Un chemin de guĂ©rison pour l’humanitĂ©. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance.

La guérison du monde, selon Frédéric Lenoir.

 

            La crise Ă©conomique sĂšme le trouble et l’inquiĂ©tude. Elle perturbe et endommage la vie de beaucoup de gens. Mais nous nous rendons compte qu’elle s’inscrit dans un dĂ©sordre plus gĂ©nĂ©ral : le bouleversement des Ă©quilibres naturels. Et, d’autre part, nous percevons combien la sociĂ©tĂ© et la culture changent rapidement. Nous sommes engagĂ©s dans une grande mutation. Pour avancer, nous avons besoin d’y voir plus clair, de comprendre l’évolution en cours, d’en percevoir les enjeux, et, pour cela, de faire appel Ă  des personnalitĂ©s qui puissent nous apporter une analyse et parfois davantage : une vision.

Dans cette recherche, le rĂ©cent livre de FrĂ©dĂ©ric Lenoir : « La guĂ©rison du monde » (1) nous apporte un Ă©clairage particuliĂšrement utile qui rejoint et confirme d’autres contributions que nous avons prĂ©cĂ©demment mises en Ă©vidence et qui apporte aussi des Ă©lĂ©ments nouveaux venant prendre place dans le puzzle de notre questionnement. Bien Ă©crit, pĂ©dagogique dans son dĂ©roulement et son exposition, remarquablement informĂ©, ce livre intervient en complĂ©ment d’autres analyses Ă©conomiques ou sociologiques pour apporter un Ă©clairage sur les voies nouvelles qui s’ouvrent Ă  la conscience humaine dans l’évolution de la culture, de la spiritualitĂ©, de la religion. Ce livre, trĂšs accessible mais aussi trĂšs dense, ne se prĂȘte pas facilement Ă  une prĂ©sentation synthĂ©tique. En envisageant de mettre par la suite en perspective tel ou tel aspect de cette rĂ©flexion, nous voulons ici prĂ©senter l’économie gĂ©nĂ©rale de cet ouvrage pour en souligner l’importance et la fĂ©conditĂ©.

Tout d’abord, quelle est l’intention de FrĂ©dĂ©ric Lenoir ? A juste raison, il voit dans la crise actuelle, « un symptĂŽme de dĂ©sĂ©quilibres beaucoup plus profonds » (p 11). Et, en particulier, il fait allusion Ă  la crise Ă©cologique qui est une donnĂ©e fondamentale. Nous avons besoin d’une vue d’ensemble. « Il convient de considĂ©rer le monde pour ce qu’il est : un organisme complexe et qui, plus est, atteint de nombreux maux. La crise que nous traversons est systĂ©mique. Elle « fait systĂšme » et il est impossible d’isoler les problĂšmes les uns des autres ou d’en ignorer les causes profondes et intriquĂ©es. Pour guĂ©rir le monde, il faut donc tout Ă  la fois connaĂźtre la vĂ©ritable nature de son mal et pointer les ressources dont nous disposons pour le surmonter  » (p 12).

 

La fin d’un monde.

 

Le livre s’ordonne ainsi en deux grandes parties : « La fin d’un monde ; l’aube d’une renaissance ».

La premiÚre partie propose un diagnostic de la maladie qui affecte notre monde : secteur par secteur, mais aussi de maniÚre transversale en essayant de comprendre ce qui relie toutes les crises sectorielles entre elles » (p 12).

L’auteur Ă©voque ensuite les grandes transformations en cours et l’impact qu’elles ont sur les reprĂ©sentations et les comportements. Il inscrit la mutation actuelle  dans une histoire de longue durĂ©e qui lui permet d’en souligner l’originalitĂ©. « L’accĂ©lĂ©ration du temps vĂ©cu et le rĂ©trĂ©cissement de l’espace qui en rĂ©sulte constituent deux paramĂštres, parmi d’autres, d’une mutation anthropologique et sociale, aussi importante Ă  mes yeux  que le passage, il y a environ douze  mille ans, du palĂ©olithique au nĂ©olithique, quand l’ĂȘtre humain a quittĂ© un mode de vie nomade pour se sĂ©dentariser  » (p 13). C’est Ă  partir de ce tournant que se sont constituĂ©s les citĂ©s, les royaumes, les civilisations. Mais les modĂšles sociaux  hĂ©ritĂ©s de cette rĂ©volution du nĂ©olithique apparaissent aujourd’hui  comme destructeurs : « coupure de l’homme et de la nature, domination de l’homme sur la femme, absolutisation des cultures et des religions ».

Les trois premiers chapitres dressent un bilan de la situation actuelle en rĂ©sultante des changements rĂ©cents ou plus lointains : « Des bouleversements inĂ©dits ; un nouveau tournant axial de l’histoire humaine ; les symptĂŽmes d’un monde malade ». Dans un quatriĂšme chapitre, FrĂ©dĂ©ric Lenoir nous invite Ă  changer de logique : « La fuite en avant est impossible. Le retour en arriĂšre est illusoire ». L’auteur en appelle Ă  une « rĂ©volution de la conscience humaine » dont il perçoit actuellement les prĂ©mices. « Sans un changement de soi, aucun changement du monde ne sera possible. Sans une rĂ©volution de la conscience de chacun, aucune rĂ©volution globale n’est Ă  espĂ©rer. La modernitĂ© a mis l’individu au centre de tout. C’est donc aujourd’hui sur lui, plus que sur les institutions et les superstructures, que repose l’enjeu de la guĂ©rison du monde. Comme Gandhi l’a si bien exprimé : « Soyez le changement que vous voulez dans le monde » (p 15).

 

L’aube d’une renaissance.

 

Comment susciter des transformations sensibles dans le monde d’aujourd’hui ? FrĂ©dĂ©ric Lenoir met d’abord en Ă©vidence des « voies et expĂ©riences de guĂ©rison ».

 

Voies et expériences de guérison.

 

« Le processus de guĂ©rison du monde a un caractĂšre holistique prononcĂ©. Il inclut la guĂ©rison de notre planĂšte meurtrie, celle de notre humanitĂ© malade d’injustices de toutes sortes. Elle englobe aussi la guĂ©rison de notre ĂȘtre, de notre personne. C’est dans l’articulation entre ces trois guĂ©risons que nous pourrons mieux saisir les perspectives Ă©cologiques, sociales et intimes de ce que certains auteurs appellent le « rĂ©enchantement du monde », ou plutĂŽt, selon FrĂ©dĂ©ric Lenoir, le « rĂ©enchantement de notre relation au monde » (p 119).

L’auteur nous prĂ©sente des expĂ©riences significatives au service de la terre (La « dĂ©mocratie de la terre » de Vandana Shiva ; la « ferme de Sekem » d’Ibrahim Abouleish ou l’agroĂ©cologie de Pierre Rabbi
) et d’autres au service de l’humanitĂ© (monnaies complĂ©mentaires et alternatives ; commerce Ă©quitable/alter eco ; finance solidaire/Muhammed Yunus et Maria Nowak ; taxe Tobin ; vitalitĂ© de la sociĂ©tĂ© civile mondiale ; Patrick Viveret et les dialogues en humanité ; voie non violente de Nelson Mandela et de Desmond Tutu ; diplomatie de la paix de la communautĂ© de Sant’Egidio).

FrĂ©dĂ©ric Lenoir esquisse ensuite une prĂ©sentation des pratiques et des courants de pensĂ©e qui se dĂ©crivent en terme de dĂ©veloppement personnel en caractĂ©risant celui-ci comme une « dynamique de sens (sur le plan des significations de la vie) et une dynamique de l’existence (sur le plan de la mise en cohĂ©rence) ». En quelques pages particuliĂšrement bien venues, il aborde les problĂšmes thĂ©rapeutiques. « Aujourd’hui, la mĂ©decine occidentale prend en charge les symptĂŽmes et s’interdit de remonter aux causes premiĂšres. « L’homme se guĂ©rit comme l’automobile se rĂ©pare, mais l’homme n’est pas une machine  » (p 160). En regard, FrĂ©dĂ©ric Lenoir nous prĂ©sente deux itinĂ©raires exemplaires de mĂ©decins qui sont allĂ©s au delĂ  de leur compĂ©tence scientifique classique pour adopter une approche holistique de la maladie et de la guĂ©rison : David Servan-Schreiber et Thierry Janssen. Il met en valeur un recours croissant aux mĂ©decines complĂ©mentaires et aux mĂ©decines orientales. « Trois aspects me semblent importants dans cette optique : un regard holistique posĂ© sur la personne ; une participation de la personne Ă  son propre processus de guĂ©rison ; une ouverture rĂ©solue au pluralisme culturel » (p 165).

 

Une redécouverte des valeurs universelles.

