Comment la puissance technologique n’engendre pas nĂ©cessairement le progrĂšs

Comment la puissance technologique n’engendre pas nĂ©cessairement le progrĂšs

Des exemples de l’histoire aux menaces actuelles.

 Power and progress
Par Daron Acemoglu et Simon Johnson

Il n’y a pas trĂšs longtemps, tout ce qui paraissait un progrĂšs technologique excitait l’enthousiasme comme la promesse d’une abondance dans une sociĂ©tĂ© prospĂšre d’oĂč disparaitrait la pauvretĂ© et la misĂšre. Aujourd’hui, on se rend compte qu’au cours des quatre derniĂšres dĂ©cennies, les sociĂ©tĂ©s occidentales et particuliĂšrement la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine, ont pris le chemin inverse, en devenant beaucoup plus inĂ©galitaires. Et on prend Ă©galement conscience que la course au dĂ©veloppement Ă©conomique bouleverse notre Ă©cosystĂšme planĂ©taire et dĂ©rĂ©gule le climat par un usage forcenĂ© des Ă©nergies fossiles. Aujourd’hui, la conscience Ă©cologique suscite une rĂ©action Ă  l’échelle planĂ©taire. Face Ă  des ambitions dĂ©mesurĂ©es, la prudence s’impose et on en appelle mĂȘme aux mĂ©rites de la sobriĂ©tĂ©.

Deux chercheurs amĂ©ricains au MIT, Daron Acemoglu et Simon Johnson, directement confrontĂ©s Ă  la course effrĂ©nĂ©e Ă  l’automatisation qui bouleverse les Ă©quilibres de l’économie amĂ©ricaine, viennent d’écrire un livre qui situe nos problĂšmes actuels dans une histoire longue oĂč l’on constate qu’en maintes pĂ©riodes, les acquis du progrĂšs technologique ont Ă©tĂ© confisquĂ©s par un groupe dominant aux dĂ©pens des travailleurs ayant portĂ© cette innovation. Les auteurs nous apportent cependant une bonne nouvelle : Ă  d’autres pĂ©riodes, des forces sociales se sont Ă©levĂ©es dans la sociĂ©tĂ© et ont permis un dĂ©veloppement Ă©quilibrĂ© au bĂ©nĂ©fice de tous. Ce livre : « Power and Progress. Our Thousand-year struggle over technology and prosperity” (1) nous montre comment garder notre autonomie par rapport aux dĂ©voiements de processus Ă©conomiques contrĂŽlĂ©s Ă  leur profit par des Ă©lites Ă©goĂŻstes ». « Le progrĂšs n’est pas automatique, mais il dĂ©pend des choix que nous faisons en matiĂšre de technologie. De nouvelles maniĂšres d’organiser la production et la communication peuvent, soit servir les intĂ©rĂȘts Ă©troits d’une Ă©lite, soit devenir le fondement d’une prospĂ©ritĂ© Ă©tendue ». Ce problĂšme est d’actualitĂ© « à un Ă©poque oĂč les technologies digitales et l’intelligence artificielle accroissent l’inĂ©galitĂ© et minent la dĂ©mocratie Ă  travers une automatisation excessive, une collecte massive des donnĂ©es et une surveillance intrusive ». « Il n’est pas obligĂ© qu’il en soit ainsi. ‘Power and Progress’ dĂ©montre que la voie de la technologie peut ĂȘtre mise sous contrĂŽle. Les formidables avancĂ©es informatique du dernier demi-siĂšcle peuvent devenir des outils d’autonomisation et de dĂ©mocratisation, mais pas si les dĂ©cisions majeures demeurent dans les mains de quelques leaders technologiques animĂ©s par une hubris » (page de couverture). Ce livre, jusqu’à prĂ©sent non traduit en français, est prĂ©sentĂ© en cette langue par un expert. On pourra se reporter Ă  son article : « La chaire» a lu pour vous : https://www.chaireeconomieduclimat.org/points-de-vue/la-chaire-a-lu-pour-vous-power-and-progress-our-thousand-year-struggle-over-technology-and-prosperity-de-daron-acemoglu-et-simon-johnson/

Aussi, nous nous bornerons ici à présenter quelques aperçus significatifs de ce livre.

 

Comment des bénéfices de progrÚs technologiques substantiels ont été captés par une élite politique ou religieuse

Les auteurs remontent loin dans le passĂ© pour mettre en Ă©vidence, la maniĂšre dont des progrĂšs technologiques majeurs ont Ă©tĂ© captĂ©s par des Ă©lites politiques ou religieuses. Il y a environ douze mille ans, est apparu un processus menant Ă  une agriculture installĂ©e, permanente, fondĂ©e sur des plantes et des espĂšces domestiquĂ©es. Des genres diffĂ©rents de sociĂ©tĂ© apparurent. Mais il y a 7000 ans, un rĂ©gime particulier se dĂ©veloppa dans le Croissant fertile. Le fondement Ă©tait une agriculture avec une seule rĂ©colte. Les inĂ©galitĂ©s Ă©conomiques s’intensifiĂšrent et une haute hiĂ©rarchie sociale apparut, consommant beaucoup. En Égypte, pyramides et tombes se dĂ©veloppĂšrent dans le cadre d’une Ă©lite comparable. C’est lĂ  que les auteurs mettent en Ă©vidence l’introduction des grains de cĂ©rĂ©ales comme « un exemple d’innovation technologique ». Or, sous les auspices d’états centralisĂ©s, la condition des paysans semble avoir Ă©tĂ© pire que celle de leurs ancĂȘtres. De fait, « les choix technologiques dans les premiĂšres civilisations ont favorisĂ© les Ă©lites et appauvri la plupart des gens ». Les auteurs dĂ©criront une situation comparable au Moyen Ăąge anglais. « Dans les deux cas, le systĂšme politique plaçait un pouvoir disproportionnĂ© dans les mains d’une Ă©lite. La coercition jouait un rĂŽle bien sĂ»r, mais le pouvoir de persuasion de la religion et les leaders politiques Ă©taient souvent un facteur dĂ©cisif » (p 115-120).

« Cependant, ni la monoculture du grain, ni l’organisation hautement hiĂ©rarchisĂ©e qui extorquait le surplus aux fermiers, n’a Ă©tĂ© ordonnĂ©e ou dictĂ©e par la nature des rĂ©coltes correspondantes. MĂȘme la culture de cĂ©rĂ©ales n’a pas toujours produit l’inĂ©galitĂ© et la hiĂ©rarchie comme l’illustrent les plus Ă©galitaires vallĂ©es de l’Indus et la civilisation mĂ©soamĂ©ricaine. La culture du riz dans l’Asie du Sud-est a pris place dans le contexte de sociĂ©tĂ©s moins hiĂ©rarchiques
 (p 122).

« Contrairement Ă  une opinion rĂ©pandue, il y a eu un changement et une amĂ©lioration technologique significative dans la productivitĂ© Ă©conomique de l’Europe au Moyen Age
 Cependant, il y a quelque chose de tout Ă  fait sombre Ă  cette Ă©poque. La vie des gens travaillant la terre resta dure et le niveau de vie des paysans peut mĂȘme avoir dĂ©clinĂ© dans certaines parties de l’Europe. La technologie et l’économie ont progressĂ© d’une maniĂšre qui s‘est rĂ©vĂ©lĂ©e nuisible pour la plus grande part de la population » (p 100-101). En Angleterre, le dĂ©veloppement des moulins a Ă©tĂ© une innovation dĂ©cisive. A la fin du XIe siĂšcle, il y a environ 6000 moulins Ă  eau en Angleterre et ce nombre a doublĂ© durant les deux siĂšcles suivants et leur productivitĂ© s’est accrue. La productivitĂ© agricole s’est Ă©galement accrue. Malheureusement, il n’y a pas eu une Ă©lĂ©vation correspondante des revenus chez les paysans. Le surplus a Ă©tĂ©, de fait, majoritairement consommĂ© par « la hiĂ©rarchie religieuse qui a construit des cathĂ©drales, des monastĂšres et des Ă©glises » (p 103). Cette construction a Ă©tĂ© couteuse. Le contrĂŽle fĂ©odal a exercĂ© une coercition : « Comme les nouvelles machines se dĂ©ployaient et que la productivitĂ© augmentait, les seigneurs fĂ©odaux ont exploitĂ© plus intensĂ©ment la paysannerie ».

