par jean | Oct 21, 2012 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Des raisons d’espérer.
Jean-Claude Guillebaud : Une autre vie est possible
Ce livre commence par un témoignage qui porte. En effet, grand reporter au « Monde », Jean-Claude Guillebaud a été confronté à de grandes catastrophes. Mais il n’a pas succombé à la tentation du désespoir. Il n’a pas baissé les bras. « Du Biafra (1969) à la Bosnie (1994), j’ai vu mourir et s’entretuer les hommes. En toute logique, cet exil consenti dans les tragédies du lointain aurait du faire de moi un tourmenté sans illusion sur la nature humaine… On attend de moi des propos sombres, voire un dégoût de la vie… Ce n’est pas le cas… Mon optimisme n’a pas « survécu » aux famines éthiopiennes, aux assassinats libanais ou aux hécatombes du Vietnam. Tout au contraire, il leur doit d’exister. Quand je me remémore ces années là, c’est l’énergie des humains, l’opiniâtreté de leur espérance, l’ardeur de leurs recommencements qui me viennent en tête… Des hommes continuaient à penser qu’au delà des souffrances et des dévastations, un demain demeurait possible. A cette espérance droite et forte s’ajoutait une solidarité instinctive, un réflexe d’entraide qui en était à la fois la cause et la conséquence » (p 22-23). Présumons que si l’auteur a su voir cette face de la vie, c’est que son regard était bien disposé pour le reconnaître. Aujourd’hui, sa réflexion s’est approfondie et il évoque pour nous des raisons d’espérer.
La manière dont nous vivons dépend largement de nos représentations. L’auteur évoque le concept de « représentations collectives » formulé par Emile Durkheim. Et pour lui, ces représentations collectives consistent en des convictions. « Elles appartiennent au registre de la croyance dans une acception large du terme » (p 110). Et c’est pourquoi dans les raisons d’espérer, nous reprendrons ici en premier la pensée de l’auteur. Dans le chapitre consacré à la vision du futur telle qu’elle apparaît dans la Bible hébraïque et chez les prophètes juifs. « Souviens-toi du futur ! », cette injonction est empruntée au quatrième commandement (Deutéronome 25. 17-19). « Se rappeler le futur, c’est ne pas oublier que nous sommes en chemin vers lui, en marche vers un avenir dont nous pensons qu’il sera meilleur » (p 165). « Ainsi l’espérance a une histoire. Et l’histoire elle-même a une histoire ». D’une certaine manière, elle se fonde sur la parole des prophètes juifs. « Le messianisme des prophètes a brisé net avec la représentation circulaire du temps des grecs et des orientaux… L’histoire des hommes ne doit plus se vivre comme calquée sur la circularité du cosmos. Elle s’enracine dans un passé, une mémoire, une tradition et se déploie vers un futur, un projet, un dessein individuel ou collectif » (p 166) ». De l’adaptation au monde postulée par les diverses formes de la sagesse grecque, on passe à une action volontaire pour réparer le monde. Ce dernier a une histoire. La méchanceté qu’il porte en lui n’est ni fatale, ni inguérissable. La tâche des humains est de ne plus abandonner le monde aux méchants, c’est à dire aux plus forts et aux plus riches » (p 167). Jésus déclare heureux ceux qui placent au centre de leur vie le souci de la justice ». L’espérance chrétienne s’inscrit dans le sillage de la Bible juive. Dans la religion instituée, elle a souvent été négligée sous l’influence de l’installation de l’Eglise dans l’empire terrestre ou d’une évasion de l’âme inspirée par la philosophie grecque. Ainsi, sans la citer, la pensée de Jean-Claude Guillebaud rencontre celle de Jürgen Moltmann dans sa refondation d’une théologie de l’espérance (1). Jürgen Moltmann, comme l’auteur, se référent au « maître livre » du philosophe Ernst Bloch, « Le principe espérance » (p 16). Le concept laïque de progrès théorisé par Condorcet dans son « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » (1975) s’inscrit dans une conception de l’histoire qui va du passé à l’avenir. Par la suite, une dérive est intervenue. « Le concept d’histoire a été absolutisé… Le messianisme originel a été travesti par le communisme qui a engendré la violence et les massacres qui en ont résulté ». Il y a bien une « tentation de l’impatience ». Au contraire, l’espérance chrétienne fait toute sa place à l’attente » (p173).
Cette attente implique un sens de l’écoute et de l’observation. Et aujourd’hui, cette disposition d’esprit nous permet de percevoir la grande mutation dans laquelle nous sommes engagés. « Un changement radical est bel et bien à l’oeuvre, un de ces basculements comme il s’en produit une ou deux fois par millénaire, et peut être moins souvent encore… » (p 121). Jean-Claude Guillebaud est bien placé pour nous en parler, car, au milieu des années 1980, quittant le journalisme pour devenir éditeur et s’occuper de sciences humaines, il a voulu analyser, l’une après l’autre, les mutations bien réelles qui nous « embarquent » (p 121). Ainsi a-t-il écrit huit livres à ce sujet. « De 1995 à 2012, ces dix sept années de travail, de lecture et d’écriture m’ont convaincu d’une chose : la métamorphose que nous vivons est prodigieuse » (p 121). Et, comme les transmutations en cours sont porteuses à la fois de menaces et de promesses, « notre devenir dépend de notre discernement, puis de notre détermination… L’avenir, en somme, a besoin de nous… Nous sommes appelés à une espérance engagée » (p 122).
Si les mutations en question se mêlent, et, invisiblement, se conjuguent, Jean-Claude Guillebaud en dénombre cinq : « Une mutation géopolitique : le décentrement du monde ; une mutation économique : la mondialisation ou globalisation ; une mutation qui touche à la biologie : le pouvoir d’agir directement sur les mécanismes de la vie ; une mutation induite par les technologies les plus avancées : la révolution numérique ou informatique ; et enfin la prise de conscience écologique. « Partout, autour de nous, un monde germe » et comme l’auteur intitule ce chapitre, « cet autre monde respire déjà ».
C’est le moment de voir plus grand, plus loin, d’inscrire notre réflexion dans la longue durée. Nous pourrons alors percevoir des évolutions positives, et, à partir de là, adopter un regard nouveau et évaluer différemment les situations. Ainsi, nous dit l’auteur, contrairement à ce qu’on peut imaginer à partir du bruit médiatique, les historiens nous montrent que le niveau de violence n’a cessé de diminuer dans nos sociétés » (p 191).
Et les démentis apportés au « paradigme du pessimisme », à « l’inespoir dominant », ne viennent plus seulement des milieux « humanistes ». « Ils prennent source sur le terrain des sciences expérimentales ». « Quantité d’universitaires et de chercheurs s’intéressent aujourd’hui à des expériences qui remettent en cause la vision pessimiste des institutions humaines. Des réalités jamais prises en compte auparavant sont aujourd’hui examinées de près, y compris de manière scientifique ; plaisir de donner, préférence pour l’action bénévole, choix productif de la confiance, dispositions empathiques du cerveau, stratégies altruistes, importance du don dans le fonctionnement de l’économie… » (p 203). Nous rejoignons la pensée de Jean-Claude Guillebaud puisque ces recherches ont souvent été présentées dans ce blog : « Vivre et espérer » (2), notamment le livre de Jérémie Rifkin sur l’empathie et celui exprimant sa vision d’une nouvelle économie, le livre de Jacques Lecomte sur la bonté humaine ou encore la réflexion de Michel Serres dans « Petite Poucette »… Et nous partageons la même vision que l’auteur lorsqu’il écrit : « A l’intérieur d’un groupe humain, la confiance partagée est plus productive que la défiance généralisée… Le meilleur atout dont puisse disposer une économie nationale, c’est la cohésion sociale. Or cette dernière est rendue possible grâce à deux ingrédients immatériels : un sentiment de justice et un degré minimal de confiance. L’un comme l’autre sont inatteignables des lors que prévaut une vision dépréciative de l’être humain » (p 206).
Jean-Claude Guillebaud se confronte aux réalités de notre temps. Il ne méconnaît pas les dangers. Mais il reprend en conclusion un vers de Friedrich Holderlin : « Quand croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». « Pour une communauté comme pour un individu, l’espérance n’est pas seulement reçue, elle est décidée » (p 214).
Une vision à partager
Plaidoyer passionné pour l’espérance, ce livre nous apporte également un éclairage visionnaire, car l’espérance n’est pas seulement mobilisatrice, elle ouvre le regard.
Jean-Claude Guillebaud nous propose un horizon pour notre devenir social. Pour nous, cette approche rejoint sur beaucoup de points celle du théologien de l’espérance, Jürgen Moltmann auquel nous avons souvent recours sur ce blog : Vivre et espérer.