 

« Aucune communautĂ© humaine n’est viable sans un solide consensus sur un certain nombre de valeurs partagĂ©es. C’est aussi vrai d’un couple, que d’un clan, d’un parti, d’une nation ou d’une civilisation
 Comme son nom l’indique, une valeur exprime « ce qui vaut ». Les valeurs manifestent donc ce qui est essentiel et non nĂ©gociables chez un individu ou un groupe d’individus » (p 170). Dans son unification actuelle, l’humanitĂ© a besoin de pouvoir s’appuyer sur des valeurs communes.  Et il nous faut d’autre part compenser les mĂ©faits d’une « occidentalisation du monde dominĂ©e par une logique mĂ©caniste et financiĂšre » (p 169). « Il s’agit donc de construire ensemble une civilisation globale fondĂ©e sur d’autres valeurs que la seule logique marchande. Une des tĂąches les plus importantes Ă  mes yeux, pour donner un fondement solide Ă  cette nouvelle civilisation planĂ©taire, consiste donc Ă  reformuler des valeurs universelles Ă  travers un dialogue des cultures » ( p 169).

Dans un chapitre sur « la redĂ©couverte des valeurs universelles », FrĂ©dĂ©ric Lenoir apporte une belle contribution Ă  cette entreprise. Ainsi, se dĂ©marquant d’un relativisme assez rĂ©pandu, l’auteur nous dit avoir pu « observer Ă  travers les grandes civilisations humaines la permanence ou la rĂ©manence de certaines valeurs fondamentales ». Il en relĂšve six : « la vĂ©ritĂ©, la justice, le respect, la libertĂ©, l’amour, et la beauté » et il nous dĂ©crit comment ces valeurs sont perçues et vĂ©cues dans les principales cultures du monde.

Ces passages, qui s’appuient sur la vaste culture de leur auteur, sont particuliĂšrement riches de sens et apprennent beaucoup. Cependant, FrĂ©dĂ©ric Lenoir Ă©vite le piĂšge de l’unanimisme. Il met Ă©galement en Ă©vidence les diffĂ©rences entre les cultures. « Les valeurs ne sont pas formulĂ©es de la mĂȘme façon selon les cultures et les diffĂ©rences sont tout aussi importantes Ă  souligner que les convergences. La hiĂ©rarchie entre les valeurs n’est pas non plus la mĂȘme dans les diffĂ©rentes aires de civilisation » (p 171). Ainsi « la problĂ©matique de la libertĂ© est particuliĂšre, car elle est le principal vecteur de la modernitĂ©. Avec l’émergence en Europe, Ă  partir du XVIIĂš siĂšcle, du « sujet autonome », c’est toute une conception des libertĂ©s individuelles qui va submerger l’Occident et donner naissance aux droits de l’homme comme principes universels » ( p 191).

AprĂšs avoir Ă©voquĂ© la conception traditionnelle de la libertĂ© au sein des diffĂ©rentes cultures, l’auteur revient Ă  l’affirmation massive de la libertĂ© dans l’aire occidentale. C’est sous l’angle de l’autonomie du Sujet, de l’émancipation de l’individu Ă  l’égard du groupe, du refus le l’arbitraire que s’est dĂ©veloppĂ©e la thĂ©matique de la libertĂ© en Occident » (p 201). Cette dynamique rencontre des oppositions ou des rĂ©serves dans d’autres aires culturelles qui attachent davantage d’importance au groupe, à la communautĂ©, Ă  la tradition. En analysant la « DĂ©claration universelle des droits de l’homme » rĂ©digĂ©e en 1948 sous l’égide de l’Unesco, FrĂ©dĂ©ric Lenoir note qu’elle dĂ©passe le cadre le la libertĂ© pour mettre en avant d’autres valeurs comme la justice, le respect, la fraternitĂ©. « Ce lien entre libertĂ©, Ă©galitĂ© et fraternitĂ© est capital, car la principale critique que l’on peut adresser Ă  l’Occident moderne, c’est d’avoir oubliĂ© l’idĂ©al de fraternitĂ© en se concentrant aussi exclusivement tantĂŽt sur les questions d’égalitĂ©, tantĂŽt sur les libertĂ©s individuelles ».   (p 226). « Ce n’est pas l’individualisme contemporain qui peut ĂȘtre posĂ© en modĂšle de civilisation » (p 233). Et, dans une perspective plus large, « ce qui pourrait contribuer Ă  dĂ©bloquer l’opposition radicale entre tradition et modernitĂ©, c’est une comprĂ©hension plus large de la libertĂ© incluant sa dimension holistique et spirituelle et une « rejonction » entre libertĂ© et fraternité » (p 229). L’auteur esquisse une rĂ©flexion en ce domaine en mettant en valeur l’humanisme de la Renaissance qui Ă©tait profondĂ©ment enracinĂ© dans une vision spirituelle. « Dans la vision humaniste de la Renaissance, l’individu ne peut s’exprimer pleinement en tant qu’homme, rĂ©aliser son potentiel personnel que s’il demeure reliĂ© au cosmos et aux ĂȘtres humains » (p 232). De fait, cette approche s’inscrit dans une conception du monde qui a Ă©tĂ© Ă©branlĂ©e par la suite. Aujourd’hui, face aux effets destructeurs d’une certaine approche idĂ©ologique, la question de la reprĂ©sentation du monde est Ă  nouveau posĂ©e.

 

RĂ©enchanter le monde

 

            FrĂ©dĂ©ric Lenoir aborde cette question dans un chapitre intitulé : « RĂ©enchantement du monde ». Ici, depuis longtemps, notre rĂ©flexion rejoint la sienne et nous pensons y revenir d’une maniĂšre plus approfondie. Ce thĂšme nous paraĂźt central, car avec l’auteur, nous pensons que « l’une des clĂ©s qui peut nous aider Ă  entrevoir l’explication de la crise socio-anthropologique et Ă©cologique planĂ©taire est la diffĂ©rence qui existe dans notre rapport au monde entre la conception « mĂ©caniste » et la conception « organique » que nous en avons » (p 239).

Qu’est ce que la conception mĂ©caniste et quelles en sont les consĂ©quences ? « La vision mĂ©caniste ne se contente pas de considĂ©rer toutes les rĂ©alitĂ©s comme objectivables
 Elle affirme que cette entreprise d’objectivation, autrement dit de quantification, cette mise en Ă©quation, est la seule voie permettant d’accĂ©der aux significations de la rĂ©alité ». Mais cette mĂ©thode, issue notamment de la pensĂ©e de RenĂ© Descartes, « offre une vision philosophique bien rĂ©ductrice du rĂ©el. L’univers devient un champ de forces et de mouvements relevant de la mĂ©canique et l’ĂȘtre humain se rĂ©duit Ă  l’individualisme utilitaire  » (p 240). La plupart des problĂšmes Ă©voquĂ©s dans ce livre rĂ©sultent d’une vision mĂ©caniste du monde et de son application dans les diffĂ©rents champs de l’activitĂ© humaine. Ainsi, « la crise environnementale en est l’expression la plus frappante. On a oubliĂ© que la Terre est un organisme vivant, reposant sur des Ă©quilibres extrĂȘmement subtils que l’on a violentĂ© Ă  des fins productivistes
 Dans le domaine mĂ©dical, l’attrait de plus en plus marquĂ© pour les approches orientales et complĂ©mentaires n’illustre-t-il pas l’impasse d’un certain rĂ©ductionnisme qui tend Ă  rĂ©duire la personne malade Ă  une machine corporelle dĂ©rĂ©glĂ©e avec ses pannes Ă  rĂ©parer et ses piĂšces Ă  changer
 Et la crise religieuse planĂ©taire que l’on observe n’est-elle pas elle-mĂȘme le symptĂŽme de l’essor du rĂ©ductionnisme dans la comprĂ©hension du sacrĂ©, du rituel et du spirituel  » (p 240).

 

Face Ă  la conception mĂ©caniste, philosophie dominante en Occident depuis deux siĂšcles, « il existe un grand courant philosophique transversal, des grecs aux romantiques en Occident, en passant par l’Inde, la Chine, le bouddhisme, le chamanisme, la mystique juive et musulmane qui offre un tout autre regard sur le rĂ©el » (p 241). Pour ce courant de pensĂ©e, auquel adhĂšre FrĂ©dĂ©ric Lenoir, « la rĂ©alitĂ© n’est pas une machine, elle est essentiellement un organisme » (p 241). L’auteur dĂ©cline les formes successives dans lesquelles le courant de pensĂ©e organique s’est manifestĂ©.

Ainsi dĂ©crit-il la « sympathie universelle » selon laquelle « le monde qui nous entoure est pĂ©nĂ©trĂ© en tous ses lieux par un principe de cohĂ©sion, de mouvement et de vie », conception rĂ©pandue dans la sagesse de l’antiquitĂ© grĂ©co-romaine, mais aussi dans d’autres sagesses : indiennes, chinoises, africaines, amĂ©rindiennes (p 240-243).

Puis, face Ă  la logique mĂ©canique qui s’est dĂ©veloppĂ©e en Occident, Ă  la fin du XVIIIĂš siĂšcle, un vaste courant philosophique et artistique visant Ă  renouer avec une conception organique de la nature : le Romantisme, est apparu. Dans cette mouvance, la « Naturphilosophie » est la science des romantiques allemands, une manifestation de l’alternative au scientisme. On y Ă©voque « l’Ame du monde » (l’« anima mundi » des Anciens). C’est un concept qui permet de dĂ©passer le dualisme cartĂ©sien entre objet et sujet, transcendance et immanence. « Il fait aussi Ă©cho, dans un nouveau contexte, Ă  la prĂ©sence divine (Shekina) dans le judaĂŻsme et aux Ă©nergies divines dans le christianisme  » (p 246). Dans la mĂȘme approche, le « transcendantalisme » amĂ©ricain (H D Thoreau, R W Emerson, W Whitman) articule le plus souvent quĂȘte spirituelle, vision cosmique et humanisme. La  contre culture amĂ©ricaine des annĂ©es 60 ira puiser dans ces ressources, ainsi que dans la culture de l’Orient.