Les auteurs nous rapportent ensuite comment s’est dĂ©roulĂ©e, au XVIIIe siĂšcle en Angleterre, la pression en faveur de la clĂŽture des terres, les « enclosures ». « Cette histoire a montrĂ© clairement que cette rĂ©organisation technologique de la production, mĂȘme lorsqu’elle Ă©tait proclamĂ©e dans l’intĂ©rĂȘt du progrĂšs et du bien commun, avait pour consĂ©quence de mettre davantage Ă  bas ceux qui Ă©taient dĂ©jĂ  dĂ©pourvus de pouvoir ».

Les auteurs envisagent ensuite deux moments de l’histoire trĂšs diffĂ©rents oĂč le progrĂšs technologique n’a pas profitĂ© aux travailleurs, mais a participĂ© Ă  leur asservissement : l’introduction de l’égraineuse de grains de coton dans les plantations amĂ©ricaines Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle ; le dĂ©veloppement du machinisme agricole dans les annĂ©es 1920 en Union soviĂ©tique. « Le secteur cotonnier a fleuri Etats-Unis grĂące aux nouvelles connaissances comme l’égraineuse de coton et d’autres innovations aux dĂ©pens des esclaves noirs travaillant dans les grandes plantations. L’économie soviĂ©tique a grandi rapidement dans les annĂ©es 1920 en utilisant le machinisme, tel que les tracteurs et les moissonneuses batteuses, appliquĂ© aux champs de cĂ©rĂ©ales. Cependant, la croissance s’est produite au dĂ©triment de millions de petits paysans » (p 133).

 

Lorsque la prospérité accompagne le progrÚs technologique

Les auteurs nous prĂ©sentent dans ce livre une histoire du progrĂšs technologique. Ils consacrent ainsi le chapitre 5 Ă  la grande rĂ©volution industrielle qui a mĂ©tamorphosĂ© le visage Ă©conomique de la Grande-Bretagne au XVIIIe et XIXe siĂšcle. Ce fut l’invention bouleversante de la machine Ă  vapeur. Ce livre nous rapporte cette Ă©popĂ©e industrielle, le dĂ©veloppement des mines de charbon, la fulgurante expansion des chemins de fer et une dynamique d’invention et de rĂ©alisation de nouvelles machines.

Un changement technologique et Ă©conomique aussi consĂ©quent et radical apparait dans l’histoire comme un phĂ©nomĂšne original. Les auteurs s’interrogent donc sur les facteurs originaux de cette irruption. Ils mettent l’accent sur un facteur « souvent sous-estimé » : « l’émergence d’une classe moyenne nouvellement enhardis : entrepreneurs et hommes d’affaires. Leurs vies et leurs aspirations Ă©taient enracinĂ©s dans les changements institutionnels qui avaient commencĂ© Ă  donner du pouvoir Ă  ce milieu social depuis le XVIe et le XVIIe siĂšcle. La RĂ©volution industrielle peut avoir Ă©tĂ© propulsĂ©e par les ambitions de gens nouveaux essayant d’amĂ©liorer leur richesse et leur standing social, ce qui Ă©tait loin d’une vision inclusive » (p 45-46).

En effet, au dĂ©but de la RĂ©volution industrielle, si des hommes ont participĂ© Ă  un enthousiasme innovant, « la premiĂšre phase de cette RĂ©volution a Ă©tĂ© appauvrissante et affaiblissante pour la plupart des gens. C’était la consĂ©quence d’un fort parti pris d’automatisation et dans le manque de voix ouvriĂšre en regard de la fixation des salaires. Ce ne sont pas seulement les moyens de subsistance qui ont Ă©tĂ© affectĂ©s nĂ©gativement par l’industrialisation mais aussi la santĂ© et l’autonomie d’une bonne part de la population.

Cette affreuse image a commencĂ© Ă  changer dans la seconde partie du XIXe siĂšcle quand des gens ordinaires se sont organisĂ©s et ont provoquĂ© des rĂ©formes politiques et Ă©conomiques. Les changements sociaux ont modifiĂ© l’orientation de la technologie et fait monter les salaires. Ce fut seulement une petite victoire pour une prospĂ©ritĂ© partagĂ©e et les pays occidentaux auront Ă  cheminer plus longuement sur un chemin contestĂ©, technologique et institutionnel, pour rĂ©aliser une prospĂ©ritĂ© partagĂ©e » (p 56).

Selon les auteurs, l’emploi dĂ©pend des modes d‘industrialisation. Au dĂ©but de la rĂ©volution industrielle, l’automatisation de la filature et du tissage a nui Ă  l’emploi. Au contraire, dans la pĂ©riode ultĂ©rieure, le dĂ©veloppement des chemins de fer a suscitĂ© toute une gamme d’emploi.

« Les avancĂ©es dans les chemins de fer suscitĂšrent beaucoup de nouvelles tĂąches dans l’industrie des transports et les emplois requĂ©raient toute une gamme de capacitĂ©s de la construction Ă  la vente de tickets, maintenance, ingĂ©nierie, et management » (p 196). Des contrepoids sont apparus permettant le partage des bĂ©nĂ©fices du progrĂšs technologique. « Un machinisme et des mĂ©thodes de production se sont dĂ©veloppĂ©s et ont accru la productivitĂ© de l’industrie britannique, en mĂȘme qu’elle Ă©tendait aussi la gamme de tĂąches et d’opportunitĂ©s pour les travailleurs. Mais le progrĂšs technologique n’est jamais suffisant en lui-mĂȘme pour Ă©lever les salaires. Les travailleurs ont besoin de dĂ©velopper un plus grand pouvoir de nĂ©gociation vis-Ă -vis des employeurs ». C’est en 1871 que les syndicats devinrent pleinement lĂ©gaux en Grande-Bretagne (p 202).

Il y a d’autres pĂ©riodes oĂč le progrĂšs technologique a contribuĂ© Ă  une diversification et Ă  une multiplication des emplois. Les auteurs Ă©tudient en ce sens le dĂ©veloppement de l’électrification et celui de la production d’automobiles aux EtatsUnis. Ils envisagent la grande pĂ©riode de progrĂšs technologique, de croissance Ă©conomique et de bien-ĂȘtre social qu’ont Ă©tĂ© les trois dĂ©cennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale. « Les Etats-Unis et les nations industrielles ont fait l’expĂ©rience d’une croissance Ă©conomique rapide qui a Ă©tĂ© largement partagĂ©e par la plupart des groupes dĂ©mographiques. Ces tendances Ă©conomiques ont Ă©tĂ© de pair avec d’autres amĂ©liorations sociales, incluant l’expansion de l’éducation, les soins de santĂ© et l’augmentation de l’espĂ©rance de vie. Ce changement technologique n’a pas seulement automatisĂ© le travail mais il a aussi crĂ©Ă© de nouvelles opportunitĂ©s pour les travailleurs et ceci s’est inscrit dans un cadre institutionnel qui a renforcĂ© les contre-pouvoirs » (p 36).

« Quelle a Ă©tĂ© la sauce secrĂšte de la prospĂ©ritĂ© partagĂ©e dans les dĂ©cennies ayant suivi la seconde guerre mondiale ? La rĂ©ponse rĂ©side en deux Ă©lĂ©ments : une direction de la technologie qui a crĂ©Ă© de nouvelles tĂąches et emplois pour des travailleurs de tous les niveaux de qualification et un cadre institutionnel permettant aux travailleurs de partager les gains de productivitĂ© entre employĂ©s et employeurs » (p 240). Les auteurs traitent de cette histoire aux Etats-Unis en montrant comment elle a notamment bĂ©nĂ©ficiĂ© des rĂ©formes du New Deal et il aborde cette histoire Ă©quivalente de progrĂšs en Europe dans le contexte de la reconstruction aprĂšs la guerre et un esprit social tel qu’il a Ă©tĂ© exprimĂ© en Angleterre dans le Rapport Beveridge qui proclame « l’abolition du besoin » (p 249).

 

Faire face aujourd’hui Ă  la nouvelle crise Ă©conomique qui est venue s’inscrire dans la rĂ©volution digitale Ă  travers un accroissement des inĂ©galitĂ©s et la menace d’une automatisation dĂ©vastatrice.