Jean-Claude Guillebaud évoque le pessimisme qui règne dans certains milieux. Cet état d’esprit traduit un désarroi collectif. Mais cette inquiétude est-elle seulement un effet de la crise du progrès ? Ne traduit-elle pas aussi un trouble existentiel, avoué ou non, en rapport avec une incertitude sur la destinée personnelle ? Quoiqu’il en soit, pour nous, pour d’autres, une espérance qui se limiterait à animer une démarche sociale et politique n’est pas suffisante.
Nous avons exprimé cette pensée dans une forme poétique :
« O temps de l’avenir, brillante cité terrestre
A quoi servirait-il que nous te construisions
Si nos yeux devaient à jamais mourir
Et dans les cimetières nos corps pourrir
Comme tous ceux qui sont morts avant nous…
A quoi serviraient-ils les lendemains qui chantent
Si tous vos cimetières recouvraient la terre… » (3)
Ainsi, pour nous, l’espérance requiert un fondement qui nous permette de la vivre à la fois sur un registre personnel et dans une vision collective. La théologie de l’espérance selon Jürgen Moltmann répond à ces questionnements en proclamant, en Christ ressuscité, la victoire de la vie sur la mort : « La théologie de la vie doit être le cœur du message chrétien en ce XXIè siècle. Jésus n’a pas fondé une nouvelle religion. Il a apporté une vie nouvelle dans le monde et aussi dans le monde moderne. Ce dont nous avons besoin, c’est une lutte partagée pour la vie, la vie aimée et aimante, la vie qui se communique et est partagée, en bref la vie qui vaut d’être vécue dans cet espace vivant et fécond de la terre » (4).
Ainsi l’espérance nous permet d’envisager notre existence personnelle et celle des autres humains, comme une vie qui ne disparaît pas avec la mort (5) et donc qui peut être perçue aujourd’hui en terme « de commencements en recommencements (9). Et, dans le même mouvement, nous sommes appelés à participer dans l’espérance à la mutation sociale et culturelle dans laquelle nous sommes engagés. Nous suivons le fil conducteur de l’Esprit : « L’ « essence » de la création dans l’Esprit est la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles manifestent « l’accord général » (6).
C’est dans cette inspiration que nous lisons le livre de Jean-Claude Guillebaud. Il y a dans cet ouvrage un mouvement de vie, une dynamique où la réflexion et le vécu sont associés. « L’espérance est lucide, mais têtue. J’y repense chaque matin à l’aube, quand je vois rosir le ciel au dessus des toits de Paris ou monter la lumière derrière la forêt, chez moi, en Charente… L’espérance a partie liée avec cet infatigable recommencement du matin. Elle vise l’avenir, mais se vit aujourd’hui… » (p 15). Ce livre nous entraîne. Il éclaire notre chemin. Ensemble, nous pouvons partager cette vision : « Une autre vie est possible ».
Jean Hassenforder
Suite de :
Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 1 : Choisir l’espérance, c’est choisir la vie.
Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 2 : La montée du pessimisme et de la négativité.
(1) La vie et la pensée de Jürgen Moltmann : « Une théologie pour notre temps » http://www.temoins.com/etudes/une-theologie-pour-notre-temps.-l-autobiographie-de-jurgen-moltmann/toutes-les-pages.html La pensée théologique de Jürgen Moltmann est présenté sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/
(2) Sur ce blog : « la force de l’empathie » https://vivreetesperer.com/?p=137 . « Face à l’avenir. Un avenir pour l’économie. La troisième révolution industrielle » https://vivreetesperer.com/?p=354 « La bonté humaine » https://vivreetesperer.com/?p=674 « Une nouvelle manière d’être et de connaître . « Petite Poucette » de Michel Serres » https://vivreetesperer.com/?p=820. Le magazine : Sciences humaines a présenté la prise en compte des orientations positives dans les recherches actuelles. « Quel regard sur la société et sur le monde » https://vivreetesperer.com/?p=191
(3) Sur ce blog : « les malheurs de l’histoire . Mort et résurrection » https://vivreetesperer.com/?p=744
(4) « Sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : « la vie contre la mort » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=841
(5) Sur ce blog : « Une vie qui ne disparaît pas » https://vivreetesperer.com/?p=336 « Sur la terre comme au ciel » https://vivreetesperer.com/?p=338
(6) Citation (p 25) extraite du livre : Moltmann (Jürgen). Dieu dans la création . Traité écologique de la création, Seuil, 1985. Sur ce blog : « Dieu suscite la communion ». https://vivreetesperer.com/?p=564.
par jean | Mar 8, 2025 | ARTICLES, Expérience de vie et relation |
Sortir du patriarcat
Au fondement du care, selon Carol Gilligan, il y a plus qu’une voix différente, une voix humaine.
Fondatrice de l’éthique du care (1) dans son livre initial paru il y a quarante ans, en 1982 aux Etats-Unis : ‘In a different voice. Psychological Theory and Women’s development’ (en français, ‘Une voix différente’) (2), Carol Gilligan développe et reformule sa pensée dans un nouveau livre paru en 2023 sous le titre : ‘In a human voice’ traduit en français sous le titre : ‘Une voix humaine. L’éthique du care revisitée’ (3).
« Quarante après la révolution d’ ‘Une voix différente’, le livre qui a fait entendre la voix des femmes dans le domaine de la vie morale, Carol Gilligan fait le bilan de ses travaux précurseurs sur l’éthique du care. La voix de l’empathie, du soin des autres, cette voix trop souvent réduite au silence, n’est pas uniquement celle des femmes. Elle est avant tout une voix humaine qui s’oppose à celle du patriarcat… Contre une hiérarchisation binaire du féminin et du masculin, ce livre développe une éthique de résistance et de libération destinée à tous. De Greta Thunberg à Spike Lee, des femmes qui avortent aux jeunes filles qui se rebellent, Carol Gilligan analyse les discours les plus subversifs de notre temps et inscrit définitivement son œuvre dans notre XXIe siècle » (page de couverture).
Une voix différente
Dans son livre fondateur : ‘Une voix différente’ (1), Carol Gilligan raconte comment son état d’esprit attentif et ouvert lui a permis de découvrir les failles qui existaient dans la psychologie dominante. Ainsi écrit-elle : « Voici dix ans que je suis à l’écoute des gens. Je les écoute parler de la morale et d’eux-mêmes. Il y a cinq ans, j’ai commencé à percevoir des différences entre toutes les voix, à discerner deux façons à parler de morale et à décrire les rapports entre l’autre et soi ». A partir de cette écoute, au travers de ces enquêtes, Carol Gilligan découvre que les voix de femmes ne correspondent pas aux descriptions psychologiques de l’identité du développement qu’elle-même avait lues et enseignées pendant des années. « A partir de cet instant, les difficultés récurrentes soulevées par l’interprétation du développement féminin attirèrent mon attention. Je commençais à établir un rapport entre ces théories et l’exclusion systématique des femmes des travaux permettant de construire les théories cruciales de la recherche en psychologie… On peut envisager une hypothèse : les difficultés qu’éprouvent les femmes à se conformer aux modèles établis du développement humain indique peut-être qu’il existe un problème de représentation, une conception incomplète de la condition humaine, un oubli de certaines vérités concernant la vie ». Carol Gilligan ne débouche pas sur une catégorisation absolue : « Les voix masculines et les voix féminines ont été mises en contraste ici afin de souligner les distinctions qui existent ente deux modes de pensée et d’élucider un problème d’interprétation. Je ne cherche pas à établir une interprétation quelconque sur l’un ou l’autre sexe ».
Dans une présentation d’ ‘Une voix différente’, Fabienne Bruguière nous en montre l’originalité. Carol Gilligan interpelle la théorie dominante du genre humain et les catégories d’interprétation morale de Kohlberg : « La morale a un genre : une morale masculine qui se veut rationnelle, imprégnée de lois et de principes, étouffe une morale relationnelle nourrie par le contexte social et l’attachement aux autres. Mais, bien plus encore, elle promeut une nouvelle éthique qui est un résultat de la clinique, un équilibre nouveau entre souci de soi et souci des autres. L’éthique est alors une manière de se constituer un point de vue ». Et, dans le même mouvement, « Gilligan ne préconise pas un féminisme de la guerre des femmes contre les hommes, mais de la relation entre sphère publique et sphère privée, raison et affects, éthique et politique, amour de soi et amour des autres ».