 

Plus rĂ©cemment, mais depuis plusieurs dĂ©cennies, des transformations interviennent au cƓur mĂȘme de la science.

« La science et le regard philosophique qui l’accompagne ont Ă©tĂ© totalement bouleversĂ© au cours du XXĂš siĂšcle, rendant caduque la vision rĂ©ductionniste et mĂ©caniste du rĂ©el » (p 253). L’émergence, entre le dernier tiers du XIXĂš et le premier tiers du XXĂš siĂšcle, des gĂ©omĂ©tries non euclidiennes, des relativitĂ©s restreintes et gĂ©nĂ©rales, de la mĂ©canique quantique, de la thermodynamique du non-linĂ©aire, des mathĂ©matiques non standard, etc, a conduit Ă  un changement majeur touchant la plupart des grandes disciplines. Il a abouti Ă  la dĂ©construction de l’appareil conceptuel de la science moderne hĂ©ritĂ© du paradigme mĂ©caniste et rĂ©ductionniste cartĂ©sien » (p 255). La rĂ©volution intervenue en physique Ă  la suite de l’apparition et du dĂ©veloppement de la mĂ©canique quantique entraĂźne une rĂ©volution conceptuelle qui transforme notre conception du monde et se manifeste en termes philosophiques. Elle encourage la « trandisciplinarité ». FrĂ©dĂ©ric Lenoir expose comment les pensĂ©es ont cheminĂ© et se sont rencontrĂ©es.

 

Se transformer soi-mĂȘme pour changer le monde.

Cet ouvrage se conclut par un chapitre : « Se transformer soimĂȘme pour changer le monde ». Cette affirmation est explicite et comprĂ©hensible. FrĂ©dĂ©ric Lenoir nous fait part de sa conviction en l’accompagnant d’une argumentation convaincante : « C’est quand la pensĂ©e, le cƓur, les attitudes auront changĂ©s que le monde changera » (p 268). Et il dĂ©nonce « trois poisons » qui intoxiquent littĂ©ralement l’esprit humain.  « Ces poisons ne sont pas nĂ©s de la modernité ; Ils ont toujours Ă©tĂ© Ă  l’origine des problĂšmes auxquels ont du faire face les sociĂ©tĂ©s humaines. Cependant, le contexte de l’hyper-modernitĂ© et de la globalisation les rend encore plus virulents, plus destructeurs. BientĂŽt peut-ĂȘtre annihilateurs. Ces trois poisons sont la convoitise, le dĂ©couragement qui dĂ©bouche sur l’indiffĂ©rence passive, et la peur » (p 269). En rĂ©ponse, trois sous-chapitres : De la convoitise Ă  la sobriĂ©tĂ© heureuse ; du dĂ©couragement Ă  l’engagement ; de la peur Ă  l’amour.

Puisque l’affirmation de l’individu est au cƓur de la sociĂ©tĂ© moderne, on peut s’interroger sur la maniĂšre dont elle s’exerce. FrĂ©dĂ©ric Lenoir nous montre une Ă©volution dans la manifestation de l’autonomie en distinguant trois phases successives : l’individu Ă©mancipĂ©, l’individu narcissique et l’individu global. « Dans cette derniĂšre phase, nous assistons depuis une quinzaine d’annĂ©es Ă  la naissance d’une troisiĂšme rĂ©volution individualiste ». DiffĂ©rents mouvements convergents qui tĂ©moignent d’« un formidable besoin de sens : besoin de redonner du sens Ă  la vie commune Ă  travers un regain des grands idĂ©aux collectifs, besoin de donner du sens Ă  sa vie personnelle Ă  travers un travail sur soi et un questionnement existentiel. Les deux quĂȘtes apparaissent souvent intimement liĂ©es » (p 289). FrĂ©dĂ©ric Lenoir appelle Ă  un nĂ©cessaire rĂ©Ă©quilibrage : « De l’extĂ©rioritĂ© Ă  l’intĂ©rioritĂ©. Du cerveau gauche au cerveau droit. Du masculin au fĂ©minin ».

 

FrĂ©dĂ©ric Lenoir envisage la guĂ©rison du monde comme « un processus dans lequel il faut rĂ©solument s’engager pour inverser la pente actuelle qui nous conduit au dĂ©sastre ». « Un chemin long et exigeant, mais rĂ©aliste. Il suffit de le savoir, de le vouloir et de se mettre en route, chacun Ă  son niveau. Tel est l’objectif de ce livre : montrer qu’un autre Ă©tat du monde est envisageable, que les logiques mortifĂšres qui dominent encore ne sont pas inĂ©luctables, qu’un chemin de guĂ©rison est possible » (p 306).

 

Commentaire.

 

En ouvrant ce livre, je savais la qualitĂ© de son auteur, mais je ne m’attendais pas Ă  y trouver une synthĂšse aussi accomplie sur les caractĂ©ristiques de la crise du monde actuel et un ensemble de voies pour y remĂ©dier. Dans les analyses comme dans les propositions, mes pensĂ©es se sont croisĂ©es avec celles de l’auteur en les rejoignant souvent. Et par ailleurs, il y a Ă©galement une proximitĂ© entre les sources bibliographiques auxquelles il se rĂ©fĂšre et celles que je frĂ©quente et mentionne souvent, avec des diffĂ©rences parfois en fonction de la spĂ©cificité de chaque itinĂ©raire. Et par exemple, dans le rapprochement entre science et spiritualitĂ©, j’apprĂ©cie l’Ɠuvre pionniĂšre de Jean Staune qui s’exprime notamment dans une remarquable synthĂšse : « Notre existence a-t-elle un sens ? » (2). Ou bien, j’aime Ă©voquer l’Ɠuvre qui s’est accomplie en faveur de la paix et de la rĂ©conciliation au Centre de Caux en Suisse et qui se poursuit aujourd’hui Ă  l’échelle internationale dans l’association : « Initiatives et changement » dans un esprit associant changement personnel et action collective : « Changer soi-mĂȘme pour que le monde change » (3).

Comme le rĂ©cent livre de Jean-Claude Guillebaud : « Une autre vie est possible » (4) que j’ai particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© et dont le dĂ©roulĂ© et le contenu me paraissent assez proche du livre de FrĂ©dĂ©ric Lenoir,  celui-ci s’adresse Ă  un vaste public trĂšs divers dans ses options philosophiques et religieuses. Dans ce commentaire, j’interviendrai donc sur un registre plus spĂ©cifique en rapport avec ma conviction chrĂ©tienne.

A mon sens, ce livre interpelle une partie du monde chrĂ©tien qui, d’une façon ou d’une autre s’est accommodĂ© de la conception mĂ©caniste,  dont FrĂ©dĂ©ric Lenoir fait mention. Les sociologues amĂ©ricains Ă©voquent parfois cette conception en terme de « moderne ». Ainsi, pendant longtemps, des Ă©glises ont Ă©tĂ© largement rĂ©fractaires Ă  la pensĂ©e Ă©cologique. Et d’autre part, la conception « mĂ©caniste » peut s’allier Ă©galement Ă  une mĂ©fiance vis Ă  vis des cultures orientales pour aboutir Ă  un rejet de la conception organique dans certaines de ses manifestations comme les mĂ©decines holistiques. La lecture du livre de FrĂ©dĂ©ric Lenoir  contribue Ă  la comprĂ©hension de certains blocages. Et, par exemple, dans les origines de ceux-ci, il n’y a pas seulement les craintes du prĂ©sent, mais aussi l’hĂ©ritage d’un passĂ© fort ancien. Ainsi les propos de FrĂ©dĂ©ric Lenoir sur les sĂ©quelles de la culture du nĂ©olithique : forte hiĂ©rarchisation et domination de l’homme sur la femme, Ă©claire les pesanteurs de certaines organisations ecclĂ©siales. C’est dire qu’une rĂ©flexion thĂ©ologique est indispensable pour Ă©clairer les reprĂ©sentations et permettre leur Ă©volution.

Les maux qui affectent l’humanitĂ© sont anciens, mais aujourd’hui, on a conscience que le monde est menacĂ©. Dans une perspective chrĂ©tienne inspirĂ©e par une thĂ©ologie de l’espĂ©rance, la guĂ©rison du monde s’inscrit dans l’Ɠuvre d’un Dieu crĂ©ateur et sauveur qui, Ă  partir de la victoire du Christ sur le mal, Ă  partir de sa rĂ©surrection, a engagĂ© un processus vers la rĂ©alisation d’une seconde crĂ©ation oĂč Dieu sera tout en tous.  Nous sommes appelĂ©s Ă  reconnaĂźtre cette Ɠuvre et Ă  y participer.