NĂ©e aux Etats-Unis et portant d’extraordinaires promesses, la rĂ©volution digitale y a Ă©tĂ© dĂ©tournĂ©e Ă  la fin du XXe siĂšcle. « Les technologies digitales sont devenues le cimetiĂšre de la prospĂ©ritĂ© collective. L’augmentation des salaires a baissĂ©, la part du travail dans le revenu national a diminuĂ© fortement et l’inĂ©galitĂ© des salaires a surgi autour de 1980. Bien que de nombreux facteurs, incluant la globalisation et l’affaiblissement du mouvement syndical, aient contribuĂ© Ă  cette transformation, le changement opĂ©rĂ© dans la technologie est le plus important. Les technologies digitales ont automatisĂ© le travail et dĂ©savantagĂ© le travail par rapport au capital et les travailleurs peu qualifiĂ©s par rapport aux diplĂŽmĂ©s universitaires » (p 257). Dans la plupart des Ă©conomies industrialisĂ©es, la part du travail a diminuĂ©. Aux Etats-Unis, la rĂ©gression a pris un tour particuliĂšrement dĂ©favorable. Un fossĂ© s’est Ă  nouveau accru entre les salaires des blancs et des noirs. L’inĂ©galitĂ© s’est considĂ©rablement accrue.

Les auteurs en imputent la cause principale Ă  un automatisation massive. Dans les dĂ©cennies prĂ©cĂ©dant la seconde guerre mondiale, l’automatisation est Ă©galement rapide, « mais elle Ă©tait contrebalancĂ©e par d’autres changements technologiques qui augmentaient la demande de travail.

La recherche rĂ©cente montre que depuis 1980, l’automatisation s’est accĂ©lĂ©rĂ©e significativement et qu’il y a moins de tĂąches et de technologies nouvelles qui crĂ©ent des opportunitĂ©s pour les gens. Ces changements entrent pour beaucoup dans la dĂ©tĂ©rioration de la position des travailleurs dans l’économie


L’automatisation a Ă©tĂ© aussi un accĂ©lĂ©rateur majeur de l’inĂ©galitĂ© en affectant des tĂąches remplies particuliĂšrement par des travailleurs peu ou moyennement qualifiĂ©s » (p 261).

Les auteurs soulignent qu’il n’y a pas lĂ  une fatalitĂ©. « La technologie a accru les inĂ©galitĂ©s Ă  cause des choix que des entreprises ou de puissants acteurs ont effectuĂ©. La globalisation n’est pas sĂ©parĂ©e de cette question
 De fait, il y a eu une synergie entre automatisation et globalisation avec le mĂȘme souci de rĂ©duire les coĂ»ts du travail et le nombre de travailleurs moins qualifiĂ©s. Ce processus a Ă©tĂ© facilitĂ© Ă  la fois par le manque de contre-pouvoirs dans le milieu du travail et par l’évolution politique depuis 1980 (p 263). Les auteurs dressent un tableau des pressions exercĂ©es par les grandes entreprises et les milieux d’affaire et ils mettent en Ă©vidence les idĂ©ologies correspondantes telles que la « doctrine Friedman ». Dans d’autres pays, les dĂ©rives ont Ă©tĂ© moins marquĂ©es. Les auteurs mentionnent les cas de l’Allemagne et du Japon oĂč on a combinĂ© l’automatisation et la crĂ©ation de tĂąches nouvelles (p 286).

Les auteurs critiquent une nouvelle ‘utopie digitale’ : « la transformation de l’éthique des hackers en une utopie digitale corporative est largement liĂ©e Ă  une poursuite de l’argent et du pouvoir social » (p 289). C’est une idĂ©ologie de la ‘disruption’, une forme sauvage d’innovation qui dĂ©truit les anciens Ă©quilibres. « Ce biais technologique est trĂšs largement un choix, et un choix construit socialement. Alors les choses ont commencĂ© Ă  devenir bien pires Ă©conomiquement, politiquement et socialement, alors que les nouveaux visionnaires trouvent un nouvel outil pour refaire la sociĂ©té : l’intelligence artificielle » (p 296).

 

Pourquoi considĂ©rer l’intelligence artificielle avec rĂ©serve et avec prudence

Dans la perspective de l’histoire rĂ©cente de l’usage d’internet, l’emballement de certains vis-Ă -vis de la promotion de l’intelligence artificielle parait suspect.

Les auteurs consacrent un chapitre Ă  l’intelligence artificielle en en montrant les usages potentiels, les apports, les risques et aussi les limites. Nous renvoyons Ă  ce chapitre Ă©crit avec maitrise et expertise ; ‘Artificial struggle’ (p 297-338). Nous en rendrons compte ici par une courte prĂ©sentation des auteurs. « Ce chapitre explique que la vision d’internet post-1980 qui nous a Ă©garĂ©s, en est venue aussi Ă  dĂ©finir comment concevoir la nouvelle phase des technologies digitales, ‘l’intelligence artificielle’ et comment l’intelligence artificielle exacerbe les tendances vers l’inĂ©galitĂ© Ă©conomique.

En contraste des proclamations effectuĂ©es par beaucoup de leaders de la tech, nous verrons aussi que dans la plupart des tĂąches humaines, les technologies actuelles de l’intelligence artificielle apportent seulement des bĂ©nĂ©fices limitĂ©s. De plus, l’utilisation de l’intelligence artificielle pour la surveillance au lieu de travail ne propulse pas seulement l’inĂ©galitĂ©, mais elle prive Ă©galement les travailleurs de leur pouvoir d’action (disempower). Pire, un usage courant de l’intelligence artificielle risque de renverser des dĂ©cennies de gain Ă©conomique dans les pays en dĂ©veloppement en exportant globalement l’automatisation. De tout cela, rien n’est inĂ©vitable. Ce chapitre dĂ©veloppe une argumentation selon laquelle l’intelligence artificielle, et mĂȘme l’accent sur l’intelligence de la machine, reflĂšte une approche trĂšs spĂ©cifique du dĂ©veloppement des technologies digitales, une approche qui a de profonds effets dans la rĂ©partition des richesses, en bĂ©nĂ©ficiant Ă  quelques personnes et en laissant le reste derriĂšre.

PlutĂŽt que de se focaliser sur l’intelligence des machines, il serait plus profitable de lutter pour une utilitĂ© des machines (‘machine usefulness’) en envisageant combien les machines peuvent ĂȘtre trĂšs utiles aux humains, par exemple en complĂ©tant les capacitĂ©s des travailleurs. Comme elle s’est mise en Ɠuvre dans le passĂ©, l’utilitĂ© des machines conduit Ă  quelques-unes des applications les plus importantes et les plus productives des technologies digitales, mais qui ont Ă©tĂ© de plus en plus mises de cĂŽtĂ© par l’intelligence de la machine et l’automatisation » (p 37).

Cependant l’intelligence artificielle se dĂ©ploie Ă  un autre niveau, au niveau de la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme. Et elle y pose problĂšme, car « la collecte et la moisson massive de donnĂ©es utilisant l’intelligence artificielle sont en voie d’intensifier la surveillance des citoyens par les gouvernements et les entreprises. En mĂȘme temps, les modĂšles d’affaire fondĂ©s sur la publicitĂ© s’appuyant sur la puissance de l’intelligence artificielle propagent la dĂ©sinformation et amplifient l’extrĂ©misme ». Les auteurs nous mettent ainsi en garde vis-Ă -vis de l’intelligence artificielle. « Son utilisation courante n’est bonne ni pour l’économie, ni pour la dĂ©mocratie et ces deux problĂšmes malheureusement se renforcent l’un l’autre ». (p 37)

 

Dans la situation critique dans laquelle nous nous trouvons, comment réorienter la technologie ?

Les auteurs ne se bornent pas Ă  un diagnostic critique de la situation. DĂ©jĂ , Ă  travers l’examen de l’histoire longue auquel ils ont procĂ©dĂ©, nous avons compris que le progrĂšs technologique n’est pas une panacĂ©e, que ses effets dĂ©pendent d’un contexte plus gĂ©nĂ©ral, des orientations qui sont prises, d’un choix de sociĂ©tĂ©. Bref, le progrĂšs technologique n’est pas la rĂ©ponse Ă  tous nos problĂšmes. Et on peut, on doit ne pas considĂ©rer son orientation prĂ©sente comme une fatalitĂ©.

Dans le dernier chapitre du livre, les auteurs nous apprennent et nous invitent à rediriger le changement technologique (‘redirecting technology’).

Aujourd’hui rediriger le changement technologique, c’est en premier, faire face Ă  la menace existentielle du changement climatique. Or, Ă  cet Ă©gard, il y a eu « de remarquables avancĂ©es dans les technologies de l’énergie renouvelable ».

Finalement, « Aujourd’hui, les Ă©nergies du soleil et du vent sont produites Ă  meilleur marchĂ© que les Ă©nergies fossiles » (p 389). La diffĂ©rence est devenue significative. Comment ce changement a-t-il pu intervenir ? Les auteurs mettent l’accent sur le rĂŽle du ‘changement de narratif’ ; du dĂ©veloppement du mouvement Ă©cologique qui s’en est suivi et l’a accompagnĂ©, et des mesures qui en sont rĂ©sultĂ©es.