Le nouveau livre de Carol Gilligan : ‘Une voix humaine’ confirme et poursuit ce mouvement. En effet, dans la poursuite de ses recherches, notamment sur l’évolution des filles et des garçons, elle a compris que c’était le système patriarcal qui était à l’origine de la perturbation « des facultés relationnelles humaines les plus élémentaires » (p 36). « A ce moment-là, le mot ‘patriarcat’ avait revêtu une signification toute particulière pour moi. Pour le définir simplement, le patriarcat se rapporte à un ensemble de règles de vie fondé sur la binarité et la hiérarchie de genre. Pour être un homme, il ne faut pas être féminin mais masculin et asseoir sa supériorité – vis-à-vis des hommes qui ne sont pas perçus comme de ‘vrais’ hommes ainsi que des femmes. Dans un système patriarcal, l’ordre s’établit comme tel : le masculin l’emporte sur le féminin, l’hétérosexuel sur l’homosexuel » (p 36). La nocivité du patriarcat s’est imposée à Carol Gilligan dans ses nouvelles recherches. « En sapant les aptitudes relationnelles de l’humanité, l’épreuve initiatique du patriarcat compromet, chez les enfants, leur capacité non seulement à subsister mais aussi à s’épanouir. Cette initiation prépare le terrain de toutes les autres formes d’oppression, qu’elles soient fondées sur la race, la classe, la caste, la sexualité, la religion etc. C’est pourquoi les enfants internalisent les codes de genre qui les obligent à se dissocier de certains aspects de leur humanité, que leur aptitude à percevoir et à résister à l’injustice finit par se troubler » (p 37).
Au total, la ‘conception du genre binaire et hiérarchique’ de la culture patriarcale « compromet les facultés relationnelles dont nous dépendons afin de survivre et de prospérer ». Dans cette perspective, le regard se porte au-delà de la subordination féminine sur l’organisation sociale et sur la conception de l’humain. « Ce qui avait été conçu, à première vue comme une question concernant spécifiquement les femmes, voire un problème typiquement féminin, s’est révélé, grâce à une écoute attentive – avec le temps et l’évolution des connaissances, de plus en plus étendues en la matière – être une problématique ‘humaine’ » (p 38).
Un chemin de recherche
Dans ce livre, Carol Gilligan nous rapporte son itinéraire professionnel. En 1973, titulaire d’un doctorat de psychologie, elle enseigne à Harvard. Elle a pour collègues des chercheurs réputés dans le champ de l’identité et de la morale : Erik Erikson et Lawrence Kohlberg et, à leur exemple, elle va s’engager dans cette voie de recherche. Cette orientation, nous dit-elle, est également inspirée par ses études précédentes en littérature anglaise, « ce qui a stimulé son intérêt pour la façon dont les gens se perçoivent eux-mêmes et perçoivent la moralité lorsqu’ils sont confrontés à des situations réelles de conflits et ce choix. Les questions identitaires et morales m’intéressaient, autrement dit, comme Larry Kohlberg le définissait à l’époque, le rapport entre jugement et action » (p 18).
Carol Gilligan souhaitait aborder « une situation qui oblige les gens à faire un choix, soulève en eux des questionnements identitaires et moraux, et les oblige aussi à devoir assumer les conséquences de leurs décisions. Et c’est à ce moment-là que la Cour suprême m’est venue en aide : arrêt Roe v. Wade. Mes recherches porteraient sur la décision d’avorter dans le cas de recours à des institutions publiques… » (p 19). « Entre 1973 et 1975, j’ai interrogé 29 femmes pendant le premier trimestre de grossesse, qui envisageait l’avortement » (p 19). C’était un échantillon diversifié. Venant de relire les transcriptions des entretiens, elle se rappelle avoir dit à une collègue : ‘Tu sais, je comprends pourquoi il est si difficile pour les psychologues de comprendre les femmes’. A l’époque, j’avais été en charge d’un cours qui portait sur les théories de Freud et Erikson, de Piaget et de Kohlberg, qui avaient tous sans exception, admis qu’ils étaient pour le moins déconcertés par la gent féminine, qu’ils considéraient moins développée que les hommes en termes de perception de soi et de capacité de jugement moral… En lisant ces entretiens et en prêtant une attention toute particulière à la façon dont elles parlaient d’elles-mêmes de leur sens moral, j’ai perçu chez elles une tendance à envisager différemment les questions morales – en les abordant, de fait, depuis un autre angle de vue, c’est-à-dire à partir du postulat de la connexion plutôt que de la séparation » (p 21-22).
C’est à partir de cette prise de conscience qu’est né ‘Une voix différente’, d’abord sous forme d’un article paru en 1977 dans la Harvard Educational Review, puis d’un livre publié en 1982. Carol Gilligan raconte combien la publication de cet article dans la Harvard Educational Review rencontra de grandes résistances, si il suscita ensuite une large audience. « Dès le départ, ‘Une voix différente’ avait été reconnu pour ce qu’il était : un élément perturbateur » (p 24).
Cependant, Carol Gilligan percevait le danger d’attribuer le care exclusivement aux femmes. « Je n’avais rien d’une essentialiste. Au contraire, le fait que l’on considère le care, l’acte de prendre soin comme typiquement ‘féminin’ m’a alerté sur la construction du genre selon une modalité binaire (soit masculine, soit féminine) et hiérarchisée (privilégiant le masculin)… Il était alors fondamental pour moi de m’attaquer à la confusion qui régnait entre les femmes et ce qui semble ou est considéré comme féminin » (p 26). « Pour reprendre le titre de la philosophe Manon Garcia, ‘On ne nait pas soumise, on le devient’, c’est le patriarcat qui façonne la vie des femmes » (p 27). « Une recherche auprès d’étudiant(e)s en médecine concernant les dilemmes moraux hypothétiques de Kohlberg a montré que si, du coté des femmes, un tiers prenait seulement la justice en compte, un autre tiers évoquait à la fois la justice et le care et un tiers encore ne se référait qu’au care, la positon des hommes étaient loin d’être monolithique : si la moitié des hommes faisait uniquement intervenir la justice, l’autre moitié présentait des considérations à la fois de justice et de care afin de résoudre des problèmes éthiques et moraux » (p 27).
Une étude auprès de jeunes enfants a montré que « le souci de l’oppression (par l’usage injuste du pouvoir) et celui de l’abandon (autrement dit de l’échec à prendre soin) sont des préoccupations de l’humanité tout entière, inscrite dans le cycle même de la vie humaine. Il suffisait de tendre l’oreille à la parole des enfants pour entendre qu’ils faisaient appel à la morale en s’exclamant : ‘C’est pas juste !’ ou ‘Tu t’en fiches !’ » (p 28 ).
« Mais c’est la recherche que j’ai menée auprès des jeunes filles qui m’a fait déplacer le curseur après avoir développé et explicité ce que j’entendais par une voix différente pour me déplacer sur une autre question : qu’est-ce qui peut bien inhiber notre perception, faire obstacle au point de ne pas voir ce qui se trouve sous nos yeux ? Et c’est là que la construction du genre selon une modalité binaire et hiérarchique s’est imposée comme le filtre qui nous empêche de voir et de dire ce qui est pourtant évident » (p 28).
La pression de la culture patriarcale : soumission ou résistance
Carol Gilligan nous permet de mieux identifier la culture patriarcale qui se manifeste puissamment dans nos sociétés. Elle nous décrit dans ce livre les recherches qu’elle a entreprises pour montrer comment cette culture en arrivait à formater la jeunesse en étudiant les réactions correspondantes : soumission ou résistance. « Au milieu du XIXe siècle, un psychiatre avait constaté que les filles étaient ‘plus susceptibles de souffrir à l’adolescence’. J’en suis venu à me pencher sur cette énigme. Toutes celles et ceux qui travaillent en milieu scolaire savent qu’avant l’adolescence, ce sont les garçons qui ont le plus tendance à éprouver des difficultés d’ordre psychologique… tandis que pour les filles, c’est à l’adolescence qu’on observe une soudaine hausse de dépression… ». Dans le cadre de sa recherche sur ‘la centralité de la relation dans le développement humain’, Carol Gilligan a formulé la théorie suivante : « La confrontation initiale des enfants à ce que le patriarcat impose en termes de binarité et de hiérarchisation des genres présente un danger pour leur résilience et se traduit donc par des symptômes de détresse psychologique. La temporalité du processus initiatique intervient plus tôt chez les garçons (entre 4 et 7 ans environ) et plus tard chez les filles (en général à l’adolescence) » (p 34).