La rĂ©ponse thĂ©ologique Ă  nombre de problĂšmes Ă©voquĂ©s par FrĂ©dĂ©ric Lenoir se trouve, pour moi, dans l’Ɠuvre de JĂŒrgen Moltmann (5), un grand thĂ©ologien qui nous prĂ©sente un Dieu relationnel Ă  la fois transcendant et immanent, et qui, considĂ©rant l’Ɠuvre de l’Esprit de Dieu, « l’Esprit qui donne la vie » (6) a pu Ă©crire « un traitĂ© Ă©cologique de la crĂ©ation » (7). Et, de mĂȘme, dans la foulĂ©e de la pensĂ©e prophĂ©tique juive et de la dynamique de la rĂ©surrection du Christ, auteur d’une thĂ©ologie de l’espĂ©rance, Moltmann nous invite Ă  regarder en avant, accueillant ainsi le processus de la guĂ©rison du monde.

J’ai mis l’accent, Ă  plusieurs reprises, sur l’importance de la contribution de FrĂ©dĂ©ric Lenoir. Les convergences dans nos orientations de recherche s’expriment notamment dans un certain nombre d’articles publiĂ©s sur la toile (8). Ce livre : « La guĂ©rison du monde » nous apporte une pensĂ©e originale et dynamique, appuyĂ©e sur des sources bibliographiques fiables, prĂ©sentĂ©e avec beaucoup de pĂ©dagogie et en des termes accessibles Ă  un vaste public . C’est dire que ce livre me paraĂźt un outil particuliĂšrement utile pour la rĂ©flexion sur le monde d’aujourd’hui et le rĂŽle que nous pouvons jouer dans « un chemin de guĂ©rison ».

 

J H

 

(1)               Lenoir (Frédéric). La guérison du monde. Fayard, 2012. Frédéric Lenoir, docteur en sciences sociales, philosophe et écrivain, auteur de nombreux livres, est directeur du «Monde des religions ».  On trouvera un aperçu de son parcours sur wikipedia. http://fr.wikipedia.org/wiki/Frédéric_Lenoir

(2)               Staune (Jean). Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquĂȘte scientifique et philosophique. Presses de la Renaissance, 2007.  Voir : http://www.temoins.com/culture/notre-existence-a-t-elle-un-sens.html

(3)               Initiatives et changement. Réconcilier les différences. Créer la confiance. Site : http://www.fr.iofc.org/

(4)               Guillebaud (Jean-Claude). Une autre vie est possible. Comment retrouver l’espĂ©rance ? L’iconoclaste, 2012. Mise en perspective : https://vivreetesperer.com/?p=937

(5)               Mise en perspective de la vie et de la pensĂ©e de JĂŒrgen Moltmann s’aprĂšs son autobiographie :  Moltmann (JĂŒrgen). A broad place. SCM Press, 2007 http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=695   La pensĂ©e thĂ©ologique de JĂŒrgen Moltmann est prĂ©sentĂ©e sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/

(6)               Moltmann (JĂŒrgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999

(7)               Moltmann (JĂŒrgen). Dieu dans la crĂ©ation. TraitĂ© Ă©cologique de la crĂ©ation. Cerf, 1988. Une prĂ©sentation : « Dieu dans la crĂ©ation » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=766

(8)               Quelques mises en perspective en rapport avec le thĂšme de ce livre : « La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle ». Une recherche de David Hay sur la spiritualitĂ© d’aujourd’hui » http://www.temoins.com/etudes/la-vie-spirituelle-comme-une-conscience-relationnelle-.-une-recherche-de-david-hay-sur-la-spiritualite-aujourd-hui.html                      « La dynamique de la conscience et de l’esprit humain. Un nouvel horizon scientifique d’aprĂšs le livre de Mario Beauregard : « Brain wars » http://www.temoins.com/etudes/la-dynamique-de-la-conscience-et-de-l-esprit-humain.-un-nouvel-horizon-scientifique.-d-apres-le-livre-de-mario-beauregard-brain-wars.html  « Quel regard sur la sociĂ©tĂ© et sur le monde ? Le retour de la solidaritĂ© en sciences humaines » https://vivreetesperer.com/?p=191 « Vers une civilisation de l’empathie. A propos du livre de JĂ©rĂ©mie Rifkin : apports, questionnements et enjeux » http://www.temoins.com/etudes/vers-une-civilisation-de-l-empathie.-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkin.apports-questionnements-et-enjeux.html  « La bontĂ© humaine. Est-ce possible ? La recherche et l’engagement de Jacques Lecomte » https://vivreetesperer.com/?p=674  « Les crĂ©atifs culturels. Un courant Ă©mergent dans la sociĂ©tĂ© française » http://www.temoins.com/enqu-tes/les-creatifs-culturels-.-un-courant-emergent-dans-la-societe-francaise.html   « Une nouvelle maniĂšre d’ĂȘtre et de connaĂźtre. La rĂ©volution internet d’aprĂšs Michel Serres : « Petite Poucette » https://vivreetesperer.com/?p=820  « Vers une nouvelle mĂ©decine du corps et de l’esprit. GuĂ©rir autrement. D’aprĂšs Thierry Janssen : « La solution intĂ©rieure » http://www.temoins.com/developpement-personnel/vers-une-nouvelle-medecine-du-corps-et-de-l-esprit.guerir-autrement.html  « MĂ©decine d’avenir. MĂ©decine d’espoir. « La mĂ©decine personnalisĂ©e » d’aprĂšs Jean-Claude Lapraz » https://vivreetesperer.com/?p=475  « L’invention du monde. Approche gĂ©ographique de la mondialisation par Jacques LĂ©vy » http://www.temoins.com/etudes/linvention-du-monde/toutes-les-pages.html  « Vers une modernitĂ© mĂ©tisse. « Le commencement du monde » selon Jean-Claude Guillebaud » http://www.temoins.com/societe/vers-une-modernite-metisse-le-commencement-d-un-monde-selon-jean-claude-guillebaud.html   « La crise religieuse des annĂ©es 60. Quel processus pour quel horizon, d’aprĂšs l’historien : Hugh McLeod » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=766 « Quel horizon pour la foi chrĂ©tienne ? « The future of faith » par Harvey Cox » http://www.temoins.com/publications/quel-horizon-pour-la-foi-chretienne-the-future-of-faith-par-harvey-cox.html  « La montĂ©e d’une nouvelle conscience spirituelle. D’aprĂšs le livre de Diana Butler Bass : « Christianity after religion »  http://www.temoins.com/etudes/la-montee-d-une-nouvelle-conscience-spirituelle.-d-apres-le-livre-de-diana-butler-bass-christianity-after-religion.html  « Vivre en harmonie avec la nature. Ecologie, thĂ©ologie, spiritualitĂ©, d’aprĂšs JĂŒrgen Moltmann » https://vivreetesperer.com/?p=757   « L’avenir de Dieu pour l’humanitĂ© et pour la terre d’aprĂšs JĂŒrgen Moltmann : « Sun of rigteousness, arise ! God’s future for humanity and the earth »  http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=798

Tout se tient

https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/41konamFXZS._SX327_BO1,204,203,200_.jpgRelions-nous ! : un livre et un mouvement de pensée

 Les temps modernes se caractĂ©risent par l’émancipation et l’autonomie de l’individu. Mais aujourd’hui, on ressent Ă©galement les excĂšs de l’individualisme. C’est ainsi qu’on appelle Ă  plus de convivialitĂ© et plus de fraternitĂ© (1). Et de mĂȘme, on prend conscience des mĂ©faits de la domination de l’homme sur la nature Ă  la suite de l’affirmation cartĂ©sienne. L’homme s’est extrait de la nature pour la dominer. Cette sĂ©paration produit aujourd’hui des fruits amers. Elle s’inscrit dans le dĂ©veloppement d’une civilisation mĂ©caniste. Mais aujourd’hui apparaĂźt un mouvement en faveur d’un changement de paradigme. Face Ă  une approche purement analytique qui dĂ©bouche, en fin de compte sur un Ă©clatement et un compartimentage des savoirs, une approche holistique se dĂ©veloppe et on cherche actuellement une intĂ©gration dans la reconnaissance des interrelations. C’est l’avĂšnement de l’écologie. Il y a aujourd’hui une nouvelle maniĂšre de connaĂźtre bien mise en Ă©vidence par de grands penseurs comme Michel Serres (2) et Edgar Morin (3). C’est la prise en compte de la complexitĂ© (3). Aujourd’hui, face au malaise engendrĂ© par la division, la sĂ©paration dans la vie sociale comme dans la vie intellectuelle, des mouvements se dessinent pour une nouvelle reliance. Ainsi un livre vient de paraĂźtre avec un titre significatif : « Relions nous ! » (4).

Ce livre se présente ainsi :

« Nous vivons une vraie crise de la reprĂ©sentation et donc une crise politique. Nous continuons Ă  interprĂ©ter le monde selon des concepts dĂ©passĂ©s… Aujourd’hui, le cƓur des savoirs n’est plus la sĂ©parabilitĂ©, mais Ă  l’inverse, les liens, les interdĂ©pendances, les cohabitations.