« Du point de vue du dĂ©fi posĂ© par les technologies digitales, on peut apprendre beaucoup de la maniĂšre dont la technologie est redirigĂ©e dans le secteur de l’énergie. La mĂȘme combinaison – changer le narratif, dĂ©velopper des pouvoirs faisant contrepoids et dĂ©velopper et mettre en Ɠuvre des politiques spĂ©cifiques – voilĂ  ce qui peut Ă©galement marcher pour rediriger la technologie digitale» (p 392). Les auteurs posent les problĂšmes de la technologie digitale en ces termes : « La puissance concentrĂ©e des entreprises digitales nuit Ă  la prospĂ©ritĂ© parce qu’elle limite le partage des gains rĂ©alisĂ©s grĂące au changement technologique. Mais son effet le plus pernicieux se manifeste dans l’orientation de la technologie qui se dirige excessivement vers l’automatisation, la surveillance, la collecte des donnĂ©es et la publicitĂ©. Pour regagner une prospĂ©ritĂ© partagĂ©e, nous devons rediriger la technologie et cela signifie une version de la mĂȘme approche que celle qui a fonctionnĂ© pour les progressistes, il y a plus d’un siĂšcle » (p 393). « Cela doit commencer par changer le narratif et les normes ». On retrouve dans ce chapitre les mises en garde et les orientations qui parcourent cet ouvrage avec comme grandes recommandations : changer le narratif, bĂątir des pouvoirs faisant contre-poids et dĂ©velopper des techniques, des rĂ©gulations et des politiques pour traiter des aspects spĂ©cifiques du biais social de la technologie » (p 38). VoilĂ  un ouvrage auquel nous pouvons nous rĂ©fĂ©rer pour mieux comprendre les enjeux actuels de la technologie digitale et faire face aux menaces prĂ©sentes.

J H

  1. Daron Acemoglu, Simon Johnson. Power and Progress. One thousand-year struggle over technology and prosperity. London, Basic Books, 2023.

« Nous, on n’est pas des intellos »

La traversĂ©e en voiture de la grande banlieue parisienne nous a prĂ©parĂ©es peu Ă  peu au changement de paysage culturel dont nous faisons l’expĂ©rience en approchant du collĂšge oĂč nous devons intervenir.  ArrivĂ©es en avance, nous avons le temps de faire une halte dans un petit cafĂ© tout proche. Pas une femme Ă  l’intĂ©rieur. Nous amadouons le patron en lui disant que nous  venons prendre un rĂ©confort avant d’attaquer notre tĂąche dĂ©licate dans le collĂšge voisin : il nous fait apporter deux  tasses de cafĂ©,  dĂ©posĂ©es sur le comptoir Ă  cĂŽtĂ© d’un tronc marquĂ© « Pour l’entretien de la mosquĂ©e ». « Vous ĂȘtes enseignantes ? », nous demande-t-il – Non, nous animons des sĂ©ances d’éducation Ă  la paix – Ah mesdames, il faut venir nombreuses, » rĂ©pond-il, une expression soudainement triste sur le visage, «  ici on est dĂ©passĂ© par nos jeunes ! »

 

Quelques instants plus tard Marie Lou et moi traversons la cour du collĂšge, surplombĂ©e par des barres d’immeubles oĂč logent la plupart des Ă©lĂšves avec leur famille. Trois jeunes garçons, d’une douzaine d’annĂ©es, nous sont amenĂ©s par l’éducatrice spĂ©cialisĂ©e. Nous sommes bientĂŽt rejoints par Myriam, qui fait aussi partie du groupe, mais qui finissait juste de tresser les cheveux d’une amie !

 

Nous sommes conduits dans une salle accueillante, de taille rĂ©duite, rĂ©servĂ©e au travail de l’éducatrice qui, dans le cadre d’un Dispositif Nouvelle Chance agrĂ©Ă© par l’Education nationale, accompagne des petits groupes d’élĂšves ayant dĂ©crochĂ©, pour motifs divers, de la scolaritĂ© courante.

Depuis quelques mois deux d’entre nous, engagĂ©es avec le programme Education Ă  la paix, viennent une fois par semaine  pour contribuer Ă  ce processus, avec nos propres activitĂ©s.

Nous consacrons trois heures d’affilĂ©e Ă  quatre de ces jeunes, diffĂ©rents d’une fois sur l’autre.

En dĂ©but de sĂ©ance, nous nous prĂ©sentons puis nous invitons les enfants Ă  visionner une courte vidĂ©o, intitulĂ©e CamĂ©ra cafĂ©, qui se veut drĂŽle mais induit des situations de tensions entre les protagonistes de l’histoire. Nous remettons ensuite Ă  chacun le texte imprimĂ© du scĂ©nario pour le relire ensemble, ayant distribuĂ© les rĂŽles. Nous constatons chez les jeunes de rĂ©els talents d’interprĂ©tation. Ils seront prompts, ensuite, Ă  identifier les situations qui gĂ©nĂšrent sentiments de violence ou d’injustice.

 

On en vient Ă  parler de la vie au collĂšge. Les jeunes nous font vite sentir qu’il y a un grand dĂ©calage entre les idĂ©es de notre programme et ce qu’ils vivent ici. Myriam prend respectueusement la parole ; elle s’exprime dans un français qui m’impressionne pour une fillette de onze ans « en difficultĂ© scolaire » : « Vous savez, la plupart des jeunes ici n’ont pas ce langage que vous tenez. D’ailleurs c’est pas bien d’ĂȘtre ici, nous dit-elle, il y a beaucoup de grossiĂšretĂ©. Et puis, il n’y a pas de solidaritĂ©. » « Oui, ajoute un garçon, sur le mur d’entrĂ©e on voit libertĂ© Ă©galitĂ© fraternitĂ©, mais ici on vit pas ça. Et pour se dĂ©fendre il faut savoir se battre. » Marie Lou acquiesce Ă  l’idĂ©e qu’il faut se dĂ©fendre, que c’est important, mais se dĂ©fendre veut-il dire nĂ©cessairement frapper ?  « On  se voit pas faisant autrement, Madame, sinon on se ferait traiter de tapettes. Et puis il y a les grands frĂšres qui s’en mĂȘlent quelques fois. » Marie Lou demande : « Est-ce que vous ĂȘtes contents que ça marche comme ça ici, qu’on ne crĂ©e des relations que par la peur, et que ça devienne une habitude ? » Silence. « Vous voudriez d’un monde oĂč c’est partout comme ça ? – Ben non bien sĂ»r 
 –  Et bien, reprend Marie Lou, je vous assure que pour rĂ©gler des conflits, il faut ĂȘtre hyper crĂ©atifs, hyper intelligents. – Oui mais justement nous on n’est pas vraiment 
 intelligents. – Qu’est ce que c’est ĂȘtre intelligent ? – C’est 
 ĂȘtre des intellos. » Et Myriam de nous expliquer que, par exemple, elle n’a pas de bons rĂ©sultats scolaires. Marie Lou rĂ©torque qu’il y a bien d’autres signes d’intelligence que les rĂ©sultats scolaires.

 

Et nos quatre jeunes en seront bien la preuve. Lors d’une sĂ©quence de l’animation, une trentaine de photos, reprĂ©sentant des situations ou des objets les plus divers, seront Ă©talĂ©es sous leurs yeux. Il leur sera demandĂ© d’en choisir en silence deux chacun : une reprĂ©sentant un objet ou une situation qu’ils aiment, la seconde au contraire quelque chose qui leur dĂ©plait.