Comme le psychologue américain Martin Seligman ne voyait pas l’origine de la dépression des filles dans leur enfance, Carol Gilligan a eu une intuition. « Ce sont les jeunes filles qui m’ont mis la puce à l’oreille. Elles résistaient aux structures patriarcales, à la binarité des genres, qui exigeaient d’elles de dissocier leurs pensées de leurs émotions, leur esprit de leur corps, leur soi – cette voix qui exprime ce qu’elles ressentent et ce qu’elles pensent – de leurs relations… C’est en les écoutant que je me suis intéressée pour la première fois à ce que je nomme initiation et résistance… » (p 34-35).
S’il y a bien une découverte fondamentale dans le champ des études consacrées au développement – qui débutèrent avec les filles dans les années 1980 et se poursuivirent dans les années 1990 chez les garçons et ce jusqu’à nos jours – c’est d’avoir compris que la binarité et la hiérarchie du genre du système patriarcal compromettent les facultés relationnelles humaines les plus élémentaires. En distinguant raison (masculine) et émotion (féminine), en séparant l’esprit du corps, de même que soi et les autres, cette approche binaire nuit à notre capacité à être en contact de ce que nous ressentons par la pensée, à connaitre le fonctionnement de notre corps, à cultiver nos relations avec les autres, et par conséquent à entretenir, bon gré, mal gré, une vie sociale en tant qu’être humain » (p 37).
En continuation de sa recherche sur les jeunes filles, Carol Gilligan a observé des troubles analogues chez de jeunes garçons de 4 à 7 ans environ, cette épreuve se rejouant à dernière année de lycée ou au début de leurs études supérieures… Les garçons se trouvent soumis à la pression de se positionner comme ‘vrai mec’, de légitimer leur appartenance au club des garçons… Ces enfants, alors qu’ils démontraient au départ une expression claire, authentique et fraiche dans leurs relations les uns avec les autres devenaient progressivement moins expressifs et francs entre eux… En revêtant une cape de masculinité, ils ne faisaient que se déguiser pour mieux protéger certains aspects d’eux-mêmes qui auraient été considérés comme non masculins (c’est-à-dire féminins) ou qui leur auraient valu d’être comparés à des femmes (efféminé, gay) » (p 58-59).
« En sapant les aptitudes relationnelles de l’humanité, l’épreuve initiatique du patriarcat compromet, chez les enfants, leur capacité non seulement à subsister mais aussi à s’épanouir. Cette initiation prépare le terrain de toutes les autres formes d’oppression, qu’elles soient fondées sur la race, la classe, la sexualité, la religion etc. » (p 37).
Une voix humaine
A travers son écoute, Carol Gilligan a pu reconnaitre chez certaines jeunes fille des voix qui s’élevaient en résistance contre l’emprise patriarcale. « Après avoir passé dix ans de ma vie à prêter attention à la parole de ces jeunes filles précisément à la période où elles font leur entrée dans une culture qui valorise l’honneur plutôt que la vie tout en privilégiant la voix des patriarches, je peux tout à fait l’expliquer » (p 52). « Il ne m’a pas échappé qu’on rétribuait toujours celles dont la voix devenait conforme aux valeurs et aux normes du patriarcat. Mais j’ai aussi pu observer les réticences des jeunes filles à s’y accorder et l’effet de cette résistance sur les femmes… Ce que je souhaite ici, c’est raconter comment la parole des femmes, de même que leur silence, nous éclairent dans la compréhension de ce qui demeure sinon une énigme du développement de l’espèce humaine : pourquoi nous accommodons-nous d’une culture qui compromet notre humanité ? Comme nous en sommes tous et toutes témoins aujourd’hui, les voix de ces jeunes filles peuvent être celles du changement radical, surtout quand, et si, elles sont entendues » (p 52). Carol Gilligan nous fait part alors de deux figures exemplaires : Greta Thunberg et Darnella Frazier. Greta Thunberg, cette petite jeune fille suédoise est connue de nous tous pour son engagement planétaire contre le réchauffement climatique. Darnella Frazier, âgée de 17 ans est, parmi les témoins du meurtre de George Floyd, la seule qui eut le réflexe d’enregistrer la scène sur son téléphone, permettant ainsi la condamnation ultérieure du coupable.
« Parce que j’ai pu suivre des jeunes filles de la phase intermédiaire de l’enfance à l’adolescence et constaté leur évolution, j’ai observé que cette résistance saine à leur dépossession de la parole et de la relation se transforme en résistance politique lorsque ces filles disent la vérité aux autorités – élevant ainsi la vérité, par leur voix, au rang du pouvoir ; songez à Greta et Darnella ou encore à Claudette Colvin qui n’avait pas encore 16 ans lorsqu’elle a revendiqué son droit constitutionnel en s’opposant à la ségrégation… » (p 57).
Pour entendre la voix différente des femmes et puis la voix humaine qui s’affirme en dépit de la culture patriarcale, Carol Gilligan a pratiqué ‘une écoute radicale’. « L’écoute radicale correspond à une modalité d’écoute qui plonge à la racine de ce qui est dit comme de ce qui n’est pas dit ; elle définit une façon de s’accorder à la voix sourde sous-jacente, à cette autre conversation qui se joue entre les lignes du dialogue… Au cours de mes recherches sur le développement moral, j’ai pris conscience de la nécessité d’une écoute radicale grâce à une femme que j’interrogeais. Je lui avais présenté l’un des dilemmes que les psychologues utilisent pour évaluer le stade de développement moral d’une personne et lui avais posé la question habituelle : que devrais faire Heinz ? Si je me souviens bien ; la femme avait à peu près mon âge et je l’avais vu hésiter, elle ne m’avait pas quitté des yeux. « Vous voulez savoir ce que je pense, m’avait-elle demandé. Ou vous voulez savoir ce que je pense vraiment ?… Elle me disait ainsi entre les lignes qu’elle avait appris à réfléchir aux questions morales d’une manière différente de ce qu’elle pensait réellement. De plus, elle était consciente de la différence… Elle m’a fait comprendre la nécessité d’une pratique radicale de l’écoute, où l’on tend à la fois l’oreille à une voix initiée et à une voix qui résiste à l’initiation. » (p 61-62). C’est à ce changement que je voyais certaines filles résister, répugnant à faire taire la voix qui exprimait ce qu’elles pensaient ou ressentaient ‘vraiment’ » (p 62).
Carol Gilligan a pu ainsi aller de découverte en découverte : « Ces dernières années, il est apparu de plus en plus évident que cette ‘voix différente’ qui semblait ‘féminine à l’oreille’ au motif qu’elle relie la raison à l’émotion, l’esprit au corps et le moi aux relations, est en fait ‘une voix humaine’ – pour reprendre les mots de la poétesse Louise Glück, une voix ‘indomptée’, une voix ‘non initiée’ » (p 73).
Dans l’épilogue de ce livre, Carol Gilligan nous présente le mouvement de sa pensée à travers lequel l’affirmation d’une voix différente se reconnait comme l’affirmation d’une voix humaine et se fonde une éthique du care.
« En tant que philosophie morale de la relation, l’éthique du care est un guide qui permet de connaitre les autres et de se connaitre soi… J’ai aujourd’hui le recul nécessaire pour clarifier ce qui était moins visible ou moins bien formulé quand j’ai publié mes premiers travaux : quoique d’abord perçue comme une voix féminine, la ‘voix différente’ (la voix de l’éthique du care) est une voix humaine : c’est une voix qui diffère de la voix patriarcale (restez à l’affut des signes de répartition et de hiérarchie binaire) ; là où le patriarcat s’impose en force, la voix humaine est une voix de résistance et l’éthique du care est une éthique d’émancipation » (p 164).
Une théologie en phase avec l’éthique du care : Elisabeth Moltmann-Wendel et Jürgen Moltmann
Au même moment où Carol Gilligan publie ‘une voix différente’ (1982), se déroule un dialogue entre Elisabeth Moltmann-Wendel, une des premières théologiennes féministes et son mari Jürgen Moltmann, un des plus grands théologiens de notre époque, à la Conférence œcuménique internationale de Sheffield en 1981 avec pour thème : « Devenir des personnes dans la communauté nouvelle des hommes et des femmes » (4).
Elisabeth et Jürgen nous ont par ailleurs fait part de leur expérience personnelle à ce sujet. Elisabeth Moltmann-Wendel nous rapporte qu’« elle fréquentait des femmes chrétiennes bien éduquées, exerçant un grand contrôle sur elles-mêmes. Je me suis rendu compte qu’elles ne parvenaient pas à s’aimer elles-mêmes. Alors en réaction, j’ai proclamé ces trois affirmations : ‘Je suis bonne. Je suis unifiée. Je suis belle’. J’empruntais l’idée d’unité, de complétude, de plénitude (wholeness) à la théologie féministe qui assume la femme, corps et âme… ». Jürgen Moltmann interrogé sur cette question a certes confirmé le caractère innovant et authentiquement chrétien de cette théologie, mais il s’est exprimé aussi d’une façon plus personnelle. Il rappelle combien l’éducation des jeunes garçons, des hommes, a, elle aussi, été entachée par la négativité et la violence : ‘Vous n’êtes rien, vous ne pouvez rien, vous devez faire… Quelle terrible éducation !’ (5).