Cinquante des plus Ă©minents philosophes, scientifiques, Ă©conomistes, historiens, anthropologues, mĂ©decins, juristes, Ă©crivains
 chacun dans leur domaine, Ă©clairent magistralement cette transition Ă  l’Ɠuvre et Ă©mettent des propositions pour mieux la conforter ou l’émanciper. Cette constitution dessine, Ă  la lumiĂšre des liens, un nouveau paysage de la pensĂ©e et donc, d’une certaine maniĂšre, un nouveau corps politique  » (page de couverture).

 

En transition vers une nouvelle vision du monde

Cofondateurs des Ă©ditions : « Les liens qui libĂšrent », Henri Trubert et Sophie Marinopoulos, dans le prologue de cet ouvrage, nous disent comment ils envisagent le changement profond qui est en voie de transformer notre vision du monde et de susciter l’émergence d’un nouveau paradigme : « Nous continuons Ă  penser le monde selon des conceptions dĂ©passĂ©es issues des temps modernes. Aujourd’hui, le cƓur des savoirs, son mouvement infus n’est plus la sĂ©parabilitĂ© et ses diffĂ©rents attributs : sĂ©paration homme/nature, homme considĂ©rĂ© comme maitre et possesseur de lui-mĂȘme ; les diverses notions de propriĂ©tĂ©, temps linĂ©aire, objectivitĂ©, chosification, causalitĂ© locale, identitĂ©, dĂ©terminisme, verticalité  ainsi que leurs consĂ©quences sociales et politiques, Ă  savoir l’imaginaire du progrĂšs infini, l’économisme, le rĂ©ductionnisme, le rationalisme, l’individualisme, le productivisme
 Ce serait plutĂŽt l’interdĂ©pendance ou mieux la transdĂ©pendance (chaque domaine Ă©tant lui-mĂȘme traversĂ© par un dehors) (p7-8). En termes plus accessibles, les auteurs dĂ©crivent ainsi la transition : « Nous passons d’une sociĂ©tĂ© constituĂ©e d’objets distincts gouvernĂ©s par des forces extĂ©rieures Ă  une sociĂ©tĂ© de relations, de compositions ou d’interactions » (p 8). Ce mouvement ne date pas d’hier. « Il est un long processus, mais qui n’a pas encore rĂ©ellement infusĂ© notre sociĂ©té  autant que nos maniĂšres d’éprouver et d’habiter le monde » (p 8).

 

Un milieu Ă©mergent

Comment le courant de pensĂ©e qui a pris conscience de la nĂ©cessitĂ© de cette transition se manifeste-t-il aujourd’hui ?

Ce recueil de textes s’accompagne d’une initiative de rencontre entre les participants. Les propositions des uns et des autres pour une nouvelle civilisation sont appelĂ©es Ă  se prĂ©senter dans un «  parlement » pour faire une « constitution des liens ». « La « constitution des liens »  a pour ambition de partager un nouveau paysage  » « Il s’agit d’ouvrir un nouvel horizon »  « Cette constitution est une matiĂšre vive Ă  dĂ©libĂ©rer, amender ou enrichir
 Il est urgent collectivement d’expĂ©rimenter, de faire vivre cette transition qui touche Ă  la fois nos savoirs, mais Ă©galement nos perceptions et nos Ă©motions » (p 9). Il y a aussi un effort de diffusion vers le grand public. DĂ©but juin 2021, les participants ont Ă©tĂ© appelĂ©s Ă  participer Ă  une conversation au Centre Beaubourg.

Les auteurs de ce recueil sont cofondateurs des Ă©ditions : Les liens que libĂšrent. Ce mouvement s’inscrit dans l’orientation engagĂ©e de longue date par cette maison d’édition telle qu’elle se prĂ©sente sur son site (5) : « La maison d’édition LLL, Les Liens qui LibĂšrent, crĂ©Ă©e en association avec Actes Sud, se propose d’interroger la question de la crise des liens dans les sociĂ©tĂ©s occidentales. Depuis la fin du XIXĂš siĂšcle, les liens sont reconnus constitutifs de toute expression de la rĂ©alitĂ©. Toute entitĂ© ou systĂšme se construit, se dĂ©veloppe, se diversifie par les interactions qu’il entretient avec son milieu
 Que ce soit en biologie
 en physique
 en psychologie
 en ethnologie, dans les domaines de l’économie, sociaux… ou bien entendu environnementaux. Or nos sociĂ©tĂ©s occidentales sont marquĂ©es du sceau de la dĂ©liaison
 C’est cette vĂ©ritable crise de la dĂ©liaison de nos sociĂ©tĂ©s que nous nous efforcerons de questionner… ». Si nous envisageons diffĂ©remment les auteurs de catalogue des Ă©ditions LLB, nous apprĂ©cions particuliĂšrement les livres de deux d’entre eux : JĂ©rĂ©my Rifkin (6) et Pablo Servigne (7).

 

Des intervenants nombreux et bienvenus

Ce livre aborde un champ trĂšs vaste puisqu’il traite de plus de trente domaines de savoir. On passe de l’agriculture Ă  l’architecture, de l’art Ă  la biologie, de la croissance et du bien ĂȘtre Ă  la dĂ©mocratie, de l’éducation Ă  la langue et aux mĂ©dias. Rien n’échappe Ă  cette table des matiĂšres oĂč apparaissent le monde vĂ©gĂ©tal et le monde animal, les sciences du vivant, les neurosciences et la physique quantique, l’économie, la santĂ© mais aussi la religion


Parmi les intervenants, on dĂ©couvre des personnalitĂ© reconnues comme Patrick Viveret, acteur pour le dĂ©veloppement de la convivialitĂ©, Pablo Servigne, auteur d’un livre pionnier sur l’entraide (7), Philippe Meirieu, rĂ©putĂ© pour son Ɠuvre en Ă©ducation, Baptiste Morizot, inventeur d’une nouvelle maniĂšre de communiquer avec le monde animal, Delphine Horvilleur, une femme rabbin Ă  la parole qui porte, Abdennour Bidar, connaisseur de l’Islam et artisan d’une spiritualitĂ© ouverte et relationnelle. Il y a au total 54 intervenants.

Les contributions sont courtes et denses et s’accompagnent de propositions. Pour certaines, elles s’expriment dans un vocabulaire spĂ©cialisĂ© et requiĂšrent un effort du lecteur. C’est une observation qui a Ă©tĂ© Ă©galement formulĂ©e par un(e) des journalistes en discussion avec Abdennour Bidar dans un dialogue sur France Inter Ă  propos d’un colloque organisĂ© Ă  Beaubourg sur ce livre (8). Au total, nous dit Abdennour Bidar, il y a lĂ  un effort pour mettre en dialogue les uns et les autres. Si les participants participent Ă  une culture commune, il peut y avoir Ă©galement des diffĂ©rends entre eux. Le but de la conversation est de « construire des dĂ©saccords » et de « trouver des terrains d’entente ». Comment dĂ©velopper une espĂ©rance commune ? Il nous faut « construire une maniĂšre commune de rĂ©sister au risque de l’effondrement intĂ©rieur lorsqu’on ressent la menace d’un effondrement de civilisation ». Cet appel au dialogue est au cƓur du chapitre Ă©crit par Abdennour Bidar et Delphine Horvilleur sur la religion. Comment favoriser le dialogue  entre athĂ©es, agnostiques, croyants ?

 

En regard de ce changement civilisationnel, une transformation spirituelle

Ce livre : « Relions-nous » tĂ©moigne d’une transformation profonde, intellectuelle et sociale. C’est un processus qui s’amplifie.

En regard, nous pouvons voir aussi une transformation spirituelle en cours aujourd’hui. Il y a dix ans dĂ©jĂ , dans son livre : « La guĂ©rison du monde » (2012) (9), FrĂ©dĂ©ric Lenoir Ă©voquait une contestation de la vision « mĂ©caniste » du monde, en faveur d’une vision « organique ». Et il observait une Ă©volution dans les attitudes. « Si l’affirmation de l’individu est au cƓur de la sociĂ©tĂ© moderne, il dĂ©crit trois phases successives dans la manifestation de l’autonomie : « L’individu Ă©mancipĂ©, l’individu narcissique et l’individu global ». Dans cette troisiĂšme phase, un formidable besoin de sens se manifeste.

Cette montĂ©e de la spiritualitĂ© s’exprime en termes relationnels. Ainsi, au terme d’une remarquable enquĂȘte, dans son livre : « Something there » (10), David Hay dĂ©finit la spiritualitĂ©, comme « une conscience relationnelle dans une relation avec soi-mĂȘme, avec les autres , avec la nature et avec la prĂ©sence divine ».

 

En regard, une théologie renouvelée

En regard de cette civilisation Ă©mergente, apparait une thĂ©ologie Ă©mergente. La thĂ©ologie pionniĂšre de JĂŒrgen Moltmann ouvre des horizons en phase avec cette civilisation Ă©mergente (11). Et justement, elle joue un rĂŽle d’avant garde parce que elle relie les apports de traditions sĂ©parĂ©es et trop souvent Ă©tanches les unes aux autres. C’est le cas dans la thĂ©ologie de l’espĂ©rance qui prend en compte la tradition juive du prophĂ©tisme ou la nouvelle thĂ©ologie trinitaire et la thĂ©ologie de la crĂ©ation qui accueille une dimension de la tradition orthodoxe (12). En affirmant sa veine Ă©cologique et l’Ɠuvre de l’Esprit, JĂŒrgen Moltmann associe sa voix Ă  celles que nous venons d’entendre.