Les deux choix de Myriam et Kevin seront les mĂȘmes, mais pour des raisons opposĂ©es ! Une photo reprĂ©sente quatre vieilles femmes parlant ensemble sur un banc au soleil : Myriam aime cette photo qui lui fait penser Ă  ses conversations avec sa grand-mĂšre, au Maroc. Cette grand-mĂšre qui dit Ă  sa petite fille que mĂȘme si elle n’aime pas l’école, elle a de la chance d’apprendre Ă  lire et Ă©crire. « J’aime parler avec les vieilles personnes, on apprend toujours des choses intĂ©ressantes », insiste Myriam malgrĂ© les moqueries de ses camarades que cette scĂšne de vieillards rĂ©vulse franchement. Ce n’est pas pour rien que Kevin l’a choisie comme le dernier endroit oĂč il voudrait ĂȘtre. « C’est vrai que quelquefois les vieux disent des choses pas intĂ©ressantes, dit Myriam, mais ça m’est Ă©gal, et dans ce cas lĂ  je m’endors Ă  cĂŽtĂ© d’eux, je me sens en sĂ©curitĂ©. »  Quant Ă  la scĂšne des amoureux, c’est celle-lĂ  qui la rĂ©vulse : « C’est dĂ©goĂ»tant, c’est violent, j’aurais honte qu’un membre de ma famille me voit dans cette position !  – Ouais, tu dis ça, mais dans quelques annĂ©es tu changeras d’avis »,  s’esclaffent les garçons. Et d’ailleurs Kevin ne cache pas du tout que lui rĂȘverait de vivre dĂ©jĂ  une histoire amoureuse, c’est pour cela qu’il a choisi cette photo comme sa prĂ©fĂ©rĂ©e ! Les choix des autres jeunes seront aussi des occasions d’échanges animĂ©s,  les images interpellant vivement leurs imaginaires et leur univers Ă©motionnel.

 

La fin de la sĂ©ance approche. On distribue Ă  chacun une feuille de papier qui prĂ©figure une lettre qu’il va s’écrire Ă  lui-mĂȘme. Celle-ci sera ensuite glissĂ©e dans une enveloppe sur laquelle sera inscrite l’adresse de l’auteur. Dans un mois nous expĂ©dierons les lettres.  Marie Lou va d’un garçon Ă  l’autre pour les aider Ă  entrer dans le jeu. La dĂ©marche est prise au sĂ©rieux. Chacun se concentre dans son coin. Quant Ă  Myriam, elle me confie qu’elle n’est « pas bonne Ă  l’écrit » et me demande si je peux Ă©crire ce qu’elle va me dire. « Mais c’est personnel, c’est secret », lui dis-je. « Je n’ai rien Ă  cacher », rĂ©torque la fillette.  Puis elle regarde droit devant elle et aprĂšs un petit silence me dicte les rĂ©ponses qu’elle veut donner aux trois questions prĂ© imprimĂ©es sur sa feuille : ChĂšre Myriam,  
     VoilĂ  ce que tu as retenu de l’animation Ă  laquelle tu as participĂ© le 
 juin au collĂšge : (RĂ©ponse de Myriam)  ce que je pense de moi-mĂȘme est plus important que ce que les autres pensent de moi. Je peux rĂ©gler mes problĂšmes autrement que par la bagarre.

Voici ce que tu aimerais voir changer dans le collĂšge : (RĂ©ponse de Myriam) qu’il y ait moins de grossiĂšretĂ©, plus de respect et que les gens arrĂȘtent d’avoir des prĂ©jugĂ©s les uns sur les autres d’aprĂšs les vĂȘtements qu’on porte ou comme on parle.

Voici ce que tu es prĂȘte Ă  faire pour aider les choses Ă  changer : (RĂ©ponse de Myriam) plutĂŽt que de taper, je parlerai avec les autres pour comprendre la cause du problĂšme. Je serai plus coopĂ©rante pour les aider  Je ferai comme je sens qui est bien au fond de moi et qui m’apporte la paix. Je devrais ĂȘtre plus concentrĂ©e en classe. »

 

Pardon Myriam de divulguer ainsi tes pensĂ©es : j’ai changĂ© ton nom pour prĂ©server  l’anonymat. J’ai  une grande excuse : faire savoir que dans des milieux difficiles grandissent des enfants comme toi qui ont plein de pĂ©pites au fond du cƓur et dont l’intelligence vibre dĂ©jĂ  trĂšs fort Ă  l’interpellation de valeurs qui ne sont pas celles du milieu ambiant. Ton rĂ©pondant  Ă  notre animation justifie tous les efforts entrepris pour mettre au point des programmes d’éducation Ă  la paix dans tous les milieux. Et il constitue un grand message d’espoir!

 

Nathalie CHAVANNE

 

 

Le Programme Education Ă  la Paix, est un des programmes portĂ©s par l’Association Initiatives et Changement.

Il met au point des espaces structurĂ©s de rĂ©flexion et d’expression, oĂč, dans des contextes divers, les jeunes peuvent dĂ©velopper leurs compĂ©tences sociales en faveur d’un meilleur vivre ensemble et d’une ouverture Ă  l’initiative citoyenne.

 

Programme : Education à la paix

Dialoguer, apprendre Ă  vivre ensemble, agir en citoyen.

7 bis, rue des Acacias

92130 Issy-les-Moulineaux

http://www.fr.iofc.org/

Jésus le guérisseur

Selon Tobie Nathan, ethnopsychiatre

A travers une pratique pionniĂšre, Tobie Nathan est devenue une figure majeure de l’ethnopsychiatrie en France. L’ethnopsychiatrie est psychologie transculturelle qui associe psychologie clinique et anthropologie culturelle. Tobie Nathan a notamment mis en Ă©vidence la part des croyances dans la prise en charge des maladies mentales.        En relation avec des personnes venant de tous les continents, Tobie Nathan a Ă©tĂ© amenĂ© par l’une d’entre elles, Ă  reconnaĂźtre la pratique de guĂ©rison exercĂ©e au nom de JĂ©sus. En consĂ©quence, il a donc entrepris une recherche sur JĂ©sus qui a dĂ©bouchĂ© sur l’écriture d’un petit livre : JĂ©sus le guĂ©risseur (1). « Jusqu’à la rencontre avec Gabriela, personne ne m’avait incitĂ© Ă  examiner au plus prĂšs JĂ©sus, l’homme donc et non la religion qui a dĂ©coulĂ© de son enseignement » (p 13). « Si l’on examine son parcours, JĂ©sus a essentiellement parlĂ©, rĂ©uni et guĂ©ri. C’est donc Ă  l’analyse de ce personnage politique et thĂ©rapeute que j’ai voulu consacrer ces pages » (p 13).

L’auteur nous dit dans quel esprit, il a entrepris cette recherche.

« Je voudrais d’abord retracer le parcours personnel de JĂ©sus, pour lequel je ressens une sympathie particuliĂšre – un personnage omniprĂ©sent dans notre monde alors qu’on sait assez peu sur lui

JĂ©sus imprĂšgne notre vie quotidienne par des paroles, des expressions, des maximes, par une morale aussi, et une certaine vision politique. Il est partout dans les expressions de notre langue, dans nos proverbes, nos habitudes mentales, mais Ă©galement dans l’art et la musique » (p 17). JĂ©sus apparaĂźt mĂȘme dans des troubles psychiatriques. « JĂ©sus est un interlocuteur : on l’appelle, on l’invoque, on le prie. Il est le compagnon des laissĂ©s-pour-compte, des dĂ©munis, des malades. Ici en France, en Europe, mais aussi trĂšs loin d’ici en Afrique, en AmĂ©rique du sud et de plus en plus en Chine  » (p 18).

Dans sa recherche historique, l’auteur estime que les sources historiques fiables sont peu nombreuses. « Pour Ă©laborer cet exposĂ©, je suis allĂ© puiser dans les ressources historiques, celles qui reconstituent l’époque, l’atmosphĂšre oĂč JĂ©sus a vĂ©cu : j’ai eu trĂšs peu recours aux exĂ©gĂšses thĂ©ologiques. Il va de soi que JĂ©sus, c’est aussi le Christ, le

sauveur, Ă  la fois homme et dieu. Je n’aborderai ici que sa part d’histoire et dans une double perspective qui me questionne – et, je l’avoue, me fascine : JĂ©sus le politique et JĂ©sus le guĂ©risseur. J’espĂšre ne froisser personne en ne discutant que sa part d’histoire. Mais l’honnĂȘtetĂ© exige que l’on n’outrepasse pas la frontiĂšre de ses compĂ©tences » (p 19).

 

Jésus, leader politique et guérisseur

Si ce livre, dans son sous-titre, met l’accent sur le rĂŽle de JĂ©sus comme guĂ©risseur, l’ouvrage lui-mĂȘme traite pour une bonne part d’un autre rĂŽle, cher Ă  l’auteur, celui de leader politique contre l’occupant romain. Tobie Nathan se montre ici connaisseur de la civilisation et de l’histoire juive. Et c’est dans cette connaissance que s’égrainent des chapitres comme : Son nom d’abord, parce que le nom, c’est la personne ; Le contexte, le lieu et les choses ; Les forces politiques ; Des mouvements contre l’occupant ; les actes politiques de JĂ©sus ; le Royaume de Dieu


« En JĂ©sus, dominent deux dimensions Ă  la source de mes rĂ©flexions » affirme l’auteur ». « Il y a d’abord la part politique de JĂ©sus, un rĂ©volutionnaire juif, un militant en rĂ©volte radicale contre l’occupation romaine de la JudĂ©e, « le pays des juifs », poursuivant de sa vindicte les collabos du Temple et ceux du Palais, acclamĂ© par une partie du peuple comme « Roi des juifs » avant d’ĂȘtre crucifiĂ© comme la plupart des agitateurs politiques de l’époque » (p23).