Elisabeth Moltmann-Wendel proclame une théologie féministe : « L’expérience des femmes que Jésus est un ami qui partage leurs vues, qui donne chaleur, intimité, et tendresse à tous ceux qui sont abandonnés et sans soutien, est oubliée… Le féminisme, le mouvement des femmes dans le monde occidental, a donné à beaucoup de femmes le courage de se découvrir, d’exprimer à nouveau leurs propres expériences de Dieu, de la Bible avec des yeux nouveaux et de recouvrir leur rôle unique et original dans l’Évangile ». Elisabeth incrimine le système patriarcal. « Ce système est incompatible avec l’identité et les conceptions des femmes… Aujourd’hui, les femmes comprennent Jésus comme ce qu’il a été pour elles. Elles veulent se débarrasser de la domination du système patriarcal ».
Jürgen Moltmann s’accorde avec Elisabeth dans sa contestation du système patriarcal : « L’ordre patriarcal est ancien et répandu. A un stade précoce, l’Église a été reprise en main dans une culture patriarcale. En conséquence, le potentiel libérateur du christianisme a été paralysé… Ainsi, la libération des femmes et, en conséquence celle des hommes, pour sortir du système patriarcal, est connectée avec la redécouverte de la liberté de Jésus et une nouvelle expérience des énergies de l’Esprit. Nous devons laisser derrière nous le Dieu monothéiste des seigneurs et des mâles, et découvrir, depuis les origines du christianisme, le Dieu de la communauté qui est riche en relations, capable de souffrance et apporte l’unité. C’est le Dieu vivant, le Dieu de la vie que le système patriarcal a déformé à travers les idoles de la domination. En lui, les hommes aussi expérimentent une libération de la distorsion dont les femmes ont souffert et souffrent encore comme conséquence du système patriarcal ».
Voilà une vision théologique qui nous parait résonner avec l’affirmation d’une ‘voix humaine’ par Carol Gilligan, cette voix qui, dans la poursuite de la proclamation d’une ‘voix différente’ exprime une écoute et un respect de la personne et appelle à la sortie du système patriarcal.
J H
- Carol Gilligan. Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? Précédé d’un entretien avec Fabienne Bruguière. Champs essais, 2019
- Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
- Carol Gilligan. Une voix humaine. L’éthique du care revisitée. Climats, 2024
- Femmes et hommes en coresponsabilité dans l’Église : https://www.temoins.com/femmes-et-hommes-en-coresponsabilite-dans-leglise/
- Quelle vision de Dieu, du monde, de l’humanité… ? : https://vivreetesperer.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/
par jean | Mai 5, 2018 | ARTICLES, Vision et sens |
A la rencontre de Dieu en dedans et en dehors de nous
Notre manière de prier dépend pour une part de nos représentations de Dieu, mais aussi de la relation qu’il a avec nous et avec le monde. De plus en plus, nous percevons aujourd’hui la réalité dans une perspective d’interrelation, d’interconnection. Cette perspective s’appuie sur des convergences scientifiques (1). Elle se manifeste sur le plan spirituel. Tout se tient (2). Et aujourd’hui, par rapport à d’anciens clivages, elle s’inscrit dans une pensée théologique comme celle de Jürgen Moltmann qui développe une pensée holistique, particulièrement dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (3). Tout simplement, « En Dieu, nous avons la vie, le mouvement et l’Etre » (Actes 17.27).
Très tôt, dès la fin de la première moitié du XXè siècle, puisque son livre le plus diffusé : « The Healing Light » date de 1957, Agnès Sanford (4), pionnière de la prière de guérison, a anticipé cette perspective holistique. Ce livre nous montre comment l’énergie divine suscite la guérison dans tout notre être si nous nous ouvrons à Dieu et faisons appel à lui. Cependant, ce n’est pas ce thème qui retient ici notre attention. Nous voulons seulement mettre en évidence comment Agnès Sanford reconnaît la présence de Dieu et en quoi cette reconnaissance oriente sa prière. Pour cela, nous avons extrait de son livre deux textes significatifs (5
« Nous vivons en Dieu, c’est en lui que nous respirons. Que nous le voulions ou non, il en est ainsi. Mais nous absorbons plus ou moins de sa force de vie selon que nos âmes sont plus ou moins réceptives. Trop souvent, nous fermons nos ouïes spirituelles, sans les laisser, ou si peu, pénétrer par cette force, et notre chair demeure sans vie et semble comme se rétracter…. ». Ce processus d’affaiblissement et de rigidification a des conséquences pour notre santé.
« Le remède à tout cela, c’est plus de vie, plus de lumière. Et c’est là précisément ce que nous apportent nos prières pour la santé et nos actes de pardon, un afflux de lumière et de vie. Cette vie spirituelle stimule la circulation, libère dans le corps l’énergie naturelle. Elle accroit aussi la vigueur de notre pensée, elle la rend plus calme, forte de cette paix qui naît d’une activité non pas ralentie, mais augmentée. Et elle accroît aussi notre réceptivité spirituelle, en nous rendant sensible à l’action divine, non seulement au dedans de notre corps, mais dans le monde qui nous entoure ».
« A mesure que nos prières, jointes à notre discipline mentale et à nos actes de pardon, créent en nous le sentiment toujours plus vivant et plus assuré de la présence de Dieu en nous, nous sommes toujours plus sûrs de posséder une source intérieure où nous pouvons puiser à volonté et nous sommes toujours plus conscient aussi qu’il existe en dehors de nous une source de puissance ; c’est une influence qui nous protège et nous guide, qui enveloppe de sa bénédiction notre travail de chaque jour et qui conduit nos pas sur le chemin de la paix.
Comme on l’a dit : Dieu est à la fois transcendant et immanent. Et son immanence est la clé de sa transcendance. En d’autres termes, la lumière de Dieu brille en nous et hors de nous et c’est en apprenant à la recevoir en nous que nous commençons à l’apercevoir hors de nous.
Puisqu’il en est ainsi, cherchons le avec joie en dehors et au dedans. Comme chaque matin, nous sommes inondés de sa lumière, remplissons de même nos journées de sa suprême direction, de son secours, de sa protection. Rendons grâce de ce que sa puissance est à l’œuvre non seulement en nous, mais dans le monde qui nous entoure. Soyons reconnaissant pour la journée qui est devant nous et plaçons-la d’avance dans la lumière de l’amour divin… ».
Ainsi, pour Agnès Sanford, il y a interrelation entre Dieu et l’homme, et, en l’être humain, entre l’esprit et le corps. Quelques décennies plus tard, cette vision intégrée est éclairée par l’approche théologique de Jürgen Moltmann.. Dieu n’est pas éloigné et distant de notre expérience. Il est proche de nous, actif en nous et dans le monde. « Il y a immanence de Dieu dans l’expérience humaine et transcendance de l’homme en Dieu ». Dans le christianisme, « L’Esprit de Dieu est la puissance de vie de la résurrection qui, à partir de Pâques, est répandue sur toute chair pour la rendre vivante à jamais… le corps devient « le temple de l’Esprit Saint ». Comme Agnès Sanford, Jürgen Moltmann voit en Dieu une force agissante, une force de vie. « L’expérience de l’Esprit de Dieu est comme l’inspiration de l’air. L’Esprit de Dieu est le champ vibrant et vivifiant des énergies de la vie. Nous sommes en Dieu et Dieu est en nous. Les mouvements de notre vie sont ressentis par Dieu et nous ressentons les énergies vitales de Dieu »
Ainsi, lorsque nous prenons conscience de la présence de Dieu dans tout notre être, Christ en nous, nous pouvons prier non seulement en regardant à Dieu au delà de nous–même, mais aussi à partir de sa présence transformatrice en nous. Comme l’écrit, Agnès Sanford, « nous cherchons Dieu en dehors et en dedans ». Et nous recevons de Lui une vie abondante.