« La pensĂ©e moderne s’est dĂ©veloppĂ©e en un processus d’objectivisation, d’analyse, de particularisation et de rĂ©duction. L’intĂ©rĂȘt et les mĂ©thodes de cette pensĂ©e sont orientĂ©s vers la maitrise des objets et des Ă©tats de chose. L’antique rĂšgle romaine de gouvernement : « Divide et impera » imprĂšgne ainsi les mĂ©thodes modernes de domination de la nature
 A l’opposĂ©, certaines sciences modernes, notamment la physique nuclĂ©aire et la biologie, ont prouvĂ© Ă  prĂ©sent que ces formes et mĂ©thodes de pensĂ©e ne rendent pas compte de la rĂ©alitĂ© et ne font plus guĂšre progresser la connaissance. On comprend au contraire beaucoup mieux les objets et les Ă©tats de chose quand on les perçoit dans leurs relations avec leur milieu et leur monde environnant
 La perception intĂ©grale est nĂ©cessairement moins prĂ©cise que la connaissance fragmentaire, mais plus riche en relations
 Si donc on veut comprendre le rĂ©el comme rĂ©el et le vivant comme vivant, on doit le connaĂźtre dans sa communautĂ© originale et propre, dans ses relations, ses rapports, son entourage
 Une pensĂ©e intĂ©grante et totalisante s’oriente dans cette direction sociale vers la synthĂšse, d’abord multiple, puis enfin totale  » (13).

Cette approche relationnelle inspire la nouvelle thĂ©ologie trinitaire. « Dans le passĂ©, on pensait en terme de « substances » plutĂŽt qu’en terme de relations. Dans le nouveau mode de pensĂ©e, la TrinitĂ© est envisagĂ©e en terme de relations et de mouvements
 Le renouveau de la pensĂ©e trinitaire s’inscrit dans une inspiration profondĂ©ment biblique et en continuitĂ© avec les premiers siĂšcles de l’Eglise
 Les personnes divines habitent l’une dans l’autre. Dans cette interrelation, Dieu invite les ĂȘtres humains Ă  entrer dans une unitĂ© ouverte
 Dieu n’est pas un « Dieu solitaire qui soumet ses sujets comme des despotes terrestres l’on fait en son nom ». C’est un Dieu vivant, relationnel dans son ĂȘtre mĂȘme et dans son rapport avec les crĂ©atures » (14).

Et de mĂȘme, Dieu n’est pas un Dieu lointain qui a crĂ©Ă© le monde une fois pour toute et le considĂšre de l’extĂ©rieur
 « Dieu n’est pas seulement le crĂ©ateur du monde, mais l’Esprit de l’univers. Grace aux forces et aux possibilitĂ©s de l’Esprit, le CrĂ©ateur demeure auprĂšs de ses crĂ©atures, les vivifient, les maintient dans l’existence et les mĂšnent dans son royaume futur »  « L’Esprit saint suscite une communautĂ© de la crĂ©ation dans laquelle toutes les crĂ©atures communiquent chacune Ă  sa maniĂšre entre elles et avec Dieu » (15).

La mĂȘme approche relationnelle apparaĂźt chez d’autres thĂ©ologiens prĂ©sents sur ce site. Ainsi Richard Rohr, franciscain amĂ©ricain, a Ă©crit un livre inspirant : « la Danse Divine » (16) en Ă©vocation du Dieu trinitaire. Rappelant qu’Aristote mettait la « substance » » tout en haut de l’échelle et que cette conception a influencĂ© la thĂ©ologie occidentale, Richard Rohr Ă©crit : « Maintenant nous voyons bien que Dieu n’a pas besoin d’ĂȘtre une « substance », Dieu lui-mĂȘme est relation
 Comme la TrinitĂ©, nous vivons intrinsĂšquement dans la relation. Nous appelons cela l’amour. En dehors de cela, nous mourrons rapidement ».

Bertrand Vergely, philosophe de culture orthodoxe, appelle Ă  la conscience de la Vie dans tout ce qu’elle requiert et entraine. « Quand on vit, il n’y a pas que nous qui vivons. Il y a la Vie qui vit en nous et nous veut vivant. Il y a quelque chose Ă  la base de l’existence
 Quand nous rentrons en nous-mĂȘme, nous dĂ©couvrons un moi profond portĂ© par la vie avec un grand V » (17).

Aujourd’hui, dans cette nouvelle conscience relationnelle, monte une nouvelle maniùre de croire.

C’est ce qu’exprime une historienne et thĂ©ologienne amĂ©ricaine, Diana Butler Bass : « Ce qui apparaĂźt comme un dĂ©clin de la religion organisĂ©e, indique en rĂ©alitĂ© une transformation majeure dans la maniĂšre dont les gens se reprĂ©sentent Dieu et en font l’expĂ©rience. Du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe Ă  un sens plus intime du sacrĂ© qui emplit le monde. Ce mouvement d’un Dieu vertical Ă  un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communautĂ© humaine, est au cƓur de la rĂ©volution spirituelle qui nous environne » (18). Nous voyons des convergences entre la pensĂ©e de Diana Butler Bass et de JĂŒrgen Moltmann que nous exprimons dans le titre d’un article : « Dieu vivant, Dieu prĂ©sent, Dieu avec nous dans un monde oĂč tout se tient » (19).

La prise de conscience Ă©cologique requiert et suscite une nouvelle approche thĂ©ologique oĂč la relation est premiĂšre, une Ă©cothĂ©ologie. A cet Ă©gard, l’Ɠuvre de Michel Maxime Egger nous paraĂźt particuliĂšrement Ă©clairante. Depuis la publication d’un livre fondateur : « La Terre comme soi-mĂȘme » (Labor et Fides, 2012), Michel Maxime Egger poursuit son engagement comme auteur et militant, comme sociologue, thĂ©ologien et acteur spirituel (20).

Comment ce changement dans les reprĂ©sentations se manifeste-t-il dans le vĂ©cu quotidien ? A ce sujet, le tĂ©moignage Ă©crit par Odile Hassenforder en 2008 nous paraĂźt particuliĂšrement significatif : « Assez curieusement, ma foi en notre Dieu qui est puissance de vie s’est dĂ©veloppĂ©e Ă  travers la dĂ©couverte de nouvelles approches scientifiques qui transforment notre reprĂ©sentation du monde. Dans une nouvelle perspective, j’ai compris que tout se relie Ă  tout et que chaque chose influence l’ensemble. Tout se tient. Tout se relie. Pour moi, l’action de Dieu s’exerce dans ces interrelations. Dans cette reprĂ©sentation, Dieu reste le mĂȘme, toujours prĂ©sent, agissant Ă  travers le temps. Je fais partie de l’univers. Je me sens reliĂ©e Ă  toute la crĂ©ation. Alors, dans un tel contexte, je conçois facilement que JĂ©sus- Christ ressuscitĂ© relie l’humanitĂ© comme l’univers au Dieu Trinitaire  » (21).

Voici un parcours qui nous a menĂ© de la prise de conscience par un milieu d’experts, de l’importance des relations dans tous les domaines de la pensĂ©e, des sciences Ă  la philosophie et dans toutes les pratiques humaines, de l’agriculture Ă  l’éducation et Ă  la santĂ©, Ă  un mouvement spirituel et thĂ©ologique. « Relions nous ! » Cependant le recueil, qui porte ce titre, aborde la religion sous un angle particulier : favoriser le dialogue entre diffĂ©rents interlocuteurs. Et pourtant, il y a bien plus Ă  dire. La prise de conscience des interrelations est un mouvement qui nous concerne tous jusque dans l’essentiel de nos vies. C’est un mouvement qui monte et s’amplifie dans le registre spirituel et dans le champ religieux. « Tout se tient. Tout se relie ». Relions-nous


J H

 

(1) Appel à la fraternité : https://vivreetesperer.com/appel-a-la-fraternite/ Pour des oasis de fraternité : https://vivreetesperer.com/pour-des-oasis-de-fraternite/

(2) Michel Serres. Petite Poucette : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-detre-et-de-connaitre-3-vers-un-nouvel-usage-et-un-nouveau-visage-du-savoir/

(3) Convergences écologiques : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/

(4) Relions nous. La constitution des liens. L’an1. Les liens qui libùrent, 2021

(5) Les liens qui libÚrent : http://www.editionslesliensquiliberent.fr/unepage-presentation-presentation-1-1-0-1.html

(6) Vers une civilisation de l’empathie (JĂ©rĂ©mie Rifkin) : https://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/

Un avenir pour l’économie : La troisiĂšme civilisation industrielle (JĂ©rĂ©mie Rifkin) : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-un-avenir-pour-l’economie/

Le New Deal Vert (JĂ©rĂ©mie Rifkin) : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-un-avenir-pour-l’economie/