L’auteur met ensuite en exergue une autre dimension. « La seconde dimension tient dans son activitĂ© clinique
 Son Ɠuvre a principalement Ă©tĂ© de soigner les malades. Il rendait la vue aux aveugles, leurs jambes aux paralytiques ; il nettoyait les lĂ©preux de leurs plaies et dĂ©barrassait les agitĂ©s des dĂ©mons » (p24). Cette activitĂ© suscite l’éloge de l’expert qu’est pour nous Tobie Nathan : « Un thĂ©rapeute, et de la plus pure espĂšce
 Et comme tous les thĂ©rapeutes, il parlait des « paroles Ă  l’envers », dirait mon collĂšgue yoruba du BĂ©nin, dont chacune a pĂ©nĂ©trĂ© notre univers. Par lĂ , je veux dire qu’il s’agit de paroles surprenantes exigeant un arrĂȘt, une interprĂ©tation, des paroles paradoxales, des admonestations souvent qui fracturent des Ă©vidences
 Un thĂ©rapeute, un vrai ! » (p 24).

Mais quel lien entre ces deux activités ?

«  Si l’on examine le travail du thĂ©rapeute, on se demande ce qu’il a Ă  voir avec la politique. » Dans la rĂ©ponse, Tobie Nathan s’engage : « Mon hypothĂšse est prĂ©cisĂ©ment que les deux dimensions sont imbriquĂ©es ou plutĂŽt que JĂ©sus les a nouĂ©es ensemble, que c’est prĂ©cisĂ©ment lĂ  son originalitĂ© fondamentale, son « invention » (p 24-25).

En commentaire, pour notre part, la focalisation sur le rĂŽle politique de JĂ©sus tĂ©moigne de la diversitĂ© des points de vue selon les parcours et les sources, mais, tout en reconnaissant l’importance du contexte politique, elle ne correspond pas Ă  notre interprĂ©tation personnelle. Citons, entre autres : « Mon Royaume n’est pas de ce monde, rĂ©pondit JĂ©sus. Si mon Royaume Ă©tait de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré  » (Jean 18.36). Notre propos ici est de recevoir l’éclairage que l’auteur apporte sur le rĂŽle de JĂ©sus comme thĂ©rapeute et guĂ©risseur.

 

Tobie Nathan : histoire d’une vie

La dĂ©marche de Tobie Nathan s’inscrit dans une histoire de vie. Une interview oubliĂ©e sur le site du Monde nous en dit beaucoup Ă  cet Ă©gard (2).

NĂ© au Caire en 1948, il en est brutalement chassĂ© en 1957 en mĂȘme temps que 25 000 juifs d’Égypte. Ses parents immigrent en France. Leur vie est difficile. « Dans la citĂ© de Gennevilliers oĂč j’ai grandi au nord-ouest de Paris, la vie Ă  la maison n’est pas trĂšs facile. Il y avait une douleur, un poids. D’abord parce qu’on Ă©tait pauvre. Mais surtout en raison de la sĂ©paration avec le reste de la famille ». De plus, Tobie ne se sent pas Ă  l’aise Ă  l’école française. «  DĂšs l’école communale, j’ai toujours exĂ©crĂ© l’école française, Ă  cause de l’uniformisation obligatoire que comporte cette institution ».          Tobie Nathan a donc mal vĂ©cu sa condition d’immigrĂ©. Le souvenir de cette expĂ©rience va l’accompagner et l’aider Ă  comprendre les problĂšme des migrants.

En 1969, Ă©tudiant en psychologie et ethnologie, il rencontre pour la premiĂšre fois le professeur Georges Devereux, le fondateur de l’ethnopsychiatrie en France. C’est avec lui qu’il rĂ©alisera sa thĂšse et, si, par la suite, ils se sĂ©parent, il donne son nom au centre qu’il crĂ©e en 1993. « Le centre Georges-Devereux s’est ouvert en 1993 dans le cadre de l’UniversitĂ© Paris VIII Ă  Saint-Denis. Ce fut une pĂ©riode extraordinaire. Enfin on allait faire de la vraie psychologie en France. C’est Ă  dire un endroit universitaire oĂč on reçoit des patients, oĂč l’on forme les Ă©tudiants en thĂšse et oĂč l’on enseigne. Personnellement, c’est lĂ  que j’ai tout appris. De nos patients, bien sĂ»r. Mais aussi de nos Ă©tudiants Ă©trangers qui appartenaient souvent aux mĂȘmes ethnies que les patients que nous recevions ».

Comment Tobie Nathan dĂ©finit-il l’ethnopsychiatrie ? « Cela consiste Ă  apprendre des autres peuples les connaissances qu’ils ont des troubles psychiques et de leur traitement, Ă  tenir compte de leurs rites ancestraux pour les soigner ».

En 2003, Tobie Nathan abandonne le Centre Devereux pour partir Ă  l’étranger. Il dirige le bureau de l’Agence française pour la francophonie pour l’Afrique des grands lacs au Burundi, puis le service culturel de l’ambassade française en IsraĂ«l et en GuinĂ©e-Conakry. « Ce qui m’a changĂ©, c’est de vivre en Afrique ».

De retour en France, il dirige le Centre d’aide psychologique qu’il a crĂ©Ă©. Et il reçoit les jeune gens signalĂ©s par leur famille comme Ă©tant en danger de radicalisation islamique. « J’ai rencontrĂ© des gamins d’un bon niveau qui se posent des questions importantes me rappelant celles que je me posais Ă  leur Ăąge
 Cela m’a incitĂ© Ă  me questionner sur eux, mais aussi sur moi-mĂȘme. En France, on ne sait pas penser l’étranger
 On va ĂȘtre obligĂ© d’admettre qu’il y a des gens qui ne pensent pas comme nous, qui ont des dieux qui ne sont pas les nĂŽtres et qu’il va falloir nĂ©gocier avec eux une coexistence ».Tobie Nathan constate que de nombreux jeunes qui se radicalisent comblent un vide engendrĂ© par une perte de continuitĂ© culturelle. Dans son livre : « Les Ăąmes errantes », il rapporte des histoires rĂ©vĂ©latrices.

Issu d’une famille rabbinique, Tobie Nathan se dĂ©clare juif comme « ayant des ancĂȘtres, de gens auxquels on se rĂ©fĂšre comme Ă©tant un dĂ©but de lignĂ©e ». Il espĂšre croire en Dieu un jour. « Chez les juifs, croire c’est l’aboutissement d’un travail, ce n’est pas le dĂ©but. La croyance est un cadeau, et c’est un cadeau que je n’ai pas encore reçu ».

 

Une rencontre révélatrice : Gabriela

Dans sa pratique, Tobie Nathan se trouve constamment en rapport avec un vĂ©cu international. C’est une source de connaissance et d’ouverture. Et c’est ainsi que la rencontre avec Gabriela lui a ouvert une nouvelle piste : la guĂ©rison au nom de JĂ©sus.

« Je l’appellerai Gabriela. Elle m’a montrĂ© des photos d’elle Ă  vingt ans sur une plage brĂ©silienne. A 22 ans, elle a Ă©pousĂ© un Guyanais, chercheur d’or de passage au BrĂ©sil. AprĂšs des revers de fortune et plusieurs Ă©migrations, elle s’était retrouvĂ©e dans une citĂ© HLM d’une commune de Seine-Saint-Denis. Voici des annĂ©es que son mari l’avait quittĂ©e, parti chercher de l’or en Angola, la laissant seule avec ses trois garçons
 Il y a quelques annĂ©es, lorsque son ainĂ© a atteint 16 ans, Gabriel a appris par un ami revenu d’Afrique que son mari Ă©tait mort  ». C’est alors que s’est dĂ©clenchĂ©e la dĂ©linquance des enfants.

Gabriela s’est effondrĂ©e.