J H
(1 Dans une préface au livre majeur de Jean Staune : Staune (Jean). Notre existence a-t-elle un sens ? Presses de la Renaissance, 2007, l’astrophysicien, Trinh Xuan Thuanh, écrit : « En physique, après avoir dominé la pensée occidentale pendant trois cent ans, la vision newtonienne d’un monde fragmenté, mécaniste, déterministe a fait place à celle d’un monde holistique, indéterminé et débordant de créativité ». On pourra voir, entre autres : « La dynamique de la conscience et de l’esprit humain. Un nouvel horizon scientifique. D’après le livre de Mario Beauregard : « Brain wars », traduit en français : « les pouvoirs de la conscience » (2013) : http://www.temoins.com/la-dynamique-de-la-conscience-et-de-lesprit-humain-un-nouvel-horizon-scientifique-dapres-le-livre-de-mario-beauregard-l-brain-wars-r/
« Vers une nouvelle médecine du corps et de l’esprit. Guérir autrement : Thierry Janssen. La solution intérieure. Fayard, 2006) :
http://www.temoins.com/vers-une-nouvelle-medecine-du-corps-et-de-lespritguerir-autrement/
(2) « Assez curieusement, ma foi en notre Dieu, qui est puissance de vie, s’est développée à travers la découverte des nouvelles approches scientifiques qui transforment notre représentation du monde. Dans cette nouvelle perspective, j’ai compris que tout se relie à tout et que chaque chose influence l’ensemble. Tout se tient. Tout se relie. Pour moi, l’action de Dieu s’exerce dans une interrelation. Dans cette représentation, Dieu reste le même toujours présent et agissant à travers le temps (Odile Hassenforder. Sa présence dans ma vie »). Voir : « Dieu, puissance de vie » : https://vivreetesperer.com/?p=1405
(3) Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf , 1999. Citations présentées dans cet article : p 24 et 123. Introduction à la pensée théologique de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : https://lire-moltmann.com
(4) Dans la dernière édition du livre : « The Healing Light », Agnès Sanford est présentée en ces termes : « Agnès Sanford apparaît comme une enseignante et une praticienne majeure du ministère de guérison au sein de l’Eglise. Son message est même encore plus actuel aujourd’hui comme le don de guérison a gagné une large reconnaissance dans la communauté chrétienne toute entière. Ses écrits ont eu une grande influence sur le développement de ministères de guérison tels que ceux de Francis MacNutt et Ruth Carter Stapleton… ». On a pu la considérer comme « la grand-mère du mouvement de guérison ». On pourra consulter le site qui lui est dédié : http://heyjoi.tripod.com
(5) Sanford (Agnès). The Healing Light. Ballantine, 1983. Quelques années après sa première parution en 1947, le livre a été traduit en français : Sanford (Agnès). La lumière qui guérit. Delachaux et Niestlé, 1955 (Cette édition est épuisée , mais parfois accessible en occasion). Les deux citations : p 62 et 66 dans « The Healing light » ; p 66 et 70 dans « La lumière qui guérit » (Nous avons repris cette traduction).
Sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie », on pourra voir aussi :
« Quelle est notre représentation de l’être humain » :
https://lire-moltmann.com/quelle-est-notre-representation-de-letre-humain/
« Vivre l’expérience de la présence de Dieu » :
https://lire-moltmann.com/vivre-lexperience-de-la-presence-de-dieu/
par jean | Jan 17, 2016 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
En regard d’un manque qui engendre le pire, quelle dynamique d’espérance ?
« Un silence religieux. La gauche face au djihadisme », c’est le titre d’un livre de Jean Birnbaum qui vient de paraître au Seuil » (1).
Pour qui cherche à comprendre, dans le contexte de notre histoire politique, les réactions aux évènements récents, ces drames causés par le djihadisme, ce livre apporte un éclairage original, à partir d’une analyse du rapport entre la gauche française et le fait religieux au cours des dernières décennies. Jean Birnbaum met en évidence une forte propension au silence sur la dimension religieuse de la menace djihadiste. Certes, il était et il est légitime de prévenir un amalgame entre islam et terrorisme. Mais, « par delà ces motivations politiques, ce silence fait symptôme d’un aveuglement plus profond qui concerne le rapport que beaucoup d’entre nous entretenons avec la religion. Ce qui est en jeu, c’est la réticence… à envisager la croyance religieuse comme causalité spécifique, et d’abord comme puissance politique » (p 23). A partir de sa trajectoire idéologique et d’un héritage historique, la majorité de la gauche française « a le plus souvent refusé de prendre le fait spirituel au sérieux » (p 37). A partir de plusieurs exemples comme l’anticolonialisme en Algérie ou l’attitude vis-à-vis de la révolution iranienne, l’auteur montre comment la sous-estimation du facteur religieux a engendré des erreurs d’interprétation. « Incapables de prendre la religion au sérieux, comment la gauche comprendrait-elle ce qui se passe actuellement, non seulement le regain de la quête spirituelle, mais surtout le retour de flamme d’un fanatisme qui en est la perversion violente » (p 39).
Aujourd’hui où le djihadisme est un phénomène complexe qui est la résultante de nombreux facteurs, on en méconnaît trop souvent la dimension religieuse. L’auteur nous fait voir combien certains jeunes s’engagent dans une vision du monde inspiré par le fondamentalisme islamique : « C’est une certitude vécue, une conviction qui a de la suite dans les idées, une croyance logique à l’extrême. Si l’on acceptait de délaisser un instant l’approche policière pour parler politique, si l’on déplaçait aussi l’enquête du social au spirituel, alors on poserait la seule question qui vaille, celle de l’espérance » (p 184). C’est dire combien l’enjeu est à la fois idéologique et théologique. « Pour lutter contre le djihadisme, plutôt que d’affirmer qu’il est étranger à l’islam, mieux vaut admettre qu’il constitue la manifestation la plus récente, la plus spectaculaire et la plus sanglante de la guerre intime qui déchire l’islam. Car l’islam est en guerre avec lui-même » (p 43).
La situation actuelle nous appelle ainsi les uns et les autres à un renouvellement et un élargissement de notre regard. Ainsi Jean Birnbaum revisite l’histoire de la pensée marxiste et il met en évidence des contradictions. Il fait appel à l’analyse de quelques philosophes comme Foucault et Derrida qui ont su percevoir les implications de la dimension religieuse. Dans un beau chapitre : « L’espoir maintenant. Des brigadistes aux djihadistes », il revisite la guerre d’Espagne et effectue une comparaison particulièrement éclairante entre les volontaires des brigades internationales et les djihadistes partis en Syrie. A cet égard, il cite Régis Debray marquant la différence des époques et des croyances. « Le surmoi révolutionnaire, à gauche, s’est effondré… Ce qui l’a remplacé chez les exigeants, pour qui « tout ce qui n’est pas l’idéal est misère », c’est le surmoi religieux » (p 185).
Cependant, comparer les visions du monde à l’œuvre chez les combattants des brigades internationales et les djihadistes, fait ressortir une opposition radicale. « Si l’avant-garde du djihad peut ainsi donner congé à l’histoire humaine, c’est qu’elle accorde un privilège absolu à l’au delà… Mais cette valorisation exclusive de l’au delà commande aussi un mépris de la vie… Ici, le choc entre les imaginaires brigadistes et djihadistes est non seulement frontal, mais viscéral, car les volontaires d’Espagne partaient à la guerre pour bâtir les conditions d’une vie pleinement humaine… Du reste, ils se sont affrontés à des forces politiques et militaires qui revendiquaient leur amour de la mort : « viva la muerte !», « vive la mort ! », dans un contexte catholique intégriste ((p 210-213). En développant une théologie pour la vie, Jürgen Moltmann (2) rappelle cet épisode sinistre. Aujourd’hui, dans la lutte engagée contre tout ce qui menace la vie humaine, les représentations comptent. Et, à ce sujet, la théologie est convoquée tant en christianisme qu’en islam.
Pour sa part, Jean Birnbaum appelle à une réflexion critique qui prenne en compte les différentes dimensions de l’humain. « Paradoxe d’une tradition qui esquive sans cesse les croyances, mais dont plusieurs figures fondatrices (Engels, Rosa Luxembourg, Jaurès) se sont reconnues comme les seules héritières authentiques d’une quête de justice jadis portée par les prophètes bibliques. Paradoxe d’un mouvement révolutionnaire qui fait l’impasse sur le spirituel alors que son propre imaginaire est celui d’une religion séculière et qu’il s’est déployé dans un mimétisme permanent à l’égard du messianisme judéo-chrétien » (p 219). Jean Birnbaum met en évidence l’apport d’une poignée de penseurs critiques qui ouvrent la voie. « Aucun d’entre deux n’a considéré que la politique moderne avait pour condition le « dépassement » du religieux. Tous avaient conscience que pour bien distinguer ces deux domaines, le mieux est encore de donner une place à l’un comme à l’autre. C’est en niant leur existence respective qu’on risque de sombrer dans une violente indistinction. Qui veut séparer le politique et le théologique doit d’abord mener à leur égard, un travail de vigilante réarticulation » (p 231-232).