(7) L’entraide. L’autre loi de la jungle. Pablo Servigne : https://vivreetesperer.com/?s=Entraide&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes

(8) Comment recréer du lien. Un grand face à face sur France inter : https://www.youtube.com/watch?v=E7_eZ-5QMys

(9) Frédéric Lenoir . La guérison du monde : https://vivreetesperer.com/un-chemin-de-guerison-pour-lhumanite-la-fin-dun-monde-laube-dune-renaissance/

(10) David Hay . Something there. La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle » : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/

(11) Une thĂ©ologie pour notre temps. L’autobiographie de JĂŒrgen Moltmann : https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/

(12) L’évolution de la thĂ©ologie de Moltmann. Une thĂ©ologie qui relie : D Lyle Dabney : The turn to pneumatology in the theology of Moltmann https://place.asburyseminary.edu/cgi/viewcontent.cgi?referer=https://www.google.fr/&httpsredir=1&article=1474&context=asburyjournal

(13) Voir : Convergences écologiques : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/

(14) Dieu, communion d’amour : https://lire-moltmann.com/dieu-communion-damour/

(15) Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/

(16) Richard Rohr. La danse divine. https://vivreetesperer.com/?s=La+danse+divine&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes

(17) Bertrand Vergely Prier. Un philosophie https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-rencontrer-une-presence/

(18) Une nouvelle maniÚre de croire : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-de-croire/

(19) Dieu vivant. Dieu prĂ©sent. Dieu avec nous dans un monde oĂč tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/

(20) L’espĂ©rance en mouvement : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/

Un chemin spirituel vers un nouveau monde :  https://vivreetesperer.com/un-chemin-spirituel-vers-un-nouveau-monde/

(21) Odile Hassenforder. Dieu, puissance de vie : https://vivreetesperer.com/dieu-puissance-de-vie/

Comment une démocratie multiethnique peut-elle se développer en surmontant les obstacles?

La grande expérience

Selon Yascha Mounk

Nous vivons dans un rĂ©gime dĂ©mocratique, certes imparfait, mais qui nous assure des bĂ©nĂ©fices inestimables, une participation Ă  l’autoritĂ© politique, Ă  la puissance publique Ă  travers des Ă©lections libres, une garantie des droits fondamentaux tels qu’ils ont Ă©tĂ© proclamĂ©s par la DĂ©claration des droits de l’homme et du citoyen Ă  travers un Ă©tat de droit. Bref, si il y a des frustrations, il y aussi un espace oĂč nous pouvons nous mouvoir pour susciter des changements et des amĂ©liorations. Nous vivons dans une rĂ©publique qui dĂ©pend de l’expression de chacun et est, en principe, l’affaire de tous. Mais avons-nous conscience de ce privilĂšge ?

Cependant, la propagation d’une agitation Ă  consonance autoritaire, se parant d’une rĂ©fĂ©rence au peuple, les divers populismes qui se sont rĂ©pandus dans les derniĂšres annĂ©es sous des formes variĂ©es viennent nous interpeller et sonner l’alarme. En regard, il importe de comprendre le phĂ©nomĂšne avec l’aide des sciences sociales. Ainsi, en 2018, un chercheur en sciences politiques Yascha Mounk a Ă©crit un livre : « Le peuple contre la dĂ©mocratie » (1).

Pourquoi des mouvements populistes en viennent-ils Ă  mettre en cause le bon fonctionnement des institutions dĂ©mocratiques ? On peut en distinguer quelques raisons comme la stagnation du niveau de vie depuis les annĂ©es 1980, l’arrivĂ©e des migrants qui compromettent l’entre-soi national, ou bien l’emballement de la communication Ă  travers les rĂ©seaux. Cependant, un des plus grands dangers est la montĂ©e d’un sentiment nationaliste et xĂ©nophobe dans une part de population qui se sent abandonnĂ©e, privĂ©e de son privilĂšge national et sans espoir de promotion. Dans beaucoup de pays, en regard de la diversification de la population, on peut effectivement observer des phĂ©nomĂšnes de rejet et une montĂ©e des tensions et des conflits. Le pouvoir politique devient alors un enjeu. Des forces contraires veulent se l’approprier pour neutraliser l’adversaire. Le dĂ©bat politique, et tout ce qu’il implique et requiert : respect et comprĂ©hension, est alors compromis.

Or, effectivement, dans de nombreux pays occidentaux, de l’Angleterre Ă  la SuĂšde, de la France Ă  l’Allemagne, une forte immigration est intervenue et la composition de la population a fortement changĂ©. Aux Etats-Unis, si la diversitĂ© est constitutive, la diversification se poursuit autrement, avec une correction relative, mais positive des rapports de domination traditionnels. Comment les transformations dĂ©mographiques en cours vont-elles modifier la vie politique ? L’enjeu est la rĂ©alisation d’une dĂ©mocratie multiethnique. Chercheur en sciences politiques, d’origine allemande et aujourd’hui installĂ© aux États-Unis, Yascha Mounk a intitulĂ© son dernier livre : « la grande expĂ©rience » (2). Les dĂ©mocraties occidentales vont-elles parvenir Ă  un nouveau stade, celui d’une dĂ©mocratie multiethnique ? Et comment ?

Yascha Mounk est bien qualifiĂ© pour aborder cette question. Car lui-mĂȘme a grandi dans une famille polonaise, juive de confession, immigrĂ©e en Allemagne. Par expĂ©rience, il est sensible aux relations interculturelles. Yascha Mounk a fait ses Ă©tudes universitaires en Angleterre Ă  Cambridge, puis il est devenu chercheur aux Etats-Unis. Il est maintenant professeur de politique internationale Ă  l’UniversitĂ© John Hopkins. Il Ă©crit dans de nombreuses revues et s’exprime dans de nombreuse confĂ©rences.

 

La transformation des sociétés et la question démocratique

 Yascha Mounk part d’abord d’un constat. C’est la diversification considĂ©rable de la population des dĂ©mocraties au cours des derniĂšres dĂ©cennies. « A la fin de la seconde guerre mondiale au Royaume-Uni, moins d’une personne sur vingt-cinq Ă©tait nĂ©e Ă  l’étranger. Aujourd’hui, c’est une personne sur sept. Il y a quelques dĂ©cennies de cela, la SuĂšde Ă©tait l’un des pays les plus homogĂšnes du monde. Aujourd’hui, un habitant sur cinq a des origines Ă©trangĂšres » (p 16). La France et l’Allemagne vont dans le mĂȘme sens. La diffĂ©rence des europĂ©ens, le Canada et les Etats-Unis se sont pensĂ©s comme des nations d’immigrĂ©s dĂšs leur conception. « Et pourtant, Ă  leur maniĂšre, les deux grandes dĂ©mocraties du Nouveau Monde ont Ă©tĂ© profondĂ©ment excluantes durant la majeure partie de leur existence » (p 17). Aux Etats-Unis, la jeune rĂ©publique a composĂ© avec l’esclavage et refusĂ© aux noirs les droits les plus Ă©lĂ©mentaires. L’abolition de l’esclavage en 1865 a marquĂ© un grand tournant, mais les discriminations affectant les afro-amĂ©ricains sont revenus ensuite. Elles s’effritent aujourd’hui.

Dans ces diffĂ©rents pays oĂč s’opĂšre la transformation dĂ©mographique, des tensions sont apparues et affectent la vie dĂ©mocratique.

Yascha Mounk s’interroge Ă  partir de l’histoire. La dĂ©mocratie multiethnique ne va pas de soi. Ainsi, dans le passĂ©, « les citoyens des dĂ©mocraties les plus respectĂ©es du monde ont portĂ© leur puretĂ© ethnique en Ă©tendard. D’AthĂšnes Ă  Rome, de Venise Ă  GenĂšve, les tentatives prĂ©-modernes d’auto-gouvernance ont toutes Ă©tĂ© restreintes au groupe ethnique concerné » (p 14). A contrario, on a pu observer la rĂ©ussite de sociĂ©tĂ©s multiethniques au sein d’empires oĂč le pouvoir Ă©chappait Ă  toute compĂ©tition entre des groupes. Ainsi, l’élargissement des dĂ©mocraties rencontre des obstacles. Pour que la grande transformation s’effectue, « le rĂ©cit qu’elles se font d’elles-mĂȘmes, leur roman national, repose encore trop sur la fiction de leur homogĂ©nĂ©ité » (p 19). L’histoire d’une domination brutale exerce toujours son ombre dans telle sociĂ©tĂ© marquĂ©e par l’esclavage. Dans de  nombreuses sociĂ©tĂ©s apparait un risque de fragmentation culturelle. « Certains groupes d’immigrĂ©s forment aujourd’hui une classe socio-Ă©conomique dĂ©favorisĂ©e » (p 20). En regard des faits, Yascha Mounk observe une « ascension des pessimistes », mais son analyse porte rĂ©ponse au « besoin d’optimisme » (p 22-34).