AprĂšs une grave dĂ©pression et plusieurs hospitalisations en milieu psychiatrique, elle a trouvĂ© refuge et consolation au sein d’une Eglise Ă©vangĂ©lique. Peu Ă  peu, elle s’est rapprochĂ© du berger, l’a secondĂ© dans son travail auprĂšs des fidĂšles » (p 11-12). Tobie Nathan commente alors : « Sa facilitĂ© Ă  communiquer avec les esprits ou les anges qu’elle tenait peut-ĂȘtre de ses ancĂȘtres, s’est bientĂŽt manifestĂ©e dans l’église en de vĂ©ritables transes. RĂ©guliĂšrement, il lui arrive de « parler en langues ». Quelquefois, lorsqu’elle est dans cet Ă©tat, elle opĂšre des « dĂ©livrances », c’est-Ă -dire des thĂ©rapies de personnes en dĂ©tresse. Et c’est toujours au nom de « JĂ©sus ». Gabriela dit qu’elle chasse les « mauvaises influences » qu’elle qualifie parfois de dĂ©mons ou de diables. Elle m’assure que les fidĂšles s’en portent mieux. Je la crois ». (p 12-13).

Tobie Nathan nous rapporte comment la relation avec elle s’est Ă©tablie et comment elle a portĂ© du fruit. « Psychologue, je l’ai reçue durant des annĂ©es. Nous parlions le plus souvent de ses problĂšmes de famille, puis, au fur Ă  mesure que son Ă©tat psychologique s’amĂ©liorait, de politique, de l’impasse sociale que constituaient les quartiers, mais aussi de JĂ©sus, – de JĂ©sus surtout ! JĂ©sus, la matrice de son « don de guĂ©rison », son protecteur, son guide et son modĂšle » (p 25).

De fait, Tobie Nathan avait dĂ©jĂ  entendu parler de la guĂ©rison divine. « Bien d’autres avaient attirĂ© mon attention sur la fonction thĂ©rapeutique de JĂ©sus, sur la puissance que confĂ©rait son ĂȘtre mĂȘme. J’avais autrefois fait une enquĂȘte dans des Eglises Ă©vangĂ©liques au BĂ©nin. Par la suite, j’ai dĂ©couvert celles du Burundi et du Ruanda. Je me suis insurgĂ© contre les abus commis dans celles du Congo. Mais personne ne m’avait comme Gabriela, incitĂ© Ă  examiner de plus prĂšs JĂ©sus, sa personne… Selon ses adeptes, c’est en l’homme, JĂ©sus, que rĂ©side la puissance de guĂ©rir » (p 15).

 

Jésus guérit

Le livre de Tobie Nathan dĂ©bouche ainsi sur une description et une analyse de l’Ɠuvre de JĂ©sus comme thĂ©rapeute et guĂ©risseur.

JĂ©sus parlait. Il agit aussi. « La plupart de ses actions – peut-ĂȘtre mĂȘme la totalitĂ© – furent des guĂ©risons
 Des guĂ©risons, on en compte 37 dans ce qu’on appelle le Nouveau Testament et 14 dans le seul Evangile de Marc. C’est dire ! » (p 98 ). « Plus encore, et alors mĂȘme que le dĂ©bat Ă©tait Ă  son plus fort au sein de l’Église primitive sur la nature de JĂ©sus – il n’y eut jamais aucune controverse, ni chez ses disciples, ni chez ses dĂ©tracteurs, quant Ă  ses dons de thaumaturge et d’exorciste. Quelle que fut sa nature, tout le monde lui reconnaissait ce don-lĂ , le don de guĂ©rison. Dans les rĂ©cits, tels qu’ils nous sont rapportĂ©s dans les Ecritures, JĂ©sus ne refusait jamais la guĂ©rison Ă  qui lui demandait » (p 99). « Et, Ă  chaque fois, JĂ©sus choisissait les dĂ©monstrations publiques, bien loin des intimitĂ©s psychologiques de nos contemporains. Il se risquait aux guĂ©risons les plus difficiles devant une foule rassemblĂ©e qu’il prenait Ă  tĂ©moin, guĂ©rison Ă  chaque fois plus inattendue, plus invraisemblable » (p 100).

Dans ce chapitre, Tobie Nathan va dĂ©crire, analyser et chercher la signification de quelques guĂ©risons de JĂ©sus. Et il commente ainsi la guĂ©rison du sourd-muet dans une ville de la DĂ©capole. « Il lĂšve le regard vers le ciel et gĂ©mit en aramĂ©en : ephatah ! – « Ouvre-toi » et voilĂ  que la parole du bĂšgue se dĂ©lie  ». De fait, « cette parole est chargĂ©e
 elle dĂ©signe le commencement de la priĂšre. Le livre qui introduit Ă  Dieu s’appelle en hĂ©breu le Pata’h, « l’ouverture », que l’on retrouvera dans la premiĂšre sourate de l’islam Al fati’ha qui signifie aussi : « ouverture ». Une fois encore, JĂ©sus fait et dit. C’est l’un de ses secrets thĂ©rapeutiques : faire un acte et dire en mĂȘme temps la parole qui le dĂ©signe. Il faut alors que cette parole colle Ă  l’acte, mais Ă©galement qu’elle s’envole vers une signification plus profonde, qui engage toute la communauté » (p 101).

La nouvelle des guĂ©risons se rĂ©pand. « Les malades ne guĂ©rissent pas parce qu’ils croient ; ils croient parce qu’ils on Ă©tĂ© guĂ©ris » (p 102). Ces guĂ©risons participent Ă  un mouvement de rassemblement autour de JĂ©sus.

« On a inventoriĂ© trois types de malades guĂ©ris par JĂ©sus : les aveugles, les sourds-muets et les paralytiques
 Tous ont la perception et l’action entravĂ©e. C’est ainsi qu’il dĂ©finit par ses gestes thĂ©rapeutiques la nature de la maladie : l’impossibilitĂ© de la connaissance de Dieu. Il faut donc voir dans ces malades des Ă©veillĂ©s – les plus vaillants de la communautĂ© – des ĂȘtres qui ont conscience dans leur corps des entraves au cheminement vers Dieu » (p 103 ).

Tobie Nathan inscrit l’Ɠuvre de guĂ©rison de JĂ©sus dans une dimension communautaire. « On doit se rendre Ă  l’évidence : l’action de guĂ©rir, que JĂ©sus maitrisait Ă  la perfection, sans effort, en douceur, n’était pas le but ultime. Il voulait agir non sur la nĂ©gativitĂ© qui affligeait un seul, mais sur l’inhibition qui paralysait sa communautĂ© » (p 110). D’un bout Ă  l’autre de son livre, Tobie Nathan met l’accent sur la vocation politique qu’il attribue Ă  JĂ©sus.

 

Une interpellation

 « A cette Ă©poque, les thĂ©rapeutes, les devins, les magiciens, les sorciers Ă©taient si nombreux
 il y en avait tant et plus encore. Ils pullulaient en JudĂ©e et en GalilĂ©e. Il en existait parmi les grecs
 » (p 115 ). Certains Ă©taient renommĂ©s. Les techniques de JĂ©sus ressemblaient Ă  celles des guĂ©risseurs de son temps, mais elles diffĂ©raient par un dĂ©tail d’importance : JĂ©sus soignait gratuitement et exigeait de ses disciples qu’ils agissent de mĂȘme » (Matthieu 10.7-10) (p 115-116). Tobie Nathan Ă©voque ensuite une « longue lignĂ©e de rebelles politiques cherchant Ă  dĂ©livrer IsraĂ«l de l’oppression romaine » et le passĂ© insurrectionnel Ă  cette Ă©poque. Finalement « ce fut l’éradication du Temple et la domination de l’Empire romain ».Tobie Nathan conclut ainsi : « RĂ©volutionnaire et thĂ©rapeute, c’est ainsi que j’ai compris JĂ©sus Ă  travers les Ă©vĂšnements de la vie » (p 123). Il en apprĂ©cie les talents. « Cet homme aurait pu jouir d’une reconnaissance passagĂšre ou disparaĂźtre dans les oubliettes de l’histoire comme d’autres dont nous ne savons rien ». Alors, il s’interroge sur la prĂ©sence de JĂ©sus dans la vie contemporaine et le mystĂšre qu’on peut y voir :

«  Mais son destin fut différent.

Qui en a décidé ainsi ?

Dieu, peut-ĂȘtre ? » (p 124).

Dans le brassage mondial des populations, Tobie Nathan apparaĂźt comme une vigie. Ethnopsychiatre, il observe les phĂ©nomĂšnes psychosociaux de notre Ă©poque. A ce titre, la rĂ©alitĂ© de la « guĂ©rison divine » ne lui paraĂźt pas extravagante. Son regard croise celui des chrĂ©tiens Ă©vangĂ©liques qui croient en la guĂ©rison au nom de JĂ©sus. Tobie Nathan s’est engagĂ© dans une recherche historique pour mieux connaĂźtre ce JĂ©sus pour lequel il Ă©prouve de la sympathie. Dans ce livre, selon sa culture, il nous fait part de son interprĂ©tation et de son questionnement. JĂ©sus est bien source de guĂ©rison.