Ce livre passionnant apporte un nouvel éclairage et ouvre un horizon. Il vient à un moment où on peut observer une effervescence du religieux (3). C’est ce que note un journaliste du « Monde », Benoît Hopkin, dans un article intitulé : « Et Dieu dans tout ça » (4) où il présente en regard l’ouvrage de Jean Birnbaum.
Naviguer dans ce monde en pleine mutation requiert une bonne compréhension, mais appelle aussi une vision. « Quand il n’y a pas de vision, le peuple périt » (Proverbes 29.18). Comme l’écrit Jean Birnbaum, « Si l’on déplaçait l’enquête du social au spirituel, alors on poserait la seule question qui vaille, celle de l’espérance ». Nous avons besoin d’espérance, individuellement et collectivement. La vie implique le mouvement. Les barrières qui s’y opposent sont destructrices. Nos activités, nos engagements dépendent de notre motivation. Elle-même requiert la capacité de regarder en avant, un horizon de vie, une dynamique d’espérance (5). Si la fragilité de la condition humaine est une constante, dans un monde en mutation où les menaces abondent, l’humain a d’autant plus besoin de s’inscrire dans une perspective qui le dépasse et qui lui donne sens. Cette requête est personnelle. Elle est aussi sociale. Ce livre : « Un silence religieux » traite du rapport entre le politique et le religieux en France, mais, dans notre démarche, nous y voyons apparaître plus généralement un manque dans la prise en compte des aspirations spirituelles. On pourrait à cet égard évoquer le débat sur la laïcité qui se poursuit depuis des années (6). Dans la réalité de notre temps, nous avons d’autant plus besoin d’une laïcité inclusive. Le livre nous interpelle sur un phénomène complexe. C’est aussi un phénomène spécifique. Mais le djihadisme peut être envisagé aussi comme un symptôme qui traduit un dysfonctionnement plus général. Et, parmi d’autres facteurs, il y a un manque spirituel. Jean Birnbaum nous apporte à ce sujet un éclairage original.
Face au manque, comme chrétiens, quelle vision alternative pouvons-nous proposer en sachant la pesanteur des héritages historiques ? Le théologien Jürgen Moltmann nous parle de la force vitale de l’espérance. « Que le Dieu de l’espérance vous remplisse de toute joie et de toute paix dans la foi, pour que vous abondiez en espérance, par la puissance du Saint-Esprit ! » (Rom 15.13). C’est unique. Nulle part ailleurs dans le monde des religions, Dieu n’est lié à l’expérience humaine de l’avenir. Dieu est l’éternel présent, la divinité est le tout autre, le divin est l’intemporel éternel. Voilà des notions familières. Dieu est « au dessus de nous », en tant que tout-puissant ou, en nous, en tant que fondement de l’être : ce sont des notions connues. Mais un « Dieu de l’espérance » qui marche « devant nous » et nous précède dans le déroulement de l’histoire, voilà qui est nouveau. On ne trouve cette notion que dans le message de la Bible. C’est le Dieu de l’exode d’Israël… C’est le Dieu de la résurrection de Christ… C’est le Dieu qui « habitera » parmi les hommes comme le révèle l’Apocalypse de Jean (21.3)… Le christianisme est résolument tourné vers l’avenir et invite au renouveau… » (7). Cette vision vient à l’appui d’un état d’esprit qui s’oppose aux égarements actuels que nous décrit si bien Jean Birnbaum. Elle accompagne le mouvement pour une humanité responsable de la planète.
J H
(1) Birnbaum (Jean). Un silence religieux. La gauche face au djihadisme. Seuil, 2016. Jean Birnbaum dirige « Le Monde des livres ». Il est l’auteur de plusieurs essais concernant le vécu politique caractéristique d’une génération.
(2) Jürgen Moltmann a commencé son parcours par une théologie de l’espérance, qui a nourri, entre autres, la théologie de la libération. Tout récemment, Jürgen Moltmann, « probablement le plus influent des théologiens contemporains » au Conseil œcuménique des églises : http://protestinfo.ch/201601157774/7774-la-theologie-va-prendre-un-virage-ecologique.html?utm_medium=twitter&utm_source=twitterfeed Il a développé également une théologie pour la vie. « La vie contre la mort » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=841 On pourra découvrir les apports successifs de Jürgen Moltmann dans son autobiographie : « Une théologie pour notre temps » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/all-pages
(3) Sur le site de Témoins : « Les paradoxes de la scène religieuse occidentale. Conférence de Danièle Hervieu-Léger, le 5 février 2014 » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/all-pages
(4) Benoît Hopkin. Et Dieu dans tout ça ? Le Monde, 12 janvier 2016
(5) « Espérer et agir. Agir et espérer » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=900
(6) « Les rapports entre le politique et le religieux » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/les-rapports-entre-le-politique-et-le-religieux
(7) Moltmann (Jürgen). De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte Temps présent, 2012. La force vitale de l’espérance. p 109
par jean | Août 20, 2018 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Société et culture en mouvement |

Marshall Rosenberg et la communication non violente
Une nouvelle approche de la relation se développe et se répand aujourd’hui dans un mouvement intitulé : Communication non violente (CNV). Cette approche est apparue aux Etats-Unis à partir des années 1960 sous l’impulsion de Marshall Rosenberg . Marshall Rosenberg a grandi dans une famille juive très unie en contraste avec le climat de violence raciste qui sévissait à l’époque et dont il a beaucoup souffert. Dans son parcours d’étude et de recherche en psychologie, il trouve inspiration chez Carl Rogers, un psychologue américain innovant qui met l’accent sur une approche centrée sur la personne. Dans sa découverte de la non violence, il s’inspire de l’exemple de Gandhi. Aujourd’hui, en France, la communication non violente commence à pénétrer dans de nombreux secteurs d’activité où la relation a un rôle majeur. La pensée de Marshall Rosenberg est relayée par des personnalités comme Thomas d’Ansembourg (1), bien apprécié sur ce blog. De nombreux témoignages apparaissent sur le Web. L’approche de Marshall Rosenberg est accessible à travers de livres et de nombreuses vidéos auxquelles on se reportera (2). Marshall Rosenberg veut promouvoir une relation fondée sur un « don naturel », la capacité de donner et de recevoir dans une joie désintéressée . Cependant, cette aptitude positive est aujourd’hui contrecarrée par une culture qui traduit une vision pessimiste de l’homme entrainant une pratique en terme de punition et de récompense, et qui se manifeste dans la volonté d’avoir raison. Communiquer avec l’autre, c’est savoir reconnaître dans ses réactions, les besoins et les sentiments qui en sont les ressorts. La communication pourra alors s’établir en profondeur sur ce registre. On cherche également à observer les comportements plutôt que de formuler des impressions subjectives sur leurs auteurs. Bref, il y a là un savoir-être et un savoir-faire qui se révèlent très efficaces pour dépasser et dénouer les conflits aux différents niveaux où ils peuvent advenir, y compris dans des situations sociales et politiques dangereuses. La communication non violente apparaît ainsi comme une sagesse en action.
Vois la beauté en moi : « See me beautiful »
La vidéo de Marshall Rosenberg, que nous présentons ici, témoigne de la dimension humaine de cette approche d’une façon émouvante. En effet, Marshall commence son propos par un chant qu’il émet et accompagne sur sa guitare (3). Ce chant exprime une aspiration humaine à une pleine reconnaissance alors que celle-ci est en réalité bien souvent refoulée :
« Vois la beauté en moi
Cherche le meilleur en moi
C’est ce que je suis vraiment
C’est tout ce que je veux être
Peut-être que cela prendra du temps
Peut-être que cela sera difficile à trouver
Vois la beauté en moi
Est-ce que tu peux saisir l’occasion
Est-ce que tu peux trouver une manière
De me voir briller avec toutes les choses que je fais
Vois la beauté en moi »
Dans cette vidéo, Marshall Rosenberg donne ensuite quelques exemples qui permettent de comprendre la mise en œuvre de la communication non violente. Ainsi, nous raconte-t-il une rencontre mouvementée dans un camp de réfugiés au Moyen-Orient.