 

Avancer vers une dĂ©mocratie multiethnique, c’est possible

Le terme de « dĂ©mocratie multiethnique » peut donner lieu Ă  des malentendus. En fait, l’ampleur est plus vaste. D’autres qualificatifs l’accompagnent : dĂ©mocratie multiculturelle et multiconfessionnelle. (p 11). L’évolution vers cette nouvelle forme de dĂ©mocratie est une traversĂ©e semĂ©e d’embuches, mais cette « grande expĂ©rience » n’est pas vouĂ©e Ă  l’échec. Elle est possible et d’autant plus possible qu’on en perçoit les diffĂ©rents aspects et qu’on croit Ă  sa rĂ©ussite. « Si nous voulons que la ‘grande expĂ©rience’ rĂ©ussisse, il nous faudra dĂ©velopper une vision optimiste » (p 27). Le livre aborde les diffĂ©rents aspects de la question en trois parties : Quand les sociĂ©tĂ©s multiethniques tournent mal ; de l’avenir souhaitable des dĂ©mocraties multiethniques ; comment les dĂ©mocraties multiethniques pourraient-elles s’épanouir ?

De fait, des recherches sur l’intĂ©gration en Europe montrent qu’à moyen terme, l’intĂ©gration en pays d’accueil se rĂ©alise. « L’intĂ©gration linguistique aussi bien que culturelle paraĂźt plus lente en Europe qu’en AmĂ©rique du Nord, mais les tendances sont les mĂȘmes. Il existe bien quelques exemples d’immigrĂ©s de deuxiĂšme ou mĂȘme de troisiĂšme gĂ©nĂ©ration parlant mal la langue locale, mais, en gĂ©nĂ©ral, les enfants nĂ©s en Italie, en France, en SuĂšde ou en GrĂšce la parlent avec beaucoup plus de facilitĂ© que la langue de leurs ancĂȘtres » (p 254).

Mais qu’en est-il du gouffre Ă©conomique qui sĂ©pare encore la majoritĂ© historiquement dominante et les groupes minoritaires ? En fait, lĂ  aussi, il faut du temps selon les gĂ©nĂ©rations. « Ceux qui sont curieux de l’état actuel de nos dĂ©mocraties multiethniques feraient bien de regarder les statistiques sur le parcours d’immigrĂ©s de trĂšs longue date afin de dĂ©terminer si leurs conditions de vie s’amĂ©liorent » (p 260). Et, dans l’ensemble, les conclusions sont positives. « Ainsi, aux Etats-Unis, les immigrĂ©s s’en sont trĂšs bien sortis, augmentant rapidement leurs revenus d’une gĂ©nĂ©ration Ă  la suivante. Par ailleurs, la vitesse de cette progression dĂ©pend Ă  peine de leur pays d’origine. Les enfants d’immigrĂ©s de presque tous les pays d’origine amĂ©liorent plus rapidement leurs conditions Ă©conomiques que les enfants de parents nĂ©s aux États-Unis» (p 261).

Par ailleurs, Ă  partir de diffĂ©rentes recherches, l’auteur tempĂšre nos inquiĂ©tudes concernant une insĂ©curitĂ© potentielle. « La plupart des immigrĂ©s partagent les valeurs de leur sociĂ©tĂ© d’accueil » (p 270). Si la menace terroriste est redoutable, elle n’a qu’une petite minoritĂ© pour origine.

« La dĂ©mographie n’est pas un destin ». L’auteur prend en exemple les Etats-Unis. Une partie de la population blanche redoute de devenir une minoritĂ© brimĂ©e Ă  l’avenir. Mais il y a de grandes diffĂ©rences dans l’évolution des groupes en croissance : les latinos, les asiatiques amĂ©ricains et les mĂ©tis. L’auteur montre par exemple le caractĂšre spĂ©cifique de la rĂ©ussite intellectuelle des asiatiques amĂ©ricains. « Les asiatique amĂ©ricains ne reprĂ©sentent qu’un dixiĂšme de la population des Etats-Unis, mais un quart des Ă©lĂšves qui rentrent Ă  l’UniversitĂ© Harvard. A l’UniversitĂ© Berkeley, presque la moitiĂ© des Ă©tudiants amĂ©ricains entrĂ©s en 2020 Ă©taient des asiatiques amĂ©ricains ». La rĂ©ussite Ă©conomique va de pair (p 288). L’auteur montre Ă©galement un dĂ©veloppement rapide du groupe des mĂ©tis. Il y a quelques dĂ©cennies, le mĂ©tissage rencontrait beaucoup d’hostilitĂ©. En 1980, seuls 3% des nouveau-nĂ©s Ă©taient mĂ©tis. A la fin des annĂ©es 2010, un enfant sur sept Ă©tait mĂ©tis (p 284). Ainsi, les trajectoires de ces groupes sont diffĂ©rentes. Elles permettent une Ă©volution des attitudes politiques. Elles vont Ă  l’encontre d’une fatale confrontation entre « blancs » et « gens de couleur ».

Yascha Mounk estime que l’exemple amĂ©ricain est instructif et que les tendances qui y sont observĂ©es peuvent l’ĂȘtre Ă©galement dans d’autres pays. « Des groupes qui nous semblent aujourd’hui soudĂ©s se fractureront sans prĂ©venir. La dĂ©mographie n’est pas un destin. Les habitants des dĂ©mocraties multiethniques, dans leur grande diversitĂ©, sont embarquĂ©s sur le mĂȘme bateau. Ceux d’entre nous qui pensons que la grande expĂ©rience peut rĂ©ussir, devons remplir une tĂąche clĂ© dans les dĂ©cennies Ă  venir : nous battre pour un avenir dans lequel le plus de personnes possibles se penseront non comme les membres de tribus mutuellement hostiles, mais comme citoyennes de dĂ©mocraties multiethniques fiĂšres et optimistes » (p 304). Yascha Mounk , conscient des dangers du nationalisme, prĂ©conise en regard un patriotisme civique, inclusif et capable de rassembler les divers composantes de la population.

Dans quelle mesure les politiques publiques peuvent-elles aider à hùter cet avenir ?

 

Quelles politiques mettre en Ɠuvre ?

Dans ce livre, Yascha Mounk ne se contente pas de proposer des analyses et des diagnostics ; en fin de parcours, il esquisse des orientations. « Quelles politiques publiques (aussi modestes soient-elles) pourraient contribuer à la réussite des démocraties multiethniques ? ».

Il importe d’abord d’identifier les obstacles majeurs.

« D’abord, de nombreuses personnes n’ont connu quasiment aucun progrĂšs dans leurs conditions de vie ces derniĂšres annĂ©es. Elles s’inquiĂštent mĂȘme d’une future dĂ©gradation. Comme l’a montrĂ© une Ă©tude sociologique, cela les rend beaucoup plus enclines Ă  regarder avec peur ou dĂ©dain les membres des autres groupes dĂ©mographiques.

DeuxiÚmement, certains groupes ethniques ou religieux subissent encore des conditions socio-économiques dégradées


TroisiĂšmement, les institutions des dĂ©mocraties multiethniques peinent aujourd’hui Ă  prendre des dĂ©cisions efficaces. Elles sont insuffisamment rĂ©actives aux yeux de l’opinion ou elles excluent des minoritĂ©s des processus de dĂ©cision. En consĂ©quence, les citoyens n’ont plus le sentiment d’ĂȘtre maitres de leur destin collectif, ce qui augmente le risque de tensions intergroupes.

Enfin, la polarisation croissant empĂȘche les citoyens des dĂ©mocraties multiethniques de considĂ©rer leurs opposants politiques avec bienveillance  » (p 307-308).

DĂšs lors, Yascha Mounk propose quelques orientations politiques majeures.

« Les dĂ©mocraties doivent offrir Ă  leurs citoyens une ‘prospĂ©ritĂ© garantie’ : encourager la croissance Ă©conomique et s’assurer que ses gains finiront dans la poche des citoyens ordinaires. Elles doivent accentuer encore la ‘solidaritĂ© universelle’ : construire un État-providence gĂ©nĂ©reux qui Ă©vitera la course Ă  Ă©chalote entre groupes ethniques » (les avantages accordĂ©s Ă  certains groupes peuvent susciter la jalousie et finalement s’avĂ©rer contre-productifs). Elles doivent bĂątir des institutions efficaces et inclusives : donner Ă  chaque citoyen le sentiment que ses prĂ©fĂ©rences seront prises en compte. Enfin, elles doivent fonder une culture de respect mutuel  » (p 308).

Traduit de l’anglais, trĂšs fondĂ© sociologiquement, comme en tĂ©moigne une annexe volumineuse de notes bibliographiques, ce livre se lit agrĂ©ablement en couvrant une question majeure puisqu’il s’agit de l’avenir des dĂ©mocraties multiethniques Ă  l’échelle internationale. Et, en France, nous sommes directement concernĂ©s. Nous dĂ©couvrons dans ce livre la pensĂ©e Ă©clairante d’un chercheur engagĂ© dans l’étude de problĂšmes politiques majeurs.

J H

 

  1. Yascha Mounk. Le peuple contre la dĂ©mocratie. L’Observatoire, 2018
  2. Yascha Mounk. La grande expĂ©rience. La dĂ©mocratie Ă  l’épreuve de la diversitĂ©. L’Observatoire, 2022

Interview de l’auteur https://www.youtube.com/watch?v=3aLoeIWTTUk

https://www.youtube.com/watch?v=lqhxrUdUiPU