J H

 

(1) Tobie Nathan. Jésus le Guérisseur. Flammarion, 2017

(2) Tobie Nathan : la croyance est un cadeau que je n’ai pas encore reçu : https://www.lemonde.fr/la-matinale/article/2017/10/15/tobie-nathan-la-croyance-est-un-cadeau-que-je-n-ai-pas-encore-recu_5201182_4866763.html

(3) Tobie Nathan. Les Ăąmes errantes. L’iconoclaste, 2017 (Livre de Poche) « Dans le secret de son cabinet, le psychologue Tobie Nathan accueille des jeunes en danger de radicalisation. Il Ă©coute. Leurs histoires, leurs mĂšres,  leurs pĂšres perdus. Et tout ce qu’ils ont Ă  nous apprendre sur le monde tel qu’il est. Aucun penseur ne les a connu de si prĂšs. Aucun n’a osĂ© dire qu’il leur ressemblait. Se raconter, se mettre Ă  nu pour faire revenir « les Ăąmes errantes » est un pari risquĂ©. Le seul qui semble valoir la peine d’ĂȘtre tenté ».

Tobie Nathan, ethnopsychiatre

EspĂ©rer, c’est voir l’amour divin Ă  l’Ɠuvre

Dans un temps oĂč l’on a souvent du mal Ă  trouver des raisons d’espĂ©rer, ceux qui mettent leur confiance dans le Dieu de la Bible ont plus que jamais le devoir de « justifier leur espĂ©rance devant ceux qui (leur) en demande compte » (1 Pierre 3,15). A eux de saisir ce que l’espĂ©rance de la foi contient de spĂ©cifique, pour pouvoir en vivre.

 

Or, mĂȘme si, par dĂ©finition, l’espĂ©rance vise l’avenir, pour la Bible elle s’enracine dans l’aujourd’hui de Dieu. Dans la Lettre 2003, frĂšre Roger le rappelle : « (La source de l’espĂ©rance) est en Dieu qui ne peut qu’aimer et qui nous cherche inlassablement » (1)

 

Dans les Ecritures hĂ©braĂŻques, cette Source mystĂ©rieuse de la vie que nous appelons Dieu se fait connaĂźtre parce qu’il appelle les humains Ă  entrer dans une relation avec lui : il Ă©tablit une alliance avec eux. La Bible dĂ©finit les caractĂ©ristiques du Dieu de l’alliance par deux mots hĂ©breux : hased et emet (par ex : Exode 34,6 ; Psaume 25,10 ; 40, 11-12 ; 85, 11). En gĂ©nĂ©ral, on les traduit par « amour » et « fidĂ©lité ». Ils nous disent, d’abord, que Dieu est bontĂ© et bienveillance dĂ©bordantes pour prendre soin des siens et, en deuxiĂšme lieu, que Dieu  n’abandonnera jamais ceux qu’il a appelĂ©s Ă  entrer dans sa communion.

 

VoilĂ  la source de l’espĂ©rance biblique. Si Dieu est bon et s’il ne change jamais son attitude ni ne nous dĂ©laisse jamais, alors, quelles que soient les difficultĂ©s –si le monde tel que nous le voyons est tellement loin de la justice, de la paix, de la solidaritĂ© et de la compassion- pour les croyants, ce n’est pas une situation dĂ©finitive ; dans leur foi en Dieu, les croyants puisent l’attente d’un monde selon la volontĂ© de Dieu ou, autrement dit, selon son amour.

 

Dans la Bible, cette espĂ©rance est souvent exprimĂ©e par la notion de promesse. Quand Dieu entre en rapport avec les humains, cela va de pair en gĂ©nĂ©ral avec la promesse d’une vie plus grande. Cela commence dĂ©jĂ  avec l’histoire d’Abraham : « Je te bĂ©nirai, dit Dieu Ă  Abraham. Et par toi se bĂ©niront toutes les familles de la terre » (GenĂšse 12, 2-3).

 

Une promesse est une rĂ©alitĂ© dynamique qui ouvre des possibilitĂ©s nouvelles dans la vie humaine. Cette promesse regarde vers l’avenir, mais elle s’enracine dans une relation avec Dieu qui me parle ici et maintenant, qui m’appelle Ă  faire des choix concrets dans ma vie. Les semences de l’avenir se trouvent dans une relation prĂ©sente avec  Dieu.

 

Cet  enracinement dans le prĂ©sent devient encore plus fort avec la venue de JĂ©sus le Christ. En lui, dit Saint Paul, toutes les promesses de Dieu sont dĂ©jĂ  une rĂ©alitĂ© (2 Corinthiens 1,20).  Bien sĂ»r, cela ne se rĂ©fĂšre pas uniquement Ă  un homme qui a vĂ©cu en Palestine il y a deux mille ans. Pour les chrĂ©tiens, JĂ©sus est le RessuscitĂ© qui est avec nous dans notre aujourd’hui . « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin de l’ñge » (Matthieu 28.20.

 

 

Un autre texte de saint Paul est encore plus clair.

« L’espĂ©rance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a Ă©tĂ© rĂ©pandu dans nos cƓurs par le Saint Esprit qui nous fut donné » (Romains 5, 5). Loin d’ĂȘtre un simple souhait pour l’avenir sans garantie de rĂ©alisation, l’espĂ©rance chrĂ©tienne est la prĂ©sence de l’amour divin en personne, l’Esprit Saint courant de vie qui nous porte vers l’ocĂ©an d’une communion en plĂ©nitude.

 

Texte publié sur le site de Taizé

 

(1)            Cette rĂ©flexion sur l’espĂ©rance chrĂ©tienne est la premiĂšre partie d’un texte sur l’espĂ©rance publiĂ© sur le site de Taizé : http://www.taize.fr/fr_article1080.html  .  Nous avons pensĂ© la comuniquer sur ce blog, car elle est formulĂ© en termes trĂšs accessibles, et nous y trouvons une consonance avec certains accents de la thĂ©ologie de l’espĂ©rance qui est proposĂ©e par JĂŒrgen Moltmann et apprĂ©ciĂ©e dans ce blog . Les accentuations en gras ont Ă©tĂ© ajoutĂ©es par l’animateur de ce blog.

Les merveilles de la création

 

Le Grand Orchestre des Animaux

 

Courez admirer et Ă©couter le Grand Orchestre des Animaux.  Il joue Ă  Paris, Ă  la Fondation Cartier jusqu’au  8 janvier 2017. On y vient en famille pour le plus grand bonheur des enfants. Ils prennent le temps de s’asseoir pour regarder de bout en bout, chaque vidĂ©o, chaque spectacle. Ils ne veulent pas en perdre une miette.

 

animaux2 - Copie

 

Il y a lĂ  un hymne Ă  la crĂ©ation, la crĂ©ation du monde, sa beautĂ© inouĂŻe, le respect que nous lui devons, mais aussi Ă  la crĂ©ativitĂ© gĂ©niale des scientifiques et des poĂštes, auteurs de cette exposition. Que penser de ces piĂšges Ă  photo qu’ils ont dissĂ©minĂ©s çà et lĂ  pour capter des images insolites ?

 

DĂšs l’entrĂ©e, nous sommes accueillis par une grande fresque murale, un paysage d’animaux qui fait penser irrĂ©sistiblement aux peintures rupestres de Lascaux ou de la grotte Chauvet. Ensuite, c’est l’immersion totale dans un monde esthĂ©tique, sonore et visuel, dans un monde animal aujourd’hui menacĂ©.

 

J’ai beaucoup aimĂ© tout ce qui concerne la beautĂ© des oiseaux, leurs vols, les parades nuptiales. J’ai aimĂ© Ă©couter les voix du monde vivant non humain, des voix d’animaux enregistrĂ©s. J’ai aimĂ© leur beautĂ© et leur diversitĂ©.

 

Ici, il nous est donnĂ© de contempler le monde naturel, le monde Ă  nos yeux cachĂ©, ici dĂ©voilĂ©, et alors s’élĂšve en nous un chant d’action de grĂące et nous revient la mĂ©moire des psaumes sur la magnificence de la crĂ©ation.

 

GeneviĂšve Patte

 

Présentation du grand orchestre des animaux :

http://www.ushuaiatv.fr/actualités/le-grand-orchestre-des-animaux