« Lorsque mon interprète m’a présenté, il a mentionné que j’avais la nationalité américaine. Alors, un des participants a bondi et il a crié : « assassin ». Ce que j’ai entendu lorsqu’il s’est exprimé, c’est « Vois la beauté en moi ». Pour faire cela, on voit la vérité. Cette personne se sent comment ? Quel est le besoin chez lui qui a engendré ce sentiment ? Ainsi, lorsqu’il a crié : « assassin », j’ai dit : « Monsieur, est ce que vous êtes furieux parce que mon gouvernement n’a pas répondu à votre besoin de soutien ? Il a été un peu surpris par cette réponse. Il n’avait pas l’habitude que quelqu’un cherche à savoir son besoin lorsqu’il essaye de communiquer. « Oui, tu as fichtrement raison. On n’a pas de maison. On n’a pas d’argent. Pourquoi est-ce que vous envoyez vos armes ? » Alors, je suis resté en lien avec ses besoins. « Si je comprend bien, c’est difficile pour vous lorsque vos besoins ne sont pas satisfaits, de voir arriver des armes ». Tant que je reste en lien avec ce qui est vivant dans cette personne, je n’entend aucune critique, je n’entend aucun reproche. Je vois la personne qui chante : « Vois la beauté en moi ». Et quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sent que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde. Alors cela, c’est l’autre moitié de la communication non violente. On a la possibilité d’utiliser la communication non violente sans devoir tenir compte de la façon dont l’autre personne s’exprime, parce que nous avons ces oreilles là. Nous nous mettons en lien avec les sentiments et les besoins de l’autre quelque soit sa façon de communiquer ».
Et voici un exemple familier. Lorsque nous demandons à nos enfants de fermer la télé, nous recevons parfois une réponse violente : « Non ». On n’entend pas « non ». Nous entendons : « Vois la beauté en moi » ». Nous entendons ce que la personne sent et ce qui l’habite. Cela ne veut pas dire que nous renoncions à nos besoins. Mais cela montre à l’autre personne que ses besoins sont importants pour nous, que ses besoins sont sur un pied d’égalité avec les nôtres. Et quand les gens ont confiance, on est sur le chemin de l’apprentissage réciproque ».
Dépasser les obstacles
« Vois la beauté qui est en moi »… C’est affirmer, c’est reconnaitre que, quelque soit le marasme dans lequel il est embourbé, il y a , en tout homme, un potentiel de vie. c’est reconnaître le positif pour lui permettre de se développer. Cela ne va pas de soi. Ce chant est un appel qui trace un chemin, qui autorise les humains en déshérence à être reconnu dans leur potentiel, à exprimer leur dignité intrinsèque. Et ne sommes pas nous-même interpellés ? N’y a-t-il pas parfois en nous un déni de nous-même ? N’y a-t-il pas dans notre culture des éléments qui peuvent s’opposer à l’expression d’une pleine appréciation de notre être comme si il y avait une inconvenance ?
Un souvenir remonte à notre mémoire. Dans un colloque qui a eu lieu aux Etats-Unis sur la réception de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann, son épouse, Elisabeth Moltmann-Wendel, une pionnière de la théologie féministe était intervenue pour exprimer le malaise de beaucoup de femmes chrétiennes de l’époque face à un état d’esprit répressif (4). Et, pour exprimer la valeur de la femme, elle avait conclu sa prise de parole par une affirmation percutante : « I am good. I am full. I am beautiful ». « Je suis bonne. Je vis pleinement. Je suis belle ». Elle rapporte ses sources : la plénitude mise en valeur par la théologie féministe et le théologie afro-américaine : « Black is beautiful ». Aujourd’hui, notre contexte de vie est différent, mais sommes-nous tous à l’aise avec une affirmation personnelle dans les termes de Marshall Rosenberg et d’Elisabeth Wendell Moltmann ?
Dans une de ses interventions (5), Thomas d’Ansembourg, sur un registre un peu différent, nous rapporte combien il a ressenti dans sa culture environnante, catholique traditionnelle, une méfiance vis à vis de la recherche et de l’expression du bonheur. Il y a effectivement un héritage culturel à dépasser.
Marshall Rosenberg nous montre combien une image négative de l’humain a régné pendant des siècles et comment elle a engendré le malheur « Lorsqu’on pense que, par nature, l’être humain est malfaisant, quel est le processus correctif : la pénitence. Il faut que les gens se détestent eux-mêmes ». Et, aujourd’hui encore , plutôt que de rester dans une attitude de partage, on entre dans une pratique de confrontation : « qui a raison ? », et, en conséquence, un engrenage de punitions et de récompenses ».
Dans ces oppositions à la non violence, il y a donc un héritage culturel à dépasser, et cet héritage renvoie à une culture religieuses fondée sur une théologie du péché originel. Dans son livre : « Oser la bienveillance » (6), Lytta Basset nous apporte un utile éclairage. « Nos contemporains ont un besoin brulant d’être valorisés pour qui ils sont. Mais si la voix qu’ils entendent n’est pas celle d’un Dieu inconditionnellement bienveillant, faut-il s’en étonner ? J’ai cherché du côté de ce qui, trop longtemps, a parasité la ligne. Je veux parler de ce dogme du péché originel qui, adopté au Vè siècle sous l’influence de saint Augustin, a « plombé » l’Occident de manière ininterrompue jusqu’au XXè siècle, avec sa vision catastrophique de la nature humaine » (p 11). Lytta Basset nous montre également en quoi une doctrine aussi « toxique » est contraire à l’enseignement et à la vie de Jésus, et à la théologie chrétienne des premiers siècles, relayés sur ce point par l’Orthodoxie et reformulés aujourd’hui par des théologiens contemporains (7). Notons par ailleurs que cette représentation pessimiste de l’homme se trouve également aujourd’hui chez certains psychanalystes athées comme Freud (8). Et, comme l’observe Lytta Basset : « Comment peut-on accompagner quelqu’un sur son chemin de guérison, de pacification, de libération lorsqu’on a une vision négative de l’être humain ? ». La bienveillance, telle que la décrit Lytta Basset, notamment dans l’exemple de la relation entre Jésus et Zachée, est un processus libérateur.
« Vois la beauté en moi ». Lytta Basset nous paraît rejoindre Marshall Rosenberg : « En toute lucidité, on peut opter pour la bienveillance : se focaliser sur l’être de la personne, ce qu’elle est essentiellement et éternellement quoiqu’elle fasse : une créature bénie « capable de Dieu ». A cette profondeur, on n’est jamais déçu ni trompé…. On ne dira jamais assez combien le simple geste bienveillant que nous posons, la moindre parole, peut nous remettre instantanément dans le courant puissant de la bienveillance. C’est à notre portée parce que c’est de l’ordre du respect : je salue en toi, malgré tout, un être humain semblable à moi. Puisque tu es en vie, je prend le risque de faire confiance à ton potentiel, que je ne prétend pas connaître » (p 23). Oui, le chant de Marshall Rosenberg ouvre le chemin de la confiance. « Quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sait que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde ».
J H
(1) Site de Thomas d’Ansembourg : http://www.thomasdansembourg.com Sur ce blog, plusieurs articles autour d’interviews ou de conférences de Thomas d’Ansembourg, et notamment, présentation de son dernier livre : « la paix, ça s’apprend » : https://vivreetesperer.com/?p=2596
(2) On trouvera un enseignement de base dans trois vidéos sous titrées en français : https://www.youtube.com/watch?v=f99Xvp3yFPg
(3) Le chant de Marshall Rosenberg : « See me beautiful » : https://www.youtube.com/watch?v=XJJ6PQhX8og
(4) Intervention d’Elisabeth Moltmann-Wendel dans le colloque sur la réception de la rhéologie de l’espérance. Sur ce blog : « Quelle vision de Dieu, de l’humanité et du monde en phase avec les aspirations et les questionnements de notre époque » : https://vivreetesperer.com/?p=2674
(5) Thomas d’Ansembourg. Comprendre l’humain dedans pour comprendre l’humain devant : https://www.youtube.com/watch?v=7THnCPe7qUo
(6) Lytta Basset. Oser la bienveillance. Albin Michel, 2017. Mise en perspective sur ce blog : « Bienveillance divine. Bienveillance humaine. Une harmonie qui se répand » : https://vivreetesperer.com/?p=1842
(7) On suivra sur ce point l’œuvre de théologiens très présents sur ce blog : Jürgen Moltmann et Richard Rohr. C’est une théologie qui met en évidence la communion divine en un Dieu Trinitaire, une communion à l’œuvre pour inspirer notre humanité. Voir la vie et l’oeuvre de Jürgen Moltmann : http://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/ « The divine dance » par Richard Rohr : https://vivreetesperer.com/?p=2758
(8) Dans son livre : « Vers une civilisation de l’empathie », Jérémie Rifkin, traite entre autres, de la sombre vision de l’humanité soutenue par Freud et de ses conséquences : http://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/